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Les grandes amitiés, version moderne

(À propos de La tyrannie de la réalité, de Mona Chollet)

Mona Chollet entretient avec quelques écrivains ce que Raïssa Maritain, la femme du philosophe, appelait les grandes amitiés. L’expression a un sens précis. Il s’agit de relations situées d’emblée en une zone de nécessité intérieure ou spirituelle, et qui s’y maintiennent. On pourrait parler de rencontres sur l’essentiel si l’expression ne renvoyait aujourd’hui à une provisoire concordance d’opinions toute tournée vers l’intérêt réciproque, c’est-à-dire, nonobstant l’habillage savant et avantageux de la chose, à des acoquinements de négociants ou à des marchandages de gredins.

Je ne savais rien de Mona Chollet avant qu’on ne me mette sous les yeux, publié sur son site Périphéries, un texte d’elle sur mes dialogues avec Jacques Berque. Elle allait droit à l’essentiel. Je retrouvais avec stupéfaction, chez cette toute jeune femme, le sens aigu de la relation signifiante qui caractérisait précisément les grandes amitiés. Elle saisissait avec une extrême précision de quoi il était question entre Jacques Berque et moi, elle allait droit à notre souci commun. L’amitié intellectuelle enfante, pourvu qu’elle soit droite et désintéressée, un quelque chose que je ne sais nommer. Fantôme crédible ? Appel de vérité, comme on dit appel d’air ? Bulle d’être ? Ce quelque chose, Mona Chollet l’avait immédiatement et fortement repéré

Quoique venue du journalisme, et donc très capable de fédérer la capacité d’agacement de Berque et la mienne, elle entrait de plein droit dans notre ronde. J’étais certain qu’il l’y aurait, comme moi, accueillie avec joie, qu’il aurait aimé, lui aussi, sa manière chaleureuse et intraitable d’être au monde. Dans les grandes amitiés, j’oubliais de le signaler, le pacte de non vulgarité, c’est de ne jamais se demander qui reçoit et qui donne, ni à qui, ni comment, ni dans quelles proportions, ni quand la roue tourne et pourquoi.

« Si ce monde est un piège vicieux, il en va également ainsi de celui qui le dit, et c’est l’hôpital qui se moque de la charité. » Assez juste ce propos d’Alan W. Watts, même s’il faut quand même que les choses soient dites ! Comprenez que vous ne trouverez pas dans La tyrannie de la réalité un énième démontage de la mécanique de la modernité : sauf quand Baudrillard fouille avec gravité les ruines des Twin Towers, ce genre d’opération tourne désormais au caquetage. Non. Mona Chollet parle aux autres en se parlant à elle-même. Elle se tient avec ses lecteurs dans la seule relation qui vaille : elle a besoin d’eux et ils ont besoin d’elle. Elle est en eux. Ils sont en elle. Elle parle avec eux, en leur nom. Il y a entre elle et eux un on rapide et pudique, manière d’éviter un nous trop solennel. « C’est pas une vie la vie qu’on vit ! » disait-on jadis au café-théâtre. Le temps n’est plus à cette gentille dérision. La phrase a perdu son point d’exclamation, s’est alourdie d’affirmation ; sa drôlerie s’est chargée de tristesse, d’amitié aussi, et d’exigence, et de fermeté. « Pas une vie, la vie qu’on vit. » Berque le pensait. Je le pense. Mona Chollet le pense. Aucune raison de faire semblant. Il suffit d’ouvrir les yeux, de sortir un instant de sa monomanie existentielle, de tolérer un peu de vague dans son regard, de laisser traîner une oreille. Toute cette fatigue, toute cette méfiance. Le plus terrible n’est pas là d’ailleurs, mais dans le désir de vivre que chaque visage tente vainement de réprimer, dans cette fraîcheur qui devine qu’elle sera trahie, ou qu’elle se trahira.
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J’étais plongé dans La tyrannie de la réalité quand m’est arrivé un message de quelqu’un que j’avais perdu de vue depuis trente ans. Grande école, cadre, famille nombreuse, des principes : tout pour être heureux, comme grognent les porcs. Ça donne ceci : « Je sais que je fais semblant. Je le sais en permanence, je ne l’oublie pas une minute. Mais quelle fatigue, quel poids, de vivre en permanence dans la schizophrénie. Et quelle honte. Et quel gâchis. Et quel temps perdu… Je me replie, comme tant d’autres, sur ma famille, petite sphère égoïste, pré carré, château fort, d’où on lutte pied à pied pour tâcher de sauver l’essentiel. Mon épouse (…) continue à y croire, à aller vers les autres, à s’ouvrir au monde. Pour moi, je me transforme de plus en plus en ours, en grognon, en Alceste. (…) Une épouvantable désolation m’envahit devant ce que devient notre monde. Mon seul espoir réside dans l’attente de l’Apocalypse : nous allons vivre, au cours des cent prochaines années, une catastrophe climatique de grande ampleur et, parallèlement, la fin des sources d’énergie fossile. Même si quelques guerres ne s’y rajoutent pas, des hommes vont disparaître, beaucoup. Bach, Shakespeare, et quelques autres, continueront-ils à tenir compagnie aux survivants ? (…) Tout cela est un peu lointain et pas très folichon. À court terme, deux questions m’obsèdent. La première a trait aux enfants. (…) Que leur dire ? En choisissant une famille nombreuse, mon épouse et moi pensions, notamment, contribuer à la construction d’un monde meilleur. Aujourd’hui, nos enfants voient bien que je n’y crois plus. Je ne peux que leur transmettre ma conviction que nous nous enfonçons toujours plus avant dans le totalitarisme, l’américanisation de notre mode de vie et de nos consciences, l’« économisme », la veulerie, la fascination de la consommation et de l’avoir, la recherche du confort matériel, la peur, l’obsession du sexe, etc. Nous réussissons tant bien que mal à leur éviter de tomber dans le piège des objets, du prêt à penser, du déshonneur… même si c’est parfois dur, pour eux, d’être « décalés ». Mais si j’arrive à leur dire contre quoi lutter, je ne trouve plus à leur dire pour quoi… Ma seconde question : comment entrer en résistance ? »
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Être informée, ça a quand même du bon. Mona Chollet va au centre du problème quand elle cite cette prodigieuse formule d’Ernest-Antoine Seillière : « L’entreprise est la cellule de base de la société. » Une telle pensée suffit à désigner en cet auteur le plus grand marxiste français de l’époque, et sans doute le seul. Un cran au-dessous de Marx, peut-être, mais enfin… Seillière est à la fois théoricien, praticien, philosophe, homme politique : qui dit mieux ? Quelle clarté dans cette définition, quelle puissance dans ce qu’elle sous-entend ! Si l’entreprise est la cellule de base de la société, tout le reste en est, au mieux, la superstructure ; au pire, l’accident ou l’alibi. Que dire d’autre ? Si la mauvaise fortune avait englouti les œuvres de Descartes à l’exception des trois mots du cogito, il serait tout de même passé à la postérité. Réduit à dix mots, Ernest-Antoine Seillière domine de son haut la pensée de l’époque. Vous croyez que je plaisante ?

