Présentation (Résurgences)
En 1967, le poète Pierre Emmanuel, résistant et académicien, inquiet du « terrorisme intellectuel » dont il voyait la culture française menacée et dont les deux manifestations majeures lui semblaient être « l’art de la dérision » et « le culte des sciences humaines », souhaitait lancer une contre-offensive éditoriale d’importance, sous la forme d’une collection de livres jumelée à un magazine. Il m’avait proposé de le seconder dans cette entreprise, et d’abord dans sa préparation. J’avais accepté d’enthousiasme. Comme il s’agissait surtout, dans l’immédiat, de trouver des collaborateurs, Pierre Emmanuel avait écrit, à ma suggestion, pour nous y aider, la note qu’on va lire et qui, pour porter sur un projet que les événements de l’année suivante empêchèrent d’aboutir, n’en reste pas moins une déclaration d’une profonde actualité.
On s’étonnera peut-être de la place que tient dans ce texte la référence religieuse. En ces temps-là, on ne feignait pas de tenir pour secondaires les débats sur les fins dernières de l’homme. Que voulez-vous ? Les sondages n’en étant encore qu’à leurs balbutiements et les chroniqueurs politiques n’ayant pas encore pris toutes leurs aises dans le paysage médiatique, on s’occupait comme on pouvait ! Les croyants, d’ailleurs, n’avaient nullement le monopole de ce genre d’expression. La foi d’un incroyant, tel est le titre, par exemple, d’un des livres majeurs de Francis Jeanson. Ce nom me vient naturellement à l’esprit quand j’évoque Pierre Emmanuel. Six ans après, en effet, en 1973, l’un et l’autre acceptèrent – et dans quel climat de joyeuse amitié ! – de me prêter main-forte alors que je tâchais d’installer au sein du vieux Collège Sainte-Barbe un institut de formation permanente qui irait en sens contraire de ce que concoctaient déjà les milieux d’affaires. Et m’ont fait vérifier, au passage, la solidité, la fermeté, la générosité du pacte tacite, de l’accord clandestin qui lie celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas quand l’un et l’autre, loin des considérations subalternes, se demandent en êtres humains ce qui est le meilleur à proposer à des êtres humains.
Pour l’un comme pour l’autre, c’est de l’individu que tout part, et de rien d’autre. Ou plutôt, dans l’individu, d’une trace mystérieuse d’humanité qui le constitue. Voir dans l’intelligence du cœur, que Jeanson appellera sens de la relation, le fondement de la culture, et donc des relations entre les citoyens, c’est affirmer qu’elle est première, première quand le temps est beau, première quand il tourne à l’orage. C’est refuser de la soumettre à quelque force anonyme que ce soit, à quelque rationalité abstraite, si joliment qu’on l’ait baptisée, qui s’imposerait mécaniquement à tous. Le rapport au monde qu’implique, nourrit et explicite la culture, ne peut s’approfondir que dans l’individu et entre des individus, et aucune forme sociale n’est légitime si elle procède d’autre chose que de ce mouvement-là. Toutes deviennent folles, perverses et nuisibles dès qu’il en est autrement.
Le sens que donne ici Pierre Emmanuel au mot cœur est des plus classiques : le cœur, c’est le point de rencontre d’une affectivité singulière et de la raison universelle qui spécifie l’individu et particulièrement, en lui, l’intime de l’être, cette zone qu’il jugeait, il y a cinquante ans, « dépréciée et refoulée », l’âme. C’est dans l’individu que se reconnaissent et s’épousent, en vue d’une démarche créatrice, les forces multiples et incontournables de la vie et les non moins incontournables exigences de la pensée. Aussi est-il le contraire de cette entité autonome et autocentrée que le libéralisme veut faire de lui. Ce cœur, à la fois carrefour et moteur, atteste, en même temps, sa singularité et sa constitutive ouverture. Plus même : il atteste que cette singularité n’existe que dans cette fondamentale ouverture et que, réciproquement, il n’est pas d’ouverture en lui qui ne creuse sa singularité pour la rendre plus singulière encore. Non seulement il n’y a aucune contradiction entre l’ouverture à autrui et l’affirmation de soi mais chacun de ces deux mouvements appelle l’autre comme sa condition élémentaire et nécessaire.
