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Mzuri Kidago

LE MARCHÉ IL

Le père Henri Sanson, jésuite, vient de mourir à quatre-vingt-quatorze ans. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, c’était à Alger, en juillet 1959. Et de notre conversation, je n’ai retenu qu’une phrase, qui ne m’a jamais quitté. On reconnaît la véritable espérance spirituelle, m’avait-il dit, à ce qu’elle apporte avec elle un peu d’espoir temporel. Il avait répété un peu, en souriant. Il y avait de la gravité dans sa voix, peut-être quelque tristesse, mais une sérénité confiante l’emportait. J’ai pensé à lui quand j’ai trouvé dans un livre de Jean Sulivan un écho en swahili à son un peu :
– Comment ça va ?
– Bien un peu. Mzuri Kidago.
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Le soleil, la mer. Et l’Algérie déchirée sur laquelle le Secrétariat social d’Alger, qu’il animait, ne cessait de porter un regard d’intelligence pacifique. De ce drame, Henri Sanson souffrait peut-être encore plus qu’un autre : la rumeur faisait de lui le fils d’un général français et d’une princesse musulmane. Je ne sais si elle était fondée ; inventée, elle serait plus vraie que vraie. Car, toute sa vie, il a expliqué le christianisme aux musulmans et l’islam aux chrétiens. Nous marchions dans un grand parc qui dominait la mer ; parler avec lui me reposait et me donnait du courage. Tranquillité souriante, élégance et sobriété de la parole, profonde culture entièrement maîtrisée, constante mesure sous-tendue d’attention chaleureuse, cette heure en sa compagnie était un moment de grâce. Je savais que je ne l’oublierais pas.
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Son un peu, pourtant, m’avait pris à contre-pied. Je découvrais depuis trois mois la fureur d’Alger, cette incroyable violence qui n’épargnait personne, jamais, nulle part. Fréquentant les cercles les plus différents, je finissais par me demander si la dureté des oppositions et la férocité des haines ne dissimulaient pas quelque complicité secrète dans l’exaltation que tous, bien sûr, auraient farouchement récusée. Comme si cette guerre était un volcan dont la violence n’aurait affirmé, au fond, que la puissance de la nature, un volcan brûlant de passions obscures dissimulées sous de trop claires raisons. Un peu ? Rien n’était un peu. Ni les paysages, ni cette éclatante sensualité dont le malheur ne savait pas triompher, ni ce que réveillait en moi d’inconnu et de connu l’appel du muezzin, ni l’absolu de passion où se précipitait la moindre conversation dès que le mot Algérie était prononcé, rien n’était un peu là-bas, ni la nature ni les vivants, ni le passé ni le présent ; le jeune homme que j’étais allait d’incendie en incendie. Un peu ? Oui, pourtant. Mille fois oui. Le Père Sanson avait raison. Voilà un demi-siècle que ce un peu m’habite. Tous les soufflés solennels sont retombés, un peu continue à émettre.
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Une phrase qui me touche, une pensée qui m’émeut, ce n’est pas une solution qu’on me propose, une antisèche qu’on glisse dans ma poche pour m’apprendre à mieux vivre. C’est une évidence qui m’irradie, un virus qui m’envahit. On l’a jetée en moi sans me demander avis, je ne peux pas vouloir m’en débarrasser, j’ai partie liée avec cette étrangère, je la laisse, à sa guise, brûler et rafraîchir, jeter l’ordre ou le désordre, unir ou séparer.
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C’est comme si j’y étais encore. Je ne reçois pas ce un peu comme une invitation à la modestie (fausse modestie, quel pléonasme !), ni comme une exhortation à modérer mes désirs. Le parc où nous marchons n’en est pas moins beau, ni le ciel moins profond, ni la mer, devant nous, moins nécessaire. Cet un peu ne réduit rien, ni en moi, ni en dehors de moi. Il me semble même que l’abandon souriant auquel il m’invite rend à chaque chose une liberté qui l’élargit. Ainsi le plaisir de voir courir un chien qu’on a libéré de sa laisse. Toute réalité acquiert un statut d’évidence, une dignité d’indépendance, et même ce qui s’agite en moi de trouble et de confus, qui ne mérite ni le mépris ni l’éloge. Toute mon éducation n’avait eu pour but que de me faire parler comme Auguste dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers/Je le suis, je veux l’être… » Mais non. Personne n’est jamais roi de ses désirs. De ses douleurs, peut-être, comme ce Richard II quarante d’Aragon, que chantait magnifiquement Colette Magny ; du moins peut-on faire semblant. Tout se passe comme si le un peu du Père Sanson me faisait déposer le fardeau. Il m’invite à cesser de me faire la guerre, à ne pas voir dans mes contradictions autant d’ennemies diaboliques : pourtant, il me mobilise, ou me désimmobilise ! Tout est allusion, introduction, préambule, préface, brouillon. Soudain, je perds la clé. En devinant que c’est ça, la clé : la perdre. La clé qui est la clé n’est pas la clé.
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Qu’il me soulage, ce un peu ! Il m’ouvre une zone de moi-même que je découvre inexpugnable. Ce n’est pas, comme disait ma mère chaque fois que nous revenions de chez ma riche marraine, le petit chez moi qui vaut mieux que le grand chez les autres, c’est le petit chez moi inexpulsable, le petit chez moi opposable qui m’ouvrira à mon gré le pays des autres, non pas, certes, pour que je le conquière, mais pour que je m’y promène en visiteur amical. Tout se passe comme si, un très bref instant, le Père Sanson m’avait remplacé à la direction de l’orchestre – ou de l’orphéon – de mes désirs, comme s’il m’avait fait cadeau d’un instant de repos, d’une possibilité de désencombrement, comme s’il m’avait suggéré une dépossession symbolique..