Cogito ergo sum appelle le commentaire, l’éclaircissement, l’interprétation. L’affirmation seillièrienne, elle, n’admet que l’adhésion ou le refus. L’entreprise est-elle, oui ou non, la cellule de base de la société ? C’est oui ou c’est non ; ce ne peut être ni oui ni non. Seillière dit oui. Je dis non. Le seul débat possible entre nous consiste à examiner ce point. Je ne vais pas lui reprocher d’être baron, ou riche, ou je ne sais quoi. Je ne vais pas jouer à la table ronde avec ses domestiques. D’autres sont bien obligés d’y jouer, direz-vous. Ouais… J’hésite à l’avouer tant je vais faire rire, ou indigner : ils ont tort. Il y a une chose et une seule à dire à Ernest-Antoine Seillère : l’entreprise n’est pas la cellule de base de la société ; cette idée est contraire à la raison et constitue une offense pour l’esprit. Les gens qui négocient avec le Medef doivent entrer en séance, exprimer solennellement leur condamnation du propos présidentiel et se retirer immédiatement si le débat n’est pas ouvert sur ce point. Toute autre attitude est une capitulation ; elle aggrave mécaniquement le désastre ; sous prétexte d’apaiser des difficultés qui réapparaîtront forcément, elle valide la déraison et accorde ses lettres de noblesse au néant.

Mona Chollet n’écrit pas pour les spécialistes du débat truqué, pour les pitoyables du malgré tout et du quand même, pour ceux qui se contentent de l’envers d’eux-mêmes. Elle écrit pour les écrasés que nous sommes. Le plus beau dans son livre, le plus rare, c’est l’attention qu’elle porte à son lecteur, même et surtout quand elle se fait, à bon droit, tranchante. « La source des dysfonctionnements de la société, écrit-elle, est en nous, à travers la conception que nous nous faisons de notre identité, de notre place dans le monde, des relations que nous entretenons avec les autres, avec notre environnement. » Phrase centrale. Je jette ce gant sans hésiter au visage de Seillière ; c’est la seule déclaration de guerre à son égard qui soit autre chose qu’une élégance de style ou une restriction mentale. Oui, la source des dysfonctionnements et des drames de la société est en nous. Oui, nos malheurs individuels et collectifs viennent premièrement de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Oui, cette idée-là copine comme cul et chemise avec la définition de Seillière, même et surtout si nous faisons profession de marxisme, de socialisme, de christianisme : s’il en était autrement, l’homme du Medef, à peine voudrait-il articuler son propos, serait changé en une montagne de tomates. Non, un Seillière ne serait pas concevable si le fond de nos existences n’était pas en accord profond avec les prémisses de sa proposition, à savoir que tout commence et tout finit par l’argent. Oui, riches ou pauvres, nous croyons avec Seillière, même quand nous feignons de le déplorer, qu’il y a dans la sécurité financière et dans le progrès matériel la condition de tout. Oui, toute l’éducation des enfants tient dans cette idée barbare : le reste est décoration. Oui, ce que nous appelons liberté, et qui se transforme vite en une cagnotte de rêves oiseux, nous leur apprenons à le vendre d’emblée, comme nous l’avons vendu. Oui, nous élisons les politiciens qui favorisent cette liquidation : nous nous lions à eux par cette vilenie secrète, la meilleure alliée de leur ambition. Oui, c’est de ce renoncement discret, tolérable, gentiment quotidien, que personne n’irait nous reprocher, que procèdent, par un enchaînement impitoyable, les servitudes sur lesquelles nous faisons semblant de gémir, celles qu’on nous impose et celles, plus délicieuses encore, que nous nous imposons à nous-mêmes : nous les aimons tant, nous les aimons à en mourir. Oui, presque tout le monde, en France, en Europe, en Occident, est seillièrien. Tous les partis, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, sont seillièriens : ils se distinguent seulement par la manière dont ils font semblant de ne pas l’être, par le genre. Toutes les religions sont seillièriennes, et surtout ce christianisme qui devrait pourtant avoir tellement en horreur le souci de l’argent, et qui, abruti comme le reste par le marketing, baptise à tour de bras ce qu’il devrait nous inviter à brûler.

Ces délicats d’Occidentaux renoncent vite à la bonne herbe de la liberté pourvu qu’en échange on leur promette du bonheur en croquettes. C’est qu’ils ne supportent pas le pessimisme, ces chérubins ! Au fond de la marmite de l’esclavage, il leur faut encore lécher un peu de plaisir. Je ne sais si je l’ai bien ou mal lu : le livre de Mona Chollet me rend les choses très simples. Continuez comme ça, mes amis, vivez entre l’illusion de la liberté et la réalité de l’étouffement. C’est parfait. Mais n’allez pas jusqu’à exiger qu’on se montre optimiste à votre égard, ni quant à l’avenir du monde où vous fourmillez : là, vous seriez vraiment des imbéciles. Car, continuant comme ça, vous aurez tout, la peste, les sauterelles, Raffarin, Seillière, leurs descendants, leurs symétriques opposants, la totale jusqu’à la fin du monde ! Bien fait pour vous. Oui, tout ça, vous l’aurez, et mieux encore : ceux qui vous disent le contraire sont des maquereaux. Par contre, si vous voulez, vous pouvez changer. Ça ne tient qu’à vous. Je ne suis pas ivre : ça ne tient qu’à vous. Dur, très dur, évidemment, mais imparable. Vous rendre l’aventure, vous rendre vous-mêmes à vous-mêmes, vous rendre les autres, et le chant, et les matins fragiles, et les aurores qui frémissent : tout ça, vous le pouvez, et plus encore. Vous le pouvez tout seuls, c’est-à-dire en direct avec les autres. Sans aucun César, le grand diviseur, étrange anagramme de races… Sans tyrans imbéciles, sans cons sultans. Pas besoin de faire profession d’optimisme ; le bonheur, vous l’enclenchez à volonté, comme la cinquième sur l’autoroute.

