(À propos d’Arcadie, de Bertrand de Jouvenel)
Une ex-ministre socialiste assignait au gouvernement de la République, entre autres tâches urgentes, celle d’aider les citoyens à « gérer leurs sentiments. » Bien vu! Les fluctuations de l’âme, la perplexité de l’esprit, l’incertitude, l’émotion, le trouble, sans parler – horresco referens – du monstrueux dysfonctionnement que constitue la narquoise indifférence à l’argent sont autant d’insultes à l’humanisme de la modernité et aux wagons de dollars qui s’y investissent. Nul ne peut, sans indignité, s’exposer à ces tentations latérales qui détournent le regard des valeurs, des objectifs et des comportements que désigne, avec une admirable pédagogie, l’emboîtement d’instances nationales, européennes et mondiales qui nous soutient dans l’être, et que relaient, avec le désintéressement qu’on sait, tant d’esprits dûment estampillés. Revenez vite, Madame! Après la ceinture de sécurité, enseignez-nous la minerve de liberté! Elle nous protégera de cette légèreté citoyenne que votre vigilance maternelle voit progresser dans nos esprits plus dangereusement encore que le sida en Afrique, ou la veulerie dans les médias.
Sans minerve, pas de sagesse. Bertrand de Jouvenel n’en portait pas. La vision du monde, la culture, l’écriture elle-même de ce bourgeois de grande tradition, fils de ministre et familier des écrivains, ne laissent aucun doute sur ses origines. Il semble pourtant ne s’y être jamais laissé enfermer, comme touché par une grâce particulière qui écartait de lui non seulement les sommaires instincts de classe et les épaisses solidarités des compagnons de doxa, mais encore les complicités attiédissantes que tricote entre de petits tempéraments la supériorité supposée d’avoir entrevu quelques livres. Vivre et penser ainsi, il est vrai, n’est guère raisonnable : c’est cette incertitude qu’on veut épargner à la jeunesse quand, à cor et à cri, on lui promet des repères, comme si le désir du voyageur lui venait des bornes kilométriques qui défilent plutôt que de la femme qu’il rejoint! En ce sens, et en tous les sens, Jouvenel est le contraire d’un borné. Le mauvais garçon qui ne se sentirait qu’une sympathie limitée à l’endroit de la bourgeoisie devrait, à cause de lui, en convenir : un bourgeois libre, c’est une rareté, pas un oxymore !
Cet homme a aimé la liberté, les gens, le vaste monde, tout ce qui empêche de pousser rationnellement sa vie de case en case, comme les oies sur le jeu du même nom. C’est un aventurier, il a dû souvent se sentir seul. Il lui est arrivé d’accrocher son rêve à une illusion, à une lubie, à un mauvais jugement, à un instant de colère. Il connaît les errements et les erreurs. On rapporte que mai 68 l’a enthousiasmé. On devine pourquoi en lisant Arcadie, où sont réunis des textes de la décennie précédente. Son Mai, on s’en doute, ressemble peu à celui des meneurs de l’époque qui ont tellement raison d’en avoir tout oublié : il ne s’agissait pour eux que d’un épisode sévère de flatulence du moi.
Pas pour Jouvenel, qui, à l’époque, a déjà senti un certain nombre de choses. Par exemple, que le rêve d’une démocratie à la Rousseau est terminé. Qu’Émile ne trouvera plus un refuge selon son cœur. Que parler de peuple quand les gens ne se rencontrent plus qu’au bureau ou dans les trains de banlieue, quand le loisir est une débandade, le monde un gigantesque organigramme, c’est de la triche. À ce néant machinique, sans doute faudrait-il opposer un peu de démocratie : comment faire quand les cerveaux eux-mêmes sont passés en automatique? Quand les préoccupations des dirigeants ne diffèrent plus en rien de celles des dirigés? Quand, du haut en bas, on n’a plus à se soucier d’élargir son esprit et son cœur, mais seulement d’accroître ses performances? Quand, mis à part l’argent et la dépense idiote, rien ne distingue plus les grands des petits? Quand le sommet ne s’interroge pas plus que la base sur le sens de cette frénésie brutale? Où est-il, le souci socialiste de créer entre les hommes les conditions d’une vraie communauté? Où est-elle, la gauche non chrématistique?
