Une note inédite de Pierre Emmanuel

Présentation (Résurgences)

En 1967, le poète Pierre Emmanuel, résistant et académicien, inquiet du « terrorisme intellectuel » dont il voyait la culture française menacée et dont les deux manifestations majeures lui semblaient être « l’art de la dérision » et « le culte des sciences humaines », souhaitait lancer une contre-offensive éditoriale d’importance, sous la forme d’une collection de livres jumelée à un magazine. Il m’avait proposé de le seconder dans cette entreprise, et d’abord dans sa préparation. J’avais accepté d’enthousiasme. Comme il s’agissait surtout, dans l’immédiat, de trouver des collaborateurs, Pierre Emmanuel avait écrit, à ma suggestion, pour nous y aider, la note qu’on va lire et qui, pour porter sur un projet que les événements de l’année suivante empêchèrent d’aboutir, n’en reste pas moins une déclaration d’une profonde actualité. 

On s’étonnera peut-être de la place que tient dans ce texte la référence religieuse. En ces temps-là, on ne feignait pas de tenir pour secondaires les débats sur les fins dernières de l’homme. Que voulez-vous ? Les sondages n’en étant encore qu’à leurs balbutiements et les chroniqueurs politiques n’ayant pas encore pris toutes leurs aises dans le paysage médiatique, on s’occupait comme on pouvait ! Les croyants, d’ailleurs, n’avaient nullement le monopole de ce genre d’expression. La foi d’un incroyant, tel est le titre, par exemple, d’un des livres majeurs de Francis Jeanson. Ce nom me vient naturellement à l’esprit quand j’évoque Pierre Emmanuel. Six ans après, en effet, en 1973, l’un et l’autre acceptèrent – et dans quel climat de joyeuse amitié ! – de me prêter main-forte alors que je tâchais d’installer au sein du vieux Collège Sainte-Barbe un institut de formation permanente qui irait en sens contraire de ce que concoctaient déjà les milieux d’affaires. Et m’ont fait vérifier, au passage, la solidité, la fermeté, la générosité du pacte tacite, de l’accord clandestin qui lie celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas quand l’un et l’autre, loin des considérations subalternes, se demandent en êtres humains ce qui est le meilleur à proposer à des êtres humains.

Pour l’un comme pour l’autre, c’est de l’individu que tout part, et de rien d’autre. Ou plutôt, dans l’individu, d’une trace mystérieuse d’humanité qui le constitue. Voir dans l’intelligence du cœur, que Jeanson appellera sens de la relation, le fondement de la culture, et donc des relations entre les citoyens, c’est affirmer qu’elle est première, première quand le temps est beau, première quand il tourne à l’orage. C’est refuser de la soumettre à quelque force anonyme que ce soit, à quelque rationalité abstraite, si joliment qu’on l’ait baptisée, qui s’imposerait mécaniquement à tous. Le rapport au monde qu’implique, nourrit et explicite la culture, ne peut s’approfondir que dans l’individu et entre des individus, et aucune forme sociale n’est légitime si elle procède d’autre chose que de ce mouvement-là. Toutes deviennent folles, perverses et nuisibles dès qu’il en est autrement.

Le sens que donne ici Pierre Emmanuel au mot cœur est des plus classiques : le cœur, c’est le point de rencontre d’une affectivité singulière et de la raison universelle qui spécifie l’individu et particulièrement, en lui, l’intime de l’être, cette zone qu’il jugeait, il y a cinquante ans, « dépréciée et refoulée », l’âme. C’est dans l’individu que se reconnaissent et s’épousent, en vue d’une démarche créatrice, les forces multiples et incontournables de la vie et les non moins incontournables exigences de la pensée. Aussi est-il le contraire de cette entité autonome et autocentrée que le libéralisme veut faire de lui. Ce cœur, à la fois carrefour et moteur, atteste, en même temps, sa singularité et sa constitutive ouverture. Plus même : il atteste que cette singularité n’existe que dans cette fondamentale ouverture et que, réciproquement, il n’est pas d’ouverture en lui qui ne creuse sa singularité pour la rendre plus singulière encore. Non seulement il n’y a aucune contradiction entre l’ouverture à autrui et l’affirmation de soi mais chacun de ces deux mouvements appelle l’autre comme sa condition élémentaire et nécessaire.