Comment la vie peut-elle être vivante, demandait déjà Sénèque, comment la vie peut-elle être la vie ? Une espérance discrète parcourt le livre de Mona Chollet. Elle ne préconise pas d’inventer le parti de la liberté, le club des désaliénés, l’association pour la félicité, l’amicale anti-modernité. Elle a raison de le souligner : « Les délivrés-en-vie n’existent pas. » Se méfier des imitations, des raccourcis. Le « changer la vie » de Rimbaud a fini sa carrière en argument pour la construction des gymnases municipaux. En face du Barnum de la modernité, la résistance, c’est forcément une histoire de boiteux, d’aveugles, de paralytiques. Qu’on pense un peu quelle vertigineuse descente dans la bêtise il a fallu pour que l’équipe – le team – qui fabrique les déodorants, les yaourts aux essences de fruits ou le papier hygiénique quadrifolié soit considéré, sans que personne n’éclate de rire, comme la cellule de base de la société ! Les nouveaux seigneurs, bien plus vicieux que leurs prédécesseurs, nous exploitent, mais sans nous protéger ; et nous, tout fiers du décervelage qu’ils nous infligent, nous nous reprochons de mal retenir leurs leçons. Comment repartir ? La politique ? Pas nécessaire de choisir la plus détestable, bien sûr. Mais Mona Chollet a raison : « Ce n’est pas l’engagement politique qui nous permettra de déjouer l’idéologie de la séparation, d’assainir nos relations avec ce qui nous entoure, et d’éprouver notre implication fondamentale dans le monde et dans la communauté humaine. »

Il faut donc chercher plus loin, plus profond. « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » La séparation a fait son nid au creux de nos âmes ? Descendre jusque-là, pour remonter. Il ne s’agit pas de nous soigner : c’est Seillière qui ne va pas bien. Juste de retrouver quelques réflexes d’enfant. Le cache-cache, par exemple, quand on se veut absent pour mieux montrer, et se montrer, qu’on est présent et vivant. Se ménager « un endroit où on est inatteignable », comme dit Frédéric, un des héros de L’Âge des possibles, le beau film de Pascale Ferran. Je l’avais vu à Nancy, où j’animais une session : j’en bassinais les stagiaires. Un endroit géographique, un endroit de l’esprit, un endroit de l’âme : n’importe, pourvu qu’il nous renvoie au simple, qu’il nous accule sans violence à nous-mêmes. Tout repenser à partir de là, hardiment mais sans hâte. Ne pas jouer à l’illuminé. Se méfier des poussées révolutionnaires cérébrales, aussi terroristes que ce qu’elles condamnent. Se servir des objections des autres, et de ses doutes, pour tout remettre à plat. Ne pas construire sa pensée en dur, ni sa vie. Attraper des petits morceaux de gratuité, comme on fait avec la viande, au méchoui. Non pas jouir de la petite gorgée de bière : trouver en elle une soif plus intense. Partager sans tricher. Pauvreté, simplicité, goût d’attendre. Tout ça éclaire autrement les autres. Ils prennent un coup de jeune, un coup de beau. Il se fait de l’ineffable. La vie redevient possible. Le monde s’invente en nous, presque sans nous. Et l’aventure revient, ses duretés véridiques, ses joies loquaces. Laisser à Seillière le marxiste la névrose des préalables, la crainte de l’avenir, la lessiveuse à sécurité. Mona Chollet a raison : « Le terme de précarité recouvre bien davantage qu’un statut sur une feuille de paye ; il définit notre condition dans sa globalité. »
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Je me promène comme un éléphant dans un livre tout de douceur et d’audacieuse prudence. Je m’y sens à l’aise, alors je m’y ébroue. Allons, encore une chose qui m’a fait plaisir. Bien vu d’évoquer ces couples qui ont décidé, quoi qu’il arrive, de renoncer à ce qui les sépare et de se consacrer tout entiers à eux-mêmes. Qui vivent ensemble, vraiment ensemble, ici ou là, mais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au grand bonheur des petites chances, à la fortune des circonstances, sans prendre l’avis d’aucun réalisme, sans égard pour les psychologues qui les disent fusionnels parce qu’amoureux leur arrache la gueule. Ces couples qui sécrètent leur histoire, leurs mots, leurs silences sans s’assommer, soir après soir, des racontars du bureau. On dira ce qu’on voudra. Il se peut que le bonheur leur pose parfois un lapin. Mais, au moins, ils ont rendez-vous avec lui. C’est un beau mot, rendez-vous. Un mot pas né d’hier ; un mot de guerre reconquis par l’amour ! Il est vrai qu’il faut être très fort pour cette vie-là. La poterie, c’est un peu court. Ne pas confondre amoureux et amateurs ! Égoïstes, ces couples-là ? Le contraire : ils sont diffusifs d’eux-mêmes. Pour tout ça, oui, je les aime.

(28 septembre 2004)

Le temps suspendu et la vie assise

Cette femme qui marche à pas infiniment petits dans les couloirs de l’Université de Sienne est une poétesse italienne de grand talent, Maria Teresa Santalucia Scibona, qui, depuis 1984, a publié de nombreux recueils. J’ai lu l’un d’eux dans une édition bilingue, Le Temps suspendu et la vie assise. C’est bien trop peu pour parler de sa poésie, mais c’est assez pour tâcher d’en faire sentir la force étrange, la simplicité tourmentée.

L’expérience de la souffrance, celle du corps, celle de l’âme, celle d’être au monde ; l’intraitable enracinement dans l’espérance ; la chasse féroce aux illusions : ne parlant que d’elle, une femme nous parle de nous.

J’ai joué mon rôle
avec une intrigue médiocre :
une odyssée de tristesses
et de vertus bourgeoises
La condition moderne ?
Vies instables
démolies par une saga
de frustrations
minées par des maux et des fictions […]
La solitude s’épanche
par sa voix de transistor

Quoi de plus réaliste que cette prière ?

Garde-moi contre la vile satisfaction
d’un devenir oiseux

Comment distinguer dans ce lamento ce qui relève de l’expérience particulière de la souffrance physique et ce qui nous appartient à tous ? Loin d’isoler la poétesse, la souffrance la rapproche de notre ordinaire douleur de vivre :

Ma non vie
obscure et solitaire.
Un bréviaire de jours perdus,
d’occasions éludées […]
Tout semble m’échapper,
Tout continue d’avoir lieu
sans moi
C’est ainsi :
il faut peu de chose
pour rendre malheureux
un être
Chacun de nous peut parler de sa
prison en plein air
saturée de rêves épiques

Tout se passe comme si l’épreuve de Maria Teresa Santalucia Scibona la plaçait dans une position d’avant-garde :

Je bois jusqu’à la lie
l’amer plaisir du renoncement
à l’absurde parodie de la vie

J’aime que la difficulté extraordinaire d’un destin (« ces mains inutiles/sarments secs et noueux ») s’apaise en une fraternité mélancolique et chaleureuse :

Nous qui n’avons pas lésiné
sacrifices et peines
nous regrettons en vieillissant les mille
choses qui n’auront pas pris corps.

