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Émilie, ou de l’éducation des adultes

Préface (août 2017)

Sentir qu’on vient d’écrire un livre qu’on était le seul à pouvoir écrire doit être une sensation bien enivrante. Mais sentir qu’on a écrit un livre que des dizaines ou des centaines d’autres pouvaient écrire mais n’ont pas écrit emplit l’esprit d’une perplexité non dénuée d’inquiétude. C’est cette perplexité-là qui m’a poussé à faire réapparaître sur ce site, en une version revue et un peu allégée, ce témoignage de formateur, ironiquement intitulé Émilie, ou de l’éducation des adultes, que les éditions Insep et Érès publièrent ensemble en 1981.

Le début des années quatre-vingt, c’est la grande époque de la formation à l’expression et à la communication. Ni les entreprises ni l’État n’ont encore appris à distinguer les formations jugées efficaces des formations généralistes ou culturelles. Époque fourre-tout où s’entassent des inspirations contradictoires. Le style de l’enseignement traditionnel n’a pas encore disparu. Beaucoup de professeurs se font formateurs à temps partiel. Des instituts proposent aux salariés des stages sur « les grands courants de la pensée contemporaine ». Par ailleurs, Mai 68 et la transformation des relations qui s’est ensuivie ont imposé leurs exigences de convivialité et leur ont fait franchir les portes des entreprises. Celles-ci, pourtant, ne se contentent pas d’osciller entre des influences diverses. Les théories japonaises, mais surtout américaines, précisent et durcissent leur identité. L’idéologie managériale qu’en 1992 Jean-Pierre Le Goff dénoncera dans Le mythe de l’entreprise, mythe dont il situe précisément la naissance au début des années quatre-vingt, se construit peu à peu par la lente transformation des structures et des relations de travail tandis qu’apparaît un vocabulaire spécifique qui s’efforce d’acclimater en France des intuitions et des méthodes généralement américaines. Plusieurs autres chercheurs, avant Jean-Pierre Le Goff, s’étaient interrogés sur les entreprises. Sans mettre directement en cause l’idéologie managériale, ils avaient étudié les rapports complexes des salariés avec les organisations modernes. Analysant avec précision l’influence des méthodes de direction d’une grande société d’informatique sur le comportement de ses salariés et, plus largement, sur leur vision du monde, le remarquable ouvrage de Max Pagès et ses disciples, L’emprise de l’organisation (1984), avait ouvert une piste capitale. À partir des années quatre-vingt-dix, on le sait, la littérature et le cinéma se saisirent fréquemment de la question des entreprises. Un des mystères de l’époque reste la contradiction entre la grande qualité de nombre de ces œuvres, largement approuvées par la critique et le public, et la totale imperméabilité des entreprises à toute influence extérieure.

Écrivant Émilie en 1981, mon projet n’était évidemment pas de me livrer à une critique d’ensemble. Le temps n’était pas à cela. La façon insidieuse dont s’est répandue l’idéologie du management me l’aurait de toute façon interdit. L’entreprise traditionnelle était loin d’être morte et il était difficile de deviner, tant les évolutions étaient diffuses et imprévisibles, quelle sorte de changement était en cours. Les syndicats restaient remarquablement discrets sur le sujet, peu pressés d’entrer sur un champ de bataille entièrement nouveau pour eux et qui se prêtait assez peu au simplisme rassurant des revendications traditionnelles. Tout s’est passé progressivement, ponctuellement, avec une hypocrisie consommée. L’emprise de l’organisation s’est masquée de mille et une nouveautés plus aguichantes les unes que les autres dans la façon de concevoir le travail, la hiérarchie, les relations professionnelles, le rôle de l’entreprise. Cette formidable manipulation sut jouer à merveille de l’angoisse grandissante des salariés pour leur imposer toutes sortes de sédatifs aux noms prometteurs : en apaisant quelques-unes de leurs inquiétudes, ils anesthésièrent en même temps en eux toute velléité de résistance. Je crois inutile de répéter ce qu’on a pu lire souvent ici. Que l’idéologie managériale est une monstruosité. Que, dans le monde politique et médiatique, personne, rigoureusement personne, n’a jamais eu le courage de l’affronter ni même de s’en préoccuper. La presse était prête à agiter ses manchettes et à tordre ses colonnes de douleur si trois imbéciles ou quatre psychopathes jouaient à Hitler au fond d’une campagne désolée mais restait démocratiquement impassible quand la tyrannie managériale faisait peser sur la liberté de tout un peuple le poids de la contrainte la plus effroyable qui soit, celle qui fait du service de l’argent une affaire de conscience. Stupéfiant aveuglement ! Stupéfiante élusion !

Cette indignation ne m’animait pas en 1981. Je ne devinais pas que la logique managériale entrerait un jour au collège et qu’on offrirait à la jeunesse française une morale puisée aux latrines de l’intérêt bourgeois. J’imaginais encore moins que cette logique et cette morale auraient un jour leur couvert à la table du Conseil des ministres. Vraiment, nous n’en étions pas là ! Mon propos pouvait être pacifique, irénique même. Je voulais tresser une couronne au métier nouveau que j’avais choisi et envoyer un message d’amitié aux stagiaires que je rencontrais. Un livre positif, dirions-nous aujourd’hui, et qui fut reçu comme tel. Aucune prétention. Une célébration de la formation, de son sens, de son rôle culturel et social, comme l’avait fait, pour des tas de bonnes choses, à commencer par le vin et – horrible à dire ! – le tabac, la jolie collection de petits livres de Robert Morel, précisément appelée Célébration.

Émilie, c’est un coup d’œil amical sur la vie des groupes. Des histoires de session. À l’occasion d’un exercice, ou de quelque événement extérieur, ou d’une querelle entre participants, ou d’une interpellation de l’animateur. Pas un instant l’idée ne m’est venue de faire de mon Émilie une émeutière, une passionaria. Pas même une contestataire. C’est une rêveuse qui ne rêvasse pas. Le livre évoque seulement son arrivée parmi nous, dans une auberge de Normandie. Mais, dans les sessions, j’ai senti souvent sa présence ; c’était à la fois la petite et la grande sœur des groupes, une conscience simple et tranquille, accueillante et incorruptible, une jeune femme qui avait lu Le Grand Meaulnes et peut-être quelques poèmes de Péguy.

Pour qu’il y ait histoire, pourtant, il faut bien qu’il y ait quelque part, à son commencement, une crise. En relisant récemment ce livre d’il y a trente-six ans, quelque chose m’a sauté aux yeux. La quasi-totalité des points de départ de ces dix-huit chapitres évoque l’affrontement douloureux, ou difficile, ou presque impossible, d’une pratique imposée par l’entreprise, ou d’une notion suggérée par elle, ou d’une attitude préconisée par sa hiérarchie. Je ne saurais dire exactement si j’avais pris conscience, et quelle conscience, de la convergence de ces points de départ. Sans doute la devinais-je un peu, mais sans pouvoir l’exprimer clairement, et sans chercher à le faire. Ces hommes, ces femmes rencontraient l’entreprise et je sentais qu’il y avait presque toujours choc, qu’il y avait heurt, qu’il y avait souffrance, qu’il y avait désir de remise en question, et échec de cette tentative.

D’où le caractère presque intimiste de ces séquences. Aujourd’hui, je le comprends mais le regrette un peu. Car ces scènes se jouaient à trois. L’entreprise, bien sûr. Les participants, évidemment. Mais aussi ce que je ne savais ni ne pouvais nommer, une intention complexe et perfide sous-jacente à tout, et qui voulait s’imposer à tous. Dix ans plus tard, la décrire m’importait moins que la combattre. En 1981, je ne pouvais ni la combattre ni la décrire.

Et pourtant, à y bien regarder, il n’est pour ainsi dire aucun de ces points de départ qui n’évoque en effet le noir souci de l’idéologie managériale. Mais le microbe n’avait pas encore été identifié. En relisant très vite Émilie ces jours-ci, j’ai noté au vol ces thèmes. En voici quelques-uns, dans le désordre. La séparation totale de la vie professionnelle et de la vie personnelle, comme si autre chose que la personne était à l’œuvre dans le travail : et quoi donc, s’il vous plaît, un robot, un esclave ? La terrifiante intégration de cette désintégration par la conscience des travailleurs. Leur impossibilité de se saisir dans l’unité de leur existence. L’obligation où ils sont de raisonner par plans successifs, superposés, étrangers ou antagonistes. Entre le plan comptable et le plan stratégique, le plan humain, cette honteuse absurdité. D’où, bien sûr, entre l’impossibilité d’articuler la révolte et l’obligation de répéter des slogans, l’étouffement de la parole. D’où aussi la banalisation obligée des propos tenus en public, une prudence maladive : à l’époque, on s’en tient à parler vacances, loisirs, télévision. D’où encore ces réactions émotives imprévisibles qui font mesurer la densité du non-dit. Seule réponse possible à ces contradictions infernales, le recours, dans à peu près tous les domaines, à l’objectivation simplificatrice, rassurante. Et castratrice. En 1981, déjà, l’objectif, les objectifs, l’objectivité qui fait de chacun, objectivement, le chroniqueur objectif de son existence. Pour comprendre le monde, d’un côté une psychologie de bazar commercialisée par des faussaires, de l’autre, nuageuse émanation du concret et rêve d’esclave volontaire, l’esprit de l’entreprise. Abolition radicale, baptisée liberté, de l’ombre, de l’écho, de l’allusion. Plus rien n’est sens, tout est recettes. La communication, répète-t-on à l’envi, suppose un émetteur, un récepteur et un message : des mots qu’on dit pour rien, qu’on échange pour rien. Mécanisation des fonctions. Raisonner par schémas, par tableaux. Penser par bulles de mots, relations humaines, crise économique. Que faire de soi sinon, comme un moteur ou un ordinateur, se perfectionner ? À chaque session, il y avait un formalisme à casser. L’infection commençait.

J’ai ma vanité, comme tout le monde, mais pas au point d’en perdre la raison. Les compliments que me valut Émilie de la part de plusieurs collègues me flattèrent moins longtemps qu’ils ne m’intriguèrent. Le premier qui voulut bien parler à son propos d’humanisme optimiste me fit plaisir mais la répétition du compliment non seulement nuança cette satisfaction mais encore éveilla en moi une conscience plus vive de ce qui, dans ce livre et dans ce qu’il rapportait, échappait totalement à l’aimable sérénité qu’on lui prêtait. Le plus important dans les compliments, c’est toujours ce qu’ils évitent, c’est-à-dire ce qu’ils désignent précisément parce qu’ils l’évitent : de cet affrontement secret qui court de chapitre en chapitre, et qui finit par faire comme une déclaration de guerre, personne ne me parlait jamais. Par contre, quelqu’un n’hésita pas à voir en moi le poète de la formation !

Ces réactions me furent comme une révélation et comme un adoubement involontaire. Oui, Émilie est un petit bouquin paisible. Mais cette paix, c’est la paix d’après la victoire, pas la paix du pacifiste. Et la victoire, c’est d’avoir finalement parlé de l’entreprise et des gens qui y travaillent comme je les voyais, comme j’aurais parlé d’eux si nous avions passé une journée ensemble à la campagne, ou si nous nous étions rencontrés pour fêter un anniversaire. La victoire, c’est d’avoir, dans ce livre, regardé l’entreprise comme j’aurais regardé autre chose, sans hostilité, sans fascination, sans particulière considération. D’avoir regardé les gens de l’entreprise comme si l’entreprise n’existait pas. Non pour la nier, bien sûr! Quand on lit Tolstoï dans le métro, on n’oublie pas le métro, ni la station où l’on doit descendre ! Mais qu’importe le métro à Tolstoï et à celui qui le lit ! Émilie, cette confession masquée, me fut d’un grand secours pour comprendre ce que je désirais dès la première session que j’avais animée. Entendre et regarder les stagiaires pour eux-mêmes, hors de toute autre considération. Les stigmates évidents que leur laissait l’entreprise, et qu’un enfant lui-même aurait vus, les considérer par rapport à eux, non pas par rapport à elle ! Quand un camion renverse un vieillard, s’attarde-t-on sur ses caractéristiques mécaniques, sur le carburant qu’il consomme, la forme de son volant ou le confort de ses sièges ?

Cette chose s’appelle l’entreprise. Parfait. Je ne pense aucun mal d’elle. Aucun bien non plus. Rien, ni dans ma volonté ni même dans mon statut, ne me soumet à elle. Littéralement, je l’ignore. Elle n’est d’ailleurs qu’une abstraction, une manière de dire, une convention. Une entreprise ne mange pas d’escalope de veau, ne joue pas au billard et ne va pas au petit coin. N’ayant pas de corps, elle ne peut pas avoir d’âme et son esprit est une invention d’ivrognes. Les travailleurs, au contraire, sont des êtres humains, d’autres moi-même. Eux seuls m’importent. Ma chance, dans Émilie, c’est d’avoir chassé de mon regard, au moins dans ce livre, toute référence à l’entreprise. Toute référence positive et toute référence négative, même si, je dois l’avouer, ce second rejet, je ne m’en félicite pas, reste pour moi, dans la réalité, plus difficile que le premier.

Avec Émilie, j’apprenais mon métier, et je l’apprenais en contre. Tous les formateurs n’étaient pas exécrables, même si Philippe Sollers apprendrait probablement avec intérêt comment des quadras dynamiques issus de ce qu’il appelle « la bourgeoisie dans ce qu’elle a de plus aristocratique » pataugeaient salement dans la formation en y jetant l’eau de vaisselle de leur culture et en inventant toutes sortes de petites boutiques aux noms prétentieux pour y faire le plus vite possible, grâce à leurs relations mondaines, le plus d’argent possible. Je l’inviterais volontiers à monter avec moi dans le souvenir de ce train qui m’emmenait avec l’un de ces mercenaires de luxe très exactement issu de cette frange bourgeoise dans laquelle il voit « le sel de cet Hexagone moisi », dans une entreprise en difficulté où nous devions animer ensemble une session. Ah ! s’il l’avait entendu, ce type ! Le cynisme avec lequel cette nullité distinguée me proposait d’arranger notre intervention en sorte que le patron ait encore besoin de nous ! La stupidité, l’écrasante platitude des propos qu’il entendait tenir aux stagiaires en sorte, tout à la fois, d’apaiser leurs inquiétudes et de nous attacher leur clientèle. Son ignorance totale des gens que nous allions rencontrer ! Cette indifférence plus lourde que le mépris ! Le sel de cet Hexagone moisi, ça ? Je l’imaginais dans un dîner le lendemain, chouchouté et chouchoutant. Pauvre mec. Le sel, vraiment ?

Oublions-le. La plupart des formateurs ne lui ressemblent pas. Ils ne sont ni odieux ni méprisants, et beaucoup veulent bien faire. Mais ils portent, même s’ils s’échinent à ne pas s’en apercevoir, d’insolubles contradictions. On ne guérit pas les salariés des maux que leur inflige l’entreprise en les enchaînant plus étroitement encore à l’entreprise. Enchaînés, d’ailleurs, les formateurs le sont aussi, et de bien des manières. Par des parcours universitaires et des connaissances qui leur laissent rarement une possibilité de recul sur le monde comme il est et comme il va, qui les lient au vocabulaire et aux objectifs du management. Par la dangereuse proximité de l’argent et de la « réussite ». Le personnel médical, qui sait ce qu’est un microbe, apprend à se laver les mains fréquemment et consciencieusement. Les formateurs fréquentent l’argent : s’ils ne se lavent pas l’esprit dix fois par jour, le microbe, c’est eux. Tous, sans doute, ne rêvent pas de Crésus mais ce n’est pas par ce chemin que progresse le mieux le microbe : plutôt, même si l’on déteste l’argent, par la conviction de plus en plus assurée, qui pourrit tout et annule tout, que son pouvoir est majeur. Et puis, à côté de ce qui les enchaîne eux-mêmes, il y a ce qu’on leur demande de faire, et de manière toujours plus pressante : conditionner les stagiaires non seulement à l’entreprise, mais à ce dont elle est elle-même l’esclave, à l’illogique logique financière, à l’ordre désordonné de l’économie. Sans doute chaque formateur, celui-ci dans l’exercice d’une technique particulière, celle-là en se voulant de bonne foi relais de communication, cet autre encore dans telle perspective nouvelle qui vient apparemment de s’ouvrir, peut-il rêver qu’il habite parfois une zone de liberté. Mais non. Au magnifique « tout ce qui monte converge » de Teilhard de Chardin, l’entreprise répond par une intuition cynique : « tout ce qui enchaîne s’enchaîne ».

Émilie est un petit bouquin paisible qui ne donne solution à rien. Je ne l’admire pas mais je l’aime bien. Il dit entre les lignes qu’il y a des métiers qu’on ne doit pas faire pour y réussir : plus haut on est alors monté, plus profond on a échoué. Il dit aussi qu’il y a des métiers qui ne s’apprennent pas et qu’une formation de formateurs n’est pas autre chose qu’une discussion entre amis – si l’on est vraiment amis. La formation, c’est comme le pain chaud, ça sort du four et ça se partage. Mon expérience n’est que la mienne et je ne rêve pas de copié-collé. Mais qu’on entasse dans l’esprit d’un être humain toute la science du monde, qu’on y ajoute une bibliothèque de déontologie, qu’on saupoudre le tout du plus respectable sentiment démocratique, on n’en fera pas pour autant un formateur. J’entends ce matin à la radio, au cours d’un intéressant débat sur l’autorité dans l’enseignement, un intervenant moins inspiré que les autres qui écarte toute référence au charisme dans l’analyse de l’autorité au motif que c’est une notion insaisissable. Ah ! la belle poire, toute juteuse de modernité, qui vient de tomber de son arbre ! La mort, l’amour, la vie, est-ce davantage saisissable ? Sommes-nous vraiment sur cette terre pour disserter de la compta, du droit de vote, de la CSG et du plan de carrière ? Voici venir, je le crains, le temps des appétits petits.

Moi non plus, je ne vais pas définir le charisme du formateur. Pas seulement parce que, comme disait Georges Braque, « le conformisme commence avec la définition ». Mais ne pas définir, est-ce que cela empêche de deviner un peu ? Et si définir était bien moins intéressant qu’infinir ? Est-ce parce que je ne peux pas définir que je ne peux pas comprendre ? Allons donc. Le charisme n’a rien d’incompréhensible. Encore moins d’exceptionnel. C’est l’état dans lequel on se trouve quand on est descendu assez profond dans sa conscience pour atteindre une zone où l’on est, et l’on se sent, de plain-pied avec les autres. Cette expérience est très banale, sauf dans cette admirable et infiniment pétocharde modernité qui fait dans sa culotte dès qu’elle se la représente. Et pour cause ! Le charisme, c’est son premier et, probablement, son seul véritable ennemi, un ennemi rigoureusement mortel. C’est vrai qu’à cet instant-là, il se secoue, le poirier !

Me voici donc face aux douze stagiaires. Je suis arrivé à l’heure et je respecterai l’engagement : session d’expression et de communication. Point final. Et maintenant, poires blettes, dégringolez à loisir ! Je me fous de tout ce qu’on a raconté sur le sujet. Je me fous de ce que le patron attend de la session. Je me fous de ce que les syndicats peuvent en espérer. C’est ça le charisme, une grande aventure négative. Je me fous de la mondialisation et de l’anti-mondialisation. Je me fous de ma propre culpabilité quand cette emmerdeuse vient encore me titiller. Je me fous comme d’une guigne de ma carrière de formateur. Je me fous du passé, parce que c’est la seule manière de ne pas l’oublier. Je me fous de l’avenir parce que c’est la seule manière de ne pas le saloper. Mais je ne me fous pas de ceux qui sont là, et la seule manière de ne pas me foutre d’eux, c’est de me foutre de mes inhibitions, de ma prudence, de ma trouille. Le charisme, c’est quand on ne sait pas où l’on va, sauf que ça chante, sauf que ça invente en répétant, que ça répète en inventant, que plus ça s’imprègne de tout, plus c’est neuf. Le charisme, c’est quand les grosses poires solennelles et pourries s’écrasent les unes après les autres et que tombe gentiment sur l’herbe, avec un délicieux petit temps de retard, une petite cousine à elles toute maigrichonne et maigrelette, un peu dure et probablement immangeable, dont tout le monde se croit instantanément le meilleur copain. Le charisme, c’est lorsque s’arrache à une conscience, une fois qu’elle a craché les unes après les autres ses importances, et même ses urgences, un petit bout de vécu raclé par l’espérance et qui, rappelez-vous les poissons du lac, est capable de tous les miracles, et même de nourrir treize personnes pendant trois jours.

À toi, Émilie !

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Introduction (édition de 1981)

Depuis douze ans, j’anime, dans les cadres les plus divers, des sessions de formation destinées à des adultes. J’interviens essentiellement dans des séminaires d’expression et de communication. Ces séminaires durent trois jours et rassemblent une douzaine de participants. Nous travaillons de 9 heures à 17 heures, prenant ensemble le déjeuner. Parfois le séminaire se tient en dehors des grandes villes, dans un hôtel ou un centre de formation : nous avons alors les soirées pour continuer à parler. Voici les groupes que j’ai rencontrés : ouvriers, agents de maîtrise, cadres (petits, moyens et supérieurs) des entreprises commerciales et industrielles, travailleurs sociaux, animateurs culturels, chercheurs, fonctionnaires de divers ministères, militaires. Ces sessions se déroulent en France, mais aussi dans d’autres pays entièrement ou partiellement francophones : Belgique, Suisse, Québec, Tunisie, Maroc.

Cela fait beaucoup de gens, et beaucoup de rencontres. Le projet de ce livre est de parler de ces gens et de ces rencontres, de faire entrevoir ce que j’y ai vu, senti, compris.

Si je prétends que je ne suis pas un spécialiste de l’expression ni de la communication, c’est que l’idée que quelqu’un puisse revendiquer cette compétence me fait éclater de rire.

Sans doute, pour être animateur d’expression ou de communication, faut-il être capable de mettre en œuvre certaines techniques : mais elles sont si simples, tellement à la portée du moindre bon sens, il est si inutile de les sophistiquer que ce savoir reste infiniment modeste. D’ailleurs, loin de constituer un arsenal, ces techniques s’inventent au fur et à mesure des besoins : chaque animateur trouve les siennes et, au cours des années, les remplace ou les modifie.

Je ne suis donc pas un spécialiste. Je ne suis pas non plus un thérapeute. S’il arrive que quelqu’un trouve quelque réconfort dans une session, c’est que les participants ont su y créer un climat d’amitié.

En un mot, je ne me sens, comme animateur, investi d’aucune science, d’aucun pouvoir. Je suis venu à la formation avec mon langage propre, qui n’a rien de bien particulier, j’y apporte mon type de culture, mon goût des rencontres, un certain désir d’être utile, une certaine foi dans ma tâche. Le premier bénéficiaire de ces douze années, c’est moi. Elles m’ont appris à apprendre un peu mieux, à tâcher d’écouter, à changer ce qui peut changer.

Parfois, c’est vrai, comme tous les animateurs, je me suis surpris à jouer un peu au gourou. C’est une ambition de vanité assez ridicule mais assez compréhensible : le risque du métier, en quelque sorte. Dans mon cas, la crise ne dure pas longtemps.

J’ai toujours eu beaucoup de mal à parler d’une session, plus encore à la raconter, fût-ce avec la réserve et la prudence qu’impose la déontologie. C’est sans doute que cela ne se raconte pas. Je me suis souvent interrogé sur cette difficulté, sans trouver de réponses décisives. Une session me laisse dans une convergence d’impressions et de sensations très complexe. Parfois, c’est comme si j’arrivais au seuil d’un certain mystère. Je ne peux pas en dire grand-chose.

Un peu comme à la montagne lorsque le paysage, à partir d’un point de vue inattendu, parce qu’on s’est un instant retourné ou encore parce qu’un détail insolite a surgi, apparaît soudain riche d’une profondeur qu’on ne lui savait pas, d’une harmonie qu’on avait mal perçue, d’un écho qu’on ne pensait pas entendre. Du sommet, de la table d’orientation, on aura peut-être une vue plus ample, plus complète, plus large. Mais le regard s’est par avance habitué à ce panorama. La surprise, au contraire, l’arrachant à l’habitude, l’a poussé en un instant vers une sorte de contemplation active et pleine de jubilation.

La formation est ce belvédère inattendu d’où l’on voit autrement les personnes et les groupes. Non qu’il s’y dévoile des secrets inouïs, qu’il s’y échange des confidences bouleversantes ou des propos d’une profondeur abyssale : au contraire, c’est dans le simple et l’ordinaire que se loge soudain une profondeur surprenante.

Ces pages ne sont qu’un témoignage et ne prétendent conduire à aucune sorte de théorisation. Je les ai écrites parce qu’il m’a semblé que le paysage humain que composent tous ces groupes ne pouvait plus rester caché. Ce paysage est fait de terre et de ciel. La terre, ce sont les réalités indiscutables auxquelles les gens sont confrontés, le pain quotidien des problèmes bien ou mal posés, bien ou mal résolus. Une session n’est pas un collectif de délirants. L’historique, l’immédiat, le pressant, l’affrontement du réel, âpre, râpeux, souvent gris, les désirs et les tentations de fuite sous toutes leurs formes : tout cela est bien là. Mais il y a aussi le ciel, un ciel fait des désirs que la situation légèrement décalée de la formation laisse soudain apparaître, et d’abord, parmi eux, souvent dissimulée par d’épais nuages, cette espérance ardente d’une autre relation entre les êtres. Parfois, tellement d’inattendu jaillit au cœur et au creux de ce que l’on s’imaginait bien connaître qu’on se prendrait à croire à une nouvelle naissance de l’humanité.

J’ai éprouvé le besoin de décrire ce paysage. Je ne pourrai le faire qu’avec des mots maladroits, comme si, ayant aperçu les habitants d’une autre planète, j’essayais d’en donner idée. C’est vrai que, depuis douze ans, ces sessions sont comme des rencontres d’un autre type. On jurerait y apercevoir les formes de l’avenir. Elles m’ont rappelé que ce monde apparemment clos est, en réalité, une création continuée. J’aimerais savoir transmettre cette intuition, et que l’expérience du lecteur la valide.

L’auteur de ce livre ne se mettra en scène que lorsque cela sera absolument nécessaire. Quelque chose pourtant le pousse à faire dès maintenant un aveu. Il ne croit pas que ces sessions auraient pu le rendre parfois si heureux s’il ne s’y était pas présenté dans une entière et intransigeante liberté. Je veux dire par là rigoureusement indépendant de tout pouvoir, de toute pression économique, politique, idéologique. Lorsque l’ombre du début de la tentation est apparue de faire autrement, tout le paysage s’est fermé. Il faut en prendre son parti : c’est la liberté qui rassure.

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CHAPITRE PREMIER

Présentations

Se présenter, les gens en ont l’habitude. Cela consiste à dire « Dubois Pierre » ou « Martin Claude » avec, en prime, l’énoncé d’une fonction. « Dubois Pierre, ingénieur ». Un rite. Avant même d’avoir entendu son nom, Dubois Pierre sourit de confiance à Martin Claude. Quelle importance que Dubois se nomme Dubois ? S’il avait dit Durand ? Martin Claude sait bien que ce nom jeté, c’est comme un badge vocal. Martin Claude et Durand Pierre se sont mis d’accord, avant de se connaitre, sur les bonnes relations. L’amitié préétablie. Sincère quelque part, sans aucun doute, pleine de bonne volonté. Mais quand même tempérée par la complicité d’avoir à échanger des mots assez creux. Jeu social.

Coup d’œil sur l’animateur. Ce coup d’œil veut dire : « Bon, nous sommes ici, nous disons nos noms, à vous de jouer, nous sommes en règle, ne nous faites pas languir ». Un doigt tapote une table. Une serviette tombe. Trop longues excuses. Une dame dit quelque chose. On s’empresse. Curieuse odeur de poudre. « Je suis un ingénieur spécialisé dans le traitement des alliages, dit un autre. Enfin, des alliages légers. Le traitement de surface. Le traitement de surface des alliages légers. Voilà. » Puis, soudain, il recule sa chaise et, d’un seul coup, franchit le Rubicon : « Mon hobby, c’est le jardinage. » Les sourires s’attendrissent. Le jardinage est beau quand on est en session. Les sourires passent en force 5.

« Durand Jacques, technico-commercial. » Il a parlé un peu vite, Durand Jacques, il n’a pas eu assez l’air de croire que ce qu’il disait était important. Il a inconsciemment saboté. Il se crée comme un malaise. Au nom du groupe, Dubois Pierre rattrape le coup. « Dans quelle branche ? » Durand Jacques n’entend pas, tout au bruit de ce qu’il vient de dire. « … chnico-commercial, co-commercial, cial… » « Dans quelle branche ? » « Oh, pardon, dans quelle branche ? La métallurgie, oui, la métallurgie… »

Tenir le coup. Sur le tableau de bord de l’animateur, l’aiguille de l’attention exigée grimpe à 5/5. Résistances à surveiller. Allons affronter ironie. Léger agacement en vue. Tout est paré, on peut plonger.

On est ailleurs. On a plongé. Difficile de dire comment c’est venu, mais c’est venu. Un peu de silence. Un écho qu’on a laissé se prolonger. Oui, c’est sans doute cela : on n’a pas coupé l’écho par une réponse trop hâtive, on n’a pas rempli le vide à toute force… On a retiré le filet ou il s’est retiré tout seul. Ça y est, on est en plongée, en immersion.

– Quels commentaires pourrions-nous faire sur ces présentations ?
– Sur ces présentations ? Sur le tour de table que nous venons de faire ? Je ne vois pas.   Nous savons l’essentiel, non ?
– Naturellement, ce n’est pas complet, mais cela n’a pas d’importance.
– Nous n’avons parlé que de l’aspect professionnel, bien sûr, le reste, je pense, ne nous    concerne pas. Sinon alors…
– Ce serait une perte de temps…
– Une indiscrétion…
– La porte ouverte…
– La bouteille à encre !
– Nous nous sommes présentés au plan professionnel, voilà tout.

« Au plan… » « Au niveau de… » Il va falloir admettre qu’en plongée, tous les plans s’abolissent. Tout le monde le sait, d’ailleurs, les participants aussi bien que l’animateur. Il ne s’agit que de déterrer des vérités enfouies. Attendre de mieux entendre des mots simples.

Un frisson a passé. Hou… Si l’on avait parlé de la vie privée (privée de quoi ?) ! Inquiétude délicieuse, goût du fruit défendu, protestations véhémentes, bruit sec du couvercle qu’on referme.

Travaillons avec les matériaux que nous avons. Ne faisons pas les difficiles. Bien sûr, on pourrait imaginer de faire se présenter les gens d’une manière compliquée : chacun, par exemple, serait un animal ou un personnage historique… Pas nécessaire. Se contenter de ce qu’on a. Ce ne sont pas les mots qui importent, mais la façon de les utiliser, de les entendre, de les traiter.

Dans les choses qu’on dit, il y a toujours ce qu’on entend, ce qu’on peut noter, ce qu’on peut répéter. Le message, comme disent les savants. Et autour, autour et dedans, un halo indéfinissable. Un ailleurs, un impondérable auquel renvoient tantôt les mots, tantôt les intonations ou le débit, ou encore les mains de celui qui parle, ses gestes, d’infimes expressions rapides comme un broncher de cheval. Ne pas couper les mots de leur halo. Il y a les mots et le halo. Le halo et les mots. On n’a pas le droit de choisir, le lot ne se détaille pas, c’est de l’escroquerie !

– Mais on le fait toujours !

Tâcher d’écouter les mots à la lumière du halo. Ne pas rêver sur le halo au point de ne plus entendre ce qui s’est dit. Regarder la ligne d’horizon, juste entre les mots et le halo.

– Mais s’il fallait faire cela tout le temps !
– La vie serait belle, n’est-ce pas !

Il ne faut rien du tout. Ne pas séparer la terre du soleil, simplement, ni le ciel de la terre. Ne pas tricher.

Il avait fallu les lui tirer de la bouche, les mots, à ce monsieur. Allez savoir pourquoi, les gens s’étaient mis à lui poser des questions. Par exemple, est-ce qu’il faisait du sport ? Oui, ça, du sport, il en faisait. Enfin, pas vraiment du sport. Un jeu sportif, quoi.

– Ça irait plus vite si l’animateur nous apprenait à nous présenter. Je crains qu’on ne         perde du temps.

Continuons quand même, voulez-vous. Bon. Alors un jeu sportif. Lequel ? Oh, était-ce bien la peine ? Bien sûr, c’était pour son plaisir. Si, si, si. Bon, du billard. Tiens, tiens, est-ce qu’il y jouait bien ? Ma foi, pas trop mal. Pour son plaisir donc ? Bien sûr, pour son plaisir. Non mais enfin, est-ce qu’il faisait des compétitions ? Oui, ça lui arrivait. Officielles, les compétitions ? Ah, oui. À quel niveau ? Euh…national. Et international. Il gagnait ? Des fois. Des championnats ? Oui. De France ? Oui, trois fois champion de France, il avait été ! La dernière fois, il avait même fait cinq cents points sur mouche, c’est-à-dire en commençant la partie et d’affilée, avant que l’adversaire n’ait le temps de jouer.

– C’est stupéfiant, dit un monsieur.
– Cette fois il s’est présenté, dit un autre.
– Çà, si je m’y attendais !
– Bravo, bravo, dit une dame.

Et lorsqu’on eut bien épuisé toutes les questions possibles sur le champion et le billard, tout le monde se tut.