Voici donc un texte qui ouvre, comme par l’intérieur, la plupart des questions que la névrose de notre époque referme à plaisir sur elles-mêmes. Brouiller une névrose, et une névrose qu’on partage, quoi de plus amical et, de plus, quoi de plus gratifiant ? Les mots eux-mêmes en perdent le nord. Voyez donc. « Je pense qu’il n’y a pas de rapport valable au plan politique si on n’est pas préoccupé par, branché sur, cette dimension de transcendance. » Qui a dit cela ? Pierre Emmanuel, bien sûr ! La dimension surnaturelle et la dimension temporelle, naturellement, langage de catho ! Tout faux. C’est Jeanson !  (J.S.)

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En faisant de soi le principal objet de sa connaissance, l’homme moderne s’est vidé par là même de son mystère et sa tendance nihiliste s’en est accentuée. Cela s’exprime d’un côté et sous des formes très différenciées, par un art de la dérision, de l’autre, comme en contrepoint, par un véritable culte des sciences humaines. Même dans la vie religieuse, tout élément « subjectif » est tenu pour suspect : l’existence individuelle ne semble avoir de sens que prise dans une solidarité d’ensemble.

Ainsi, faute de relations singulières, la personne dépérit. Au lieu des symboles qui lui donnaient, dans le langage propre au mystère, une figure de celui-ci, elle ne rencontre que des abstractions : ni son désir de Dieu, ni Dieu même, ne sont plus proférés par l’intelligence du cœur. Ce dernier mot est de ceux dont on a honte : on craint d’être dupe de lui, ou de paraître tel. Les mêmes remarques valent pour le rapport avec les grands lieux communs : le destin, la vocation, la mort. Et aussi pour tout l’ordre des relations affectives ou des liens qui nous restent avec la nature. Finalement, la notion même de création risque d’être altérée. Si l’intime de l’être est condamné (comme on condamne une porte) l’art n’est plus qu’un trompe-l’œil.

Il est clair qu’un grand nombre d’âmes (j’emploie ce terme parce qu’il connote, dans la totalité de l’être humain, la part aujourd’hui dépréciée, refoulée), souffrent de cette désaffection interne qui déséquilibre l’existence de chacun et de tous. Mais les esprits sont les victimes d’un terrorisme intellectuel qui semble leur interdire de poser les questions de l’être et du sens autrement qu’en ces termes objectifs ou négatifs qui bâillonnent d’avance les besoins véritables. Or ce conformisme supérieur qui prétend monopoliser le progrès n’est bien souvent qu’un positivisme réanimé ou un nihilisme qui s’essouffle. Il n’en constitue pas moins un courant universel, dont ceux qu’il entraîne ne peuvent se détacher pour le juger, et que leur pensée entraînée par lui accélère encore. Le premier acte en vue d’un nouvel équilibre est donc de reprendre pied, ou sur la berge, ou dans le courant lui-même. Sur la berge, c’est-à-dire dans certaines notions essentielles qui sont autant de sujets d’affirmation ; dans le courant, afin de mesurer, par la réaction qui doit leur être opposée, la nature et la force de la dérive moderne.

De ces considérations est né le projet présenté ici. Il est sous le signe de la vie intérieure, terme qui n’est qu’en apparence déconsidéré de nos jours. Dans ce projet, la vie intérieure est conçue comme l’ordre du cœur enveloppant celui de l’intelligence abstraite : c’est la raison qui se tient debout dans le cœur. Le but recherché est de rendre aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui, sans qu’ils aient rien à renier de l’apport réel de leur temps, la familiarité avec leur propre cœur et, par lui, avec le mystère de l’homme. Le battement du cœur humain doit se faire entendre dans l’existence et la pensée : et en lui, comme sa fin et sa source, doit être au moins pressenti le Dieu sensible au cœur. Ce but peut être atteint par des méthodes différentes mais liées, suivant que l’on se situe sur la berge ou en plein courant.