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Si c’était cela qu’il avait en tête, je n’en sais rien et ne m’en soucie guère. Mais je pense à lui avec reconnaissance chaque fois qu’une idée, un texte, un élan, un être vient continuer le travail de sape libérateur qu’il a rendu possible. Je pense à lui quand j’apprends que « le beau n’est que le premier degré du terrible », que « la justice est le plaisir de Dieu seul », que le christianisme n’est pas une religion pour les enfants, ou, d’Yves Bonnefoy, « que c’est toujours dans le rapport le plus singulier que l’universel a le plus de chances de se réinventer, de se ressaisir », ou encore, de Péguy, les jours de bonne colère, que « celui qui ne se rend pas a toujours raison contre celui qui se rend ».
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J’apprends la mort du Père Sanson alors que je m’apprête à ouvrir La Carte et le territoire. J’avais lu quelques livres de Houellebecq sans parvenir, jusque-là, à savoir ce que j’en pensais. Très rare, chez moi. Plutôt soupe au lait, j’adhère ou j’expédie, j’admire ou je fusille. Houellebecq fait de moi un centriste normand. Certains lui reprochent avec raison quelques propos stupides ou odieux : je suis trop sceptique pour fonctionner de cette façon. D’autres s’extasient sur ses provocations : je les trouve faiblardes. Ce qui me gêne et, en même temps, m’intrigue, c’est de ne pas comprendre où il veut en venir, dans quel dessein il étend ce tapis de poussière ; dans cette grisaille constante, je ne vois rien à trouver, rien à chercher. Et pourtant, je ne me décide pas à enfermer ses livres dans la cantine en fer de la cave, la cantine enfer. Quand La Carte et le territoire est arrivé, on m’a conseillé d’essayer encore. Bon, j’essaye. Malgré le Goncourt, que je n’ai pas lu depuis trois décennies.
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Pour trouver le passage central, pas besoin d’être l’un de ces fameux critiques littéraires qui savent si bien rigoler entre eux à la radio. Il crève les yeux. Lire, c’est comme pêcher à la ligne, c’est roupiller vaguement en attendant que le bouchon remue. C’est alors seulement que tout s’organise, se reconstruit, prend forme. Dans Le Nom de la rose, par exemple, le bouchon, c’est le passage où le jeune moine, pour la première et dernière fois de sa vie, fait l’amour :  une servante, la nuit, dans une cuisine de monastère, une servante dont ce nominaliste ne saura jamais le nom. Aux philosophes de se débrouiller avec ça ; le lecteur moyen, en tout cas, ne loupe pas le signal. Dans La Carte et le territoire, pas possible non plus de manquer le coche. Michel Houellebecq, comme on le sait, n’est pas seulement l’auteur du livre, il en est également l’un des protagonistes. Il peut ainsi décrire son propre assassinat, décollation, lacération, je ne sais quoi encore, une horreur qui lui fait un cadavre impossible à reconstituer que les croque-morts jugent économiquement et écologiquement rationnel de loger dans un cercueil d’enfant ; quand on le sort du fourgon, il fait frissonner d’effroi les benêts rassemblés devant l’église Saint-Sulpice. Pas besoin de faire un dessin : de moi, Houellebecq, il restera l’enfant que j’ai été. L’idée n’est pas d’une originalité fulgurante, mais elle est là. Mouvement du cœur, dérision, conversion, citation, tout est possible, sauf d’ignorer ce rappel à l’enfance, cette minuscule cicatrice, cet un peu noyé dans le brouillard des mots.
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Quelques lignes sur les jeunes prêtres modernes, entièrement étrangères à l’action du roman, intriguent. « Humbles et désargentés, méprisés de tous, soumis à tous les tracas de la vie urbaine sans avoir accès à aucun de ses plaisirs, les jeunes prêtres urbains constituaient, pour qui ne partageait pas leur croyance, un sujet déroutant et inaccessible.» Y a-t-il quelque rapport entre ces prêtres et le cercueil d’enfant de Saint-Sulpice ? Aussi gris que les autres, et pourtant, en dépit de leurs valeureux efforts, incapables de leur ressembler par le costume ni par la parole, ils sont, eux aussi, une anomalie discrète, un signe furtif. Comme le scoop que l’auteur des Particules élémentaires feint de lancer sur lui-même quand il fait part de son récent baptême « dans une église de Courtenay ». Où ne s’élève d’ailleurs, c’est à deux pas, qu’une église. Quand il découvre ces supposés élans mystiques, le vieux lecteur de Mauriac et de Bernanos dresse l’oreille. Mais non, rien à voir. Pas vrai. Trop mou, tout ça.
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S’il me fallait trouver un autre titre pour ce roman, je proposerais Rien de neuf. « C’est impressionnant quand même, dit Jed Martin, le personnage central, à quel point les gens coupent leur vie en deux parties qui n’ont aucune communication, qui n’interagissent absolument pas l’une sur l’autre. Je trouve stupéfiant qu’ils y réussissent si bien. » Tiens, mais j’ai déjà entendu ça ! Ainsi, par exemple : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes doubles… que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles… L’un qui a une fonction dans la société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui. » C’est dans Les Beaux Quartiers. Aragon. 1936.
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Loin de moi de reprocher à Houellebecq cette proximité et d’ajouter un grief supplémentaire aux stupides accusations de plagiat qu’on a lancées contre lui, et qu’un article hilarant et prodigieusement astucieux de la Quinzaine a ridiculisées. Certes, depuis 1936, il s’est passé beaucoup de choses dans le monde : il est vrai pourtant qu’il ne s’y est rien passé. Depuis cette époque, et bien avant, l’énorme charrette du progrès positif dévale sa pente, doucement d’abord, puis de plus en plus vite, pleine à ras bord d’histoires effroyables ou magnifiques, espoirs inouïs et crimes inimaginables. Aucun changement : une accélération, voilà tout. Avec des jeux de rôles, des affrontements, des répartitions d’intérêts. L’enlisement dans le communicationnel. Paul Virilio a raison d’insister sur le  « déclin de la propagande d’un progrès sans fin qui irriguait, hier encore, l’histoire des siècles passés ». Mais si, en 2010, cette propagande commence en effet à montrer des signes d’essoufflement, c’est sur cette musique, dans ses deux versions, la capitaliste et la socialiste, que les sociétés modernes ont appris à danser. C’est pourquoi, de 1936 à 2010, nonobstant les énormes événements que l’on sait, le fond de leur inspiration, comme en témoigne, au-delà de leurs propos, le ton de tous les responsables politiques, n’a pas changé. Même si le technocrate de service, pourvu qu’on l’appointe à la mesure de l’imposture, est toujours prêt à raconter aux enfants la belle histoire du développement, même si, dans le cœur sensible et ambigu de son double progressiste, le ressentiment se plaît à entonner une hypocrite marche funèbre. Ni développement ni régression, ni épopée ni marche funèbre. De Joseph Quesnel à Jed Martin, c’est l’histoire des crises et des rémissions d’un vieux cancer qui métastase.