Quand il y a malaise, il y a toujours un participant pour approuver l’animateur plus qu’il n’en est besoin et un autre pour le critiquer plus que de raison.

– Extraordinaire cette méthode !
– Je n’ai pas vu de méthode !
– Enfin, vous avez bien vu ce qui est arrivé !
– Vous feriez ça à votre bureau, vous ?

Pourquoi ce malaise ? Ce n’était pas sans intérêt pourtant, ce propos sur le billard. Est-ce qu’on craignait qu’en session cela ne fasse pas sérieux ? Non, pas cela. C’est vrai, chacun à sa place aurait eu quelque chose à raconter. Quelque chose de différent, sans doute, mais d’aussi intéressant.

– Mais, dit une dame, est-ce que nous sommes vraiment là pour raconter nos vies ?
– Nos vies, dit son voisin, nos vies, vous exagérez, Madame.
– Nos loisirs, dit le jardinier, mais je reconnais que, par rapport à Monsieur…

On plongeait. Une belle plongée. Avec, aux hublots du sous-marin, de temps à autre, le barracuda de l’indiscrétion qui mettait du piment.

– Ça peut gêner, quand même.
– Oh ! Vous savez, dit le champion de billard, vous savez…
– Moi, je crois que ça peut gêner. Pas vous ?
– Mais non, pourquoi ?
– Vous savez… reprit le champion
– Laissons parler Monsieur.

Et nous plongeâmes plus profond. Quelle importance après tout que ce monsieur joue au billard ou au frisbee ?

Seulement… Seulement, il prit vraiment la parole. La technique, il passerait dessus, ce serait trop long à expliquer. Ce qu’il voulait raconter, ce n’était pas ses victoires. Il n’avait pas eu que des victoires, d’ailleurs. Et puis, les victoires, ce n’était pas le plus… le plus, comment dire, le plus… Ce qu’il voulait raconter, c’était lui autour du tapis vert, au beau milieu de la série américaine, quand il ne sait plus de quel côté il faut aller, sous le projecteur cru, le tête-à-tête avec les trois billes d’ivoire, le silence total, l’angoisse, la tête qui calcule, les jambes qui trahissent, l’émotion à dominer, le plaisir, le gratuit, le nécessaire.

Et même ceux qui, de toute leur vie, n’avaient pas vu une queue de billard s’y reconnurent.

– J’ai assez parlé, dit le champion. Au suivant…

Silence. Brusque retour au réel. Long silence, même.

– Est-ce que vous faites du sport, dit le jardinier pour meubler.
– Non, pas de sport. En écoutant Monsieur, j’ai cherché ce que j’allais dire quand mon  tour viendrait. Je vais vous dire pourquoi, à plus de cinquante ans, j’ai pris le risque    d’être père de deux enfants.

Il y a ce qu’on dit et ce qu’on n’ose imaginer pouvoir dire… Cela fait deux ou trois petits secrets ordinaires, ce que j’appellerais les secrets de la deuxième étape. La première étape, c’est avant qu’on ne les dise, la seconde c’est lorsqu’on les dit. Ces deux étapes sont assez aisées ; on passe de l’une à l’autre par un progrès volontaire : mais on n’est pas très avancé de les avoir franchies. Quand on l’a fait, on se trouve devant un mur, ou un précipice, un abîme. Là, on se transforme soudain. L’intérêt se met à changer d’objet. Ce ne sont plus les choses qu’on a dites ou pas dites qui comptent, c’est ce qui, soudain, surgit avec elles, de leur cœur, de leur creux. Ce ne sont plus les choses qu’on dit ou non, c’est soi-même disant. Soi-même disant à quelqu’un. Alors, sans complaisance mais sans hésitation, on se met à s’écouter. On s’écoute dire comme si un autre parlait en soi. Une sorte de rumeur : mise en ordre et bouleversement. C’est sans doute ce que voulait dire Paul Éluard : « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres. »

Dubois Pierre, ingénieur. Et pourquoi pas ? Il ne s’agit pas, Dubois Pierre, de remplacer vos mots par de plus sophistiqués, il ne s’agit pas de vous vêtir à la dernière mode de l’expression. Seulement de créer un peu le climat où ces mots que vous dites, ni plus ni moins maladroits que ceux par lesquels vous les remplaceriez, pourront libérer votre présence comme on libère de la chaleur, pour vous et ceux qui vous écoutent. De la chaleur et souvent une certaine déflagration, bien sûr. C’est cela se faire présent, se présenter. Parler en présent, au présent.

La virtuosité, Dubois Pierre, méfiez-vous en. C’est mauvais genre, ce n’est pas ainsi qu’il faut aborder la parole. La parole n’est pas une catin, Dubois Pierre ; méfiez-vous de ceux qui vous enseignent comment la dompter. Quand vous parlez, laissez se modifier en vous un imperceptible détail. À peine le remarquerez-vous. L’entrebâillement d’une fenêtre. Un défroissement léger. Chacun de ceux qui sont autour de cette table est capable, s’il le désire vraiment et simplement, d’être pour vous l’occasion de cette animation, de ce passage du souffle. Chacun de ceux qui sont autour de la table, chacun de ceux qui sont autour de votre vie. Et vous, semblablement, pour chacun d’eux…

– On sort de l’objectif de cette session. Il s’agissait bien d’apprendre à se présenter ?
– On sort, dites-vous ? C’est bien d’éducation permanente qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Éduquer, c’est en latin educere, faire sortir, conduire dehors, emmener ailleurs.
– Mais alors…
– Vous l’avez dit.

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CHAPITRE 2

Le tout seul

On assiste parfois dans les sessions à un miracle assez étonnant. Je dis « miracle » faute d’un meilleur mot. Rien de miraculeux là-dedans, en fait, pas plus que le lever de soleil en tout cas.

C’est le miracle du tout-seul.

Un exercice nous avait, cette fois-là, conduits à parler de la place que tenait le travail dans la vie des participants. Chacun disait son opinion, son expérience, son désir. Pour l’un, le travail était presque un salut : trouver chaque matin son bureau chargé de papiers, c’était comme une ivresse. Un autre était plus réservé : le travail était, selon lui, une obligation dont il convenait de s’acquitter avec dignité. Un troisième insistait sur sa responsabilité de travailleur. Il pensait souvent, disait-il, aux gens qui utilisaient les produits qu’il fabriquait. Un quatrième, tout en construisant machinalement une cocotte en papier, avouait avoir gardé en lui quelque chose du petit garçon qui attendait la récréation : le travail lui semblait surtout destiné à permettre les vacances.

C’est un mot sacré, le mot vacances. On ne saurait assez conseiller à un animateur dont la session bat de l’aile d’ouvrir un débat sur les vacances. Les plus assoupis reprennent de la vigueur. Quelquefois, c’est vrai, un tel débat ne tient pas toutes ses promesses. Je me souviens d’une intervention qu’un participant avait ainsi annoncée : « Mon exposé aura quatre parties. Premièrement, les vacances à la campagne. Deuxièmement, les vacances à la mer. Troisièmement, les vacances à la montagne. Quatrièmement, enfin, le coût des vacances. »

Parler du travail, c’est presque automatiquement parler des vacances. Un esprit facétieux demanda si, comme le pensait l’ancien écolier, le travail était fait pour les vacances ou, plutôt, les vacances pour le travail. Un ingénieur s’empressa de faire remarquer que c’était là la question de l’œuf et de la poule : aussi insoluble. Puis, à la pensée que la question était insoluble, il éclata de rire et se frotta les mains. Il arrive à certains ingénieurs de se réjouir quand ils constatent qu’une question est insoluble. Peut-être sont-ils rassurés de toucher ainsi les limites de leurs connaissances.

De l’œuf à la poule, nous tournions en rond. Le débat prenait cette allure faussement rationnelle qui n’annonce rien de bon et dans laquelle une oreille un peu exercée perçoit immédiatement des montagnes de frustrations, des océans de refoulement. Comme lorsqu’un homme au paroxysme de la colère se met tout à coup à jouer la sérénité et, se mordant les lèvres jusqu’au sang, s’écrie : « Parlons donc d’une manière raisonnable ! »

C’est alors qu’un participant prit la parole. C’était un homme grand et fort maigre qui s’exprimait avec un accent difficile à identifier. Personne ne comprit d’abord ce qu’il voulait dire. Mais, plus que les mots, certaines intonations annoncent parfois des interventions utiles. Il semblait raconter sa vie depuis l’origine. Ou presque. Il avait tout fait, cet homme. Accordé des pianos, collé des timbres, enseigné la guitare, dirigé des entreprises, inventé un fusil. Pour chacune des étapes de sa vie, il avait une anecdote et, comme chacune de ces étapes se trouvait dans un pays différent, son anecdote comportait toujours un mot étranger qu’il essayait de traduire sans y parvenir. Alors, il disait : « C’est intraduisible… » Et il passait à l’anecdote suivante, qui se déroulait dans un autre pays et se terminait toujours par un autre mot intraduisible.

On l’écoutait avec une sorte de méfiance, la plus solide de toutes, celle qu’on éprouve lorsqu’on sait qu’on n’a pas de raisons d’être méfiant mais qu’on ne veut pas être privé de ce droit inaliénable dont la République – méfiante – ne fait pas mention au fronton de ses mairies : faire gaffe et mettre en doute. Quand il nous eut fait faire deux ou trois tours du monde, il alluma une longue cigarette blonde à un briquet en or pour mieux entrer dans son rêve, et attendit. Au vrai, je crois qu’il était plutôt le seul à ne rien attendre. Quelqu’un se dévoua pour rompre le silence.

– En fait, nous qui parlions de vacances, vous nous avez surpris. Vous n’avez guère parlé que de travail.
– Non, pas du tout, cher Monsieur, reprit le tout-seul avec une exquise politesse, je ne crois pas… Je n’ai pas cessé de vous parler de vacances.
– Mais enfin…
– De vacances, de grandes vacances. J’ai appris la vie, vous savez, à l’Université   tzigane.

L’homme ne parlait plus. Je pensais à cette règle de politesse des indiens d’Amérique qu’évoque le grand romancier Forrest Carter : il convient qu’une conversation commence par un long silence et c’est le visiteur qui doit le rompre le premier.
Puis on revint au thème, vaille que vaille.

– Soyons concrets, dit quelqu’un.

À cette invitation, on reconnaît une confusion certaine. On essaya de l’être, sans y parvenir. Des mots se cognaient à l’embarras général : … réalisation de soi… nécessités économiques… âge adulte… sens des responsabilités… D’excellents mots qui sonnaient mal. Nous étions comme des commerçants qui, le soir, font leur caisse et s’aperçoivent que tous les billets, sans exception, sont faux. C’était comme si le tout-seul avait semé à la fin de nos phrases une interminable chaîne de points d’interrogation.

C’est alors qu’on entendit quelqu’un déclarer : « Il faut quand même que les entreprises fonctionnent. »

L’acquiescement fut général, immédiat, ponctué d’apartés rapides qui se terminaient par des gestes d’inquiétude évasive. Même celui qui rêvait encore de récréation donna son accord. Cette vérité qu’il fallait que les entreprises fonctionnent recueillit un assentiment enthousiaste et profond. Les naufragés de la Méduse ne durent pas grimper plus vite sur leur radeau.

Je l’ai dit, il n’y a pas de bon animateur. Quelque chose dut apparaître sur mon visage comme un léger sourire. Le participant qui me faisait face ne le laissa pas passer. Un homme qui se croit menacé en vaut quatre. « Pourquoi l’animateur sourit-il ? Oui, il faut que les entreprises fonctionnent. Vous, évidemment, ajouta-t-il plus imprudemment, vous vous en fichez ! »

Mon sourire ne venait pas de là. Je répétai avec un grand sérieux et en détachant les mots :

– Il faut que les entreprises fonctionnent.

Pour un peu, nous nous serions tous levés en scandant : il-faut-que-les en-tre-pri-ses-fonc-tion-nent.

C’est alors qu’une jeune femme dont la consommation de cigarettes commençait à émouvoir ses voisins attendit le créneau d’un silence pour y garer une phrase rapide, avec l’autorité de celle dont on ne prend pas la place.

– Pourquoi dites-vous ça maintenant ? lança-t-elle au groupe. Et elle souffla fortement sa fumée.
– Mais enfin, c’est inadmissible, toussa son voisin. Vous êtes de celles et de ceux qui sabotent les entreprises ! La branche sur laquelle vous êtes assise…

Elle eut un air de secrétaire prise en défaut :

– Je crois que vous ne m’avez pas comprise. Je suis d’accord pour les entreprises ; bien d’accord, même. Je vous demande seulement pourquoi vous dites tout cela à ce moment de la conversation. C’est tout. C’est vraiment tout.

Dans ces cas-là, on se croirait devant un accouchement. Il y a aussi quelque chose de l’écolier qui apprend à lire et à qui un doigt doux et impérieux désigne obstinément un mot qu’il s’entête à sauter. Il fallait que les entreprises fonctionnent et le dire était, à ce moment, comme un gigantesque mensonge.

On peut donc dire des vérités qui sonnent comme des mensonges ? Ou des mensonges qui ont l’air de vérités ? On avait beau faire. Plus l’on s’échinait à dire qu’il fallait que les entreprises fonctionnent, plus cette affirmation en tous points raisonnable engendrait un malaise gluant comme de la poix.
Ce n’était pas l’entreprise qui était en question. Ni la nécessité de son fonctionnement. C’était nous évidemment !

– Vous nous donnez bien de l’importance, dit quelqu’un.

Quelques volutes bleues supplémentaires épaissirent l’atmosphère.

– Pas d’accord, dit la jeune femme. On en a, de l’importance.

Suivit un débat des plus confus. Une discussion de ce genre est, pour un animateur, ce qu’est pour un cuisinier la préparation d’un plat un peu difficile. Rien d’impossible, mais avouons quand même qu’il faut le tour de main. La moitié des participants s’acharnait à répéter qu’il fallait que l’entreprise fonctionne, l’autre moitié lui reprochait cet acharnement.

Le tout-seul n’avait rien dit, comme si cette confusion était, dans sa langue, intraduisible. Il regardait chacun avec une courtoisie extrême, hochait la tête à chaque fois qu’il pouvait approuver un propos. Il crut poli de prendre enfin la parole. Il n’avait pas bien compris le sens de cette discussion, il ne voyait pas ce que venait faire le fonctionnement de l’entreprise là-dedans. Peut-être n’était-il pas assez habitué aux coutumes françaises. Pour lui, il fallait toujours que les choses marchent, toutes celles qui en valaient la peine, naturellement. Sur ces derniers mots, il agitait son briquet en or.

– Le but de la vie, c’est le travail, dit quelqu’un.

Le tout-seul prit soudain une attitude très distante.

– Ne dites jamais une chose comme ça, Monsieur, c’est une bêtise. Le but de la vie, c’est la contemplation et croyez-moi sur parole : je suis tout à fait athée. Le travail sert à nous permettre de vivre. Il sert aussi à nous donner la joie de créer. Sinon, Monsieur, ce n’est pas du travail, ce sont des travaux forcés. Et là je sais de quoi je parle.

Et soudain le moine se changea en directeur général ;

– Vous parlez de fonctionnement, dit-il et vous n’êtes pas capables de faire fonctionner votre discussion. Votre entreprise, aujourd’hui, c’est la session, voilà tout. Si vous n’êtes pas capables de faire marcher ça, vous ne ferez jamais marcher votre entreprise. Et puis, je vais vous dire, ne prononcez pas trop souvent le mot « il faut ». Il ne faut… je veux dire, il est mieux… non, je vous le demande, dites plutôt ce que vous pensez vraiment.

C’est alors que l’homme à la cocotte en papier dit en souriant aux anges :

– La récré, c’était vachement mieux que l’école.

La jeune femme écrasa pour la première fois une cigarette à peine entamée.

– Tout cela n’est pas sérieux, dit quelqu’un, tout cela est une plaisanterie.

Mais elle ne lâchait pas des yeux l’homme à la cocotte en papier qui avait entrepris d’en fabriquer une nouvelle. Il commençait à plier un coin d’une feuille blanche, puis deux, puis trois. Onze personnes regardaient la jeune femme le regarder.

Il baissa un peu la voix et, tout en pliant sa feuille, dit très doucement :

– Vous savez, je n’étais pas un si mauvais élève…

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CHAPITRE 3

L’inquisiteur

Vous en parliez trop, de l’esprit de l’entreprise. D’emblée vous nous l’aviez jeté à la tête. « Mon rôle est de défendre les intérêts de ceux qui me payent, disiez-vous, c’est une question d’honnêteté. Vous ne voudriez quand même pas que je crache dans la soupe ? »

À tout instant, vous y reveniez. « Enfin, je ne comprends pas pourquoi nous sommes ici, avez-vous dit au premier exercice, cela n’a rien à voir avec l’entreprise. Je répète : c’est elle qui nous paye, et qui vous paye ! » Vous pesiez d’un poids fort lourd sur le groupe. Vos collègues n’osaient rien objecter à l’inquisiteur que vous aviez décidé d’être. Vous ne cessiez de prendre des notes. « Tout ce qu’on a dit depuis le début, tenez, je vais vous le répéter. Tenez. Si vous trouvez quelque chose qui ait quelque rapport avec l’entreprise là-dedans… » Vous aviez posé votre bracelet-montre sur la table. Vous frappiez très fort sur vos notes. … » Vous étiez arrivé deux minutes avant l’heure et vous étiez installé bien au centre du groupe.

Il y a dix ans, je vous aurais haï. J’aurais eu envie de vous insulter. Je ne l’aurais pas fait mais vous auriez compris que je le désirais. Je vous aurais traité de flic, de para, de curé. Il y a dix ans, je me serais senti aussi flic, aussi para, aussi curé que vous et il m’aurait été insupportable que vous me rappeliez aussi brutalement à moi-même. Mais, ce jour-là, je crois que je ne vous ai pas haï. Rien à voir avec la technique du métier, ou si peu… Ce n’est pas de l’autre qu’on a peur quand il ne reste plus qu’à haïr, c’est de trouver en soi-même ce que l’on hait dans l’autre. Dix ans après, cela me faisait moins peur. Je savais que ce n’était pas le dernier mot.

Quand même, vous n’y alliez pas de main morte ! « Les gens comme vous se font payer par l’entreprise pour la dénigrer… » Je n’avais rien dénigré du tout. Rien d’autre, en tout cas, que ce qu’au fond de vous, vous refusiez aussi violemment qu’un autre.

Pendant trois jours, vous n’avez cessé de m’appeler de toute votre agressivité. Un peu fatigant, ce genre d’appels, je vous jure que ça justifie les honoraires. Les autres en étaient perturbés. Juste à côté de vous, il y avait un homme tout rond et tout jovial, directeur financier de son état et père de famille nombreuse – il le rappelait constamment – qui, autant qu’il le pouvait, cherchait à calmer le jeu. À deux ou trois reprises, vous lui avez dit : « Mais je n’agresse personne ! » À ce moment-là, vous vouliez le croire. Le directeur financier en était encore plus perturbé et s’excusait en rougissant. Vous disiez cela avec un air un peu malheureux. Au fond, vous étiez sincère. À la fin de la session, le directeur financier se posait encore plus de questions que vous.

Le deuxième jour, quelqu’un a lancé une phrase malheureuse. Il est vrai que l’atmosphère était déjà durablement empoisonnée. « Vous faites un transfert sur l’animateur », a-t-il dit. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, non-directivité en déroute et déontologie cul par-dessus tête, j’ai retrouvé malgré moi (malgré est ici une pudeur) mes anciens réflexes de professeur. D’une voix coupante, je lui ai demandé : « C’est quoi un transfert ? » Il a pataugé pendant quelques secondes dans une psychanalyse de Prisunic. « Je crois qu’il vaudrait mieux que vous n’utilisiez pas des mots que vous ne maîtrisez pas », lui ai-je lancé avec toute l’aménité de l’examinateur qui ajourne le candidat. Ce genre de route, c’est vrai, est à barrer un peu sèchement. Vous avez eu l’air rassuré. Je montrais que j’étais capable d’autorité, et l’autorité, vous aimez ça. Mais, au fond, vous deviniez que je ne voulais pas qu’on court-circuite par des âneries ce qui se passait en vous.

Vous auriez aimé être un leader. Vous n’y parveniez pas. Le rôle de l’opposant systématique vous agaçait. Je vous rendais furieux quand, esquivant vos attaques, je passais simplement la parole au suivant. Évidemment, dans une session idéale, il aurait mieux valu que vous fussiez absent, ou enroué. Mais il n’y a pas de session idéale et celle-ci n’aurait eu aucun sens si nous ne vous avions pas supporté. À chaque pause, vous veniez me trouver pour essayer de discuter. « Ce que j’ai dit était peut-être un peu vif, m’expliquiez-vous, mais vous devez en avoir l’habitude… » On ne prend jamais complètement cette habitude, vous savez. Mais là, je ne vous écoutais guère. J’avais envie d’une cigarette et d’un verre d’orangeade, vous deviez prendre cela pour de la froideur, ou de la rancune, ou je ne sais quoi. Peut-être y voyiez-vous quelque trace d’une idéologie perverse ? Mais tant pis pour ce que vous pensiez. Je n’étais à cet instant-là, je vous le jure, que désir d’orangeade.

Vos thèses, vous nous les aviez expliquées de long en large. Elles se terminaient toujours par une formule du genre « un point c’est tout » ou « il ne faut pas aller chercher plus loin » ou « c’est comme ça parce que c’est comme ça » ou « il faut bien tenir compte de la réalité ». Vous sentiez qu’un discours qui se termine ainsi n’est pas convaincant. Alors vous redoubliez d’intransigeance. Vous étiez odieux et touchant. Votre thèse ? Vous étiez obligé de penser comme votre patron parce que c’était lui qui vous payait. Chez vous, c’était une idée fixe qui rameutait autour d’elle tout un vocabulaire moral. Vous parliez d’honnêteté, de responsabilité, de cohérence, de dignité… Beaucoup trop. Vous sentiez que ces mots abstraits sonnaient faux. Alors vous deveniez un petit peu grossier, pour faire réel. Ça n’arrangeait rien.

Les autres vous disaient des évidences. Qu’il fallait distinguer ce pour quoi vous étiez payé, un travail précis qu’il s’agissait de faire le mieux possible, et ce pour quoi vous n’étiez pas payé, prendre sur tous les sujets les idées du patron. Vous jugiez alors vos contradicteurs mesquins et démodés. Vous leur expliquiez qu’ils ne connaissaient rien aux nécessités de l’entreprise moderne, à ses stratégies, au rôle des cadres… Ils se regardaient les uns les autres avec perplexité, conscients de leurs insuffisances. « Il ne s’agit pas de ce que les gens pensent, leur disiez-vous, il s’agit de prendre l’esprit de l’entreprise. » Et vous ajoutiez : « Quand on est dans une entreprise, il faut lui être fidèle. C’est comme si on l’avait épousée. C’est ça, l’esprit de l’entreprise. »

C’est alors qu’un participant a pris la parole. Le seul de ce groupe qui n’était pas un cadre. Un presque cadre, un agent de maîtrise qui avait gardé les bleus de travail, et non les gris, parce que nous étions dans l’usine et qu’il ne voulait pas, aux yeux des copains… Il avait des cheveux blancs sur un visage très couperosé, il tirait sur les manches de ses bleus trop courts. Il posait des questions comme à l’école. « Vous avez dit quoi, là ? » me demandait-il. Il écrivait les bras très écartés, la tête penchée. Il passait beaucoup de temps à changer de lunettes. Quand vous avez parlé d’épouser l’esprit de l’entreprise, il a fait des yeux tout ronds : « Si je devais prendre l’esprit de ma femme, moi, alors… »

Tout le monde a éclaté de rire. Ça l’a ennuyé. « Notez, je l’aime bien, ma femme, hein, je ne voudrais pas qu’on confonde. Il y a des gens qui peuvent être mal intentionnés. » On a essayé de le rassurer mais il s’est buté. « Je sais ce que je dis, répétait-il, je sais ce que je dis. »

Cet incident nous a permis de reprendre les choses autrement.

– Non, l’entreprise, avez-vous loyalement reconnu, ce n’est pas ma femme.

Le fort en Freud en a profité pour marquer des points :

– Votre mère ? Votre sœur ?

Il a marqué un temps, puis :

– Votre maîtresse, peut-être ?

Un autre temps.

– Votre propriétaire ?

« Je ne comprends rien à ce que vous racontez » a dit l’agent de maîtrise. À la pause suivante, il est venu me voir. « Je n’ai pas osé le dire tout à l’heure, m’a-t-il confié, parce que moi je suis un ouvrier, alors vous comprenez, mais ils vont chercher midi à quatorze heures. Le tôlier, c’est le tôlier, un point c’est tout. » À la reprise du travail, il n’a plus ouvert la bouche. Il écoutait et, bizarrement, entendre tant de discours avait plutôt l’air de le rassurer.

Devant certains exercices, vous avez calé. Vous disiez que vous n’en voyiez pas le sens, que vraiment ça n’avait aucun rapport avec l’entreprise. Personne n’a insisté. L’agent de maîtrise vous a dit seulement : « Eh ! Monsieur, puisque vous parlez tant d’esprit d’entreprise, il faudrait avoir un petit peu l’esprit de la session. » Puis il s’est rappelé que vous étiez un cadre et s’est mis à bredouiller des excuses. Ça a été le virage, non ?

Vous vous en êtes tiré très gentiment… Tout le monde a sans doute oublié ce que vous lui avez dit, mais pas votre expression. À partir de cet instant, vous avez commencé à déplonger. Ça venait beaucoup moins de ce que les autres vous avaient dit que de ce que vous-même veniez de dire. Trois mots gentils, un peu plus que gentils. Et à un type d’une autre catégorie. Pas une affaire, d’accord, pas notable dans le bilan. Mais, à ce moment précis, c’était la révolution. Comme si, à votre manière, par votre façon de parler à l’agent de maîtrise, vous vous écartiez du langage du groupe. Comme si c’était la façon la plus juste d’être dedans.

On peut généraliser. L’esprit de la session, c’est ce qui se passe d’authentique entre les gens qui sont dans la session, qui la font. L’esprit de l’entreprise, c’est ce qui se passe d’authentique entre les gens qui sont dans l’entreprise, qui la font. Sans que personne ne soit exclu. Vous, vous n’aviez pas été exclu de la session et vous étiez pourtant terriblement mal à l’aise. L’authenticité, ce n’est pas un vêtement tout préparé dans lequel se glisser. Pas un style. Pas une manière de parler. Une aventure difficile. Pas la peine de se torturer l’esprit à inventer des théories. En fin de parcours, j’ai lâché quelques idées comme celles-là. En plein milieu d’une phrase, vous m’avez coupé la parole. Ça, jusque-là, vous ne l’aviez pas fait. Avec le même ton qu’au début de la session, mais à une petite différence près, je ne suis pas certain que vous vous en soyez aperçu. En parlant, vous desserriez votre cravate. Vous vous désétrangliez.

– Je voudrais vous poser une question , m’avez-vous dit.
– Encore ! a dit une voix.
– La dernière. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous faites ?

Question embarrassante. Ni vraiment non, ni vraiment oui. Je m’en suis tiré en souriant.
Le disciple de Freud a sauté sur l’occasion :

– C’est une méthode non-directive, en quelque sorte…
– Non-directive ou pas, a repris l’agent de maîtrise en s’adressant à vous, je n’en sais rien. Moi, ce n’est pas mon problème. Mon problème, c’est qu’on vient de se parler correctement, et ça c’est rare. Je suis d’accord avec notre animateur. C’est entre nous que ça s’est passé.

La session terminée, je vous ai emmené boire un verre. Cette histoire d’authenticité vous travaillait. Vous m’avez expliqué que j’étais un rêveur.

– Elle est jolie, hein ?
– Qui ?
– La serveuse.
– Je ne l’ai pas vue.
– Alors c’est vous qui rêvez.

On a quand même voulu parler sérieusement. En cols blancs. De la direction par objectifs, de l’efficacité, des nouveaux styles de management, des cadres, de tout ce que vous avez voulu. Vous vous êtes lancé dans un grand plaidoyer qui s’adressait à vous-même autant qu’à moi. Puis vous avez parlé de votre éducation, de votre père. Moins intéressant. Des clichés. Toutes les enfances sont un peu pourries et heureusement, il n’y aurait plus rien à espérer après ! Puis vous avez essayé de retomber sur vos pattes d’avant la session, sans trop y croire.

– Votre histoire d’authenticité, m’avez-vous dit, c’est quand même un peu court en face de la réalité !
– Je ne prétendais pas faire une théorie, vous savez. Disons que là où il y a de l’authenticité, il n’y a pas de vrais problèmes. Et que là où il n’y en a pas, il n’y a pas de vraies solutions.
– En somme, vous n’êtes pas contre l’entreprise ?
– Pourquoi le serais-je ?

Vous vous êtes levé rassuré. Nous sommes partis chacun de notre côté, nous promettant de nous revoir et sachant que nous ne le ferions jamais. Au bout de trois pas, vous m’avez rappelé.

Vous aviez la bonne tête rigolarde du gamin que vous aviez dû oublier un peu en route. Ou que vous n’aviez peut-être jamais osé être.

– Si j’ai bien compris, vous n’êtes pas contre l’entreprise, mais vous préférez la serveuse ?

Et vous m’avez fait cet aveu héroïque :

– Moi aussi !

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CHAPITRE 4

Aristote

Il y a toujours des schémas qui traînent. Au fond du tamis de la mémoire, demeurent des connaissances cailloux. À l’école, il y avait Marignan 1515 et la règle de trois. Il y avait aussi les cinq comptoirs français de l’Inde dont les noms, au moins, faisaient rêver. Dans mes jours de pessimisme, j’imagine que la formation laissera aussi sa règle de trois et son Marignan 1515.

Ça avait été immédiat. À peine avais-je prononcé le mot communication que quelqu’un avait pris la parole. Un technico-commercial, trente-cinq ans, moustache soignée, allure sportive.

– La communication suppose un émetteur, un récepteur et un message, avait-il déclaré.

Ce n’était pas tellement qu’il voulût montrer ses connaissances, c’était plutôt de l’ordre du réflexe conditionné, du compliment à réciter. Tout le monde avait approuvé. En plus de sa totale inutilité, des « connaissances » de ce genre ont le pouvoir de faire piétiner le groupe sur place.

– Non, Monsieur.
– Comment non ?
– C’est là une image mécanique, tout à fait inadéquate à la communication entre deux personnes.
– Mais enfin…
– Oublions cette formule. Réfléchissons par nous-mêmes.

Le récepteur et l’émetteur, les gens consentent parfois à s’en passer. Mais le message, ils y tiennent.

– Enfin, pour communiquer, il faut bien un message.
– C’est une idée d’informaticien ou de bureaucrate. Elle n’a aucune valeur générale.
– Mais dans notre travail…
– Quand j’animerai des sessions destinées à des ordinateurs, vous aurez entièrement raison.

J’avais quand même calculé mon coup. C’était juste avant la pause et il ne s’agissait pas de laisser refroidir le café. Impossible de parler trop longtemps. Et, pendant la pause, il fallait justement que j’aille chercher des cigarettes…

À la reprise, quelqu’un avait une explication. Les formateurs sont comme les profs de philo, ils parlent de choses vaseuses qui laissent trop de place à l’imagination. Pas moyen de s’y reconnaître. Ce n’est pas comme en maths. Çà, les maths… Même la comptabilité, notez… Encore qu’en comptabilité, Monsieur, il y a des interprétations….

C’est assez étonnant de voir craquer les structures scolaires. Vingt ans après. Et assez superbe de les aider à craquer. C’est comme si l’on sciait les barreaux d’une prison, mais pour des prisonniers qui ne seraient pas sûrs de vouloir s’évader. Après tout, c’est leur affaire. On peut toujours scier les barreaux.

Nous avons longtemps tourné autour de l’idée de communication. Les participants cherchaient surtout à définir le mot. Je leur expliquais que les définitions, dans ce domaine, n’avaient pas tellement d’intérêt.

En face de moi, il y avait un solide quinquagénaire en chemise blanche. À la voir si bien repassée, sa chemise, on devinait l’œil expert qui l’avait vérifiée, ce matin, avant qu’il ne sorte. L’homme était solidement arrimé à sa table, qu’il balayait parfois d’une main un peu grasse, avec une grosse chevalière. Un pilier de rugby. L’histoire de l’émetteur et du récepteur n’avait pas semblé lui donner d’angoisses. Mais là, pour la première fois, il prit la parole. Comme on entre en mêlée.

– Ce qu’il veut, notre animateur, je l’ai compris. Il veut qu’on se déboutonne. Je vais dire les choses plus grossièrement, excusez-moi Mesdames. Il veut qu’on se foute à poil.

Les Mesdames étaient deux, l’une plus jeune que l’autre. La moins jeune portait des lunettes à monture dorée qui, au bout d’une chaînette, dansaient devant son tailleur gris.

La plus jeune manquait encore d’esquive.

– Ah, mais je ne me mettrai pas à poil, moi, dit-elle.

J’attendis patiemment que quelqu’un dise : « C’est dommage ».

– C’est dommage, dit quelqu’un.

Je n’aurais pas cru que cela viendrait de là : un petit monsieur d’un certain âge, ancien expert-comptable. Les jeunes n’avaient pas bougé.

