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L’Adieu aux importants

Ce texte a été écrit en 1999. L’anecdote qui en est le point de départ n’a pas été inventée. J’étais l’un de ces voyageurs que défiait une affichette ironique. Ce qu’elle a provoqué chez mes compagnons et chez moi m’a semblé digne d’être rapporté. Il y a des moments où, sans qu’on l’ait ni cherché ni voulu, on voit ce qu’il en est des choses, et du monde, et de soi. Cela s’appelle des états d’âme. C’est un mot qui fait rire les brutes, mais dont les poètes n’ont pas peur. Connaissez-vous l’admirable ouvrage de Léon-Paul Fargue intitulé Haute solitude ? Moquez-vous donc, après cela, des états d’âme !

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Le lent soulèvement de la France contre ses élites traditionnelles, commencé en 1968, se continue inexorablement dans la durée géologique. Après tout, les Alpes et les Pyrénées ne se sont pas faites en un jour.
Jacques Julliard
 Elle : Je suis perdue, je ne suis pas d’ici, je ne suis pas née là. Lui : La nuit sera très froide et très noire. Venez avec moi. Elle : Où allez-vous? Lui : Je ne sais pas. Je suis perdu aussi.
Livret de Pelléas et Mélisande

On n’y trouve rien que de très ordinaire, mais ils ont leur charme, ces commerces qui fleurissent près des stations d’essence des autoroutes. À qui ne fait que passer, rien n’est jamais banal. Tout s’y rapporte au voyage, au confort des automobiles, à l’agrément des passagers. On y déniche des objets insolites, des farces, des affichettes humoristiques. Celle-ci, par exemple, petit rectangle à coller sur la glace arrière, où on lit : »Ne me suivez pas. Je suis perdu. »

Une voiture arbore l’affichette. Dans celle qui suit, quatre n’importe qui. Qu’on les appelle comme on voudra, citoyens, consommateurs, travailleurs, acteurs de la modernité, pourvu qu’on entre avec eux dans cette boîte poussiéreuse où ils tentent, en la revivant par le menu, d’oublier leur journée de collaborateurs de ceci ou d’assistantes de cela : mais ils s’y engluent un peu plus, battant l’air de leurs mots et de leurs pauvres colères comme des oiseaux pris au piège. Unis dans la rage de six heures, ils se prennent à témoin les uns les autres, font lit commun de leurs indignations confondues, s’exaltent à épouser leurs points de vue respectifs dans les querelles du jour. Un peu de temps encore et le récit des disputes sera achevé. La fatigue plaque les têtes contre les glaces. Ça roule un peu. Ça ne roule plus. Le mouvement, c’est de l’immobilité qui se déplace. Tous les quatre, chacun contre sa portière, lourds pétales d’une fleur qui ne s’épanouit pas. Comme leurs rêves sont à l’aise dans les embouteillages! Ils traversent une glace, entrent un instant dans une boutique, effleurent un visage, un corps, et reviennent en boomerang dans la main du maître. Et le maître ensommeillé jouit d’une certitude amère : ses songes ne lui échapperont jamais. Ils seront toujours dans sa main, chiens au bout d’une laisse plus longue que leur liberté. Et ce maître sourit en complice aux autres voyageurs, ses égaux. Bienveillants et sérieux comme des parents dans un jardin public, ils communient tous les quatre dans le sentiment du réel, où marquer sa place est plus doux encore que dans la moleskine.

L’embouteillage les rapproche un instant du petit rectangle. L’un d’eux le remarque. Les autres sourient, puis se taisent. Le silence prend de la densité. Quelque chose d’eux se dit sans eux qu’ils ne peuvent pas contredire, qui les rapproche sans qu’ils puissent s’y opposer. Une parole vient du monde qui n’est pas évaluation, notation, classement, condamnation, absolution. Qui n’encage pas. Qui s’adresse vraiment à eux, pas à leurs ombres. L’affichette les reconduit à une source, à une naissance, à un point de départ qui n’abolit pas le passé mais le transfigure. Sans violence, sans leur faire la leçon, elle met sous leurs yeux la pelote embrouillée de leur existence. Au hasard de la circulation, le petit rectangle grandit et diminue. À chaque arrêt, il démantèle une forteresse de plus. Quand il grandit, la vie entre en eux en force. Quand il diminue, elle y aménage sa profondeur, son écho, son champ.

Perdus, ils sont perdus. Non pas ruinés ou condamnés : égarés, interdits de boussole. Il y a longtemps qu’ils le devinaient : ils n’ont aucune envie de crier à la catastrophe. D’ailleurs, ils se sentent plutôt plus vifs que d’habitude. De vieilles douleurs se réveillent dans un coin du cœur, discrètement, sans faire de cinéma mais, dans un autre coin, ça sifflote. Tout s’est passé comme si, en un seul instant, ils s’étaient oubliés et reconnus. Un verrou a sauté. Deux verrous même, et en même temps. Deux verrous en un. L’un fermait l’intérieur, l’autre l’extérieur ; l’un bloquait la verticale, l’autre l’horizontale. Il leur devient évident qu’ils ne sauront jamais qui ils sont ; mais moins ils le sauront, plus ils le sauront. Évident aussi qu’ils sont seuls et le resteront ; mais, plus ils s’en persuadent, plus les autres se rapprochent.

Qui sont-ils, ces voyageurs ? Pas de vrais pauvres, en tout cas : ils n’échapperaient pas un instant à la pauvreté ; pas de vrais riches : la richesse ne leur laisserait aucun répit. Des gens ordinaires, des quidams, des anonymes comme disent les journalistes, pour qui anonyme est le contraire de célèbre. Collés au monde qu’on leur fait par tous les coins de leur vie, par le désir du confort et la crainte de l’insécurité, par le courage et par la lâcheté, par les vertus et par les vices. Pétris de ce monde jusqu’aux entrailles. Dressés à subir, à redouter, à se protéger, à se taire, à s’excuser. Ils ont toujours vécu ainsi, ils continueront demain. Mais ils viennent de comprendre que la vie pourrait ne pas être toujours aussi étouffante, l’avenir pas aussi lourd. Comme s’ils avaient découvert en eux un appel d’air, un passage secret, un point de fuite. Seul dans la voiture, aucun d’eux n’aurait voulu s’en apercevoir. À quatre, aucune parade possible, pas d’alibi. Chacun a trahi les autres en se trahissant soi-même. Un silence qui se prolonge une seconde de trop, les premiers mots d’une phrase qui tremblent : le jeu est cassé, le mal irrémédiable.

Des images rapides les traversent, des bribes de réalité. Entre ces flashes et leur conscience, rien n’a le temps de s’insinuer. Pour une fois, le monde est nu. Leur âme aussi, nue et violente. Ce qui les menace, ils le voient : des existences anxieuses, gommées, avortées. Ils voient aussi ce qu’il faudrait qu’ils soient, ce qu’il faudrait qu’ils fassent. Ils ne sont pas sûrs de le pouvoir, de le vouloir. Ils ont envie de mentir et de ne pas mentir. Ils ne savent plus. Ils se sentent vivre si fort qu’ils ont du mal à le croire. L’embouteillage à peine dissipé, soucis, obligations, contraintes reviendront s’entasser ; tout redeviendra compact, épais, sévère. À cet instant, il y a de la promesse dans l’air mais ils ne savent pas ce qu’ils redoutent le plus, la voir s’envoler ou la voir s’accomplir.

Jamais ils ne comprendront mieux de quoi est faite leur vie que lorsqu’ils la regarderont dans le miroir de ce souvenir-là. La promesse entrevue n’était pas un rêve ; ils en sentent encore la morsure. Le rêve dissout, le rêve disloque, le rêve confond : ils étaient éveillés comme jamais. Pendant quelques secondes, leur cœur a été plus large, leur esprit plus alerte ; ils ont été saisis d’une stupeur, d’une jubilation que la stupeur et la jubilation des autres ont garanties et amplifiées. Un moment fort, comme dit la télé, mais celui-là n’a eu ni le temps ni l’envie de s’abîmer dans la gloriole. Il s’est immédiatement adressé à eux. Il s’est branché sur eux. Il est allé droit à leurs vies. Il leur a fait connaître qu’il en voulait à leur peau. En vrai pirate de l’air, il leur a dicté ses exigences. Et ils en ont mesuré sur-le-champ les conséquences.

Elles sont lourdes. Exorbitant, le prix de cet instant. Il leur faudrait, pour espérer en être dignes, se laisser submerger par la marée furieuse d’une colère trop longtemps, trop durement contenue, d’un dégoût maquillé de modération et de tolérance, d’un désenchantement patiemment travesti en sagesse pour que leurs enfants aient l’air de grandir en paix. S’ils survivaient au passage de cette houle, obligation leur serait faite de se dévisager eux-mêmes. D’affronter, une à une, leurs peurs ; un à un, leurs mensonges. D’expliquer ce qu’il peut bien y avoir de positif dans la croix inutile de leur soumission, dans la souffrance honteuse de faire semblant de vivre, dans la tristesse de ne jamais être soi et de ne même plus le désirer. S’ils survivaient encore, ils devraient regarder dans les yeux, sans ciller, les persécuteurs, volontaires ou non, qui scandent leur vie de leurs tracasseries. Et pour prix de cette liberté nouvelle, quoi ? Rien. N’attendre aucun appui de l’entourage. Savoir que tout message de conciliation venant du monde cache un piège, une menace, une trahison, une vilenie. Deviner que beaucoup d’autres marchent sur la même route, mais ne les rencontrer presque jamais. Tout cela, en fin de compte, pour avoir le droit de choisir et de re-choisir l’improbable contre le probable. Pour en appeler à l’impossible contre les grasses prairies du possible, où mâchonnent tant de confortables intelligences. Pour guetter ce qui ne viendra jamais.

Ce ne sont là que de brefs éclairs, et fort rares. Nos quidams souhaiteraient qu’il n’y en eût jamais ; de toute leur bonne volonté, ils travaillent à les empêcher. Les gens et les choses, il les colmatent, calfatent, repeignent, poncent, briquent, bricolent. Ils font héroïquement avec. Ils ont beau se faire cabosser tous les jours, et sans casque, ils n’en tirent aucune idée de révolte. S’ils revendiquent, c’est par habitude, quasiment par politesse. Ce dont ils ont vraiment besoin, ils ont été dressés non seulement à ne pas le réclamer, mais encore à ne pas y penser. Dans la résignation absolue, tout va toujours très bien. Ils ont appris à vivre à l’aise dans le mépris, et même dans cette forme supérieurement élaborée de mépris qu’on appelle désormais le respect. Si on leur en montrait la nécessité d’une façon rationnelle, ils accepteraient courtoisement de se laisser couler.

On peut en user avec eux sans arrière-pensées : ils sont définitivement inoffensifs. Ils le proclament : leurs opinions ne regardent qu’eux. Ce qui les dépasse ne les concerne pas. Ce qui les concerne n’a pas à les dépasser. S’ils sont à l’étroit dans cette morale-là, c’est leur affaire ; rien n’en transpirera. Qu’on leur tende en direct, sans crainte, micros et caméras : toujours ils donnent la bonne réponse, sur le ton de brave solidarité qu’on attend d’eux, en montrant la capacité d’apitoiement ou la drôlerie modeste qu’il faut. Dans les cas graves, ils savent tempérer les sanglots qui rendent les voix inaudibles et réaffirmer très vite leur entrain de petits soldats.