Pour elle, certes,

L’ignoble maladie censure
toutes les raisons de la chair
Mais, avec elle,
Nous traversons les rivages
inconnus de la vie
avec la peur de n’être pas
aimés et acceptés

Souffrance, souffrance constante. Jamais de désespoir : « Je ne serai qu’une petite luciole qui éclaire silencieusement les sombres nuits de la solitude des autres. »  Et, parole donnée,

je n’en démords pas et je continue
avec des mains ensanglantées
à arracher du chiendent

C’est elle qui nous donne du courage :

Talonnés par la douleur
nous gardons dans notre cœur
l’enthousiasme intact
de notre enfance perdue

Crispation de la volonté ? Non. La volonté serait incapable d’une musique si chaude :

J’écris et j’attends, j’attends
tel un chien patient.
Je me contente de peu :
Une aimable béquille
pour ma tardive tendresse
un mignon perchoir
pour mon cœur d’hirondelle
au duvet frissonnant.

Aucune illusion vraiment, même pas l’illusion noire :

la suave espérance
porteuse de délices
excellente eau-de-vie de mon âme
[…] me chuchote un faible peut-être.
Peut-être serons-nous heureux demain

Telle est Maria Teresa Santalucia Scibona, poétesse du tragique démystifié, pour qui la femme idéale est une

Princesse aux sommeils brefs,
digue contre le marécage,
contre l’ombre vague de l’ennemi
qui envahit le parvis de silence.

même si, quand

dans l’aurore tremblante
la dernière gauloise au goût âcre
palpite encore
sur la bouche bien-aimée
Toi, vestale incomprise,
tu enfonces sur ton oreiller
tes rêves classés 1.

(12 janvier 2004)

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Notes:

  1. Textes extraits du recueil Le Temps suspendu et la vie assise, Prospettiva editrice, via Terme di Traiano, 25 – 00053 Civitavecchia – Roma, 2002, traduction française de Ben Felix Pino.

Le monde du travail n’existe pas

Avant-propos

En octobre 2000, devait se tenir à Forbach, dans le cadre de l’Année mondiale du travail, un colloque sur les mutations du travail dans les économies émergentes. Mon ami Ettore Gelpi, qui devait en être l’animateur, avait fait signe à une dizaine de complices vivant aux quatre coins du monde. Plusieurs d’entre eux étaient déjà arrivés en France, leur contribution en poche, quand le colloque fut annulé. Ettore Gelpi décida qu’il se tiendrait quand même mais en petit comité, chez lui. Ces différentes contributions fournirent ensuite sa matière à un livre publié en 2003 par les éditions L’Harmattan, sous le titre Travail et mondialisation.

Il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur le sommaire :
Arlindo Stefani, brésilien, professeur d’anthropologie, présente une contribution sur l’anthropologie du travail dans les pays émergents.
Juan Antonio Bofill, catalan, ingénieur, réfléchit sur le thème « Le travail comme intermédiation ».
Roger Wei Aoyu, chinois, professeur de philosophie, analyse la mutation du travail en Chine.
Wladyslaw Adamski, universitaire polonais, se penche sur les transformations du travail et les conflits sociaux dans la société post-socialiste.
Paolo Vignolo, sociologue italien vivant en Colombie, raconte l’expérience d’une communauté de recycleurs de carton dans la banlieue de Bogota.
S. Atta Diouf, sénégalais, décrit la perception du travail des dirigeants africains.
Helga Foster, spécialiste allemande de la formation professionnelle, s’interroge sur le futur du travail et la vie.
La synthèse de tous ces apports, c’est Ettore Gelpi qui la tire dans son texte « Mutations du travail, économies du Sud et économie-monde« .
– Le texte qui va suivre constitue ma propre contribution.

J’aurais voulu ne pas avoir à ajouter un dernier paragraphe à cette présentation. Mais, le 22 mars 2002, notre ami Ettore Gelpi nous a quittés. Je sais que plusieurs lecteurs de Résurgences le connaissaient. Il aimait à se dire italien, terrien et gitan. Il avait longtemps été responsable de l’Éducation permanente à l’Unesco. Expert auprès de diverses institutions internationales, professeur invité, dans le monde entier, par de nombreuses universités, il avait publié une quinzaine d’ouvrages. C’était un homme d’une absolue liberté d’esprit et d’une immense générosité. J’ai eu la chance de l’avoir pour ami durant vingt-huit ans. Je ne peux évoquer sans émotion ces dîners chaleureux où il rassemblait des gens du monde entier et d’où l’on sortait toujours avec des perspectives nouvelles.

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Entre 1967 et 1997, j’ai consacré à la formation permanente l’essentiel de mon activité. J’ai animé des sessions d’expression et de communication dans les entreprises les plus diverses, publiques et privées, en France et dans plusieurs autres pays francophones. J’ai eu pour interlocuteurs des ouvriers, des employés, des cadres de toutes origines, des dirigeants. Il m’est souvent arrivé d’intervenir dans le secteur social et culturel et, en France, dans plusieurs ministères ou organismes officiels. Une des actions les plus importantes fut menée à EDF, entre 1992 et 1996. Sous le nom de Mise en expression, il s’agissait d’une formation globale tendant au triple développement de la personne, du citoyen et du travailleur. Dans quelque cadre institutionnel qu’elles se soient situées, ces actions eurent en commun d’être critiques. Elles furent à l’origine de nombreux conflits avec les directions qui, très souvent, les interrompirent.

Je souhaite livrer ici les réflexions qui s’imposent à moi après ce long parcours. Je le fais en songeant à toutes celles et à tous ceux que j’ai rencontrés pendant ces trente ans.

L’univers de la « personnalité rapportée »