Aussi est-il proposé deux moyens complémentaires d’expression.

Premièrement, une collection dans le format des livres de poche, collection analogue, dans l’esprit du temps, à ce que fut il y a quarante ans le Roseau d’or.

Cette collection pourra s’appeler l’Arbre de Vie.

Y seront publiés, selon une formule extrêmement souple, des œuvres où la vie intérieure se manifeste, dans les milieux et les situations les plus divers, avec un ton qui la rend directement communicable. Il ne s’agit ni de constituer un nouvel hermétisme, ni de « sacraliser » n’importe quel penchant. L’entreprise suppose une considération éthique fondamentale, un jugement constamment attentif à la littérature comme forme de la vie intérieure : l’audace des choix allant de pair avec la rectitude de ce jugement. Le projet ne saurait réussir que dans la mesure où il récapitulera certaines valeurs essentielles, attestées par l’expérience intérieure et formulées en vue d’éveiller chez d’autres celle-ci.

La collection pourra se composer :

  1. d’œuvres in extenso, sans limitation de genre, dont la valeur soit liée à leur contenu spirituel, ou dont la force de témoignage s’impose à l’attention même en l’absence de grandes qualités littéraires. Ces œuvres pourront être des traductions et appartenir à des mondes culturels très différents du nôtre. Ce pourront être des rééditions de textes oubliés, replacés dans un éclairage moderne où leur actualité sera rendue sensible, grâce à une introduction moins érudite que vivante. Toutes ces œuvres devront être, directement ou indirectement, autant d’introductions à l’éternel.
  2. de Cahiers alternant avec les œuvres, et composés d’un ensemble de nouvelles, d’essais, de poèmes, à l’écoute du cœur. Le critère de sélection en sera d’abord le ton, qui devra trancher sur le misérabilisme et le détachement objectal par la vibration d’une certitude intérieure, même contrariée et douloureuse, et douée d’un pouvoir d’affirmation. Ceci n’implique nul optimisme a priori, nulle simplification faussement moralisante. L’édification que le projet suggère use d’un autre matériau que la littérature « édifiante » au sens consacré mais non étymologique du terme. Cette édification n’exclut ni les hardiesses ni les doutes, pourvu qu’ils soient sans complaisance.

Certains Cahiers pourront être composés d’essais groupés autour d’un thème commun, ou même présenter une controverse, voire une polémique. Ils pourront provenir de débats préalablement enregistrés et remaniés par les interlocuteurs. Ce remaniement devra donner au texte une valeur littéraire parlée, c’est-à-dire conserver au langage son rythme spontané, en éliminant les faiblesses et les chutes de tension. (L’œuvre de Péguy est un exemple admirable de la vertu de ce langage parlé-écrit.) On pourrait concevoir, en supplément de tels ouvrages, un disque où seraient enregistrés les fragments essentiels du débat direct. Dans tous les cas, un principe : le sérieux de la réflexion n’exclut pas une expression passionnée. Il importe de trouver, pour exprimer l’alliance de la sensibilité et de la raison, un langage délivré de la fausse froideur objective et de la fausse élégance esthétique, d’où découlent la banalité d’une part, l’obscurité de l’autre.

On peut enfin imaginer des Cahiers groupant quatre poètes ou auteurs de nouvelles, sous le titre Saisons. Le choix devrait être par affinité et contraste : ce serait un banc d’essai pour de jeunes littérateurs et le germe d’un milieu de pensée éventuel.

Deuxièmement, le projet suppose un mode d’expression en plein courant. Ce serait la tâche d’un magazine par exemple bimensuel, de format différent des autres. (Un format oblong, comme celui du Ça ira de Frossard, pourra être étudié.) Ce magazine, animé de l’esprit général de l’entreprise, devra se situer en plein cœur de l’actualité, viser celle-ci au cœur. Ce sera un organe de démystification permanente, s’attaquant à la fausse sensibilité de l’époque, à sa sécheresse et à ses inhibitions intellectuelles comme à son affranchissement illusoire. Cette démystification aura pour fin de promouvoir dans la pensée et la vie morale une véritable liberté du cœur.