– Moi, ça ne me gêne pas, dit le technico-commercial.
– Vous faites du naturisme ? demanda son voisin.
– Pas besoin de faire du naturisme pour se mettre à poil !
– Ça, c’est vrai, dit la jeune femme.
– Seulement moi, reprit le pilier, je ne me mettrai pas à poil. Savez-vous pourquoi, Monsieur ? Parce que si je dis certaines choses ici, je sais que je le regretterai lourdement. Lour-de-ment. Et pas plus tard que la semaine prochaine, quand l’animateur aura quitté l’entreprise !
– Je suis d’accord avec vous, reprit son voisin ; c’est malheureux, mais c’est comme ça. Pourtant, croyez-moi, je ne suis pas cachottier, mais la vie vous apprend des choses.

Le petit monsieur expert-comptable nous avait tout de suite demandé de l’appeler Louis. Il avait une voix un peu fluette et craignait beaucoup que, face à une telle résistance, l’animateur ne soit en difficulté. Aussi prit-il sur lui de lui expliquer la situation.

– Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que nous travaillons les uns et les autres dans des services qui sont très proches. Nous nous rencontrons tout le temps, vous comprenez.

Dans les couloirs, au distributeur de boissons…

– Mon bureau est juste à côté de celui de Monsieur, dit la dame aux lunettes d’or.

Je ne croyais pas avoir demandé de déshabillage. Ni au propre, ni au figuré. Mais il fallait laisser le fantasme vivre sa vie.

– Vous comprenez, dit Louis de l’air embarrassé de quelqu’un à qui l’on propose de faire des faux en écriture, vous comprenez, d’homme à homme, ce ne serait pas pareil… Je peux bien vous raconter des choses personnelles mais, ici, ce serait plus gênant.
– Moi, dit la jeune femme, je ne le ferais pas. Même d’homme à homme, comme vous dites.
– Pourquoi ne le feriez-vous pas, gronda le pilier, tout le monde peut le faire !
– Une femme, ce n’est pas pareil.
– Mais c’est tout à fait pareil !
– Je ne crois pas, dit la jeune femme.

Ils discutèrent longtemps pour savoir si une femme, c’était pareil ou non. J’essayais de comprendre le mécanisme. Communication est un mot dangereux. Ils avaient donc édifié devant lui le barrage rassurant d’une définition et d’une formule. J’avais émis des doutes sur l’intérêt de cette définition et de cette formule. Ils s’étaient sentis attaqués. Se mettre à poil, c’était l’objet ambigu de leur crainte et de leur désir : à la fois se dénuder, ce qui est encore un peu honteux, et se révéler, ce qui ne l’est pas du tout. Ils ne savaient pas comment ça pourrait tourner : nudité ou révélation, ridicule ou épanouissement. Ils voulaient bien une conversation « personnelle » avec moi parce que l’enjeu était limité. Mais pas avec le groupe. Moi, ils me sentaient neutre. Médecin, professeur, psychiatre, confesseur, déversoir quoi. En groupe, au contraire, rien ne pouvait être neutre. Tel était au moins le point de vue des hommes. Car, en expliquant que, même en tête-à-tête, elle ne se mettrait pas « à poil », la jeune femme avait tout simplement cassé leur baraque. Cette histoire de sexe qui intervenait à propos signifiait très précisément que je n’étais pas si neutre que ça. Ma neutralité, c’était une invention d’hommes. S’ils pouvaient tranquillement me parler d’eux en privé, c’était qu’ils comptaient sur une certaine forme de complicité, le contraire d’une neutralité. Mais si je n’étais pas neutre pour elle, comment pourrais-je l’être pour eux ? Ces hommes et cette jeune femme posaient en réalité la même question, celle de la relation entre la liberté et la conscience d’être sexué. Eux, ils l’escamotaient ; elle, elle la faisait toute-puissante. Deux manières d’exprimer un même embarras.

Je voulais leur montrer une seule chose : ce qu’il y avait à comprendre ne pouvait être compris qu’ensemble, animateur et participants, hommes et femmes. Rien de plus démuni, dans ce cas-là, qu’un animateur. Je ne connais de salut que dans une énorme patience, une solide humilité. Un animateur n’est pas un surhomme ! Aucune technique, à ce niveau, ne peut plus rien. Il faut piloter à vue. Pour que ça fonctionne, j’ai besoin de me sentir très proche de moi-même, de couper mon bourdonnement mental comme on le fait d’une mauvaise télé, de m’installer dans la meilleure position d’écoute, le corps aussi présent et aussi silencieux que possible.

Besoin de couper la séquence en cours ! De couper ma télé, de couper la leur ! Deviner ce que cachent leurs définitions, leurs rationalisations, leurs peurs, leurs principes. Deviner en sentant…

Pas d’émetteur, donc pas de récepteur. Si je joue à l’émetteur, quel que soit mon message, l’angoisse en fera pour eux du pain bénit qu’ils ingurgiteront sans y penser. Pas d’émetteur. Entre eux et moi, quelque part, il y a un lieu de profonde communication. Je n’en sais pas plus.

Naissance. Saisir ce qui vient pour faire venir le tout. Une intonation, un lapsus : mais plutôt, au cœur d’une phrase, une interrogation secrète, déjà porteuse de sa vérité, qu’il s’agit seulement de les aider à déployer, à sortir de ses plis, à ex-pliquer. Et cela qu’ils vont alors ex-pliquer, si cela vient d’assez profond, c’est la matière même de la communication. Je suis là pour qu’ils s’entendent, au double sens du mot.

Et l’évidence surgit, assez terrifiante par l’exigence qu’elle comporte. Si je m’entendais un peu mieux moi-même, les autres s’entendraient mieux. La fin de toute guerre est dans l’attention intérieure. Objectif à l’infini, mais seul objectif possible.

Encore une évidence. Ils sont tous d’accord. Tout le monde veut y arriver ensemble. Les résistances, l’ironie, l’agressivité, autant de manières de dire qu’on le désire, même si l’on n’est pas encore sûr de le vouloir !

– Je suis peut-être déformé par la vie, dit le pilier, mais je suis méfiant.

Nommer, c’est faire changer. Il a nommé, il va changer. Zut pour la psychologie. Je fonce.

– Un philosophe grec qui s’appelait Aristote a dit : la pensée, c’est la pensée de la pensée.
– Expliquez ça, dit l’expert-comptable, nous ne sommes pas très philosophes.
– Ce n’est pas absolument clair, dit la dame aux lunettes d’or, qui note pourtant la phrase sur la première page de son calepin encore vierge.

La jeune femme m’a regardé. Un très beau regard. Je sens qu’elle vient de comprendre. Pas la formule. Pas le « spécialiste ». Mieux que ça. Elle vient de comprendre et m’ouvre, par son regard, l’accès à ce que je cherchais. Elle donne chair et présence à des mots qui seraient restés des mots, que je n’aurais expliqués qu’en bavard. Petit instant d’embarras, ni elle ni moi ne baisserons les yeux. Silence des autres. Je m’adresse à tous par l’intermédiaire d’elle seule. Son regard est rigoureusement indispensable. À la fois, il m’approche de moi et m’éloigne de moi. Il me tend la main, il me désigne les étapes par lesquelles je dois passer, il m’enseigne un rythme… Les mots seront approximatifs… Pas grave.

– La pensée, c’est quand, ayant pensé, on pèse sur une espèce de balance mystérieuse ce que l’on vient de penser… c’est un exercice de vérité… vis-à-vis de soi… des autres… vous avez dit que vous étiez méfiant, Monsieur ? Vous avez de la méfiance, voilà tout… il faut que vous écoutiez ce que ces mots pèsent en vous… ce qu’ils désignent… ce qu’ils font surgir… que vous les laissiez tomber en vous comme une pierre au fond d’un puits… pas possible que ça n’appelle pas quelque chose, que ça ne réveille pas autre chose… plus de choses… il ne s’agit pas de se déshabiller… on peut déshabiller les corps, pas le reste… Le reste, même pollué, même obstrué, c’est une source… on ne déshabille pas une source… communiquer, c’est laisser la source être la source…

À ce moment de la conversation viennent les bruits, un remue-ménage d’idées, d’opinions. Presque des parasites…

– Dans la vie professionnelle, ce n’est pas pareil…
– Mais si on n’est pas branché sur la même source ?
– Moi, la philo, je ne comprends pas…

Idéalement, il n’y aurait pas de bruits. Mais l’humanité, c’est réel, non idéal. Il y en a. Pourtant, à certains moments, l’effort vers le vrai est si sensible, si évident que les bruits eux-mêmes ont l’air de porter témoignage pour lui.

Le vrai ? Ni le leur ni le mien. Celui, indiscutable, qui veut venir entre nous. Le seul qui compte.

Alors, les uns et les autres, ils ont parlé. Des mots tout simples, des mots qu’on oublie. Avec le sentiment que c’était à la fois irréversible et absolument fragile. Une pudeur simple et audacieuse.

La jeune femme et moi ne nous regardions plus. Vérification inutile.

– Mesdames, Messieurs, il est cinq heures et demie.
– Hou la la, dit la dame aux lunettes d’or, avec ces embouteillages… Ah ! J’allais oublier mes notes…

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CHAPITRE 5

La biguine

Le vacarme… Quinze filles « demandeurs » d’emploi. Demandeuses n’est pas de bonne langue. Il y a bien demanderesses, mais cela indiquerait qu’elles réclament un emploi par voie de justice. Le cas n’est pas encore prévu. Pourquoi pas ?

Quand on est habitué aux adultes, les demanderesses, ça fait un choc. Qu’ils soient cadres ou ouvriers, manuels ou intellectuels, hommes ou femmes les « adultes » accueillent l’animateur avec une déférence tout à fait valorisante. Même si ce n’est finalement que celle qu’ils s’accordent à eux-mêmes, on finit par s’y habituer. On enlève son pardessus, on pose sa serviette, on dit un mot aimable, on déplace une table – un bon animateur déplace toujours une table -, on attend un retardataire, on se renseigne sur l’heure du déjeuner, on s’assoit et on commence. On peut aussi chercher ce qu’il n’y a pas : de la craie s’il y a des « marqueurs, des « marqueurs » s’il y a de la craie, et le demander sur ce léger ton d’impatience compréhensive, le ton du chirurgien qui réclame un scalpel, avec une fine pointe d’humour, histoire de rappeler, en passant, la supériorité du travail intellectuel sur le manuel, même spécialisé.

Il y avait bien eu de la craie mais elles avaient couvert le tableau de tant de dessins qu’il n’en restait que de petits morceaux qu’on écrasait à chaque pas.

– Est-ce qu’il n’y a pas des marqueurs ?
– Ça ne marque pas, la craie ?

Le ton était donné.

– C’est qu’il n’y en a pas beaucoup…
– Faut faire avec ce qu’on a.

Le responsable de l’opération avait réuni, quelques jours avant, la poignée d’animateurs qui s’étaient embarqués sur sa galère. Des aventuriers. Il nous avait parlé de la recherche d’emploi comme on parle du conditionnement des betteraves. Ce qu’il voulait, c’était « un produit efficace ». Nous, les animateurs, nous avions à imaginer ce produit. « Il s’agit de leur apprendre toutes les techniques et méthodes destinées à chercher un emploi, vous les trouverez sur le tableau ci-dessus. » Il admettait qu’il pouvait en avoir oublié, il n’était pas un spécialiste.

Il pivota sur son fauteuil et appuya sur une série de boutons. Les rideaux se fermèrent, un truc sortit de la table, un écran tomba du plafond. J’essayai de tendre la main pour voir si un whisky y atterrirait. Nous n’étions qu’en Europe. Sur le tableau, nous considérâmes les dites techniques, reliées par des flèches, des traits de couleurs diverses, des accolades : comment rédiger un curriculum vitae, une lettre d’accompagnement (accompagnement de qui ?), savoir parler à un recruteur, lire les petites annonces, se présenter correctement…

– Si possible, une cravate, souffla le maître.
– Mais ce sont des filles, dit un collègue avec candeur,
– Vous adapterez.

Des gens de cette espèce, se dégage à un point rare l’odeur de l’absence de poésie. Il nous dit encore qu’il voulait des résultats.

– Des résultats ?
– 50% de casées. C’est essentiel pour la suite de l’opération.

Ah bon. Il finit son petit discours. « Naturellement, ce que je vous ai dit n’est pas limitatif, pas exhaustif. »

Les séquences s’appelaient « Expression et communication ».

– Niveau simple, avait dit ce personnage avec un petit geste négligent, niveau simple… vous verrez, d’ailleurs…

Nous nous regardâmes. Qu’est-ce qu’un niveau simple de communication ? Il y a donc un top niveau de la relation ? Ce qui est rassurant chez un individu de cette sorte, c’est qu’à peine a-t-il fini de débiter son compliment qu’il l’a déjà oublié. Quand même!

Comme par hasard, il rôdait vers ma salle à la fin de la première journée.

– Alors ?
– On a fait ce qu’on a pu.
– Qu’est-ce que vous avez fait ?
– Ce qu’on a pu.
– Mais encore ?
– On a dansé.
– Pardon ?
– Dansé, oui. La biguine.
– La biguine ?
– Évidemment, puisqu’il y avait des Antillaises !

Je l’ai entraîné vers un fauteuil. La moitié de son visage exprimait la terreur, l’autre la stupéfaction. Cet homme en costume trois-pièces m’a alors dit une des choses les plus drôles que, de ma vie, j’aie entendues.

– Vous savez danser la biguine ?
– Non, mais elles me l’ont apprise.

Pour dire vrai, on n’avait pas fait que cela. Mais oui, on était allé chercher des cassettes. Des kâassettes. Parce que, le matin, au hasard de la plus confuse des conversations, il m’avait semblé que les Antillaises, assez nombreuses dans le groupe, avaient une furieuse envie de parler du pays, des costumes, de la cuisine, de la langue, des danses du pays… Elles avaient esquissé quelques pas. Ça avait figé les autres. Ça, ici ? Et les autres ne pouvaient, en les écoutant, que prendre des airs un peu pincés et solennels, soudain toutes rassemblées en un groupe clair en face de ce groupe sombre, ne sachant sur quel pied… C’est comme cela que l’idée m’est venue de les faire danser. Et, comme j’avais pu, je m’y étais mis moi aussi. Un homme pour quinze filles et avec vingt-cinq balais de plus, ça ne tient pas plus de deux heures. Quand je me suis effondré sur une chaise, elles se sont assises autour de moi et on a parlé, parmi les bouts de craie laminés par la biguine. De tout, sauf naturellement de communication. Puisque c’était fait. La communication, c’est comme l’amour, il ne s’agit pas d’en parler. Je ne sais plus exactement ce que nous nous sommes dit. Mais je sais qu’à un certain moment, nous nous sommes tus. La fatigue des jambes est mauvaise pour la mémoire.

Elles venaient de Belleville et de Bondy, d’Argenteuil et de Ménilmontant, toutes inquiètes de retrouver l’école, encore si proche. Elles avaient toutes les craintes des gamines et toutes les angoisses des femmes. J’aurais voulu que vous fussiez là, Monsieur le Responsable. Caquets et pépiements, amours propres superfroissables, disputes, interruptions, impatiences (c’est quand qu’on mange ?), portes claquées, refus butés, larmes imprévisibles. Merveilleuse gentillesse. Superbe fierté. Imprenable liberté. À moins d’être une brute mécanisée, que cette pagaille était belle ! Pour la recherche d’emploi, on faisait ce qu’on pouvait. Impossible, de toutes manières, de parler plus de trois minutes du même sujet. Quant aux exercices, bernique ! Elles se coiffaient les unes les autres, plongeaient dans des illustrés, prenaient la parole sans crier gare pour dire tout ce qui leur passait par la tête ; il fallait ouvrir la fenêtre parce que l’une ne supportait pas d’être enfermée, la fermer parce qu’une autre sortait d’une grippe…

On a essayé de discuter. Conscience professionnelle. Silence, un peu… Elles avaient commencé à reprendre leurs habitudes d’écolières, sourires vides devant le maître, toute la vie refluant vers l’intérieur, à s’en briser le cœur. Parfois, l’une ou l’autre feignant de s’intéresser au sujet, une voix la coupait dans son élan : « C’est pas de ça qu’on cause ! Celle-là, je vous jure… »

À tour de rôle, elles s’écartaient un peu du groupe, à deux ou à trois. Et là, je sentais qu’elles se parlaient vraiment. Chez moi, ça passait mal. Je les regardais. Bien sûr que je n’étais pas là pour faire du pittoresque ! Bien sûr que le chômage, je le prenais au sérieux ! Oui, il fallait les aider. Mais tout ce qui était écrit sur le tableau du responsable, c’était faux. Et puis, de quoi aurais-je eu peur ? De ne pas être d’accord avec lui, avec ma fonction ? Âneries ! Tout oublier, je devais tout oublier. Mais c’est dur de lutter contre la vieillerie d’être conforme à une image. Il m’avait fallu lutter beaucoup contre moi pour accepter l’idée de la danse. La cervelle me disait : efficacité, efficacité ! Pauvre cervelle ! On se donne tellement de mal à lutter contre le plus simple ! Toujours jouer un rôle ! Les apparences, elles s’en foutaient toutes et c’était moi, le formateur, moi l’adulte, qui allais m’appliquer à faire semblant, à tricher, à boutiquer des exercices idiots ? Socrate aurait été d’accord avec ça, vous croyez ? Et Montaigne ?

Donc, quand nous eûmes fini de danser, nous avons bavardé. Les filles étaient assises sur les tables, par terre, sur le rebord de la fenêtre – « elles me font peur, c’est que c’est vachement haut », disait une petite blonde. Plusieurs avaient dénoué leurs cheveux. C’est alors que la seule Africaine du groupe s’est mise à parler. Jusque-là, elle n’avait rien dit. Personne ne sut comment elle avait démarré, c’était venu comme cela à l’instant où chacun commençait à prendre conscience qu’on était bien. Sa voix passait du grave – quand elle était sérieuse, un peu moralisatrice – à l’aigu de son rire. Elle ne semblait parler à personne en particulier, elle s’adressait à tout le monde en s’appuyant sur un regard, puis sur un autre. Et souvent elle ne parlait plus qu’à elle-même. Elle était à la fois elle et nous tous. Personne ne m’a fait mieux comprendre les rapports de la parole et du silence. Ses mots partaient du silence et le laissaient enrichi. Elle construisait le silence avec des mots. Ce qu’elle disait ? Des riens. Comment on se fait des nattes, avec des coquillages au bout. Ce qu’elle pensait de Paris. Ce qu’elle avait dit à un médecin qui la trouvait un peu déprimée. Que l’amour, il ne fallait pas rire avec. Elle parlait pour prendre soin d’un mystère et ce mystère était entre nous, fait de nous, dans une extraordinaire égalité, presque impossible à imaginer. La petite blonde, la plus jeune du groupe, s’était assise devant elle en se mordant les lèvres. Elle avait un œil au beurre noir parce que, la veille, elle s’était fait tabasser par une bande, au fond de sa banlieue (« T’as porté plainte ? » « T’es dingue, non ? »). Elle ne perdait pas un mot de ce que disait l’Africaine.

Quand j’ai rencontré le responsable, je n’ai pas trouvé la force d’être ironique. Je me suis senti le plaindre sans mépris. Je me suis senti chercher à quelles conditions pour lui, pour ceux qui lui ressemblent, la vie peut parfois chanter.

C’est sans nostalgie que j’ai parfois pensé, dans les sessions d’adultes, à cette journée inattendue. Plutôt avec confiance. Avec celles-là, avec ceux-là aussi, quelque chose, autrement sera possible. On pourra passer de ce silence fait de gêne, de peur, de conformisme, de fausse politesse, de cet irrespect de soi qu’on nomme bizarrement amour-propre, de ce silence lourd de ce qui n’est pas dit, plus lourd encore des désirs qu’il obstrue, à un silence d’attention où l’on n’oublie les mots pour n’en garder que la résonance en autrui, un silence de communion à la fois terme et chemin, recherche et découverte. Du silence où l’on ne fait que ruminer sa propre insatisfaction à un silence tout rayonnant de présence. D’un silence qui évacue l’humanité à un silence qui l’atteste. D’un silence qui la bétonne à un silence qui la cultive. D’un silence vide à un silence plein.

Étrange. En quelque sens qu’on entende le mot, ce silence-là est, bien sûr, une grâce. Il ne se force ni ne s’achète. Et pourtant, il suffit de l’accueillir, de le désirer pour qu’il vienne. Et il vient. Tôt ou tard, pas toujours où et comment on l’attendait. Mais il vient. Il vient sur son chemin de bruits et de peines. Et, quand il est là, on sait qu’on y était seulement pour lui.

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CHAPITRE 6

Dolorès et Joseph

Ils s’étaient assis l’un en face de l’autre. Il n’avait pas fallu plus de dix minutes pour que la crise se noue. Comme au théâtre. Impossible de savoir lequel provoquait l’autre. À moins que le hasard ne les ait tous les deux provoqués en les faisant assister à ce stage.

Il sortait de l’armée, avec les cinq galons du colonel. La presque soixantaine décorée. Il s’était présenté avec une discrétion distinguée.

– C’est quoi ton prénom ? lui demanda-t-elle.

Elle avait trente ans de moins, un débardeur, des jeans. Elle avait posé Libé sur la table. Et des gauloises.

Il réussit à avouer qu’il se prénommait Joseph.

– Et v…, et toi ?
– Dolorès.

Les autres déclinèrent rapidement leur nom, comme s’ils avaient décidé de s’attribuer les seconds rôles. Un informaticien, des commerciaux, des ingénieurs électriciens.
J’avais à peine dit trois mots que l’informaticien m’interrompit :

– Nous donnerez-vous une documentation à la fin de cette session ?
– Non.
– Alors nous oublierons tout. S’il n’y a pas de traces…
– Je crois que Monsieur a raison, dit le colonel. Enfin, si je puis me permettre. Mais comme j’attends beaucoup de cette session, j’aimerais bien, moi aussi, en emporter une petite trace sous forme écrite.

Dolorès n’était pas d’accord. Elle nous expliqua que la session était une cigarette, qu’il s’agissait de bien la fumer ensemble et qu’il était inutile d’emporter chez soi des cendres et des mégots. Que la vraie trace serait le plaisir qu’on y prendrait. Sur quoi elle pointa deux de ses doigts sur ses lunettes à la Trotski pour les enfoncer sur son nez.

– Du plaisir et de la nicotine, grinça le colonel.
– Quand on est militaire, on doit savoir que la vie est brève. Pas vrai, Joseph ?

Et elle éclata de rire.

Il n’y eut pas une session, mais deux en une. Celle qui était prévue, avec ses débats et ses exercices. Et puis la leur, un duel, une guerre d’escarmouches. Un roman d’amour, dira l’informaticien à la fin des trois jours.

Elle ne sabotait pas. Quand elle s’ennuyait, elle plongeait dans Libé, tirait son voisin par la manche pour lui en montrer une bien bonne, puis lâchait trois mots qui prouvaient qu’elle n’avait pas perdu le contact avec nous.

– Ce que j’aimerais comprendre, dit un commercial, ce sont les objectifs de cette session. En somme, quel produit vous nous vendez… Communication, ça me paraît un peu vague.
– Qu’est-ce que la communication ? dit un ingénieur sur le ton de Ponce-Pilate s’interrogeant sur la vérité.
– On pourrait communiquer entre nous directo, non ? dit Dolorès. L’animateur, excusez-moi, je n’en ai pas tellement besoin.

Il est des situations où les exercices sont de trop. La session est alors à elle-même son propre exercice. Laisser faire.

À la pause, un ingénieur vint me voir. Il me dit qu’en tant qu’homme il était entièrement d’accord avec moi. En tant qu’homme, c’est une expression toujours un peu suspecte. Oui, vraiment, tout à fait d’accord ! C’était un fait que je n’avais encore pas dit grand-chose, mais il devinait parfaitement mes intentions et les approuvait entièrement. Il avait pourtant certaines craintes, des craintes indéfinissables. Son expérience le poussait à me mettre en garde : il sentait des conflits dans ce groupe. Il me dit encore qu’il serait très content de m’inviter à dîner chez lui, qu’il avait des amis très cultivés, mélomanes même. Et que sa femme, elle aussi, serait ravie de me connaître.

Bien vu. Des conflits, il y en avait. Dolorès et Joseph se balançaient des grenades. Les voyant en guerre, les autres cherchaient une explication. Ils en trouvèrent plus d’une, ce qui, à leur tour, les mit en opposition les uns avec les autres. Tout cela était plein de santé.

– Il faudrait quand même que ces deux-là arrêtent, dit quelqu’un. Il ne peut pas y avoir de communication dans ces conditions…
– Il ne s’agit pas qu’ils s’arrêtent, dit un autre, mais qu’ils aillent au bout de ce qu’ils veulent se dire.

La dernière journée fut consacrée à une analyse de ce que nous avions vécu. Les débats ne s’étaient pas perdus dans les sables et le conflit entre Dolorès et Joseph avait fait sortir tous les participants de leur tanière de prudence. Des différences, souvent radicales, étaient apparues mais, finalement, sur fond de dialogue difficile, mais confiant. Nous distinguâmes trois moments, presque trois actes.

Au premier acte, chacun parlait dans le but presque unique d’affirmer sa présence, son existence. Même quand elles semblaient concerner l’ensemble du groupe, les interventions renvoyaient presque exclusivement aux préoccupations des participants. L’ingénieur craignait toujours que le conflit ne dégénère. L’informaticien tenait à ce qu’on définisse précisément les objectifs, comme s’il fallait lire le livre en commençant par la fin. Le commercial, désolé, plaidait désespérément pour plus de réalisme. Quant à nos deux protagonistes, Joseph et Dolorès, ils ne cessaient de s’envoyer à la tête leurs phobies et leurs attentes. Mais, finalement, tout cela allait dans le même sens. Ainsi, dans le théâtre classique, commence-t-on par la présentation des personnages. À ce stade, toutefois, chaque participant attendait surtout que les autres aient fini leur intervention pour pouvoir placer la sienne.

Au deuxième acte, le débat se resserra. Le duo Dolorès-Joseph en restait la trame, mais toutes sortes d’argumentations apparurent. Chacun sentit la nécessité de sortir du soliloque où il s’était engagé et enfermé. Une certaine logique vitale était intervenue : on ne peut éternellement parler tout seul. Pourtant, en réalité, en dépit des innombrables « Je suis entièrement d’accord avec vous… » ou « Comme l’a dit Monsieur » ou « Je prolonge la pensée de Madame » ou « Je reviens sur ce qui a été dit précédemment », ce qu’on pouvait prendre pour une discussion n’était rien d’autre qu’un entrecroisement de tentatives d’annexion. Des sujets défilèrent, jamais trop approfondis, vite remis en question par l’un ou par l’autre. Un accord un peu trop rapide ou la crainte d’un trop grand désaccord nous obligeait à changer de thème. Il apparaissait clairement que le débat était à deux niveaux. Celui des choses dites, toutes compréhensibles et d’allure raisonnable, et celui d’un mouvement beaucoup plus profond qui, tout à la fois, poussait les participants à se rencontrer et leur faisait percevoir cette communication comme une chose, certes, désirable, mais aussi infiniment périlleuse.

Au troisième acte, chacun sentit qu’un quelque chose s’était installé. On chercha en vain comment et quand. Mystérieusement, par couches superposées de silences et de paroles. Dans le dialogue entre Dolorès et Joseph, une ironie plus légère prit la place de l’agressivité affirmée, suivie elle-même d’un humour de plus en plus amical. Tout cela était à la fois relatif, ambigu, incertain, complexe, mais indiscutable. Quand ce climat nouveau s’installa, un temps de silence un peu prolongé, et que personne n’eut envie de rompre, le signala. Ce silence semblait avoir deux sens. D’une part, témoigner de ce changement, l’attester. D’autre part, montrer que chacun revenait à soi, mais d’une manière différente, un soi qui avait expérimenté une présence.

Cette interprétation, que nous dégageâmes ensemble, fit l’unanimité. Le climat était devenu franchement bon. Aucune fusion suspecte. Aucune tentation de mystique de groupe. Personne ne prononçait d’ailleurs le mot groupe. Le sentiment semblait dominer que chacun avait voulu comprendre et avait été un peu compris dans et par le mouvement même qui le poussait à comprendre. Les participants avaient été heureux que Dolorès et Joseph aient pu se parler. Rien n’avait changé de leurs opinions respectives, mais il la tutoyait maintenant sans contrainte et elle avait renoncé à mettre dans ce tutoiement la connotation un peu belliqueuse dont elle l’avait d’abord chargé.

Je demandai alors aux participants de chercher quelles conclusions cette interprétation pouvait comporter pour la vie sociale. La session s’achevait, il était temps de ne plus parler de nous et de nous intéresser à des réalités plus vastes et plus objectives. Les interventions allèrent dans trois directions. J’y ajoutai moi-même une remarque. Voici quelles étaient ces trois directions.

D’abord, puisque tout le monde allait travailler en entreprise, nous nous posâmes la question de l’efficacité. On ne pouvait, bien sûr, assimiler les réunions de travail à la situation de la session. Il nous apparut pourtant que toutes celles qui se limiteraient à l’acte II, c’est-à-dire à la phase de discussion, ne pourraient guère prétendre à une sérieuse efficacité. Nous apprîmes, par là, à reconnaître la différence entre une vraie discussion et un simulacre de discussion. Si précis que soit l’objectif, si méthodique la démarche, si clair l’ordre du jour, on ne peut aboutir qu’à du confus, du désordonné et de l’obscur si les interlocuteurs n’ont pas eu la possibilité de se situer librement par rapport à eux-mêmes et par rapport aux autres.

Un participant fit, à ce propos, une remarque fort intéressante. Selon lui, nous touchions sans doute ici à la plus réelle des difficultés d’expression et de communication que l’on puisse rencontrer dans les entreprises. La formation à l’expression ne passe pas d’abord par des techniques, mais par une réflexion, appliquée à chaque cas, sur les conditions et la nature de l’expression. L’idée qu’une telle démarche nuirait à l’efficacité renvoie à une conception si courte et sommaire de la vie psychique qu’elle met surtout en évidence l’insuffisance intellectuelle de ceux qui la défendent, sans parler de leur manque d’amitié pour la liberté.

La deuxième direction était comme un élargissement de la première. La participation des gens aux affaires qui les concernent n’est pas seulement un « cadeau » qui leur serait fait ou un « droit » qu’ils réclameraient légitimement. C’est tout bonnement la condition sine qua non, au-delà de toute interprétation et de tout intérêt, de toute communication sociale, quelle qu’elle soit.

La troisième direction n’était pas la moins intéressante. Au dire de chacun, rien n’aurait pu se passer aussi facilement sans la présence de Joseph et de Dolorès. Non qu’ils aient été des leaders. Pas non plus du fait de leur conflit, qui aurait pu tourner à l’aigre ou à la sottise, mais parce qu’ils s’étaient finalement montrés l’un et l’autre authentiques. Dolorès avait brisé un conformisme, Joseph avait eu l’intelligence de ne pas refuser d’entrer dans son jeu. Nous en conclûmes qu’il n’y a pas de mécanique sociale. Rien n’oblige jamais à communiquer, rien n’y conduira jamais les gens de force. Il faut que quelqu’un, à ses propres risques et selon sa propre liberté, le désire.

La remarque que j’avais ajoutée portait sur la parole. Nous étions lentement passés, en trois jours, du bavardage à la discussion et de la discussion à la rencontre. Cela nous permettait de réfléchir un peu sur le langage. Selon moi, il est à la fois nécessaire et contingent. Nécessaire parce que, hors des mots, hors de l’échange des idées, des sentiments, des perceptions, il n’y a pas de rencontre possible. Contingent parce qu’en fin de compte, les mots et le langage ne font rien d’autre que de faire allusion à de l’inexprimé, à de l’inexprimable. Il faut donc donner à la parole sa vraie place. Ni effacement ni impérialisme. La simplicité lui va mieux que l’emphase, la proposition que l’affirmation. La discussion vaut par les idées échangées mais, surtout, par la rencontre qu’elle établit. Le « parler ouvert » dont Montaigne était le champion est bien l’exigence de chaque instant, de chaque situation, de chaque relation.

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CHAPITRE 7

Recettes

Cette histoire des recettes, il faudra bien un jour lui tordre le cou. C’est le serpent de mer de la formation, le monstre du Loch Ness des sessions d’expression. Le martyre des animateurs. Pas un stage où elle n’apparaisse, mauvais génie de la communication, choléra des relations humaines. Des dizaines de participants m’ont posé la question, des centaines, des milliers peut-être. Je finis par en rêver.

Il faut d’abord que je me mette en colère. Ici, après tout, je ne suis pas un animateur, je suis quelqu’un qui raconte des histoires. J’ai le droit, devant ce papier, de me mettre en rage, je n’ai aucune obligation de garder mon sang-froid.

Je vous regarde bien en face et je vous dis : « Il n’y a pas de recettes pour vivre… »

Vous acquiescez. Vous trouvez cela tellement évident. Je crois que vous avez compris. Pour un peu, nous irions prendre un verre. Allons-y. Oui, vous êtes bien d’accord. Il n’y a pas de recettes pour vivre.

Une heure après, nous sommes en session. Je dis que l’expression et la communication sont des mouvements essentiels de la vie et que, pas plus qu’il n’y a de recettes pour vivre – clin d’œil dans votre direction -, il n’y a de recettes pour s’exprimer et communiquer. Simple, non ? Simpliste même, je vous l’accorde. Mais pas faux.
Là, pourtant, vous relevez le nez.

– Ce n’est pas du tout la même chose, dites-vous du ton du client mécontent.