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Si, entre Les Beaux Quartiers et La Carte et le territoire, il y a continuité parfaite dans l’intention, les arrière-plans sont radicalement différents. C’est qu’il n’est plus possible de faire semblant. Enthousiaste ou épouvantée, la fascination par le monde, conséquence de la société technique et cause première de la dilacération de l’individu – dont le meurtre du romancier est évidemment l’image – est une voie sans issue. Plus nous nous occuperons du monde, plus il nous rejettera. Ainsi, dans le roman de Houellebecq, cet architecte qui, à dix ans, s’évertuait à construire pour les hirondelles des nids qu’elles dédaignaient : toute sa vie, il aura refusé de tirer la leçon de leur refus. Si les personnages d’Aragon, banquiers et militants ouvriers, portaient beau et parlaient haut, conscients d’incarner des valeurs qui rejaillissaient sur eux, ceux de Houellebecq hésitent, rament, rampent. Leurs rêves manquent de puissance. Le personnage de Houellebecq le fait remarquer à Jed : « Chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Ce qui est exact, mais un peu injuste. Il y a chez Jed, comme chez son père, un vif intérêt pour l’époque où l’art, avant les ateliers des grands maîtres de la Renaissance, ces « chefs d’entreprises commerciales » avant la lettre, n’était pas encore « une activité purement industrielle » Et aussi un goût sincère pour cette peinture « si proche du paradis », dont Fra Angelico reste le modèle, mais qui ne serait concevable qu’« une fois que l’homme aurait dépassé la question de la mort. ».
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Beaucoup de fusées, donc : esthétiques, métaphysiques, théologiques. Elles s’élèvent en sifflant, mais retombent dans le public. Leur transcendance reste de l’ordre du possible, de l’éventuel, du programme. L’intuition en est présente partout, l’affirmation nulle part. Si l’on me consultait, mon diagnostic serait celui-ci : Michel Houellebecq souffre d’acédie, sorte de maladie de l’âme, de dépression spirituelle. Il a beau entasser dans sa fourgonnette Fra Angelico, William Morris, les préraphaélites, Auguste Comte et son idée d’une humanité composée de plus de morts que de vivants, et installer au volant ce brave Jasselin, sympathique policier qui désapprouve l’incinération parce que « l’homme ne fai(sai)t pas partie de la nature », ce livre intelligent et pusillanime, qui ne cesse de suggérer l’idée qu’il faut faire le grand saut pour passer de la construction du monde à l’affirmation de l’individu, ne tente même pas de prendre son élan pour le réussir. Houellebecq nous fait visiter, par la voie négative, un musée virtuel de la liberté, mais on n’y entend guère que le tintement des clés dans la poche du guide. De ce roman, on a une vue imprenable sur l’authenticité comme d’un cinq étoiles la vue sur la mer. Et là s’arrête le rapprochement avec Aragon. Car l’auteur du Fou d’Elsa, lui, a risqué, s’est risqué. Pour passer du cycle du Monde réel, dont Les Beaux Quartiers est l’une des plus belles réussites, aux ouvrages des vingt dernières années, il lui a fallu entrer dans des épreuves initiatiques dignes de La flûte enchantée. Ne cherchez pas le secret de ce prodigieux retournement, il tient tout entier dans les titres des derniers romans : La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli. Peu importe ce qu’en partant l’on a dans sa besace, même si c’est la célébration de Staline et le réalisme socialiste nigaud ; l’important, c’est ce qu’on jette : mise à mort et oubli. La tristesse de Houellebecq viendrait-elle de ce qu’il n’a rien jeté, ou pas assez ? De ce qu’il ne sait pas de quoi il lui faudrait se débarrasser ? Avoir mariné un certain temps dans le bouillon de quelque fanatisme, de quelque intégrisme, parmi des sujets supposés savoir – des SSS, disait Lacan – rend parfois les évolutions plus faciles : on y voit plus clair, il suffit que le courage ne manque pas. Évident, par ailleurs, que la posture d’immobilité de notre romancier est aussi la raison de son succès. Dommage, vraiment dommage. Je suis loin, très loin d’être satisfait, mais je ne précipiterai pas ce dernier roman dans la cantine enfer. Le un peu y est, réveille-toi, nom de Dieu ! « Des oiseaux indifférents à tout drame humain gazouillaient dans le parc originellement dessiné par Le Nôtre. » Quand on est capable d’écrire une phrase pareille, digne de Flaubert, une phrase qui, dans sa taquine simplicité, trace définitivement la frontière entre ceux qui comprennent le monde où ils vivent et ceux qui n’y verront jamais que du bleu, du rose ou du rouge, ça oblige. Si, après cela, on continue à somnoler dans l’acédie, et à mettre toutes ses billes dans la fausse profondeur du désespoir, ce sera Charybde ou Scylla : si l’on n’est pas l’homme du divertissement, on sera l’homme de la mauvaise foi, le salaud sartrien. Il ne restera alors qu’à parier sur les misères que les noms propres font régulièrement à Bernard-Henri Lévy : un de ces jours, peut-être confondra-t-il Houellebecq et Aragon ?