Personne ne rêverait plus d’Arcadie? Mais si! Tandis que les geôliers, enfermés dans le local des relations humaines, s’entretiennent de leurs avancements comparés en échangeant de fins sourires de mépris, le rêve refoulé sape en douce les fondations de la prison. Être ici, être là, qu’importe quand la liberté et la captivité ont le même goût, quand on se sent aussi incapable de rester un instant en place que de savoir où il faudrait aller? Nous sommes devenus des « nomades dociles », dit Jouvenel. Oui : une cohorte d’aveugles déplacés au gré d’intérêts auxquels ils ne veulent rien comprendre, de crainte d’avoir à tout refuser, à tout casser au hasard à grands coups de canne rageurs. Heureusement que le rêve est là, qui porte toute cette misère à son incandescence et, la rendant, du même coup, irréfutable et intolérable, ouvre la porte secrète de l’espérance. Sinon? Traîner sa vie dans le double opportunisme du producteur et du consommateur? Pourquoi? Pour qui? Il y a quarante ans, déjà, les mêmes questions… Et après quatre décennies, quel progrès? Mais gigantesque! On a compris que l’angoisse était la petite sœur du rêve, la petite cousine de la révolte : des cellules psychologiques omnivores sont prêtes à digérer les récalcitrants. Ils pourront y parler de tout, de leurs aïeux, de leur sexe, et même de leur juste colère, cette faiblesse acceptable si elle reste une affaire privée et si on sait la positiver !
Il ne s’agit pas d’être juste, jeunes gens, il s’agit de s’ajuster : « Le problème du bien-être individuel quant aux rapports sociaux est un problème d’ajustement. » Et les intellectuels s’y emploient, encore et toujours prédicateurs de vertu et de droits de l’homme quand il s’agit des sociétés pauvres, encore et toujours bénisseurs des puissants dans les pays riches. Et les ballots solennels préposés à la communication de nous préparer à nous extasier devant les nouveautés de la technique maquées par la finance! Et l’humanitaire, tout fier de sa myopie, de continuer à découper ses tranches d’aliénation! Dire que, dans son discours d’adieux de 1961, Eisenhower, ce progressiste fameux, mettait en garde la nation américaine contre le danger qu’elle courait : devenir « captive d’une élite scientifico-technologique »! On a bien travaillé depuis. Rien ne sera épargné, et pas plus l’ensemble naturel que l’ensemble humain. Auguste Comte avait tort, et il avait raison. Il avait tort de voir dans la domination de la nature un dérivatif assez puissant pour détourner les hommes de la guerre, mais il avait raison d’affirmer que le progrès technique est de même source que la volonté impérialiste, ce que ne démentiront pas les sociétés d’outre-mer qui en ont été ébranlées et jetées dans d’insolubles contradictions. Et qui ont éprouvé la pertinence de cette belle définition de l’esprit barbare qu’on trouve dans Arcadie : « La méconnaissance des intérêts lointains les plus concrets [qui] va de pair avec le mépris des charmes immédiats ».
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On a raison de voir en Bertrand de Jouvenel un précurseur de l’écologie : il est même l’inventeur du terme écologie politique. Mais il ne ressemble guère à nos modernes écologistes. Pour eux, la nature est tout à la fois un facteur déterminant de l’avenir de l’humanité, l’accompagnement précieux de l’existence des humains, l’élément central de leur cadre de vie, une source de suggestions et d’émotions à leur disposition : mais elle demeure un environnement. Pour nos écologistes, il serait prudent de ménager la nature comme il est prudent de ménager son cheval, ou son ordinateur, si l’on ne veut pas se passer prématurément de leurs services ; comme il est prudent de surveiller son toit pour ne pas encombrer ses héritiers d’une ruine. En ce sens, le discours moderne de l’écologie est plus consensuel qu’il n’y paraît. D’une part, il semble plonger ses racines dans la terre féconde d’un bon sens ancestral ; d’autre part, les gronderies et les réprimandes qu’il adresse à l’esprit et aux manières de l’époque laissent entendre que c’est à ses vilains comportements qu’il s’en prend, non pas à la vision du monde qu’elle véhicule. Il n’est pas certain que cette écologie-là laissera beaucoup de traces dans l’histoire de la pensée ; dans la chronique de l’opportunisme politique, par contre, les écologistes auront droit, eux, à plus d’une mention.