Ah ! s’il n’y avait pas ces erreurs-système qui les mettent si brutalement en face d’eux-mêmes et du monde ! S’il n’y avait pas ces plongées dans l’inconnu! S’ils pouvaient se débarrasser de cette capacité terrifiante, deux fois terrifiante, de flairer les catastrophes et d’espérer que tout s’arrange! Ce n’est pas le pouvoir ou l’argent qu’ils envient aux puissants ou aux importants, c’est la science et l’habileté qui leur évitent de se cogner au mur contre lequel ils se fracassent, eux, régulièrement. Ils tournent et retournent, les importants, dans les labyrinthes édifiés pour leur sécurité ; tout leur est écart, tout leur est protection, tout leur est évitement, tout leur est justification. Les quidams, eux, sont au pied du mur. Ils ont atteint la limite. Ils sont arrivés à la frontière, au check-point de la modernité. Ils ne peuvent ni avancer ni reculer. Ils sont ces mécaniciens qui, tandis que, dans le salon des premières, on évoque d’anciens naufrages, viennent de repérer une avarie. Grave. Vraiment grave. Il faudrait un miracle, un miracle si peu probable qu’il vaut mieux laisser ces messieurs dames finir leur soirée ; de toute façon, ils ne seraient d’aucune utilité. Mais, tout à l’heure, les quidams de la mécanique apercevront de loin les importants qui regagnent leur cabine en riant, soûlés, mieux que par l’alcool, par la perspective de leur réussite sans fin ; tant d’assurance, tant de désinvolture les feront douter. Ils se diront qu’ils se sont trompés, que rien ne peut être si grave quand triomphe une telle élégance ; qu’ils ont été manœuvrés par leur jalousie. Ils se rappelleront qu’ils ne sont que des quidams, qu’il n’est pas dans les cartes des soutiers de faire des découvertes, que le tragique n’est pas fait pour eux. Ils se persuaderont de tout oublier et tireront de ce nouveau mensonge, pour leur juste châtiment, un supplément d’amertume.

Mais il n’est au pouvoir de personne d’empêcher ces glissades, ces dérapages, ces lapsus, ces affichettes collées sur les voitures, ces moments où il n’est plus possible aux quidams de se cacher l’évidence. Et là, quand même au premier attrape-nigaud en promotion ou à la première fumisterie de communicateurs ils s’apprêteraient à trahir tout ce qu’ils viennent de comprendre, passe parmi eux un des rares souffles de vérité dont on puisse encore se rafraîchir dans nos climats. Soudain, ce qu’ils voient, ils le voient. Que les visages graves qui, à la télé, se penchent sur leurs maux les trompent joyeusement avec la caméra. Que les importants sont des démarcheurs qui se pressent à leur porte pour vendre leurs salades. Qu’ils ne savent interpréter d’autre rôle que celui-là. Qu’on les reconnaît toujours, même s’ils ont oublié leur cravate, à quelque chose de métallique, d’infroissable, d’inutilement impérieux.

Ne pas laisser passer cet instant luxueux que personne, jamais, nulle part, ne pourra acheter. Les quidams ne l’ont pas choisi. Ils sont tombés dedans comme des promeneurs dans un gouffre. Ce qu’ils y découvrent ne leur appartient pas ; chacun, à leur place, en trouverait autant. Ils ne demandent à personne de se sentir lié à eux par la moindre complicité, encore moins par une suspecte compassion. Ils n’ont aucun besoin qu’on vienne, en hélicoptère, admirer leur courage. Ils n’ont rien à confier à la presse. Qui imaginerait profiter de ce moment pour les circonvenir et leur fourguer plus aisément sa marchandise et ses promesses verrait ses espoirs annulés, ses stratégies ridiculisées, ses projets anéantis : ce qui fait le plus de mal aux quidams, ce n’est pas de ne pas avoir ce qu’ils n’ont pas, c’est de n’avoir jamais à donner ce qu’ils ont. À chaque inondation, à chaque coup de vent, on les félicite de s’être si bien mobilisés, d’avoir si gentiment répondu présent : que d’efforts il leur faut pour masquer leur dépit sous leurs sourires de bons élèves! Est-ce si admirable de défendre sa maison, ses champs, la maison et les champs des autres ? Tout appartient-il toujours au seigneur ?

Ce que le peuple a à proposer, c’est la conscience aiguë qui lui vient, malgré lui, du monde dans lequel nous vivons tous. Il a peu de moyens pour faire la promotion de ce produit. La plupart l’ignorent ; les autres n’en veulent pas. Il est condamné à le laisser pourrir dans son cœur et en tire parfois une misérable satisfaction. Mais que ceux qui lui jettent la pierre ne triomphent pas trop vite! Au moins, lui, il entrevoit quelque chose. Si quatre importants s’étaient trouvés à la place des voyageurs, auraient-ils été aussi sensibles qu’eux à l’assaut de l’affichette? Peut-être auraient-ils réagi plus vite, à la mesure du danger plus grand qu’elle leur aurait fait courir. Mais rien n’aurait été semblable. Le souffle de simplicité qui n’aurait pas manqué de les envahir serait resté stérile ; ils n’auraient pas pu échanger le bref regard qu’ont échangé les quidams.

C’est que les importants sont toujours seuls dans leur cellule. Ils n’ont de complices ni pour s’évader ni pour rêver, seulement pour devenir plus importants encore. Les quidams, eux, à l’instant où il leur semble se perdre et se retrouver, ne sont plus, pour la première fois, verrouillés par la haine : il leur vient une lucidité sans faille et la sévérité tranquille à laquelle elle oblige. Ce qu’ils sentent, tous pourraient le sentir. Ce qu’ils diraient, s’ils osaient parler, tous pourraient le dire. Ils serrent sur leurs genoux les paquets et les soucis de tous ceux qui leur ressemblent, et baissent sur eux leurs yeux. Mais quiconque s’est une fois approché d’eux à l’un de ces instants-là ne peut se satisfaire de leur silence. Trop de vérité, trop de simplicité. Il faut au moins essayer de deviner. Tenter de reconstituer l’itinéraire qui les a conduits là. Imaginer ce qu’ils voient, ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, de ce qu’on veut faire d’eux. Guetter ce qu’ils guettent.

I.

Pas seulement Pelléas, pas seulement La Flûte. Ce monde aussi est une épreuve initiatique. Au fond de la scène, comme d’habitude, les figurants sans nombre du malheur ; l’action est ponctuée de leurs gémissements, de leurs défis dérisoires. On souffle aux quidams, dont on connaît la mauvaise foi, que ces déshérités donnent une justification plus que suffisante à leur inertie : que signifient des réclamations de nantis devant des squelettes d’enfants, des agonies d’innocents ? Et pourtant, avant que ne s’avancent d’autres acteurs malgré d’autres alibis, c’est à eux de jouer, c’est leur tour ; leur complainte est indispensable à la compréhension du livret. Ils le savent, mais leur texte les épouvante.

Ils rêvent tantôt d’une force ancienne et bienveillante, tantôt d’une énergie nouvelle, inouïe. Tantôt d’inventer leur avenir, tantôt de le choisir, comme ils le faisaient d’un gâteau, parmi les propositions de leurs parents. Mais il n’y a plus rien à conserver, et trop à imaginer ; tout doit être tiré, même les limites, même les règles, d’un présent sans grâce dont la hotte est vide. Leurs enfants les assiègent de leur insatisfaction agressive : ils n’ont, pour les calmer, que de la verroterie, des espoirs tordus. Reste le rêve. Des songes d’enfance jamais vécue, de forêt, de paix. Des songes de révolte qui gronde, de justice qu’on arrache, de vengeance ensanglantée. Tant pis si ce n’est que délire : le plaisir qu’ils en tirent n’est pas une illusion.

Ce qu’ils demandent, ils n’osent même pas se l’avouer : non pas un avantage ou un autre, mais une époque où la vie soit possible, n’importe laquelle, mais vite! Celle des saboteurs, des maquisards, des drapeaux brandis! Celle, qu’ils n’en finissent pas d’inventer, où riches et pauvres acceptaient de se tenir dans des limites posées depuis toujours et admises par tous ; où la richesse ne se doublait pas d’insolence, où la pauvreté n’était pas entachée de ressentiment. Où la fortune se mariait à la générosité, la puissance à la grâce, comme dans les feuilletons qu’ils retrouvent encore dans les greniers, avec ces histoires de grandes demeures où, le soir, tandis que les pères, graves et nobles, usent leurs forces à travailler encore pour donner du pain à leurs ouvriers et que les mères, inépuisables fontaines d’amour, pleurent avec les pauvres, de douces jeunes filles, élues pour des destins tragiques et supérieurs, attendent devant des cheminées, le sein palpitant, ceux qui les ont déjà abandonnées. Les racontars de tous les âges, les bobards de révolutions glorieuses ou de riches admirables les tiennent, et solidement. Plutôt que de regarder en face leur servitude et leur colère, ils se passent la cassette de ces balivernes. Même si, quand le Chant des Partisans accompagne, sur un rythme de rap, les défilés où ils revendiquent, ils l’entrecoupent rageusement, pour bien se faire souffrir, des slogans imbéciles des managers : aujourd’hui est un temps pour rien.

Les quidams se défendent de croire aux hommes providentiels, mais ils ne cessent d’étaler leur impuissance d’humains trop ordinaires, et d’y trouver leur excuse. L’égalité les fait sourire. Rien à répondre aux dossiers qu’ils empilent, aux preuves qu’ils accumulent pour en démontrer l’impossibilité, l’irréalité, l’absurdité : aucune pièce n’y est fausse. Mais la passion qu’ils apportent à dresser ce réquisitoire montre que l’inégalité les embarrasse moins que l’égalité. Sans doute aiment-ils penser que tous les bonheurs et tous les malheurs du monde, toutes les richesses et toutes les pauvretés sont taillés dans la même étoffe.

Mais cette étoffe – ils le pressentent, on le leur confirme – n’a pas été présentée en même temps à tous les humains ; elle a d’abord effleuré quelques privilégiés. Naturellement, loin de conférer à ses bénéficiaires une quelconque immunité, cette faveur peut justifier qu’on les traite parfois avec plus d’intransigeance et de sévérité que d’autres ; mais, même quand ils les vilipendent, même quand ils leur reprochent de se montrer indignes de leurs destins éminents, jamais les quidams ne doutent, au fond d’eux, de la nécessité que de tels destins surplombent l’humanité banale. C’est par pudeur qu’ils en soulignent surtout l’utilité pratique, qu’ils ne veulent y voir qu’un bon remède contre le désordre et la violence. Ils n’osent pas avouer qu’ils y croient comme à une vérité première, comme à la seule vérité première, comme au fondement de tout. Que leur article de foi majeur, c’est qu’avant la terre, avant même le ciel, il y a eu ce mouvement léger qui a incliné vers quelques-uns le voile de l’unité des hommes, le tabernacle de leur égalité. Ce mouvement – ils finissent toujours par l’affirmer – l’expérience le reconnaît, la raison l’explique, la sagesse l’approuve, le cœur le proclame. C’est sur cette évidence que les plus enragés d’entre eux échafaudent les stratégies qui, pour terrasser les puissants en place, installeront d’autres puissants : quel autre principe à leur disposition? Faute d’en garantir la justice, les importants assurent au moins la solidité du monde. Y a-t-il des démocraties sans eux, des révolutions, des tyrannies ?

