Ni machine ni système
« Formateur, me disait Pierre Emmanuel, quel beau mot ! Donner forme… »
Maintenant que les réformes ont favorisé, du moins à ses yeux, l’agilité du monde du travail, Muriel Pénicaud, elle, n’en doute pas : « Il faut mettre la machine de la formation en route. »
Machine : tout est dit. Je me garde bien de reprocher ce mot à celle qui le prononce. Pour présenter ce projet de loi, il est irréfutablement à sa place. Nul autre ne pouvait se glisser là. Il est parfait, exactement parfait, parfaitement exact. Dans cette phrase, juste devant le mot formation, c’est lui qu’il fallait, lui et nul autre. Il porte en lui le sens, l’inspiration, le souffle, l’intuition fondatrice, le secret, la quintessence, le dit et le non-dit du texte qu’il préface, annonce, introduit, résume. Il est fait pour ce créneau, qui l’attendait.
Quand il entendait formation, Pierre Emmanuel pensait imagination, liberté, rencontre. Muriel Pénicaud pense machine. Qui pense imagination et liberté peut penser le détail, le particulier, le concret, la différence jusqu’en leurs caches les plus secrètes. Qui pense machine se condamne à la répétition servile et à la justification oiseuse. Qui pense machine ne pensera jamais autre chose que machine. On reconnaît aujourd’hui la machine à un signe infaillible. Elle est programmée pour vous parler de l’humain. Elle le bêle, elle le brame, elle le ronronne, elle le cacarde, elle le grogne. Foutaises. Si je vois en toi un être humain, tu le sais tout de suite, tu le sens tout de suite. Pas besoin que je t’explique, comme est obligée de le faire Muriel Pénicaud, que je ne te prends pas pour un meccano. Les spécialistes de l’humain sont tous, sans aucune exception, des spécialistes de la machine.
Le lien entre l’homme et la machine, on l’appelle aujourd’hui compétence. Aucun rapport avec ce que nous appelons ainsi quand nous avons le bonheur de rencontrer cette qualité chez quelqu’un. Dans ces cas-là, à la connaissance talentueuse d’un métier s’ajoute une qualité qui n’appartient pas à ce métier mais se rapporte au travailleur lui-même : quelque chose comme un plaisir communicable, l’affirmation silencieuse d’un sens, d’une joie.
« L’un des objectifs de ce projet de loi, déclare Muriel Pénicaud, consiste à lutter contre le sentiment qu’ont certains de nos concitoyens de subir leur vie professionnelle et à les convaincre qu’ils peuvent faire des choix, étant entendu que la compétence, dans notre société, est leur actif principal. »
Actif. À cette place, ce mot de banquier est terrible. Ce que nous aimons dans ce plombier compétent, dans ce jardinier compétent, dans ce médecin compétent, c’est ce qu’il a su tirer de la plomberie, du jardinage ou de la médecine pour grandir dans son être et, par le témoignage qu’il nous donne de ce progrès, nous faire grandir dans le nôtre. La compétence qu’on nous vante est la caricature grossière de ce sentiment. C’est un atout, nous dit-on, un atout pour cette partie de cartes maquillées que, bêtement et salement, on appelle vivre.
Nonobstant la très satisfaisante rentabilité du job, je ne souhaite à personne une carrière de DRH. Se faire le missionnaire de tous les slogans du management, manipuler pour l’organisation du travail, du matin fort tôt au soir fort tard, des réalités aussi gratuites que l’équipe, l’échange, la responsabilité, la solidarité, mais le faire dans la seule perspective du profit de l’entreprise, la moins désintéressée qui soit, et devenir ainsi un acrobate de la morale, un jongleur d’intentions, un prestidigitateur de réalité : non merci, eût dit Cyrano. L’esprit n’y tient pas, la qualité et la quantité s’entremêlent, on ne peut se libérer d’une telle confusion qu’en suivant le fil d’Ariane à l’envers, en cherchant à se perdre dans le dédale de procédures de plus en plus complexes, en se fabriquant un nid d’abstractions protectrices. Mais toujours, à la fin, la réalité reprend ses droits et alourdit un peu plus les contradictions. On dit qu’on veut « lutter contre le sentiment qu’ont certains de nos concitoyens de subir leur vie professionnelle », qu’on veut les « convaincre qu’ils peuvent faire des choix ». Mais c’est avec leur actif qu’on va négocier, avec leurs compétences, en leur rappelant délicatement, au passage, qu’ils n’ont pas le choix : les grosses cartes ne sont pas dans leur jeu.
« Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Qu’il faille une loi pour autoriser une telle liberté, quel coup de phare sur notre société ! Le titre est beau. Je ne le crois pas véridique. Et il n’est pas un paragraphe, pas une phrase, pas un mot de ce texte qui ne jette sur cette liberté et sur cet avenir la plus sombre des lumières et le plus indépassable des soupçons. Ces mots sont scandaleusement truqués. Cette liberté est une liberté autorisée. Cet avenir est un avenir décidé. Le choix annoncé n’est d’ailleurs pas un choix. Quand ils auront recours à la formation, les salariés n’auront à choisir qu’entre des formations dites certifiantes, c’est-à-dire reconnues d’utilité économique par le pouvoir politique et administratif. Autrement dit, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel est une loi sur l’encadrement du travail. Une loi managériale, séductrice et mensongère. Une loi fondée sur une évidence insupportable, à savoir qu’il y a comme un sens obligatoire à respecter, celui qu’indiquent et qu’indiqueront, dans une vision à la fois autoritaire et lourdement matérielle de l’existence, les mouvements fondamentaux de l’économie – et les intérêts de ceux qui les impulsent et les imposent.
Les communicants jacasseront pour rien. Bâti sur de telles fondations, l’immeuble ne tardera pas à se fissurer. En fait, ce n’est qu’un décor, un de ces vieux, un de ces archi-vieux décors dont les premiers discours d’Emmanuel Macron après son élection m’avaient fait espérer qu’on en ferait des feux de joie. Il n’en est rien hélas, il semble même qu’on prenne pour un grand cru la bibine du management le plus gâteux et qu’on en attende l’extase ! Et certes, sur certains sujets qui me sont étrangers ou pas trop familiers, je m’impose de garder le silence. Mais la formation, je connais. La vraie, je veux dire. Pas les colloques, pas la paperasse, pas les cabinets. Celle avec les gens, du polytechnicien XXL à l’ancien ouvrier spécialisé, celui qui portait mal son nom et était censé ne rien savoir de rien.
« Nous voulons, dit Muriel Pénicaud, construire une société de compétences. » Mais comment donc ! Voilà une de ces proclamations hors sol et hors ciel qu’un manager n’hésite pas un instant à bricoler alors qu’il ne jure que par le concret et ricane lourdement de la moindre abstraction, même quand la formulation correcte d’une idée juste l’impose. Je ne sais pas ce qu’est une société de compétences. Je sais, par contre, très bien ce qu’on me dit quand on m’explique qu’au quatrième alinéa de l’article L. 6321-1, « les mots : plan de formation sont remplacés par les mots : plan de développement des compétences. » Même si j’ai appris à ne pas me faire d’énormes illusions sur les plans de formation, je sais qu’ils s’adressent quand même à des personnes humaines. Que, même quand ils veulent les entourlouper, ils sont obligés de tenir compte d’elles, au moins un peu, un tout petit peu. Et je sais par contre que les compétences objectives dont on parle n’ont rien à voir avec les personnes humaines en tant que telles. Si utiles qu’elles soient, elles restent avec elles dans un rapport d’extériorité. Quand même on en prendrait le décret, une société de compétences n’aurait pas plus de réalité, si utiles que soient eux aussi ces accessoires, qu’une société de chaussettes ou de casquettes. Je sais donc que le passage d’un plan de formation à un plan de développement des compétences est une régression du point de vue de la pensée et du point de vue de la liberté. Et donc, au moins dans l’idée que je m’en fais, du point de vue de la démocratie et du point de vue de la république. Et qu’il ne peut constituer un progrès que dans la logique de soumission mercantile et de manipulation du langage qui est celle des DRH et qui, quand elle devient celle du pouvoir politique, fait de lui, nonobstant les flots sucrés de sophismes que ses communicants s’empresseront de déverser au seul profit de leurs intérêts les plus gras, une menace absolue.