Jouvenel n’est ni un surintendant des parcs et jardins, ni un modérateur es-fumées industrielles. Pour lui, le débat se situe d’emblée non seulement au-delà de l’actualité, mais aussi au-delà de l’efficacité immédiate. La question de la nature pose à l’homme la question de sa propre nature. Qu’est-ce donc que la nature, en effet? Un ensemble de ressources renouvelables, un garde-manger, un réservoir? Un bas de laine collectif d’oxygène et de poésie pour oublier les duretés de la semaine? Une consolation pour nostalgiques? Une réserve pour circuits touristiques? Après la femme comme repos du guerrier, la nature comme repos du producteur? Chez Jouvenel, la nature prend la majuscule. Elle vit de sa vie propre mais, comme dans l’intuition taoïste des dix mille êtres, elle est liée de façon intime à l’humanité. Elle est le miroir de son mystère. Elle dit la limite de l’homme, et l’au-delà de la limite. Elle dit la splendeur et le terrible. Elle n’est pas séparable de l’homme ; elle lui met sous les yeux son origine, son destin périssable, l’immensité de son désir. Ce qui grandit la nature grandit l’humanité, ce qui meurtrit la nature meurtrit l’humanité : chacune parle de l’autre en une indéfectible solidarité métaphysique.
Aussi, pour Jouvenel, les dommages inouïs que nous infligeons à la nature sont-ils, avant tout, le signe des dommages que nous nous infligeons à nous-mêmes : il faut que nous ayons une idée bien courte et bien mesquine de notre présence au monde pour traiter la nature de la sorte. Le prétendu réalisme est très peu réaliste quand il croit pouvoir résoudre la question de l’écologie comme celle des feux de forêts : par une vigilance toujours en éveil. Dans le cas de l’écologie, en effet, tous les pompiers sont pyromanes. « Autant la rationalité, écrit Jouvenel, piétine dans la Nature ce qui n’est pas ressource productive, autant elle néglige dans la vie humaine ce qui n’est pas besoin susceptible d’être satisfait par la production. Elle schématise tout autant l’ensemble humain à servir que l’ensemble naturel traité en serviteur. » La question de l’écologie débouche donc, chez Bertrand de Jouvenel, sur une contestation radicale de l’esprit de la modernité et sur un refus absolu de la volonté de puissance qui en est le moteur, et qui dénature, les uns après les autres, tous les aspects de l’existence humaine, de l’intime au collectif, de la pensée à la pratique, de la chair à l’esprit. On ne s’étonnera pas que Jouvenel ne propose pas de solutions concrètes : la mise en danger de la nature n’est pas un problème technique à résoudre, c’est un signal à nous adressé. Comme si la nature nous demandait : « Mais qui êtes-vous donc? »
Parce qu’il greffe sa réflexion sur une vision forte de la vie, Jouvenel dispose d’une extraordinaire capacité d’anticipation, d’une prescience étonnante des futuribles. On sait, à l’opposé, ce que valent les prédictions des économistes, des sondeurs, des politologues et autres météorologistes de l’opinion : moins que celles des cartomanciennes qui, elles, n’ont pas perdu leur bon sens. Aussi, plus encore qu’un précurseur de l’écologie, faut-il voir en Jouvenel un prophète de la modernité, un prophète lucide et anxieux. Par quelque côté qu’il envisage cet avenir qui est devenu notre présent – la perspective écologique, la critique des élites, la réflexion sur l’urbanisme, la méditation sur l’homme moderne – sa pensée semble en état d’équilibre instable, comme si elle chancelait au bord d’un gouffre. Il devine que le monde est prêt à basculer, que ses propres repères seront menacés, sinon dans leur essence, du moins dans leur statut, dans leur expression, dans leur pouvoir, dans leur situation historique. Il sait que rien n’échappera à la remise en question, surtout pas ce qui se réclame trop vite de la protection de l’éternité, ces valeurs sûres qui sont, comme l’a bien vu Maurice Bellet, le refuge ultime de la volonté de puissance.
