Le Réinventer l’amour de Mona Chollet me rappelait quelque chose. Rimbaud, Une saison en enfer, mais où ? L’idée trône au centre du livre, dans un paragraphe du poème en prose Délires, le premier, celui qui est intitulé Vierge folle avec, comme sous-titre ou comme autre titre : L’époux infernal. Il y a en effet deux Délires ; le second, c’est Alchimie du Verbe. Ces quelques lignes, Rimbaud les met dans la bouche d’un personnage mystérieux dont il dit qu’il est un « compagnon d’enfer ». C’est ce compagnon qui évoquera l’époux en question. Le mystère n’est qu’apparent. Le compagnon, c’est Verlaine ; l’époux, c’est Arthur. Une saison en enfer est une méditation sur leur terrible rencontre.
« Il [l’époux] dit : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers. »
« J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens » répond le poète à sa mère, la mother, la redoutable Mère Rimb’, quand elle l’interroge sur la signification de la Saison. Nous voici donc autorisés à ignorer les controverses, pourtant passionnantes, déclenchées par ce livre, le seul que le poète ait fait publier. Nous avons le droit de lire en sauvages ce texte sauvage. Dans cette perspective, l’affaire paraît simple : d’un côté des femmes congelées, de l’autre des brutes, comment ne voudrait-on pas réinventer l’amour ? Cela, c’était hier. Aujourd’hui les femmes se sont mises à l’ouvrage, et il n’est pas d’homme qui, à part soi, ne les comprenne au moins un peu. Le patriarcat honni n’est guère, au départ, qu’une affaire de muscles. Au temps des cavernes, et probablement assez longtemps après, ils ne furent pas entièrement inutiles, mais les temps ont changé et ils sont devenus désormais bien insuffisants pour asseoir l’idée d’une supériorité masculine, même si, chez Monsieur le Maire comme chez Monsieur le Curé, ils se sont vêtus de convictions rassurantes et tatoués de rhétoriques ronflantes.
Mais revenir au texte. Et, par lui, revenir à l’enfance. Comme nous le demandait le professeur, chercher les mots importants. Ça tombe sous le sens : l’amour est à réinventer. Tout le reste converge vers eux, le froid dédain, l’aliment du mariage, les brutes sensibles comme des bûchers. Le meilleur élève de la classe a trouvé tout de suite. Il lève une main comme le font les collégiens fatigués, en soutenant de l’autre le bras qui passe à la verticale. « Tu n’es pas loin de la vérité », sourit le professeur avec l’air mystérieux qu’il faut. Alors un petit malin que la poésie ne torture pas mais qui connaît bien ce maître parce qu’il faut toujours connaître ses adversaires, s’écrie fièrement : « M’sieur, c’est on le sait ! » Puisque le copain n’est pas passé loin ! L’ignorant tape dans le mille.
« L’amour est à réinventer, on le sait. » Tout est dit. Rimbaud a dix-neuf ans. Que ferait-il aujourd’hui après la Saison en enfer ? Il partirait, c’est sûr, mais pour quel Orient ? Il n’y en a plus ! Deviendrait-il agent de la mondialisation ? Ferait-il un bout de chemin avec le monde moderne ? Ou rejoindrait-il dans quelque village de Gilets jaunes le mystérieux Orient second que la vie, malgré tout, continue à tisser dans les consciences ? Il y aurait de l’obscur et de l’irradiation, forcément. Du commerce aussi, un peu. Au noir, pour mieux comprendre. On le verrait plein de colère contre ce “siècle à mains“ : « Profitez bien, vous autres ! » Puis, pour ceux-là mêmes, tendresse inavouable, insupportable.
Si l’on veut savoir comment le gamin féroce peut à la fois dire la chose – « l’amour est à réinventer » – et l’assommer de son ironie vacharde, lui assener le dégage ! cinglant du on le sait, il faut revenir aux fondamentaux du cours de littérature, quand on n’y cherchait pas le moyen de devenir DRH. À ces deux moments du livre qu’on a rapprochés depuis belle lurette. Le premier, tout au début :
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié ! »
Le second, à la fin d’un des derniers poèmes :
« Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »
Au début de la crise, quand on ne sait pas ce qu’on fait et qu’on sent pourtant nécessaire de le faire, la devise, le propos, le projet c’est Réinventer l’amour. À l’évidence, notre époque en est là. Ne pas l’en flatter, ne pas l’en accabler. Elle assoit l’amour sur ses genoux pour le pomponner, l’attifer, le faire à son image. L’approuver ? Totalement idiot. La condamner ? Infiniment léger. La gamine fait sa crise : ça se respecte – mais ça interdit d’entrer dans son jeu. Bien sûr, ce n’est pas l’amour qu’elle chouchoute, ni la beauté, c’est elle-même. Normal, pour l’instant elle n’a pas mieux. Mais voilà, je ne suis pas l’époque, vous non plus. Personne n’est jamais l’époque. On l’est presque, on l’est vraiment presque : on ne l’est pas du tout. L’infime pointe de mon être lui échappe en même temps qu’elle m’échappe et si j’échappe, moi, à cet échappement, il ne reste de moi qu’un déchet, même et surtout si c’est un déchet approuvé, un déchet branché. Au fond du jeu spirituel et érotique avec Verlaine, non pas la ravageuse, la destructrice, la puérile passion de l’absolu, mère de toutes les sottises et de tous les crimes : l’espérance anxieuse d’une naissance. Botticelli. Mais là, dans la vie, du sang et du sale. Les voit-on encore quand on regarde l’enfant ?
