Archives par mot-clé : Anne-Marie Javouhey

Le Réducteur

La fonction du personnage dont je vais parler ne dira rien aux jeunes générations et pas grand-chose aux autres : il s’agit du zélateur de la Croisade eucharistique au patronage de Montrouge. Pas un mot là-dedans, je le vois bien, qui ne soit décourageant, voire accablant, pour de futurs humains augmentés. Ce souvenir de gamin me dit pourtant beaucoup de choses et pourra en dire à d’autres. Internet, en sa sagesse, n’ignore d’ailleurs rien de la Croisade eucharistique, mouvement catholique destiné à des enfants auxquels l’Église voulait donner une formation spirituelle plus approfondie. Le responsable local en était un adulte généreusement baptisé zélateur. Nous dirions aujourd’hui animateur. Un animateur inspiré, en quelque sorte. Voilà pour le cadre, celui de mon enfance. J’aurais pu naître ailleurs et être élevé autrement, ce ne sont pas ces détails qui m’intéressent aujourd’hui. Ce que j’ai senti là, d‘autres l’ont senti comme moi, et le sentent toujours.

Animateur inspiré, le mot est un peu fort. Mais, dévoué, notre zélateur montrougien l’était. Il consacrait au patronage et à la « Croisade » tout le temps que lui laissait son métier de représentant en vins. Il nous parlait souvent de son arrière-grand-tante, la Mère Anne-Marie Javouhey, que le pape Pie XII béatifia en 1950. Son illustre ancêtre, première femme envoyée en mission, avait installé un peu partout dans le monde, notamment au Sénégal et dans les quatre futurs départements français d’outre-mer, la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qu’elle avait fondée. Notre pieux zélateur était fier d’une parente qui fit beaucoup pour les esclaves et un peu contre l’esclavage. Il rapportait avec une modestie appliquée ce cri du cœur qu’elle avait arraché au roi Louis-Philippe et que ne peuvent ignorer plus longtemps les pointilleuses pourfendeuses du patriarcat : « Madame Javouhey, quel grand homme ! »

Apparemment très sociable, ce zélateur-là semblait avoir bâti en lui une sorte de cabane de langage dévot dont il ne sortait qu’avec précaution. Seule pouvait l’en faire sortir, si innocente qu’elle fût, une allusion à une femme. Nous le voyions alors précipité dans une sorte d’excitation sauvage qui lui faisait déballer en quelques secondes, avant qu’il ne les remballe en un clin d’œil comme un marchand douteux quand s’approchent les gendarmes, un paquet de sentiments hétéroclites qui me fascinaient toujours un peu plus qu’ils ne m’inquiétaient. Dans ces circonstances, sans jamais proférer d’insanités, sans le moindre propos vulgaire, il projetait sur nous quelque chose comme une puérilité vacante qu’une considération spirituelle venait vite tenir en laisse. La moindre évocation d’une femme, même la plus banale, le faisait rire. Ni insolence, ni agressivité dans ce rire, encore moins supériorité. Une femme, pour lui, comme on dit aujourd’hui en mettant dans ce mot toute la ferveur dont on est capable, c’était trop. Le mot femme fracassait en lui toutes les barrières, il l’adoubait et, pour un instant, faisait de lui un découvreur, un explorateur, un pirate. Je ne savais que penser. Il n’entrait, à ces instants-là, dans aucune des catégories à ma disposition. Je ne l’admirais pas. Je ne le détestais pas. Je ne me demandais pas si ce qu’il nous livrait par ce rire était bon ou mauvais. Beaucoup moins et beaucoup plus. En lui, j’entendais ce que je n’entendais jamais : quelqu’un qui parlait par l’envers de lui-même. Je veux bien que des gens libérés sur facture m’expliquent aujourd’hui sa névrose. L’univers qu’il me révélait, si confus et peu rassurant qu’il fût, je le sentais infiniment plus vrai que l’édifice moral aimablement bricolé à mon intention. Ce névrosé me réveillait.

Avec le temps, le souvenir de ce bon zélateur s’est unifié en moi. Les deux faces de lui-même qu’il nous présentait ne sont plus contradictoires. Ce qu’il nous enseignait quand les radars de son âme ne signalaient à l’horizon aucune autre femme que sa pieuse ancêtre, je le sens désormais au moins aussi désordonnant que cette sorte d’extase jaculatoire où le jetait l’autre moitié de son ciel. Pirate, il l’était à temps plein, cet homme, par ses bases et par ses sommets, comme les revendeurs d’éthique en tout genre n’en ont plus ni le goût, ni le culot. Il prenait tellement à cœur sa fonction ! Nous étions une vingtaine de croisés répartis en quatre équipes dont chacune s’était placée sous la protection d’un saint patron. La nôtre avait choisi saint François d’Assise, une autre saint François de Sales, les deux autres, je crois, saint Jean et saint Louis. Le zélateur savait tout sur tous les saints, c’était passionnant. Le jour de la Saint-François, nous allions ensemble à la messe au monastère franciscain de la rue Marie-Rose où, traditionnellement, elle était célébrée par un dominicain comme elle l’était, le jour de la saint Dominique, au monastère dominicain, par un franciscain. Un monde s’y révélait à moi qui ne contrariait pas les leçons familiales et scolaires mais les survolait de si haut qu’elles en devenaient anecdotiques, presque grotesques. D’autant qu’à côté de la religion, l’histoire était présente en ces lieux : en juin 1944, un moine, le père Corentin Cloarec, fut assassiné dans ce monastère par deux Français qui travaillaient pour la Gestapo. Et puis, la cérémonie terminée, quand nous passions devant l’immeuble du n°7 de cette même rue, notre guide ne manquait pas de nous rappeler avec un air soucieux que Lénine avait loué là un appartement durant son séjour à Paris.

Croisés ou pas, nous étions des gamins et il nous arrivait de nous disputer. Le zélateur s’efforçait de nous apaiser et, le plus souvent, n’y parvenait guère. Alors, pauvre pécheur, il sortait son arme la plus dissuasive et la plus perverse. « La charité chrétienne… » murmurait-il d’une voix mi-affectueuse mi-grondeuse. Et, à cet instant-là, de tout mon bon petit cœur, je le haïssais. Sa gentillesse, les belles histoires qu’il nous racontait, la respiration nouvelle que je lui devais, tout ce qui en lui, jusqu’à des complexités que j’étais à mille lieues d’imaginer, m’ouvrait des horizons nouveaux, tout cela s’écrasait au sol, je sentais dans sa voix tout ce qui me blesserait jamais. La charité chrétienne ? C’était pour que trois gamins ne s’envoient pas de gros mots à la tête que les saints avaient tout plaqué ? Mon Dieu, faites que je ne dise pas merde à mon copain, c’était ça la vie spirituelle ?  Le diable, c’est le Réducteur, je suis toujours l’enfant trouble qui s’en doute. Je n’en suis pas fier. J’en suis heureux.

29 octobre 2022

.

.

.

.

.

.

.