Voici donc un texte qui ouvre, comme par l’intérieur, la plupart des questions que la névrose de notre époque referme à plaisir sur elles-mêmes. Brouiller une névrose, et une névrose qu’on partage, quoi de plus amical et, de plus, quoi de plus gratifiant ? Les mots eux-mêmes en perdent le nord. Voyez donc. « Je pense qu’il n’y a pas de rapport valable au plan politique si on n’est pas préoccupé par, branché sur, cette dimension de transcendance. » Qui a dit cela ? Pierre Emmanuel, bien sûr ! La dimension surnaturelle et la dimension temporelle, naturellement, langage de catho ! Tout faux. C’est Jeanson ! (J.S.)
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En faisant de soi le principal objet de sa connaissance, l’homme moderne s’est vidé par là même de son mystère et sa tendance nihiliste s’en est accentuée. Cela s’exprime d’un côté et sous des formes très différenciées, par un art de la dérision, de l’autre, comme en contrepoint, par un véritable culte des sciences humaines. Même dans la vie religieuse, tout élément « subjectif » est tenu pour suspect : l’existence individuelle ne semble avoir de sens que prise dans une solidarité d’ensemble.
Ainsi, faute de relations singulières, la personne dépérit. Au lieu des symboles qui lui donnaient, dans le langage propre au mystère, une figure de celui-ci, elle ne rencontre que des abstractions : ni son désir de Dieu, ni Dieu même, ne sont plus proférés par l’intelligence du cœur. Ce dernier mot est de ceux dont on a honte : on craint d’être dupe de lui, ou de paraître tel. Les mêmes remarques valent pour le rapport avec les grands lieux communs : le destin, la vocation, la mort. Et aussi pour tout l’ordre des relations affectives ou des liens qui nous restent avec la nature. Finalement, la notion même de création risque d’être altérée. Si l’intime de l’être est condamné (comme on condamne une porte) l’art n’est plus qu’un trompe-l’œil.
Il est clair qu’un grand nombre d’âmes (j’emploie ce terme parce qu’il connote, dans la totalité de l’être humain, la part aujourd’hui dépréciée, refoulée), souffrent de cette désaffection interne qui déséquilibre l’existence de chacun et de tous. Mais les esprits sont les victimes d’un terrorisme intellectuel qui semble leur interdire de poser les questions de l’être et du sens autrement qu’en ces termes objectifs ou négatifs qui bâillonnent d’avance les besoins véritables. Or ce conformisme supérieur qui prétend monopoliser le progrès n’est bien souvent qu’un positivisme réanimé ou un nihilisme qui s’essouffle. Il n’en constitue pas moins un courant universel, dont ceux qu’il entraîne ne peuvent se détacher pour le juger, et que leur pensée entraînée par lui accélère encore. Le premier acte en vue d’un nouvel équilibre est donc de reprendre pied, ou sur la berge, ou dans le courant lui-même. Sur la berge, c’est-à-dire dans certaines notions essentielles qui sont autant de sujets d’affirmation ; dans le courant, afin de mesurer, par la réaction qui doit leur être opposée, la nature et la force de la dérive moderne.
De ces considérations est né le projet présenté ici. Il est sous le signe de la vie intérieure, terme qui n’est qu’en apparence déconsidéré de nos jours. Dans ce projet, la vie intérieure est conçue comme l’ordre du cœur enveloppant celui de l’intelligence abstraite : c’est la raison qui se tient debout dans le cœur. Le but recherché est de rendre aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui, sans qu’ils aient rien à renier de l’apport réel de leur temps, la familiarité avec leur propre cœur et, par lui, avec le mystère de l’homme. Le battement du cœur humain doit se faire entendre dans l’existence et la pensée : et en lui, comme sa fin et sa source, doit être au moins pressenti le Dieu sensible au cœur. Ce but peut être atteint par des méthodes différentes mais liées, suivant que l’on se situe sur la berge ou en plein courant.
Aussi est-il proposé deux moyens complémentaires d’expression.
Premièrement, une collection dans le format des livres de poche, collection analogue, dans l’esprit du temps, à ce que fut il y a quarante ans le Roseau d’or.
