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La maison de curé au pied du pont

Villeneuve-sur-Yonne est un navire en cale sèche allongé près du fleuve qu’il va incessamment retrouver. La rue principale en est le pont, les deux tours s’élèvent à la proue et à la poupe comme le gaillard d’avant et la dunette ; le château du navire, au centre de la rue, c’est la magnifique église gothique. On imagine sans peine la surprise de Joseph Joubert quand, fuyant la Révolution, il vient se réfugier dans la ville, chez une parente. Bien plus que séduit, il se sent accueilli, à la fois confirmé et rénové. Tout naturellement, il s’installe dans la « maison de curé au pied d’un pont », où il aimera recevoir ses amis. Et, notamment, Chateaubriand.

Je retrouve rarement chez d’autres auteurs ce degré de présence qui arrache les textes de Chateaubriand à leur époque, cette capacité d’irradiation et de conversion qui nous les fait contemporains. Une phrase des Mémoires, qui évoque sa sœur Lucile à Combourg, me semblait, adolescent, la plus belle de toute notre littérature. Je crois bien que je n’ai pas changé d’avis : « Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. » Petit banlieusard problématique, cette histoire de château qui m’était aussi étrangère que le fond de l’Afrique me touchait infiniment plus que tout ce que je pouvais lire ou entendre sur le monde où je vivais. Rien là d’une évasion, d’une rêverie. Le HBM n’en devenait pas Combourg, pas plus que notre réveille-matin ne se transformait en une horloge solennelle montant la garde dans un couloir sombre. Au contraire. Combourg faisait exister comme jamais le HBM. Comment dire cela ? Il l’HBMisait. Loin de faire oublier sa laideur, il la soulignait sans pitié. Mais, ce faisant, c‘était comme s’il la référait à quelque chose qui n’était ni Combourg ni le HBM et à quoi, moi, péquin, j’avais accès. Il me semble que si j’avais été un jeune bourgeois romantique et si un écrivain pauvre avait su établir avec la misère le même rapport que Chateaubriand avait tissé avec Combourg, le miracle eût été le même. Certes, je n’étais pas un bourgeois. Mais je n’étais pas non plus un banlieusard. Personne n’est un aspect de ce qui l’entoure. Personne n’est un accident. Personne n’est une parenthèse. Personne n’est dispensé de soi-même. Personne n’est une position. Personne n’est un représentant. Personne n’est un acteur dans un environnement. Personne n’est un rôle : maudites soient, d’où qu’elles viennent, les institutions qui voudraient nous y condamner. Être sûr de tout cela rend infiniment plus fragile mais infiniment moins vulnérable. Une vraie révolte ne replie pas sur eux-mêmes ceux qui l’éprouvent ou qu’elle éprouve, elle ne les nourrit pas de bavardage creux et d’aigre ressentiment, elle ne les enferme pas dans la complicité stérilisante des clans et des gangs. Ceux qu’une révolte saisit vraiment, elle les affirme en les élargissant. Elle les approfondit en les simplifiant. Elle les relie en les isolant. Elle les dépouille en les enrichissant.

En me reconduisant à Villeneuve et à Joubert, un autre propos de Chateaubriand m’a fait retrouver, sept décennies après, un sentiment comparable à celui que l’évocation de Lucile avait provoqué en moi. Cette fois, il ne s’agit plus d’un individu, mais du monde. Pourtant, sur un mode très différent, c’est le même aller et retour entre le passé et le présent, et leur fécondation réciproque : « Les semences des idées nouvelles ont levé partout ; ce serait en vain qu’on les voudrait détruire ; on pouvait cultiver la plante naissante, la dégager de son venin, lui faire porter un fruit salutaire ; il n’est donné à personne de l’arracher. »

Il y a dans cette phrase, comme dans l’évocation de Lucile, quelque chose de haletant où tient le génie de Chateaubriand. Elle se tourne douloureusement sur elle-même. Nous ne sommes pas là dans l’explication, nous ne sommes pas dans la présentation, nous ne sommes pas dans l’opinion. Nous sommes dans un registre que le monde moderne a évacué, entre histoire et poésie, entre proximité et distance – tout près de l‘homme qui pense, infiniment loin de toute médiation, de toute communication.