Pas un instant de la vie des quidams qui ne s’imprime sur l’endroit ou l’envers de ce credo-là. Leur obéissance s’y inscrit, mais aussi leurs pauvres transgressions. Rien n’échappe en eux au dogme d’une inégalité fondatrice de toute égalité. Ni leur ferveur religieuse, ni leur scepticisme de libres penseurs ; ni leur prudence conservatrice, ni leurs élans révolutionnaires ; et pas non plus l’éducation de leurs enfants, les félicitations et les reproches qu’ils leur adressent, le goût qu’ils trouvent à la vie, le trouble où les jette la mort. L’organisation de leur existence en est pétrie jusqu’en ses infimes détails, jusqu’aux propos sur lesquels ils quittent leurs amis, jusqu’aux vœux qu’ils échangent avec eux. S’ils prêchent la résignation, ou la servitude, ou la contestation, ou la révolte, ce n’est pas d’abord parce que ce choix leur offre quelque déploiement de leur être, quelque irréfutable accès au vrai : c’est qu’il leur a été expliqué que, dans la résignation, ou la servitude, ou la contestation, ou la révolte, se trouve la meilleure voie d’accès possible aux certitudes venues du haut, le meilleur fil possible pour remonter jusqu’au tapis d’évidences qui, via les importants, descend sur les humains. C’est pourquoi leurs pensées et leurs actes sont toujours empreints d’infiniment de sérieux et toujours marqués d’une pointe d’indifférence : jusqu’au fond de leurs âmes, ils se sentent, pour leur apparent confort et leur malheur profond, des exécutants.

Quand ils les comparent au raz de marée qui déferle parfois sur leur conscience, au séisme qui ébranle en secret les racines de leur être et les menace de tourments si effrayants qu’il leur semble que leurs ancêtres eux-mêmes en frémissent, les embarras de leur sujétion leur paraissent insignifiants et presque aimables ; leur peur de l’avenir prend des airs de gaminerie, les brimades que leur inflige la flicaille de l’entreprise sont de délicieuses agaceries, le stress une caresse de nymphe ; et tous les trains de banlieue roulent vers le soleil. De ce trouble, de cette violence étouffée, personne n’est censé rien voir, rien savoir : pour qui y regarde de plus près, quelque chose en transparaît dans leur soumission trop parfaite, dans leur docilité de gens qui ont la tête ailleurs. Leurs maîtres devinent vaguement quelque chose. C’est pourquoi ils mettent tant d’insistance à les inciter à dénoncer, la main sur le code de la consommation, la moindre misère qu’on leur fait et, pour un mot de travers, à miauler au harcèlement moral. Il est bon que ces gens-là se plaignent, qu’ils se plaignent de tout, de ce qu’on leur fait et de ce qu’on ne leur fait pas, qu’ils se plaignent, s’ils le veulent, de ne pas assez se plaindre, qu’ils se plaignent d’eux-mêmes, des autres, de la lune et du reste ! Tout, pourvu qu’ils oublient ça !

Mais ça, ils n’ont aucune chance de l’oublier. Il s’agit d’une forme évolutive de lucidité, le plus souvent involontaire, qui peut frapper indistinctement toutes sortes de quidams et même, à la mesure de ce qu’ils ont encore de commun avec eux, une partie non négligeable des non-quidams. La chose est grave, très grave. Le secret s’en dévoile jour après jour, avec une lenteur perverse. Elle paraît d’abord si anecdotique qu’ils n’y prennent pas garde. Il leur arrive de trouver aux importants de cinquième choix qui pérorent dans les réunions de travail de faux airs de ressemblance avec les importants de haut vol qui officient à la télévision. Cette pensée les fait rire : compare-t-on les grands crus et les piquettes ? L’illusion demeure. Elle les inquiète ; ils veulent en avoir le cœur net. Ils y regardent de plus près. Impossible, même au dernier des amateurs, de confondre : le nez, la robe, le corps, rien ne se ressemble. Mais rien n’a beau se ressembler, la ressemblance demeure, obsédante. Le jour, ils prêtent à leurs chefs une attention qui les ébahit ; le soir, l’apéritif à la main, ils scrutent chaque visage qui s’invite sur l’écran. Il leur arrive même de jeter sur eux-mêmes, à cette occasion, un bref, un timide coup d’œil. Ce qui leur paraissait d’abord une bizarrerie devient vite un casse-tête, un fracasse-vie. Qu’ils ne peuvent, de surcroît, confier à personne ; plutôt hurler ses turpitudes dans un porte-voix que parler de ça. Parfois un éclair d’humeur guillerette dissipe leur amertume ; il est plus angoissant que l’angoisse.

Les importants, autrefois, personne ne les connaissait. Des voix à la radio, pour les vœux, ou quand ça allait trop mal ; aux actualités, le dimanche, des silhouettes en pardessus qui embrassaient des écolières ou inauguraient des barrages. Dans les usines, une ombre solitaire et grise grimpait son escalier luisant de cire : le patron. Plus une journée désormais sans que ne défile devant les quidams, en vrai, en direct, en live, la gamme complète de l’importance. Alors, qu’ils le veuillent ou non, l’enquête avance. Décidément, non, les petits importants n’ont rien à voir avec les seigneurs. Le perçant du regard n’est pas le même, ni l’agilité des mains, ni la sèche souplesse des intonations. Les petits chefs s’embrouillent dans leur autorité, s’y engluent comme des oiseaux pollués, en deviennent méchants. Ils ont du mal à y garder figure humaine ; ils en souffrent, et cela les dessert. Les grandes pointures, au contraire, se reconnaissent à leur capacité de reconstituer, derrière un indécrochable sourire, une sorte d’humanité de synthèse. Elles sécrètent une simili-présence qui en impose. Toutefois ces premiers résultats sont bien fragiles. Les quidams s’en aperçoivent peu à peu, avec déplaisir et embarras : si les mots de l’importance sont différents, la musique en est toujours la même. Les uns vocalisent, les autres gargouillent, mais tout vient du même tonneau. L’essentiel, ils l’ont tous appris à la même école. Ils pétrissent le même pain industriel. Seuls changent les détails, les emballages, le tablier des vendeuses, ce que les quidams appellent fièrement la culture.

Non ? Les grands crus ne seraient que des piquettes supérieures, des piquettes élégantes, informées, rehaussées de toutes sortes d’étiquettes, de noms de châteaux, de diplômes ? Incroyable ! Toutes ces études, tout ce talent, toutes ces manières ! Mille et une fois, les quidams vérifient leurs résultats, comparent leurs échantillons. L’affaire n’est pas mince. Leur vie entière repose sur la conviction que les gens des sommets, même s’ils sont des êtres humains comme les autres, ont eu le temps de respirer, ne serait-ce qu’un instant, une atmosphère qui les fait plus nobles, plus intelligents, plus généreux, qui les arrache au bourbier où, depuis toujours, patauge le destin des quidams. Au moins une fois, la grâce, la baraka les a frôlés ; même parmi leurs erreurs, même parmi leurs fautes, la trace doit en être perceptible. Que les importants de dernière catégorie fonctionnent comme des balourds ne prouve rien. Il est naturel de leur pardonner d’être arrogants, menteurs, peureux. La frontière est si incertaine entre ces sous-ordres et les quidams ! Normal qu’ils soient rugueux, qu’ils s’expliquent mal, qu’ils aient ces colères brusques, cette façon de claquer les portes après avoir hurlé les consignes. Au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie, l’air, forcément, se fait plus vif, plus léger…

Mieux que le haschisch, ce mensonge ! Il les a si longtemps réconciliés avec leur irrésolution ! Il leur a garanti si efficacement le bien-fondé de leur pusillanimité ! La grâce, la baraka, ils n’ont jamais cru à ces bêtises, bien sûr, mais tant qu’ils pouvaient faire semblant… Le problème, c’est qu’ils ne le peuvent plus. Tout leur drame est là. Les princes dont le maquillage nimbe le visage sans rides d’une immortalité provisoire se servent des mêmes grosses ficelles que les sous-importants ont tirées devant eux toute la journée. Ce sont les mêmes sourires de séduction qui cachent le même chantage à la peur. La même manière grave de leur expliquer à quel point leur avis est précieux en leur tendant un chèque en blanc à signer. De les interroger démocratiquement sur le choix de la garniture du gâteau quand, dans le four, la pâte en est déjà gonflée. De leur faire le grand jeu des grands mots. Là, c’est vrai, on reconnaît vite les importants-piquettes. Ils trébuchent. Ils sont trop froussards pour ne pas dire ce qu’on leur demande de dire mais ils n’aiment pas que les mots fassent la nique aux choses ; c’est pourquoi ils piquent leurs grosses colères, c’est pourquoi ils claquent les portes. Les grands crus, eux, mentent comme des rossignols. Les quidams ne songent d’ailleurs pas à leur en vouloir. Ils n’osent songer à rien, sinon à repousser de toutes leurs forces l’idée qu’il va leur falloir renoncer à leurs rêveries, sortir de leurs caches, découdre le tissu de faux semblants qui les protège des autres et d’eux-mêmes. Ils ne peuvent plus le nier : jeunes ou vieux, hommes ou femmes, les grands crus, du premier au dernier, ne parlent pas autrement que les responsables de stocks, les chefs de rayon, les chargés de caisse. Pas une de leurs phrases que ne contrôle le pouvoir anonyme qui les gouverne, qui ne vibre de la jouissance servile d’en être le canal, le véhicule. À cela près que les chefs de rayon et les responsables de stocks ont honte de leurs chaînes ; eux, ils les brandissent comme des trophées.

C’est l’adieu aux importants. Les quidams vont devoir ranger au magasin des accessoires ces mannequins qu’ils ont fabriqués avec tant de cœur pour oublier le jugement désastreux qu’ils portent sur eux-mêmes, sur leur absence de facilité, sur leur application, sur le parfum de vie courante qu’ils traînent partout, sur la mesquinerie qui les signale de si loin. Ils les ont si bien soignés, leurs importants, si bien nourris, si bien fait grandir ! Ils ont tellement fait mousser la supériorité que donne le savoir, la liberté que procure la puissance, l’élégance dont s’orne la richesse! De toute la souplesse de leur échine, ils ont si bien construit la fiction des forts ! Ils demandaient peu pour eux-mêmes : quelques attentions, un reflet, un geste de la main avant que ne se referme la fenêtre et ne commence le banquet, l’illusion qu’à eux aussi, un jour, il serait donné de s’envoler, de briller ! Patatras ! Retour à zéro. Les importants sont des lourdauds. Comme eux. Ils ne s’envolent pas mieux. Ils n’improvisent jamais. Ils ont la frousse. Ils sont bourrés de rancœur. Les importants n’ont pas d’importance.