On est saisi par l’invraisemblable faiblesse de l’exposé des motifs qui annonce cette loi. Un texte qui porte sur un sujet de cette importance et propose à des millions d’individus une orientation différente de leur recherche et une conduite nouvelle de leur vie professionnelle ne fait état d’aucune analyse, ne s’appuie sur aucune référence. Les premières lignes sont un modèle de langue de bois – ou de blé -, un exemple d’anthologie du bafouillage managérial : « Les transformations majeures que connaissent les entreprises du pays et des secteurs entiers de l’économie ont des effets importants sur les organisations de travail, les métiers et donc les compétences attendues de la part des actifs. Elles requièrent de refonder une grande partie de notre modèle de protection sociale des actifs autour d’un triptyque conjuguant l’innovation et la performance économique, la construction de nouvelles libertés et le souci constant de l’inclusion sociale. »
Préambule inquiétant. Une volée de généralités obscures assenées sans le soutien de la moindre argumentation. Un paquet d’affirmations aussi sommaires qu’affirmatives dont le dernier mot, l’inclusion sociale, est comme un tatouage qui en garantit la modernité. Sur le fond, aucune ambiguïté. C’est le pouvoir économique et financier des premiers de cordée qui définit « les compétences attendues de la part des actifs » comme il impulse « les transformations majeures que connaissent les entreprises du pays et des secteurs entiers de l’économie ». Récupération libérale de la planification socialiste. En Chine, l’exact contraire – et le même résultat. Ici et là, une seule vaincue : la liberté.
Des textes de cette agressive raideur, j’en ai vu passer beaucoup dans les entreprises. Les commenter devant les stagiaires était devenu un jeu. Quand on les ausculte, on repère en eux quelque chose comme une creuse profondeur. Les gens qui les ont rédigés ne sont ni stupides ni incultes, encore moins négligents. Mais leur prose ne parvient jamais à faire oublier d’où elle sort. Ces textes sont des messages que des subordonnés envoient à leurs propres subordonnés. Des textes d’autorité comme le siècle dernier en a produit un peu partout. Des rédacteurs les ont mis en forme, des opérateurs les mettront en musique. Les uns et les autres constituent la face visible du pouvoir : une petite société arrogante et timorée, qui s’applique naïvement à faire oublier à quel point elle est mal à l’aise. S’y fabriquent, au grand soleil glacé de la technologie triomphante, les recettes managériales déguisées en pensées, les dogmes capricieux de la communication, les approximations psychologiques du marketing, les lourdes sentences de la gestion. Aucun Kremlin n’a besoin de leur envoyer ses consignes. Une sujétion innée, coagulation de toutes les bigoteries, anciennes et modernes, et de toutes les éducations timorées, religieuses et laïques, donne leur forme à ces étranges sociétés secrètes sans secrets, tout entières façonnées, jusque dans leurs profondeurs, par les jeux de l’argent et du pouvoir. Médiocres par origine et médiocres par destination, elles sont quelque chose comme les agences d’un pouvoir sous-intellectuel tout entier fasciné par ce qui, au double sens du mot, compte, ou les sections locales d’une brumeuse Université mondiale de Sciences Peu.