Nous y sommes. Je vous l’avoue : à chaque fois j’ai envie de piquer une horrible colère. Pour rire, bien sûr. Une colère à la Louis de Funès. Je trépigne. Je vous saisis par le bouton de votre veste jusqu’à ce qu’il cède. Puis je le piétine. Pas envie de nourrir le moindre sentiment de tolérance à votre égard. Pas la moindre patience. Je me sens là-dessus d’un fanatisme entier.

– Certains animateurs…, dites-vous.
– Ils ont tort. Tort de A à Z.

Autrefois, quand j’étais un débutant, vous pouviez assez facilement tourner mes positions. « Pas de recettes, soit, disiez-vous. C’est un mot familier. Maladroit. Je voulais parler de techniques, de processus. De méthodes… »

À « techniques », j’étais soupçonneux. À « processus », méfiant. À « méthodes », je capitulais. Méthodes est un beau mot. En le prenant dans sa meilleure acception, je voulais bien concéder…

Eh bien, je me repens d’avoir trahi la vérité. Je reviens totalement sur cette lâche concession. Sur cette capitulation devant la mode. Sur cette inadmissible flagornerie de la bêtise.

Le lendemain, comme le jésuite des Provinciales, vous êtes revenu avec vos livres. Vous les avez posés sur la table. Votre doigt s’est négligemment arrêté sur les notices où s’étalent les titres des auteurs, leurs diplômes, leur crédibilité. Vous m’avez regardé avec hostilité.

– Brûlez ces livres !
– Mais…

Votre voix s’étrangle. Vous vous sentez fort de tous ces manuels de techniques d’expression, de méthodes d’expression…

– Brûlez-les ! Il n’y a pas une ligne de tout ça qui ait, une seule fois, servi à quelqu’un. Et si quelqu’un, une seule fois, a cru y trouver un aliment, c’est qu’il était déjà intoxiqué, dévitalisé comme une dent, ruiné dans son identité plus sûrement qu’il ne le sera jamais par toutes les crises économiques, par tous les tremblements de terre de l’histoire, par toutes les épidémies et épizooties recensées depuis Hippocrate.

Ne partez pas. Restez. Il fallait simplement que je vous montre l’importance de l’affaire.

Vous n’êtes pas parti. J’ai vu s’allumer dans vos yeux un éclair de malice.

– Vous voyez bien, dites-vous, qu’il y a des recettes, qu’il y a des méthodes ! Votre fausse colère, toutes ces outrances idiotes, c’est une méthode, non ? Vous ne croyez pas qu’on pourrait même l’appeler une recette ?

Non, cher demi-habile, non. Je ne suis pas moins rusé que vous. À vrai dire, je vous attendais à ce tournant. Que ma colère soit un peu calculée, je vous le concède. J’ai eu le temps de la mettre au point. Ce qu’il y a à voir dans cette colère, ce n’est ni une technique, ni un processus, ni une méthode. Encore moins une recette. Ce qu’il y a à voir dans cette colère, c’est la colère. Un peu moins sotte que celle que j’ai manifestée, soit. Mais la colère. Une colère devant l’idée minable que vous vous faites des hommes en général et, en particulier, de l’homme qui vous est le plus proche, vous-même. Elle va loin, cette histoire, vous savez ?

Un peu d’ironie, d’abord, vous permettez ? Vous êtes allé à l’école. À l’Université. Vous avez décroché des diplômes. Lu des livres. Rencontré des tas de gens. Séduit des femmes. Élevé vos enfants. Reçu vos amis. Écrit des lettres. Rédigé des contrats. Et puis, tout à coup, ça vous prend comme ça, comme une colique : vous vous apercevez que vous ne savez pas vous exprimer. Est-ce que vous me prendriez pour un imbécile ? Voulez-vous que je vous renvoie au Bourgeois gentilhomme que vous étudiiez en cinquième ? Franchement, ça ne vous semble pas bizarre, après tout ça, de venir apprendre l’expression auprès d’un monsieur diplômé de l’école d’horticulture d’Honolulu ou titulaire d’une licence en téléphonie pratique ? Elle va durer longtemps votre régression ? Combien de temps encore ferez-vous l’enfant ? « M’sieur, apprenez-moi à m’exprimer ! » Irez-vous jusqu’à me demander de vous donner des coups de règle sur les doigts ?

On le voit que vous régressez ! Pas un crime, notez, tout le monde régresse de temps en temps. Ça peut même avoir des effets positifs : après, on reprend les choses de plus loin, on a une meilleure perspective d’ensemble. Mais vous ne voudriez pas m’obliger à entrer dans votre régression, par hasard ? Voyez donc. Pour me demander vos recettes et vos techniques, vous avez utilisé tous les trucs des gamins :

Vous dites : « J’ai suivi un séminaire, pourtant, où on en donnait, des recettes. » (Il n’a pas l’air de vous avoir réussi, ce séminaire !) Vous disiez : « Puisqu’il en a un, de vélo, mon copain… »

Vous dites : « Je suis venu ici pour avoir des méthodes. Je n’aurai pas ce que je cherchais. » Vous disiez : « … et d’abord, c’est celui à la crème que je veux ! »

Vous dites : « Tout le groupe est d’accord avec moi. » Vous disiez : « On y va ensemble, hein, les gars ? »

Pardonnez-moi d’être un peu désagréable. Je vous assure que je n’ai pas le choix. Je ne vais quand même pas vous écouter me raconter vos difficultés d’expression en prenant la tête du toubib qui fait son diagnostic. Il faut reprendre les choses au début.

Tout ça vous ennuie. Un peu ébranlé et un peu de mauvaise foi, vous me dites :

– Ça sert quand même à quelque chose, les recettes ! En cuisine, par exemple !
– Juste. Je pourrais vous parler du sabayon piémontais, par exemple, que je trouvais pour mon goûter, l’hiver, quand je revenais de l’école…

Des recettes, des techniques, des méthodes : le monde est fait de tout ce savoir, de toute cette expérience accumulée, de toute cette habileté à transformer les choses, à tirer d’elles le meilleur parti. L’homme peut appliquer cette intelligence-là à presque tout. Mais pas à lui. L’homme, dans ce qu’il a de plus spécifiquement humain, n’est pas un objet de recettes… Je ne sais pas exactement ce qui vous a poussé à venir dans une session d’expression. Le savez-vous vous-même ? Souvenez-vous de la chanson de Bob Dylan :

Quelque chose ne va pas, Monsieur Jones,
Et vous ne savez pas ce que c’est.

J’ai peu de chances de me tromper si je vous dis que ce qui vous a conduit ici, c’est un malaise et un désir. Rien d’étonnant, et vrai à toutes les époques. Un peu moins étonnant encore à la nôtre. Toutes ces incertitudes, ces formidables mutations sociales, la métamorphose de l’idée de culture, les bruits de bottes et les centrales fissurées, les mœurs sens dessus dessous, cela vous paraît vraiment anormal d’avoir envie de faire le point sur vous-même et sur vos relations avec les autres ? Et votre réflexion devrait s’arrêter à la porte de l’entreprise ? Vous n’ouvririez pas ce catalogue de problèmes, de doutes, d’insatisfactions, d’injustices, de dangers qu’elle constitue ? Concurrence, relations humaines, hiérarchie, production, crise économique, inflation, tous ces mots de l’entreprise, à qui ne donneraient-ils pas envie de réfléchir un peu ?

Je ne crois pas que vous soyez malhonnête. Votre problème, c’est vrai, vous l’avez découvert dans une situation particulière. Un jour vous n’avez pas pu parler à votre patron comme vous l’auriez désiré. Ou vous vous êtes embrouillé dans un rapport. Ou une réunion vous a pris de court. D’accord sur ces occasions, sur ces symptômes. Mais vous en avez déduit une chose monumentalement fausse. Vous en avez déduit que vous ne saviez pas vous exprimer. Vous avez replongé dans les représentations les plus éculées de votre scolarité. Vous vous êtes retrouvé en culotte courte. Vous vous êtes dit que le maître arrangerait tout. Je comprends bien que vous vous le soyez dit. Vous nagez dans ces représentations-là. Elles ne sont pas seulement en vous, elles sont dans vos supérieurs, dans vos collègues, dans vos subordonnés. On vous a raconté qu’en apprenant, ça s’arrangerait, c’est pour cela qu’on vous a envoyé en session d‘expression. Pas obligé, bien sûr, pas vraiment obligé… Mais apprendre quoi, au juste ? Ce que vous souhaitez dire aux autres de vous-même et d’eux ? Ce que vous pensez de votre vie commune, de vos objectifs communs ? Mais cela, de qui pourriez-vous jamais l’apprendre, si ce n’est de vous-même ? Où que vous vouliez aller, voulez-vous enfin comprendre que c’est seulement par vos chemins que vous irez, par vos chemins à vous ? Que vous serez à jamais votre meilleur – et presque unique – pédagogue ? Bien sûr, vous n’êtes pas seul à vous interroger. Les onze autres, autour de la table, sans oublier l’animateur, comprenez-vous qu’ils se posent des questions différentes mais profondément équivalentes ? Ni eux ni moi, pourtant, n’avons la moindre recette disponible pour vous. Si c’était le cas, charité bien ordonnée… nous nous la serions appliquée à nous-mêmes, vous vous en seriez aperçu et vous l’auriez copiée.

Rappelez-vous La Peste. L’écrivain tout occupé de construire une belle phrase de roman tandis que l’épidémie dévaste la ville. La triche. Le déni. L’aveuglement. La peur. Le sale refuge des mots creux. Il vous faut regarder le monde en face, même quand la peste est là, surtout quand elle est là. Mais le monde, nulle part vous ne le verrez mieux qu’en vous. N’essayez pas d’insinuer que, pour ce problème précis qui vous tourmente, on pourrait… On ne pourrait rien du tout. On peut le regarder et s’y confronter, tout le reste est une blague de menteurs. Dans un homme, d’ailleurs, il n’y a jamais de problème précis. Ce n’est pas un aspect de vous, une fonction de vous qui souffre, s’émeut, s’interroge dans cette réunion manquée, dans cet entretien que vous sentez faux comme un jeton : c’est vous, jusqu’aux fibres et aux racines, vous tout entier dans toutes les sensations de votre vie, des plus fines aux plus épaisses. Comme c’est vous dans la joie de cette naissance, dans cette peine. Ne croyez pas les gens qui vous proposent des recettes. Ils n’ont jamais rien écouté d’eux-mêmes, comment pourraient-ils vous écouter ?

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CHAPITRE 8

Parenthèse

Je dois à la formation d’être devenu un peu plus attentif au monde souterrain. Les participants me forment beaucoup plus que je ne les forme. J’ai vite compris qu’il n’y avait aucun rapport entre ce métier de formateur et le professeur que j’avais été. J’ai essayé de me débarrasser peu à peu, une à une, des diverses illusions de la mode. Pas sûr que j’y aie réussi. Non, je ne suis pas détenteur d’un message. Non, je ne soigne personne. Non, je n’ai aucune grille d’interprétation à proposer. Pas plus qu’un pouvoir de divination, pas plus qu’un accès prioritaire à l’inconscient. Il me semble seulement avoir commencé à apprendre à être là. Non pas idéalement, en sage. Ni grotesquement, en gourou. À être là, simplement, sans trop de peur.

Ce métier est superbe. Il me semble que tant de voix entendues, tant de groupes, font, session après session, comme une rumeur. Quand j’ouvre un nouveau séminaire, je sens tous les précédents venir l’accueillir. C’est toujours différent, mais ces différences se rassemblent en une sorte de carrefour où elles coexistent sans se détruire. Il y a ce que disent les gens, les situations particulières dans lesquelles ils se trouvent, les difficultés qu’ils ont à affronter : mais, sous ce sable, il y a la mer ; sous les portraits, sous les images, un flux et un reflux incessants, une circulation de vie de tous à chacun et de chacun à tous. L’humanité porte les humains.

On peut rire d’un tel optimisme. On peut m’affirmer qu’il n’existe que dans mon regard et que, dans les sessions, ce regard est peut-être celui d’un voyeur. Je ne le pense pas. Je ne me sens pas voyeur. Accompagnateur, facilitateur plutôt, pour reprendre le beau mot que les Anglais nous ont judicieusement emprunté. Car cet optimisme n’est pas du tout aveugle. Il se sait et se sent toujours menacé. Mais il en est d’une session comme de toute la vie. Il n’y a aucune raison de ne pas trouver les autres. Puisqu’ils sont là. Mais on peut marcher longtemps en cherchant une rivière sans la trouver. Et qu’importe qu’elle existe si on ne la trouve pas, si on ne sait pas, au moins, qu’on la trouvera un jour.

Il y a dix ans le professeur que j’étais craignait de s’approcher de cette source que sont les autres. Il ne venait à eux que protégé par les documents de sa serviette, par la structure de ses interventions préparées, par celle, toute défensive, de son crâne. Je suis venu à la formation avec maladresse : mes résistances étaient à la mesure de mon désir. Peu à peu, je crois que j’ai appris. Je n’ai aucune honte à dire que je suis le plus grand gagnant de mes sessions de formation. C’est que le don est dans la demande, et la demande dans le don. À un certain point d’authenticité, demande et don se confondent. On peut faire don de sa demande comme on peut demander le droit de donner. Il me semble que j’ai un peu appris à m’approcher des êtres, à voir grandir ensemble la conscience de la fraternité et celle de l’inévitable solitude. À voir dans mes préventions contre celui-ci ou celle-là des peurs mal déguisées, dans mes refus des désirs secrets, dans mes raideurs un rêve de souplesse. J’ai appris qu’il n’était pas grave de ne pas savoir. J’ai appris qu’il ne fallait jamais chercher à comprendre vraiment les autres, qu’il suffisait de s’approcher jusqu’au point où l’on ne comprend plus rien, où il n’y a plus qu’à voir, à contempler, à méditer, à aimer. J’ai appris une indulgence pour moi-même qui a pourtant des allures d’exigence, et à ne pas me désoler excessivement de n’être réellement capable ni de cette indulgence ni de cette exigence. J’ai vu qu’avec toutes les différences dont je me croyais marqué, j’étais profondément comme un autre – et que les autres n’étaient les autres que de cette nécessité d’affirmer leur différence. En sorte que ce qui nous distingue nous unit. Autre chose est de savoir ces choses simples, de se les répéter, de s’en faire un credo, autre chose de les avoir lentement apprises des autres, d’en avoir été à la fois laminé et réveillé.

Ce sont bien les autres, en effet, qui me les ont apprises dans notre entre-formation réciproque. Je ne les ai saisies en moi que de les voir en eux. Je me suis approché de moi-même au même rythme que je m’approchais d’eux. Tant pis pour la banalité de l’affirmation : un être humain, c’est très beau. Beau quand il souffre et se bat, beau quand il gagne et découvre, beau dans la détresse, beau dans la joie, beau dans la confiance et beau dans cette sorte de confiance pas tout à fait aboutie qu’on appelle méfiance. Ces gens si différents m’ont peu à peu appris à renoncer au cinéma du professeur, du spécialiste, de l’intellectuel. Ils m’ont invité à être simplement moi-même, sans trop de scrupules pour mes limites, à parler mon vrai langage, non pas ce langage codé par des générations de clercs mais celui qui remonte de mon enfance, nourri de tous ceux que j’ai vus sur le chemin, de toutes les amitiés vécues ou rêvées. Ils m’ont permis d’entendre, devant eux et avec eux, le vrai son de ma voix, celui que je me réservais comme une confidence de plus en plus triste, et les vraies notes de mon rire : et ce don allait avec une demande à laquelle j’accédais sans effort, trouvant avec ma voix leur voix, avec mon rire leur rire. Et ainsi s’établissait une sorte de réciprocité affectueuse qui ne se disait jamais, dans la justesse de l’humour.

Si quelqu’un s’approche un peu de lui-même, sans orgueil et sans colère, sans impatience et sans complaisance, il s’approche de tous. Mais quand ces aventures se font en groupe, quand mille relations s’entrecroisent, alors quelque chose apparaît qu’on peut dire prophétique. Une prophétie modeste, bien sûr, à usage intérieur, intime ! Mais enfin l’humanité se lit à un autre niveau et, en même temps que cette lecture réjouit le cœur, elle nous pose de sévères questions, et les pose aussi à la société tout entière.

Tout serait truqué si on cherchait dans une session je ne sais quelle drogue psychologique ou sociale, la consolation d’une « congruence » qui écarterait de la vie réelle. Mais non. La vie réelle est tellement présente dans les trois jours d’une session ! Ce qui frappe, c’est le besoin fou, immense, qu’ont les hommes et les femmes de notre temps de ce genre de rencontres. Non pas seulement – même si cet aspect n’est pas à ignorer – pour des raisons psychologiques, mais surtout du fait d’une sorte de nécessité intérieure qui les dépasse infiniment. Il s’agit peut-être là, pour certains, de faire l’expérience du meilleur de l’existence, d’y trouver la possibilité, presque toujours refusée par notre époque bavarde, de communiquer un certain souffle personnel qui répugne à se répandre en confidences et en autoportraits, qui se saisit d’emblée dans, pour et par la relation et, loin de s’arc-bouter peureusement sur sa différence, en fait gracieusement le plus bel ornement de l’amitié. Pour des hommes et des femmes déchirés entre l’insignifiance des codes sociaux et la marginalisation tragique de la vie dite personnelle, une session est souvent un tonique très efficace.

On n’y use pas d’un langage savant. La réconciliation passe aussi par le langage. Toutes les rhétoriques en sont bannies, si nécessaire, par une ironie un peu acide : rhétoriques d’hier, solennelles et creuses, rhétoriques d’aujourd’hui, hermétiques et prétentieuses. On découvre qu’on va au profond par le simple, que le vrai est à lui-même son propre chemin. Tout commence et se vérifie par les mots qu’on choisit. C’est comme si certains d’entre eux ouvraient nos maisons intérieures, celles dont nous hésitons toujours à franchir le seuil.

On se découvre des souterrains communs. Si proches, si vastes ! Non qu’on les explore, on s’y perdrait si vite ! Mais on les sent là, on peut s’appuyer sur les réserves qui s’y entassent, souvenirs, aliments, munitions. Ils vous rendent plus forts et, si cela allait trop mal, on pourrait s’y réfugier. Personne, évidemment, n’a attendu une session pour deviner que ces souterrains étaient là, mais savoir ensemble que ces réserves existent leur confère une réalité plus irréfutable encore. Qu’il ne s’agisse pas de rêves, ni d’illusions solitaires, l’existence concrète, immédiate, sensible des autres l’atteste.

Comment donc ne pas être optimiste ? Même si, on l’a senti, il ne s’agit pas d’un optimisme béat, encore moins de quelque illumination sectaire et pathologique. Une session de formation, en effet, fait aussi très bien sentir que rien n’est jamais gagné à coup sûr. La vigilance, l’énergie, l’imagination y sont requises.

Mais ce qui me frappe le plus dans une session, c’est qu’on y sent le désir de réconcilier plaisir et exigence. Il y a là une grande leçon pour une époque qui les dissocie d’une façon si tragiquement stupide : d’un côté, l’exigence brutale, froide, inhumaine, nullement fondée en vérité et pas davantage en justice que le délire économique propose aux individus ; de l’autre, cet appétit compensatoire et glouton de plaisir qu’il excite méthodiquement, véritable consommation de jouissances qui tue les sensations sans même les entendre et périme l’instant présent au nom de l’instant à venir. Épuisé par cette double tyrannie, l’être humain court d’une servitude à l’autre, tâche de remédier à celle-ci par celle-là, à celle-là par celle-ci, cherche à apaiser la morsure d’un esclavage par le fouet d’un autre esclavage. Dans les sessions, pourtant, on devine que plaisir et exigence ne s’opposent pas, ne peuvent pas, ne doivent pas s’opposer. Que l’exigence est absurde qui ne produit pas quelque plaisir partageable et que le plaisir lui-même est le lieu de l’exigence. Que l’objectif humain par excellence est de réconcilier ces deux faces de l’existence. Qu’on peut apprendre ensemble, bien mieux que tout seul, les chemins de cette réconciliation qui, quand elle se réalise, est elle-même à la fois plaisir et exigence.

Dans une société où bien des inquiétudes sont à vaincre, où bien des satisfactions proclamées cachent de secrets désarrois, où l’expérience dont on se flatte à grand bruit pèse souvent comme un couvercle, où bien des gens arborent une apparence souriante, si agréablement dans le vent, avec d’autant plus d’ostentation qu’ils se sentent secrètement plus démunis, la session est le lieu d’un langage simple et ouvert, placé à l’exact point de rencontre de soi-même, des autres et du monde.

C’est aussi le lieu du combat, du combat pacifique. Même s’ils ne l’avouent guère, les participants sont les uns pour les autres comme un chantier commun. Le mouvement par lequel un groupe à la fois constitue ce chantier – il y faut de l’humilité et de l’abandon – et travaille à ce chantier – il y faut du courage et de l’espérance -, est une superbe manifestation de leur humanité commune. Voir s’ouvrir ce qui était fermé, voir ces hommes et ces femmes aborder ensemble à des rivages qu’on pensait inabordables parce que défendus par tant d’habitudes, de mauvaises pudeurs et de fausses délicatesses, voir se transformer en énergie, en construction, en rassemblement ce qui était d’abord solitude, émiettement, refus, voir ce mouvement s’installer non pas par la magie de quelque technique miraculeuse mais par l’accord progressif des bonnes volontés, des volontés bonnes, deviner, sous les mots, tout un paysage souterrain où les sensibilités les plus éloignées peuvent se reconnaître, sentir, de plus, que l’animateur n’y est à peu près pour rien et que tout ce qui lui est demandé, c’est de ne pas trop empêcher la musique, sa musique, leur musique, notre musique, voilà ce qui me fait aimer ce métier.

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CHAPITRE 9

Pluriels

Il y a toujours l’instant où ça bascule. Et cet instant est très proche de celui où l’on doute le plus.

Quelqu’un avait souhaité, ce jour-là, que l’improvisation collective porte sur l’idée de liberté. On avait couvert un tableau de mots lancés au vol par les participants, tous ceux qu’ils associaient à l’idée de liberté. Le tableau n’avait pas suffi, il avait fallu installer de grandes feuilles de papier sur les murs. Comme je n’avais rien trouvé pour faire tenir ces feuilles, j’avais demandé par téléphone à la réception de l’hôtel qu’on nous apporte du scotch. Le garçon était monté, quelques minutes après, portant solennellement treize whiskies et pas de papier collant. Se méfier des sens pluriels.

Quand nous eûmes fini nos whiskies, nous nous vîmes dans un grand embarras. À la lumière décisive de l’alcool, nos cogitations nous paraissaient assez plates. Ces banalités affichées étaient décourageantes. La plupart des participants se réfugiaient dans le silence, d’autres cherchaient au fond de leur verre la dernière goutte qui relancerait l’inspiration, un ou deux vertueux, dédaignant un trop facile désespoir, commençaient à chercher les raisons du naufrage.

– Je crois qu’on pourrait dire…

Mais le moteur de la session était noyé.

– Je pense que tout cela est assez artificiel, dit une dame qui paraissait la sagesse même.

Elle avait fait cette remarque calmement, sans la moindre agressivité, sans un soupçon d’ironie, dans le désir évident d’être utile. Elle devait aimer donner de bons conseils aux gens.

– Nous ne tirerons rien de tout cela, dit un autre.
– Je ne voudrais pas me montrer critique, dit un troisième, mais comment voulez-vous  que nous traitions un sujet pareil en si peu de temps ? À la limite, ce n’est pas sérieux.
– Nous ne nous connaissons pas assez, reprit le premier.
– Et nous ne sommes pas des philosophes, fit son voisin avec cet air de satisfaction  qu’ont souvent les gens à préciser qu’ils ne sont pas philosophes.

Un monsieur posa ses lunettes pour constater :

– Nous avons dit n’importe quoi. Moi, pour ma part, j’ai dit « cinéma » et « télévision ».  J’avoue que je ne me suis pas cassé.

Il éclata de rire et répéta à la cantonade :

– Nous avons dit n’importe quoi…. N’importe quoi !

Le rire accrut le malaise.

– Moi, dit la dame, franchement, je ne comprends pas.
– Vous devriez nous aider un peu, me dit-on à mi-voix, je ne sais pas, nous indiquer quelques pistes.
– Sincèrement, vous qui êtes animateur, ça ne vous décourage pas ?

Si, ça me décourageait un peu. Il y avait eu un tel éclat de rire quand le garçon, sérieux comme un pape, avait lentement fait le tour de la table pour nous distribuer nos whiskies que le sérieux de nos réflexions en avait pâti.

– On pédale dans la choucroute, dit quelqu’un.

La dame reprit la parole. Lentement. Comme quelqu’un de bien intentionné qui veut sauver une situation qui, au fond, lui importe assez peu. Elle nous expliqua que le sujet était beaucoup trop difficile, que tout irait mieux si nous choisissions un autre thème, plus à notre portée. Elle ne savait pas lequel, on pouvait dire n’importe quoi. Les loisirs, par exemple.

– Pourquoi pas les loisirs ? reprit-elle.
– Ou la famille, dit un monsieur.
– C’est trop personnel, la famille. Ou le travail.
– Ou la télévision.
– Ou la pollution. C’est un problème, ça, la pollution !

Ainsi, autrefois, quand nous avions dix ans, cherchions-nous avec les copains à quoi nous pourrions bien jouer. Sans savoir que le vrai jeu viendrait sans que nous le cherchions. En attendant, l’un de nous proposait une idée et tous les autres la refusaient. Un long silence suivait, durant lequel nous shootions dans les cailloux.

– Franchement, Monsieur, j’insiste. Vous, ça ne vous décourage pas ?

Geste évasif. Impossible de répondre. Bien sûr, à 99,99%, ce que je lis sur les feuilles me décourage. M’accable, même. Si je tournais le dos aux gens pour ne m’occuper que des feuilles, le 0,01% restant y passerait lui aussi. Mais voilà, je ne tourne pas le dos aux gens et, si largement artificielle que soit l’opération, leur présence l’empêche de l’être entièrement. Et puis, que faire ? Brûler les papiers ? Faire semblant d’oublier ? Ça aggraverait. Me lancer dans un discours pour expliquer ? Expliquer quoi ? L’absurdité grandirait avec les explications.

Le 0,01%, c’est un mélange de résignation et d’espérance. En tout cas, pas moyen de faire disparaître le cadavre, pas moyen de décréter qu’on va s’occuper d’autre chose. Mais est-ce vraiment un cadavre ? Quoi qu’on fasse dans la vie, n’y trouvera-t-on pas de l’absurde, au moins de l’ambigu ? Du creux ? Du louche ? Du vaseux ? Et si c’était une chance, toutes ces approximations tirées de nous ? Une chance, en s’en défaisant, d’ouvrir les yeux ? De changer de langage ? Admettre le côté artificiel de cette session, n’est-ce pas admettre le côté artificiel de toute activité humaine ? Même sous les ors de l’entreprise, de la République et de tous les autres ? On admet très mal cela, c’est apparemment humiliant, très peu désirable. On voudrait qu’il en soit autrement. On ne se résigne pas. Pourtant, admettre l’artifice comme artifice, n’est-ce pas précisément de cette façon qu’on ne s’y résigne pas, qu’on ne le tient pas pour le dernier mot, la plus réelle réalité ?

Nous voulons nous débarrasser de ces feuilles, de ça, parce que ça nous obsède. Lutter contre l’artifice, c’est capituler devant l’artifice. Après tout, ça qui s’étale sur le tableau et les feuilles, c’est nous qui l’avons fait, mais si nous sommes capables de ça, nous le sommes aussi d’autre chose. Et si, de nous reconnaître pluriels, nous parvenions à en rire, comme du whisky ? Si nous avalions ces feuilles comme nous avons avalé le whisky ?

Ici se trouve peut-être le centre formateur d’une session. Quand on est immergé jusqu’au cou dans l’artifice. Quand chacun observe les autres en se grattant la tête. Quand tout le monde a envie de toussoter en regardant ailleurs, quand on a fini de croire qu’on peut toujours arranger les choses, quand on a un peu appris à se laisser flotter dans l’indécis, c’est alors que la liberté a une chance de reprendre, en chacun, le gouvernail. Et, dans cette session où nous sommes, ni plus ni moins sérieuse qu’autre chose, ce gouvernail, elle va le reprendre.

L’espace d’un instant, il faut reconnaître que tout se joue sur l’animateur. Pour le reste de la session, on pourrait sans doute le remplacer par une vidéo, un magnétophone, n’importe quoi. Un laser. Pour cet instant précis et, cela, jusqu’à la fin des temps, on ne le remplacera jamais par rien. Cet instant où il a fonction de tenir le coup, soldat sous la mitraille, pilote au virage décisif. L’instant 0,01 où forcément, s’il ne cale pas et seulement s’il ne cale pas, les gens vont se mettre à parler autrement. Où, devant ces âneries sur ces feuilles affichées, le navire dont ils sont à la fois l’équipage et les passagers va lever l’ancre. Où ces feuilles, bientôt, ne seront plus que la trace d’une escale médiocre qui s’éloignera dans la brume du matin et que personne ne regardera plus parce que ce qui est beau et désirable, c’est la haute mer. À moins qu’on ne les regarde pour voir le chemin qu’on est en train de parcourir, avec une indéfinissable tendresse pour ce qu’elles n’auront pas empêché de faire, ces feuilles qu’on n’aura plus besoin d’oublier. De l’engrais, en quelque sorte. Est-ce que c’est parfait, l’engrais ?

Les gens le sentent. Être si près de leur vrai souci, parfois, les inquiète un peu. Non plus les soucis compliqués des problèmes qu’on embrouille à plaisir, mais un seul souci que l’on porte en soi, sans fausse tragédie, sans mauvais cinéma. Non plus les noirs soucis. Le blanc souci. Alors les gens paniquent un peu et se mettent à s’identifier à des choses qu’une heure auparavant ils critiquaient, et dont soudain ils se sentent très proches. L’entreprise, par exemple, le travail. Curieux comme ils ont l’air de regretter tout ça, comme ils paraissent pressés de le retrouver.

– Mais, dit l’animateur, c’est bien l’entreprise qui vous a envoyés ici ?
– On ne savait pas que ça se passerait comme cela.
– Si on sait ce qu’on va trouver, est-ce vraiment la peine de chercher ?

Je ne peux rendre compte du détail de la progression. Est-ce même une progression ? En tout cas, je n’en suis nullement le maître. Je vois se faire sous mes yeux des choses belles. Le voyage a commencé par d’imperceptibles vibrations de la coque. La dame s’est mise à lâcher quelques réflexions humoristiques sur ce que nous avons écrit. En rougissant de honte et en cachant sa bouche derrière sa main.

– J’exagère, dit-elle.

Un autre a saisi la balle au bond. Un troisième a posé une question. Un quatrième s’est inquiété.

– Enfin, que voulez-vous nous faire dire ?

Une ou deux fois, le navire a hésité, comme s’il allait revenir au port. On aurait juré qu’il reculait. Illusion des vagues.

Cette image du navire ne vaut pas grand-chose. Pourtant c’est cela, un groupe. Un petit paquet de gens au milieu de ce qui les dépasse. C’est vivant, cela ne peut s’évoquer que par des images. Il faudrait être poète. Cela ne correspond pas au langage froid et satisfait des sciences humaines. Un navire, oui. Des gens embarqués ensemble qui ne savent pas trop pour aller où. Une suite de solitudes qui peuvent faire une solidarité, peut-être plus. Quelquefois on dirait que le navire invente les étoiles sur lesquelles il va se guider.

Alors, tout devient allusion. Quelqu’un se met à parler en qui tous se reconnaissent, les participants comme l’animateur, devenu lui-même participant. Celui qui parle ne dit rien de génial, pas besoin de prendre des notes. Mais ces mots qu’on sentait tout à l’heure préfabriqués, il les tire maintenant de profondes réserves. C’est alors que les gens se reconnaissent, se reconnaissent deux fois, par la ressemblance et par la différence. Par la ressemblance parce que le puits soudain ouvert par celui qui parle est la source de tous. Par la différence parce que chacun, écoutant les mots d’un autre et l’expérience d’un autre, fabrique en secret les mots que, lui, il pourrait dire, et que peut-être il ne dira pas, des mots tout autres, tout semblables.

Le navire a levé l’ancre. Rien d’une expédition héroïque. Aucun Cap Horn à doubler. Mais, comme dirait La Palice, la mer commence là où finit la terre. Non, vraiment, rien d’une expédition. Une promenade, du cabotage. Le temps, quand même, pour les mots de recoller un peu aux pensées et les pensées aux sentiments.

CHAPITRE 10

Impros

D’abord elles ont ri :

– Non, mais on n’est pas des vedettes !

La veille, quand je leur avais parlé du magnétoscope, elles avaient souri de plaisir. Mais quand le gros appareil a été installé dans la salle obscure, elles ont eu peur.

– Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse ?
– Ce que vous voulez. Improvisez.

Ce qui les gêne le plus, c’est qu’on ne leur donne pas un rôle précis. Tirer quelque chose d’elles-mêmes, ici, devant les autres, sans texte, sans modèle, sans rôle, sans rien : anormal, fou, tellement désirable… L’une d’elles a fait du théâtre autrefois, en amateur, elle se le rappelle pour se donner du courage. L’animateur prend l’air impassible qui convient. Ça tempête pas mal en lui, pourtant. Sadique ? Farceur ? Au fond du fond, il ne le croit pas. Il est même certain que ce genre de défi, pourvu que l’atmosphère soit amicale, est une belle occasion.