J’ignore si Bertrand de Jouvenel est allé défiler en compagnie des futurs champions du cynisme pour tous, des gosses de riches avides d’avidité qui deviendront, comme il est naturel, les Pères la Sagesse et les Gueules la Morale d’une société que leur prétention méprisante aura anesthésiée. Peu importe. Toutefois, quelque respect qu’on éprouve pour cet homme, il est maintenant nécessaire d’aller plus loin que lui. S’il avait déjà compris ce que beaucoup d’entre nous commencent à peine à saisir, il n’avait pas mesuré la profondeur du mal. Il avait superbement repéré le cancer : il n’avait pas vu qu’on était déjà en phase terminale. À moins que ce raffiné n’ait reculé devant un diagnostic qui eût mis en danger les fondements mêmes de son être, qu’il n’ait voulu croire qu’entre le braillard simulacre de jeunesse qui encombrait les rues et toute cette culture en lui accumulée, une passerelle miraculeuse serait jetée…
Il est passionnant de suivre dans ses textes les chemins opposés de la lucidité et de l’angoisse. Quelle tentation d’idéalisme, parfois, dans cet esprit si intrépide! « Comme notre pouvoir sur les facteurs naturels s’accroît, il devient urgent de les considérer comme un capital. » Mais voyons donc! Il n’est pas dupe, bien sûr, et trop beau styliste pour ne pas introduire dans l’expression de chacun des vœux pieux qu’il forme – sans trop y croire – pour l’avenir, quelque conditionnel désenchanté, quelque interrogation négative faussement naïve, quelque modestie plus que dubitative. « Je pense à une éducation qui ne serait pas une simple transfusion de savoir, mais une véritable formation ». Ou : « Des sociétés qui ont les moyens d’envoyer un homme sur la lune n’ont-elles pas la capacité de faire vivre les hommes plus aimablement sur terre? » Ou encore : « J’aurai rempli mon dessein si j’ai intéressé au but qui me paraît devoir être celui des hommes d’aujourd’hui : mettre l’efficacité du travail au service de l’aménité de la vie. » Et même ce gros soupir désabusé : « Les hommes pratiques ont à présent besoin de rêves à réaliser. »
À se laisser convaincre par les analyses d’Arcadie, d’autant plus fortes que tenues à distance par l’élégance de l’écriture et la modération du ton, on se surprend à attendre l’instant de folie salutaire, l’explosion de révolte libératrice. « Enfin, ce Jouvenel, il va finir par l’avouer, oui ou non, que tout cela n’est pas une crise ordinaire et que ce délire ne relève pas de la pharmacopée traditionnelle? Il va le dire, oui ou non, que quelque chose est fini, et donc que quelque chose commence? » Il ne le dit pas. Il aurait peut-être aimé. Il se tient comme au sommet du monde ancien. Comme accroché au mât du navire qui coule. Est-ce la fidélité qui le paralyse, la peur, un reste d’absurde confiance? Position terrible et ambiguë.
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Trop tôt. C’était trop tôt. On pouvait encore, il y a quarante ans, cibler ses refus en se persuadant qu’il restait des zones libres. Quand Jouvenel parle de « barrages pour retenir le flot humain », de « fichiers pour classer les familles », de « couveuses de travailleurs », c’est à la pitoyable architecture des banlieues qu’il s’en prend, non pas à l’ordre social lui-même. La brutalité managériale n’a encore pris totalement possession ni de la vie publique, ni des consciences. La chance de notre société, expliquait-on alors, c’est d’être un gruyère, pas un cantal : il y a des trous, des niches, des refuges à partir desquels des contre-offensives peuvent être lancées. Rien n’était définitivement condamné. Il y avait, en vrac, De Gaulle, Mendès, le tiers-mondisme, les luttes d’indépendance, des généraux qui refusaient la torture ; le parti communiste savait ce qu’il voulait, les syndicats à quoi ils servaient ; les écrivains célèbres devaient leur influence à leur talent et plusieurs montraient du courage ; sans compter Vatican II, les débats des chrétiens, mille autres événements politiques, sociaux, culturels qui ne semblaient pas, pour l’essentiel, devoir leur existence à autre chose qu’aux convictions et aux analyses des militants. Toutes les bâches du cirque de la représentation n’avaient pas été déroulées ; toutes les idées n’étaient pas passées sous contrôle bancaire. Dans les bons et les mauvais jours, la vie sociale était encore pour de vrai.
Bertrand de Jouvenel pouvait hésiter devant un diagnostic radical : nous, nous ne le pouvons plus. Peu importe quel nom nous donnons à cette chose que nous avons laissée croître, et qui étrangle les existences individuelles comme la vie collective. Chape de plomb, esclavage moderne, aliénation? Tant pis pour la virtuosité de l’analyse, tant pis pour la volupté d’une nostalgie délicieuse, d’une Apocalypse sur mesure qui eût, à bon droit, agacé Jouvenel. Que les experts expertisent : nous n’échapperons pas à une sérieuse empoignade non seulement avec ce qu’on nous a appris à penser, mais surtout avec les arrangements que nous avons passés tantôt avec l’ordre, tantôt avec le désordre. Ne pas se laisser transformer par ce qu’on a vraiment compris : c’est cela, trahir. Le rocher barre la route ; le convoi ne passera ni par le ravin ni par la montagne.