Chaque numéro pourra comprendre un lexique des mots et idées reçus, ou bien un sottisier méthodique. Une liste de ces sujets sur lesquels se répandent les sottises qui constituent en apparence l’esprit du temps sera dressée et tenue à jour : les rédacteurs l’auront constamment à l’esprit et s’y reporteront comme à un système de coordonnées générales, pour faire l’inventaire critique de tout ce qui se dit, se publie ou se montre. La règle d’or de chaque article est qu’il soit bien informé et témoigne d’une connaissance d’autant plus exhaustive que la critique sera exigeante. Seule une exigence intellectuelle indiscutable sur eux-mêmes pourra donner aux rédacteurs le droit d’être mordants et même sans pitié : c’est cette exigence qui donnera le ton à l’ensemble. Elle ne doit point tomber dans les défauts communs du jacobinisme et de la bonne conscience : l’idéal de son style devrait être l’ironie tempérée d’humour, et laissant toujours voir les postulats spirituels de l’auteur, sa conviction inébranlable.

Cette part polémique du magazine, importante, n’est pas la seule. Ce qu’on peut appeler la doctrine de l’équipe doit s’y faire jour, en référence constante à des questions actuelles. Chaque numéro pourra comporter l’interview, non pas d’un intellectuel professionnel, mais d’un homme de notre temps (artiste, professeur, ingénieur, syndicaliste, agriculteur, etc.), d’esprit et de langage bien articulé, qui parle, du point de vue de son expérience propre et dans son métier, des questions d’ordre spirituel qui le préoccupent, depuis l’érotisme jusqu’à la vie en Dieu en passant par l’éducation des enfants ou le développement des maisons de la culture. Dans ces divers domaines, il convient de se débarrasser du style passe-partout, néo-sociologique ou économique, de l’intelligentsia régnante. Il n’est pas nécessaire de parler le même langage qu’elle pour parler des mêmes choses, et beaucoup mieux. Il faut créer un style qui puisse devenir un style de vie, et qui ait la chaleur mesurée mais constante de la foi en certaines valeurs indestructibles. Ces valeurs, qui de nos jours effarouchent, doivent être l’objet d’une approche qui les fasse découvrir au lecteur comme s’il en réinventait l’évidence, et à son propre émerveillement. Une complicité doit donc exister entre celui que la certitude fait vivre et celui qui ne la possède pas : il faut éveiller le désir, mais non imposer ce qui ne doit être reçu que dans la liberté parfaite.

À ce magazine est donné un nom, proposé à titre provisoire : Fer de lance. D’autres noms, meilleurs et moins médiévaux, pourront être suggérés. Il doit être confié à une équipe de rédacteurs jeunes et ardents, décidés à lui modeler une forme durable et originale. Ces jeunes hommes et femmes (il serait souhaitable qu’ils eussent entre 25 et 35 ans) devront agir les uns sur les autres par une émulation constante en vue de trouver, de soutenir, d’affermir un certain ton. Leur sens de la charité intellectuelle devra être impitoyable : aucune compromission avec les faiblesses de la mode, mais aucune dénonciation facile de celle-ci. Toute parole doit être pesée et justifiée, même dans le journalisme de choc. Cela dit, ils devront créer de l’allégresse, réhabiliter la veine comique de la critique, en somme se donner du bon temps, ce qui est l’occupation la plus sérieuse, ad majorem Dei gloriam.

La réalisation de ce double projet suppose la formation d’une équipe, et même d’un milieu. Ce milieu peut se constituer autour du projet, ou un embryon du milieu se former avant que le projet ne se réalise. Ce problème du milieu n’est pas mince : chacun des initiateurs intéressés pourrait penser à deux ou trois amis qui se réuniraient aux autres pour faire naître l’ambiance indispensable à un rayonnement futur. Car il ne faut pas se dissimuler que si le besoin est grand et le projet actuel, les gens auxquels il s’adresse et dont il demande la collaboration font figure d’isolés – mais c’est parce qu’un aimant leur manque 1.