Je veux d’abord faire sentir le sentiment d’étrangeté qui m’a constamment habité. Il n’existe aucun rapport entre les hommes et les femmes avec qui je parle, les soucis et les désirs qui les habitent, leur sensibilité à la vie et aux autres, le point de vue d’où ils observent le monde et élaborent leurs projets, d’une part, le discours institutionnel qui règne dans les entreprises et les administrations et la réflexion des spécialistes, d’autre part. Entre ces deux registres, un gouffre que n’explique nullement la distance qui sépare le concret de l’abstrait, l’expérience directe de sa conceptualisation. L’abstrait de l’institution et de la théorie ne rend compte en aucune manière de la réalité vivante que, pendant trente ans, j’ai sentie palpiter. Cet abstrait-là renvoie à un concret réinventé. Il se rapporte à une illusion, à un mensonge. Il ne parle pas de la réalité, il la reconstruit. Il la force. Tous ceux qui ont à s’exprimer, comme je l’ai fait si longtemps, devant des travailleurs, se sentent nécessairement déchirés entre deux logiques non pas différentes mais contradictoires, celle de la vie et celle de sa prétendue abstraction qui en est, en réalité, la trahison. Sans doute veulent-ils d’abord croire, comme je l’ai cru, que cette désagréable distorsion est affaire d’approche, de perspective, de langage. Peu à peu, cette illusion s’abolit : il faut choisir. Ou bien on construit un concret de circonstances, de façade, un concret arbitraire qui vient conforter l’abstraction truquée de l’institution et de la théorie, sa servante : on entre alors dans le climat pathologique de ce que Winnicott appelle la personnalité rapportée, cette convention sans fondement qu’on projette sur soi, sur les autres, sur le monde. Ou bien, greffant fortement son imaginaire sur celui des êtres vivants auxquels on s’adresse, on reconstruit peu à peu avec eux une pensée : en partant du concret qu’ils suggèrent, on remonte jusqu’à l’abstrait que désigne ce concret. Qu’on le veuille ou non, qu’on l’ait choisi ou non, on se trouve alors dans une position de critique radicale de la société contemporaine. Je ne médis pas des professionnels de la formation ou des consultants qui gravitent autour des institutions si je note qu’ils choisissent assez rarement cette deuxième hypothèse. On peut sans doute leur trouver de bonnes, d’excellentes excuses : les mêmes qu’ont les mauvais médecins d’assassiner leurs patients.

Le travail est une réalité. Les travailleurs existent. Le monde du travail est une construction perverse. C’est un fantasme persuasif, une castration rassurante qui a convaincu les intéressés eux-mêmes de son bien-fondé au fur et à mesure qu’on leur montrait quels bénéfices secondaires ils pourraient attendre de leur soumission. Si les travailleurs l’acceptent avec la résignation sceptique qui fait le fond de leur sensibilité, les spécialistes y trouvent, eux, un inépuisable filon non seulement de revenus et de prestige, mais encore de certitudes closes et de jouissances sectaires. Ils le disent : c’est leur champ. Dans ce champ commun à tous, chacun se réserve une parcelle particulière qu’il entoure de clôtures et exploite avec discernement. Le but de la corporation, c’est de faire passer pour une contribution fructueuse au bien commun un discours constamment mensonger dont le seul effet est d’aggraver la détresse des travailleurs. La quasi-totalité de ceux qui interviennent dans les entreprises et dissertent sur le supposé monde du travail ne se contentent pas de subir l’aliénation ; ils la vénèrent, ils la propagent, ils l’imposent. Leur métier, c’est d’apprendre aux travailleurs à confondre le rien avec le quelque chose, l’être avec le néant.

Les sauvages ont rarement besoin des missionnaires mais les missionnaires ont souvent besoin des sauvages. Il est intéressant de constater à quel point le fameux monde du travail devient l’objet de la sollicitude universelle. Ce souci n’est plus le privilège de ceux qui s’opposent loyalement aux mauvais traitements infligés aux travailleurs ou qui cherchent à améliorer leur sort. Le Medef lui-même milite désormais en faveur de l’épanouissement des salariés, de la convivialité de leurs échanges, de la qualité de leur dialogue avec les directions. Pas un consultant qui, après avoir bien réfléchi à l’intérêt de son champ et à celui de sa boutique, n’explique, l’air avantageux, qu’un bon résultat économique ne saurait être obtenu par des travailleurs malheureux. C’est toute la classe dirigeante qui, sans que cela l’empêche en aucune façon de surveiller, de punir, de licencier ni d’exploiter, tartine son discours de cette gélatineuse bienveillance.

Pas question, bien sûr, de mettre cette hypocrisie en parallèle avec les efforts déployés, à partir du dix-neuvième siècle, par le mouvement social, puis par les syndicats. Pas question de confondre ce qui fut pure générosité avec la démagogie intéressée du management. Mais l’époque moderne, terriblement décapante, nous oblige à un constat fort désagréable. Ces bonnes et ces mauvaises intentions, ces bons et ces mauvais bergers se référaient, et se réfèrent toujours, à la même vision. Bricolaient, et bricolent toujours, le même château sans fondations en accréditant le mythe du monde du travail comme réalité autonome, comme sujet d’étude, comme champ, comme lieu de culture et d’éthique, comme terrain de bataille symbolique.

Le dévoilement général qu’impose la modernité fournit plus d’un signe de cette convergence. Étrange, par exemple, que l’obsession du harcèlement moral, propagée à partir d’un livre publié chez un éditeur proche de l’ex-gauche plurielle, se soit si vite répandue ; étrange que, dans un pays où la loi n’est pas dépourvue de moyens répressifs, combattre ce harcèlement soit soudain apparu comme une urgence absolue à des champions qui arborent les couleurs les plus diverses. À étudier l’affaire d’un peu plus près, à constater que c’est surtout dans l’entreprise que ce maudit harcèlement va être traqué, on s’aperçoit de l’ambiguïté de l’opération. Certaines aides sont plus accablantes que les misères qu’elles prétendent soulager, certaines libérations enferment mieux que les prisons. L’offensive spectaculaire des médias contre le harcèlement moral épargnera peut-être aux salariés quelques désagréments, mais les protestations d’éthique dont elle s’accompagne resserreront durement sur eux l’étreinte du pouvoir économique. L’entreprise ne sera plus seulement le lieu où des forces anonymes contraignent les êtres humains à ne plus exister que comme travailleurs : elle sera aussi le lieu où les mêmes forces anonymes se présenteront comme détentrices des valeurs. Alors, toute liberté aura vécu. Les travailleurs seront floués deux fois, d’abord par la contrainte, ensuite par une prétendue morale ou une supposée éthique qui les bouclera en eux-mêmes pour les rendre définitivement dociles. Une fois oubliés les grands mots, une fois dissipés les grands sentiments, que restera-t-il en effet de la croisade contre le harcèlement moral? Une diabolique invitation à la délation, cet outil habituel de la tyrannie : les gens qui rapportent, on les tient.

Déploiement de l’humain et arthrose du pouvoir

Les racines de tout cela sont profondes et plongent bien en deçà de l’actualité ; il y a longtemps, sinon, que le cirque de la modernité aurait replié son chapiteau. L’évidence qui apparaît, et qui va contraindre les esprits loyaux à des révisions déchirantes, c’est que cette réalité construite, ou virtuelle, que nous appelons monde du travail est fille des contradictoires. Comme Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé, de la justice et de la violence, elle est née de la rencontre entre le mouvement social et la générosité syndicale, d’une part, les maîtres de forges et les managers, de l’autre. Opposés par leurs intérêts économiques et politiques, les uns et les autres sont pourtant issus du même fonds culturel ; ils appartiennent à la même tradition de l’humanisme chrétien, relayée ou non par le prophétisme socialiste. Peu importe que les uns aient hérité du pouvoir et que les autres aient dû se contenter d’un contre-pouvoir souvent problématique. Ils sont de la même famille pessimiste, celle pour qui l’homme doit être surveillé, maîtrisé, contrôlé, celle qui ne croit pas, comme le pensait Jacques Berque, que l’humain soit une réalité à déployer. L’industrialisation, la mécanisation, la technologie, au fur et à mesure qu’elles ont imposé la division du travail et la rationalisation, ont fait de plus en plus clairement écho à cet ordre symbolique autoritaire, pessimiste, épris de classificatoire, qu’il serait abusif d’imputer au christianisme ou au socialisme en tant que tels, mais qui les a tous deux si effroyablement parasités et stérilisés.