Solange se balance sur un pied. Marie-Louise s’est appuyée à la table, qu’elle gratte nerveusement de son index.

– Mais on n’a rien à dire…

Les aider à supporter ce silence. À ne pas le vivre comme un échec, une capitulation, une honte, un examen où l’on ne sait pas… L’œil du magnétoscope ne regarde pas Caïn. Elles ne sont pas Caïn. C’est injustement qu’elles se défendent, qu’elles s’interdisent d’attendre, qu’elles ne prennent pas leur temps. Leur montrer que c’est comme un accouchement. Est-ce qu’une femme qui accouche trouve absurde son attente ? Les persuader qu’on peut faire de toute attente l‘annonce de quelque fécondité.

Nous qui regardons avec elles ce qui va venir d’elles, nous ne sommes pas des « spécialistes », il n’est pas nécessaire qu’elles nous sentent impassibles. Nous espérons avec elles. Leur naissance nous importe. Ce qui était, il y a quelques minutes, le plus artificiel des jeux, prend soudain une gravité extrême. Nous attendons sans impatience qu’elles parlent, notre silence est une affectueuse incitation. Bien sûr, si elles veulent, elles peuvent renoncer. Mais nous sommes tout sauf neutres. Nous ne sommes pas des miroirs. Il y a un lien entre elles et nous. Jamais nous n’avons pris à ce point conscience du besoin que nous avons de la parole de quelqu’un. Je crois qu’elles le sentent.

Alors Solange a parlé. Elle a retrouvé les intonations de ses dix-sept ans :

– Dis, Maman, Marc, tu le connais ?

Éclat de rire de Marie-Louise.

– Non, mais je ne suis pas ta mère !

Elles pouffent. Coupez. Et pourquoi pas, Marie-Louise, si c’est à ça qu’elle veut jouer ?

On recommence.

Après, quand elles verront la séquence sur l’écran, elles diront :

– C’est venu tout seul.
– Je ne savais pas que j’avais dit tellement de choses. Je ne m’en souvenais plus.

Et Marie-Louise continuera :

– Ce qui me frappe, c’est que j’ai dit des choses contradictoires, et pourtant pas contradictoires. Comment est-ce que ça peut être à la fois contradictoire et pas contradictoire ? Ça me choquait qu’elle me demande d’aller vivre avec Marc, et ça ne me choquait pas.
– Je n’aurais pas voulu le faire si tu n’avais pas été d’accord, dit Solange. Il fallait absolument que tu sois d’accord.

Quand Marie-Louise a dit oui, Solange l’a embrassée. Et nous avons marché. C’était un vrai baiser. Très mystérieux assentiment de Marie-Louise à Solange.

– Et vous, Solange, qu’avez-vous ressenti ?
– Dès que j’ai commencé, plus aucune peur.

Surtout garder pour soi ses interprétations. Autant en emporte le théâtre.

Les deux derniers du groupe, c’était plus difficile encore. Les deux plus timides, assurément. Michel a la soixantaine, un visage très doux, l’air d’être encore un bon élève. Durant toute la première journée, il n’a rien dit. Parfois un bref sourire ironique passait sur son visage comme si tous nos discours… Thérèse a trente ans de moins. Depuis hier, elle n’a ouvert la bouche qu’une seule fois. Elle est d’apparence fragile, avec une sorte de feu. Ce qu’elle nous a dit de ses difficultés nous a consternés, tout le monde a eu envie de la protéger. On s’empresse si vite de protéger ! Quand le sort les a désignés pour improviser ensemble, un homme n’a pas pu retenir un début de protestation.

– Peut-être vaudrait-il mieux que…

Le reste lui est resté dans la gorge. Il a rougi très fort et s’est tu. C’était l’homme fort du groupe, le candidat leader, qui avait ainsi pris la parole. Quand il s’est tu, c’était comme s’il s’était soudain demandé ce que cela peut bien vouloir dire d’être un leader, un homme fort…

Ils sont venus en souriant devant l’appareil. L’appareil n’a pas fonctionné. Il y eut comme un soulagement. Puis l’appareil a fonctionné.

Et nous avons entendu un très bel échange, d’une stupéfiante justesse, un duo d’amour plein de fermeté et de douceur, de souffrance vaincue et de courage vainqueur.

Ils ont été un couple, d’emblée. Ça se voyait, ça se sentait, le cœur le palpait. Malgré ou à cause de la différence d’âge, de la timidité de Michel, de la fragilité de Thérèse. Elle avait quelque chose à avouer à Michel, Thérèse. Elle avait acheté un manteau de fourrure. Une occasion. C’était la première fois, elle n’était pas coutumière de ce genre de folies, il le savait. N’est-ce pas qu’il le savait ? Il y avait eu une rentrée d’argent, elle avait cru qu’il comprendrait. N’est-ce pas qu’il comprenait ? C’était un peu pour lui aussi qu’elle l’avait fait. Michel comprenait, bien sûr, mais il avait aussi une nouvelle pour Thérèse. Elle se rappelait qu’il y avait eu des bruits inquiétants à l’usine, deux mois auparavant ? Puis, ça s’était tassé. Mais, depuis quelques jours, ils s’étaient précisés et aggravés. Et de cela, Michel n’avait rien dit. C’est pour bientôt ? demande Thérèse. Oui, c’est pour bientôt, dit Michel, le licenciement est inévitable. Mais très bientôt ? C’est fait, dit Michel.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? demande Thérèse.
– Parce que je voulais être un grand garçon, dit Michel.
– Un grand garçon tout seul ?

Bien sûr, Michel n’a pas demandé à Thérèse de vendre le manteau. Mais, le coup de génie, c’est que Thérèse ne le lui a pas proposé. En un regard, elle nous a fait comprendre, à nous et à lui, qu’elle ne le ferait pas. Elle y avait pensé, cela ne lui aurait guère coûté. Mais cela aurait été pire que tout. Elle se souciait moins de sa conscience que de Michel : elle a gardé sa peine et son manteau qui faisaient, tous les deux, partie du ménage. Et puis, comme il y aurait bientôt à économiser sur tout, il faudrait baisser le chauffage. Alors il serait très utile, le manteau, pour dormir dessous tous les deux.

Ce jour-là, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns dans le métro. Nous n’avons agité aucun grand problème. Nous avons parlé des meilleurs changements possibles : à Raspail, les couloirs sont moins longs qu’à Montparnasse.

– Je vais raconter tout ça à mon mari, dit Solange.
– Qu’est-ce que tu veux raconter ? dit Marie-Louise.

Vrai. Pas grand-chose à raconter. Parler un peu plus simplement à autrui, est-ce que c’est une grande découverte ? La découverte, c’est que ce soit aussi simple, et rare. Ce jour-là, je ne me disais pas que, dans le métro, les gens sont tristes, parfois sinistres. Regardés d’un autre œil, ils ne le sont plus. Le tout petit voyage du métro devient un grand voyage intérieur, tout prend du champ, de la profondeur, du corps. En attendant, demain, chacun retrouvera son travail : le leur, le mien. Aucun miracle. Et la session s’effacera.

Elles sont toutes différentes, les sessions, et pourtant elles se ressemblent toutes. Elles se rejoignent en un lieu mystérieux, un lieu qui est à tout le monde et que tous, absolument tous, brûlent de visiter, ceux qui sont passionnés de l’entreprise et ceux qui le sont beaucoup moins, les vieux et les jeunes, les révoltés et les prudents, les sages et les fous. Avec, à chaque fois, une surprise : les mots les plus justes viennent d’où on les attend le moins.

Une autre fois, c’étaient des militaires. J’y étais allé avec un peu d’inquiétude. Faire s’exprimer des militaires ! Le responsable de formation du service était venu présenter l’animateur et ouvrir le stage. Il l’avait fait avec tout l’esprit de nuance qu’on peut apporter à faire avancer une division blindée dans la forêt tropicale. Trois jours après, il revenait pour saluer les troupes à la fin du combat. C’est alors que l’inattendu est survenu. Être animateur, c’est accepter de voir constamment des portes s’ouvrir et des préjugés tomber. C’est reconnaître qu’on n’est pas très intelligent mais avoir toute la bonne volonté possible pour le devenir un peu plus.

Notre homme est entré dans la salle avec la satisfaction de celui qui vient visiter un champ de bataille. Il s’est assis bien au centre du groupe, a posé ses mains sur la table et jeté un long regard circulaire sur l’ensemble du front. Puis il a pris la parole, et déclaré :

– Messieurs, je vois que vous êtes contents. Je vous en félicite, j’en suis moi-même fort heureux. Il importe toutefois que, comme responsable de ce stage, je vous avertisse et vous mette en garde. Demain, après-demain au mieux, vous aurez tout oublié. Tout. Ce qu’on vous a dit et ce que vous avez dit. Ce qu’on vous a demandé de faire et ce que vous avez fait. Naturellement, je savais cela quand j’ai décidé de vous proposer ce stage. Comme vous le constatez, cela ne m’a pas empêché de vous le proposer. Car demain, après demain au mieux, vous douterez. Non seulement vous douterez mais vous vous direz que, durant ces trois journées d’expression et de communication, vous avez vécu une illusion. Eh bien, Messieurs, il est de mon devoir de vous en avertir : c’est quand vous croirez à l’illusion que vous serez dans l’illusion. Ce que vous avez vécu, Messieurs, vous l’avez vécu. J’en ai terminé.

Un animateur ne saurait se prendre pour un prophète et, pas davantage, expliquer comment il faut organiser le monde. Mais il a une conscience assez aiguë de ce qui est et de ce qui sera.

Ce qui est : sous les langages appris, sous les opinions multiples, sous les intérêts propres, sous les choix politiques et autres, dort la Belle au bois dormant. Une immense espérance de vraie vie, une formidable puissance de liberté et de générosité, une extrême capacité d’éveil ou de réveil. Elle est partout, même si chacun redoute, par une projection bien compréhensible, qu’elle ne soit pas chez son voisin.

Ce qui sera : rien de bon ne se fera si la libération de ces forces proches et souterraines n’est pas donnée et vécue comme le sens premier de toute politique, de toute culture, de tout rassemblement. J’ignore s’il est possible de l’étouffer longtemps encore : le vrai a une telle patience, une telle capacité d’apparent sommeil ! Mais on ne fera jamais rien d’authentique sans ce réveil. Jamais les êtres humains ne se passionneront vraiment pour autre chose, jamais ils n’apporteront à autre chose la même ferveur de leur cœur, le même élan de leur liberté.

Voilà pourquoi, dans ce métro comme ailleurs, je ne peux pas me décider à trouver les gens vraiment tristes.

Chapitre 11

Eros aussi

Ceci n’est pas une publicité. À l’hôtel Sofitel, on pourrait presque croire que toute la ville est belle quand, d’un de ces ascenseurs-bulles collés à sa paroi, on en découvre lentement la perspective, l’ordre et les limites. Ce n’est pas que ce qu’on en voit soit si beau : c’est surtout qu’on s’élève dans le ciel. J’ai animé plusieurs sessions dans ce lieu avec des participants qui n’étaient pas plus que moi familiers des palaces. Peu importe, pour quelques jours, de savoir de quoi ce luxe est le prix. Au contraire des touristes, il ne nous est pas interdit de nous offrir le grand plaisir de l’humour. Et puis peut-être n’y a-t-il pas de rêve qui n’ait sa vérité, pas de luxe qui ne dise finalement plus que lui-même. C’est ainsi qu’il faut aller dans ces grands hôtels : pour ne goûter que la fine pointe du rêve. « Le réel, disait Leibniz, est le sommet de la pyramide des possibles. »

Je ne sais si le sommet du Sofitel est le réel, mais de bien belles femmes quasiment nues y préparent, ou y finissent, l’été, leur bronzage annuel sur la terrasse-solarium. Il arrive que l’on y fasse un tour, après le déjeuner. Je me souviens, au premier jour d’une session, de l’air presque confus de ce participant qui m’y avait retrouvé, accoudé au bastingage. Les participantes qui l’avaient rejoint – indulgence ou complicité – paraissaient bien moins embarrassées que les hommes. J’ai animé beaucoup de sessions dans de nobles résidences de campagne, on y rêvait moins aisément qu’ici, en pleine ville.

– C’était très intéressant ce que nous avons fait ce matin, m’avait dit le monsieur à tout hasard.
Tout compte dans une session. Un instant de tricherie, et tout est fini, la session et peut-être un peu plus.
– Ici, ce n’est pas mal non plus, non ?

Sur l’instant, je l’avoue, on ne pense pas beaucoup. Mais ces instants-là sont les plus précieux. La ville dans ses aspects les plus fonctionnels et parfois les plus discutables, cette sorte d’insolence de l’architecture moderne, une brutalité non sans beauté, ces filles dont la présence ici montre bien qu’on ne peut guère les gêner, dont la seule défense modérée est, parfois, de pivoter nonchalamment sur elles-mêmes pour changer la face du bronzage, le déjeuner confortable d’où l’on sort, la puissance que confère l’altitude, les liens qui ont commencé à se tisser, le dépaysement des trois jours de session, un soleil de vacances, des habits de travail, un quart d’heure seulement à rester sur cette terrasse, la coexistence en soi de pensées et de sensations dont on se demande quels rapports elles entretiennent avec le sérieux qu’on suppose à la session, ces quinze minutes ne sont pas pour rien.

Il me semble qu’on l’aura senti dans tout ce que j’ai écrit jusqu’ici : l’animateur n’est pas le dernier à bénéficier de la formation. Aucune école n’apprendra jamais à vivre ce quart d’heure. Il est déjà difficile de ne pas traîner à chaque pause son personnage de spécialiste bavard, difficile de ne pas mimer la désinvolture, de ne pas passer son temps à vouloir suggérer à quel point on est capable de parler d’autre chose, difficile de s’asseoir à un comptoir de bar avec les participants sans les assommer de son expérience, difficile de se taire, difficile d’obéir à sa nécessité intérieure et non pas à l’image qu’on se fait de ce qui convient à la fonction. Mais bien plus difficile encore de vivre ce quart d’heure sur la terrasse.

Allons, pas d’hypocrisie. Le spectacle vaut par lui-même et chacun de nous, pour l’apprécier, se passerait bien des autres. Mais les autres, précisément, sont là. Et ce qui, dans une autre circonstance, resterait anecdotique, est ici l’occasion d’un mouvement que je crois essentiel. On sent bien que les mots n’ont guère d’importance. Les quelques gaudrioles ou platitudes dont on ne ferait pas grâce à ses voisins dans un autre lieu sont ici presque impossibles. Il ne suffit pas de quelques belles filles pour faire oublier, encore moins pour disqualifier, ce qu’on est en train de vivre. Même si cela les rend plus belles encore, plus désirables.

Comment faire pour parler juste ? Pas possible de faire le nigaud qui ne s’aperçoit de rien. Pas possible de s’en tirer par une contemplation solitaire, même si l’on feint d’échanger avec son voisin quelques paroles confuses. Chacun de nous porte en soi un troufion ou une midinette à qui il laisserait bien le soin d’envisager la terrasse. Cela aussi, c’est impossible. Ce n’est pas que la présence des autres nous contraigne – on s’en déferait aisément – mais ces autres avec qui nous avons échangé des choses qui nous importent, tout se passe comme s’ils faisaient un peu partie de nous. Ce n’est pas non plus qu’ils dévalorisent ce que nous avons sous les yeux, encore moins qu’ils discréditent les désirs, les envies, les rêves auxquels nous convie le spectacle de ces corps : ils rendent seulement impossible de se croire seul avec ces émotions. Elles ne sont pas de notre domaine privé. L’évidence érotique entre aussi dans nos échanges, elle y est chez elle.

Ne pas mentir ! Impossible de se rassurer mutuellement par des aveux, des confidences. L’érotique ne se découpe pas en parcelles. Ne pas se consoler de sa possible lubricité par la considération de la probable lubricité du voisin. Ni même de s’exalter à la pensée de notre faiblesse commune en reconnaissant que nous sommes tous, les uns comme les autres, faits du même bois très inflammable. Durant ce quart d’heure étrange, quelque chose de beaucoup plus fort arrive, plus violent et, en même temps, plus paisible. Une sorte de re-connaissance mutuelle dans les profondeurs. L’espace de la réalité érotique nous est aussi commun, aussi mystérieux, aussi essentiel que l’espace, largement ouvert en ce lieu, de la terre et du ciel. Le corps est aussi présent à chacun de nous que l’espace de la ville et l’infini du ciel : et il nous apparaît, à cet instant et dans ce lieu, que nous en sommes aussi peu propriétaires, que l’idée même d’associer au corps un fantasme de propriété est irrecevable. Le fameux « mon corps est à moi » qui servit de détestable slogan à tant de légitimes libérations prend ici une allure dérisoire de propriété de banlieue. Impossible de ne plus parler du corps, de ne pas en parler très haut, très fort, de ne pas en parler avec toute son âme. Impossible de le banaliser par quelque connivence supposée de gens avertis. L’époque a raison : oui, il y a les corps ; oui, il est absurde, stupide, dégradant de faire semblant de les oublier. Mais l’époque n’a qu’un peu raison : l’existence des corps conduit très au-delà des permissions qu’elle accorde, des fantasmes qu’elle orchestre, des arrangements qu’elle bricole, tellement au-delà…

Qui veut faire l’ange, bien sûr… Notre petit groupe se tient debout au bord de la terrasse. Nous bavardons. Des questions restent sans réponses, des conversations sombrent dans l’incohérence. Nos regards se perdent un peu. Nous sommes là sans y être, tout en y étant… Nous sommes dans ce que nous disons et nous sommes ailleurs, pas moyen de choisir notre lieu. Nous sommes aux prises avec une sorte de dépossession qui nous brime et, en même temps, nous dit quelque chose de profond à quoi nous prêtons l’oreille, comme malgré nous. Les yeux ne regardent pas ce que les oreilles écoutent, c’est bien banal apparemment mais, ici, cela nous alerte. Une bronzeuse s’assoit, se retourne : voilà oublié ce que nous disions de si important mais voilà aussi toute une galaxie de suggestions que nous prenons en compte, presque malgré nous, et qui n’a pas seulement sens pour la consommation de sensations instantanées. Comme si la brutale déflagration de l’érotique n’allait pas sans une seconde déflagration qui ravive ce que chacun de nous, depuis le début de la session, trouve de meilleur en soi grâce au commerce des autres. Nous ne pouvons pas faire les anges comme si ces corps si beaux ne nous importaient guère, comme si être en session nous donnait le droit de réduire à notre gré la violence de leur appel, la possibilité de prendre le désir dans le filet de nos mots ou de nos idées. Mais nous ne pouvons pas non plus faire les bêtes, comme si nos paroles échangées, notre démarche un peu austère se trouvaient soudain privées de sens, de valeur, d’existence. Nous sommes ici et là. Nous cherchons dans l’inachevé, dans l’infini, le lieu véritable de la rencontre. Il n’est ni dans cet ici, ni dans ce là.

Une session, ce sont des hommes et des femmes qui, pendant trois jours, tentent de se parler avec loyauté. Éros n’est jamais absent de ces rendez-vous, cela va de soi. Il est vrai qu’une session peut parfois comporter des conséquences pour ce qu’on appelle si mal la vie privée ou la vie personnelle des participants. Des amitiés, des amours peuvent y naître, comme ailleurs ou pas tout à fait comme ailleurs. Il me semble en tout cas qu’une session, si elle est droitement animée, c’est-à-dire avec un mélange explosif de hardiesse et d’entier désintéressement, n’est pas le pire des lieux pour une telle recherche.

Voir quelqu’un, ce n’est pas seulement le regarder, c’est s’ouvrir au mystère de sa présence corporelle, séduction et limites, charme et inquiétude, présence et absence. Écouter quelqu’un, ce n’est pas seulement enregistrer ses paroles, c’est donner une sorte d’accord intérieur à sa présence, l’accepter dans sa réalité physique par la médiation de sa voix, de ses attitudes, de ses gestes. Cette jeune femme que ses collègues interrogent et qui, en quelques minutes, semble se déprendre de l’artifice social, cet homme dont le discours a dérapé et qui, au hasard d’une exploration inattendue de son imaginaire, se retrouve soudain « dans sa peau », celui-ci que, tout à coup, le tirage au sort fait improviser avec celle-là, tous retrouvent, au moins pour un instant, une sorte de présence entière qui leur est rarement offerte par les circonstances de l’existence, par les duretés insignifiantes et les permissivités tout aussi insignifiantes qu’elle leur propose le plus souvent. Rien là, à vrai dire, de bien spécial, rien qui ne devrait, et qui ne pourrait, se trouver partout et toujours ! Sans doute n’y aurait-il aucun besoin de susciter de telles occasions dans un monde qui ne les brimerait pas. Bien sûr aussi que, les choses étant ce qu’elles sont, elles sont précieuses.

La session a beaucoup moins pour fonction de figurer une autre société que de figurer une société autre. Comme cette société autre ne peut se fonder que sur l’authenticité, elle ne peut pas ne pas admettre au cœur de ses échanges la désirable et bousculante présence d’Éros. Éros, si l’on ose dire, sort du « Center » où l’enferme la peur des gens « libres », de ce zoo social où il dépérit et devient fou. Éros parmi nous, en nous, au centre de tout : mais ni comme un destin aveugle, ni comme un tyran séducteur. Éros qu’un jour il ne sera plus utile de tenir à distance en le nommant, Éros qui sort du secret et entre dans le mystère, juste le contraire du secret. Centre de notre présence, présence de notre centre. Je vois la session comme une affectueuse, discrète et souvent difficile négociation avec lui. Nul doute que chacun sente que les protections élevées contre Éros sont vaines, qu’il n’y a pas d’authenticité possible sans l’éventualité d’être blessé ou séduit par lui, nul doute non plus que ces rencontres d’êtres vivants, corps et âmes, n’aillent, nonobstant d’inévitables contradictions et de non moins inévitables brisures, dans le sens d’une exigeante et bagarreuse réconciliation avec Éros, support sensible de la réconciliation de chacun avec soi et avec les autres.

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CHAPITRE 12

Désert

Dans les sessions comme dans la vie, il y a les jours où rien ne va. Comment s’installe une progressive indifférence, comment ce qui devrait être vivant n’est plus que mécanique, comment se creuse, au centre des cœurs et des mots, un vide décourageant, c’est difficile à décrire. Comme une légère fissure dans un mur, dont on ne se serait pas avisé. Ou les premiers soubresauts d’un film qui va casser.

Ça nous avait pris dans la matinée, peut-être à l’occasion de la fameuse fatigue des onze heures. Ou, de façon plus lointaine, à cause de taches sur le soleil d’hiver. Devant le magnétoscope, un participant devait imaginer ce qu’il dirait en contemplant des nuages. Il avait beau scruter le plafond de la salle avec beaucoup d’attention, il ne voyait rien dans les nuages, cet homme. Et jusqu’à l’heure du déjeuner, il n’avait rien vu. Rien. Nous déjeunions presque en silence. Saumon et assiette anglaise, des vrais plats de restaurant.

Toujours étranges, ces menus de session, avec leur air de voyage ou de vacances. Chacun piquait le nez dans le saumon mayonnaise. Quelqu’un commençait à demander à quelle heure ça finirait, l’après-midi. À cause d’un train. Il y a souvent un train à prendre quand les choses ne vont pas, ou un rendez-vous chez le dentiste ou une vieille tante de passage. Plus rarement quand tout va bien. Une dame se plaignait de ne pas aimer le saumon. Elle trouvait aussi que la mayonnaise avait un goût.

L’homme aux nuages n’avait pas le cœur à se poser d’aussi triviales questions.

– Je vais vous dire franchement ce que je pense, lança-t-il soudain, je ne vois vraiment pas à quoi tout cela peut servir.

Nous attendions tous la question. Nous la redoutions. L’animateur le premier. À cet instant, l’animateur doute et redoute. Les mots lui restent dans la gorge. Trop absurde. Et puis l’homme aux nuages avait retrouvé son assurance conquérante de cadre supérieur, sa voix légèrement coupante. Ses phrases implacablement logiques, ponctuées de donc et de parce que, faisaient fuir les nuages à l’horizon de nos rêves. Mais, bizarrement, sa sortie nous rassurait. Même si son scepticisme aurait écrasé comme des mouches sur une vitre les mots insignifiants que nous lui aurions opposés. Quant à moi, les explications que j’aurais pu lui fournir auraient semblé des justifications.

Il n’y a pas besoin de désert pour que ce soit le désert. Pas besoin de se retirer du commerce des hommes. Le désert est n’importe où, avec son désir d’oasis. Beaucoup de belles âmes ne se retirent au désert que pour mieux le fuir. Plutôt que d’affronter la solitude, elles préfèrent s’inventer leur propre solitude. On s’évade plus facilement d’une prison dont on a soi-même dessiné les plans.

Mais au fond, nous, tous les treize, sceptiques ou non, tout nous retient ici. Nous ne sommes pas de ces élites fortunées qui, de Grèce ou d’Orient, envoient parfois leur message de sérénité. Tout nous rive à ce déjeuner, au saumon et à la mayonnaise qui a un goût, dans le décor de Châtelet de ce restaurant, dans ce faux luxe que la solennité du maître d’hôtel tâche d’accréditer. Tout. L’argent et le manque d’argent, la famille, les gosses. Tout cela fait partie de notre désert.

Pas si simple, d’ailleurs, le désert à cet instant. Il y a désert parce qu’il ne reste plus rien de nos illusions du matin. Mais il y a aussi désert parce qu’il y a attente de l’oasis. Le désert, cet état inconfortable entre ce que l’on a perdu et ce que l’on espère trouver. En attendant, on dessine sur les nappes de papier qui recouvrent les nappes de tissu, on se montre des photos, on fait voir qu’on s’y connaît en vin.

Comment vient l’indifférence, c’est difficile à dire : mais ce l’est bien moins que de comprendre comment, à la manière d’une source, la vie réapparaît. Une pensée, c’est de la capillarité, du cheminement souterrain. L’optimisme, la foi, la volonté – comme on voudra – c’est de croire à ce cheminement qu’on ne voit pas, que rien n’indique sinon de brefs mouvements d’agacement, une manière de combler trop vite le silence, une présence un peu plus lourde qu’il ne le faudrait.

Je me suis évidemment posé la question de ma responsabilité dans ce genre d’échec. L’exercice n’avait-il pas été maladroitement choisi ou présenté ? Allons. Plaider coupable ou non coupable, c’est toujours plaider : je n’en ai pas envie. Ne pas s’accorder trop d’importance.

On commence enfin à mettre en question le déroulement de la matinée. Certains m’approuvent, d’autres me critiquent. « Vous auriez dû nous aider davantage… » Je sens que personne ne souhaite me voir trop sensible ni aux éloges ni aux reproches. Satisfaite ou blessée, c’est toujours de la vanité. Pour eux, je suis ici le témoin de leur cheminement souterrain, c’est cela, seulement cela, qui compte. Et cela compte non seulement parce que tel est mon statut, parce que telle est ma fonction, parce que tel est mon devoir : d’abord et surtout, au-delà de tout, parce qu’ils ont compris que, nonobstant toutes les critiques qu’ils peuvent à bon droit accumuler, je crois à ce cheminement intérieur et qu’il me fait chaud au cœur.

Alors les idées commencent lentement à se juxtaposer, à se superposer, à se chevaucher, à se pénétrer – le vocabulaire érotique arrive spontanément. Les mots prolifèrent, comme si l’important, à cet instant, n’était pas ce que l’on dit mais le fait même de dire. Apparemment, tout le monde est déçu mais cette déception est lourde, comme l’air avant l’orage. Trop lourd le silence, trop lourdes les raisons ; la parole des plus modérés a elle-même quelque chose de trop appliqué. Crainte du tonnerre et des éclairs, peur de les manquer.

– Qu’allons-nous faire cet après-midi ? me demande mon voisin de l’air détaché de celui qui consulte la carte.

C’est alors qu’une dame intervient. Cadre dans une entreprise de confection. Depuis le matin, elle suit les événements avec un étonnement visible, elle a eu parfois beaucoup de peine à dissimuler un fou-rire. Et, une ou deux fois, s’est lancée dans une tirade un peu confuse, comme si elle voulait dire trop de choses à la fois.

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ce qu’on va faire cet après-midi ? lance-t-elle à mon voisin.
– Comment qu’est-ce que ça peut me faire ? Ça m’intéresse, non ?
– Non.
– Comment non ?
– Non.
– Mais enfin…
– Si ça vous intéressait, vous n’auriez pas posé la question.

Elle avait une voix assez grave que l’accent du Sud-Ouest faisait chanter.

– Elle est bête, votre question, vous comprenez, elle est bête… Ça me dégoûte des choses comme ça…

D’un bout à l’autre de la table, le silence s’était installé.

– Vous êtes tous des bonshommes qui ne voyez rien dans les nuages, dit-elle. Parce que les nuages, ça ne vit qu’un instant, parce que les nuages, ça meurt, et que la mort, vous ne voulez pas la voir. Vous vivez comme si vous étiez immortels ; ce qui vous intéresse, c’est seulement de monter un peu plus haut. L’escalier, vous ne pensez qu’à l’escalier. La carrière, l’argent, les récompenses… Au fond, vous êtes comme moi. Vous vous en foutez de l’escalier. Eh bien, dites-le donc !

L’homme aux merveilleux nuages eut alors une réponse étonnante. Il ne discuta rien. N’émit pas la moindre objection. Ne protesta pas contre la véhémence du propos. Il retrouva soudain les mauvaises excuses touchantes de l’enfance, une maladresse tellement plus juste que l’habileté.

– En trois jours, dit-il tout penaud, en trois jours, on n’a pas le temps.

Elle le regarda, interloquée. Puis éclata de rire. Dans cette femme et dans cet homme, entre enfance et infini, l’homme et la femme se réconciliaient.

Au début de l’après-midi, il souhaita recommencer l’exercice des nuages. Peut-être en attendions-nous trop. Il se mit à décrire tout ce qu’il aurait pu voir dans les nuages : des plantes, des animaux, des chevelures de femmes. Au centre de cette salle, dans l’atmosphère douteuse de l’air climatisé, il semblait lire un livre d’images, épeler le monde. Il eut un sursaut :

– C’est la révolution que vous nous demandez, la révolution… En trois jours, comment voulez-vous ?

Alors la dame cadre reprit la parole :

– Ça vous obsède de ne pas avoir le temps ! Mais ce n’est pas grave, le temps ! La vie, on peut avoir le coup de foudre pour elle ! Après on se débrouille.

Un animateur, ça ne sert à peu près à rien. Comme ce biologiste du Quartier latin qui, depuis trente ans, faisait pousser de curieuses plantes sur son balcon. « Peut-être que ça ne servira pas à rien », répondait-il à ceux qui lui demandaient pourquoi.

Nous continuâmes les improvisations. Avec trois chaises, on simula un square. Trois femmes s’y entretenaient des menus événements de leur vie. Les chaises retournées firent une cage d’ascenseur bloquée entre deux étages, un homme et une femme avaient un quart d’heure pour y faire connaissance. Et toujours, entre deux improvisations, revenait le leitmotiv : c’est si court, trois jours !

Le dernier jour, roue libre, les gens se parlèrent d’eux-mêmes. Sans indiscrétion, sans complaisance. Ni jugement, ni critique. Aucune flatterie imbécile. Chacun essayait d’éclairer pour les autres le chemin sur lequel ils marchaient ensemble. Comme si chacun tentait de porter les autres un tout petit peu au-delà d’eux-mêmes, seulement un tout petit peu, sans prétention de lucidité définitivement aveuglante, avec les mots simples que la sympathie préfère aux trop puissantes analyses.

– Si ça devait durer plus de trois jours, ce truc-là, dit la dame, ce ne serait pas possible.

Quelqu’un lui objecta qu’elle était pessimiste.

– Mais non, je ne suis pas pessimiste ! Ne pas croire au Père Noël, ce n’est pas être pessimiste ! Avoir confiance, ce n’est pas croire au Père Noël, vous comprenez ! C’est pour ça que j’aime bien que notre machin ne dure que trois jours. Et puis, mon mari, mes histoires de stage finiraient par le raser !

La veille, déjà, elle avait parlé de son mari. Elle l’aimait bien, son mari, elle appréciait son indulgence, sa douceur, elle se sentait écoutée. Une seule chose l’agaçait un peu : qu’il vienne parfois, sans prévenir, la chercher à son travail. Elle le lui avait dit, pourtant… Mais non, il avait besoin de venir, lui. Elle, elle préférait avoir le temps de se préparer à le retrouver chaque soir. L’heure de transport entre le bureau et la maison, c’était comme si elle se changeait, comme si elle devenait une autre tout en restant la même.

Quand nous nous quittâmes devant l’hôtel, on prit quelques adresses, quelques numéros de téléphone. On n’en finit pas si facilement avec le Père Noël !

De l’autre côté de la rue, une voiture klaxonnait avec une joyeuse constance.

– Mais c’est mon mari ! cria la dame. Vous voyez bien : trois jours, ça suffit !

Elle eut un sourire comiquement résigné et courut à lui parmi les voitures.

– Cette femme, dit l’un de nous, elle est toujours à ce qu’elle fait.
– Cela me rappelle le professeur de philosophie de mon fils, dit un autre. Au début de l’année, il leur a dit que la philo, c’était très simple, que ce n’était pas la peine de lire énormément de livres. Que ça se résume à une formule : « Penser à ce qu’on fait. »
– Alors, faites attention aux voitures !