(mis en ligne le 12 septembre 2017)

Notes:

  1. On trouvera sur le site officiel de Pierre Emmanuel (www.pierre-emmanuel.net) toutes les informations sur la vie et l’œuvre de ce grand poète qui fut aussi essayiste et journaliste. On y trouvera également de multiples témoignages qui confirment l’actualité de sa pensée en France et dans le monde.

Quand Macron a raison

Macron a raison. Je découvre à l’instant ce qu’il a dit aux jeunes créateurs de start-up dans la Halle Freyssinet 1. C’est exactement ce qu’un cœur attentif peut sentir et ce qu’un esprit juste peut penser.

Dans mon article Le pas gagné, publié ici il y a deux jours, j’ai parlé de la réussite, de la loi Travail, de La France insoumise et de quelques autres affaires en cours. J’y ai aussi expliqué quel choix, à mes yeux fondamental, s’impose au président de la République. J’y ai même évoqué mes dispositions à la sauvagerie et mon goût de rouler à contresens. On s’y reportera. Et on trouvera aussi, sur ce site, les critiques que j’ai adressées, et que j’adresse toujours, à Emmanuel Macron.

Je ne m’attendais pas à prendre, deux jours plus tard, la défense, la défense furieuse, d’un homme trop facilement et trop bassement attaqué. C’est la première fois, depuis la mort de Charles de Gaulle, que j’ai envie de défendre le pouvoir contre ceux qui l’attaquent. Je vais le faire sans chercher à démêler, dans ces attaques, la part de la mauvaise foi de celle, probablement dominante, de l’immense et générale stupidité qui descend en procession ou dégouline en pluie tiédasse des supposées élites au peuple bien réel.

Cette allocution, j’aurais voulu l’avoir prononcée. Ce n’est pas un machin concocté par un communicancant. C’est une parole. Vibrante comme l’est toute parole. Vivante. Il faut être plus sourd qu’un pot pour ne pas l’entendre.

La pensée qui nous gouverne, de La France insoumise au Front national, sans oublier de faire un arrêt à toutes les stations intermédiaires, n’est pas la pensée moderne. Ni postmoderne. Ni économiste. Ni libérale. Ni socialiste. Ni mondialisée. Ni unique. Rien de tout cela. C’est la pensée du refus de penser. Je n’ose imaginer quel nom on lui aurait donné dans mon HBM natal où vivaient les amis de Coluche, mais il eût été malsonnant.

Comprenez bien, les jeunes ! Même si le langage de la banlieue n’est pas de sa culture, c’est à cette non-pensée que Macron s’est attaqué. Enfin, ça y est, quelqu’un l’a fait, et qui a du pouvoir ! Si la voix tremble un peu, si le ton est tendu, c’est que, probablement, il lui en coûte. Moi,  je le nomme formateur d’honneur : quand on parle aux gens, on se déshonore si on ne prend pas tous les risques.

Que dit-il à ces jeunes entrepreneurs ? Si je comprends un peu le français, deux choses.

La première, c’est que la réussite, ce n’est pas grand-chose. Oh! que je suis d’accord ! Parce que ça fixe, parce que ça bloque, parce que ça nie le mouvement de la vie. « Du ciel, du ciel, du bleu ! » Parce que, que nous le voulions ou non, nous sommes sur cette terre, comme disait Gabriel Marcel, des hommes voyageurs ! Comme disait aussi mon cher Jacques Berque : « C’est le vaste qui commande ! ».

La seconde, c’est que toute l’époque moderne nous confirme dans ce sentiment, nous oblige, en dépit de nos réticences, à prendre conscience du double mystère de notre origine et de notre destin. Notez au passage, nullissimes traîne-patins du management mondialisé, que Macron pulvérise, écartèle et ridiculise l’idée que vous vous faites des objectifs. Seul objectif : l’immense ! L’immense au dehors, l’immense en-dedans, l’immense de nos limites elles-mêmes, l’immense de l’inconnu dans le connu ! « Écoute petit homme ! », continue à nous murmurer Wilhelm Reich.

