L’Institut du Monde Arabe a récemment honoré huit « figures du dialogue des civilisations « , quatre Algériens et quatre Français, chacune de ces figures étant évoquée par deux intervenants, un Algérien et un Français. À l’issue de ce colloque, Mustapha Chérif, ancien ministre algérien et ancien ambassadeur, et dont Jacques Berque avait dirigé la thèse, eut l’idée d’un livre qui développerait nos deux interventions, la sienne sur Jacques Berque et l’Islam, la mienne sur Jacques Berque et l’Occident. Chacun sur sa rive, nous avons travaillé cet été à ce projet. Ce fut pour moi l’occasion de retrouver beaucoup de textes de Jacques Berque, notamment plusieurs articles de grande importance publiés dans des revues érudites atteignant peu le grand public. Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, je mettais de côté, pour Résurgences, des citations qui n’entraient pas forcément dans le cadre de mon étude mais qui me paraissaient porteuses de beaucoup de sens. Avec ces morceaux de choix, j’ai construit la promenade berquienne que je propose ici. Des miettes, en quelque sorte, mais on va voir qu’elles sont nourrissantes. Je les ai classées par thèmes, autant que faire se pouvait, sans m’acharner à bâtir des enchaînements qui seraient restés artificiels.
Miettes politiques
À toutes les révisions, qu’il appelle utopies ou subversion, l’ingrat, l’imprévoyant oppose ses propres médiocrités, qu’il appelle réalisme. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)
Trop dominé par l’altercation, le circonstanciel et le conjoncturel, il se vide dès que l’actualité le lâche. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)
Tout comme une hypothèse de recherche, la conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses, et d’êtres, en fonction de l’idée la plus fulgurante. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)
Qu’est-ce au juste que la gauche ? Consiste-t-elle dans une démobilisation prudente des valeurs bourgeoises, ou dans leur remplacement par d’autres valeurs, ou encore dans une remise en question de toutes les valeurs ? (Prendre les choses à la racine, Le Nouvel Observateur, septembre 1972)
On nous demandait de dépasser les vieilles nations, en les regroupant dans une entité plus vaste. Progresser vers le monde, quoi ? Reculer plutôt, nous enfermer ! (La nouvelle péninsulaire, Le Croquant, 1992)
L’Europe vit sur le mol oreiller non du doute, comme Montaigne, mais des certitudes fractionnelles. (Rapport au Conseil de l’Europe, décembre 1989)
C’est essentiellement de l’Occident européen que la majeure partie du monde a subi le premier choc des destructions et des réfections de la civilisation industrielle. L’Occident qui, irrésistiblement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, et désormais de façon de plus en plus disputée et précaire, s’était arrogé pouvoirs et profits, est longtemps apparu aux autres peuples, et leur apparaît peut-être encore, comme un exploiteur impénitent, au mieux comme un professeur intéressé. Lui-même ne s’est que trop considéré comme l’agent et le délégataire de l’évolution humaine. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)
Miettes culturelles
L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)
La différence entre la culture anglaise et celle des Arunta, disons, n’est qu’historique, relative, peut se mesurer. Tandis que les rapports entre les Arunta et leur nature se déploient dans l’infini de la disponibilité humaine. Je pense donc qu’il est possible, pour une culture comme celle des Arunta, de fabriquer des locomotives dès lors qu’elle est capable de fabriquer des boomerangs. On touche ici la différence entre ce qui est infini et ce qui ne l’est pas. Appelons ce raisonnement ou, si vous voulez, ce paradoxe : le pari de Pascal du développement industriel. (Vers une humanité plénière, Esprit, avril 1969)
Au moment même où s’effacent [dans les anciens pays colonisés] les formes simplistes de l’aliénation, on s’avise de ses formes subtiles. L’homme s’est-il décidément affranchi ? Le mal ne se ramenait pas à la sujétion politique et économique. Il était descendu beaucoup plus loin dans l’être du dépendant. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)
Nous sommes à une époque d’essor des pulsions et de décadence du sur-moi. Nous disons et pensons beaucoup de choses que les contrôles sociaux auraient jadis refoulées. (…) Mettrons-nous en avant le terme de « culturel » pour désigner ces effervescences ? Elles influeront un jour sur le politique, elles le feront sans doute ou le referont. Mais ce n’est pas encore le cas, comme on sait. Nous sommes loin du compte. Beaucoup de protestations d’aujourd’hui pourront donc bien, sans le savoir, ressortir au culturel plutôt qu’au politique. Dire cela, d’ailleurs, ce n’est pas les minimiser. C’est se refuser à jouer sur le sens des mots. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)
Quand vous avez découvert mon chiffre, êtes-vous sûr de m’avoir pour autant décrypté ? J’ai peur que votre va-et-vient du manifeste au caché et la réciproque ne soit scientifique qu’à l’aller, mais non plus au retour. J’ai peur qu’en présumant la restitution du vécu à partir de son algorithme, vous ne fassiez preuve de la même naïveté dont vous accusez l’empirisme. (L’algébrique et le vécu, Diogène, avril-juin 1974)
Au Dieu-Père barbu, patron des causalités et toujours ressemblant au pasteur biblique, succéderait un Dieu-système, infiniment plus abstrait, davantage ami de l’électronique que du gardiennage des troupeaux, et qui serait, si l’on peut dire, le suprême « connecteur ». (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)
Miettes anthropologiques
Au contraire de celui qui a dit « L’homme, c’est quelque chose qui doit être dépassé », nous oserons proclamer que l’homme, c’est quelque chose qui doit être déployé. (Logiques plurales du progrès, Diogène, juillet-septembre 1972).