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CHAPITRE 13

La voix de Paul

Je me vends, c’est tout, avait dit Paul. Ce que je cherche ici, ce sont des moyens de me vendre mieux. Prenez Marchais, prenez Giscard, on voit bien que ces gens-là ont suivi des cours pour passer à la télé. Moi, c’est ça que je veux. Rien que ça. Dans la vie moderne, disait encore Paul, on a besoin d’avoir une bonne image, vous comprenez. Tout ce qui me permet d’atteindre cet objectif, j’accepte. Le reste, je n’en ai rien à faire.
Au bout de cinq minutes, un participant lui lança :

– On se demande pourquoi vous êtes venu dans une session d’expression, vous ! Vous avez la langue bien pendue !
– Ce n’est pas vrai, dit Paul, j’ai besoin de me perfectionner. Je ne me raconte pas d’histoires, moi, j’ai des tas de défauts, je veux qu’on me les montre et je veux qu’on me les corrige. Par exemple, mes gestes, hein, mes gestes, ils ne vont pas, mes gestes…
– Qu’est-ce qu’ils ont, vos gestes ?
– Je ne sais pas moi, peut-être qu’ils ne sont pas assez naturels. Enfin, il y a bien quelque chose qui ne va pas, non ? Et ma voix, hein, ma voix ? Elle ne me plaît pas, ma voix ! Enfin, ça peut se perfectionner, une voix, non ?
– Qu’est-ce qu’elle a, votre voix ?
– Mais je ne sais pas, précisément, peut-être qu’elle est trop grave ou trop aiguë. Ou que je parle trop vite. Ou trop lentement. Enfin, ce n’est pas moi qui vais me le dire quand même. Je demande des moyens de progresser.

La voisine de Paul a des allures de bonne grand-mère.

– Vous arrivez quand même à vous exprimer, Monsieur !
– En un sens, c’est vrai, dit Paul, en un sens c’est vrai…
– Moi, je vous comprends très bien quand vous parlez.

Paul n’est pas un stagiaire comme les autres. C’est un commercial mais, dans son entreprise, on l’emploie assez souvent pour animer de petites séances avec les débutants. On l’a envoyé ici moitié pour qu’il se forme, moitié pour qu’il puisse raconter comment s’y prend l’animateur. Il l’a avoué tout de suite, franchement. Puis, après l’avoir avoué, s’est un peu reculé de la table.

– Je ne suis pas tout à fait un participant à part entière, a-t-il dit.

Il nous l’a bien fait sentir. Jusqu’à ce que le participant qui l’avait contredit soit revenu à la charge.

– Enfin, vous ne vous débrouillez pas mal, quand même !
– Bof, a dit Paul.
– Qu’est-ce que vous avez dit là ?
– J’ai dit « bof ».
– C’est un mot que vous employez souvent ?
– Bof, a répété Paul.
– Vous avez redit « bof », observe le contradicteur. Et vous, Madame, pourriez-vous dire « bof » ?
– Bof, bof et rebof, dit la grand-mère.

Elle devient rouge comme une cerise.

– Qu’est-ce que vous me faites faire quand même !

Le contradicteur est un homme de petite taille. Il passe son temps à vérifier de sa main que les feuilles posées devant lui forment un parallélépipède parfait. Il les caresse, les empile, les caresse encore, les désempile et les caresse à nouveau.

– Est-ce que c’est important pour vous, Monsieur, d’avoir dit « bof » ?
– Ce n’est pas sérieux, dit Paul.
– Très sérieux. Ce que j’ai apprécié dans votre position, c’est sa rigueur. Je vous demande maintenant si c’est important d’avoir dit « bof », il faut me répondre avec autant de rigueur.
– Eh bien, dit Paul, puisque vous y tenez, je dirai que c’est à la fois très important et pas important du tout.
– Ce n’est pas rigoureux, cette réponse. Important ou non ?
– Je dirai que c’est inhabituel.
– Je vous remercie, dit le petit homme, d’une voix d’avocat qui vient de marquer un point après l’interrogatoire d’un témoin.

Il se tait un instant, vérifie son tas de feuilles et continue.

– Je pense à quelque chose. Je pense à un collègue qui m’a raconté que, pendant une session d’expression, l’animateur a demandé aux gens de crier.
– Comment ça ? dit Bonne Maman.
– Comme ça, dit le petit monsieur.

Et il pousse un hurlement.

– Il m’a fait peur, dit Bonne Maman. Oh, ça alors, quand je raconterai ça à ma fille !

Et elle pleure de rire.

– Tout le monde sait crier, dit Paul.
– Ça alors, dit Bonne Maman, ça alors, pour de l’expression, c’est de l’expression…

Alors on a crié. Dans la foulée. Non que ce soit une méthode magique qu’il faille prendre trop au sérieux. Mais ça venait bien. À tour de rôle, on a crié. Tous. Mais pas Paul. Paul n’a pas pu crier. Paul a dit que c’était idiot de crier puis, comme tout le monde criait plus fort, il n’a plus rien dit du tout.

– Essayez, dit le petit monsieur.

Paul a essayé. Il a essayé et il n’a pas pu. Il n’est sorti de son gosier que quelques cris étouffés, étranglés : les mots disent très bien cette sorte d’assassinat qu’on peut, malgré soi, perpétrer contre soi.

Comme il ne pouvait pas crier, Paul a parlé. Il a dit que ce n’était pas sérieux. Il a dit qu’on gaspillait l’argent de l’entreprise. Il a dit qu’il ne savait pas à quoi tout cela rimait. Il a dit que s’il n’était pas là sur ordre, il serait parti.

Les autres se sont tus. Paul a parlé tout seul, s’est progressivement empêtré dans un discours filandreux. S’en est pris aux syndicats. S’en est pris aux psychologues. A expliqué qu’il fallait un peu de sérieux dans tout ça.

Il a réussi à stopper les rires, Paul. Les autres se sont mis à le regarder. Bonne Maman s’essuyait constamment les yeux tout en écoutant Paul. Personne n’osait rien dire. Paul était tragique. Le tragique, c’est quand on n’a plus que les mots. À la pause, on a vu Paul parler à des gens. Il faisait de grands gestes. Il baissait la voix quand quelqu’un approchait.

Quand la séance a repris, Paul voulait encore nous convaincre.

– Je n’ai aucune raison de crier, a-t-il dit.
– Eh bien, ne criez pas, lui a répondu quelqu’un.
– Mais enfin…, a dit Paul

Il nous a expliqué que, dans la vie, il y avait des exigences qu’il ne pouvait pas admettre. Et notamment, qu’on lui fasse faire des choses qu’il ne comprenait pas.

– Mais nous comprenons très bien, a repris l’autre.
– Criez donc, a dit Bonne Maman, ça vous fera du bien. C’est que ça soulage, vous savez !

La session a continué et Paul a peu à peu perdu le contact avec nous. Il voulait observer. On sentait qu’il regardait mais ne voyait pas. Sa détresse était pitoyable. Un homme pris dans les sables mouvants, dont les gestes sont autant d’appels de détresse.

Nous ne pouvions rien pour lui, sinon le supporter avec autant d’amitié qu’il était possible sans pour autant tolérer qu’il nous entraîne dans son marasme. Parfois, quand l’exercice était fortement structuré, il faisait preuve d’un peu de bonne volonté. Mais quand revenait la perspective d’un peu d’imagination ou de spontanéité, il fermait sa porte à double tour.

– La formation… commençait-il alors. Il n’allait pas plus loin.

Puis il a parlé, Paul. Il a dit qu’en raison de son statut, il ne pouvait pas se permettre d’être exactement comme nous. Il était venu à ce stage pour les autres, pas pour lui. Comme il l’avait répété, il se sentait observateur. Si on le sentait un peu nerveux, c’était à cause d’ennuis familiaux graves. Alors tout le monde s’est mis à l’interroger, à l’écouter, à lui prodiguer des conseils.

– Je crois qu’il faut arrêter, a dit l’avocat amateur, je crois que nous n’y pouvons rien.

On a continué comme on a pu. Avec ce fardeau nommé Paul. On s’est habitué. Tantôt on essayait de prendre son rythme, tantôt on faisait mine de l’oublier. Personne ne riait plus : ce n’est pas la fête tous les jours ! Parfois Paul se mettait en frais de gentillesse, se levait le premier pour fermer une fenêtre, allait déplacer un tableau. Parfois il semblait s’être définitivement replié sur lui-même. Une fois, il m’a dit : « Nous reparlerons de tout cela plus tard… »

Il ne renonçait jamais complètement à son refrain :

– Prenez Marchais, prenez Giscard…
– Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse ? disait Bonne Maman.

Alors Paul nous expliquait que la politique, c’était important. Mais plus il nous l’expliquait, plus cela avait l’air futile.

– C’est important quand même, disait Paul.
– C’est peut-être important, disait l’apprenti avocat, mais ce n’est pas urgent.
– Comment ! s’indignait Paul.
– Ce qui se passe ici, c’est à la fois important et urgent.
– Quand vous criez ?
– Ce n’est pas la question.
– Qu’est-ce que je vais mettre dans mon rapport ? dit soudain Paul.
– Quel rapport ?
– Il faut que je remette un rapport sur ce stage.
– On va le faire ensemble.

Tout le monde s’est mis à imaginer le rapport. Quand le plan en fut écrit au tableau, Paul dit :

– Je ne peux pas leur donner ça.

J’ai appris quelques mois après que Paul avait rédigé un rapport, l’avait tapé sur une machine tout ce qu’il y a de moderne, et tiré sur papier glacé. Mais ce qu’il y avait dedans était plus glacé encore. J’ai appris aussi que le rapport était passé de main en main dans son entreprise et qu’on en avait beaucoup parlé. J’ai appris enfin que Paul avait renoncé à faire de la formation.

Un peu plus tard, je recevais chez moi une lettre contenant un dessin humoristique découpé dans un journal. Il s’agissait d’un homme dans une prison dont il venait de scier les barreaux. Il était assis par terre dans un coin de sa cellule et lisait une revue sur la couverture de laquelle on voyait un homme assis par terre dans le coin d’une cellule dont il avait scié les barreaux, etc.

Quand je vois Giscard, quand je vois Marchais, je pense toujours à Paul.

Je ne sais plus rien de lui. S’il s’épuise à expliquer qu’on ne peut pas changer le monde, ou que travailler, c’est seulement louer sa force de travail, ou qu’il faut bien séparer sa vie personnelle de sa vie professionnelle. Ou si un rayon de soleil lui a fait signe.

CHAPITRE 14

Émilie

Dans le bureau de l’universitaire québécois qui m’accueille, je ne me sentais nullement dépaysé. Même style, même langage que les universitaires français, même humour bon genre, même cordialité très légèrement réservée, même manière de sourire de soi pour feindre d’excuser le mot un peu trop savant ou un peu trop à la mode qui vient de dépasser de la conversation comme un petit bout de jupon sous une robe. Culture différente, évidemment, mais même langage. J’en avais été surpris, un peu déçu.

Comme il me restait une journée avant d’attaquer le travail, il avait eu la gentillesse de m’inviter dans sa « cabane » qui se trouvait en banlieue, comme on dit au Québec pour une distance égale à celle de Paris à Dijon. Sur la route, un fil invisible semblait nous relier au Quartier latin. L’énorme voiture, bridée par une draconienne limitation de vitesse, était l’image de tout ce que je voyais : une puissance contenue, non encore entièrement employée. Nous roulions entre le double rideau cramoisi que, durant le très court automne, tirent les érables de part et d’autre de l’autoroute. Mais d’érables ni de leur sirop, mon hôte, ce jour-là, ne semblait avoir envie de parler.

Quand nous quittâmes l’autoroute, il retira en riant veste et cravate, et retroussa ses manches. Quelques kilomètres encore, et nous étions à la cabane, une jolie maison blanche entourée d’un potager dans lequel sa femme, arrivée la veille, s’affairait. Dès qu’il l’aperçut, le grave universitaire courut à elle, lui désigna du doigt un coin du potager et je l’entendis lui dire : « Dis, mainmain, t’as vu les quinquinbres ? »

Ce fut une magnifique soirée. Dans la cabane décorée de trophées avec, au centre, une tête d’orignal, une énorme pièce de bœuf était à rôtir dans la cheminée. On me montra dans le garage un skidoo – ou skidou – impatient de l’hiver. Nous bavardâmes longuement. Mon hôte alternait ses deux français, le sien et le nôtre. Le premier était pour les mouvements de son cœur, les menus incidents, cette broche qui ne faisait pas correctement son office à son gré ; le second pour le travail, pour les idées, la politique, les choses de la culture, la session que je venais animer. Quand il en était à la description de l’Université, des programmes, des méthodes, quelques mots anglais passaient vite dans son discours. Au retour, à l’entrée de l’autoroute, il reprit veste et cravate, et ne garda qu’un langage.

À Paris où, naturellement, on parle le vrai français, j’ai souvent repensé à cette journée. Non qu’elle m’ait éclairé profondément sur l’âme québécoise : le voyageur ne doit pas feindre de comprendre trop vite. Mais si Paris n’expliquait guère Montréal, Montréal, en revanche, expliquait très bien Paris. Depuis ce voyage, il m’est souvent arrivé de regarder les participants de l’œil avec lequel, ce jour-là, je regardais les amis québécois, d’écouter ce qu’ils me disent comme si l’on allait passer d’un langage à l’autre, en surveillant le bœuf dans la cheminée. L’idéal, c’est un seul langage capable de tout dire mais, quand cela n’est pas, deux langages valent mieux qu’un seul. Entre les deux, une forêt de sens s’offre au regard, à l’œil qui écoute, comme disait Claudel. Deux langages laissent entre eux une fissure parfois un peu douloureuse, mais infiniment précieuse. Ce n’est pas un destin enviable d’être un homme double, mais mieux vaut un homme double vrai qu’un faux homme simple. Mes amis québécois avaient un langage pour eux-mêmes, pour leurs proches, pour le cœur, et un autre pour le monde. Nous faisons, nous, comme si la différence n’existait pas, comme si le divorce n’était pas consommé.

À moins que le rôle de la formation, parmi d’autres médecines, ne soit de refermer à la hâte la fissure dont nous ne parlons jamais parce que nous la sentons trop présente et trop ouverte. Le but de la formation n’est certes pas de verser du vinaigre sur les plaies, mais il n’est pas non plus de les cacher sous l’épaisseur des pansements. Difficile, c’est vrai. Cette plaie constitutive de nos sociétés, signe de leur tourment et berceau possible de leur progrès, il ne faut ni l’exhiber ni la dissimuler mais la dévoiler autant qu’il est nécessaire pour tenter de la guérir. La guérir ? Oui et non. Oui, parce que c’est une plaie. Non, parce que ce n’est pas seulement une plaie.

Ce n’est pas Montréal, cette petite auberge de Bretagne où nous sommes réunis pour une session d’expression écrite. Nous devions être douze, mais la grippe avait fait des ravages. On nous avait installés dans une petite salle chauffée par un poêle à mazout. À la pause, nous marchions quelques minutes dans le grand vent. Nous étions là pour cinq jours, prenant nos repas à l’hôtel, et y dormant. Après le dîner, bien emmitouflés, nous faisions un tour jusqu’à la mer. Les cinq participants, trois femmes et deux hommes, m’ont avoué qu’ils redoutaient un peu ce stage. Pour ma part, ce groupe trop petit me posait problème.
Nous commençâmes sans trop de conviction. L’idée fut lancée, je ne sais plus comment, d’inviter un personnage nouveau. Mais qui ? Alors, faute de pouvoir inviter, nous décidâmes d’inventer. C’est ainsi qu’apparut Émilie. Autour de la table, il y eut la place d’Émilie, le dossier d’Émilie, le carton indiquant le nom d’Émilie. Au déjeuner, nous gardâmes une place pour Émilie. Le garçon s’en étonna un peu mais s’y habitua très vite. Quand le couvert d’Émilie avait été oublié, il criait à la serveuse : « Et la place d’Émilie ? » Alors la serveuse accourait en feignant d’être désolée. Pour la commodité, nous décidâmes qu’Émilie nous quitterait à la fin du travail et que nous la retrouverions au petit déjeuner. Ainsi, au dîner, pouvions-nous parler d’elle sans la faire rougir.

Les femmes du groupe avaient un peu protesté. Puisqu’elles étaient plus nombreuses, pourquoi ne pas avoir invité un homme ? Nous n’allâmes pas jusqu’à voter. Cette Émilie avait trop de charme, toutes et tous en convinrent, pour que nous la chassions. Elle était tellement utile, Émilie, et si précieuse pour notre travail ! Elle était d’une extrême lucidité. Chacun, à son gré, lui prêtait sa voix : « Émilie pense que… Émilie dit… Émilie sourit… Émilie s’amuse… » Elle nous aidait à trouver nos mots car elle devinait ce que pensait chacun de nous. Nous écrivions pour elle, toujours pour elle, seulement pour elle. Elle était naïve mais sans puérilité, intelligente mais peu savante, pleine de bonne volonté mais non dénuée de sens critique. Elle aimait prendre intérêt à ce que nous écrivions, mais elle était aussi capable de s’ennuyer. Et si Émilie s’ennuyait, il n’y avait plus qu’à déchirer le papier. Elle était taquine. Elle avait bon cœur.

Écrire était devenu une chose simple : il s’agissait d’intéresser Émilie. Si c’était le cas, elle se montrait très attentive. Quand elle donnait son avis, par plusieurs bouches, sur un texte qu’on venait de lui lire, ses remarques, si différentes qu’elles paraissent, se rapportaient toutes à une intuition commune que nous avions à découvrir. Elle aimait l’ordre, mais détestait le formel. Elle savait poser les questions qu’il fallait mais elle savait aussi se taire. À la fin de la session, pour remercier Émilie de nous avoir si bien aidés, chacun de nous lui écrivit une lettre. Les lettres des hommes étaient des lettres d’amour et les lettres des femmes étaient des lettres d’amour.

La serveuse et le garçon se disputaient un peu notre table. Plus ancien dans la maison, le garçon avait souvent l’avantage. Il aimait nous faire part des programmes des cinémas de la région. Cette semaine-là, à la ville voisine, on jouait le Don Giovanni de Losey. « Pas d’opéra, s’écrièrent les stagiaires, surtout pas d’opéra ! » Le garçon protesta. Pas nécessaire d’être un spécialiste pour aimer l’opéra. Lui-même collectionnait les disques et trouvait que Mozart était le plus grand. Comme il ne parvenait pas à nous convaincre tous, il se trouva une alliée : « Émilie est d’accord avec moi. », dit-il. Le groupe se divisa en deux, non sans prendre rendez-vous après le spectacle. Ceux qui avaient vu le film le racontèrent aux autres. Émilie parla beaucoup et nous fit bien voir comment le refus lui-même renvoie à un désir. Le lendemain, le garçon apporta le disque de Don Giovanni qu’on fit tourner sur l’électrophone du patron. Nous l’écoutâmes ensemble et Émilie, par la plume de chacun, nous écrivit de très beaux textes.

Beaux et même un peu effrayants, ces textes. La beauté ne va jamais sans une sourde nostalgie. Je repensais à la cabane québécoise, aux quinquinbres, à la pièce de bœuf dans la cheminée, aux chanteurs barbus que nous étions allés entendre dans une boîte à chansons de Montréal. Même sensation. Un barrage qui retient mal ses eaux, une énorme force pacifique prête à nous envahir, un instant unique et fragile.

La session avait commencé par un quiproquo. On m’avait demandé d’insister sur l’utilisation de l’écriture dans la vie professionnelle. Vérification faite, les stagiaires n’avaient, en fait d’écriture, qu’à remplir des bordereaux qui ne supposaient pas un vocabulaire de plus de dix mots et dont, chaque jour, ils voyaient défiler des centaines. Peut-être est-ce notre perplexité devant cinq immenses journées à remplir des bordereaux qui nous fit inventer Émilie. Ce monde si fier de lui, si arrogant, si prétentieux, qu’est-ce d’autre qu’un prétexte, une allusion, un vestibule ?

Toujours lourd et balourd d’interpréter. Mais, ici, tant d’évidences ! Le couvert d’Émilie, c’est celui qu’on dressait pour le pauvre, le mendiant, le vagabond qui passerait sur le chemin. La place d’Émilie, c’est la place de « celui qui va venir ». Émilie, c’est chacun d’entre nous en sa « fine pointe », voilà pourquoi c’est nous tous. Émilie, c’est la réconciliatrice. Dans cette auberge, elle a permis à la simplicité de nos relations de ne pas s’effaroucher du langage un peu contraint de l’écriture et de s’en faire un ami désirable. Comme dans la cabane, Émilie a recréé dans notre session un univers à deux voix. Chacun de nous entendait sa propre voix mais, grâce à elle, entendait aussi une voix qui venait de plus loin que la sienne. La présence d’Émilie créait de l’espace, elle rendait la vie vivable.

Personne n’emmena Émilie. Elle ne resta pas non plus à l’auberge, même si la serveuse et le garçon le regrettèrent. On a tort de sourire du style de Jacques Lacan. Un mot de lui dit très bien ce que chacun de nous pense maintenant d’Émilie : « Elle manque à sa place. » À la fois elle manque et ce manque, c’est sa place. Elle fait de ce manque sa place. Nous sommes des êtres doués de manque. Le manque est irremplaçable. Manquer de manque, c’est mourir. Non : c’est être mort. Nous ne pouvons pas manquer de notre manque, nous ne pouvons pas manquer… Voyez, Émilie n’est plus là, les mots se télescopent. Tout seuls, ils ne peuvent rien.

– Et les bordereaux ? dit quelqu’un en montant dans sa voiture.

Ce fut la dernière manifestation d’Émilie avant qu’elle ne nous quitte d’un pas léger pour s’enfoncer dans la forêt. Par nos six gorges, elle éclata de rire. Et le garçon riait, et la serveuse riait sur le pas de la porte. Puis ils se retirèrent. Le soir, il y avait des clients.

CHAPITRE 15

Le cancer à l’envers

Il était six heures et nous sortions ensemble, Nicole Van der Elst, de deux sessions parallèles que nous venions d’animer, à dix mètres l’un de l’autre. Nous avons apaisé notre soif à une terrasse qui mange le trottoir de cette petite rue de Boulogne. De Billancourt, plutôt : il paraît que, pour des raisons d’élégance, on veut supprimer ce nom. Quand il nous arrive ainsi de travailler ensemble, de prendre notre repas dans le petit restaurant où la serveuse autoritaire nous bouscule et nous maltraite, nous n’avons pas de grands débats d’idées. Nous ressemblons plutôt, ne croyez-vous pas, à des gens qui viennent de faire les vendanges ou de rentrer les foins. Ou nous éclatons de rire. Cette femme et cet homme qui rient intriguent parfois leurs voisins de table et nous nous amusons à parler pour eux. Le meilleur de la session arrive ainsi dans leurs saucisses-frites.

Vos stagiaires passaient, mêlés aux miens. J’ai failli corriger ce possessif, par une pudeur moderne, mais je le laisse. À cet instant du départ, ils sont vraiment nôtres et nous sommes leurs. Durant quelques minutes, vous êtes restée en silence. Au-delà de la fatigue passagère, votre visage disait une tension presque sévère. Et soudain il s’est illuminé, comme celui de quelqu’un qui va en dire une bien bonne :

– Savez-vous ce que nous leur faisons ? m’avez-vous demandé.
– Aux stagiaires ?
– Nous leur donnons le cancer à l’envers.

Vous avez éclaté de rire et répété plusieurs fois :

– Le cancer à l’envers…Le cancer à l’envers… Une prolifération de bonnes cellules… imparable… elles peuvent même se payer le luxe de coexister avec les mauvaises cellules… elles gagneront… imparable…

J’ai répété moi aussi :

– Oui, imparable… vraiment imparable…

Votre cancer à l’envers donnait sens à presque tout et ce à quoi il ne pouvait pas donner sens, il le baignait dans une compréhension à la fois indulgente et pressante. Imparable. Je me souviens du ton sur lequel vous disiez ce mot. Une constatation intérieure d’abord étonnée, puis de plus en plus assurée, jusqu’à ce rire qui vous avait prise, un rire des temps de genèse, un rire inaugural. Je me rappelle aussi cette gravité sévère, retirée, d’avant le rire. Une attention extrême. Un corps à corps avec le monde. Vous sembliez peser toutes choses, peser sans juger. Les stagiaires. La fatigue. Le bistrot. La rue. Moi qui vous faisais face.

Nous ne faisons pas de formation pour prêcher, même pas le cancer à l’envers. Nous y sommes venus comme dans une activité à inventer puis, de session en session, nous nous sommes habitués à voir les gens autrement. Rien de cela n’était prévu, programmé, voulu. Nous nous sommes surpris à apporter à ces rencontres multiples la simplicité dont nous étions capables. Quand nous les avons mieux regardés, les groupes, malgré eux, nous ont communiqué le cancer à l’envers. Et nous avons essayé d’être de bons agents de contagion.

Le lendemain, j’étais avec le responsable de formation d’une entreprise. Comment lui expliquer notre cheminement, comment m’aurait-il confié une session si je lui avais dit que je voulais donner aux stagiaires le cancer à l’envers ? Il aurait compris, sans doute, il aurait compris. Mais…

– Quels sont vos objectifs ? me demande-t-il.
– S’agissant d’une session d’expression, favoriser la parole des gens…
– Et vos moyens, vos méthodes ?
– Des exercices, des dialogues…
– Il vous faut un magnétoscope ?
– Pourquoi pas ? Mais s’il n’y en a pas, on s’en passera.

Tout cela ne doit pas être très convaincant. Je prends héroïquement l’offensive et lui demande :

– Il y a longtemps que vous êtes à ce poste ?
– Un certain temps, oui.
– La formation vous intéresse ?
– Bien sûr, beaucoup. Surtout avec les techniques modernes, n’est-ce pas ? Très intéressantes, les nouvelles théories… Vous vous intéressez aux Américains ?
– Naturellement.

Si je suis en forme, j’ose :

– Mais, pour ma part, je me sens plutôt proche des théories de Rostopchine. Vous connaissez ?
– Rostopchine ?
– Oui. Il a trouvé un syndrome de la non-expressivité qui, à partir d’une analyse structurelle et dans une perspective pourtant lacanienne – un peu trop peut-être…
– Ah ! dit-il, crayon en l’air.

Il n’est pas plus bête que moi. Ce n’est pas par mépris, ni par sadisme, que je lui monte cet innocent canular, que je l’entraîne dans un dédale d’absurdités d’où il ne sortira que pour se rappeler que Rostopchine était bien seulement le père de la Comtesse de Ségur et qu’en matière de formation il n’avait eu à connaître que celle de sa fille qu’il n’avait pas parfaitement réussie dans tous les domaines, semble-t-il… Le canular est désolant, mais l’entretien sérieux est atroce et décourageant. On fait le tour des « besoins » de l’entreprise à partir desquels on imagine les « attentes » des stagiaires. On parle de pédagogie. En un mot, on fait semblant. Et, cordialement, on se méprise.

Le cancer à l’envers, vite, ici comme ailleurs, et qu’on lui donne le nom qu’on veut !

CHAPITRE 16

Marguerites

Ce que c’est que l’écriture, Nadia nous l’a montré mieux que les écrivains qui bavardent à la télé, beaucoup mieux. Elle était venue à la session comme à la fête, Nadia, chaque matin plus élégante, sage et discrète le premier jour malgré un maquillage travaillé, in et sport le lendemain, tout maquillage envolé, les vingt-cinq ans glorieux et le corsage un peu transparent. De temps à autre elle s’éclipsait pour voir si sa voiture était toujours sur le trottoir où elle l’avait garée.

– Je ne fais jamais ça mais, ce matin, je me suis dit…

Elle riait de tout, notait tout, intervenait sur tout. Elle sucrait aussi le café de tout le monde et nous avait promis qu’elle ferait une soirée chez elle et que nous serions tous invités.
Mais, l’après-midi du deuxième jour, il avait fallu écrire.

– Écrire ? avait dit Nadia, écrire quoi ?
– Ce que vous voulez, une ou deux pages…

Elle avait pris son stylo comme les autres, bravé l’infortune en agaçant un peu son voisin. Puis toutes les têtes avaient plongé sur le papier, celle de Nadia aussi.

Regarder des gens qui écrivent quand on n’écrit pas soi-même, c’est presque indiscret. J’étais parti fumer une cigarette dans le couloir. Quand je suis revenu, toutes les plumes couraient, sauf celle de Nadia. J’ai eu droit au plus désarmant des sourires. Nadia se tenait la joue et tapotait sa table de son stylo renversé. Sa feuille était vierge et immaculée avec pourtant, dans le coin gauche, une marguerite minutieusement dessinée.

– Ça ne marche pas ? lui chuchote son voisin sur le ton de celui pour qui ça marche.
– Pas fort, avoue Nadia.

Elle a repris son stylo, l’a promené au-dessus de sa feuille et a repassé la marguerite, en allongeant la tige.

– Il fait chaud, dit Nadia.
– Enlevez votre corsage, répond galamment le voisin.
– Ça ne marche pas ? insiste-t-il.
– Vous voyez bien.

Elle a replongé sur sa feuille. Quand tous les yeux se sont levés, ceux de Nadia pleuraient. Un licenciement collectif eût fait moins d’impression. Certains la fixaient, d’autres voulaient l’ignorer.

– Devons-nous lire nos textes ? demanda quelqu’un avec une voix de bon élève.

On lut le premier texte. Un texte… un bon texte même… Mais l’auteur n’était pas plus à sa lecture que nous à l’écouter. Et puis il n’y avait pas grand-chose à en dire…

– Quelqu’un veut-il prendre la parole ?
– Je trouve qu’il a de la chance, dit Nadia.
– Vous, ça n’a pas marché, hein, constate son voisin, implacablement lucide.
– Je ne sais pas comment vous faites, reprend Nadia.

Dans sa main, elle écrasait un mouchoir en papier.

– Vous devez pourtant en avoir, vous, des histoires à raconter, fit un homme à lunettes.
– À raconter, peut-être, dit Nadia, mais pas à écrire. C’est comme la musique classique, vous comprenez, je ne supporte pas…

Et, cette fois, elle éclata en sanglots, sa tête sur ses bras.

Je n’ai rien fait, rien dit. Non pas par méthode. Parce que je ne voyais ni quoi dire ni quoi faire. Insister, entamer une discussion avec Nadia, absurde. Me lancer dans un exposé, absurde. Peut-être aussi sentais-je qu’il se passait quelque chose d’important et que les choses importantes, on ne les résout pas tout seul.

– Faut pas insister, dit une dame qui aurait pu être sa mère.
– Personne n’insiste, Madame, ne vous fâchez pas, dit un monsieur.
– C’est un blocage, dit le voisin de Nadia avec un air intelligent.

Elle releva la tête en nous prenant tous à témoin.

– C’est ça, dit Nadia, c’est ça, c’est un blocage. Je suis bloquée. C’est un blocage.
– Tout le monde en a, des blocages, commença le voisin, moi-même, par exemple…
– C’est la fatigue, dit la dame, il n’y a qu’à plus parler d’elle, on l’embête…
– Mais enfin, Madame, personne ne veut l’embêter !
– Vous voyez bien que nous n’arrêtons pas de parler d’elle. Tenez, moi, je vais vous lire mon texte.

La dame lut son texte. Elle y décrivait les fleurs de son jardin. Les jaunes étaient d’or, les rouges de sang. Ces fleurs de rhétorique se fanèrent sur-le-champ, on les oublia.

– C’est vrai qu’il fait chaud, dit un monsieur.
– Enlevez votre chemise, dit Nadia.
– Ah ! vous voyez, ça va mieux, dit la dame. À vous de lire votre texte, Monsieur.
– C’est comme la musique classique, reprit Nadia. Tenez, par exemple, vous connaissez Jésus, que ma joie demeure ?
– De Mozart ?
– Non, de Bach.
– Oui, dit la dame. Ta la la, la la la, ta la…
– C’est ça, dit Nadia, eh bien, un jour, on m’a dit que ce morceau, c’était comme une araignée marchant sur sa proie. Depuis, je ne peux plus l’écouter.
– Quel rapport avec l’écriture ? demanda le voisin soudain inquiet.
– Je ne sais pas, dit Nadia, mais c’est pareil.
– Pourquoi voulez-vous que j’écrive des choses que je connais, dit-elle encore, ce n’est pas la peine !

Là, l’animateur avait à dire.

– Avez-vous lu le livre d’Aragon dont le titre est Je n’ai jamais appris à écrire ?
– Non, fit Nadia.
– Pourquoi lui demandez-vous cela, dit la dame ?
– Parce qu’Aragon écrit exactement ce que vient de dire Nadia. Presque mot pour mot. Ce que l’on peut dire, donc ce que l’on sait, ce n’est pas la peine de l’écrire. Il s’est aperçu de ça quand il avait six ans.
– Lui, c’est un écrivain, dit Nadia.
– On ne nous demande quand même pas d’être des écrivains ! dit la dame. Mais écrire une histoire comme la mienne, tout le monde peut le faire. Parlez des fleurs, Nadia. C’est le jeu.
– J’ai horreur des fleurs, dit Nadia.
– Pourtant, fit son voisin, vous avez dessiné une marguerite.
– Ce n’est pas pareil, répondit Nadia.

Sans doute était-ce parce qu’elle était jolie, je faisais un peu trop attention à Nadia. Mais peu importe. Je dis qu’elle était la seule parmi nous qui sache ce que c’est qu’écrire ou, au moins, le devine.

