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Aussi n’aurai-je qu’un tort…

 

Les bonnes conditions, le passionnant documentaire dont j’ai parlé le 10 août dans Points chauds est le résultat d’une longue fidélité, le travail patient de ceux et celles qui, de leur adolescence à l’âge adulte, ont voulu poursuivre cette réflexion sur eux-mêmes et le monde où ils vivent. Travail remarquable de la réalisatrice, Julie Grivas, qui a suivi leur évolution durant ces treize années. Je tiens à souligner que cette manière de faire est exactement aux antipodes de celle que préconisent les styles modernes de formation. Les propos de ces témoins ne leur ont pas été arrachés par le terrorisme de l’actualité mais ont été portés durant une très longue période. Ils ne se sont pas bornés à ajuster dans l’urgence une toquade momentanée inspirée par la publicité à une circonstance éphémère et truquée. Nous entendons s’exprimer des êtres humains qui, pas un instant, ne se comportent comme des bonimenteurs.

Je vois dans ce documentaire l’illustration parfaite – et même l’absolue réalisation – de ce que prophétisait magnifiquement François Perroux quand il s’écriait, juste après 68 : « Il faut déshonorer l’argent. » Seuls ceux qui n’ont jamais lu Perroux imagineront que ces mots appelaient à je ne sais quelle violence revancharde. Ils invitaient à comprendre ce que les plus avisés des jeunes bourgeois commencent à comprendre aujourd’hui quand ils considèrent la folie du monde : il n’y a aucune relation à établir, jamais, nulle part et d’aucune sorte, entre l’argent et ce qui, au sens fort du mot, vaut, vaut d’être vécu, vaut d’être proclamé, vaut d’être aimé et recherché, vaut d’être défendu comme sa vie, pour sa vie, au prix de sa vie. Penser un instant cette chose évidente, si c’est du fond du cœur, c’est la penser toujours – même quand on voudra l’oublier. Le Rubicon est franchi. L’obus est désamorcé.

On a proposé à ces jeunes gens, il y a maintenant longtemps, de laisser jouer en eux leurs pensées, leurs sentiments, leurs sensations. C’était là pour eux une énorme chance et ils ont eu la grande intelligence d’y acquiescer. Le jeu. Non pas le non-travail. Non pas la récréation. Non pas le temps de la désinvolture. Non pas l’identification à n’importe quoi. Le grand jeu. Le jeu du monde et des êtres qui se réfléchissent, se reconstituent et se réexpriment dans une conscience qui se sait et se sent liée à toutes les autres. Ils ont compris que cette réhabilitation du jeu renforcerait en eux ce qu’ils portaient de véridique et de généreux et périmerait le reste : ils ont eu le courage de ceci et de cela.

Je ne m’étonne pas du tout et suis même très rassuré de trouver dans les témoignages de ces jeunes bourgeois une foule de contradictions. Elles attestent l’authenticité de leur démarche. De toute évidence, quelque chose de profond, ici, a bougé et je n’ai pas plus de raisons de leur faire la leçon que je n’en aurais de sermonner des travailleurs émigrés. « Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux. »

Un point pourtant, un point qu’on ne peut pas éluder. Une jeune femme de ce groupe, une seule, a rencontré de vraies difficultés professionnelles. Les autres font des études, toujours brillantes, en France ou dans le vaste monde, à moins qu’ils ne se soient jetés, à leurs risques, dans l’aventure d’une carrière artistique. Rien de facile dans tout cela. Ils ont à se battre et ils se battent, le travail ne leur fait pas peur. Va bene. La jeune femme dont je parle, et qui, elle, crapahute, n’a choisi ni les études traditionnelles ni la musique mais… la communication. Elle en dit plus long que moi là-dessus, et avec une expérience plus directe. Qu’on l’écoute, qu’on me dise si j’exagère et qu’on m’explique pourquoi le personnel de la voirie ne reçoit pas l’ordre de balayer cette cochonnerie.

Toni Erdmann, un film de l’Allemande Maren Ade, sorti en 2016, et que je viens de découvrir, fait exactement le chemin inverse. Il ne nous présente pas un résultat et un accomplissement mais un problème et sa lente résolution. Le problème est celui-là même que le documentaire considère : comment échapper à l’emprise du monde, à sa fourbe, comme dit Montaigne ? Et la solution est la même, aussi bonne, aussi forte, aussi lumineusement simple : en retrouvant – ou en aidant autrui à retrouver – la certitude que tout être humain a droit au jeu, a le droit d’en retrouver le goût, le droit d’en mesurer, peu à peu, toutes les dimensions, le droit de le rencontrer dans son corps, dans son esprit, dans son cœur. Je ne cacherai pas que je vois quelque chose de presque miraculeux dans l’arrivée, j’allais dire dans le débarquement, de ces deux œuvres. L’une, le documentaire, redonne du sens à notre espace culturel, social, politique. L’autre, le film, retourne comme une chaussette le temps de nos vies et le remet à l’endroit.