La moindre contradiction de notre lugubre société n’est pas de fonder sans honte ses décisions les plus graves sur une irrationalité aussi criante alors qu’elle ne cesse de se réclamer, en pleurnichant, des Lumières et de la Raison. Les moins insensibles des responsables en ont vaguement conscience quand ils ne peuvent opposer aux critiques qu’on leur présente que la répétition obstinée de leurs thèses et une susceptibilité de plus en plus jalouse. Il ne convient pas de leur en faire grief avec trop de sévérité. L’idée qui ne vient pas de soi et qui n’est jamais passée par soi, on peut la rabâcher si c’est prévu par le contrat mais, contrat ou non, si elle est attaquée, on ne peut pas la défendre.
Et naturellement, ce qui est infiniment plus grave, on ne peut pas la défendre non plus devant ceux auxquels elle est destinée. À des apprentis dépourvus de toute formation, on peut parfaitement donner idée de la pensée de Victor Hugo, mais on ne saurait donner idée de la pensée managériale : la seule chose qu’on puisse savoir d’elle, c’est qu’elle n’existe pas. Elle n’est qu’un reflet, la trace d’une soumission, d’une transmission de consignes à peine consciente, nerveusement hébétée.
Comment donc expliquer une pensée qui n’existe pas ? Eh bien, précisément, les auditions devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale le confirment, on ne l’explique pas. On la vend. Enseigner, former, c’est « changer l’image ». Et, pour vendre la nouvelle image, Florence Poivey, négociatrice du Medef pour la formation, unit ses pieux efforts à ceux de la ministre. Pour « conquérir les jeunes et les familles », c’est à qui sera le plus créatif. Ici, on lance To my job, là #DemarreTaStory. Carrément. Le but, on ne doute pas de l’atteindre, c’est que « les jeunes parlent aux jeunes d’une voie d’excellence et de dignité ». Si vous entendez cela dans le métro, faites signe. Naturellement, pour que l’opération soit plus valable encore, il est mieux qu’ils s’expriment en non français. C’est pourquoi, sur l’anglais et les valeurs, ces produits bon marché qui rendent si intelligent, on ne lésine pas. To my job, carrément, c’est « le Meetic à trois – jeune, entreprise et centre de formation – de l’apprentissage ». Ce système – on précise bien que c’est un système – « vise à faciliter le lien entre le jeune et l’entreprise. C’est une démarche de mise en valeur réciproque des trois acteurs. » Il y a aussi une campagne de com judicieusement appelée L’apprentissage, mon plan A (allusion politicarde infiniment parlante pour les ados !), qui bénéficiera des compétences du vainqueur de The Voice soi-même. Si, avec tout ça, les jeunes ne comprennent pas que l’entreprise, c’est super… c’est qu’ils ne sont pas aussi stupides qu’on l’espère.
Sur de nombreux points, des opposants avancent des critiques sensées, pertinentes. Je ne sais si quelque perfide – ou perverse – disposition physiologique ou psychologique en est en moi la cause, mais elles peinent à me convaincre, même quand je les reconnais fondées. D’une certaine manière, ces réserves s’inscrivent dans la logique qu’elles refusent. Elles discutent à bon droit les conséquences du propos arbitraire sur quoi se fondent les décisions, mais elles laissent ce propos lui-même dans une certaine zone étrange de non-critique ; l’impression ne parvient pas à se dissiper qu’elles sont avec lui sinon dans une relation de complicité, du moins dans un curieux parti pris d’indulgence. D’où, probablement, des facilités consensuelles. Ainsi certains opposants notoires ont-ils tort, à mon avis, de trop vouloir distinguer les bons chefs d’entreprise des mauvais. Qui sont les bons chefs d’entreprise, les bons médecins, les bons journalistes, qu’ils laissent les salariés le dire, ou les patients, ou les lecteurs. Entrant ainsi dans une perspective morale ici entièrement déplacée, ils entrent aussi, sans s’apercevoir, dans la plus classique manœuvre de diversion des managers : faire croire aux naïfs qu’ils sont du côté des bonnes mœurs et des bonnes idées, des valeurs, en un mot de l’humain. Ce jeu de dupes plus ou moins consentantes est la racine même de l’évaluation.