Périmés les rêves des quidams. Un tampon s’abat sur leur vie : ratée. Ils continuent machinalement à défiler bras dessus bras dessous pour leurs trente-cinq heures, pour leurs deux et demi pour cent avec effet rétroactif depuis la bataille d’Azincourt. Ils ont raison ? Ils ont raison. C’est leur droit ? C’est leur droit. Personne n’en disconvient, et surtout pas les importants ! Mais que c’est triste le droit, quand c’est l’alibi du désespoir ! Les importants, en attendant, s’accrochent au pouvoir. Et les quidams sont coincés. Ils ne peuvent jouer ni contre eux ni pour eux. Pas pour eux : ils sont leurs victimes. Pas contre eux : ils leur ressemblent trop. Pour se sortir de ce mauvais pas, il faudrait qu’ils fassent marche arrière à en faire gueuler les roues plus fort que dans les films. Qu’ils reviennent au tournant où ils ont inventé les importants, qu’ils renoncent au tapis étoilé de la grâce, de la baraka, qu’ils chargent d’un seul coup tout leur fourbi sur leur dos, qu’ils l’empoignent, leur existence, qu’ils cessent de pleurnicher comme des bonniches, qu’ils envoient paître du même coup les jérémiades, le confort et le système de faux jetons qu’ils appellent les valeurs.

Qui leur reprocherait de ne pas y réussir ? Ils voudraient au moins limiter les dégâts, se faire petits en attendant que tout ça finisse, encore plus petits, toujours plus petits : ils apprennent à leurs dépens que la vie ne se met jamais en stand by. Ils ont beau freiner des quatre fers, il va falloir qu’ils s’appliquent à devenir eux-mêmes des importants au moment précis où ils s’aperçoivent que les importants ne sont rien. Pas de chance. Il leur reste à se motiver pour le vide en suivant l’orphéon du Cac 40.

Quelles solutions ? Aucune. Les manifs n’y pourront rien, ni les flatulences des meetings. Un quidam, un quidam-consommateur, un consommateur-acteur, un acteur-citoyen, un citoyen-témoin de la modernité, ça marche vers la catastrophe. Et ça le sait. Et ça ne pense qu’à ça. Ça répond tout ce qu’on veut à tout ce qu’on veut. « Ça va? », crient les sondeurs. « Ça va, ça va ! », chantent les quidams. Ils n’ont plus confiance en rien, ni en personne. Leur vie est une reculade en marche avant. Plus ils ressemblent à ce qu’on veut qu’ils soient, moins ils se sentent exister ; et moins ils se sentent exister, plus ils sont dociles. Une chiourme à ce point soumise inquiète parfois ses gardiens. Des gens aussi malléables et pourtant aussi étrangers à tout ce qu’on leur raconte : le cas n’est pas étudié dans les écoles de matons. C’est pourquoi, sans répit, les cavaliers de la modernité fouettent le cortège des quidams, les martèlent de leur propagande, inventent pour eux mille embarras nouveaux. Pas un recoin de leur vie où ils n’aillent semer le trouble, pas un de leurs rêves qu’ils ne leur montrent archaïque, obsolète, dérisoire. Les quidams passent leur temps à panser des plaies et à en découvrir d’autres : simple chirurgie esthétique, leur explique-t-on, il faut bien qu’ils ressemblent à la modernité. Avec ces poltrons, on peut tout se permettre.

Et pourtant… Si, non contents de tolérer la farce permanente dont ils jouent à être les dindons reconnaissants, ils coopèrent à son succès avec une si farouche détermination, ce n’est pas qu’ils soient si lâches ou si stupides que l’affirment en ricanant, dès qu’ils ont le dos tourné, ceux qui viennent de les badigeonner de leur inépuisable considération. Ni que la peur du lendemain les paralyse. Ni même que, de les submerger marée après marée, le dégoût finisse par engloutir en eux toute tentative de désir. C’est qu’ils sont occupés ailleurs. Ils ont tous installé dans leur tête un laboratoire clandestin. Tandis qu’importants et contre-importants se disputent les petits et grands profits de la liquidation générale, ils y analysent en secret des fragments d’idées, des bribes de sentiments ramassés dans leurs déceptions et leurs colères. L’essentiel de leur vie tient dans cette étude ; le reste, c’est une suite ennuyeuse d’obligations, avec de médiocres compensations. Ils tiennent déjà un résultat. Ce que les importants appellent réalité, c’est son cadavre ; leurs discours et leurs projets en précipitent la décomposition plus sûrement que les vers. Ils doivent leur réussite, leur aura, leur délicatesse au dévouement qu’ils prodiguent à cette puanteur. Mais qui voudrait de ce scoop ? Il n’apprend rien aux faibles et ne scandalise nullement les puissants, qui en sourient avec élégance. Même s’ils devinent vaguement que, dans la course à l’avenir, le quidam le plus couvert de bleus, le plus affolé, le plus jobard laisse à trois cents bonnes longueurs le plus performant d’entre eux.

Sauf miracle, il ne reste aux quidams, pour l’instant, que le mensonge. Il leur faut vivre conformes, plus conformes que nature, même quand les traverse l’idée ahurissante, qui aggrave leur désordre, que comprendre le monde pourrait être un jour à la portée de n’importe lequel d’entre eux qui s’y appliquerait un peu. Alors, accablés, désolés, ils s’inventent de vilaines excuses. S’ils tolèrent ceux qui les asservissent, c’est qu’il y a une part de vérité dans chaque être humain : la leur, toutefois, ils ne la montrent pas. Ils disent aussi qu’il ne faut jamais renoncer au dialogue : ils dialoguent, c’est vrai, à s’en user les genoux. Ou bien ils dévalent leur pente en geignant qu’il y a encore des gens bien plus bas : la fin de la phrase se perd dans le fracas de la chute.

L’image de leur vie, c’est celle d’un train pris par erreur, qui file dans le mauvais sens. À quoi bon rester devant la vitre à envoyer des messages de détresse aux vaches et aux canards ? Ils s’assoient, ils prennent l’air content. Ils se disent qu’il fallait y penser plus tôt. Et puis, à qui confieraient-ils leur malheur ? Aux bricoleurs qui s’empressent déjà auprès d’eux, la mallette bourrée d’outils, pour arranger en vitesse le dysfonctionnement ? On ne parle pas de respirer large aux gens dont le métier est d’étouffer et d’étrangler. On ne parle pas de vivre vrai aux faussaires en émotion, aux truqueurs en humanité. Il n’existe pas de spécialistes qualifiés pour entendre ces choses-là. On ne peut pas les déposer dans n’importe quelle oreille, même attentive, même indulgente.

Le jour où une affichette leur souffle un peu de vérité, les quidams jettent, pour la première fois, un regard d’amitié sur leur tristesse, sur le hangar où ils entassent leurs désillusions, sur le jardin poussiéreux qu’ils cultivent au fond de leur âme : ils voient, stupéfaits, avec encore plus d’effroi que de bonheur, que les clôtures en tombent, que la vie s’y engouffre. Ils pourraient réapprendre leur nom, eux, les anonymes ? Trouver leur vraie place ? En attendant, ils sont de moins en moins à l’aise dans les rôles qu’on leur compose, même si, pour les calmer, on leur en modifie de temps en temps une ou deux répliques. Ils remercient poliment, et leur tristesse augmente. Il ne s’agit plus d’ajuster des répliques. Leur vie ne supporte plus d’être rapiécée ; la soumission et les rêves déçus l’ont rendue trop fragile. À moins qu’on ne leur demande pourquoi ils sont perdus. Là, peut-être, ils auraient des choses à dire. Mais qui y songerait ?

II.

Le peuple n’intéresse personne. Il le sait et fait semblant de s’en moquer. Il réagit docilement aux divers tests et expériences qu’on pratique sur lui en vue d’une gouvernance toujours plus finement adaptée. Son statut est celui d’un animal de laboratoire qui aurait, pour l’essentiel, accès aux droits de l’homme. De temps en temps, avec une bonne volonté de plus en plus lasse, il s’acquitte de son devoir de départager des gens et des idées qu’il n’a pas choisis. Hormis ces cérémonies, décisives pour l’assouvissement de quelques appétits mais sans conséquences sérieuses sur la marche du monde, il reste étranger aux affaires. Apparemment, sa partition de troisième personne grammaticale ne lui déplaît pas. S’il est possible qu’il en soit autrement et ce que dit là-dessus la philosophie politique, il se pose peu la question. Les importants non plus, qui trouvent sa discrétion toute naturelle et la mettent au crédit de leur imparable habileté. C’est là une lourde faute de jugement. Tel le fameux garçon de café qui, pour faire oublier sa condition subalterne, transforme son activité en spectacle et la terrasse en théâtre, gagnant ainsi dans l’imaginaire l’importance que la réalité lui refuse, le peuple a longtemps mimé les débats de ses dirigeants, leurs passions, leurs invectives. Il renonce maintenant à cette comédie ; non seulement parce que la télévision le rend moins bavard, mais surtout parce que le rythme, la violence, la nature de leurs interventions l’obligeraient, s’il ne s’y rendait pas insensible, à une vie de billard électrique qu’il ne supporterait pas longtemps.

La modernité le lui chante sur tous les tons : il faut qu’il change. Pas une journée sans qu’on l’invite à rajeunir ses opinions, sa manière de vivre, son image, ses mœurs, l’usage qu’il fait des techniques ; à traquer dans tous les secteurs de sa vie, pour les éliminer, les résistances qu’il serait tenté d’opposer à des évolutions inéluctables, donc bienfaisantes. À cela, en dépit de toutes les amabilités dont sont assorties ces mises en demeure, le peuple comprend qu’on ne l’aime pas : s’il en était autrement, le presserait-on de devenir autre ? D’autant qu’on lui précise que changer n’est pas une éventualité qu’il aurait tout loisir d’examiner, mais une nécessité vitale, une ardente obligation, l’urgence des urgences. Ne pas changer, c’est mettre les autres en danger et s’y mettre soi-même. Qui ne change rien n’est rien. Changer est un devoir citoyen. Parfois pénible, sans doute, mais la souffrance qu’il provoque conduit forcément à une dynamique de bonheur qui, à son tour, rend plus urgents de nouveaux changements, lesquels engendrent, dans la plus logique des logiques sectaires, de nouvelles souffrances qui, etc.

Le rôle des importants, c’est d’aider le peuple à s’asseoir sur ce toboggan : ils l’invitent à changer, ils le persuadent de changer, ils l’exhortent à changer, ils le contraignent à changer, ils lui font honte de ne pas changer, ou, statistiques à l’appui, de changer moins vite qu’un autre peuple, ils le punissent de n’avoir pas changé, ou pas assez. Au fur et à mesure qu’elle se fait plus pressante, l’exigence des maîtres changeurs s’affûte. Elle ne borne plus ses prétentions à des modifications de structure, des agencements techniques, des arrangements économiques, des innovations de toutes sortes dont les citoyens pourraient peser l’intérêt. Elle leur propose, et bientôt leur impose de revoir non seulement l’idée qu’ils ont des choses, mais aussi celle qu’ils se font des êtres ; de passer au crible non seulement l’organisation de la vie collective, mais encore les valeurs morales, ou supposées telles, qu’il convient d’y rechercher, qu’il est civiquement moderne d’y installer.