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À lire à la queue leu leu, comme je l’ai fait, les principales critiques récoltées par La Carte et le territoire, j’ai été saisi de malaise ; je l’avais été aussi, sans que cette comparaison se veuille désobligeante, en lisant les commentaires de la presse sur la main de Thierry Henry. La critique littéraire a-t-elle encore un intérêt quand elle n’est pas une amicale, une amoureuse auscultation des textes, un dialogue intime avec un étranger, un débroussaillage patient des apparences, une échographie des idées trop simples, une batterie d’hypothèses toujours réinventées sur un message forcément incapable de se livrer entièrement, et qu’on désire, par l’écho qu’on lui donne, prolonger et situer, c’est-à-dire critiquer ? De Houellebecq, tous les articles disent la même chose, ou à peu près, c’en est décourageant. « Les dernières images d’un monde voué à l’extinction, selon Raphaëlle Rérolle dans Le Monde, – comme une sorte d’inventaire loufoque et méticuleux, avant liquidation. » Et, dans Marianne : « Michel Houellebecq met en scène sa propre mort, préfiguration du sort de l’humanité tout entière ». Et, dans Télérama : « Un tableau du monde contemporain tel que l’auteur le voit, tel qu’il s’en moque, tel qu’il s’en désespère peut-être : le règne de l’argent et de la vulgarité, les impostures médiatico-mercantiles en vogue… » Et, dans Les Inrocks : « Ce désert, c’est le nôtre, ici et maintenant, rempli à ras bord de produits manufacturés, traversé d’êtres irrémédiablement seuls, de moins en moins habité par Michel Houellebecq himself. » Faux, tout cela ? Nullement. Mais pas vrai non plus, pas vraiment vrai. Des résumés comme on en fait au lycée, la passion de Phèdre à l’oral du bac. Serait-il naïf ou incongru de s’étonner de cette objectivité tranquille ? Enfin, ai-je mal lu ? C’est bien de mort qu’il s’agit, n’est-ce pas, d’extinction, de désespoir ? Donc de chagrin, de douleur, d’échec, de déchirement ? Et on annonce ces catastrophes avec autant d’émotion que s’il s’agissait des résultats du foot, ou de la météo d’autrefois, quand Noël-Noël s’amusait à prévoir une dépression sur les îles Sandwich ? Ces critiques montreraient-ils la même impavidité si leur médecin leur annonçait une mauvaise nouvelle ? Se sont-ils donc élevés à un si haut degré de stoïcisme ? Sont-ils ces justes dont parle le poète latin, qui ne broncheraient pas si l’univers se fracassait sur eux ? Ou bien, plus prosaïquement, l’affaire ne les concernerait-elle pas, ou peu ? La critique, n’est-ce plus qu’un exercice de communication culturelle qui, comme tout, suppose un certain « professionnalisme », mais n’est pas de nature à empêcher de dormir ? Un exercice de désamorçage du sens exécuté par des artificiers eux-mêmes désamorcés ? Mais alors, si la critique littéraire est devenue une tête de gondole, pourquoi pas la pétanque ?
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Quelques-uns semblent flairer le danger et compensent la carence de l’implication par la théâtralité de la posture. « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? », nous assène péremptoirement Claire Devarrieux dans Libération. Elle a dû beaucoup s’amuser aux dessins de Sempé, cette dame. Le petit café du matin, la bise aux copains, un coup d’œil sur les mails, des soucis qui traînent, comme tout le monde, puis on ouvre le fichier Houellebecq, et hop ! l’Apocalypse : « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? » Rien de bien méchant, ça ferait même plutôt rire : à force, pourtant, ce vide est trop lourd, cette absence polie plus inquiétante qu’une présence odieuse. D’où parlent donc les critiques ? Qu’est-ce que cette instance supérieure, sorte de chambre froide des pensées et des sentiments, sas de désinfection des subjectivités, qui oblige à évoquer les choses les plus poignantes avec un si triste détachement, une si lugubre objectivité ? D’où vient qu’on vénère à ce point cette glacière sacrée, qu’on lui accorde cette dignité, qu’on la revêt de cette importance ? Enfin quoi ! Houellebecq nous explique que nous sommes tous en train de crever. Tous, oui, même les critiques littéraires. Alors ? Vous en pensez quoi ? Vrai ou faux ? Vous n’en pensez rien ? Soit. Pourquoi écrivez-vous ?
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Quelque chose me dit que les critiques sont parfaitement conscients de ces contradictions, et qu’il leur suffirait, pour les reconnaître, d’une ou deux gorgées de whisky. Leurs articles sur La Carte et le territoire sont autant de tentatives pour fuir le malaise où leur condition les jette. Le plus simple, bien sûr, serait de s’échapper par le haut. Ainsi Le Nouvel Obs, qui cite ce propos pompeux de Mallarmé : « Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. » Voilà une balourdise comme tout le monde peut en lâcher, même l’auteur d’Hérodiade, et qui signifierait, perspective rassurante pour les patrons de supermarché, les employés de banque et les critiques littéraires, que tout le monde, ou à peu près, parviendrait à se débrouiller de sa pauvre existence, et d’abord eux-mêmes, à la seule exception des poètes. L’information reste à confirmer.
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Stanislas (Fumet, bien entendu…) disait que le problème, avec les vérités, c’est le niveau auquel on les fait sonner. Désespoir, fin du monde, extinction, liquidation, apocalypse, je veux bien qu’on repère tout cela dans les livres de Houellebecq : tel est en effet le climat de son œuvre. Mais en gros, en gros seulement. Un roman n’est pas une dissertation. Un romancier est un homme qui tente de faire entendre ce que sa voix a d’unique ; du simple fait qu’il s’essaie à trouver ses intonations propres, il met une distance infinie entre sa pensée et lui, quand bien même, comme c’est le cas, cette pensée constituerait une agression rageuse contre toute forme de subjectivité. Pour sincère qu’il soit, le désespoir d’un romancier, d’un poète, d’un artiste, produit forcément, même sous les espèces de l’angoisse et de la souffrance, autre chose que du