par Roger Maguérès
Deux petits mots, un peu, et voilà qu’en pensée je me mets à gambader.
D’emblée, ça me renvoie au petit reste dont parlent souvent les Prophètes de la Bible, à ce petit noyau des rescapés de l’Exil en Assyrie puis en Babylonie que subirent les Israélites au cours du VIIIe, puis du VIe siècle avant J.C.
Inlassablement, les Prophètes, souvent gens de peu, avaient annoncé le désastre. Et le désastre était arrivé : chute de Samarie et ruine du royaume d’Israël, au nord, suivies, quelque cent cinquante ans plus tard, de la chute de Jérusalem et du royaume de Juda. Déportation massive qui laissa le pays exsangue, vidé du meilleur de sa population. Mais, disaient-ils, un reste reviendra.
Ton peuple serait-il comme le sable de la mer,
ce n’est qu’un reste qui en reviendra. (Isaïe, 10,22).
Ce petit reste des fidèles à l’Alliance va faire souche : en sortira le nouvel Israël.
Avant, il y avait eu Noé et sa famille, seuls restés fidèles parmi l’humanité corrompue ; tout petit reste qui, après le cataclysme du Déluge, fut le régénérateur du Peuple et du monde.
Il suffit donc d’un peu, d’un presque rien qui soit chevillé au fond de chacun d’entre nous pour que toute régénération puisse s’accomplir.
Pour en rester à la Bible, on peut aussi considérer que la stratégie de Jésus, entouré de ses compagnons – gens de peu eux aussi -, ne visait pas à occuper les places fortes comme bases de conquêtes futures. Non ! Juste un petit espace, la zone nord du lac de Galilée, dépourvue de centres urbains. Stratégie minimaliste orientée vers les laissés pour compte de l’économie hérodienne et de ses ambitions urbanistes qui ne valaient aux petits paysans que taxes et corvées. Jésus s’adresse au milieu rural galiléen, aux journaliers dépossédés de leurs terres.
Le matériel symbolique des Paraboles part, en général, des petits riens de la vie quotidienne du pêcheur, du petit cultivateur, de l’ouvrier agricole, de la ménagère.
Le Royaume spirituel est représenté par ces vétilles que sont la semence, la graine de moutarde, la pâte à pain, le levain, la pincée de sel. Stratégie qui tend à nous faire déceler la transcendance dans les menus détails.
C’est peut-être que le véritable universel ne se trouve nulle part ailleurs que dans le vécu le plus singulier. Montaigne aussi nous l’a appris. Hegel après lui : « C’est par l’approfondissement du singulier qu’on va à l’universel. »
Si, comme le pense Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996), « chaque singularité est un autre accès au monde », alors l’enjeu est d’apprendre à voir et à penser cette altérité, cet unique qu’est l’autre, mon semblable, mais aussi mon dissemblable.
Penser la société comme un ensemble de singularités dissemblables : société inclusive de laquelle personne ne soit exclu, et qui ne se contente pas d’intégrer ou d’incorporer des éléments extérieurs appelés à se normaliser. Cela suppose une profonde mutation culturelle, une culture de l’unitas multiplex, comme dit Edgar Morin.
Faire droit à toute singularité, voilà le défi. Vivre ensemble. Qu’il n’y ait plus d’intou-chables !
Car s’il est vrai que la singularité de l’être handicapé est une position au monde particulière, elle n’en est pas moins le miroir de notre propre incomplétude ; nous sommes tous des handicapés, des êtres intermédiaires entre un plus et un moins, entre un en deçà et un au-delà.
Il nous faut admettre que la vulnérabilité, le manque, la faille sont au plus profond de tout être et de toute existence.
Je pense à Joë Bousquet, le poète reclus, resté trente ans alité, qui disait : « Je dois à ma blessure d’avoir appris que tous les hommes étaient blessés comme moi. »
Je pense à Georges Palante, qui fut professeur de philosophie à Saint-Brieuc : être singulier, difforme, dont s’inspira Louis Guilloux dans son roman Le sang noir pour camper le personnage de Cripure. Il sut faire de son handicap une force, cette force qui gît au tréfonds des individus que nous sommes. Sur sa tombe, dans le petit cimetière d’Hillion, on peut encore déchiffrer : “L’individu est la seule source d’énergie, la seule mesure de l’Idéal”. L’individualiste, chez Palante, à l’opposé de l’égoïste qui ne voit que lui, ne voit dans le monde que des individus pareils à lui, perdus, isolés, porteurs d’une évidente vacuité.
Je pense à Primo Levi : survivre, à Auschwitz, c’était absorber le grand malheur par les petits soucis, les riens, la simple docilité aux règles et aux repères du camp, la simple continuité des instants.
Je pense aussi à cette phrase de Sophocle dans Œdipe à Colone : « C’est lorsque je ne suis rien que je suis un homme. »
Il y a dans le manque comme un surcroît de vie ; c’est l’encombrement qui nous empêtre et nous rend malhabiles. Notre société stimule le superflu, signifiant implicitement que « qui peut le plus peut le moins » et que, si l’on accumule du superflu, l’essentiel y trouvera son compte.
Mais l’essentiel est dans le presque rien. Aussi, « le peu qu’on peut faire, le très peu qu’on peut faire, il faut le faire. » (Théodore Monod).
L’homo sapiens a cette capacité d’activer une lucidité seulement minimale face aux événements ; il a la compétence de ne pas voir en face, de ne pas prendre littéralement, de ne pas chercher à tout savoir, de ne pas pousser à fond la conscience.
La minimalité constitue même, si l’on en croit l’anthropologue Albert Piette, le mode d’être humain par excellence. (L’être humain, une question de détails, Socrate éditions, 2007)
Lao-Tseu disait déjà : « Magnifie le minime. Le plus souple en ce monde prime le plus rigide. »
Loin d’être des sujets supposés savoir, il nous faut développer notre aptitude à ne pas savoir, signe d’ouverture. Il nous faut cultiver le je ne sais quoi et le presque rien, le pas vraiment ; car il n’y a pas vraiment de bonheur total ni de malheur total.
Il nous faut aussi développer une éthique de l’abondance frugale : que là où règne la pauvreté (matérielle, relationnelle, spirituelle), il soit mis de l’abondance ; que là où s’affiche la fallacieuse richesse, il soit mis la mesure, la sobriété, la redistribution, le don. Éthique de la responsabilité ; éthique du développement durable.
« Vivre plus simplement, pour que d’autres puissent simplement vivre. » (Gandhi)
Rompre avec le mythe du toujours plus. Dans une société qui tend à détruire les identités individuelles, le choix de la simplicité volontaire est une possible option individuelle ; un art de vivre sur le mode mineur, approprié à chacun.
Simplicité, singularité, minimalité, vacuité, banalité des petits riens dont je parlais au début, au fil desquels se dessine notre façon d’être au monde et aux autres, voilà quelques avatars du un peu que, « par sauts et gambades », j’ai cru repérer.
(29 avril 2012)