Quel cadre plus juste qu’une gare pour dire tout cela ? Quoi de plus concret, comme l’on dit, de plus réel, de plus incontournable ? Dans quel lieu se rencontrent le mieux l’immédiat et le lointain, l’ici et l’ailleurs, l’instant et l’éternité ? Une gare, c’est une rencontre d’infinis. À chaque fois qu’ils prendront le train, même et surtout si c’est pour aller gérer leurs intérêts, les auditeurs de Macron reviendront à ce qu’il leur a dit et entendront à nouveau la très vieille invitation : « Plus oultre ! »

Il paraît qu’il a lâché une horreur : « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Mais c’est admirablement bien dit ! Attendez, les élites ! Quand vous êtes au milieu de la foule piétinante, grise, étouffante, quelle idée d’elle se forme en vous ? Votre fatigue, votre sueur, vos crampes vous disent quoi ? Que vous participez à un concours de peuple citoyen ? Que vous contribuez, dans le vivre ensemble, à l’effort économique du pays ? Quand se superposent en vous les deux images des grands talents encouillonnés dans leur luxe et de cette masse humaine indifférenciée, vous ne sentez pas qu’il y a les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien, vous ne pensez pas au poète et à « ce qu’on fait de vous, hommes, femmes », vous ne vous sentez pas vous-mêmes harcelés par la même angoisse ? Et pourquoi ne le diriez-vous pas ? Et pourquoi reprochez-vous à Macron de le dire alors même que tout l’effort et tout le sens de son discours, qu’il tire de lui-même mot après mot avec une émotion qui l’authentifie, est de nous aider à échapper à cette saleté ?

Une chose m’étonne. Pourquoi de si fervents adeptes des Lumières, de la sociologie, de la chose politique, du pragmatisme, des rapports de force, entendent-ils ce propos comme le feraient des essentialistes, des platoniciens, des thomistes ? Pensent-ils sérieusement que Macron considère qu’il existe des citoyens qui ne participent pas de l’être, qui sont plongés dans le néant, dont l’existence est pure illusion ? Quand eux-mêmes disent que, dans une entreprise, tel employé n’est rien, ne veulent-ils pas dire simplement qu’il n’a ni pouvoir ni influence, qu’il compte pour du beurre ? Comme ils sont curés, tout à coup, tous ces bouffe-curés appliqués ! Quand il faut émouvoir, en eux et dans leurs semblables, dans l’espoir de marquer vite quelques petits points dans les sondages, les ressentiments les plus obscurs, comme ils les retrouvent vite, ces zones régressives dont ils passent leur temps à dénoncer l’archaïsme !

Branle-bas de combat, il faut sauver les apparences. Comme naguère la petite bourgeoisie adultère. Si le pouvoir pique dans leur assiette le meilleur de leurs revendications, de quoi vont-ils vivre, les malheureux ? Les voilà réduits à s’en prendre aux mots, à faire la police des mots. On peut brailler cul et bite aujourd’hui, mais dire que les gens ne sont rien alors que ça gueule de vérité, c’en est trop, n’est-ce pas ? Pas grave. Si l’on commence vraiment à nommer les choses, ils n’y pourront rien. Comme disait l’autre, nommer, prudes dames et seigneurs coincés, c’est faire changer : si l’on continue dans cette voie, m’est avis qu’on va pouvoir commencer à parler sérieusement de nouveau monde.

3 juillet 2017

Notes:

  1. Voici ce qu’a déclaré Emmanuel Macron le jeudi 29 juin, dans la Halle Freyssinet à Paris : « Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non. Parce que vous aurez appris dans une gare. Et une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où l’on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage. Parce que la planète où nous sommes aujourd’hui, parce que cette ville, parce que notre pays, parce que notre continent, ce sont des lieux où nous passons. Et si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où on vient et où l’on va. »

Dimanche, je m’abstiendrai

Si une très improbable réincarnation m’était accordée ou infligée, et que le destin me désignât un sort politique, deux passages de Simone Weil, tirés de L’Enracinement, inséparables et indissociables, inspireraient mon action et déclasseraient toutes les autres considérations.