Jamais on n’aura à ce point bassiné les quidams avec les valeurs. Cette grande maladresse suscite leur méfiance instinctive ; elle les renvoie à leurs leçons de catéchisme, quand trop d’invitations à la pureté les conduisait à son contraire. Il faut des doigts de fée et des circonstances uniques pour oser les grands mots : les prédications de la modernité sont des argumentaires de vente pour grandes surfaces, elles sentent la poudre à laver et l’huile en promotion. Comment les importants, qui sont si instruits, qui payent si cher leurs conseillers, ne voient-ils pas qu’aux yeux du plus idiot des quidams les valeurs, c’est la signature du mensonge ? Autant laisser sa carte bleue sur le lieu du crime, ses empreintes sur le volant ; ces gens-là ne regardent donc jamais Columbo ? Qu’ils arrangent à leur idée les impôts, la Sécu, l’emploi, songent les quidams, soit ! C’est le jeu et, à ce jeu-là, ils ne sont pas des novices. Mais qu’ils aillent chercher les valeurs, ça, ça les rend perplexes. Ils jouent contre leur camp, ou quoi ? C’est le penalty assuré, les valeurs, c’est la main dans le sac! D’ailleurs valeurs, c’est un vilain mot, lourd et triste comme une porte de banque.

Erreur de faussaires débutants. Les cervelles communicatrices ne savent pas que les quidams ne parlent jamais des valeurs, n’y touchent jamais. Pas plus qu’aux trois sous déposés par le grand-père sur le livret de Caisse d’épargne, pas plus qu’aux beaux habits, pas plus qu’à la vaisselle du mariage. Il n’y a que les gens mal élevés pour aller taper tous les matins dans les valeurs. Qu’on dérange des mots comme ça pour un rien, pour un sondage, pour un poste, les quidams en ont le souffle coupé. Les voyant dans cet état, les importants exultent, éclatent de satisfaction, crient à la victoire, se prennent pour Alexandre ! Erreur, erreur funeste : ils ont perdu, définitivement perdu. Ils sont recalés, relégués en division de déshonneur sans accès possible à une poule de rattrapage. Les quidams n’ont même pas besoin de pousser plus loin l’enquête, de soulever le dessus de lit jeté sur les draps douteux, d’enlever le protège-cahier fluo qui dissimule les devoirs cochonnés. Les valeurs, on ne s’en sert pas. Les valeurs, ça ne s’utilise pas. Ceux qui essayent, pas la peine d’expertiser leur camelote : c’est invendable, c’est pourri, c’est l’arnaque garantie. C’est dégueulasse.

Les valeurs, les grands mots, ça fait curé. Les importants sont des curés. Pas de Dieu. Pas de la laïque. Des curés d’eux-mêmes, des curés du marketing d’eux-mêmes. Comme sainte Nitouche est devenue ringarde, ils lui ont inventé une petite sœur futée, ordinaire et sexy soft : sainte Transparence. Sainte Transparence apprend aux importants à faire sortir de leur cœur, quand ils en ont besoin, des sentiments tout simples, tout humains. À les exprimer dans un français pas trop bon, pas trop mauvais, celui qui passe le mieux. Elle leur montre comment on respecte, comment on comprend, comment on s’attendrit, comment on s’apitoie, comment on s’indigne, comment on compatit, tout ça devant des caméras qui connaissent la musique. Comment on salue, surtout, comment on salue toujours et partout, sans oublier personne, ceux qui sauvent, ceux qui sont sauvés, ceux qui ont la chance de travailler, ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont fait l’émission, ceux qui la regardent, ceux qui ne peuvent pas la regarder, tous ceux, en un mot, qui appartiennent à la légendaire tribu des Zomzéléfames, dont le seul nom tord la bouche d’une émotion communicationnelle.

Avec leurs histoires de valeurs, la vie réduit comme les épinards, prend un goût de vin trafiqué. Pourquoi ces gens qui sont tellement au-dessus d’eux leur font-ils un coup pareil? Qu’ont-ils à cacher ? Les quidams voudraient que rien de tout ça n’ait jamais existé. Ils se disent qu’autrefois tout était plus sérieux. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils regrettent ; ils regrettent sans savoir quoi, ils finissent par regretter ce qu’ils inventent, ce qu’ils désirent. La façon qu’avait le temps de couler, avec un amont et un aval, un passé et un avenir de chaque côté du présent. L’époque où l’année qui arrivait n’avait pas l’air de disputer un match contre celle qui s’en allait. Où on ne faisait pas le point des opérations toutes les cinq minutes. Où on ne dérangeait pas les grands mots pour des prunes. Les importants ont l’air si pressés aujourd’hui, si anxieux! On dirait qu’ils ne reposent sur rien, qu’ils ne s’appuient sur rien, que tout dépend d’eux. Ils n’aiment pas le temps, ils le chassent, ils le tuent ; ils ne le consomment qu’assaisonné de violence. Toute leur affaire, c’est de s’asphyxier eux-mêmes et, en eux, d’asphyxier tous les autres.

La vie continue, et elle n’est pas facile. Il existe une manière tout à fait aimable d’étouffer toute protestation dans le cœur des quidams, c’est de leur parler concret, de leur parler quotidien. Les Zomzéléfames retrouvent avec reconnaissance, dans les discours de leurs dirigeants, les histoires de RER et de crèche, de fins de mois et de racket scolaire qui meublent leurs veillées. On leur renvoie l’image d’eux-mêmes qu’ils ne cessent d’accréditer. Ils la contemplent, ils s’y voient étroits, incertains, humiliés : pas de doute, c’est bien eux. Ils peuvent déguster jusqu’à la lie leur satisfaction amère. Rien de nouveau. C’est la stratégie ancestrale des forts que de désigner les faibles par leur misère, de les y enfermer en parlant de la soulager, et parfois même en la soulageant ; c’est la vraie misère des faibles que de renoncer à ce qu’ils sont à cause de ce qu’ils n’ont pas.

Même s’ils roulent voiture et transhument en charters, les quidams restent des dupes consentantes. Ils font semblant de croire qu’on reconnaît leur humanité quand on ne fait que se renseigner sur leurs soucis. S’ils ne cessent d’implorer d’être bien traités, sans jamais montrer les dents plus qu’il ne convient à des pitbulls fichés, c’est qu’ainsi ils peuvent s’offrir à l’inépuisable mépris de tous les pouvoirs, ceux qui les menacent, ceux qui prétendent les défendre. Ils ramassent avec reconnaissance le concret de pacotille que les maîtres, entre deux fantasmes de toute-puissance, tirent de leur poche comme une poignée de bonbons ; ils se goinfrent du quotidien foireux que l’exquise simplicité des princes se divertit à cuisiner pour eux sous les cristaux et les ors.

Pourtant, dans ce concret et ce quotidien où on les enferme, quelque chose d’obscur leur fait signe, quelque chose qui vient de loin, d’un passé qu’ils n’ont pas connu, dont leur vie les a détournés, dont ils ne portent plus guère de traces. Quelque chose qui les fait remonter dans la généalogie de leur soumission jusqu’à des histoires presque mythiques, des séquences incertaines où flottent des personnages flous. Souvent ils entrent malgré eux dans des chaumières où des maîtres bottés de cuir, navrés des infortunes qu’ils y découvrent, glissent un mot à l’oreille d’un intendant empressé. Ou dans des ateliers briqués pour la visite des patrons ; des messieurs y tapent sur l’épaule des ouvriers et parlent très fort de choses compliquées. Peu importe si les quidams mettent un nom sur ces ombres, si des souvenirs habitent ces fantasmes. Des scènes de ce genre tournent en boucle dans leur tête ; elles ont quelque chose à leur dire. L’envie leur vient de scruter l’âme de ces paysans, de ces ouvriers. Ils cherchent. Zoomer plus serré. Pas sur toute l’âme. Là. Sur la honte. Seulement sur la honte. Pas la honte d’être pauvre ou dépendant : la honte d’être rivé à cette pauvreté, vissé à cette dépendance. Cloué à ce manque. La honte de devoir penser qu’on est moins parce qu’on a moins. Ou celle, plus grande encore, d’accepter de le penser. Ou celle, immense, de faire sentir qu’on le pense. Plus serré encore : sur ce que devient cette honte quand le maître quitte la chaumière, le patron l’atelier. Rester sur cet instant-là. Y rester à tout prix. Visionner ça autant de fois qu’il le faudra. Surprendre le paysan, l’ouvrier, seul avec sa honte, quand il cherche à s’en débarrasser. Comme s’il voulait la cacher sous la paillasse, la broyer dans la machine pour qu’elle reste à jamais son secret.

Ce paysan, cet ouvrier, c’est eux. Tout change, mais pas ça. C’est sur eux-mêmes qu’ils ont zoomé. Sur la honte de rouler sur le tapis de la chaîne où ce monde trop sûr de lui, trop fort en gueule, les entraîne, les formate, les conditionne, les empaquette, les trie sans leur laisser le temps de mettre un visage sur leur colère. Sur la honte de ne rien refuser et de tout trahir ; sur la honte d’une haine qui monte et qu’ils haïssent, une haine méticuleuse, désespérante. Lucide. Que les modèles de la modernité constituent le plus bel alignement de postiches dont puisse rêver un collectionneur et ce que valent, au poil teint près, les réussis des deux sexes qu’on propose à leur idolâtrie, ils n’ont besoin de personne pour le leur expliquer.

Leur drame, c’est que leur lucidité s’effondre devant l’indépassable sentiment d’impuissance qui sape en eux toute velléité d’affirmation. Cette faiblesse, c’est leur terrible héritage, le seul apanage de leur lignée : leur nez s’allonge quand ils veulent la donner pour un souci de modération. Qu’ils demeurent obscurs ou qu’ils se hissent au premier plan, leurs âmes restent à l’attache. Une prison a été installée en eux depuis toujours ; chaque génération en a renforcé les verrous. Leur cœur a été retourné comme un gant, leur âme contrainte à rêver à l’envers ; on a empesé, fil après fil, la fraîcheur de leur désir. Ce qu’ils savent faire le mieux, c’est ruminer leur désenchantement en feignant d’y trouver de la consolation. Ils passent leur existence à tenter de ressembler à ces importants qu’ils réprouvent de tout leur cœur : plus ils s’en rapprochent, moins ils ont l’impression d’être quelqu’un. La vie les remorque tous freins bloqués. Leurs moteurs ne sont pas moins performants que d’autres mais leurs pneus gueulent, ça chauffe de partout. Ils ne savent pas dire non, ils n’osent jamais partir. Si l’on insiste, ils changent un peu : mais ils ne partent jamais. Partir de son départ à soi, d’un départ qu’un autre ne peut pas prendre, se sentir partir comme quand on s’évanouit ou qu’on va mourir, sentir qu’on n’est plus là où l’on était, qu’on a fait couler entre soi et soi une rivière sans pont : ça, non.