désespoir. « Le seul désespoir, disait Kierkegaard, c’est de ne pas pouvoir désespérer. » C’est particulièrement vrai des artistes. Ils mettent au jour quelque chose d’inédit qui ne constitue, en soi, ni une invitation à l’espoir ni une incitation au désespoir, mais qui, en obligeant les sens à s’étonner, reconduit la réflexion à ses bases et à ses sources. Et ainsi écarte, ou diffère, ou met à distance, avec la complaisance qui la menace, la question de l’espoir et du désespoir. L’artiste élargit le réel et, par là, recule les frontières arbitraires que l’esprit se donne parfois trop vite. L’art est un jugement en appel. L’artiste accepte cette suspension du jugement parce qu’il choisit en lui, comme instinctivement, ce qui le transcende, transcendance qui se confond, en fait, avec la nouveauté issue de lui, singulière et universelle, « absolument moderne ». C’est en cela que ce vivant parmi les vivants est encore plus vivant que les autres.
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Quelle vaste surface de projection, ce roman ! Chacun y va de ses doutes, de ses déceptions, de ses rancœurs. « L’amour, la poésie, écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrocks, sont pourtant présents. Mais comme des choses précieuses, fugaces, éphémères : les seuls vrais luxes quand tout se réifie, se vend, s’achète. » Je ne suis pas sûr que ce langage soit celui de Houellebecq, qui s’interdit toute nostalgie et s’oblige à une sobre lucidité, qui ne se lamente pas, ne râle pas, et se contente d’un constat glacé : « Les choses et les rêves ont une durée de vie. » Les romans d’Aragon n’avaient pas pour fonction d’illustrer la pensée de ses amis politiques : le texte de Houellebecq, de même, n’est pas réductible à la mauvaise foi des sentiments bourgeois. L’amour et la poésie y sont précieux, sans doute, mais pas à la manière de ce qui peut se rapporter à un prix, à une durée, à un usage. Ni parce qu’ils sont fugaces et éphémères. Sûrement pas, en tout cas, parce qu’ils seraient des luxes. Je suis frappé, presque bouleversé, de la différence de ton qui apparaît ici entre l’auteur et sa critique : dans cet écart, je vois s’affirmer à la fois la dignité de l’écriture et une vérité qui dépasse de beaucoup la littérature. Écrivain ou non, on peut célébrer et chanter l’amour et la poésie, on peut aussi s’en moquer avec cruauté, ironiser, les dénigrer, les humilier, les traîner dans la boue : je ne peux pas imaginer qu’on en parle selon le langage purement et salement social du luxe. Sans doute forcerais-je le texte de Houellebecq si je prétendais y voir ce que j’aimerais y trouver, l’idée que l’amour et la poésie se situent à la pointe extrême du temps, que ce sont des ponts, ou des tremplins, ou des passages secrets qui relient le temps à quelque chose qui n’est pas le temps, de quelque façon qu’on conçoive, qu’on imagine ou qu’on croie ce quelque chose. Cette idée n’est pas dans le roman et rien ne la suggère. L’auteur ne franchit aucun précipice et ne donne pas le moindre signe d’en avoir le désir. Mais il s’arrête si brusquement au bord de la falaise qu’il est impossible de noyer cet instant-là dans l’expérience ordinaire. Et puis, de quoi parle-t-on ? Y a-t-il un être au monde qui n’ait jamais ressenti dans la poésie, et en tout cas dans l’amour, une nécessité vitale dont l’absence déchire, dessèche, ravage, anéantit, violente ? Le contraire absolu du luxe. « Il serait dans la vie comme il était à présent dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. » Ainsi parle le romancier de son héros. Le luxe, c’est le tombeau avant le tombeau. L’amour n’est pas un luxe. La poésie n’est pas un luxe. Le luxe, c’est la décoration de la mort. L’amour et la poésie ne sont pas des consolations destinées à apaiser les sensibilités fragiles que lasse ou désole l’univers de la consommation. L’amour et la poésie ne sont pas des maisons de retraite. L’amour et la poésie ne mangent pas les restes. L’amour et la poésie ne sont pas des avantages en esprit comme on parle d’avantages en nature. Toutes les « valeurs » peuvent, sans drame majeur pour l’humanité, crever la gueule ouverte, sauf l’amour et la poésie : ce sont elles, et seulement elles, qui fournissent à toutes les autres une chance sérieuse d’être vraiment des valeurs. À moins de feindre, comme Nelly Kapriélan, de se contenter d’un imaginaire de substitution consuméro-compatible et d’affirmer que « le roman sera toujours plus intéressant (plus vrai, plus beau, plus fort) que toute réalité. » Pas toujours. Non, pas toujours.
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Deux exceptions, pourtant, dans cette unanimité critique, les deux poids lourds de la conscience citoyenne : La Croix et L’Humanité. Parmi des centrifuges épris d’opinion publique, ou faisant semblant, ces deux-là restent des centripètes purs et durs. Ni le livre de Thierry Henry ni la main de Michel Houellebecq ne les passionnent vraiment, l’inverse non plus. Et les perceptions du public tiennent tout entières, à leurs yeux, dans ce que ce public doit percevoir, c’est-à-dire dans leur doxa respective. Ils n’ont finalement d’yeux que pour eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre Chimène. C’est assez reposant. Ainsi, à la manière de cette cote de moralité que les spécialistes catholiques du bel agir attribuaient naguère à chaque film qui sortait, une typologie ramassée dans un tiroir de sacristie permet à La Croix de mesurer sans la moindre possibilité d’erreur le niveau de sens de La Carte et le territoire. Ce roman, nous enseigne-t-on, se situe au « stade intermédiaire entre l’essentiel et l’inutile ». Voilà qui est clair, plus clair toutefois que, dans L’Humanité.fr, l’ahurissant commentaire de Jean-Claude Lebrun sur le cercueil d’enfant de la place Saint-Sulpice. « Quand on découvre les lambeaux dispersés du corps de Houellebecq, écrit ce critique, on assiste au triomphe suprême de la régression. Car ces bouts d’écrivain mis en exposition figurent de saisissante façon le retour vers un âge primitif : l’homme réduit à sa chair, non encore sorti de lui-même par le travail et par l’art. » Là, je l’avoue, je perds pied, ma plume et ma gorge s’assèchent ; plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à penser. Au secours, un fantôme !
