Il arrive que des productions populaires, voire commerciales, en disent plus long sur le monde que les analyses des clercs. Moins encombrées d’arrière-pensées tactiques, de prudence consensuelle, de conformisme intéressé et de clins d’œil à la confrérie des doctes, elles se méfient moins de leurs lapsus et offrent parfois d’étranges échappées. C’est ainsi qu’un film-catastrophe déjà ancien, Britannic, peut être lu comme une parabole de la modernité. Le paquebot qui porte ce nom vient de s’élancer vers la haute mer et les charmes convenus de la croisière de luxe avec, pour cargaison, un bon millier de richissimes gogos. Fâcheux pour son armateur londonien d’apprendre à cet instant, par un coup de fil anonyme, qu’ont été embarqués, outre les gogos, sept fûts contenant assez d’explosifs pour les envoyer améliorer l’ordinaire des poissons si une rançon, naturellement exorbitante, n’est pas versée en temps voulu. Parachutée en hâte sur le paquebot, une équipe de démineurs tente l’impossible, y perd quelques-uns de ses spécialistes et se trouve finalement, du fait des exigences conjuguées de la technique et du cinéma, devant la plus simple des situations. Il reste deux fils, le bleu et le rouge. Sectionner l’un des deux envoie le Britannic au diable ; couper l’autre désamorce la bombe. Mais lequel est le bon? Il faut choisir : dans cinq minutes, tout saute. C’est alors que la police met la main sur un génie des explosifs, qui fut jadis le maître à déminer du chef du commando parachuté mais qui a choisi, depuis, d’utiliser ses talents pour fabriquer les bombes plutôt que pour les désamorcer. De toute évidence, il a participé au coup. Cet artiste fait un peu la mauvaise tête puis, moyennant une promesse d’indulgence, consent à s’entretenir par téléphone avec son ancien élève, qui le couvre de paroles flatteuses. Il faut en venir au fait : le bleu ou le rouge, chef? L’ex-chef ne se précipite pas. Il jouit de la situation. Les gogos, le navire, son ancien camarade, les flics qui l’ont arrêté : tout est en son pouvoir. Le temps lui-même lui appartient. Quelques secondes seulement avant le boum inévitable, l’oracle tombe de ses lèvres, le verdict, la sentence : « Coupe le bleu. » Gros plan sur la pince. Elle hésite entre les deux fils, frôle le bleu, caresse le rouge, revient flirter avec le bleu, repart courtiser le rouge. Et finalement, c’est ce rouge qu’elle sectionne. La mer est toujours belle, de gros oiseaux crient, les gogos retrouvent dans le champagne la foi de leur enfance, de tendres contrats de mariage se concoctent : la vie continue.
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Placé devant une situation aussi radicale, contraint à la vérité par l’imminence du danger, le peuple ne se fierait pas davantage à la parole des élites que ce démineur à celle de son ancien maître. Comme lui, il sectionnerait le fil rouge. Seuls feindront d’en douter ceux qui tirent profit de sa subornation collective, qui font métier de le séparer de son désir et fondent leur réussite sur l’espoir de sa soumission. Pas un témoin de bonne foi, en effet, de quelque option politique ou métaphysique qu’il se réclame, qui ne constate, avec satisfaction ou avec effroi, à quelle profondeur le refus est aujourd’hui descendu dans les esprits et dans les cœurs. La vie sociale offrirait beaucoup d’occasions d’approfondir ce constat si les responsables avaient au moins autant de goût pour le vrai qu’ils en ont pour le progrès de leur carrière et la constante réfection de leur image. On aurait pu disposer, par exemple, avec la formation permanente, d’une chance exceptionnelle d’arracher la culture postindustrielle à la tyrannie de la propagande. Si la loi Delors de 1971 n’avait pas abouti à des résultats exactement opposés à ceux qu’elle se proposait, la formation eût constitué, mise à l’abri des vautours et des chacals, une magnifique caisse de résonance pour le désir du peuple et, à supposer qu’ils fussent capables d’échapper un instant au marécage de leur ego, une source précieuse d’inspiration pour ses dirigeants. Mais, dans la formation comme ailleurs, les deux petites filles jumelles de l’argent et de la puissance, Bêtise et Lâcheté, mènent la danse. Les préposés au bla-bla communicationnel, uniquement occupés d’eux-mêmes, noyés comme des seiches dans leur encre par le brouillard qu’ils sécrètent, privés de toute possibilité de décollage intellectuel, ne s’étonnent même plus de la minceur du voile idéologique derrière lequel ils cachent leur petit commerce. Leurs ambitions, il est vrai, sont inégales. Le plus souvent, ce ne sont que des appétits de boutiquiers peureux et cyniques, confiturés d’un vocabulaire abscons et prétentieux. Mais elles peuvent aussi s’élever jusqu’au délire. Ainsi l’exaltation du pouvoir des managers fournit-elle à un consultant-vedette des années quatre-vingt-dix ce quatrain poussif qui devrait alerter ceux qui s’indignent trop vite quand des auteurs aussi solides et mesurés que Maurice Bellet ou Christophe Dejours n’hésitent pas à évoquer l’esprit du nazisme à propos de la modernité :
« Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l’Esprit Divin… »
Dissimuler de toutes les façons possibles le refus profond et radical, instinctif et réfléchi, que le peuple oppose à la barbarie dans laquelle on le précipite, tel est, en dépit de sa mise en œuvre multiforme, l’unique objectif de l’oligarchie régnante. Barbouillée d’idéologies diverses et lavables, elle exerce sur la politique, l’économie, la culture et la pédagogie, via la domination des médias, un pouvoir absolu où des aberrations antagonistes coopèrent à la fabrication d’un modèle inédit et monstrueux : le collectivisme capitaliste mondialisé. S’il paraît, pour l’instant, presque impossible d’en renverser le cours, une des meilleures manières de renverser, à son tour, cette impossibilité est de chercher à comprendre de quoi est fait le refus du plus grand nombre et pourquoi, présent partout, il reste presque toujours clandestin.
On peut le faire par voie négative. La sensibilité révolutionnaire a vécu. Ceux qui sont censés l’exalter sont sages comme des aides-comptables. Avatar de l’individualisme bourgeois, le courant néo-libertaire ressemble à l’écume qui se forme avant l’engloutissement. Les réticences du peuple ne s’expliquent pas non plus par l’hostilité particulière qu’il porterait à ses dirigeants. Il ne les croit pas plus intéressés, plus inconstants, plus vaniteux, plus corrompus que d’autres ; il n’hésite pas à reconnaître, le cas échéant, leurs qualités. Sans doute l’amour qu’il leur porte reste-t-il modéré : en a-t-il jamais été autrement? Cependant, loin d’apaiser l’inquiétude, ces constatations rassurantes sont de nature à la creuser. L’hostilité publique est latente, diffuse, insaisissable. Une nouvelle maladie? Un nouveau virus? Les chroniqueurs politiques ont de beaux jours devant eux ; ce qu’ils cherchent, ils sont sûrs de ne pas le trouver. Pas une semaine pourtant sans que l’actualité jette sur le devant de la scène un aspect ou un autre de ce qu’on appelle le malaise de la société parce qu’on n’ose pas encore parler, plus crûment, de son malheur. Les banlieues, les collèges, les entreprises, les hôpitaux : pas de situation particulière qui ne soit ressentie comme symptomatique.
De toute évidence, l’essentiel échappe à l’analyse. De la sensibilité populaire, les spécialistes de la vie sociale ne connaissent généralement que ce que leur livrent sondages et enquêtes, c’est-à-dire de l’insignifiant ou du mensonger, qu’ils s’empressent d’ailleurs de retranscrire selon les représentations dominantes du moment. Pour les uns, plutôt réformistes, les malheurs du temps sont dus à des erreurs, plus ou moins graves, d’appréciation de la réalité : telle qu’elle est, la société irait bien, ou irait mieux, si elle se dotait d’instruments de recherche plus performants, de procédures plus judicieuses, si elle critiquait les concepts qu’elle utilise, si elle prenait garde à repérer les impasses dans lesquelles a pu l’engager telle ou telle idéologie. Selon ces observateurs, la raison comme la sagesse suggèrent de ne pas instruire de procès excessifs, de ne pas exagérer, par exemple, la responsabilité des dirigeants politiques ou économiques, de ne prêter de mauvaises intentions à personne, de ne pas amalgamer les multiples aspects du désordre social, de ne pas en chercher la clef dans la mauvaise volonté délibérée de quelques-uns. D’autres, au contraire, analysent la situation d’une façon plus globale. Pour eux, les injustices et les insatisfactions de la vie sociale sont les conséquences d’un ordre mondial inique dont il est possible de démonter les mécanismes et de désigner les inspirateurs. Pour porter tous ses fruits, chaque combat particulier doit se greffer sur la critique de cette vision globale, seule capable de lui révéler la plénitude de son sens. Ceux-là s’inscrivent dans une logique de retournement. La justice, c’est l’injustice dénoncée et vaincue. Se libérer, c’est sortir de la domination et de l’aliénation qu’elle entraîne. Les conditions de la politique mondiale fournissent évidemment à ce type de pensée une trame d’une grande vraisemblance.