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Rien d’anecdotique dans la pensée de Jouvenel. Derrière l’économiste, l’essayiste, un homme qui s’interroge droitement sur lui-même, sur les autres, sur l’avenir. La moindre des politesses nous oblige à nous montrer aussi sincères que lui. Quarante ans après, les édifices qu’il voyait chanceler sans oser s’avouer qu’ils allaient s’écrouler, ne vivent plus que dans les souvenirs. La violence est partout, et la forme la plus grave n’est pas à en chercher dans les banlieues. Chaque journée du citoyen-consommateur lui raconte, avec plus de détails que la veille, le cynisme, l’étroitesse, le mensonge. Qu’on y songe pourtant un instant. Sans doute ce citoyen est-il seul comme jamais avec lui-même, seul dans une existence grise et fantomatique : bien chanceux s’il peut se confier à un tout petit nombre d’amis. Mais, paradoxalement, il suffit de presque rien pour que cette solitude s’évanouisse : à force de vouloir les isoler dans les apparences, le bavardage officiel finit par réunir les êtres dans la même lassitude, dans la même colère.
Ainsi cet Émile pour qui, de toute évidence, Bertrand de Jouvenel avait de l’amitié, est-il finalement moins triste qu’il n’y paraît. Les valeurs se sont effondrées plus vite que leurs cousines de la Bourse, mais son cœur, à lui, est bon. Même si la nature ne le protège plus, même s’il n’a plus de précepteur, même si aucun homme de paix ne le prend plus à témoin de ses pensées. Ce que lui commande sa raison, ce que lui souffle sa ferveur, il n’est plus seul à le méditer : il n’est presque plus personne avec qui il ne puisse s’en entretenir. L’une et l’autre lui enseignent que ce monde est un refus, et que ce refus doit être refusé si l’on ne veut pas appartenir à une espèce bien plus effrayante que les morts : les non-vivants. Non qu’il s’imagine d’une essence supérieure quand il ne veut pas admettre que le monde soit cette cellule surpeuplée où des truands finissent par jouir d’une captivité qui les laisse tout entiers à leurs rivalités. Si Émile s’affermit dans sa résistance, c’est qu’à chaque fois que se déchire sur un visage, l’instant d’un éclair, le rideau des apparences, il découvre une âme en tout point semblable à la sienne ; elle lui confirme que, même barré d’interdits ou encombré de séductions, son chemin vers les autres passe bien par cette attente têtue.
Les ambitions de l’époque ne sont pas les siennes. Il a compris qu’elles ont en commun de réduire la vie à ce qui en peut être mesuré, contrôlé, dominé : il ne collaborera, ni de près ni de loin, à ce sabotage. Pour en avoir été, une fois ou l’autre, comme tout le monde, abusé, il n’ignore rien des multiples stratégies par lesquelles on conduit les peuples à la soumission. Il a appris à repérer les voies tortueuses de cette soumission dans les âmes des anciens et des nouveaux riches. Ces généreux idéaux dont ils aiment à respirer le parfum, et qui les enivrent un instant d’une vapeur d’indépendance ; leur terreur quand ils supputent ce qu’il en coûterait à leur confort, à leur sécurité, à leurs phobies de les prendre au sérieux ; les nobles raisons qu’ils s’inventent pour renoncer à courir de si grands périls ; la haine que cette lâcheté leur donne d’eux-mêmes ; comment, pour la conjurer, ils se font les procureurs de ceux qui ne désiraient qu’élargir leur cœur ; quelle passion ils mettent, la tentation vaincue, à s’enfoncer plus profond dans la servitude qui les en a libérés ; comment ils en conçoivent de la honte ; comment ils voudront noyer cette honte dans plus de confort encore, plus de privilèges, plus de matière.
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« Non », songeait Bertrand de Jouvenel.
« Non », dit Émile.
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Texte publié dans la revue Cité (n° 39, 3e trimestre 2002). Le titre de cet article fait référence à la fois à l’essai de Jacques Berque L’Orient second (Paris, Gallimard, 1970) et à Soleils seconds (Paris, Mercure de France, 1994) un recueil de poèmes d’Adonis, dont il fut le maître et l’ami.