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J’ai achevé la lecture de ce roman un dimanche soir, dans le train Bordeaux-Paris. Autrefois, la plupart des voyageurs montaient en seconde : que de plus fortunés ou de plus fatigués choisissent la première ne les bouleversait pas. La politique des tarifs de la SNCF risque de provoquer un jour, au moins sur certaines lignes, un renversement bien plus fâcheux : presque tout le monde en première, les fauchés en seconde. Mieux vaut pourtant, me semble-t-il, isoler les riches que les pauvres. Il est moins désagréable de ne pas jouir du confort de quelques-uns que de ne pas avoir accès au traitement accordé à presque tous. Sans doute l’entreprise nationale s’imagine-t-elle, plus ou moins hypocritement, contribuer par sa politique à je ne sais quelle promotion sociale des masses – je veux dire du public, M. Lebrun m’a troublé – et aux progrès du snobisme pour tous, objectif culturel majeur de l’époque. Dans l’illustre Simplon Orient Express, on lisait une citation de Valery Larbaud qui affirmait avoir trouvé la joie de vivre dans ce rapide. Pour en avoir goûté les charmes – une seule fois hélas ! et pour un voyage bien court -, je le crois sur parole. Je suis donc prêt à offrir à la SNCF un témoignage parallèle sur son Bordeaux-Paris ; je jurerai devant Dieu et devant les hommes y avoir trouvé l’ennui. Ce wagon couleur de secrétariat, paradis des portables et des mobiles, est une sorte d’open space à roulettes. Des petits trentenaires qui se prennent pour des jeunots tapotent fébrilement sur leurs machines, les comparent, les échangent un instant en les soupesant et en rivalisant d’érudition informatique. En face de moi, assis côte à côte, un garçon et une fille échangent des mails en souriant, fiers de leur habileté technique et peut-être de leur créativité érotique. Soudain, elle ôte les écouteurs qui la protègent du monde, et lui fait signe d’en faire autant. Suit une conversation sur la nécessité de rendre visite aux belles-mères qui me projette brutalement cinquante ans en arrière. Ils sont tous bien polis, ces jeunes gens, ils nous ont même offert des bonbons. Mais que dire ? Oui, que dire ? Encore plus difficile d’accéder à l’âme de cette jeune femme sous cette accumulation de procédures qu’au corps de son arrière-grand-mère sous les jupons et les froufrous. Ces gens sont à la fois incompréhensibles et trop lisibles ; on dirait qu’ils ont fait le tour de tout et sont revenus au point de départ. La fille a dans la voix le sourire qu’il faut pour annoncer que le CAC 40 est en hausse ou pour soutenir les victimes d’un drame humain, une voix compréhensive, généreuse, absente. Ils sont gentils, terriblement gentils. J’ai peur qu’un jour ils ne soient atrocement gentils. Le un peu d’espérance, Père Sanson, j’ai beaucoup de mal à le trouver, savez-vous ? Chez les brutes, les salauds, les voyous, pas de problèmes, c’est l’enfance de l’art ! Mais là, qu’est-ce qui s’ouvre chez ces gens-là ? Qu’est-ce qui fera qu’ils cesseront d’être à l’aise, d’expliquer, de commenter, qu’est-ce qui les secouera, ces convenables sodas ? L’orgasme ? Bernique ! Étiqueté tout ça, ça crève les yeux. La politique ? Pas de bêtises, s’il vous plaît. La culture ? Non mais, des fois… L’entreprise, les portables, les belles-mères ? Vivement qu’on arrive.
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J’ai tant aimé les trains ! Les wagons de bois des troisièmes, quand nous partions en vacances, mes parents et moi. Les préparatifs de ma mère, les sandwichs, les œufs durs, la serviette à carreaux rouges et blancs, la thermos de café, les escarbilles dans les yeux, les gares la nuit, mon père qui descend acheter je ne sais quoi, ma mère qui s’affole. La petite fille de mon âge, au retour de Cannes, qui s’endort sur mon épaule : une nuit de paralysie délicieuse. Les premières, beaucoup plus tard, quand je revenais de session, le compartiment à six places, les sièges d’étoffe rouge sombre où l’on s’enfonce, l’éclairage tolérable, tout pour qu’on se laisse rêver. Parfois je suis seul, j’allonge les jambes, mon bras repose sur le montant de la fenêtre, le monde est un juge perspicace mais bienveillant, l’arrivée aura un goût de départ. Maintenant le départ a un goût d’arrivée. Je n’aime pas ce bureau roulant, cette machine à ne pas rêver, je n’aime pas ces gens projetés sur le devant d’eux-mêmes, je n’aime pas la jouissance des ressemblances, ces équipes prêtes à se former pour vendre le train ou me démonter l’âme. Autrefois, mes compagnons de voyage et moi nous ne nous disions rien. Nous nous regardions vaguement en pensant que nous étions des êtres humains en voyage : c’était suffisant. Nous célébrions ensemble, pour quelques heures, un rite familier et profond dont la SNCF était l’ordonnatrice avisée. Quand, par hasard, une complicité naissait, c’était une fête inattendue, imméritée. Maintenant, doigts sur le clavier, on s’occupe, on occupe l’espace, le temps, on occupe tout, il ne reste plus de place pour Rien. L’occupation moderne, la vraie, c’est celle que je subodore dans ce wagon, l’annulation collective, hautainement pointilleuse, de ce qui n’a pas été convenu, la chasse souriante au mystère, la traque de toute transcendance, une crainte épouvantablement gentille d’être autre chose que ce dont on a l’air. Ce jeune homme qui nous offrait ses bonbons, je voyais comme il voulait, par un petit sourire d’autodérision, annuler son geste : sortir de soi, nous demandait ce sourire, est-ce vraiment possible ?