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Au bout de ce délire ardent qui a été pour Rimbaud non seulement une propédeutique mais une « magique étude », la stupéfiante découverte : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » La beauté existe, l’amour aussi puisqu’il l’a découverte. Quoi de plus ? C’est bon. Méditer, se promener, attendre ce qu’on attend vraiment, ne pas caler quand l’occasion se présente. Enfant, j’aimais beaucoup l’accent italien de Rina Ketty, sa chanson J’attendrai me touchait. Je n’y voyais pas et n’y vois toujours pas le symbole de la passivité à laquelle seraient condamnées les femmes. Un autre de ses succès, Sombreros et mantilles, n’était d’ailleurs qu’un pétillement joyeux. Et Gilbert Bécaud n’était pas une femme pour chanter Et maintenant que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie ! Pourquoi serait-ce inférieur d’attendre ? Les trente ans d’attente de Drogo, le héros du Désert des Tartares, dans le fort Bastiani, du temps perdu qu’il est inutile de rechercher ?
Si Rimbaud est le plus magnifique exemple de la révolte païenne ou s’il est ce mystique contrarié que voyait en lui Stanislas Fumet, je ne dirai pas seulement que je n’en sais rien. Je ne crois plus utile de me poser la question. Je n’en ai ni l’envie ni les moyens. Tout cela me dépasse trop. Je ne sais qu’une chose. Avec Rimbaud, je touche du vrai et ce vrai est inséparable du fracassement de la pensée bourgeoise. Je ne parle pas de la détruire. Je ne parle pas de l’injurier. Elle a son poids, sa qualité, sa saveur. Les noix aussi, à condition d’en briser la coque. La plupart de ceux qui ont compté dans ma vie étaient des bourgeois. Mais très grands, grands, moyens ou petits bourgeois, ils avaient tous brisé leur coque. Ils avaient rompu avec la bourgeoisie, ils avaient mis entre elle et eux, à leurs risques, une infranchissable distance. Cette rupture avec l’esprit bourgeois leur avait été deux fois bénéfique. Ils avaient abordé à des contrées de l’âme et de la sensibilité qu’ils n’auraient pu découvrir que dans les livres mais, en même temps, les apports initiaux de leur formation en avaient été dépoussiérés, aérés, renouvelés, aimantés. Une image tirée d’une fête juive, la fête des cabanes, me semble traduire parfaitement le désir que je tente d’évoquer. Les juifs, chaque année, sont invités à construire une cabane et à l’habiter pendant une semaine. Ces constructions peuvent être très différentes par la taille, la conception et le confort, mais elles doivent nécessairement être couvertes d’un toit de végétaux qui laisse voir les étoiles. Ne pas cacher les étoiles, donc faire place à la fragilité, à l’infini, à la gratuité, au rêve, à la méditation, à l’insouciance lucide et au goût de la pauvreté et du partage qu’elle favorise, voilà ce qu’on peut proposer de mieux à notre civilisation si l’on veut vraiment l’empêcher d’étouffer. Mona Chollet le sait bien, qui a écrit un livre pour le montrer : ce que l’on appelle aujourd’hui réalité en est la sinistre caricature. Quant aux valeurs qui sont la monnaie de cette imposture, ce sont des étiquettes sur des désirs utiles, donc sur des désirs qui n’en sont pas. Une valeur, c’est l’appellation contrôlée d’un mensonge.
Je n’ai pas besoin de beaucoup d’investigations pour l’affirmer : les féministes, comme tous les gens dont on parle, sont le produit de la bourgeoisie. Qu’y peuvent-elles ? Du passé, dans le grand âge, la mémoire efface, jour après jour, les circonstances et les enchaînements. La saveur des impressions, elle, demeure et, parfois, c’est comme si elle s’affinait. Il se fait alors d’étranges rapprochements. Le ton des féministes, le point d’elles-mêmes d’où elles parlent évoquent en moi, invinciblement, les innombrables moralistes qu’il m’a hélas fallu subir. Le discours, certes, n’est pas le même mais j’y retrouve ce que j’appellerai la générosité intéressée : comme si ces propos contradictoires procédaient moins, quand ils veulent me convaincre, de la volonté de m’éclairer ou de m’aider que du désir obsédant de me faire partager un fardeau en m’obligeant à entrer dans un camp. Si la vérité ou le progrès sont des potions ou des cachets que vous voulez m’administrer, vos remèdes ne serviront qu’à m’empoisonner. Non seulement ils ne guériront pas mes erreurs, mais ils vous enfermeront un peu plus. Comme bien d’autres esprits partisans, les féministes diffusent, parfois avec une hargne qui masque mal leur incertitude, une morale d’obligation dont j’ai déjà connu d’autres expressions chez certains chrétiens fanatiques, chez certains communistes bornés et, de manière générale, chez tous ceux qui avaient une vérité à me vendre. Ces temps sont révolus. Je ne crois pas être le seul à sentir ainsi : ne peut me toucher, en ce siècle de hideux bavardage et de puanteur publicitaire, que la parole de quelqu’un qui, d’emblée, loin de voir en moi une possible prise de guerre ou un trophée potentiel, s’adresse à moi de solitude à solitude, de doute à doute, de contingence à contingence, de ferveur à ferveur. Que ceci soit bien clair : établir une relation de ce genre est hors de portée des médias, rien de ce qu’ils pourront inventer ne la remplacera jamais et tout ce qu’ils pourront inventer en exacerbera le désir et parfois la fureur dans le cœur de leurs clients, je veux dire de leurs prisonniers.
3 octobre 2021