Un père, une fille. Il termine sa carrière de professeur de collège. Elle est une consultante de haut niveau qui court le monde de Morrisons en Siemens et en McKinsey sans oser se demander un instant ni ce qu’elle fait ni ce qu’on lui fait faire. À eux deux, ils sont le monde moderne. Il a abruti la fille et désœuvré le père. Elle est devenue une sorte d’agenda anxieux. Il ne sait plus que se déguiser et faire des niches à ceux qu’il rencontre. Elle souffre d’être surchargée, il souffre de se sentir vide. Chacun d’eux est enfermé dans son image par ce que lui renvoie l’image de l’autre. La vacance du père cadenasse sa fille dans ses obsessions. L’angoisse de sa fille affole le père. D’un côté, une liberté sinistrée dans la culpabilité. De l’autre une liberté sans point d’application, qui s’abîme dans l’errance. Ils se sont inutiles et nécessaires.

On trouve sur Internet de courts extraits des critiques qu’a recueillies cette œuvre magistrale. Parce que certaines scènes font allusion aux mœurs des multinationales et à la brutalité des salopards qui y exhibent leur veulerie, quelques journaux traditionnellement teintés de ce progressisme théorique qui s’use même quand on ne s’en sert pas n’ont pas hésité à parler de critique du monde moderne. Extrême audace et platitude extrême ! Pour la majorité des autres, on a tout simplement affaire à un film comique où un lourdaud désargenté, probablement jaloux du compte en banque de sa fille, s’amuse à la persécuter de facéties plus encombrantes et vulgaires les unes que les autres. Seuls quelques isolés s’en doutent : nous avons là un film capital qui a – tout autrement – l’intensité et l’actualité qu’offrait à une autre époque une œuvre de Bernanos ou du dramaturge autrichien Fritz Hochwälder.

Il ne faut évidemment pas le dire au public : nous avons ici un film d’idées, un film de pensée. D’une certaine façon un film de contrebande que le statut de la culture dans la glorieuse Europe du XXIe siècle contraint à se cacher derrière des masques aussi lourds que ceux que porte le père d’Inès, alias Toni Erdmann. À voir et à admirer comme il y réussit, on peut comprendre la différence qu’il y a entre la pensée et ce qui la caricature, cette sorte de vomissement cérébral, nécessairement aussi moralisateur qu’abstrait, dont le propos inepte retombe en flaques dans les programmes de l’Éducation nationale ou des instituts de formation. Les mots et les images, ici, s’aiment d’amour. Loin d’avoir été tirées au hasard de la boîte à fantasmes, ces dernières sont toutes, dans la meilleure tradition allemande, des accompagnatrices fiables et fidèles sur le chemin de l’intelligence. Ce qui ne peut, je le crains, que troubler davantage un public qui, dès qu’on s’adresse à son esprit, se sent violé dans son identité citoyenne. Si, de plus, cette pensée est compréhensible et capable d’inspirer à ses victimes des idées et des initiatives susceptibles de troubler le vivre ensemble où s’étreignent consensuellement leur paresse et leur lâcheté, alors la chose est claire : le terrorisme n’est pas loin.

Jouer. Jouer à être un autre et, ainsi, être soi ou sentir qu’il n’est pas impossible d’en rêver. Il ne cesse de le faire, notre professeur farceur, et il est vrai que cela ne manque pas de drôlerie. Mais il le fait pour rien, comme l’autre loufoque se jetait du train. L’acte gratuit ? Oui, bien sûr. Le jeu n’a pas besoin d’objectif. Mais c’est un langage. Il s’adresse à quelqu’un, il a besoin d’une conscience qui le recueille, le réfléchisse. Une voie ferrée ne lui suffit pas. Il lui faut quelqu’un.  Cette exigence se traduit, dans le film, par un amoncellement de trouvailles et une truculence digne de la foire de Munich sous lesquels respire et tremble une démarche aussi précise et anxieuse qu’il est possible, un besoin fou de l’autre, de cette autre-là, cette Inès qui est la fille de Toni et dont il n’importe en aucune manière qu’elle soit envisagée ou non, ici, dans la perspective de cette hérédité. Elle est sa fille, voilà tout, et cela ne donne pas consistance au passé. Quand, dans la dernière séquence, ils tenteront d’évoquer quelques souvenirs de l’enfance d’Inès, l’heure sonnera de se quitter. On ne joue jamais dans le passé, pour le passé, avec le passé.