Au hasard des circonstances et des bénéfices électoraux, on voit les partis qui se veulent progressistes hésiter entre ces deux attitudes. Le plus souvent, la tendance est à une cohabitation pacifique des contraires. Au discours, les vastes perspectives et les chevauchées de l’esprit ; à l’action, les ravaudages modestes, les rafistolages, les compromis et les compromissions. Qui se met à l’écoute des citoyens sans se donner d’autre projet que de bien les entendre doit pourtant se rendre à l’évidence : ni les efforts du pragmatisme réformiste ni ceux de l’universalisme contestataire ne peuvent rendre compte, à eux seuls, du refus obstiné qui habite le peuple. Encore moins peuvent-ils le faire céder. Envers et moteur du désir des citoyens, ce refus est vécu et souffert à un niveau de réalité auquel n’ont pas accès, du fait de leur impuissance ou du fait de leurs dérobades, les influents et les clercs. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que, renonçant du même coup à leur problématique et à leurs privilèges, ils se mettent en quête de l’homme, du citoyen, du travailleur qui vivent en eux et que leur dévotion au cérémonial social tient à distance : c’est alors, et alors seulement, que leurs capacités critiques, dont ils n’hésiteraient plus à user, quand il le faudrait, contre eux-mêmes, deviendraient fécondes. Sinon, entre un peuple muet et des clercs prisonniers de leur rôle, se prolongera éternellement, de chaîne de télé en chaîne de télé et de colloque en colloque, comme un hommage ininterrompu aux mânes d’Eugène Ionesco, un dialogue aussi novateur et éclairant que celui que peuvent poursuivre des carpes et des perroquets.
Sans doute le peuple ne confond-il pas dans le même dégoût l’immense foule des domestiques gavés et le petit troupeau des consciences éprises de résistance ; mais, s’ils suscitent sa sympathie, ces protestataires sont loin d’emporter sa conviction. Les raisons en sont multiples. Le lieu d’où ils parlent, comme on disait à l’Odéon, toujours une position dominante, lui est suspect. Le scepticisme a fini par décourager en lui les assauts de l’espérance. Il devine aussi qu’un vrai changement, une révolution qui serait autre chose qu’une permutation de la tyrannie, lui imposerait une épreuve de lucidité : il la redoute. Mais, surtout, il sent que ces efforts critiques, pour justifiés qu’ils soient, restent en deçà, ou à côté, de son attente. Qu’ils ne touchent pas à l’essentiel. Qu’ils ne changeront pas la nature de sa présence au monde. Qu’ils ne feront pas reculer ses démons intimes, la peur, la soumission. La perspective d’avoir à les affronter n’est pas sans l’inquiéter mais il est si fatigué de courir derrière des illusions, si las de tous ces chiffons qu’on agite devant lui! Entre un passé révolu et un avenir inaccessible, sa vie est un impossible et épuisant surplace. C’est dans ce déséquilibre que le rejoignent les certitudes tordues, les espoirs faisandés, la satisfaction lugubre de la modernité. C’est dans cette posture malcommode qu’il assiste, médusé mais habitué, à la partie de baballe d’insignifiance que disputent, pour des cacahuètes de pouvoir qui le renvoient aux plus sinistres histoires de famille de son enfance, des personnages importants et falots. Et qu’il se demande, par exemple, s’il est vraiment nécessaire de choisir entre l’ennuyé de l’Élysée et l’ennuyeux de Matignon.
Pourtant, quel que soit le classement des joueurs en lice, qu’ils soient vedettes ou débutants, qu’ils portent la culotte ou la jupette paritaire, ces parties-là, le peuple les regarde avec une passion qui ne se dément jamais. Les vaniteux en compétition s’en attribuent le mérite et roucoulent de satisfaction : s’ils comprenaient, l’espace d’un éclair, à quel point la foule est indifférente à l’issue de ces pitoyables tournois, une vague de vérité les emporterait. Mais comment devineraient-ils que, feignant de les admirer, elle ne médite en réalité que sur sa servitude honteuse? Que les supposés citoyens sont las de voir les présumées élites relancer, une fois de plus, avec des mensonges parfumés, comme d’habitude, au goût du jour, la mécanique rouillée et grinçante de la domination? Qu’ils ne font mine de s’intéresser à leurs pitoyables tours que pour mieux se débarrasser d’eux en les clouant à leur caricature, libérant ainsi leur âme pour la laisser accueillir en paix l’étrange rêverie qui frappe de plus en plus fréquemment à leur porte? Car si la modernité ne crée rien, ne produit rien, n’imagine rien, ne promet rien, ne vaut rien, ne pèse rien, grâce à Dieu, elle dénude tout, elle abrase tout : sa place, dans l’économie du salut, est celle du détergent providentiel. Ainsi, sans même s’en apercevoir, travaille-t-elle à sa propre ruine et défait-elle de ses mains ce qu’elle croit bâtir. Son triomphe creuse sa tombe. Non pas après elle, le déluge : avec elle, le déluge.