– C’est bien de la consoler, me dit son voisin, c’est aimable à vous. Mais vous exagérez.
– Enfin, elle est quand même bloquée, corrigea la dame aux fleurs.
– Non, dis-je, tout le monde est bloqué, sauf elle.

Je me sentais ridicule. Mais, si j’avais fait autrement, j’aurais été très mécontent de moi.

– C’est vrai, reprit Nadia d’une voix ferme, je ne me sens pas bloquée !
– Mais vous l’avez dit, fit le voisin, vous vous moquez de nous !
– Bloquée et pas bloquée.

Les gens se mirent à parler entre eux. La salle bourdonnait.

– Vous me comprenez ? me demanda Nadia.
– Oui, dis-je.

En étais-je certain ? En tout cas, le silence revint instantanément. Et, à choisir, le oui était plus vrai que le non. Étrange métier, quand même !

– Je comprends, dis-je, que votre marguerite n’est pas une fleur…
– Comment pas une fleur, dit la dame, comment pas une fleur ?
– Ce n’est pas une fleur, dit Nadia, c’est un dessin.
– Évidemment, dit la dame, évidemment, mais nous jouons sur les mots, c’est idiot…
– Oh non ! dit Nadia.

Alors elle nous a parlé de tout. De Bach et de l’araignée. Elle nous a dit qu’elle ne voulait plus entendre ce morceau parce que ce n’est pas vrai qu’il raconte une histoire d’araignée. Eh bien, écrire, pour elle, c’était presque pareil. À chaque fois qu’elle essayait, elle se disait qu’elle allait écrire quelque chose qui ressemblerait à une histoire d’araignée. Et ce n’était pas du tout cela qu’elle voulait.

– C’est curieux quand même, dit la dame.
– Mais au bureau, dit le voisin, vous écrivez ! Je reçois souvent des notes de vous, elles sont très claires.
– Au bureau, dit Nadia, je suis une araignée. Ici, j’ai eu envie de faire autre chose, de ne plus être une araignée.

Tout en parlant, elle avait prolongé la tige de la marguerite jusqu’à l’autre bout de la feuille.

– Vous avez bien vu, dit-elle, aujourd’hui je me suis mise en sport. Pas comme hier.
– Ça vous va très bien, dit la dame. Encore mieux qu’hier, si vous me permettez. Hier, vous étiez un peu sévère.

Alors la session a dérivé. On a parlé couture, allez savoir pourquoi. On s’est demandé si les jupes mini allaient revenir. La dame était contre, à cause des rotules.

– Les rotules, les rotules, disaient les hommes, il n’y a pas que cela !

Si le sport, ça peut aller au bureau. Si le monokini, à un certain âge, ce n’est pas ridicule. La foire aux opinions. Tout ce que ne doit pas être une session. De l’argent perdu. Du temps perdu. Des paroles perdues. L’expression écrite était en déroute. Nadia, toutes larmes séchées, en était à faire connaître son sentiment sur les costumes des hommes. Elle les aurait voulus verts, roses, jaunes, mauves. Tout en parlant, elle couvrait sa feuille de marguerites. J’étais navré d’un tel fiasco, dépassé par l’ampleur du désastre. Toute ma raison me disait de remettre ces gens au travail. Mais quelque chose s’y opposait en moi, contre quoi je ne pouvais rien. Le sentiment obscur que, sous ce fouillis, il y avait quelque chose de précieux. Sous ces bavardages, une confidence. Sous ces propos de café, des aveux nécessaires, presque des mots d’amour. Trois mots gentiment ironiques de l’animateur, et ce serait le retour des araignées. Sur la feuille de Nadia, il n’y avait plus place pour un seul pétale.

– C’est joli, dit le voisin.
– Vous la voulez ? dit Nadia, je vous la donne !
– Merci, dit le voisin, mais alors il faut me la signer.

Nadia écrivit son nom parmi les marguerites.

– Vous avez écrit, vous voyez bien, dit la dame.
– Oui, dit Nadia, j’ai écrit.
– C’est vrai, dit la dame, c’est si joli les marguerites…

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CHAPITRE 17

Formaccouche

Formaccouche n’a pas de bureaux. Il lui fallait un siège social, il l’a établi dans une arrière-boutique du quartier de Belleville. L’épicier a accepté tout de suite. C’est lui qui fournit les animateurs pour leur dîner mensuel : pâté de lièvre, camembert et beaujolais. L’épicier est trésorier adjoint de Formaccouche. Les comptes de l’Institut se font sur sa calculatrice. Les papiers et documents de Formaccouche tiennent en seul tiroir. L’Institut ne publie pas de documents.

Formaccouche n’a pas de salariés. La fille de l’épicier qui, dans la journée, tient la caisse d’une chemiserie, tape une page quand c’est indispensable : dix ou douze par mois en moyenne. S’il faut des photocopies, on les fait chez le papetier voisin : au-delà de dix exemplaires, il fait une remise. En contrepartie de son activité bénévole, un animateur emmène parfois la fille de l’épicier dans une session qui l’intéresse. Elle y prend alors le titre d’assistante pédagogique et administrative.

Les coups de téléphone pour l’Institut arrivent sur une seconde ligne installée chez l’épicier. Le répondeur automatique est placé entre les caisses de haricots verts et les caisses de fromages. L’assemblée générale de Formaccouche, association selon la loi de 1901, comprend huit personnes. Chaque année, tous les membres du bureau sont renouvelés, sauf l’épicier qui reste trésorier adjoint. Les responsables de Formaccouche sont d’avis que quelque chose, quelque part, doit être de droit divin.

Lorsqu’on leur demande quelles sont les origines de l’Institut, ils sont capables de dire qu’il est né d’une analyse critique de type structurel du langage dominant en formation, d’une part, d’une perspective anthropologique de développement situationnel et interconnectif des subjectivités, d’autre part. Les honoraires sont majorés de dix pour cent pour le client qui ne sourit pas.

Les formateurs de Formaccouche se connaissent depuis longtemps. Deux ou trois d’entre eux consacrent une partie importante de leur temps à l’Institut, les autres n’y fournissent que quelques prestations. Ils y perçoivent un salaire, ou un demi-salaire. Ces animateurs ont un style particulier. Ils n’ont pas de voiture, vivent dans de petits appartements des quartiers populaires ou de la banlieue. Deux d’entre eux ont la télé, en noir. Leur rapport à l’argent se caractérise par le mépris entier de la consommation suggérée, l’auto-limitation des besoins, le souci prioritaire d’une activité personnelle gratuite.

Même si leur train de vie est modeste et leurs économies inexistantes, ils n’oublient jamais qu’ils sont des privilégiés. Ils ne doivent pas leurs privilèges à l’argent mais à ce que leur manière d’être leur épargne, à savoir les tracasseries vulgaires de la carrière, de la promotion, de la hiérarchie, tout ce qu’ils appellent entre eux les fétiches de la servitude.
Il n’y a pas de doctrine de Formaccouche. S’il y en avait une, ce serait l’amitié : non point seulement le sentiment d’amitié et sa trop facile célébration mais la prise en compte, dans les relations sociales, des exigences de l’amitié comme premier critère de déontologie, d’efficacité et de plaisir.

Formaccouche n’a pas d’ennemis et ne menace personne. Les autres instituts le regardent souvent d’un peu haut : son chiffre d’affaires est des plus modestes et personne n’a le moindre désir qu’il s’élève plus qu’il ne convient. L’obésité financière n’est pas meilleure que l’autre. Les frais généraux étant quasiment nuls, la presque totalité des rentrées, une fois prélevés impôts et cotisations, peut être répartie entre les animateurs. Une part est réservée à deux ou trois week-ends communs par an, où l’on débat des problèmes de l’Institut et où, surtout, on prend du bon temps entre amis. Ce bon temps pourrait être la devise, et presque la provocation, des animateurs de Formaccouche. Cette notion leur paraît demander quelque explication : il s’agit d’une certaine manière de se comporter qui met l’accent sur la joie de vivre plutôt que sur la réussite ou la performance, sur la relation plutôt que sur la concurrence, sur l’humour plutôt que sur le dogmatisme.

À Formaccouche, il n’y a pas de commerciaux ou, ce qui revient au même, tout le monde est commercial. Quand l’augmentation du chiffre d’affaires n’est pas un objectif, quand l’échange commercial n’est qu’une contrepartie raisonnable, il y a un bon commerce possible. En outre, dans le cas particulier de la formation, les animateurs de Formaccouche pensent que l’acte commercial constitue en quelque sorte le début de l’acte pédagogique. Ils ne voient pas comment on pourrait négocier un contrat de formation sans avoir à l’esprit sa réalité pédagogique. Ceux avec qui ils ont à négocier, responsables de formation ou DRH, sont en effet impliqués, autant et plus encore que les stagiaires, dans les mêmes débats qu’eux, dans les mêmes difficultés, dans les mêmes choix.

Formaccouche n’a jamais songé non plus à définir la moindre politique pédagogique. Dans ce domaine, toute théorie fait sourire l’équipe. S’il fallait absolument donner un nom à la pratique ou aux pratiques de l’Institut, c’est le mot présence qui reviendrait le plus souvent. Être présent. Faire face. Comme l’explique le théoricien le plus pointu de Formaccouche, une pédagogie de la présence ne peut, par définition, se donner un contenu, des objectifs, des méthodes. Contenu, objectifs et méthodes sont forcément antérieurs à l’acte de formation. Qui dit présence dit au contraire simultanéité du chemin et du but, du comment et du pourquoi. Et dit aussi contingence, hasard, confiance.

Tel est ce petit institut qui, on l’a compris, n’existe exactement nulle part mais dont le modèle n’est pas seulement le fruit de mon imagination. Indifférent au délire de l’époque, Formaccouche poursuit avec intrépidité sa route de modestie. Ce mot Institut, d’ailleurs, on ne l’aime pas trop dans l’équipe, et l’on a passé beaucoup de temps à essayer de le remplacer. On n’a pas trouvé, alors on l’a gardé, sans lui accorder plus d’importance. On comprend vite, d’ailleurs, que l’Institut n’est esclave d’aucune formulation. Formaccouche est résolument centrifuge : il est là où vont ses membres.

Parfois les gens de Formaccouche explicitent un peu, surtout au temps du beaujolais nouveau, cette notion de bon temps à laquelle ils tiennent tant. Ils le font avec l’humour qu’ils ne perdent jamais. Le bon temps : dans la pensée formaccouchienne, l’adjectif bon doit ici s’entendre comme une redondance. Ou, si l’on veut, comme un adjectif homérique. De même qu’Achille est aux pieds légers, de même les formaccouchiens pensent que le temps, dans son essence, est bon. Le mauvais temps ne s’oppose pas au bon temps. Pas plus que le non-être ne s’oppose à l’être. Ce qui n’est pas l’être, ce qui n’est pas le bon temps ne peut proliférer que dans le négatif, l’insignifiant, le non-créatif, l’inexistant. Le formaccouchisme a donc pour but de faire découvrir que le temps est bon : on ne saurait en persuader autrui si on ne l’a d’abord expérimenté pour soi-même.

La pédagogie de l’Institut est donc à la fois douce et intraitable. Douce puisque toute réalité temporelle mérite a priori un regard bienveillant. Mais cette douceur a sa logique. Entièrement positive si elle n’est nullement positiviste, la pensée formaccouchienne ne supporte pas qu’on vienne remettre en question cette idée du bon temps, qu’on dissocie l’adjectif bon du substantif temps. L’Institut possède un appareil de contrôle ultra-sophistiqué avec lequel il décèle les tentatives de ce genre. Il repère de telles manœuvres dans la plupart des idéologies et systèmes économiques, dans la justification abstraite des fins qui excusent les moyens, dans la résignation au réel qui viole le réel, dans la volonté d’enfermer les êtres humains dans l’étable économique en sorte que leur liberté se déshabitue du soleil et du grand vent, dans la manie de se référer constamment aux structures et de justifier son inertie par la leur, etc.

Formaccouche : un seul tiroir où se conservent le légal, le mesurable, l’obligatoire et, à partir de ce fragile et ironique point d’attache, de grandes ondes frémissantes qui partent sans haine à l’assaut du monde.

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CHAPITRE 18

Petits-beurre

Une session commence par les présentations et se termine par une évaluation : on ne peut pas échapper à tous les rites. Lorsqu’arrive le responsable qui va interroger les participants, j’ai pris l’habitude de reculer un peu ma chaise. Je n’ai plus grand-chose à dire, j’ai surtout envie de m’en aller sur la pointe des pieds. À la dernière pause, des stagiaires m’ont demandé d’un air détaché :

– Pensez-vous que notre groupe est un bon groupe ? Vous qui pouvez comparer…

Que cette question soit aux antipodes de l’esprit de la session, ils n’y pensent pas toujours. Bonne occasion d’une mise au point.

Comment a-t-on occupé ces trois journées ? demande le responsable. Paraissent-elles profitables ? Quelles indications fournissent-elles pour la suite de la formation ?

Ce ne sont pas de mauvaises questions. Elles sont même très légitimes.

Au responsable de jouer. Pour moi, cuver la fatigue. Légère angoisse à la pensée de la prochaine session. Répéter, encore répéter. La prochaine fois, il faudra que je jette moins de passion dans mon travail. De la technique, que diable, de la technique… Mais la prochaine fois, hélas et heureusement, je ne ferai pas autrement !

Les gens se prêtent de bonne grâce à l’évaluation. Leur réponse la plus fréquente, c’est presque toujours : « On ne peut pas vous raconter. Il fallait venir. » Vrai. Et un peu inquiétant.

Il est arrivé, ces derniers temps, qu’au moment de l’évaluation, on entende des phrases du genre :

– Nous avons mangé des petits-beurre…
– Pardon ? dit le responsable.

Tous éclatent de rire. Les petits-beurre, c’est une aventure qui m’est arrivée il y a quelques mois et que j’ai racontée aux stagiaires. Je l’ai vécue dans un wagon de la ligne 9 du métro, un matin vers huit heures, alors que j’allais commencer ma session. J’avais une place assise ce matin-là et somnolais doucement sur mon journal. Je regardais en face de moi parce que regarder sur le côté suppose un effort. Et, en face de moi, était assise une jeune femme. Et, dans les mains de la jeune femme, un paquet de petits-beurre. La considération de ce paquet occupait toutes mes facultés intellectuelles. Le voir m’aidait à me rendormir à chaque station.

Au-dessus des mains, ça grignotait, mais ce n’était pas dans mon champ. J’ai souvenir d’une manière très soigneuse d’ouvrir le paquet. Les mains ne le déchiraient pas, elles s’efforçaient d’en respecter les plis. L’affaire a commencé vers Richelieu-Drouot, lorsque je me suis un peu réveillé. Les mains ont avancé le paquet vers moi.

– Vous voulez un petit-beurre ?

J’ai pris un petit-beurre, j’ai dit merci. Je me suis rendormi jusqu’à la station suivante.

– Vous voulez un petit-beurre ?

La deuxième fois, c’est plus grave. Parler peut être l’effet d’un caprice, parler encore relève d’une volonté. Nos voisins détournaient la tête, comme saisis de pudeur. Il y a plusieurs manières de manger un petit-beurre. Les enfants commencent à en rogner les coins d’un coup sec puis l’usent d’une manière circulaire. Les goinfres l’engloutissent en une bouchée. Je m’aperçus que nous mettions une certaine solennité à croquer ces petits-beurre.

Vivre, c’est être toujours sous le coup d’une invitation. Entre deux stations, je récupérais mon sérieux, mon identité rassurante, ma dose d’individualisme. Mais, à chaque arrêt, un petit-beurre offert faisait tourner sur ses gonds la porte de mon autonomie.

Au cinquième petit-beurre, les têtes voisines exprimaient une sourde hostilité. La jeune femme se mit alors à tendre son paquet à la ronde. Et chacun refusait. L’un parce qu’il avait déjeuné, merci. L’autre parce qu’il allait déjeuner, merci. Le troisième n’aimait pas les gâteaux, merci. Le quatrième, merci, les aimait trop. Et chacun replongeait dans son journal, dans ses rêves, chacun retrouvait son regard vague sur la foule. Sans s’émouvoir des refus, la jeune femme présentait ses petits-beurre. Je me demandais si elle irait jusqu’au quatuor des voyageurs d’à-côté, jusqu’au quarteron de derrière, au quadrille de devant, au quadrige là-bas… Si, après les assis, elle irait jusqu’aux debout. Non. Elle s’arrêtait aux plus proches. Les refus ne paraissaient éveiller en elle ni peine ni cette vilaine satisfaction de qui est toujours prêt à se croire entouré de médiocres.

C’est alors que j’ai songé à cette chanson de mon adolescence, dont les paroles reprenaient des versets de la Bible :

J’ai joué de la flûte sur la place du marché
Mais personne avec moi n’a voulu
Danser.

La jeune femme était descendue à sa station, le paquet soigneusement rangé dans son sac.

J’avais raconté l’histoire aux stagiaires. Et, tandis qu’ils évaluaient, elle continuait à me faire rêver.

– Ne pensez-vous pas que vous êtes un peu loin des réalités actuelles ? m’avait demandé un participant.

J’ai réfléchi. Je me suis embrouillé.

– La notion de réalités actuelles, n’est-ce pas… Peut-être après tout… Enfin, je ne sais pas. Le plus vrai est que je ne sais pas.

A la fin de ce livre, au moment où le lecteur va, à son tour, évaluer sa lecture, je ne sais toujours pas. Comment il faut faire pour changer la société, je ne sais pas. Ma chaise un peu écartée du groupe, c’est moi qui me sens maintenant, au plus secret, invité. C’est ce que j’aime le plus dans les sessions : quand elles me laissent seul, à marée basse, avec quelques coquillages familiers. La pêche aux crevettes, avec l’épuisette achetée à la quincaillerie de la plage. Le tout-simple, le tout-ordinaire, le tout-va. Ce qu’on ne dit jamais tellement c’est banal, cette batterie de soucis avec lesquels on vivra, cette liste de problèmes avec laquelle on mourra.

J’aime ce métier pour ce qu’on peut en voir, mais je l’aime encore plus pour ce que personne n’en verra jamais. J’aime être ce sable travaillé par la marée, cette plage dans l’indifférence éclatante du matin. J’aime me retrouver fatigué, absolument sceptique sur tout système, plus sceptique encore sur moi-même, mais aussi prêt qu’il y a trente ans à guetter l’envol des oiseaux. J’aime me trouver dans les fondations de la ville qui se construit, parmi la boue originelle : à d’autres de donner aux rues des noms que d’autres noms remplaceront.

Je m’évalue. Et le résultat de cette évaluation est que je ne m’évalue pas. J’aime voir, durant cette dernière heure, les papiers qu’on range, la glace tirée furtivement du sac, tous ces petits signes de départ. Le cap, le cap…. Le point a si peu d’importance.

(mis en ligne le 1er septembre 2017)

Charité bien ordonnée…

Avant de dire pourquoi j’ai décidé de créer ce site, je souhaite expliquer dans quelles circonstances l’idée m’est venue de le faire.

Je n’y aurais probablement pas pensé si j’avais pu continuer à publier. Mais, après quatorze livres et une grosse centaine d’articles, l’édition et la presse semblent me fermer leurs portes.

Cette mise à l’écart peut faire planer sur mon projet un soupçon de dépit qui m’aurait peut-être poussé à y renoncer si je n’avais fait qu’écrire des livres. L’âge, un peu de découragement, le sentiment de l’inutilité, la conscience du ridicule qui s’attache à une obstination vaniteuse, la certitude de ne pas être un prophète dont le silence priverait l’humanité d’une révélation décisive, tout aurait plaidé pour l’abstention. Mais mon activité principale a été la formation des adultes, non pas l’écriture ; les trente années que j’ai consacrées à ce travail me conseillent, elles, de tenter l’aventure.

Elles furent loin d’être idylliques. Mes rapports avec les dirigeants des entreprises furent constamment marqués de méfiance et, presque toujours, d’hostilité. Les syndicats me firent parfois un accueil prudemment poli ; nous ne nous cherchions guère. J’ai bénéficié d’une seule approbation, apparemment négligeable aux yeux des diverses formes de nomenklatura : celle des travailleurs. Je m’étais mis en tête d’être le champion d’une idée unique, mais de la défendre avec un acharnement intransigeant : l’urgence, pour les salariés, grands et petits, c’est de se guérir de la lourde carence d’expression dans laquelle on les maintient et où, souvent, ils se complaisent. Propos – en très gros – socratique, que j’ai choisi délibérément, qui ne m’a pas encore valu de boire la ciguë, mais qui m’a constamment placé en position délicate vis-à-vis de toutes les autorités et de la plupart de mes collègues.

Les rencontres que je dois à la formation portaient une belle charge de réalité, de vérité, de simplicité ; elles puisaient loin dans notre imaginaire et produisaient souvent une poésie inattendue dont je me reproche de n’avoir pas gardé la trace. Les participants appréciaient ces séances, et je les appréciais moi-même autant et plus qu’eux. Je n’y développais pas des analyses très originales, je n’y mettais en œuvre aucune méthode révolutionnaire. J’essayais seulement de favoriser la parole simple et gratuite, celle qui, négligeant les confidences oiseuses comme l’assommant inventaire des opinions, descend, telle une foreuse, dans les profondeurs de l’être. Ma motivation première ne m’a jamais échappé : mon immense besoin de relations de ce genre. Je voyais bien que j’apportais à cette tâche plus de demandes et de questions que d’offres et de réponses, mais cela n’avait rien de décourageant puisque, à chaque séance, la preuve m’était administrée que je n’étais pas le seul à souhaiter ces échanges-là, et qu’il y avait, dans ce désir partagé, un des liens les plus forts qu’on puisse tisser avec les autres.

Nous parlions moins de nous-mêmes que du monde où nous vivions. Les critiques tombaient dru, mais les plus sévères portaient toujours, comme en creux, l’espoir d’une reconstruction. Cette parole libre qui nous unissait, et qui abattait, comme châteaux de cartes, les édifices prétentieux de l’argent, du pouvoir et de l’image, nous protégeait de tout désespoir : elle était comme une trace anticipatrice, comme un signe laissé par l’avenir. Une imprenable liberté faisait son chemin au milieu des contingences quotidiennes, des tracas et des querelles. Ce fut pour moi comme un long état de grâce de trente ans, qu’épicèrent bien des bagarres et pas mal de soucis. Il m’aurait fallu entièrement stupide, ou singulièrement fat, pour exagérer l’importance de mon rôle. Comme on le voit dans la peinture ancienne, la grâce s’accueille avec un mouvement de recul. Quand je me suis posé la question de ce site, j’ai revécu en pensée plusieurs de ces rencontres. Était-ce de la présomption ? J’ai eu envie de continuer à provoquer cette grâce en prolongeant par l’écrit ce que j’avais entrepris par la parole.

À mon âge, il n’est guère étonnant que je ne sois pas un familier de l’Internet. Je me débrouille assez proprement du traitement de texte ; le reste, cette technique compliquée, ce vocabulaire mystérieux, n’est pas mon affaire. Il a fallu un hasard bienveillant pour me mettre sur les traces du site Périphéries. J’ai rencontré sa jeune animatrice, Mona Chollet. J’ai parlé avec elle, j’ai lu ses textes et son livre (Marchands et citoyens, la guerre de l’Internet, Nantes, Éditions L’Atalante). Elle m’a convaincu : quelque chose est possible sur Internet.

Par vieille habitude, je me suis demandé d’où j’allais parler. Et pour dire quoi ? Ce que je pense de la vie et du monde ? Alors, pourquoi pas six milliards de sites ? À propos, quand je faisais le formateur, je parlais d’où ? De la nécessité de gagner ma vie ? De ma peur du temps qui passe ? De mon désir de jouer un rôle qui me donne une bonne idée de moi-même ? Tout cela, bien sûr, comme tout le monde ! Mais après ? Ou plutôt : mais avant ? D’où ai-je tiré ce que j’ai raconté pendant trente ans, moi qui ne suis pas un puits de science ?

Je reviendrai sur la question. Car il y a un préalable. Ersatz de formation ou substitut d’édition, ce site passe par l’écriture. Il la faut aussi docile que possible au dessein que je poursuis : à projet nouveau, forme nouvelle. Je dois donc me poser la question de mon écriture.

Ne serait-ce pas plutôt celle de mes relations avec les éditeurs ? Je me suis toujours senti à l’aise dans la correspondance, presque aussi à l’aise qu’à l’oral. Mais écrire en vue de la publication m’a constamment été pénible, sans que le temps n’arrange rien. Toujours la même difficulté : je sens que je m’y endimanche, et donc que je me limite, m’isole, me stérilise. La peur de ne pas dire assez, ou assez bien, me pousse à resserrer, à l’excès, la pensée et l’expression. Si, au contraire, je cherche à baisser la pression, le résultat est détestable, et je déchire tout. Je me sens tiraillé entre un style trop soutenu, trop tendu, et une manière trop facile, que je rejette. J’ai du mal à me tenir à ma propre hauteur ; je me juche trop haut ou me laisse tomber trop bas.

Je me rappelle une conversation avec un de mes éditeurs, dans les années 60. Il m’avait dit avoir apprécié mon premier roman mais il m’incitait à plus de fluidité. « Trop de tension, m’avait-il expliqué. Sentez-vous donc libre ! » Il me révélait ainsi la nature de ma difficulté mais, loin de m’aider à la surmonter, il l’aggravait. Que celui de qui dépend la publication ou le rejet de votre texte vous invite à la liberté, voilà un cas de double contrainte assez flagrant! Suis-je le seul à connaître cette tentation insidieuse d’écrire, non pas d’abord pour les lecteurs, mais pour le premier et le plus puissant d’entre eux, l’éditeur ?

Au fil du temps, mes difficultés ont changé de nature. Dans les années 60 ou 70, une maison d’édition m’intimidait par l’excellence qu’elle symbolisait : c’est en tremblant que je tendais ma copie à des aréopages qui rassemblaient tant d’esprits pénétrants et distingués. Être agréé par de tels juges me procurait une joie sans mélange ; être refusé par eux, loin d’être ressenti comme une honte, était une saine invitation à l’humilité et au travail. Depuis que les considérations commerciales ont conquis dans l’édition l’importance qu’on sait, j’ai pu faire l’économie d’une bonne partie de cette crainte révérencielle.

Je me suis aperçu de ce changement au début des années 90, quand l’ambition m’est venue d’écrire un livre sur la formation des adultes. Mon métier m’a offert un point de vue exceptionnel sur une société que je n’ai appris à connaître ni dans les ouvrages de sciences humaines, ni dans les abstractions des théoriciens ou des militants de tout poil, mais dans mes conversations avec des centaines, des milliers de travailleurs qui m’ont confié des doutes et des épreuves qui n’avaient que très peu à voir avec ce que rabâchent les gazettes, les partis et les clubs. Je pensais qu’il était utile de témoigner de tout cela. J’écrivis un article que Le Monde publia. Je reçus, peu après, une lettre d’une des responsables d’une grande maison d’édition ; elle m’invitait à prendre contact avec elle pour réfléchir à un ouvrage qui développerait les thèmes de cet article. Nous convînmes d’un rendez-vous. Elle m’y confirma que le sujet l’intéressait. Elle jeta un bref coup d’œil sur mon article, qu’elle avait sur sa table, me tint des propos généraux sur les problèmes de l’édition puis, revenant à notre projet, me répéta que ce livre devait être écrit, m’annonça toute souriante qu’elle allait m’y aider et commença, séance tenante, à en dessiner le contour.

Ce genre d’adhésion vaut agression. Mon projet eût été attaqué au lance-flammes qu’il n’en eût pas été plus parfaitement anéanti. Et avec lui, en puissance, sans que j’ose clairement me l’avouer, l’ensemble de mes relations avec les éditeurs. J’ai publié d’autres livres après cet incident, mais je ne pouvais plus voir mes interlocuteurs du même œil. Je sentais avec tristesse que quelque chose de grave s’était passé, que j’aurais du mal à trouver dans un éditeur le garant exigeant et sévère de la qualité d’une écriture, de la justesse d’une sensibilité, de la loyauté d’une pensée, et qu’il s’agissait désormais de négocier la fabrication d’un produit avec un partenaire habile et, surtout, puissant.

Je ne suis pas le seul à regretter cette évolution. Mais, dans mon cas, l’incident avait poussé la contradiction jusqu’à l’insoutenable. Ce que voulait en effet montrer le livre auquel je songeais, c’était l’écart terrifiant que je n’avais jamais cessé d’explorer entre, d’un côté, la sensibilité des travailleurs, la nature des interrogations qui les traversent, la hiérarchie des valeurs inscrite dans leur cœur et dans leur esprit et, de l’autre, les objectifs qu’on leur propose, la violence quotidienne qu’on leur impose, la propagande dont on les abrutit. J’attendais de l’éditeur, sinon qu’il partage toutes mes vues, du moins qu’il soit sensible au tragique de cette contradiction. Écrire ce livre, ce n’était pas analyser, une fois de plus, les mécanismes de la société de consommation et leur opposer un point de vue noblement humaniste. Je ne pouvais donner idée de ce que ressentaient les travailleurs qu’en me faisant, à mes risques, aussi simple, aussi honnête, aussi périlleusement authentique qu’ils s’étaient montrés à mon égard. Mais, à peine avais-je dit deux mots à mon interlocutrice que mon propos était déjà broyé par une mécanique toute semblable à celle dont je voyais, jour après jour, dans les entreprises, les redoutables progrès. Volontairement ou non, l’éditeur jouait désormais dans le camp de mes adversaires.

Depuis, tout ce que j’ai écrit a dû être deux fois conquis sur la colère. Mon refus explicite de cette société lourdingue, cynique, cruelle, se doublait malgré moi d’une protestation implicite contre le statut du livre auquel je travaillais et, surtout, contre le regard qu’y jetterait l’éditeur. Si courte soit ma pensée, si ordinaires les battements de mon cœur, c’est ce cœur et cette pensée que je jetais dans la balance : en face, on supputerait le profit à venir et les conséquences sur l’image. Échange inégal.

Ce projet Internet a modifié la donne. Les éditeurs ne seraient donc plus pour moi des interlocuteurs obligés ? Quelle révolution ! J’ai revu mes relations avec eux, comme on le fait à la mort d’un ami. Beaucoup de gens remarquables, oui. Et pourtant, depuis toujours, ce malaise où ils me jetaient, et que je n’avais jamais voulu affronter, comme si je m’étais fait une règle de ne pas avoir avec eux de relations conflictuelles, comme si l’univers culturel où ils se déployaient devait les protéger de la contestation… Avais-je tout simplement trop besoin d’eux pour oser ouvrir les yeux ? Je m’avouais pour la première fois que, pour avoir été généralement sereines, mes relations avec eux n’avaient jamais été plus chaleureuses que celles que j’avais entretenues avec les champions du monde économique. J’avais pu constater en quel mépris ces derniers tenaient les travailleurs : leur retourner ce mépris était un mouvement peu glorieux, mais assez naturel. Jeter dans le même panier des gens censés incarner la culture, l’art, la pensée, toutes sortes de choses sublimes, ça, je me l’étais interdit.

Ressentiment métastasé ? Sincèrement, je ne crois pas. Pathologie ? À démontrer ! La réalité me paraît plus simple. Les patrons et les éditeurs sont les deux seules figures de pouvoir que j’aie croisées durant les trente dernières années. Les premiers ne pouvaient affecter que mon activité, mes contrats, mes revenus ; je ne les rencontrais qu’au for externe, comme on disait autrefois. Faire des confidences à un manager, lui exposer sa conception de la vie, c’est obscène ! Les relations avec les éditeurs sont d’un autre ordre. Chaque livre qu’on leur propose est une confidence dont ils sont les premiers destinataires ; ce sont là, même si l’on s’en défend, des relations au for interne. Entrer en conflit avec eux, c’était entrer en conflit avec l’idée que je me faisais de moi.

Ici, sur Internet, rien ne pèse. J’écris à des amis. Connus ? Connaît-on jamais vraiment ? Inconnus ? Ignore-t-on jamais vraiment ? Cette liberté me fait un peu peur. Rien ne doit peser : cela, précisément, pèse. Il faudra renvoyer dos à dos conformisme et anticonformisme, pathos intégré et pathos protestataire. Et tant de choses encore… Je suis tout surpris de m’adresser aux autres directement, directo comme nous disions en jouant aux billes. Aucun filtre, aucun contrôle, personne pour m’expliquer que mon papier n’est pas mal, mais pas très vendable. Et maintenant que vais-je faire ? Vais-je savoir écrire sans canne ? Vais-je pouvoir inventer une forme, une manière, vais-je oser en changer aussi souvent qu’il le faudra ?