À cette étrange indulgence que les oppositions et le pouvoir savent parfois s’accorder, il ne faut pas trouver de trop piètres motifs. Négligeons le facile soupçon de cette marmite d’intérêts divers dans laquelle il y aurait toujours à plonger fraternellement. La réalité est moins sommaire, et plus grave. Cette indulgence républicaine apparaît quand la situation du pays ou du monde, ou encore la discussion d’un texte particulièrement lourd de conséquences, met en question, au-delà des opinions partisanes, quelque chose comme le pacte non-écrit, non-dit, et même non-pensé sur lequel repose, même en vacillant toujours, l’équilibre apparent de notre société. Et, à chaque fois, la raison est la même. L’union sacrée – parce que forcée – intervient quand, arrivée au bout de ses possibilités et de ses ressources, la dimension de l’humain que Jacques Berque appelait l’historique – et qu’en pillant le vocabulaire de Pascal on pourrait nommer l’ordre de l’histoire, de l’opinion, de l’intérêt -, doit ou devrait céder la place à cette dimension plus profonde que Berque appelait le fondamental – ou, en langage pascalien imité, l’ordre de la pensée et de l’authenticité.
Quand les circonstances mettent en cause des réalités fondamentales, s’occuper de l’accessoire est une fuite. Les conséquences de la loi sur la formation vont être majeures pour des millions d’hommes et de femmes. Pour prendre la mesure du sujet, l’Assemblée nationale devait passer de l’ordre de l’opinion et de l’intérêt à l’ordre de la pensée et de l’authenticité. En un mot, la question du sens était première. Jacques Delors et Jean Auroux, chacun en son temps, avaient compris cette évidence et, chacun à sa manière, avaient tenté de lui faire droit : prestement étouffés, au mépris absolu de la loi, par les employés supérieurs de la machine politique et économique, leurs timides essais ont pris, avec le temps, des allures de chevauchées héroïques. Mais ces fragiles souvenirs eux-mêmes ont déserté l’hémicycle. La ministre, ses partisans, ses adversaires, tout le monde a parlé comme personne.
Sauf quelqu’un. Quelqu’un a parlé. Malgré lui, probablement, mais il a parlé : François Asselin, président de la confédération des petites et moyennes entreprises. Il tient un propos classiquement patronal, explique qu’il se méfie du compte personnel de formation, qu’une vraie stratégie doit présider au choix de la formation, que l’entreprise doit en être le cœur. Et, pour convaincre, cet homme honnête déclare : « Depuis vingt-cinq ans que je suis chef d’entreprise, j’ai peut-être vu trois fois des salariés venir me voir pour faire un choix de formation. Toutes les autres fois, c’est moi qui ai amené les salariés à suivre des plans de formation et c’est bien normal : c’est souvent l’employeur qui a l’information pour orienter ses salariés vers des formations utiles. » Je lis et relis. En vingt-cinq ans, des salariés sont venus peut-être trois fois le voir pour parler formation, c’est-à-dire pour parler de leurs projets, de leur vie, d’eux-mêmes. Peut-être trois fois. Il est terrible, dans ce monde, d’être honnête. Peut-être trois fois. On croit ne rien dire, et on dit tout. Peut-être trois fois. La formation, ce n’est pas l’affaire des salariés. Peut-être trois fois. Quels ramasseurs de fric vont courir expliquer à François Asselin qu’il lui faut d’urgence accepter l’idée d’un audit général de son entreprise ? Peut-être trois fois. Il est fini l’audit, non ? Peut-être trois fois. Ils peuvent être fiers, les DRH ! Peut-être trois fois. Elles roulent, les ressources humaines. Les richesses humaines comme dit, avec une folle générosité, Florence Poivey, dont Internet m’apprend qu’elle s’intéresse aussi au Medef, à la foi catholique et à la matière plastique. Tant de nobles passions brassées et peut-être trois fois ! Chers premiers de cordée, si constants dans le narcissisme, si vibrants dans l’insignifiance, si intrépidement conformes !