La révolution scientifique et technique est un phénomène irrépressible. Il n’est pas seulement réducteur, exploiteur de l’homme-travail. Il l’est aussi de l’homme-personne, de l’homme-terroir, de l’homme-collectivité de base. Que va devenir, dans le monde des transports supersoniques, de la radiodiffusion et des compétitions multinationales, notre niche écologique ? Alors nous serons pris par la tentation du retour : retour à l’origine, à la nature, à nous-mêmes pour tout dire. Nous avons simplement oublié qu’il n’y a plus de nous-mêmes dans ce retour et que notre révolte répond à des mutations géantes qu’on ne peut traiter par prétérition. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)
Je viens de visiter les ruines de Leptis Magna sur la côte de Libye. J’avais visité beaucoup de ruines de villes anciennes, mais cette fois j’ai reçu un choc. Si j’avais été économiste, j’aurais déchiffré la proportion énorme d’investissements que représentent les monuments ludiques dans une telle ville : sur ce qui est théâtre, palestre, auditorium, stade, gymnase. De laquelle de nos villes pourrait-on en dire autant ? La dimension du ludique jouait dans celle-là un rôle au moins égal à celui de l’économique par exemple. L’esthétique enveloppait tout, jusqu’à s’exalter en dimension autonome. Pour nous, l’art c’est la visite aux galeries de tableaux, c’est le musée, parfois la maison de la culture, une sortie le dimanche matin ou le samedi soir. Or l’art, dans une société qui reconnaîtrait sa dimension esthétique, serait présent partout et à tout moment. (L’Orient et l’avènement de la valeur monde, Esprit, septembre 1970)
« Nous ne nous serions jamais révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions rêvé. » Et Soekarno, ouvrant le premier Bandoeng : « Dans vos délibérations, ne soyez pas guidés par des craintes, mais par des espoirs, des déterminations, des idéaux, et aussi, oui, par des rêves. » (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)
Chaque peuple doit non pas continuer un passé mais, si vous voulez, retourner ses racines vers l’avenir. Encore, pour qu’un avenir existe, faut-il que le « nous » existe. C’est cela l’identité collective : « nous ». (Le retour aux sources, Les Nouvelles littéraires, mars 1979)
Je vais vous amuser : j’ai toujours été un fondamentaliste. Au sens où j’ai toujours essayé de prendre les choses à la racine. (Entretien avec Jacques Berque, L’Actualité religieuse, juillet-août 1995)
La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde. (L’Orient second, Gallimard, 1970)
« C’est pour ne pas croire en la beauté de la vérité que nous avons créé la vérité de la fiction. » (Ezequiel Martinez Estrada, cité dans L’Orient second, Gallimard, 1970)
Divers
C’est dans ce risque de vassalité, bientôt sensible à tous, c’est dans cette dérive qui menace aujourd’hui toutes les sociétés d’une commune liquéfaction que l’on peut chercher le ressort de nouvelles solidarités. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)
La vraie raison, je ne dis pas l’origine, de l’inquiétude corse, ce n’est pas dans l’île qu’elle se trouve, mais à Paris. Pourquoi surgit-elle maintenant, alors qu’elle ne le faisait pas sous la Troisième, même au temps de l’occupation, ni sous de Gaulle ? À coup sûr par le manque d’une « certaine idée », disons d’une anticipation commune capable de polariser les diversités françaises. Et le régime de Giscard me paraît à ce titre singulièrement impropre à proposer une vision, une éthique, un idéal. (…) Eh bien ! la Corse ardente et fière, latinité de France et France de la Méditerranée, elle ressent cela, et certains de ses fils en tirent, trop vite à mon sens, la leçon. (…) Serait-ce que l’identité corse, qui n’a rien perdu de sa couleur depuis le XVIIe siècle, est pourtant entrée dans une identité englobante où elle se situe de façon si serrée que le sentiment de la déperdition accentue en elle des manifestations que les ancêtres n’ont pas prodiguées au moment où la blessure était plus fraîche ? La Corse n’est-elle donc pas devenue sous-ensemble français? Si cela était vrai, comme je le crois, son affirmation la plus violente entrerait dans le jeu de la société globale. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)
Pour moi, la leçon que je retiens de l’ère coloniale, c’est que toute société a certes ses problèmes. Mais ces problèmes, elle seule est capable de les résoudre. Et l’irruption de l’étranger, même s’autorisant d’une certaine sorte d’universel, ne peut que les aggraver, en retarder la vraie solution. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)
Les attitudes compensatoires, philanthropes, redresseurs de torts, etc., il faut insister sur la vanité de leur protestation. Elle est nostalgique plus que constructive. Au fond, elle se veut remords, attestation, témoignage, comme disait Louis Massignon, plutôt que réalisation. Elle en appelle à plus haut : à Dieu, au chef-d’œuvre, aux cités à venir. Elle s’évade, en somme, et convie à l’évasion. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)
L’essentiel ? Cela qui est « plus près de l’homme que sa veine jugulaire » (Coran, L, 16, cité par J.B.)
(sur sa jeunesse) Toute cette période de ma vie fut noire et rouge. Noire de frustration. Rouge du splendide incendie des soifs. (Mémoires des deux rives, Le Seuil, 1989)
(15 septembre 2003)