Il n’a fallu, dès lors, qu’un tout petit talent pédagogique à une bourgeoisie qui était en train de prendre les commandes pour réaliser la jonction durable de la forme archaïque de l’autorité, où elle puisait ses symboles, et de la brutale rationalisation du monde et des choses qu’exigeait l’industrie. Bientôt, c’est l’homme lui-même qu’il a fallu tenter de rationaliser : pour la production et le profit, bien sûr, mais, en même temps et surtout, pour sacrifier, une fois de plus, aux peurs archaïques. Alors l’arthrose du pouvoir est venue se loger dans cette articulation essentielle de la vie collective qu’est l’économie. Alors, comme une armée de termites, ont surgi des organisateurs de toutes sortes, armés de méthodes constamment perfectionnées ; les chefs de bureau de jadis, les contrôleurs, les inspecteurs sont devenus les modernes directeurs des relations humaines, les consultants, les managers. Leur credo, c’est que les contraintes qu’ils imposent aux travailleurs, qu’il faut aussi subtiles qu’implacables, sont nécessaires à la production. Ils finissent toujours par les en persuader, même si leurs arguments sont peu convaincants : en vérité, ils comptent plutôt sur la contagion de la peur qui les tenaille, cette peur qui ignore les barrières des classes.

Nous en sommes là. Réunis sous la houlette du soupçon. Écrasés par le développement d’une technologie aux allures de substitut prophétique. Affolés par l’organisation de plus en plus morcelée des choses, de la société, des esprits. Abrutis par l’idée franchement perverse, que développent des pleurnicheurs grassement appointés, que cette horreur sous-humaine peut produire du progrès pour l’humanité et qu’elle mérite, à ce titre, bienveillance et amitié. Mais rendus plus perplexes encore par le sentiment que cet ahurissant déballage met le point final à quelque chose et, pourvu qu’on ait le courage de l’affronter, annonce une nouveauté quasi absolue.

Un séisme créateur

On ne dira jamais assez sur quelles consciences écrasées champignonnent les prétendues valeurs de la modernité, fabriquées, à la demande du client, dans des officines de faussaires spécialisés. On ne dira jamais assez quelle terreur sacrée saisit désormais les soi-disant citoyens et citoyennes dès que les frôle l’ombre du pouvoir. Pour anonymes que soient les sondages, on les voit y soutenir avec enthousiasme, par exemple quand il s’agit de l’indemnisation des chômeurs, les solutions qui leur sont les moins favorables. Encore quelques années de communication et on trouverait aisément, si on le désirait, une majorité pour approuver le versement à M. Seillère d’une dîme universelle, avec octroi d’une quote-part aux syndicats bienveillants. C’est que toute relation avec une instance d’autorité, même indirecte ou provisoire, fait retrouver aux travailleurs les réflexes conditionnés de l’entreprise ; elle ré-hydrate en eux les quatre vertus cardinales sur lesquelles, libres citoyens de la modernité, ils font semblant de construire l’avenir de la démocratie : la peur, le silence, la méfiance et la lâcheté.

Il est facile de ne s’apercevoir de rien. Il suffit de faire entendre aux travailleurs qu’on accepte de signer avec eux le pacte secret de la démission générale, qu’on étouffera dans l’œuf tout mouvement d’authenticité, qu’on matelassera de bonnes intentions et d’amitié frelatée toute arête un peu saillante, qu’on se bardera de règles, de procédures, de principes éthiques ad hoc en sorte de ne jamais tolérer l’interrogation impertinente, la suggestion paradoxale, la mise en cause fondamentale. Qu’on fera du respect de la personne humaine un infranchissable paravent pour protéger les puissants de tout regard indiscret, de tout sarcasme, de toute flèche. Qu’en un mot on jouera le jeu, le jeu des dominés qui font rire, le jeu des rétiaires et des mirmillons dans l’arène : pas étonnant qu’on réinvente, à Rome, en guise de loisir de purification, ces combats de gladiateurs.

Si, à ses risques et périls, on décide, par contre, de ne pas jouer le jeu, quelle révélation! On assiste alors, en direct, comme en une lointaine anticipation, à la mue inévitable de la modernité. Cent fois, j’ai contemplé ce séisme. D’abord, c’est la parade, sûre d’elle et agressive, des opinions convenues, des représentations majoritaires, des morales utilitaires, des libérations en toc, des certitudes pseudo-scientifiques, des délires serviles de l’humanisme managérial. Mais, si l’on a la force de ne tendre aucune main secourable à ces folies, des craquements ne tardent pas à apparaître, des fêlures, des brisures. On devine qu’au fond des êtres quelque chose se met à douter, à s’émouvoir, à souffrir, à désirer, à faire signe, à faire sens, à faire parole. Un homme ou une femme qui se croit faible, qui n’ose pas encore reconnaître que cette faiblesse-là est une force, élargit soudain une brèche par un récit, par un aveu, par une brève fulguration. Alors, l’espace d’un instant, avant que ne retombe le couvercle, avant que ne se réinstalle dans les têtes l’ordre féroce de la tolérance obligatoire, avant que tout n’ait l’air d’être oublié, avant que les visages ne se rhabillent d’une insignifiante amabilité, avant qu’une modération de convenance n’éteigne toute flamme dans les regards, alors, l’espace de cet instant-là, on voit. Et, pour toujours, on a vu.