Le croirait-on ? Vue du côté des formés, la formation n’est pas seulement, n’est même pas d’abord l’apprentissage de notions ou de techniques nouvelles. Outre que ces produits ont contre eux de se périmer de plus en plus vite, ils sont une très médiocre surface de projection pour les échanges entre les travailleurs. Les séquences de formation ont pour eux un tout autre intérêt. Elles surplombent la vie professionnelle, elles en confirment le sens ou le non-sens. Comme dans tout milieu fermé, les échanges se racornissent vite dans les bureaux et les ateliers. Des tics s’y installent, des interdits, des modes, les uns et les autres favorisés par la prudence, la peur, le suivisme. La formation ouvre une parenthèse de réflexion. On y rencontre des collègues d’autres entreprises, d’autres services. On échange des expériences, on se parle plus librement. La triple tyrannie de la technique, de l’organisation et de la performance y desserre ses contraintes. C’est l’aspect off de la formation. Quoi qu’on fasse, la question du sens y est première. La myopie des technocrates ne leur permet pas de s’en apercevoir, mais ces expériences un peu sauvages marquent beaucoup plus profondément les travailleurs que l’acquisition de connaissances obsolescentes. Elles relèvent de leur vie personnelle et de leur vie citoyenne alors que le in ne concerne que leur vie professionnelle, c’est-à-dire, quoi qu’on en dise et qu’on en mente, assujettie.
Ces moments se gravent vite et profondément dans leur esprit. Ils ne leur apprennent pas grand-chose sur leur travail, mais en installent la perspective générale avec une vérité infiniment supérieure à celle des médias les mieux intentionnés. Peu de paroles, en vérité, et pas de discours. Là, les anglicismes à la mode sonnent ballot, on parle à la française. Vannes, allusions narquoises, minuscules entorses à la timidité, antiphrases acidulées, fausse bonhomie, litotes qui vous pètent au nez. Mais ne croyez pas. Rien de mécanique là-dedans, ce n’est pas là une réaction obligée. Quand la réalité mérite mieux, je l’ai vu, je l’ai entendu, je l’ai appris, le langage change. La réalité, j’ai bien dit, pas la communication, pas la pédagogie. Pour déceler les arnaques, le plus neuneu des salariés a en lui, quand la peur ne l’oblige pas à le désactiver, un système de détection ultraperformant et indéréglable. Même moyennement doué, un DRH le sait. Ça le torture et il est bon que ça le torture : personne ne doit être privé de vérité.
On a les élans lyriques qu’on peut. Jouant en catégorie DRH +, Muriel Pénicaud est bien dans le ton quand elle veut, sans rire, « que la société française soit plus unie, plus inclusive, qu’elle gagne la bataille mondiale des compétences, qui est un gage de prospérité économique et de progrès social ». Personne n’en tracera jamais l’itinéraire exact, mais une phrase comme celle-là, venue d’une ministre, et dont l’écho, répercuté par un attaché de communication en mal de prime, a atterri dans l’oreille d’une poignée de salariés, et voici qu’à la pause de la prochaine session de formation, les antiphrases acidulées tournent franchement à l’acide, les allusions narquoises passent en mode aigre et la fausse bonhomie laisse la place au vrai dégoût. Selon son humeur, on se réjouira de cette réaction en constatant que les travailleurs n’ont pas perdu la tête ou l’on s’en attristera en déplorant qu’ils se fassent toujours une idée bien trop haute de l’autorité.
S’il est bien impossible au meilleur GPS de pister ce propos entre la bouche de la ministre et l’oreille des travailleurs, il n’est pas trop difficile à l’intelligence humaine, même non augmentée, d’imaginer ce qui se passe dans les cerveaux qui le reçoivent. Ainsi Muriel Pénicaud veut une société française « plus unie, plus inclusive ». Voilà qui chahute pas mal de connexions. Unie et inclusive, ces mots-là n’ont rien à faire ensemble, ils doivent divorcer. C’est par leur propre volonté que les êtres humains s’unissent. Et c’est par une volonté extérieure qu’ils sont inclus. Pas besoin d’être prix Nobel pour sentir ces choses. À côté d’un mot aussi limpide qu’unie, l’anglicisme détonne et jure.