Sans doute ces propos font-ils écho aux conversations entre les deux amis dans la vieille et souriante maison qui nous attend aujourd’hui au 18 de la rue Joubert, ancienne rue du Pont. Comment ils en sont venus à ce sentiment commun, on peut l’imaginer. Tous deux sont des hommes du monde ancien qui, loin de mépriser les idées nouvelles, en ont saisi toute l’importance. Quoique plus âgé, Joubert, ami et secrétaire de Diderot, les a reconnues plus aisément, sans jamais s’y noyer, sans jamais renoncer à son catholicisme et à une vision profondément spirituelle des choses du monde. Aucun pathos chez cet homme de foi et de raison. Pas d’enflure révolutionnaire. Le courage de la lucidité : « Les révolutions sont des temps où le pauvre n’est pas sûr de sa probité, où le riche n’est pas sûr de sa fortune, ni l’homme innocent de sa vie. » Mais si notre « gentille petite Terreur », comme disait ironiquement Jacques Berque, ne lui inspire pas la moindre sympathie, il n’est pas prêt à confondre les choses du ciel et celles de la terre : pas d’enflure religieuse non plus. « Tout sentiment religieux, assène-t-il, est un sentiment servile et quiconque s’agenouille devant Dieu se façonne à se prosterner devant un roi. » Un catholique laïque, dirions-nous de Joubert. Chateaubriand est tout autre ; la tension, en lui, est plus forte, il l’exprime superbement dans les Mémoires d’outre-tombe : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Les idées nouvelles lui ont d’abord été odieuses. S’il ne sous-estime pas la lucidité des encyclopédistes, il leur fait le grief très moderne de n’être que des négateurs. Puis, peu à peu, s’approchant de l’idée de progrès, il en reconnaît la force sans s’en cacher les contradictions et tout son effort, quand il écrit Génie du christianisme, consiste alors à chercher comment elle peut s’insérer et s’épanouir dans une vision chrétienne du monde.

Rien n’interdit de suivre ces traces. Mais elles sont bien légères à côté de ce que l’écriture nous propose, à côté des fortes évidences dont ces conversations sans doute, lentement, accouchaient. De même que la pauvre enfant de Combourg me ramenait irrésistiblement à moi-même, m’obligeant en secret à tout y reconnaître de ce qui était et de ce qui serait moi et ridiculisant à l’avance les apprentis procureurs des morales empesées qui ne savent et ne peuvent rien d’autre qu’exhiber leur satisfaction frelatée, de même ces deux hommes de sagesse, d’expérience, d’espérance m’obligent-ils, quand je me tourne vers le monde, à ne rien dire et à ne rien penser de lui que je ne sente en moi comme une nécessité, comme une évidence difficile, comme un désir profond et finalement, même dans le refus, même dans la colère, même dans l’imprécation, même dans la confusion, même et surtout dans le doute, comme un témoignage d’amitié.

Retour de la subjectivité ? Peut-être, ou autre chose. Vite, vite, oublions les formules. Pas de vin nouveau dans les vieilles outres et les compliments, au vestiaire ! Nous ne nous sommes pas inventés, nous ne nous sommes pas imaginés : pas plus de raisons d’avoir honte que d’être fiers. Les mesures ne mesurent que ceux qui les inventent. Au monde, nous n’avons à apporter que notre trouble. Le colis que nous livrons, ce n’est pas à nous de l’ouvrir. On m’a dit de vous remettre ça, voilà. Et maintenant, je file.

Ah, j’oubliais ! Villeneuve-sur-Yonne, c’est à prendre ou à laisser. Il y a la terre et il y a le fleuve. Il y a le présent et il y a le passé. Il y a Joubert et il y a cet effrayant médecin qui, savez-vous, y était très bon pour les pauvres.

17 décembre 2022