Toute la vie est là, sa poésie, son théâtre, sa révélation. Une porte tourne sur ses gonds ; elle s’ouvre sur une réalité irréfutable et silencieuse, sur une promesse. Être ici, dans l’entreprise, être ailleurs, qu’importe? La vraie vie, celle qui n’affleure presque jamais, n’a que faire de ces hasards. Ce qui domine, dans ces moments-là, c’est l’évidence de la présence des êtres, de leur pesanteur légère, de la nécessité de leurs liens, du caractère charnel de leur âme. Toute parole est inutile, tout commentaire. Aussi est-ce sans déplaisir qu’on en revient à l’objet de la réunion, à l’entreprise, à la société. On se dit que cette plongée aura réanimé les intelligences, vivifié les cœurs, redonné sang et voix aux ombres. Le choc est rude : le principal effet de cette incursion dans la vie souterraine, c’est de projeter sur le quotidien une lumière insoutenable. À peine s’est-on remis à évoquer les soucis ordinaires, a-t-on repris le fil des discussions interrompues, a-t-on confronté, une fois de plus, des points de vue qui ne surprennent personne, qu’un intolérable malaise apparaît. Les mots, les idées, les projets ne sont plus que fruits gâtés, oiseaux morts. L’évidence insupportable, contre laquelle chacun mobilise des trésors d’héroïsme, c’est que rien de tout cela qui, pourtant, quelques minutes auparavant, existait de façon irréfutable, ne semble plus avoir la moindre réalité. C’est pourquoi, avec une violence décuplée, on enchérit et surenchérit pour défendre les apparences menacées, on pourchasse tout scepticisme, on pousse son conformisme jusqu’à l’absurde, on étouffe ses désirs, on s’invente d’improbables ambitions.

Ce n’est pas le monde qui a tort. Le regard qu’on a posé sur les choses du dedans n’en dénigre rien, n’en méprise rien, ne suggère en aucune façon qu’il serait possible, ou préférable, ou souhaitable, de s’en détacher. N’invite en aucune manière à s’en aller délirer dans quelque univers supra-naturel, supra-sensible, supra-social, supra-humain. C’est le contraire qui se produit. On perçoit avec une impitoyable acuité que le délire n’est pas dans le monde, mais dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de l’habiter, c’est-à-dire dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de s’habiter. Peu à peu, dans un sourire nostalgique, dans l’expression d’un regret, on déchiffre l’énigme : tout ce qu’on veut croire si solide, si réel, si utile, si nécessaire, toutes ces constructions égoïstes ou altruistes qu’on entasse pour rendre l’existence plus agréable, plus présentable, tout ce qu’on a inventé de cynique ou de gratuit, ces idéologies qui parlent trop haut pour ce qu’elles ont à dire, tout cela n’est qu’une formidable digue qu’on élève non seulement contre son désir mais aussi contre le désir de tous. Le propre de l’obscénité rageuse et impuissante de l’argent, du pouvoir, de la cruauté, c’est d’en témoigner plus fort et mieux que le reste.

Il est vrai que les problèmes du travail ne peuvent être ni méconnus ni minimisés. Le chômage s’accroît ou régresse au fur et à mesure des imprévisibles mouvements de l’économie ; même en période de basses eaux, son niveau reste alarmant. Les emplois précaires tendent à se généraliser, favorisant les bas salaires. Pourtant, les luttes sociales donnent des signes de fatigue. Tout se passe comme si le souffle manquait, comme si l’aire du combat s’était réduite. Les adversaires en présence, on l’a vu avec la question des trente-cinq heures, prennent un plaisir suspect à raffiner et à sophistiquer leurs commentaires, à déchiffrer la loi et en supputer les conséquences comme ils le feraient d’un texte sacré : les travailleurs devinent que les spécialistes patronaux ou syndicaux de ces spéculations s’y adonnent en secret comme à une scolastique nouvelle, source de prestige, comme à une activité élitiste et secrètement décadente. Ils n’ont pas tort. Comparées à l’énormité des remises en cause que fuit la société moderne, ces prosternations devant le formel restent assez dérisoires. Et il s’agit bien d’une nouvelle scolastique. Le fondement n’en est plus la théologie ou la philosophie, mais l’organisation de la société selon la volonté des puissants.

Ceux qui daubent sur le Moyen Âge en sont moins éloignés qu’ils ne le croient. Même souci des auteurs et de l’autorité. Même attachement matériel aux textes, à ceci près que toute dimension conceptuelle en étant évacuée, la dépendance des lecteurs s’en trouve aggravée. Plus facile, il est vrai, de jouer aux exégètes que de faire écho à l’avilissement des esprits et des sensibilités, à l’immense désir de largeur qui, entre deux périodes de soumission dépressive, sollicite, d’une façon toujours plus désespérée, ce reste de liberté dont la propagande ne vient pas à bout.

Ce bavardage socio-économique, grâce auquel chacun peut feindre d’habiter dans la banlieue du pouvoir, d’être en connivence avec les grandes affaires du temps, c’est la dernière mouture de l’ersatz traditionnellement offert à ceux qu’on sent assoiffés d’expression, mais qu’on sait trop timides pour avouer cette soif. Favoriser ce bredouillement névrotique, c’est la seule stratégie possible de la modernité. C’est sans plaisir qu’on y voit sombrer, sans exception aucune, les syndicats et les partis de gauche. On les eût préférés plus lucides et plus courageux.

Les valeurs, ces étoiles éteintes…

Est-ce alors si étonnant que les travailleurs n’aient plus d’espérance? S’ils hésitent à transmettre à leurs enfants l’éducation qu’ils ont reçue? Si, las de tout, ils laissent les esclaves joueurs de flûte de l’argent dire à leur place ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils désirent? Leur vie s’écoule dans la sécheresse et la platitude : tantôt producteurs, tantôt consommateurs, toujours méprisés. Gavée d’idées générales stériles qui ne renvoient à aucune réalité vivante, leur intelligence, comme disait Marcel Jousse, s’algébrose peu à peu. Tyrannisés par les choses, tyrannisés par ceux qui tyrannisent les choses : aucune issue de ce côté-là, n’en déplaise aux intérêts des investisseurs, fussent-ils progressistes. Aussi les travailleurs se demandent-ils s’il ne va pas falloir laisser filer le jeu, et peut-être le set, et peut-être la partie. Ce n’est ni défaitisme, ni pessimisme. C’est plutôt l’envers d’une certaine vision de l’avenir, courageuse et lucide : à un niveau de vérité définitivement barré aux managers et aux scoliastes du concret délirant, autre chose se joue. Beaucoup le savent. Beaucoup le sentent. Un imperceptible déploiement. Un frémissement qui cesse à la moindre présence. À la charnière de ces deux siècles, l’humanité va-t-elle enfin cesser d’avoir peur du monde? Fin des médiations? Fin des médiatisations? Est-ce possible? Fin des représentations? Fin des corporatismes économiques et intellectuels? Co-naissance de chacun et de tous? Redécouverte non pas du corps autonome, ce tyran, mais du mystère d’être charnel? Réconciliation du contingent et de l’absolu ?