Voici le premier : « Le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect. L’obligation n’est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d’une manière réelle et non fictive ; il ne peut l’être que par l’intermédiaire des besoins terrestres des hommes. La conscience humaine n’a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d’années, les Égyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : ˮJe n’ai laissé personne souffrir de la faim.ˮ Tous les chrétiens se savent exposés à entendre le Christ lui-même leur dire : ˮJ’ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger.ˮ »

Et voici le second : « Le passé n’est que l’histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s’accroissant elle n’a pas détruit. […] Bernanos dit que les gens d’Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un animal. Et ceux que son prestige aveugle, c’est-à-dire tous les humains, hors des prédestinés, ˮappellent justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de discerner et d’enseigner quelle distance il y a entre l’essence du nécessaire et celle du bien.ˮ »

L’Enracinement a été écrit en 1943. C’est peu dire qu’il n’a pas vieilli. Peut-être parce qu’il a très peu servi… Réincarné dans les affaires politiques, voici ce que je ferais de ces deux passages.

Le premier m’inciterait à mettre au programme de tous les établissements d’enseignement et de formation, de la maternelle à la retraite, le rappel de l’étymologie du mot respect. Personne ne pourrait donc ignorer que le français respect vient du latin respectus, participe passé du verbe respicio, dont l’infinitif est respicere. Ce mot signifie se retourner, au sens d’avoir égard, de prendre en considération. Le latin respicere est composé du verbe specio ou spicio, qui signifie regarder, et du préfixe latin re qui suggère l’idée de refaire, de faire une nouvelle fois après un retour en arrière. Comme skeptomai en grec, le latin specio peut donc se traduire par regarder attentivement, examiner, méditer et, par là, se préoccuper. L’habitude se prendrait assez rapidement de juger stupide ou malhonnête toute déclaration de respect qui se suffirait à elle-même, telle une salutation rituelle valant brevet de vertu civique. On ne respecte pas ceux qui souffrent quand on ne fait rien pour eux. On ne respecte pas quelqu’un quand on ne voit pas en lui autre chose que ce qu’on connaissait de lui, ou quand cet autre chose ne modifie pas le comportement qu’on adopte envers lui. On ne se respecte pas soi-même quand on n’a pas, à son propre égard, la même attention active. Un respect qui non seulement ne coûte rien à celui qui l’exprime mais encore le gave d’une haute idée de lui-même est une fumisterie, un gadget publicitaire, une brique du mentir ensemble.

Simone Weil devinait-elle déjà la monstrueuse hypocrisie de ce respect que nous envoyons à la volée aux malheureux ? En tout cas, quand elle élargit à toute la classe politique le reproche que Georges Bernanos adressait aux militants d’Action Française de traiter la nation comme une créature à engraisser, marmot ou, plus vraisemblablement, animal de basse-cour, il est difficile de trouver propos plus actuel. Relisant ces quelques lignes de L’Enracinement, je me suis senti entouré d’échos qui m’arrivaient de tous les côtés de ma vie, de toute ma vie. Écrasé de révolte. Submergé d’espérance, aussi. Mais incapable hélas ! d’expliquer mieux que je ne peux et ne sais le faire dans tous les articles de ce site pourquoi je suis certain que Simone Weil touche ici le centre, le cœur du centre, le cœur du cœur de tout ce que nous vivons ensemble, qui que nous soyons, d’où que nous venions, quoi que nous voulions. Trop à dire, me disais-je sans dépit, c’est sans doute rien à dire… Et puis j’ai ouvert la radio. On y parlait des soutiens patronaux d’Emmanuel Macron. J’ai alors compris que je ne voterais pas pour lui et que, refusant un vote blanc dont la pusillanimité étroite et jalouse des politiques fait un vote de seconde zone, une sorte de vote de « second collège », je m’abstiendrais. Je sentais bien que cette décision venait de loin, qu’elle était l’effet de refus antérieurs plus valides que jamais et qu’en l’expliquant, je les expliquerais peut-être un peu eux aussi.