Cette collection pourra s’appeler l’Arbre de Vie.
Y seront publiés, selon une formule extrêmement souple, des œuvres où la vie intérieure se manifeste, dans les milieux et les situations les plus divers, avec un ton qui la rend directement communicable. Il ne s’agit ni de constituer un nouvel hermétisme, ni de « sacraliser » n’importe quel penchant. L’entreprise suppose une considération éthique fondamentale, un jugement constamment attentif à la littérature comme forme de la vie intérieure : l’audace des choix allant de pair avec la rectitude de ce jugement. Le projet ne saurait réussir que dans la mesure où il récapitulera certaines valeurs essentielles, attestées par l’expérience intérieure et formulées en vue d’éveiller chez d’autres celle-ci.
La collection pourra se composer :
- d’œuvres in extenso, sans limitation de genre, dont la valeur soit liée à leur contenu spirituel, ou dont la force de témoignage s’impose à l’attention même en l’absence de grandes qualités littéraires. Ces œuvres pourront être des traductions et appartenir à des mondes culturels très différents du nôtre. Ce pourront être des rééditions de textes oubliés, replacés dans un éclairage moderne où leur actualité sera rendue sensible, grâce à une introduction moins érudite que vivante. Toutes ces œuvres devront être, directement ou indirectement, autant d’introductions à l’éternel.
- de Cahiers alternant avec les œuvres, et composés d’un ensemble de nouvelles, d’essais, de poèmes, à l’écoute du cœur. Le critère de sélection en sera d’abord le ton, qui devra trancher sur le misérabilisme et le détachement objectal par la vibration d’une certitude intérieure, même contrariée et douloureuse, et douée d’un pouvoir d’affirmation. Ceci n’implique nul optimisme a priori, nulle simplification faussement moralisante. L’édification que le projet suggère use d’un autre matériau que la littérature « édifiante » au sens consacré mais non étymologique du terme. Cette édification n’exclut ni les hardiesses ni les doutes, pourvu qu’ils soient sans complaisance.
Certains Cahiers pourront être composés d’essais groupés autour d’un thème commun, ou même présenter une controverse, voire une polémique. Ils pourront provenir de débats préalablement enregistrés et remaniés par les interlocuteurs. Ce remaniement devra donner au texte une valeur littéraire parlée, c’est-à-dire conserver au langage son rythme spontané, en éliminant les faiblesses et les chutes de tension. (L’œuvre de Péguy est un exemple admirable de la vertu de ce langage parlé-écrit.) On pourrait concevoir, en supplément de tels ouvrages, un disque où seraient enregistrés les fragments essentiels du débat direct. Dans tous les cas, un principe : le sérieux de la réflexion n’exclut pas une expression passionnée. Il importe de trouver, pour exprimer l’alliance de la sensibilité et de la raison, un langage délivré de la fausse froideur objective et de la fausse élégance esthétique, d’où découlent la banalité d’une part, l’obscurité de l’autre.
On peut enfin imaginer des Cahiers groupant quatre poètes ou auteurs de nouvelles, sous le titre Saisons. Le choix devrait être par affinité et contraste : ce serait un banc d’essai pour de jeunes littérateurs et le germe d’un milieu de pensée éventuel.
Deuxièmement, le projet suppose un mode d’expression en plein courant. Ce serait la tâche d’un magazine par exemple bimensuel, de format différent des autres. (Un format oblong, comme celui du Ça ira de Frossard, pourra être étudié.) Ce magazine, animé de l’esprit général de l’entreprise, devra se situer en plein cœur de l’actualité, viser celle-ci au cœur. Ce sera un organe de démystification permanente, s’attaquant à la fausse sensibilité de l’époque, à sa sécheresse et à ses inhibitions intellectuelles comme à son affranchissement illusoire. Cette démystification aura pour fin de promouvoir dans la pensée et la vie morale une véritable liberté du cœur.