Peut-être. En tout cas, ni les structures, ni les pouvoirs en place n’y aideront. De toute leur force, les élites pèsent sur le couvercle. Pour protéger leurs intérêts, sans doute, mais si ce n’était que cela… Sacrificielles donc privilégiées, privilégiées donc sacrificielles, elles ont misé, elles misent encore leur vie sur la répression. Et d’abord sur celle de leur propre désir, toujours à modeler selon les tendances les plus lourdes, les contraintes les plus épaisses. Aucune liberté à attendre des supposées élites politiques, économiques, culturelles. À une époque où la pesanteur médiatique leste les destins singuliers, les paralyse, les banalise, il leur faut renoncer au meilleur d’elles-mêmes, à leur progrès, à leur errance. Il leur faut paraître ce qu’elles ne sont pas, ce qu’elles ne sont plus ; il leur faut mentir, et oublier qu’elles mentent. Elles ne peuvent vivre que d’artifices et de compensations. Il y a le confort et la vanité : ce ne sont pas les plus redoutables. Il y a l’orgueil, secrètement aiguisé par l’impossibilité de douter. Il y a ce tissu d’approximations et de tricheries qu’elles appellent les valeurs, ces étoiles éteintes. Tout est bon pour aggraver le terrible ressentiment des élites, pour perpétuer leur malheur de ne pas exister, de n’exister qu’en image ; pour s’en défaire, elles en transmettent le virus avec une précision maniaque.

Mais alors, est-ce la fin de tout? Non. Le début. Pas un travailleur qui ne le pressente quand l’écrase un de ces moments de découragement où l’écœurant souci de dominer et de paraître devient par trop immonde. Reste à comprendre de quoi ce découragement est le signe paradoxal, de quelle espérance. Reste à retourner toutes les cartes. Reste à repartir de soi-même, de l’amitié des autres, de l’amitié pour les autres. Reste à affronter le cancer de ce conditionnement mental qui ne cesse d’accréditer la lâcheté comme destin et de l’inviter hypocritement à la table de la pensée. Assez. Revenir à la fermeté stoïcienne, à la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer, au courage de changer celles qu’on peut changer, à la lucidité de distinguer les unes des autres. Assez de compromissions. Assez de dissertations sur le monde du travail. Aucun destin n’est jamais devenu une liberté. Ne pas gâcher sa vie d’homme par tous ces abandons, sa vie de femme en ramassant les rêves usés des hommes. Peu importe si l’on n’atteint pas le pays de son désir. D’autres, peut-être, un jour… Ce qui fait l’être humain, ce n’est pas d’arriver, comme le croient les bourgeois, ce n’est pas d’aboutir, ce n’est pas de réaliser. C’est de partir. Le travail, c’est en soi qu’il en faut retrouver la source, ou dans les autres. Nulle part ailleurs. Tel est le minimum vital que toutes les élites s’efforcent d’interdire au plus grand nombre en sorte qu’elles ne se soient pas sacrifiées pour rien.

Ouverture? Sans doute. Mais attention au mot. S’il ne s’agit que de déplacer ses frustrations ou ses contradictions, s’il ne s’agit que de se faire le cœur stupidement touristique en se baguenaudant parmi les images des autres, ailleurs sera comme ici et il n’y aura rien de neuf sous le soleil. On ouvre : c’est un mot de chirurgien. Pour qu’il vive, il faut opérer l’avenir.

Fermer sa porte à la propagande

D’un tel constat, les pays aux économies en émergence peuvent tirer quelques conclusions utiles. Ils peuvent se persuader que, loin de reproduire les schémas qui prévalent désormais dans tous les pays développés, ils ont à inventer une culture du travail originale qui soit en harmonie avec leur réalité particulière. Pas plus que les pays développés, ils n’échapperont, bien sûr, au poids que la mondialisation en cours fait peser sur eux ; mais ils éviteront de l’alourdir, et ainsi de se fermer l’avenir, s’ils refusent la propagande qui, partout dans le monde, accompagne ou provoque les abus de cette mondialisation. En fermant leur porte, autant qu’ils le peuvent, à sa rhétorique mortifère, les pays en émergence accompliront un acte de résistance d’une grande portée : en même temps qu’ils refuseront de s’enchaîner au conformisme décadent qu’on veut leur imposer, ils se mettront dans l’obligation d’inventer une culture du travail qui soit en harmonie avec leurs travailleurs, leur population, leur histoire, leurs désirs.

Personne ne peut prétendre échapper entièrement à la pression financière, économique, idéologique qui écrase le monde entier, qui prétend régir les consciences et décider quels meurtres relèvent du terrorisme, quels meurtres relèvent de la défense des droits de l’homme. Il est de plus en plus clair, pourtant, que le sort du siècle se jouera sur la culture. L’énormité des forces mises en œuvre par la mondialisation fait apparaître chaque jour un peu plus le caractère infantile, dérisoire, sommaire, du discours pieux derrière lequel elle se cache. C’est donc sur ce terrain de la culture – et, tout particulièrement, de la culture du travail – que quelque chose doit changer et, à terme, entraîner des évolutions radicales. Les échecs des pays occidentaux enseignent qu’il ne faut pas séparer le travail de la vie, ni en faire arbitrairement la valeur principale de l’existence, mais, au contraire, le confronter constamment aux exigences de la citoyenneté et, au-delà, aux désirs des êtres humains. Qu’il importe, pour cela, d’instituer l’expression des travailleurs comme règle première de la vie du travail, en sorte qu’ils prennent l’habitude de parler, individuellement et collectivement, de tout ce qui les concerne : non seulement des salaires, des conditions de travail, de la formation, mais aussi, progressivement, de tout ce qui se rapporte à l’entreprise, à la vie économique, à la cité, au monde, au développement des personnes humaines. Le but est qu’une telle logique d’expression apporte un contrepoids constant à l’emprise totalitaire de l’argent. Dans les pays développés, en effet, les ségrégations les plus redoutables ne sont pas toujours les plus visibles. Le plus grave, dans ces sociétés, c’est que, sous le masque des idéaux démocratiques, elles ne cessent de promouvoir l’inégalité des esprits, des jugements, des consciences. Aux uns, le pouvoir réel, la manipulation ; aux autres, les compensations secondaires, les consultations formelles, la communication téléguidée. Aux uns, la vraie culture, faite d’étude et d’expérience ; aux autres, les slogans, les fausses libérations, les valeurs truquées. La chance qui s’offre aux pays aux économies en émergence, c’est d’en finir avec cette vision de l’homme et de la société. Sans doute peuvent-ils trouver dans leurs cultures propres, mais aussi dans les cultures occidentales, les raisons et les moyens de telles évolutions. Et surtout la force de comprendre que l’éternel scepticisme au nom duquel on nie la possibilité d’une telle tâche repose tout entier sur la méconnaissance de l’énergie soudain rendue disponible quand un projet passe du plan quantitatif au plan qualitatif, quand les êtres s’expriment en tant qu’êtres et non en tant qu’experts d’eux-mêmes.

(avril 2003)