Allez savoir pourquoi, je songe à ces épisodes cocasses de la formation où, soudain, surtout lorsque les participants étaient des cadres, un personnage obséquieux faisait son entrée dans notre salle et, affectant une immense confusion, me demandait de libérer un des stagiaires, au motif qu’un haut personnage de l’entreprise le convoquait, toutes affaires cessantes, dans son bureau. Cinéma pour cinéma, je le prenais de très haut et lui faisais savoir que, n’étant pas gardien de prison, je n’avais à libérer personne ; le stagiaire en question ferait comme il voudrait ; mais je priais l’ambassadeur de faire savoir à ce haut personnage qu’il agissait d’une façon non seulement arbitraire, mais encore contraire à la lettre et à l’esprit de la loi qui prévoyait que le travail de ce stagiaire, ce jour-là, était précisément d’être en stage. C’était là, on le voit, un acte d’un assez modeste héroïsme, même si, aux yeux des managers, il n’améliorait guère mon image ! Pourtant, dix minutes après ce minuscule fait d’armes, le climat du groupe s’était entièrement transformé ; tout le monde était devenu plus réfléchi et plus jeune, plus grave et plus joyeux. Pourquoi donc ai-je repensé à ces incidents ? Peut-être pour me rappeler de ne jamais m’enfermer dans un sujet…

Au début des sessions, il en venait de partout, des sujets, tous plus passionnants les uns que les autres, et plus actuels, et plus importants, et plus urgents, et plus ceci, et plus cela. Je ne disais rien. Pas par stratégie ; parce que j’étais incapable de choisir. Mais, à peine sortis de l’œuf, ils disparaissaient ; il ne restait entre nous qu’un silence gêné. Les gens regardaient par la fenêtre, parlaient du temps. Et soudain, né de rien, d’une blague, d’un mot désabusé, d’un soupir, quelque chose s’inventait son chemin dans les esprits et dans les cœurs. Je reprends ma question. Pour parler de quoi, un site ? Au fond, dans parler de quoi, ce n’est pas tellement le quoi qui fait problème, c’est plutôt le de. Chercher un sujet, c’est un peu vouloir taper dans le mille, ça fait naître des idées de missiles. Sensible, professait jadis Bernard Lubat, jamais à court de calembours, c’est sans cible.

Comme c’est curieux d’être ici ! Il ne me déplaît pas qu’Internet soit un lapsus de l’armée américaine, une erreur de la violence. Et voisiner avec un tapis de fantasmes ne me dérange nullement. Si glorieux que fussent les étendards sous lesquels je les ai abrités, je suis fait de fantasmes, pas vous ? Je me rappelle ce professeur de la Sorbonne qui se bouclait à clef avec ses étudiants, en mai 68, pour ne pas être importuné par la vulgarité des temps. Va pour les fantasmes, même si les purs du vice sont aussi zozos que les purs de la vertu ! Pureté de l’intelligence, pureté de la circonstance, pureté de l’intention : que de blagues ! Elles m’occupaient encore dans mes premières années de formation : je ne me sentais pas digne. Qu’est-ce qu’un pauvre bonhomme comme moi, jeté malgré lui dans le monde, et tout occupé à lutter désespérément contre ses passions et son ignorance, pouvait bien avoir à dire à ses semblables ? À moins de leur réciter des bouquins, ce qui, alors, eût été honorable ! Mais parler de soi, parler par soi, quelle idée impudique ! Et puis, une fois devant ces inconnus que je sentais si proches, à peine avais-je sauté dans le vide qu’une espérance tombait du ciel comme une échelle de corde… Preuve irréfutable que nous ne délirions pas, nous trouvions la force et le goût de massacrer joyeusement les mensonges par lesquels on nous asservissait. Quel bonheur de fourbir nos armes, dans cette semi-clandestinité, contre la bête économique devenue folle, et de le faire dans sa propre tanière ! J’aimais à faire claquer le nom de ce beau métier de formateur qui ne rappelait guère à la plupart de mes collègues que les craquements d’une échine trop souvent courbée. Et je rentrais chez moi, et je redevenais le personnage problématique que je ne connaissais que trop. Je prenais le journal ; il me tombait des mains.

Faire passer, si c’était possible, un petit peu de tout ça dans ce site, peut-être que ça ne servirait pas à rien ? J’aimais l’ambiguïté des sessions, cette ferveur sur fond de gris, un peu cruelle. C’était celle de mes poètes préférés, Léon-Paul Fargue en tête, dont j’écoutais avidement la voix sourde, pendant la guerre, à la TSF. Une tendresse un peu sauvage, une amertume puissante. C’était à Montrouge, il y a soixante ans, au groupe d’Habitations à Bon Marché (HBM) de la rue de la Solidarité, là même où, dix ans après moi, naîtrait Coluche. L’appartement est propre, ma mère s’y évertue. Mais passons vite… Entrons par la cuisine dont l’évier est la seule salle de bains, ne nous attendrissons pas sur ces trois pièces gentillettes, traversons la salle à manger, ouvrons la porte-fenêtre et venons-en à mon domaine, à mon royaume, à ma tribune : le balcon.

Il n’y en a que deux sur la façade de ciment qui donne sur la rue Léon-Gambetta. Deux, et nous en avons un! Ce privilège me permet de devenir, à ma guise, orateur haranguant la foule ou commandant contemplant, de la passerelle de son navire, l’océan de la rue que borne l’immeuble d’en face, lui-même dissimulé, l’été, comme les boucles de la gracieuse petite fille du deuxième étage, par le feuillage épais d’un tilleul. En bas, les ménagères, les petits métiers, les ouvriers qui entrent au bistrot en riant ; assez souvent des disputes, des bagarres parfois. Le dimanche, princesse qui s’encanaille en banlieue, une voiture de sport enlève un couple d’amoureux, inatteignable image de la volupté. Il m’arrive de guetter un passant sur le trottoir opposé. Je l’accueille à une extrémité du balcon et l’accompagne lentement, le plus lentement possible, jusqu’à l’autre extrémité, d’où je le regarde s’éloigner.

Je ne souhaite pas évoquer ici des souvenirs, encore moins m’attendrir sur une enfance que je ne pourrais que recomposer et trahir. Je ne roule pas en marche arrière. Je n’ouvre pas ce site pour chercher dans le passé je ne sais quelle consolation à moi seul destinée. Je n’ai aucun goût pour le regard élégant, fatigué et mou que l’adulte un peu revenu des vanités du monde jette sur ses jeunes années. Ce balcon fut ma première et ma meilleure université ; il continue à me dispenser ses leçons. Je ne veux pas prendre mon enfance à contresens. Elle est derrière moi, elle me pousse. Un bref regard sur elle suffit ; tout de suite continuer la route. Ainsi le relayeur qui attend l’arrivée de son camarade, impatient de saisir le témoin pour s’élancer. Dans le rétroviseur de la mémoire, il n’y a que des images. L’enfance, c’est le contraire d’une image, c’est la substance vive du présent ; quand il se détourne d’elle, il perd ses couleurs. Seuls les orgueilleux ne font pas cas de leur enfance : elle les rendrait humbles puisqu’ils ne sont pour rien dans ce qui la constitue. Par quelque biais qu’elle nous ait saisis, souffrance ou plaisir, bonheur ou malheur, elle est un texte à nous seuls confié pour que nous l’interprétions, un message, parfois crypté, pour nous encourager à vivre.

Mes premières années furent solitaires, au moins jusqu’à l’adolescence. Affectivement, socialement, culturellement, linguistiquement décalées. Probablement trop contraintes. Je leur dois une sensibilité en conduite forcée. Mais chaque vie est un crible, chacun de nous un chercheur d’or. De la mienne, beaucoup de choses sont retombées mais les rêveries sur le balcon sont restées : voilà l’affaire. Je leur dois un peu de souffrance ? Qui ne souffre pas ? Du bonheur, aussi ? Pourquoi en faire état ? Quel intérêt pour le lecteur ? Et que cela ait pesé lourd sur ma vie, que je n’aie jamais pu voir sérieusement le monde avec d’autres yeux que ceux de mes dix ou douze ans, à qui cela importe-t-il ? Plus jeune, j’avais besoin, comme tout le monde, d’évoquer ce passé pour y chercher des repères. Maintenant, à quoi bon ?

Mais il y a eu le métier, il y a eu la formation. À écouter tant de gens parler d’eux et du monde, à tâcher de deviner d’où leur viennent leur goût de vivre et leurs maux, j’ai été frappé par les ressemblances bien plus que par les différences. La différence, c’est une manière particulière d’être semblable : c’est dans la communion avec les autres, non pas dans un préalable affiché, qu’elle prend son sens et son éclat, et témoigne de l’unité multiple de la vie. Dans ces moments de grande proximité pudique qu’offraient les sessions, chacun de nous jouissait de sa différence non pas pour s’y enfermer, mais pour le plaisir souverain de la brûler au feu commun. Ma différence, c’était d’avoir subi cette compression, cette mise à distance obligée du monde, de m’être senti, très tôt, ailleurs. Cela m’avait valu quelques embarras mais aussi, je le constatais dans ces séances, quelques clefs. C’est ainsi qu’en ouvrant ce site, j’ai été conduit à réviser les leçons de l’université du balcon comme on fouille sa cave, avant un voyage avec des amis, pour remettre la main sur une gourde, un sac, une lampe de poche qui pourraient d’aventure être utiles à quelqu’un.

Car le balcon m’a dépanné de quelques évidences. C’est un peu absurde de tenter de les exprimer dans mon langage d’aujourd’hui ; plaquer des mots et des idées sur ses impressions d’enfant est un exercice parfaitement arbitraire. Pourtant, même si je mélange ici les sensations brutes de l’enfance et ce qu’elles m’ont inspiré par la suite, je ne crois pas altérer l’essentiel. Nos idées évoluent, nos opinions changent, nos sentiments passent ; nos rêves, nous ne pouvons guère que les repeindre.

Première évidence, ce que je sens, je le sens. C’est en moi comme un poids, mais un poids qui m’allège. Comme une limite, mais qui me donne accès au monde, aux autres, à moi-même. C’est un point de vue qui m’a été attribué, un point de vue vivant, qui est aussi un regard. Tout gamin, je sais que les raisons que je me donnerai de renoncer à ce point de vue seront dérisoires et malhonnêtes, et qu’elles me conduiront, quand même les autres ne s’en apercevraient pas, à une catastrophe méritée. J’avais raison. À chaque fois que j’ai tenté d’échapper à ce regard, le monde a perdu toute réalité ; les êtres les plus familiers me sont devenus plus étrangers que ne l’étaient encore, cinquante ou soixante ans après, notre boulangère tuberculeuse, sa fille Gisèle, les clients accoudés à la buvette de l’épicerie Julien Damoy, les ouvriers qui revenaient de l’usine d’Arcueil.

Autre évidence, la vie du dehors ne ressemble guère à la vie du dedans. Impossible de les réconcilier. Les mots ne servent pas à grand-chose. Ils sont impuissants à créer des liens. Ils ne jettent aucun pont entre le dehors et le dedans. Bêtement, ils désignent, comme l’étiquette plantée dans le reblochon. Au mieux, ils ressemblent aux petits drapeaux que les navires hissent à leur mât pour se saluer. Au pire, ils servent à la comédie de la violence, de la séduction, de la violence de la séduction et de la séduction de la violence. À dix ans, j’ai beau être le contraire d’un enfant martyr, toutes ces pitreries me sont déjà familières. Mes parents sont les premiers managers que j’ai rencontrés. Ils me mettent la pression, cherchent la performance, m’assomment de leurs principes, me décrivent les mille et une traîtrises que me réserve l’avenir. Pour mon bien, toujours pour mon bien !

Ils m’aiment. Moi aussi, bien sûr, mais pas pour ce qu’ils croient, pas pour leur dévouement, pas pour leurs conseils, pas pour le souci qu’ils se font pour mon avenir : tout ça, c’est les conneries qu’on écrit à la Fête des Mères. L’amour, c’est ce qui plaît quand on le voit, id quod visum placet : que puis-je aimer d’eux quand ils se barricadent derrière ce qui leur fait peur ? J’aime mon père quand il joue au billard avec mon oncle, et qu’il gagne. J’aime ma mère quand elle vient me réveiller en chantant à tue-tête l’air de Nabucco. Je les aime par leurs ratés, par leurs marges, par leurs lapsus, par ce qui sourd de vie en eux, malgré eux. Et vive le mensonge, ce merveilleux parachute dont nous fait cadeau la Providence pour nous empêcher de nous fracasser contre la bêtise ! Plus j’ai l’air de rayonner de bons sentiments, plus je me sens clandestin.

Tout ce qui est vrai s’échappe. Tout ce qui s’échappe est vrai. La vérité se promène sans arrêt entre le tout ordinaire et l’absolument ineffable, ce qui permet au premier imbécile venu d’affirmer en toute sécurité qu’elle n’existe pas, et de garer tranquille sa caravane sur le parking de Foku, le supermarché des opinions. Je le vois bien que tout ce qui est vrai s’échappe ! Les piétons s’échappent, les nuages s’échappent, tout s’échappe dans ma tête, la petite fille d’en face s’échappe. Et moi, sur mon balcon avec, derrière moi, le gouffre rassurant et sombre de l’affection tyrannique et, devant moi, cette rue Léon-Gambetta où il y a les Champs-Élysées, Venise et New York, le Sahara et le Grand Nord, immobile et radieux, projetant en vainqueur mon enfance sur la vie qui est devant moi, moi aussi je m’échappe !

C’est ainsi, dans ce mouvement d’échappée, qu’on peut voir le monde. Quand le professeur de français pose ses lunettes sur son bureau et nous parle des livres qu’il aime, que c’est beau la classe ! Et que le reste est laid, et que le sérieux est bête ! Le monde est à frôler, juste à frôler. Les autres ne sont ni à comprendre, ni à posséder, ni à convaincre, ni à ménager, ni à instruire, ni à gouverner, ni à protéger, ni à charmer, ni à détromper, ni à séduire, ni à sauver. Ils sont des signes, un vertigineux entrecroisement de signes. Les piétons de la rue Léon-Gambetta ne sont pas des solitaires juxtaposés ; ils sont les accords d’une symphonie que n’importe qui peut percevoir, les personnages d’un spectacle toujours renouvelé, les scintillements multiples du soleil. Le secret majeur que me révèle mon petit promontoire de ciment, c’est aussi le plus simple : nous sommes au monde, et c’est immense.

Qu’était-ce donc pour moi, la formation ? Le renouvellement et le retournement, en présence des autres et avec eux, de la problématique de l’enfance. Les locaux des entreprises sont bien plus confortables mais tout aussi décourageants pour l’imagination que les Habitations à Bon Marché de Montrouge. Cette grisaille, c’est le climat de mon enfance, c’est le bureau de mon père où je suis allé si souvent bâiller. La gentillesse méfiante de ces employés, de ces cadres, c’est celle de mes parents. Certains, comme le disait ma mère en parlant de mon père, gardent tout sur l’estomac. D’autres, comme elle, font les braves, puis sont contraints de renoncer. Tout témoigne de l’omniprésence d’un ordre qui n’a apparemment rien de monstrueux mais qui le devient par ce qu’il empêche, par sa patience inlassable pour user l’énergie des gens et limer leur spontanéité, par le climat de docilité et d’inexpression qu’il leur impose comme une évidence, par la pauvreté des relations qu’il suscite entre eux, par les silences et les concessions auxquels il les contraint, par la pusillanimité qu’il encourage.

Cette fois, c’est fini. L’enfance, en moi, ne perdra plus. No pasaran. L’enfance ? Ce qu’elle porte, plutôt : le désir d’une vie plénière, intégrale, sans laquelle c’est l’étouffement assuré, fût-il citoyen. La formation, pour parler comme au tennis, c’est, pour moi, le jeu décisif du match qui se joue, dans ma vie comme dans toute vie, entre ce désir-là et le monde. L’enjeu n’est ni de bricoler une autre organisation de la société, ni d’inventer une autre façon de se faire humilier par une autre sorte de caciques, ni de faire triompher son petit scénario préféré sur ce qui se passera après la mort, ni de dénicher la meilleure manière de garder la planète présentable. L’enjeu, c’est de faire entrer dans l’existence tout ce qu’on a gagné à la loterie de l’enfance, tout ce qu’on y a ramassé de trouble, de ravage, de ravissement, d’arrachement, de transport, de désespoir. L’enjeu, c’est de se présenter au monde dans la nudité exigeante de sa sensibilité, dans la conscience d’une absolue irréductibilité qui ne peut tolérer la moindre perspective de capitulation puisque c’est précisément en elle que réside la seule chance de rencontrer les autres sans se trahir ni les trahir.

Je n’ai jamais mieux appris à connaître mes semblables que dans ces salles anonymes. Ce que je leur ai proposé, je ne l’avais pas prémédité. C’est même à mon insu que la partie s’est d’abord engagée ; ensuite, j’ai pris la responsabilité du jeu. L’effrayant formalisme de la vie économique m’avait renvoyé au conditionnement de mon enfance ; mais, cette fois, je n’étais plus contraint de chercher une protection dans les caches solitaires de la rêverie. Tout ce que j’avais vécu, senti, pensé, les épreuves comme les plaisirs, les assentiments comme les refus, les adhésions comme les combats, m’avait conduit à reconnaître et à choisir les impulsions fondatrices de l’université du balcon ; plus j’avançais dans mon travail, plus je les voyais sortir de mon cœur en fanfare comme, de leur caserne, les cavaliers des westerns.

Dans cette aventure, j’ai d’abord cherché ma propre exaltation. Charité bien ordonnée… Si quelqu’un entrait dans la logique que je proposais, je pensais à quelque affinité de tempérament ou d’expérience. Mais, au fur et à mesure que je donnais plus de consistance à ce qui n’était d’abord qu’une intuition assez vague, la contagion s’étendait trop rapidement pour que je puisse maintenir cette hypothèse. Je m’étonnais de trouver une sensibilité proche de la mienne chez des gens avec qui je ne me sentais aucun point commun, que mon discours agaçait et qui me critiquaient. Nous étions pourtant bien plus proches que nous ne le pensions. J’apprenais peu à peu comment il faut regarder et lire les autres ; que les seules choses qu’il soit utile de chercher en eux sont celles qu’on est assuré de ne pas y trouver ; que la seule chance de les comprendre un peu, c’est de se faire complice de leur mystère. Prendre conscience de cette proximité était une expérience émouvante. Mais le plus difficile, une fois que nous l’avions reconnue, était de nous retrouver ensemble sur une crête étroite, de nous demander ce qu’il fallait penser et faire pour ne plus retomber du côté où tout conspirait à nous entraîner, si c’était là une chose envisageable, et qui de nous relèverait le défi, et qui y renoncerait.

J’apprenais peu à peu que cette protestation instinctive, cette insurrection vitale n’était pas seulement mon affaire, mais l’affaire de celui-ci, de celle-là. Et pas seulement l’affaire de celui-ci ou de celle-là, l’affaire de chacun de nous. Et pas seulement l’affaire de chacun de nous, l’affaire de nous tous ensemble. Et pas seulement l’affaire de nous tous ensemble nous intéressant à l’organisation du monde, l’affaire de nous tous ensemble nous intéressant à nous-mêmes. Et pas seulement l’affaire de nous tous ensemble nous intéressant à nous-mêmes, l’affaire de nous tous ensemble nous intéressant à ce que nous ignorions de nous-mêmes. Et pas seulement l’affaire de nous tous ensemble nous intéressant à ce que nous ignorions de nous-mêmes, l’affaire de nous tous ensemble prenant la parole au nom de ce que nous ignorions de nous-mêmes. Et l’affaire de nous tous ensemble prenant la parole au nom de ce que nous ignorions de nous-mêmes, l’affaire de nous tous ensemble larguant, une fois pour toutes, les amarres, c’était, c’est, ce sera l’affaire de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, c’est sa voix, votre voix, ma voix lorsqu’elle s’élève pour rien, vraiment pour rien, simplement parce qu’elle n’est pas seule, et qu’elle le sait.

Nous sentions tous aisément de quoi il était question, mais que nous avions de mal à en parler ! Le sens de ce que nous vivions, chacun le tirait à lui. Pour l’un, il s’agissait d’un appel direct à la spiritualité, à l’intériorité, à la religion. Pour l’autre, d’un avatar libertaire et soixante-huitard du jouir sans entraves. Un troisième, en cours de psychanalyse, ne manquait pas de repérer des résonances freudiennes. Un autre encore était persuadé qu’une telle prise de conscience était un accompagnement nécessaire des luttes sociales. Des ingénieurs proclamaient que des sessions comme celles-là étaient très profitables à l’entreprise, qu’elles aidaient les gens à devenir autonomes, qu’elles leur apprenaient à dire je, ce qui faciliterait la communication. Et de citer un de leurs héros, un patron qui, au pot annuel, n’hésitait pas à inciter les jeunes cadres à rester eux-mêmes et, comble de liberté, à porter des chemises de la couleur qu’ils voudraient. J’écoutais, je ne riais pas, j’étais plutôt ému.

Les mots ne suivaient pas. Comment l’auraient-ils pu quand le monde n’offre plus de résonance collective aux impulsions de l’enfance et du désir, quand il méprise le lien gratuit avec les êtres, le compagnonnage sans cible ? Qui peut trouver tout seul des mots pour désigner ce qui n’existe pas ? Alors nous revenions à ce que nous connaissions ; nous déplorions des injustices, nous condamnions le pouvoir de l’argent, nous fabriquions de très vraisemblables boucs émissaires : et tout se terminait par de pauvres slogans qui nous navraient.

À quoi pouvaient-elles bien servir, ces sessions ? À peu de chose. À forer un peu, à vriller, à percer des abcès, à donner une chance à autre chose, à aider à une fermentation, à être cette légère inclinaison qui fait se rencontrer les atomes. Que rêver d’autre pour ce site ? Un pas après l’autre dans la nuit : nous verrons bien où cela nous mènera. Aucun risque en tout cas pour le visiteur d’être conduit aux portes d’une chapelle, d’un parti, d’un club. Non pas qu’on ait fait vœu d’éclectisme. Non pas qu’il ne se trouve dans ces chapelles, ces partis, ces clubs, de belles intelligences et de grandes bonnes volontés. Mais les liens qui s’y créent entre les êtres y sont désormais, quoi qu’on fasse, obsolètes, réducteurs, stérilisants. Ainsi va l’époque. Elle ne nous pose plus la question de ce que nous devons faire ensemble. Elle nous demande qui nous sommes. Elle nous invite à des explorations nouvelles dont nous ne devrions pas rapporter beaucoup plus que quelques traces de confiance, quelques fragments d’espérance que nous sommes très loin de savoir utiliser.

Mais j’hésite. Est-ce si sûr que tout le monde ait fréquenté, dans son enfance, une université du balcon ou quelque chose de ressemblant ? Pour beaucoup, ces instants-là n’ont-ils pas été si rapides qu’ils se sont fondus dans l’apprentissage fonctionnel du métier de vivre ? Qu’est-ce que la rêverie pour un enfant riche, ou pour un enfant pauvre élevé dans l’obsession de la promotion sociale, sinon la réduplication des apparences ? Ceux-là ont-ils vraiment eu le temps de comprendre que le monde est large, qu’ils l’ont reçu et non pas inventé, qu’ils ne le conquerront jamais, que la soif qu’ils en ont devra rester inassouvie, qu’elle les conduira à la colère et aux larmes ? Qu’y a-t-il en eux, une enfance ou une décalcomanie des grimaces des adultes ? Sont-ils encore touchés par ce qu’un enfant suggère de confiance, terrifiés par ce qu’il condense de violence, charmés et inquiets de sa capacité de mimétisme ? Ne l’a-t-on pas chassé de leur souvenir, le temps où ils étaient tout entiers dans le désir, et donc dans l’excès ; dans la découverte, et donc dans la largeur ; dans l’instant, et donc dans l’inachevé ; dans le mouvement, et donc dans la déstabilisation ? Comment en serions-nous venus, si ce n’était pas le cas, si tant d’enfances n’avaient été mutilées de manière irréversible, à fabriquer une société qui propose aux hommes et aux femmes des modèles de vie et des idéaux qui les mettent en contradiction radicale et permanente avec ce qu’ils ont d’abord été ?

J’étais souvent frappé, dans les sessions, par la tristesse insondable, désertique qui se lisait sur certains visages quand nous en venions à évoquer l’esprit d’enfance. Comment dire sans provocation mais avec netteté, sans esprit de revanche mais avec force, que l’enfance et le peuple sont si fortement liés qu’un peuple qui se détourne de son enfance n’est plus qu’une population ? Aurais-je vraiment eu de la chance si, à dix ans, j’avais vu toutes les portes de la vie se fermer devant moi pour ne laisser ouvert qu’un interminable couloir de la mort et, au bout, sans surprise, l’exécution par l’argent, la carrière, l’image ? Est-ce vraiment une malchance que de se sentir vivre ? Faut-il expier cette chance-là soit en se grimant pour faire plus riche que les riches, plus mort que les morts, soit en s’arc-boutant aux caricatures grotesques où les défenseurs intéressés du peuple se plaisent à l’enfermer, à moins, encore, de se laisser euthanasier à petit feu par la télévision, ses paillasses foireux, ses attendris de métier à l’exquise sensibilité de varans ?

J’abordais ce site sans volonté de pessimisme, mais sans parti pris d’optimisme. Retrouver une enfance, retrouver un peuple… Diable ! Et puis, merveille, le hasard me fait signe. Je feuillette le Dico du français qui se cause. Je tombe sur le verbe baliser. C’est en 1982, dit Pierre Merle, que l’expression argotique baliser, qui signifie, comme chacun sait, avoir peur, « arrive sur le marché ». Et en 1986-1987 qu’elle se répand. « Sur le marché » : on ne peut mieux dire.

Balisés, ils vont l’être, les citoyens. Dans leur temps, dans leurs mots, dans leurs initiatives, dans leurs amours, dans leurs idées, dans leurs colères, balisés dans leurs valeurs par des voleurs, balisés dans une pitoyable obéissance et dans des libérations aussi pitoyables. C’est le néo-paradis de la postmodernité. La gauche entrepreneuriale. Tapie l’épatant. L’émouvante réconciliation du peuple avec les entreprises. L’argent roi. La communication. Le début de la dictature des objectifs. L’exacerbation de la névrose de la compétition. Toujours plus sophistiqué, et toujours d’autant plus niais qu’il est plus sophistiqué, le management mélange dans son shaker ce qu’il a récupéré dans les poubelles de l’actualité. Quand la culture n’est pas un défoulement offert à la libido populaire, c’est un cordial pour entretenir le moral des managers, une plume qu’on leur plante dans le cerveau pour les confirmer dans leur distinction. Les sciences humaines dissipent les rassemblements suspects mieux que les lacrymogènes. L’enseignement prépare au marketing et aux plans sociaux. Les loisirs sont la sieste du troupeau. La vie est une panade. Le monde, le studio où la panade se tourne en live.

Baliser, murmure à part soi le peuple, c’est avoir peur. Voilà la seule chose sérieuse qui restera de cette époque, et qui doit suffire à nous donner un moral d’enfer. Dans sa déconcertante simplicité, ce mot-là dit tout. Bien sûr, il plonge plus profond que le siècle : la modernité a tout exacerbé, elle n’a rien inventé ! Mais cette découverte anthropologique majeure qui « arrive sur le marché » au moment où l’esprit d’enfance est persécuté comme jamais, où l’humain est rogné et rongé comme un ongle, c’est bien autre chose qu’un commentaire goguenard. Considérer de sa fenêtre la puissance du monde, s’en détacher un instant et laisser se tramer au fond de soi d’étranges histoires d’amour entre les mots et les sentiments, c’est précisément cela l’esprit d’enfance, une des formes les plus achevées, les plus libres, les plus amicales de l’intelligence. Et naturellement, au regard des gamineries veules de la modernité, la plus adulte.

Baliser, repérer. En amont, la phobie de ce qui est large, l’incapacité non seulement de se jeter à l’eau, mais encore de se sentir porté par le courant. Le petit repli sur soi. Surtout, ne pas aller jusqu’à ce qu’on ignore : se cacher comme une concierge derrière la porte de son moi. Noter le passage des autres, le bruit de leur pas, le son de leur voix. Haine de soi, prodigieuse haine de soi. En aval, la logique diabolique. Sérier les objectifs, disséminer l’humain. Rétrécir encore les couloirs. Parier sur deux insatisfactions. D’abord, celle que ne manquera pas de suggérer cette étroitesse elle-même. Ensuite, l’objectif atteint, celle que suscitera le désagrément de ne pas l’avoir assez, ou assez bien, atteint ; au cas où il l’aurait parfaitement été, celle du désir frustré de ne plus rien avoir à désirer. Alors, lâchez les chiens, la violence est enfin avancée, celle qu’on désirait assouvir depuis si longtemps, depuis qu’on se fait l’abominable reproche de ne pas exister, de ne plus être un enfant, ou de ne l’avoir jamais été.

Sur mon balcon, la seule souffrance qui m’étreignait me venait d’une question si torturante que j’osais à peine me la poser : suis-je seul avec ce que je sens ? La rue Léon-Gambetta ne manque jamais de m’accueillir dès que j’ouvre la porte-fenêtre, mais les autres, mes lointains semblables, où sont-ils ? Pourquoi ne me confirment-ils jamais qu’ils existent, qu’ils ne sont pas des ombres, des échos, des principes, des potentialités jamais réalisées ? Un peu de mauvaise foi, et on se contente de ces approximations, on négocie avec elles ses plaisirs, ses ambitions, on se persuade à qui mieux mieux de l’existence de ce qui n’existe pas. C’est la grâce de l’enfant solitaire que de ne pas avoir accès à cette facilité, à cette séduisante malchance. Pour lui, l’esprit du monde, jusqu’à ce qu’il l’ait vaincu, reste un irréductible adversaire. Non pas les gens, bien sûr, mais ce qu’ils acceptent d’accueillir en eux sans en faire l’inventaire, leur façon de reconnaître le gouvernement des choses, de les autoriser à exister sans eux, de faire croire qu’ils avancent sur un terrain connu, dûment signalisé, et qu’il suffit, pour être un homme, d’y bêler quelques bons sentiments et d’y pousser quelques cris. L’esprit du monde, c’est un accord trop vite donné, signé du bout du cœur ; un frein constant à l’authenticité, l’asphyxie par carence en rêve, l’irrémédiable engorgement de l’esprit.

Un bonheur incommunicable, c’est un bonheur malheureux. J’ai longtemps connu l’angoisse. J’ai mis beaucoup de temps à en apprendre le langage, à en retourner le sens comme la peau d’un animal qu’on dépèce. Elle a l’air de me clouer à mon passé : elle me fait signe que l’avenir m’attend. Elle paraît me river à moi-même : elle ne me parle que de grand large. Elle m’épure, elle me simplifie, elle me déblaie, elle me fortifie. Elle m’explique que ne plus être seul, ce n’est pas guérir de la solitude. Ma solitude n’est pas une prison, c’est un porche, un premier pas, un matin. Ce que je sens sur le balcon, d’autres, autrement, le sentent aussi. Ils viennent, ils arrivent. Un jour, un jour dont je ne sais plus rien, je m’aperçois qu’ils étaient là, que je suis arrivé à ce qui commence.

Alors, pour parodier le titre d’un livre célèbre, commence l’extension du domaine de la vie. Les autres ne sont plus ces camarades de régiment avec qui l’on marche au pas, avec qui l’on va en quartier libre, avec qui l’on n’évoque jamais, pour les redouter ou pour feindre d’en plaisanter, que les circonstances de la commune captivité. Il en est tant des régiments, et de si raffinés, et de si délicats, et de si savants, et de si altruistes, et qui enferment plus sûrement que le vieux service militaire ! L’autre n’existe que lorsqu’il ne se déduit pas de la circonstance, lorsqu’il la fait éclater comme une coquille. Il ne suffit pas d’être des compagnons de banc sur la galère du bavardage démocratique. Ni des équipiers exaltés par les serments de victoire qui les lient. Ni des partenaires qui négocient la meilleure façon de vivre ensemble. Ou tout cela si l’on veut, après tout ! Mais tout cela n’est rien ! L’autre, il n’y a pas plus de raisons qu’il soit là que je n’avais de raisons de naître. L’autre, c’est l’enfance continuée. L’autre, c’est le retour au point de départ absolu. L’autre, c’est l’endroit ; même sublime, tout le reste est l’envers.

J’ai vu des gens vertigineusement éloignés de leur enfance ; les plus proches en étaient encore séparés par des milliards d’années-lumière. Mais, de ma vie, je n’ai jamais vu personne qui ne la porte en soi comme un poignard. À cette souffrance-là, si cruelle qu’elle soit, il ne faut souhaiter à personne d’échapper. Elle n’annonce pas la mort de l’enfance, elle n’en dresse pas le bilan désastreux. Elle dit qu’elle commence, qu’elle est là, presque là. Elle la réactualise en la libérant de ce qui l’a fanée. Ce n’était pas le souvenir de l’enfance qu’ils cherchaient, les balisés de la formation, quand un brouhaha emplissait la salle et que tout le monde se mettait à parler à tout le monde. C’était l’enfance elle-même qu’ils demandaient au voisin, à la voisine. Et qu’ils trouvaient : elle, l’enfance, pas son souvenir ! Ils la cherchaient pour eux, pour les autres, pour l’avenir, pour le monde. Ils étaient à cet instant-là les militants d’un parti qui n’existera jamais, dont l’existence serait la négation : le parti de l’enfance. Ils étaient les militants d’une impossible politique de l’enfance, pas celle qui prépare des clones d’adultes, celle qui laisse aux adultes une chance de ne pas pourrir sur pied, de devenir des enfants lucides, impertinents, irrésistibles.

Un site Internet pour récupérer l’enfance, l’autre et le peuple ! C’est l’éditeur qui va rire !  Notez que, sur mon balcon, je ne me prenais pas vraiment pour le commandant d’un navire, ni pour un orateur… Mais le cœur y était. Il y sera encore, c’est tout ce que je peux dire. Pour le reste, on verra. Je tâcherai de chercher dans les autres, dans la vie, dans ma vie. Mais pas de promesses. Après tout, pour vous, ce site est gratuit. Vous admettrez qu’il le soit aussi pour moi.

(février 2003)