S’ils se prennent à rouvrir les archives de leur soumission, c’est qu’ils sont victimes, depuis un certain temps, de curieuses hallucinations. Peu de chose. Des détails leur sautent aux yeux auxquels ils ne prenaient pas garde. L’empressement de plus en plus enthousiaste avec lequel les importants de troisième zone se rangent à l’avis de leurs supérieurs. Leur façon de multiplier les marques de prévenance, la satisfaction excessive qu’ils semblent en tirer. L’air d’indifférence aux choses ordinaires qu’arborent les grands chefs puis, soudain, si un malheur survient, l’espèce de détresse avec laquelle ils débitent des consolations creuses, comme s’ils désespéraient d’aborder jamais au rivage de l’humain. La fragilité qui les gagne quand le champagne leur fait retrouver le temps de leurs culottes courtes, de leur enfance pittoresque, touchante, exceptionnelle, toujours exceptionnelle. Le ton hautain sur lequel ils mettent fin à ces confidences. La dureté de leur regard quand ils en reviennent au présent, aux affaires, à la réalité. Et les départs en retraite ! Ils y parlent de la jeunesse, où l’on apprend la technique et la vie ; de l’âge adulte où l’on travaille, si l’on a de la chance, pour le prestige de sa société ; enfin du droit bien mérité de se reposer en profitant de ses petits-enfants.

À observer de plus près leurs importants, les quidams aperçoivent ainsi toutes sortes de failles, de fêlures, de brisures qui leur échappaient et dans lesquelles ils croient parfois reconnaître leur propre détresse. Ils s’étonnent que ces découvertes les renvoient à leurs fantasmes de chaumière, d’atelier, de honte cachée sous les paillasses, laminée par les rouleaux : quel rapport entre ces inavouables vieilleries et les exploits de ces pionniers ? Entre ce monde rationnel, positif, triomphant et les images d’humiliation qui ressuscitent en eux? Mais, peu à peu, l’idée que les importants leur ressemblent cesse de les décourager. Ce qu’ils comprennent de ces doubles si désirables les reconduit à cette planète à découvrir : eux-mêmes. Si tout le monde est pareil, eux aussi sont pareils : alors pourquoi se détourner toujours de soi ? Ils apprennent à relire l’histoire de leur vie comme un livre interdit, chapitre après chapitre, ne levant la tête que pour jeter un coup d’œil sur les importants : le laboratoire tourne à plein. Peut-être, après tout, ne sont-ils pas les moins chanceux ? La vie des importants n’a pas l’air de rouler mieux que la leur et ils n’ont même pas la chance de s’en être aperçus depuis toujours. Mais ces idées-là peuvent aussi les reconduire à la résignation. Leur villa Ça m’suffit n’est jamais bien loin.

Une chose les frappe. Que les importants parlent d’eux-mêmes ou des affaires de la société, chez eux, rien jamais ne semble fait maison. Sur toutes les choses de la vie, sur l’enfance, sur l’amour, sur la mort, ils ont un script. Dans le travail, ils paraissent toujours forcés de faire ce qu’ils ne voudraient pas. La phrase qu’ils préfèrent, c’est : « Je me vois obligé. » Ils mettent de la fierté dans ces mots-là pour bien montrer qu’ils sont dépositaires de secrets importants, un plan de licenciement, peut-être, ou une usine qu’on va racheter dans un pays pauvre. Mais il y a aussi de la tristesse dans leur voix. Les mots sont si terribles. Un chef, c’est quelqu’un qui, quand il se regarde, se voit obligé? À fond de cale, les fers aux mots ? C’est ça l’image qu’il a de son pouvoir? C’est ça l’envers de sa suffisance ? Son argent, son beau bureau, sa manière d’interpeller les gens, son tintamarre, ses coups de gueule, ses vantardises, sa façon de plastronner, sa simplicité travaillée, tout ça, c’est parce qu’il a un secret à cacher ? Comme l’ouvrier ? Comme le paysan ? Pas sous la paillasse, bien sûr. Pas dans les entrailles de la machine. Sous le beau canapé ? Sous les coussins de la voiture ? Dans le portable ? Quel secret ? Le même ? La honte ? Lui aussi ? Alors, zoom sur les chefs ! Pleins feux sur les chefs !

Avec ses airs si dégagés, ses idées si claires, sa belle ambiance de carnaval, la modernité serait bâtie sur la même honte que celle qui déferlait dans la chaumière ou l’atelier ? Le vrai changement serait que rien n’ait changé ? Tous ces comptes, toutes ces évaluations, tous ces bilans, ce serait pour compter ce qui ne compte pas ? On en serait toujours aux temps anciens ? Tout serait faux ? Tout ce progrès, tous ces discours, toutes ces courbes qui grimpent : pour rien ? Eu égard à leur réputation de prudence, les quidams font mine de s’interroger. Pas la peine ! Ils le savent bien que tout est faux ! Que la honte n’a pas reculé d’une semelle ! Plus grave. Tout a été fait pour l’installer dans ses meubles. Pour son confort, on a inventé des mots, des idées, des sentiments, des valeurs. Loin de vouloir la déloger, la modernité l’a excusée, l’a justifiée, l’a sanctifiée. Vive la honte ! Qu’on aille la chercher là où elle se terre, cette modeste, qu’on la fasse acclamer sous les projecteurs! Qu’on lui donne pignon sur rue, qu’on la légalise, qu’on la réglemente, qu’on la gère !

Le seul vrai défi que se soit jamais lancé la modernité, si l’on renvoie au néant d’où elles viennent les tartarinades financières de commis couverts d’assurances et boudinés dans leurs relations, c’est de tenter de conjurer la honte en la multipliant, de la faire oublier à force de l’exhiber : défi insensé et perdu d’avance, mais dont l’absurdité tragique est au moins à la hauteur de l’enjeu. Rêve dément, effrayant, enfantin : de quelques officines où bricolent des esclaves, va sortir l’élixir qui fera de la liberté avec de la servitude, du courage avec de la lâcheté, du bonheur avec du chiffre d’affaires, de la fraternité avec de la cruauté, de la vérité avec du mensonge. Pathétique la procession des importants enchaînés par leur importance et qui, depuis longtemps, ne savent pas plus ce qu’ils croient qu’ils ne croient ce qu’ils savent, condamnés à une seule torture, rivés à une seule espérance : montrer qu’ils ne comptent pas pour du beurre. Pathétique leur façon de déplacer précautionneusement les meubles du salon en gloussant aux réformes tandis qu’en dessous ça grince, ça gratte, ça grouille, ça grogne, ça gronde.

Les quidams s’interrogent. Autrefois, en allait-il autrement ? La nature, les fêtes, les veillées, peut-être sauvegardait-on des moments sans honte, des espaces sans honte ? Peut-être, tout simplement, était-il plus facile de dissimuler ? En tout cas, personne ne peut plus l’ignorer : la honte remonte à la surface. Seuls des idiots pourraient imaginer que le monde va continuer éternellement à s’abrutir avec les techniques d’arnaque et les ressources humaines ! À cette perspective, les quidams tremblent pour leurs enfants ; ils courent leur conseiller d’aller voir du côté des techniques d’arnaque et des ressources humaines, ne serait-ce que pour assurer leurs arrières. Il faut s’y faire. Les quidams, ce n’est jamais « Courage d’abord ». Regarder les gravats s’amonceler et, en attendant, fouiller un peu dedans, ça leur ressemble. Parfois, au cirque universel, ils s’essayent à un tour de piste ; ils tombent le nez dans la sciure et sont encore plus malheureux. N’importe. Il faut quand même parier sur eux. Ils sont encore dans la course. Au fond, ils n’aiment pas le malheur. On dit qu’ils commencent même à se plaindre. À l’heure du déjeuner, dans les bistrots où l’on accepte les tickets-restaurant, il paraît qu’on peut entendre, au-dessus du hareng pommes à l’huile, leur complainte ténue : « Je n’existe pas. Je te le dis : pour ces gens-là, je n’existe pas… » On ne dit pas ça, même quand on est un peu couard, si on n’a pas une petite envie d’exister. Ou que d’autres, plus valeureux, un jour, vous y aident. En attendant, côté modernité, au fond de son cœur, on fait le ménage.

III.

Des discours des importants, les quidams ne redoutent vraiment que la fin. Les exigences de la compétitivité, les plans sociaux salutaires, les erreurs de communication, les efforts à consentir en vue du salut de l’entreprise, du pays, de la civilisation, de l’euro, tout ça c’est le crachin des jours, la pluie sur la vitre, l’insignifiance ordinaire. Puisque la vie ressemble à la télé, normal qu’on y passe de la pub. Mais quand, ayant tout épuisé, les orateurs embrayent sur l’humain, alors les quidams regardent le plafond.

Quelle lucidité, ces importants, quelle intelligence des âmes ! Il ne leur échappe pas que le truc des quidams, comme d’autres les berlingots, les cigarettes anglaises ou le chanvre indien, c’est l’humain ; que, sitôt qu’on leur parle humain, ils s’apaisent, hochent la tête, prennent l’air profond et font ce qu’on leur dit. Les chevaliers de la compétition doivent à leur réflexion constante cette profonde connaissance des êtres. Tout un week-end, pour l’acquérir, ils s’enferment dans un château. Entre deux parcours de golf, des spécialistes leur enseignent que les poissons s’attrapent à l’appât, au leurre, au vif ; les quidams, à l’humain. Naturellement, le permis de pêche ne peut pas être délivré à n’importe qui. Manié par un sans-pouvoir, l’humain ne sert à rien, ou devient dangereux. Il faut avoir bien en tête l’ensemble du système. Proposition numéro un : les quidams ne sont pas de mauvais bougres. Proposition numéro deux : leur condition leur fait horreur. Proposition numéro trois : ils sont d’une abominable lâcheté. Conclusion : il faut qu’ils se persuadent que la lâcheté fait nécessairement partie de la panoplie du bon bougre.

Donc, plus on les cadenasse, plus on les isole, plus on les dresse, plus il faut faire humain, parler humain. La qualité de l’humanité d’un quidam est inversement proportionnelle à l’importance qu’il accorde à ses états d’âme et à ses scrupules, faiblesses qui traduisent sa difficulté à s’adapter aux changements. S’il veut grandir en humanité, une seule méthode : accepter les objectifs qu’on lui propose, ne ménager aucun effort pour les atteindre, engranger le capital plaisir qui lui revient. Dans ces conditions, il verra s’épanouir sa convivialité. Sa chaleur relationnelle s’élèvera de plusieurs degrés ; il en tirera de grandes satisfactions. Les apprentis importants, dans leur candeur, considèrent que tout ça est trop gros, que les quidams ne peuvent pas être dupes. La question n’est pas là. La question, c’est qu’ils obéissent et, par conséquent, qu’on leur fournisse, en quantité suffisante, des occasions de se montrer lâches avec dignité et de tenir les éventuels sursauts de leur conscience pour ce qu’ils sont : l’expression de leur paresse congénitale.