Chaque numéro pourra comprendre un lexique des mots et idées reçus, ou bien un sottisier méthodique. Une liste de ces sujets sur lesquels se répandent les sottises qui constituent en apparence l’esprit du temps sera dressée et tenue à jour : les rédacteurs l’auront constamment à l’esprit et s’y reporteront comme à un système de coordonnées générales, pour faire l’inventaire critique de tout ce qui se dit, se publie ou se montre. La règle d’or de chaque article est qu’il soit bien informé et témoigne d’une connaissance d’autant plus exhaustive que la critique sera exigeante. Seule une exigence intellectuelle indiscutable sur eux-mêmes pourra donner aux rédacteurs le droit d’être mordants et même sans pitié : c’est cette exigence qui donnera le ton à l’ensemble. Elle ne doit point tomber dans les défauts communs du jacobinisme et de la bonne conscience : l’idéal de son style devrait être l’ironie tempérée d’humour, et laissant toujours voir les postulats spirituels de l’auteur, sa conviction inébranlable.
Cette part polémique du magazine, importante, n’est pas la seule. Ce qu’on peut appeler la doctrine de l’équipe doit s’y faire jour, en référence constante à des questions actuelles. Chaque numéro pourra comporter l’interview, non pas d’un intellectuel professionnel, mais d’un homme de notre temps (artiste, professeur, ingénieur, syndicaliste, agriculteur, etc.), d’esprit et de langage bien articulé, qui parle, du point de vue de son expérience propre et dans son métier, des questions d’ordre spirituel qui le préoccupent, depuis l’érotisme jusqu’à la vie en Dieu en passant par l’éducation des enfants ou le développement des maisons de la culture. Dans ces divers domaines, il convient de se débarrasser du style passe-partout, néo-sociologique ou économique, de l’intelligentsia régnante. Il n’est pas nécessaire de parler le même langage qu’elle pour parler des mêmes choses, et beaucoup mieux. Il faut créer un style qui puisse devenir un style de vie, et qui ait la chaleur mesurée mais constante de la foi en certaines valeurs indestructibles. Ces valeurs, qui de nos jours effarouchent, doivent être l’objet d’une approche qui les fasse découvrir au lecteur comme s’il en réinventait l’évidence, et à son propre émerveillement. Une complicité doit donc exister entre celui que la certitude fait vivre et celui qui ne la possède pas : il faut éveiller le désir, mais non imposer ce qui ne doit être reçu que dans la liberté parfaite.
À ce magazine est donné un nom, proposé à titre provisoire : Fer de lance. D’autres noms, meilleurs et moins médiévaux, pourront être suggérés. Il doit être confié à une équipe de rédacteurs jeunes et ardents, décidés à lui modeler une forme durable et originale. Ces jeunes hommes et femmes (il serait souhaitable qu’ils eussent entre 25 et 35 ans) devront agir les uns sur les autres par une émulation constante en vue de trouver, de soutenir, d’affermir un certain ton. Leur sens de la charité intellectuelle devra être impitoyable : aucune compromission avec les faiblesses de la mode, mais aucune dénonciation facile de celle-ci. Toute parole doit être pesée et justifiée, même dans le journalisme de choc. Cela dit, ils devront créer de l’allégresse, réhabiliter la veine comique de la critique, en somme se donner du bon temps, ce qui est l’occupation la plus sérieuse, ad majorem Dei gloriam.
La réalisation de ce double projet suppose la formation d’une équipe, et même d’un milieu. Ce milieu peut se constituer autour du projet, ou un embryon du milieu se former avant que le projet ne se réalise. Ce problème du milieu n’est pas mince : chacun des initiateurs intéressés pourrait penser à deux ou trois amis qui se réuniraient aux autres pour faire naître l’ambiance indispensable à un rayonnement futur. Car il ne faut pas se dissimuler que si le besoin est grand et le projet actuel, les gens auxquels il s’adresse et dont il demande la collaboration font figure d’isolés – mais c’est parce qu’un aimant leur manque 1.
(mis en ligne le 12 septembre 2017)
Notes:
- On trouvera sur le site officiel de Pierre Emmanuel (www.pierre-emmanuel.net) toutes les informations sur la vie et l’œuvre de ce grand poète qui fut aussi essayiste et journaliste. On y trouvera également de multiples témoignages qui confirment l’actualité de sa pensée en France et dans le monde. ↩