Inclusive. Décidément, pour le technicien en informatique et la commerciale venus se former, le mot ne passe pas. Être inclus par qui, dans quoi ? Si c’est un mot pour rien, un fantasme, il y a des tchats pour ça. Mais s’il veut dire quelque chose, s’il veut dire ce qu’il dit, dans ce cas… « Ne parlez jamais de pureté, nous disait l’abbé, c’est un mot qui fait tout de suite penser à son contraire ! » Il avait raison. Une société qui veut m’inclure, rien de tel pour que je me sente exclu. Imparable. On ne dit pas qu’il est comme tout le monde à quelqu’un qui l’est vraiment. Si je me sens inclus, c’est comme exclu, et parmi les exclus. Mais il ne faut pas être pessimiste. Un jour, l’idée que nous sommes tous des exclus sera un point de départ très utile, très fécond, infiniment libérateur et source de belles amitiés. Partageant le même sort, en effet, nous chercherons ensemble dans quoi il est bien impossible de nous inclure. Et nous dirons en souriant : dans le monde ! Et, en riant plus fort : dans la société ! Et, en pleurant de rire : dans l’histoire ! Toutefois, que la Bourse ne se mette pas tout de suite la rate au court-bouillon : nous sommes encore assez loin de l’admettre.
On ne le dit pas assez. Un salarié n’adresse jamais un gramme de doute, un milligramme de critique à son entreprise ou à son manager sans s’envoyer à lui-même, in petto, trois tonnes de reproches. Réflexe : toujours faire confiance à l’autorité. Le technicien et la commerciale s’installent donc dans la tête de la ministre. Et s’accablent. Que vont-ils chercher là ? Quand une manageuse + dit inclusif ou inclusion, c’est qu’elle veut lutter contre le chômage, point final. On est de mauvaise foi si l’on ne comprend pas ça. On oublie la réalité, voilà tout. Et le concret. Et la souffrance des gens. En somme, on est égoïste. Et incompétent.
Malheureusement, il y a la suite. Ils le savent, mais voudraient l’oublier. C’est là qu’il faut les aider. Rien à leur dire, rien à leur vendre. Juste pointer le doigt sur le texte, comme l’instituteur. Ce que souhaite la ministre, c’est « que la société française soit plus unie, plus inclusive, qu’elle gagne la bataille mondiale des compétences, qui est un gage de prospérité économique et de progrès social ». Malheureusement, c’est le gramme de doute qui est le bon, c’est le milligramme de critique. Il faut se rendre à l’évidence. L’inclusion, c’est l’enrôlement dans la bataille mondiale des compétences, la bonne vieille guerre économique rebaptisée. Qui, comme on le constate depuis des décennies, apporte le progrès social via la prospérité économique ! Là, le technicien et la commerciale se regardent. Devant cette énorme bêtise, devant cette vieille ânerie rebotoxée et resiliconée, une fois de plus, une fois encore, les bras leur en tombent. Et ils ont peur.
Le management est pervers. Donc assez intelligent, mais pas très. Il fait fonds sur la culpabilité ancestrale du peuple des travailleurs. Toute sa stratégie est là, toute sa puissance. Il passe admirablement de l’escroquerie à la pensée à l’escroquerie au sentiment, billet retour compris. Il masque l’une par l’autre. Et fait oublier l’autre en revenant à l’une. Il sait que le sentiment de culpabilité n’a jamais été aussi puissant que depuis que des cruches font comme s’il n’existait pas. Il sait aussi qu’aucune résistance intellectuelle ne peut tenir quand l’autorité passe du registre de l’idée au registre de la faute. Fruste ou finement élaborée, son intuition de base reste la même : faire si gros, si massif et, en même temps, si intime, si intrusif que la seule critique possible soit celle de l’existence, du refus, de l’affrontement, du tout seul. Celle qui, sauf miracle, sauf folie, est impossible dans une société où la culpabilité est si savamment, si minutieusement entretenue.