Et le peuple fasciné, comme eût dit Clément Marot, songe ses dirigeants. Leurs mots, leurs gestes, leurs manières. Il les regarde, tout englués d’ancien, courir après la mode. Ils lui ressemblent tellement! Mais lui, il les voit : le contraire n’est pas vrai. En fait de miroir, ils n’ont que la cupidité anxieuse de leurs courtisans. Le peuple, au contraire, même si c’est avec une infinie lenteur, même si c’est au prix d’innombrables reculs, au fur et à mesure qu’il s’abîme dans la contemplation de leur mensonge, s’en décolle, s’en détache, s’en sépare. Mouvement des profondeurs, impossible à nommer. Comme la Beauce de Péguy, imprenable en photo, la vérité du peuple est interdite aux médias, aux psychologues, aux sociologues. Inaccessible à toute récupération. Ainsi, dans l’étrange plaidoyer pour le nominalisme qu’est Le Nom de la Rose, cette éclairante contradiction : toute la vie du moine érudit qui est le héros du roman a tourné autour des rapides instants où, pour la première et la dernière fois, il apprit, jeune novice, d’une servante à peine entrevue dans les cuisines obscures du couvent, et dont il ne saura jamais le nom, que l’innomé de l’existence est la voie royale de la réalité, et que les constructions de l’esprit qui veulent en rendre compte se dégradent en affabulations dès qu’elles prétendent s’en affranchir.
La modernité rapproche le pouvoir de ceux qui le subissent. Plus possible d’imaginer qu’au sommet de la pyramide sociale règnent des vertus plus éclatantes, des intelligences plus lumineuses, des générosités plus vastes. Tout le monde ressemble à tout le monde. De cette ressemblance, les démagogues tâchent de tirer des effets de résignation. Personne, soufflent-ils, ne pourrait mieux faire… Le peuple succombe à la tentation : un peu, beaucoup, pas du tout. Autre chose le sollicite, qu’il sent plus profond. Il se sait désormais l’égal des puissants. Les humiliations qu’ils lui font subir, loin de contredire cette certitude, la font plus violente, plus accusatrice. Tandis qu’il mime, à s’en déformer les traits, la soumission qu’on veut de lui, qu’il fait semblant de penser sur ordre et de jouir sur commande, il explore en secret l’au-delà des apparences, bute sur ce qui n’a pas de nom, se cogne, de toutes les façons possibles, au mystère fondateur, envisage, incrédule, sa « future splendeur », apprend enfin de cette expérience qu’il existe, qu’il existe vraiment, hors de toute autorisation, hors de tout préalable. Alors il jette à nouveau les yeux sur les puissants, heureux de partager avec eux la joie de cette existence : il découvre, stupéfait, terrifié, qu’ils y ont renoncé.
Il les écoute parler. Ou plutôt, il cherche la source de leur parole, tâche d’en deviner la genèse, mesure à quel niveau de réalité elle naît. Sort déçu, accablé, de cette épreuve. La vision des réformistes est trop courte, trop étroite. Le monde n’est pas une copie à corriger. Le monde n’est pas un habit dont il faudrait reprendre la coupe. Trop simpliste aussi le fantasme d’un gigantesque complot à dénoncer. La vérité, ce n’est pas de l’erreur retournée. Tout ce dont les suffisants dissertent avec assurance, le peuple le remâche, le rumine. Ils peuvent se moquer de lui : il est si embarrassé! Il est vrai qu’il ne sait comment faire ; mais, eux, ils ne savent même plus de quoi il s’agit. Inlassables fontaines à bavardages, ils pissent éternellement la même rhétorique tiède. Et s’en montrent si fiers, si fiers et si fats! Comment comprendraient-ils que, si le peuple se tait, s’il bougonne, s’il se contredit, s’il contresigne en souriant toutes les paperasses qu’ils lui tendent, s’il raconte n’importe quoi au premier imbécile qui le sonde, c’est qu’il est descendu plus profond qu’eux dans le vivant, qu’il y pressent de l’inconnu, qu’il y devine du nouveau absolu. Même s’il ne peut pas nommer ce qui n’a pas encore de nom. Même si ce qu’il flaire, et que les maîtres n’imaginent même pas, l’épouvante tellement qu’il voudrait n’en être jamais arrivé là, qu’il accepterait sans hésiter un bond de vingt, de cent ans en arrière. Comment ces protégés à vie, dont le désir le plus hardi n’a jamais dépassé l’horizon d’un concours, d’une nomination, d’une réélection, devineraient-ils pourquoi le peuple, ce réservoir pour leur vanité, s’embrouille et bredouille? Comment verraient-ils en lui l’image de cet empereur de Chine, que Paul Claudel évoque dans Le Repos du septième jour, qui, descendu aux enfers pour arracher son peuple à la peste, n’a plus pour s’exprimer, à son retour sur terre, que de pathétiques interjections?