Même s’il parade quand il joue ses tours, notre héros n’est qu’hésitation et incertitude. Va-t-il surprendre Inès à l’aéroport qu’il se le reproche aussitôt. S’il l’interroge sur son bonheur et lui avoue qu’il en doute, c’est du sien qu’il s’inquiète. Il lui arrive même de vouloir oublier son jeu en exhibant un autre jeu, purement imaginaire celui-là. Ainsi explique-t-il sérieusement à une mondaine largement larguée qu’il a recruté une autre jeune femme pour jouer le rôle de sa fille et, notamment, lui couper les ongles des pieds. Ce fou infiniment raisonnable sait que ces raisonnables sont fous. Toni n’est ni un séducteur, ni un sauveur en mal de sauvée, il s’accroche à son jeu comme à la plus fragile des prises. Chaque instant peut la briser, et précipiter dans le gouffre les deux camarades de cordée. Violence d’une forme d’amour qui ne supporte pas d’adjectif. Ni paternel ni filial.  Ni aucun autre. Violence de l’amour nécessaire. Oblatif, narcissique ? Distinctions de supermarché. L’étonnant dans ce film, le plus beau, le plus merveilleusement hors de portée, ce sont toutes ces choses graves proférées, avec quel talent, sur le mode de la blague ! Ainsi, dans un restaurant, Toni explique-t-il à deux femmes sidérées qu’il s’est fait refaire les dents parce qu’il trouvait que son sourire n’était pas assez sauvage, pas assez dangereux. Qu’auraient-elles compris si, dans ce cadre écœurant de banalité, il leur avait expliqué qu’il était en guerre, qu’il faisait – et se faisait – la guerre ?

Quand son père, inquiet, lui demande si elle a le temps de vivre et d’être un peu heureuse, Inès se réfugie dans la mauvaise foi. Sans doute veut-il parler du cinéma, des soirées ? Le bonheur, le plaisir, être heureux : quelles inventions inutiles, quelle vanité ! À cet instant, elle est comme un animal qui s’enfonce dans son terrier, un terrier autour duquel Toni tourne sans trop savoir s’il a raison ou tort, si c’est amour ou si c’est orgueil. « Ce choir à l’infini qu’on nomme vivre ». Apparemment tout cela n’aboutira à rien. Inès changera de boîte. Ni drame ni conversion. L’un et l’autre, suggère Maren Ade, ont du mal à quitter leur personnage. Toni doit entrer dans une boutique et demander l’aide d’une employée pour se libérer de la monumentale tenue bulgare d’ours géant avec laquelle il est venu incognito – sauf aux yeux de sa fille – à une fête qu’elle a donnée. Elle-même est pareillement en difficulté avec son personnage. Une robe dont la fermeture s’est coincée quand ont sonné les premiers invités l’a jetée dans un tel affolement que l’idée lui est venue – qui, elle, n’affolera personne – que la fête serait une soirée naturiste. Elle abandonnera d’ailleurs aussitôt la compagnie pour courir la ville en peignoir, retrouver l’ours bulgare qui, à peine arrivé, a battu en retraite, et se jeter dans ses bras. Ici, je crois, entre eux, meurent les apparences. Ici, un instant, les cœurs et les âmes se rencontrent. Ils se reverront à l’enterrement de la grand-mère d’Inès, joueront à se raconter des histoires d’autrefois, en sentiront l’inanité. Fin. Leurs vacations, sans doute, resteront farcesques. Mais il n’est plus vacant et elle n’est plus assiégée. Quelque chose s’est rouvert qui, je crois bien, s’appelle vivre, et qui est grand. Ce n’est pas à cela, de toute évidence, que ce monde croûteux m’appelle. Aussi l’emmerdé-je et aussi n’aurai-je qu’un tort : ne pas l’emmerder davantage.