On veille donc à leur servir régulièrement leurs rations d’humain ; en manque, ils ont des ratés, ils toussent. Heureusement, l’humain est pratique, pas cher, pas dangereux et, comme le soja, va avec tout. Un peu d’entraînement, et tout le monde peut en faire la base de son image. Au début, les quidams se montraient timides ; maintenant, on leur en verse à pleines louches et ils en redemandent. Grâce à l’humain, tous les jours et dix-sept heures par jour, ils fonctionnent en live! Dans la vie. Devant la télé. L’éternité, c’est la vie allée avec la télé. Un feuilleton toujours recommencé les tient en haleine, qui suppose, outre les innombrables figurants dont la compagnie du Quotidien concret assure le casting, la participation gracieuse des plus grandes vedettes mondiales de la politique et de la vie carcérale, de la spiritualité et du football, de l’érotisme et du bricolage, des banlieues dures et des médecines douces. L’avantage, c’est que toute cette sensibilité humaine mise à leur disposition, toute cette intelligence humaine, toute cette sensualité humaine, toute cette liberté humaine, toute cette transgression humaine, tout cet entassement d’humanité humaine les impressionnent tellement que, lorsqu’ils regardent leur petit stock personnel d’humanité, ils se font modestes. Ils le trouvent vieillot, mal dégrossi, pas très présentable et le remballent sans délai. Réaction naturelle : pourvu que l’humain qu’on leur présente soit suffisamment attractif et que la qualité en soit suivie, ils n’ont aucune raison de ne pas s’en montrer satisfaits.

Le compliment par lequel on les berne, les quidams le savent par cœur. Mais, c’est vrai, l’humain, ils en redemandent. Au début, ils ont été surpris et flattés de voir de si grands personnages les traiter avec cette simplicité, leur parler des choses profondes qui intéressent tous les vivants. Ils ont cru que les temps allaient changer, qu’on allait leur faire confiance, les considérer comme des égaux. Bizarrement, plus on leur parle humain, plus on se montre dur envers eux, autoritaire, indifférent : même les plus crédules le remarquent. Ce qui les étonne le plus, c’est que les importants n’aient pas l’air de comprendre qu’ils ont compris. Font-ils semblant ? Continuent-ils sur leur lancée faute d’imagination ? Sont-ils plus malins qu’ils ne le paraissent ? Ont-ils deviné que les quidams finissent toujours par entrer dans leur jeu ? Que jamais ils n’oseraient leur dire que leur humain et leurs valeurs, c’est du bidon ? Que ça les ennuierait trop vis-à-vis d’eux-mêmes, vis-à-vis de leurs enfants, vis-à-vis de la politesse ? En tout cas, ils ont pris le parti de ne s’apercevoir de rien. Quand les importants poussent un peu trop loin le bouchon, ils se font savoir les uns aux autres qu’ils ne sont pas dupes pour un sou, et que c’est en toute connaissance de cause qu’ils gobent tous ces bobards. Mais c’est ainsi : dès qu’on parle d’humain sur un certain ton, dès qu’on fait vibrer une certaine corde, ils baissent la garde. Ils sont humanodépendants. Pourtant c’est peu dire qu’il les dégoûte, cet humain de supermarché que les importants viennent dégueuler dans leur poste avant d’aller se payer leur tête dans leurs cantines à mille balles ! Ils ont honte, bien sûr. Mais plus ils ont honte, plus ils aiment ça. Et plus ils ont honte. Et plus ils sont seuls. Et plus il leur faut de l’humain pour tromper leur solitude. L’humain, ils viendraient le manger dans la main. Il leur fait tout accepter les yeux fermés, surtout la fausse monnaie.

Ce sont de gros consommateurs d’humain, des consommateurs qui, peu à peu, se transforment en dealers. Entre leurs mains, l’humain devient un objet d’échange, un produit d’appel qu’ils jettent sur la table des soldes pour écouler le reste du stock. Quoi qu’ils vendent, quoi qu’ils achètent, c’est de l’humain qu’ils veulent négocier. Humain : ce mot magique occupe toute leur attention. Ils en oublient la camelote, ils s’en oublient eux-mêmes. La vie n’est plus qu’une énorme foire sans marchandises, sans acheteurs, sans vendeurs, où l’humain coule à flots. Bien sûr, il reste quelques préjugés culturels. Il faut savoir convaincre le client. L’essentiel, c’est d’avoir des mots : ils les apprennent. L’image, pour cet article-là, c’est décisif : ils inventent des liturgies, des mises en scène. C’est leur théâtre en pleine vie, leur grand théâtre. Ce n’est pas une pâtée pour chiens, l’humain, c’est un produit noble, à faire désirer. Il faut laisser le temps aux aboiements d’enfler, aux mâchoires de grincer, aux crocs de s’aiguiser. N’importe quelle firme ne peut pas en proposer, ni n’importe quel vendeur. Il faut tout savoir sur le produit, en être tout imprégné comme si l’on était soi-même de l’humain. Le client doit en reconnaître le goût dans l’argumentaire de vente, le sentir fondre comme du miel dans la bouche du démonstrateur. C’est un article à respecter. À aimer. Un article religieux. Un acheteur bien motivé doit se sentir comme à l’église, autrefois, quand il tournait son chapeau entre ses doigts et que des larmes lui roulaient dans les yeux. Si on les met dans cet état-là, les clients, ça va marcher.

Ça marche. Et les quidams, hébétés, prennent conscience de leur efficacité de placeurs d’humain. À en rire. Les clients se ruent sur les stocks, examinent les morceaux d’humain, les soupèsent, les comparent. Ils sont si fiers de consommer de l’humain, d’échanger de l’humain, d’acheter de l’humain ! Ils y mettent tout leur talent, tout leur sérieux ! Ils sont tous là, autour de la table, les petits, les gros, les raffinés, les brutes, les cœurs secs, les âmes sensibles, chacun avec ses manières, ses habitudes, son appétit : l’humain n’est pas un produit standard, il demande à être personnalisé, diversifié ! Comme ils se haïssent, les gens, quand ils choisissent leur portion d’humain ! Comme ils se jalousent ! Ils jouent aux connaisseurs, ils veulent montrer leurs compétences en humain. Ils font voir qu’ils savent, à la fibre près, quelle part leur convient, quel morceau leur est profitable. Et, soudain, quel regard furieux sur la portion qu’un autre vient d’emporter, quel dépit quand ils la comparent avec celle qu’ils ont achetée ! Quel air d’égarement quand ils se précipitent de nouveau à la curée !

Trop, c’est trop. Il arrive que les quidams ne puissent plus faire face. Tout cet humain qui leur passe entre les mains… Qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Qu’est-ce qui est faux ? Est-ce que tout est vrai ? Est-ce que tout est faux ? Est-ce un seul lot ? À prendre ou à laisser ? Parfois, sur l’étal, quelque chose scintille. Trop tard. Emporté. Leur vie est une criée assourdissante. Ils sont cernés. Fuir, fuir par l’intérieur. Le plus effrayant, c’est cette lucidité. Ils savent, ils savent tout, ils n’oublient jamais qu’ils savent. Le scénario de leur soumission, ils peuvent l’écrire à la virgule près. Personne ne les a jamais trompés. Aucune manœuvre ne les a jamais surpris. Ils sont si bêtes, d’ailleurs, les stratèges des châteaux ! Elles sont si ringardes, leurs manigances ! Tactiques de pions et de sous-offs, odeurs de salles de permanence et de chambrées.

Les quidams voient bien qu’il suffirait, pour que s’écroule ce château de cartes crasseuses, qu’ils disent tout haut que l’humain n’est pas ce goudron sucré dont on les barbouille pour les immobiliser. Qu’une seconde ils se fassent confiance. Qu’un instant ils s’abandonnent. Qu’une seule fois ils osent prendre le bon chemin d’eux-mêmes. Mais non. Non. Plus tard, pas tout de suite, pas encore. Pas ça ! Quand ça va trop mal, plutôt jouer les émotifs, les battus sensibles, les vulnérables, les habitués des nécessités historiques : ces emplois-là sont dans leurs cordes, ce sont les plus performants qu’ils puissent présenter au concours du meilleur humain. C’est pourquoi ils fignolent amoureusement leur signature sur tous les papiers que leur tendent les importants. C’est pourquoi ils tiennent à leur disposition, nuit et jour, le comptoir d’humain qu’ils ont si généreusement installé chez eux. C’est pourquoi, en toute occasion, ils présentent tout grands ouverts à leur contrôle leur sac, leur cœur, leur vie, sans même attendre qu’ils l’exigent.

Il suffirait de vraiment peu. Puisqu’ils ont compris, le plus dur devrait être fait. La question est de savoir s’ils vont vivre longtemps dans la mauvaise foi, quels avantages ça leur procure, si ça en vaut vraiment la peine. Pour l’instant, rien ne leur remonte mieux le moral que de contempler de temps en temps un médaillé de la modernité, un as du positif venu exhiber la prothèse bien lisse, bien souple, bien articulée qui lui sert d’humanité. Pauvre bonhomme ! Pourvu que ses piles ne tombent pas en panne ! Quand ils l’entendent expliquer que tout doit d’abord être placé sur un plan humain, les quidams répriment des fantasmes de lapins éventrés, de couteaux ensanglantés brandis par des cuisiniers ivres. Mais c’est quand même un bon génie ou un espion avisé qui met un de ces gars-là sur leur route : avec eux, pas moyen de douter. Tout l’humain qui se vend sur la place, c’est du dégriffé. L’interactif, les interfaces partout, tout ça aussi c’est du dégriffé. N’empêche, il faut suivre son temps, même pieds nus et bras en croix. Grâce à son petit portable, on peut quand même montrer au wagon entier qu’on communique, qu’on traite des affaires sérieuses, qu’on envoie des bisous. On peut toujours informer quelqu’un qu’on a passé Vitry, qu’on va arriver à Choisy. On peut décorer son moi comme on veut, en mât de cocagne, en arbre de Noël. Côté humain, les prothèses sont parfaites : impossible de les reconnaître. Tout ça ne fait pas un paradis mais, avant, était-ce vraiment mieux, avant ?

Ils ne peuvent pas répondre : il leur faudrait des mots, et ils n’en ont pas. Ceux d’hier sont périmés, ceux d’aujourd’hui ne sont pas arrivés. Parfois un quidam découvre l’oiseau rare mais, à peine l’a-t-il déniché, ce mot qui lui ressemble, qu’il disparaît comme si une machine à gueule de crocodile l’avait dévoré. Le climat de l’époque est mauvais pour les mots. Leurs conversations sont des feux qui ne prennent pas, qu’il faut toujours surveiller, relancer. Personne ne se risque plus à y brûler quelque chose qui vienne vraiment de soi. Sans doute aussi attendent-ils trop des mots. Comme s’ils pouvaient, à eux seuls, faire tomber toutes les prothèses, comme s’ils conduisaient, par leur seule force, au bout du voyage. Les mots sont comme les fusées. Ils emmènent jusqu’à un certain point, puis ils retombent. Tout seuls, ils n’ont jamais délivré personne. En tout cas, les quidams préfèrent passer pour des demeurés plutôt que de se servir des mots comme le font les importants. Pour ces gens-là, ce sont des chaloupes sur lesquelles, en cas d’urgence, les passagers de première classe peuvent toujours tirer leur révérence et filer avec standing. Des pistes de ski pour glissades esthétiques d’amateurs fortunés. Des toboggans pour la trahison.