Trop tard. Quoi qu’ils fassent, le peuple a pris trop d’avance sur eux. Ils croient qu’il a peur. Il a peur, oui : mais pas d’eux. Il se tait, mais pas pour les raisons qu’ils lui prêtent. Ils se flattent niaisement de le manipuler, sans se douter que c’est lui qui décide de jouer leur jeu, qu’il a provisoirement besoin de ce répit, même inconfortable, pour mieux s’isoler dans son désir, pour le sentir mûrir, pour l’apprivoiser, pour découvrir, avec terreur et jubilation, un langage nouveau, pour commencer à en balbutier en secret l’alphabet. S’ils savaient, les gentils membres du Club des Narcisses! Leurs talents de communicateurs, quelle farce! Ils peuvent confier ce service à des singes ou à des ânes : ces experts convaincront sans peine un peuple qui a décidé d’être convaincu, qui est contraint, pour l’instant, de paraître convaincu. Un peuple qui manipule subtilement ses manipulateurs. Oui. Au profond des choses, les manipulés, c’est eux. Les outils, c’est eux. Les jetables, c’est eux. Les instrumentalisés, c’est eux. Leur saint-frusquin stratégique, la bouillie de langage que recrachent leurs domestiques surpayés, tous ces garrottés d’eux-mêmes qu’ils fabriquent en série, leurs querelles arrangées comme des matches de catch en banlieue, les valeurs bidonnées qui servent de Samu à leur manque de courage, la dérisoire imagerie du succès, l’ignoble vulgarité de la gagne, tout cela n’a qu’une fonction, une seule : laisser le temps au peuple de s’habituer à la liberté qu’il ne pourra bientôt plus éluder. Vider les fonds de tiroir, tel est aujourd’hui le destin des élites.
Quand même. Tâcher de retarder l’inévitable. L’empêcher de couper le rouge, ce peuple fragile et hésitant, braillard et délicat, que désole l’idée de faire de la peine à ceux qui le méprisent. Possible de l’envoyer sur des fausses pistes : la peur rend les conseillers si ingénieux. Jouer fin. Ne jamais oublier l’essentiel : le but, c’est de le diviser en lui-même et contre lui-même. Les femmes contre les hommes : très bon, ça, facile à justifier. Le sexe, quelque usage qu’on en fasse, rien de mieux pour mettre la zizanie partout. Mais ça ne suffira pas. Chaque individu doit se sentir, dans tous les domaines de sa vie, harcelé par tous les autres, et se faire un devoir citoyen de protester hautement. Les gens qui cafardent, on les tient. Qui irait s’en prendre à Modernité, la gentille nounou castratrice? Qui aurait l’idée, par exemple, de lui reprocher de faire le bonheur des sectes, à force de rendre les gens fous? Affreuses, les sectes. Mais elles pourraient permettre de prendre, en douce, des lois assez utiles pour empêcher les esprits de gambader dans les parterres interdits. Prudence! Si l’on se mettait à traquer la manipulation mentale, il faudrait enfermer la quasi-totalité des grands consultants, des managers et des communicateurs. Plus quelques autres.
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Difficile de couper le rouge. Beaucoup de pièges à déjouer. Mais on peut rester optimiste. Ce qui ne peut pas entrer dans le logiciel taré de la modernité, c’est que chaque retard aggrave son cas. Le peuple a tout son temps. Il souque, mais ça va. C’est qu’il est au centre des choses. Il tient la corde, si l’on veut. La violence établie, elle, est obligée de faire l’extérieur, de jouer l’apparence, rien que l’apparence, toujours l’apparence. Elle s’usera. Elle ne pourra pas suivre le mouvement très longtemps. Elle se détachera comme une pelure et filera dialoguer pour l’éternité avec son interlocuteur préféré, le néant. Alors, pour des âmes enfin restituées au désert, pourra peut-être commencer le temps de la simplicité.
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Texte publié dans la revue Cité (n° 36, 2e trimestre 2001)