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Sans doute, mais à condition d’y être entré ! Vraiment, la Providence des lectures, ça existe. Au moment où je m’embourbe un peu dans Houellebecq – moins dans son roman, d’ailleurs, que je suis très loin de mépriser, que dans les échos qu’on en renvoie -, on m’offre une anthologie de la légende du Graal dans les littératures européennes. Avalanche de symboles ! Je reçois ce beau cadeau quand éclate un drame abominable, qui met Christine Boutin dans tous ses états : le calendrier de l’Europe fait mention d’à peu près toutes les fêtes religieuses du monde, à l’exception des chrétiennes ! Je comprends l’ire de la prophétesse rambolitaine, mais je ne la partage pas. Ce lapsus, si c’en est un, me plaît. Je le trouve infiniment réjouissant. Voudrait-on lire casher ou hallal sur la devanture d’une boucherie qui ne le serait pas ? Que dirait-on d’un restaurant qui annoncerait une cuisine française et servirait une pâtée internationale ? Je ne veux pas davantage qu’on fasse mention du christianisme dans les documents de l’Europe. Pour la simple, unique et suffisante raison que l’Europe, dans sa structure, dans ses intentions, dans son essence n’est pas, ou n’est plus, chrétienne. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été autrement que dans cette communication avant la lettre qu’on nommait, dans la chrétienté, apologétique, sorte de publicité spirituelle qui célébrait la puissance de la boutique chrétienne, son influence sur les mœurs ou sur la production artistique ? Cet aspect-là ne me retient guère. Rien ne me paraît plus étranger au christianisme que le souci de l’importance.
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Laissons cela. Et donc, ce soir-là, Perceval dîne chez le Roi Pêcheur. Et, à chaque plat, il voit passer dans la salle une étrange procession. Un jeune noble sort d’une chambre, « porteur d’une lance blanche qu’il tient empoignée par le milieu ». Une goutte de sang sort du fer, à la pointe de la lance, et coule jusqu’à la main du jeune homme. Derrière lui, précédée de deux jeunes gens qui tiennent des candélabres garnis de chandelles, une jeune fille porte une coupe ou un plat, c’est un graal, c’est le Graal. Vient ensuite une autre jeune fille ; elle tient, elle, un petit tailloir en argent.
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Mais on connaît la légende, et l’on sait que Perceval aimerait bien poser des questions sur cette lance, sur ce tailloir. Sur ce graal surtout : il brûle de demander « qui l’on en sert ». Pourtant il ne le demande pas. Parce qu’un gentilhomme, il y a quelque temps, l’a blâmé de trop parler. Parce que les plats qu’on lui sert sont succulents et « qu’il n’a plus en tête que de boire et de manger ». Mais il voudrait quand même savoir, et se promet de poser la question, avant de prendre congé, à l’un des jeunes nobles de la cour. Trop tard. C’est le Roi Pêcheur qu’il fallait interroger, et sans attendre. « Ah ! malheureux Perceval, lui dira une demoiselle, quelle triste aventure est la tienne de n’avoir rien demandé, car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu’il eût recouvré l’entier usage de ses membres et le maintien de ses terres. Que de biens en seraient advenus ! »
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Et que cette histoire me plaît ! Que j’aime le lien qu’elle met en évidence, ce rapport lumineux entre le tréfonds d’une conscience et le monde ! En voulant la rapporter à notre époque, j’en réduis sans doute la portée et risque de la mutiler de sa signification spirituelle. Mais les légendes sont généreuses, et ne militent pas pour leurs droits d’auteur. Celle-là finit d’ailleurs très bien. Perceval méditera longtemps sur l’incapacité où il s’est trouvé de saisir au bond la balle que lui envoyait le destin. Il cherchera pourquoi il a triché avec la transcendance de l’instant, pourquoi il n’a pas osé s’abandonner, dans l’émerveillement, à l’absolument autre, pourquoi il a tenu à faire la part égale entre des réalités inégales, le Graal et la vie mondaine. Mais il n’en sera pas puni. « Là où croît le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Cette bévue spirituelle, cette incapacité d’élan, sera le point de départ de la quête du Graal intérieur, dépouillement, simplicité, ardeur. Mais pourquoi s’est-il montré si léger ? Pour Michel Stanesco, c’est parce qu’à l’instant où passe la procession, il « n’accède pas à l’essentiel, parce qu’il ne se présente pas en son intégrité. » Il ne s’agit pas ici d’intégrité morale, mais de beaucoup plus : Perceval triche avec ce qu’il est, il cède à l’esprit mondain en nivelant abusivement les niveaux d’être, il veut se faire souverain de lui-même, il refuse l’altérité que lui propose l’instant. Il fallait poser la question au roi, et tout de suite, non pas aux courtisans, et plus tard. Il s’agissait « d’un mode d’être et nullement d’une question de communication avec autrui. »
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On dira que tout cela se passait en des temps lointains, fumeux et théologiques. Sans doute même en rira-t-on, et ce sera une grande sottise. Car la première étape du chemin que Perceval va parcourir, et qui le conduira vers le vrai en le reconduisant à lui-même, n’est datée d’aucune époque. Au petit jour, au-dessus de la prairie gelée, il voit un faucon fondre sur un vol d’oies sauvages, heurter l’une d’elles et l’abattre au sol. L’oie n’est que blessée, elle a saigné trois gouttes de sang sur la neige, et a repris son vol. Et Chrétien de Troyes écrit : « Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissait autour, il s’appuya sur sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette touche de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu’étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n’était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il en prenait plaisir, que ce qu’il voyait, c’était la couleur toute nouvelle du visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval, tandis que l’aube passe. » Et que demeure l’amour qui n’est pas un luxe, et le regard du dedans, et ce cercueil d’enfant dont on a si peur de parler. Bonne année un peu.