21 août 2020

Post-scriptum

Je ne suis pas du tout certain de pouvoir et de savoir parler comme il faut, ici, un jour, de Jean-François Billeter et de Marcel Jousse. Je ne crois pas que ces deux personnages aient jamais été réunis ailleurs que dans mon crâne. Le premier est notre contemporain. Je dois à ce sinologue suisse, professeur émérite à l’Université de Genève, d’avoir découvert Tchouang-tseu à qui il a consacré deux livres, les Leçons sur Tchouang-tseu et les Études sur Tchouang-tseu. Parmi les merveilleux petits ouvrages qu’il publie aux éditions Alia, j’ai fait une place spéciale à Esquisses. Je tiens en effet ce livre pour ce que j’oserai appeler un déboucheur : quelque chose de neuf est là, à notre portée, et qui nous concerne au premier chef en tant qu’individus et en tant que citoyens. Si j’en parle après un article où je salue les œuvres de deux femmes que je sens, l’une et l’autre, très proches de cette notion fondamentale de jeu à laquelle, dans Esquisses notamment, Jean-François Billeter rend toute sa place, c’est que ce sinologue confirme et éclaire rationnellement ce que des artistes ou des pédagogues peuvent intuitivement percevoir, conscients qu’ils sont et de la paralysie de notre société et de la hâte qui presse les plus vivants d’entre nous – ou les moins morts – d’en finir avec ce qui ne mérite plus maintenant, quelque bonne volonté qu’on maintienne en soi, que le mépris. Ses développements sur la conscience comme mouvement, comme geste, il faudrait être singulièrement myope pour ne pas voir ce qu’ils changeraient de la dinguerie collective s’ils venaient à la connaissance et à la conscience du plus grand nombre et, d’abord, de la jeunesse. Mais en parlant de conscience comme geste, je vends la mèche, l’autre mèche de la lampe que je propose. C’est un étrange monsieur que Marcel Jousse, champion de l’oralité et du geste, du mimisme et de l’intussusception. Même si ses œuvres (ou plutôt les transcriptions de ses cours et de ses interventions) sont rassemblées dans un énorme volume de Gallimard, elles vivent dans une sorte de clandestinité. C’est Jean Sulivan qui me signala son existence et quand je citai son nom à Jacques Berque, il me semble bien qu’il lui fallut un instant pour se remettre de sa surprise. Fils de paysans sarthois, Marcel Jousse apprit le français, à la communale, comme une langue étrangère. Capable, à quatorze ans, non seulement d’écrire des vers latins et grecs, mais de manier l’hébreu et l’araméen qu’un vicaire comme on n’en fait plus lui avait enseignés, c’est tout naturellement qu’il entra chez les Jésuites. Sa mère, pour l’endormir, accompagnait ses chansons en patois sarthois d’un balancement que le savant anthropologue ne cessa d’expliquer et d’illustrer. Jousse joua un grand rôle dans la vie intellectuelle du XXe siècle. C’est tout naturellement que Jean-François Billeter m’a rappelé cette monumentale Anthropologie du Geste, par ailleurs modestement vendue en Livre de poche, qui est comme l’Everest de ma bibliothèque. Mon bonheur est d’autant plus complet que, comme disait qui vous devinez, l’un de ces deux champions du Jeu croit au ciel et l’autre pas. Mais Jousse a là-dessus une idée très précise. Ce qu’il dit du Jeu vaut à la fois pour notre destinée temporelle et pour l’autre, si l’on y croit. Tout se passe comme si l’on pouvait choisir entre deux billets pour faire le voyage. Le premier est un billet Terre-Terre, l’autre Terre-Au-delà. On peut dire aussi : un pari Terre-Terre et un pari Terre-Ciel. On devine celui qu’a choisi Jousse. Mais on l’aurait bien mis en colère en cherchant, par contre, quelque différence, dans la première partie du trajet, entre des voyageurs munis de billets différents. Aucune. Zéro. Bernique. Vous n’imaginez pas comme cela me plaît. En attendant, si des jeunes cherchent un sujet, en voilà un. À moins, naturellement, qu’ils n’aient dans l’esprit des choses plus sérieuses, un mémoire, par exemple, sur la notion de carrière dans la pensée politique de Ségolène Royal.

 

« Pendant les dix ou vingt premières années de sa vie, chacun met au point une personnalité qui répond aux exigences de la vie pratique et de la vie en société, au sein de la famille puis au-delà. Les uns se satisfont de ce premier travail d’intégration. D’autres ne veulent pas s’en tenir là, ou ne le peuvent pas. Ils éprouvent le besoin de donner droit à toutes les forces qui les habitent, y compris celles qui sont restées exclues, et se livrent à un second travail d’intégration qui aboutit à une personnalité vraie parce qu’elle est la synthèse de tout ce qu’ils portent en eux. »

Jean-François Billeter, Esquisses

« Il faudrait que nous connaissions toutes choses, mais nous ne sommes pas des dieux. Nous sommes à peine des hommes ! Nous n’avons même pas encore su utiliser la puissance qui était en nous à notre service. Nous allons au moins nous rendre compte de cela. Il faut que nous fassions toujours la synthèse de tout ce que nous allons étudier et de tout ce qui va s’étudier en nous. Donc pas de découpage, pas de morcelage, pas de ces petits ratatinages sous n’importe quel prétexte. Nous voulons tout avec tout, parce que l’homme vivant est un homme total intégralement vivant. Rien n’est mort chez lui. Dès que vous allez tuer quelque chose, que ce soit par l’écriture, que ce soit par la photographie, que ce soit par n’importe quel procédé, j’aurai le droit de vous dire : ”Là, vous n’avez plus le droit de parler de la vie. Vous tuez et vous n’étudiez plus la vie.“ »

Marcel Jousse (Extrait de cours)