Une nouvelle loi sur la formation ? Rien de neuf. Comme prévu, comme sous la droite, comme sous la gauche, le léger resserrement de la contrainte, le tour de vis supplémentaire assorti des meilleures paroles verbales. Le ministre est une ministre ? Rien de neuf, dommage. Nous sommes entrés dans le nouveau monde ? Rien de neuf, dommage. Les opposants éludent l’essentiel ? Rien de neuf, dommage. Et le peuple, dommage, continue à faire confiance à des élites dont il ne voit pas – et elles pas toujours -, qu’elles mettent en musique, pour leur meilleur profit, ce qu’il a de médiocre et de triste.
Comme je m’imagine spécialiste de la formation, je vais donc, après avoir critiqué, proposer. Et, après avoir dérangé, ranger. Eh bien, non ! Je ne vais rien proposer et je ne vais rien ranger. Soucieux du trou de la sécu, je ne délivre aucune ordonnance. Car mon sentiment est qu’il n’y a plus rien à faire. Ma certitude. Et d’une certaine manière, ma joie. Mais qu’on me lise bien. Je dis à faire, n’est-ce pas ? Je dis bien : à faire. Je dis, c’est foutu. Je dis que le ce, le cela ici contracté en c’ est foutu. Et le ce, ici, c’est ce qu’on fait de la formation, de l’entreprise, d’à peu près tout. Je dis qu’il n’y a plus rien à faire avec ce, qu’il n’y a plus rien à faire pour ce.
Rien à faire. Mais tout à regarder, tout à comprendre, tout à imaginer. Tout à soupeser par l’esprit, tout à mesurer par le cœur. Tout à faire renaître dans et par la liberté, celle que nous revendiquons mais surtout, moins pesante et tellement plus forte, tellement plus exigeante et audacieuse, celle qui nous talonne, nous presse, nous harcèle, nous invite. Celle qui nous plante seuls devant le monde sans la moindre peur de ce qui est hors de nous et sans la moindre peur de ce qui est en nous. Celle qui nous fait le dévisager et l’envisager.
Vers la fin des années soixante-dix, quelques jeunes réalisateurs s’étaient rassemblés, dont les films, par ailleurs fort différents, témoignaient de l’extrême souci d’attention et de justesse qu’ils partageaient et où ils voyaient comme l’attitude fondatrice de leur art. Parmi ces films, le Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou, noir et lumineux, passé presque inaperçu à l’époque, et que les critiques viennent de redécouvrir avec grande considération. Évoquant cette époque et la solidarité de ces cinéastes, la réalisatrice racontait récemment les immenses conversations téléphoniques dans lesquelles, avec ses amis, elle décortiquait les films qui leur semblaient dignes d’intérêt. Ils s’acharnaient, expliquait-elle, à comprendre, le plus précisément possible, non seulement par où ces œuvres leur paraissaient vraies, mais aussi par où elles auraient pu l’être plus encore. « Nous cherchions le loup » disait-elle en souriant. Le loup de l’inauthentique, sans doute, le loup du non-dit pervers, le loup de la raison supérieure qui cache la passion inférieure, le loup du tout-fait de la mode, le loup de la paresse, le loup de la peur, le loup de la répétition, le gros loup du mensonge, le loup bêta du vouloir-exister, et bien d’autres loups, louves et louveteaux.
Pas mal de loups, me semble-t-il, dans ce qu’on nous raconte. La chasse est ouverte. Amicale mais impitoyable. Si quelqu’un vous explique qu’il y a des tâches plus urgentes, plus positives, plus efficaces, plus humaines, en un mot plus inclusives, vous avez tiré le gros lot. Celui-là, à lui tout seul, c’est la meute.
12 juillet 2018