(2 janvier 2011)

À propos d’« Un peu » (Marché IL)

par Roger Maguérès

Deux petits mots, un peu, et voilà qu’en pensée je me mets à gambader.

D’emblée, ça me renvoie au petit reste dont parlent souvent les Prophètes de la Bible, à ce petit noyau des rescapés de l’Exil en Assyrie puis en Babylonie que subirent les Israélites au cours du VIIIe, puis du VIe siècle avant J.C.

Inlassablement, les Prophètes, souvent gens de peu, avaient annoncé le désastre. Et le désastre était arrivé : chute de Samarie et ruine du royaume d’Israël, au nord, suivies, quelque cent cinquante ans plus tard, de la chute de Jérusalem et du royaume de Juda. Déportation massive qui laissa le pays exsangue, vidé du meilleur de sa population. Mais, disaient-ils, un reste reviendra.

Ton peuple serait-il comme le sable de la mer,
ce n’est qu’un reste qui en reviendra. (Isaïe, 10,22).

Ce petit reste des fidèles à l’Alliance va faire souche : en sortira le nouvel Israël.

Avant, il y avait eu Noé et sa famille, seuls restés fidèles parmi l’humanité corrompue ; tout petit reste qui, après le cataclysme du Déluge, fut le régénérateur du Peuple et du monde.

Il suffit donc d’un peu, d’un presque rien qui soit chevillé au fond de chacun d’entre nous pour que toute régénération puisse s’accomplir.

Pour en rester à la Bible, on peut aussi considérer que la stratégie de Jésus, entouré de ses compagnons – gens de peu eux aussi -, ne visait pas à occuper les places fortes comme bases de conquêtes futures. Non ! Juste un petit espace, la zone nord du lac de Galilée, dépourvue de centres urbains. Stratégie minimaliste orientée vers les laissés pour compte de l’économie hérodienne et de ses ambitions urbanistes qui ne valaient aux petits paysans que taxes et corvées. Jésus s’adresse au milieu rural galiléen, aux journaliers dépossédés de leurs terres.

Le matériel symbolique des Paraboles part, en général, des petits riens de la vie quotidienne du pêcheur, du petit cultivateur, de l’ouvrier agricole, de la ménagère.

Le Royaume spirituel est représenté par ces vétilles que sont la semence, la graine de moutarde, la pâte à pain, le levain, la pincée de sel. Stratégie qui tend à nous faire déceler la transcendance dans les menus détails.

C’est peut-être que le véritable universel ne se trouve nulle part ailleurs que dans le vécu le plus singulier. Montaigne aussi nous l’a appris. Hegel après lui : « C’est par l’approfondissement du singulier qu’on va à l’universel. »

Si, comme le pense Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996), « chaque singularité est un autre accès au monde », alors l’enjeu est d’apprendre à voir et à penser cette altérité, cet unique qu’est l’autre, mon semblable, mais aussi mon dissemblable.

Penser la société comme un ensemble de singularités dissemblables : société inclusive de laquelle personne ne soit exclu, et qui ne se contente pas d’intégrer ou d’incorporer des éléments extérieurs appelés à se normaliser. Cela suppose une profonde mutation culturelle, une culture de l’unitas multiplex, comme dit Edgar Morin.

Faire droit à toute singularité, voilà le défi.  Vivre ensemble.  Qu’il n’y ait plus d’intou-chables !

Car s’il est vrai que la singularité de l’être handicapé est une position au monde particulière, elle n’en est pas moins le miroir de notre propre incomplétude ; nous sommes tous des handicapés, des êtres intermédiaires entre un plus et un moins, entre un en deçà et un au-delà.

Il nous faut admettre que la vulnérabilité, le manque, la faille sont au plus profond de tout être et de toute existence.

Je pense à Joë Bousquet, le poète reclus, resté trente ans alité, qui disait : « Je dois à ma blessure d’avoir appris que tous les hommes étaient blessés comme moi. »

Je pense à Georges Palante, qui fut professeur de philosophie à Saint-Brieuc : être singulier, difforme, dont s’inspira Louis Guilloux dans son roman Le sang noir pour camper le personnage de Cripure. Il sut faire de son handicap une force, cette force qui gît au tréfonds des individus que nous sommes. Sur sa tombe, dans le petit cimetière d’Hillion, on peut encore déchiffrer : « L’individu est la seule source d’énergie, la seule mesure de l’Idéal ». L’individualiste, chez Palante, à l’opposé de l’égoïste qui ne voit que lui, ne voit dans le monde que des individus pareils à lui, perdus, isolés, porteurs d’une évidente vacuité.

Je pense à Primo Levi : survivre, à Auschwitz, c’était absorber le grand malheur par les petits soucis, les riens, la simple docilité aux règles et aux repères du camp, la simple continuité des instants.

Je pense aussi à cette phrase de Sophocle dans Œdipe à Colone : « C’est lorsque je ne suis rien que je suis un homme. »

Il y a dans le manque comme un surcroît de vie ; c’est l’encombrement qui nous empêtre et nous rend malhabiles. Notre société stimule le superflu, signifiant implicitement que « qui peut le plus peut le moins » et que, si l’on accumule du superflu, l’essentiel y trouvera son compte.

Mais l’essentiel est dans le presque rien. Aussi, « le peu qu’on peut faire, le très peu qu’on peut faire, il faut le faire. » (Théodore Monod).

L’homo sapiens a cette capacité d’activer une lucidité seulement minimale face aux événements ; il a la compétence de ne pas voir en face, de ne pas prendre littéralement, de ne pas chercher à tout savoir, de ne pas pousser à fond la conscience.

La minimalité constitue même, si l’on en croit l’anthropologue Albert Piette, le mode d’être humain par excellence. (L’être humain, une question de détails, Socrate éditions, 2007)

Lao-Tseu disait déjà : « Magnifie le minime. Le plus souple en ce monde prime le plus rigide. »

Loin d’être des sujets supposés savoir, il nous faut développer notre aptitude à ne pas savoir, signe d’ouverture. Il nous faut cultiver le je ne sais quoi et le presque rien, le pas vraiment ; car il n’y a pas vraiment de bonheur total ni de malheur total.

Il nous faut aussi développer une éthique de l’abondance frugale : que là où règne la pauvreté (matérielle, relationnelle, spirituelle), il soit mis de l’abondance ; que là où s’affiche la fallacieuse richesse, il soit mis la mesure, la sobriété, la redistribution, le don. Éthique de la responsabilité ; éthique du développement durable.

« Vivre plus simplement, pour que d’autres puissent simplement vivre. » (Gandhi)

Rompre avec le mythe du toujours plus. Dans une société qui tend à détruire les identités individuelles, le choix de la simplicité volontaire est une possible option individuelle ; un art de vivre sur le mode mineur, approprié à chacun.

Simplicité, singularité, minimalité, vacuité, banalité des petits riens dont je parlais au début, au fil desquels se dessine notre façon d’être au monde et aux autres, voilà quelques avatars du un peu que, « par sauts et gambades », j’ai cru repérer.

(29 avril 2012)