Voter Macron, c’était voter comme certains politiques dont c’est peu dire que je ne les apprécie guère. Rencontre désagréable, mais non pas rédhibitoire. Les moustiques font partie des vacances, voilà tout. C’était aussi retrouver des personnages de comédie, grands rôles ou utilités, de BHL à Stéphane Bern, en passant par Daniel Cohn-Bendit, la seule personne au monde, à mon avis, qui n’ait rien compris à Mai 68. Ceux-là non plus ne m’auraient pas découragé. La régularité de leurs apparitions et le culot majeur qu’ils déploient en toutes circonstances m’évoquent le souvenir de cette Mme Amédée Ponceau, veuve d’un estimable philosophe, dont on retrouvait l’imposante silhouette dans les cocktails et rencontres littéraires des années 60. Derrière sa robe à traîne se tenait, à distance respectueuse de sa patronne et du buffet, une longue et triste secrétaire qui, un carnet à la main, notait les rendez-vous qu’accumulait l’infatigable dame pour garder chaude et vivante la mémoire de son époux. Un jour, à La Table Ronde, je l’ai entendue gronder sévèrement le malheureux Gabriel Marcel à qui elle avait demandé un texte qui l’avait mécontentée. « Gabriel, criait-elle, vous avez cochonné ! » Toutes les époques ont leurs toujours là, pas une raison pour se détourner d’un vote.

Mais voilà, il n’y a pas que des moustiques et des papillons. En choisissant le vote Macron au second tour, la fine fleur des banques et des assurances, des milieux d’affaires et des grandes entreprises m’en a, elle, détourné. Qu’on ne cherche pas chez moi une réaction idéologique, je m’embrouille très vite dans ce genre de débats, c’est comme si j’y jouais un rôle. Et puis mon scepticisme fondamental m’empêche d’imaginer qu’il existe, dans ces domaines, de pures vérités et des erreurs absolues. Rien de tout cela. Une raison beaucoup plus simple. Je les connais. J’ai vu de l’intérieur le monde des entreprises. Je m’y suis battu comme j’ai pu. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » Moi, c’était plutôt un pas en avant et dix en arrière, et jamais de victoire. N’importe. J’y ai cru, et si c’était à refaire, j’y retournerais.

Ces gens, je ne les mets pas tous dans le même sac. Si la plupart m’ont semblé solennellement timorés et agressivement conformes, j’ai connu aussi des personnages attachants, des intelligences brillantes, de vraies générosités. Même si elles étaient bagarreuses, j’y ai vécu des amitiés. Seulement voilà. En dépit de toutes les différences que je pouvais constater entre eux, il était évident que tous et toutes portaient dans leur cerveau, dans leur mémoire, le même logiciel infiniment pervers, mixture d’esprit technique, de culte de la puissance, de matérialisme plat, de narcissisme élitaire, d’eschatologie algébrique, de culture mondaine, de rationalité déraisonnable. Certains proclamaient très haut, et sans doute d’une façon parfaitement sincère, des idées, des convictions qui démentaient ce logiciel et, par là, m’intéressaient vivement. Mais ces convictions, c’était toujours du très bon fromage râpé jeté dans une soupe grossière. Elles ne l’amélioraient pas et s’y dégradaient. Prenez François d’Assise, Martin Luther King, Gandhi et, une nuit, greffez sur leur cerveau ce logiciel-là. Leur langage restera le même. Presque le même, presque. Mais vous en aurez fait des monstres. Les moustiques et les papillons, je veux bien. Ceux-là, je ne suis pas dans leur camp. Je ne peux pas voter comme eux. Je ne sais pas, disent les amis belges. Le logiciel qu’ils ne cessent d’aggraver en le perfectionnant, je l’ai vu faire trop de dégâts, trop de mal. J’ai trop d’images de travailleurs. De retraités aussi, même nantis, même privilégiés. C’est la machine à user le désir, la liberté, la joie. C’est la machine à truquer, à tout truquer, même la vie et la mort, même le bien et le mal. Non, non et non. Mon esprit refuse, mon cœur refuse, ma vie refuse.

4 mai 2017