Avec tous ces faussaires qui courent les médias, il faudrait les désosser comme des pendules, les mots, les ouvrir un à un pour voir ce qu’ils ont dans le ventre. Un amateur de mots ne peut plus se séparer de son dictionnaire mensonge-français. Sinon il s’imagine que la citoyenneté, c’est d’aller tous ensemble, la main dans la main, ramasser avec bonne humeur le cancer oublié par les pétroliers ! Les mots sont devenus des pièges. N’importe lequel peut faire sonner le portique. Aussi les quidams sont-ils toujours sur leurs gardes : en cas de contrôle, ils savent qu’ils doivent avoir l’air de prendre les choses du bon côté. Un jour, on leur apprend que leurs enfants ont une grande propension au suicide ; puis, dans la foulée, on leur demande s’ils se sentent heureux ou si quelque chose menace leur bonheur. Mais oui, ils se sentent heureux. Naturellement. Rien ne les menace, rien. Où est le problème ? La contradiction trouble un chroniqueur radiophonique consciencieux. Il hésite un instant, puis résout sans coup férir l’équation rebelle. Quand on parle de suicide, explique-t-il, on parle de bonheur intime : ce n’était pas à cela que l’échantillon interrogé devait penser.

Bien vu ! Un autre bonheur ! Ils pensaient à un autre bonheur, nos citoyens de l’échantillon ! Un bonheur qui n’excursionnerait pas au fond de leur cœur, qui n’allumerait pas leur intelligence, qui ne secouerait rien d’endormi. Un bonheur sans personne pour être heureux et dont, par convention collective, il leur serait possible de s’absenter à certaines heures. Un bonheur de généralité, compatible avec l’envie de se supprimer. Un bonheur de convenance, de communication sociale. Inscrit dans la Constitution. Aussi prévisible que le passage du métro. Qui ne viendrait jamais par surprise. Jamais on ne sait d’où. Un bonheur à attendre en longues files consensuelles. À répartir équitablement sous l’œil du médiateur. Un bonheur à négocier. À déclarer au poste-frontière du désir. Soumis à des quotas d’irrigation en sorte que le plus fertile de l’être n’en soit pas affecté. Un bonheur pour assécher le bonheur, pour le nécroser. Un bonheur pour quidams, distribué par les importants.

S’il savait, le chroniqueur, s’il savait que la tribu des Zomzéléfames, cet indispensable réservoir à reportages, n’a plus de mots à elle ! Qu’elle répète ou qu’elle se tait. Qu’elle fait la carpe ou qu’elle fait le perroquet. Que les mots qui sont sur ses lèvres, elle n’y croit pas ; que ceux qui montent de son cœur, elle n’ose pas encore les prononcer. Qu’un mensonge comme celui de la modernité la renverse, la tétanise, l’anéantit. Que les vieux en bafouillent, que les jeunes en deviennent idiots. Non qu’ils aient pris l’authenticité pour totem ni qu’ils soient dévots de sainte Transparence et de son faux cul. Les quidams ne sont pas des intégristes de la sincérité et n’exigent pas de leur conjoint ou de leur patron qu’il le soit. Mais, s’ils font plutôt bon ménage avec le mensonge, c’est qu’ils y trouvent, malgré tout, une image en creux du vrai, qu’ils y voient une façon juste un peu trop cavalière de le rendre moins exigeant. Mentir, pour eux, c’est prendre un sens interdit pour retrouver la vérité plus vite et s’éviter, en cours de route, des désagréments inutiles. C’est lui donner une petite bourrade amicale pour s’assurer qu’elle respire bien, qu’elle est toujours là.

Ces mensonges-là rayent la carrosserie de la vie mais n’en mettent pas le moteur en danger. Le drame, c’est que tout est en train de s’inverser. La modernité ne ment pas seulement sur ce qu’elle fait, elle ment aussi sur ce qui est. Elle vide ce qui est de ce qu’il est ; elle le dévitalise. Toutes les façades sont debout, mais il n’y a plus que des façades. Plus d’appel, plus de recours. Plus d’ici, plus d’ailleurs. Plus de caves, plus de greniers. Plus de haut, plus de bas. La vie comme un parc d’attractions où l’on est renvoyé de glissière en glissière, où des haut-parleurs hurlent des slogans toujours renouvelés, toujours semblables. Pour masquer le vide, des leçons, toujours des leçons, de la morale à en écœurer les bonnes sœurs. Un seul projet, une seule obsession, une seule urgence : sauver les apparences par d’autres apparences qui en exigeront aussitôt de nouvelles. Fuite insensée, débâcle honteuse que les niais de service tentent de camoufler en aventure, en conquête, en recherche. Affirmer, toujours affirmer, affirmer tout et son contraire : rien n’importe de ce qu’on affirme, seul compte le bruit qu’on fait, le vent qu’on déplace, l’air qu’on affiche, le chèque, le spasme qu’on vole au néant. Affirmer, encore et toujours, pour faire oublier que toutes ces affirmations s’appuient sur une formidable négation première, celle qu’on s’est d’abord infligée à soi-même, celle qu’on veut imposer au monde entier, celle que l’on déguise en sincérité, en logique, en bienveillance, et à qui on ouvre, les unes après les autres, les portes des écoles, des ateliers, des banques, des hôpitaux, des consciences.

Et soudain, un mot, un slogan qui se propage d’important à important, et la négation remonte à la surface de l’eau, stupide, boursouflée, inerte, obscène. Le sens ! Ils parlent de sens aux quidams ! Mais ils n’ont jamais pensé qu’à ça, les pauvres ! À ces inquiets qui se demandent ce qu’ils fabriquent sur terre, comment il faut y vivre, y aimer, y mourir, et que protège seulement du désespoir leur humour plus épais que nature, ils font le coup du sens ! Et à quel propos ? Pour des histoires de participations croisées, de milliardaires gâteux, de combines électorales, tout un salmigondis de chiffres et d’intérêts qu’ils débitent sur un ton si étranglé qu’il semble que leur emploi les occupe à mi-homme comme d’autres à mi-temps. Le sens ! Mais ils débordent de mensonge comme des égouts ! S’ils croyaient au sens, les quidams le sentiraient. Devant la télé, ils s’arrêteraient de manger, par politesse. Ils salueraient, fourchette en l’air, même s’ils ne comprenaient pas tout, le passage du sens : ils savent que c’est une chose grave et mystérieuse, qui touche le cœur des humains, qui en ôte toute ironie, toute colère. Mais les importants se moquent bien du sens. Pour eux, c’est une schlague comme une autre, un knout comme un autre. « Cherche le sens, citoyen responsable, cherche ! » Occupe-toi. Colloque, congresse, sens-toi libre et responsable. On ne sait jamais, camarade ! Si, par hasard, tu la déterrais, la truffe du sens, quel bonus pour l’exploitation !

Faute de mots à eux, les quidams finissent par prendre goût à ceux qu’on leur souffle. Ils s’arrangent un profil sens. Ils font mine de s’angoisser du matin au soir, comme s’ils avaient des méninges d’importants ; d’être sur la piste de quelque chose, mais sans savoir de quoi, et malgré soi. Ils se travaillent un look chercheur. Ils aiment bien aussi parler d’eux d’une manière triste. Ils se plaisent à répéter qu’ils sont des esclaves modernes. Mais les esclaves anciens, le soir, retrouvaient les musiques et les chants du pays perdu. Eux, aucune musique ne les rapatrie nulle part. Dans le temps libre qu’on leur aménage, ils discutent le nombre de cannes à sucre à couper et négocient la violence des coups de fouet. Ils expliquent aussi qu’ils sont des prisonniers. C’est vrai. Des prisonniers tout à fait sérieux, qui trouvent leur liberté en prison, qui y cantinent une conduite, une moralité, une religion. Qui y tricotent, de toute leur perversité, avec la laine offerte par l’ensemble des aumôneries politiques, religieuses, syndicales et culturelles, de quoi emmailloter le seul mot par où puisse leur venir quelque reflet du vrai, du beau, du bien : dehors. Qui s’embobinent de reconnaissance pour les visiteurs, les psychologues, les grands écrivains de la bibliothèque, les examens qu’on prépare en cellule, près des latrines. Qui comprennent les geôliers eux-mêmes ; et de comprendre un geôlier à l’aimer, il y a si peu !

Pas les mots. Décevants, les mots. Avec eux, on piétine. Et ce goût d’amertume qu’ils laissent… Entre les quidams et eux, ce ne sera jamais la paix. D’ailleurs qu’ont-ils à faire des mots quand chaque jour leur propose cent occasions nouvelles de se rendre utiles ? Est-ce que la misère attend, elle ? À peine cette idée les effleure-t-elle qu’ils courent, toutes sirènes hurlantes, soulager le malheur du monde. C’est une chose inhumaine, le malheur, mais qui rend les gens si fraternels, si ressemblants dans l’innocence, si disposés à l’indulgence, qui les arrache si vite à leurs songes mesquins, qui les empêche si bien de se préoccuper d’eux-mêmes! C’est une telle délivrance d’aider les malheureux ! Heureusement qu’ils… Quoi ? Qu’allaient-ils dire ? Heureusement qu’ils existent ? Impossible. Jamais ils n’ont pensé ça, jamais ils ne le penseront. Mais jamais non plus ils ne pourront se débarrasser de ce doute. Aider les autres, c’est certain, il n’y a rien de mieux. Peut-être même n’y a-t-il que ça de vrai. En se dévouant, on oublie ses ennuis, on est fier de soi, on trouve de bons amis. On se sent tellement vivre quand on aide! Mais alors, s’il n’y avait pas de misère, s’il y en avait moins, ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai dans la vie disparaîtrait, se raréfierait ? Si soulager la misère donne du sens à l’existence, il faut bien qu’il y en ait un peu, de la misère, si l’on veut qu’il y ait du sens ! Donc, au mieux, même quand on ne la favorise pas, on la tolère ?

Qu’est-ce que cette complicité ? Que cherchent-ils d’obscur en soulageant les autres ? Pourquoi cette idée les met-elle si mal à l’aise ? Ils ont beau faire leur examen de conscience, ils ne veulent pas de mal aux autres. Ils ne rêvent pas de vivre sans eux. Ils savent qu’ils ont besoin d’eux, qu’ils ne peuvent rien sans eux. Tout le monde le leur chante sur tous les tons, l’entreprise, le syndicat, la copropriété, les médias, les parents d’élèves : « Tu ne peux rien sans nous. » Vrai. Mais quand on le leur dit de cette façon, ça sonne faux. Ce n’est pas parce que c’est vrai qu’on le leur dit. Ce n’est pas dans leur intérêt, pas pour les aider. C’est pour leur faire payer ce qui est gratuit. C’est le pot de vin de ceux qui se sont installés en intermédiaires entre les autres et eux. C’est pour qu’ils s’imaginent que, sans ces gens-là, ils ne sont que des égoïstes. C’est pour les empêcher de vivre. Pour les rendre méchants. Et eux-mêmes, que demandent-ils aux malheureux en échange du temps qu’ils passent avec eux ? Des raisons de vivre ? Rien que ça? Alors, ils sont les démarcheurs de la misère ? Ils sont truqués jusque dans leur compassion ? Même dans l’humanitaire, ils n’existent pas ?

Quand l’instituteur montait sur ses grands chevaux parce qu’un petit quidam avait copié son devoir, le petit quidam devinait qu’il n’était pas le plus menteur des deux. Il ne pouvait confier cette certitude à personne. Il ne lui restait qu’à se repentir : son remords trop docile ajoutait un mensonge de plomb à un mensonge de plume. Il lui paraissait pourtant impossible que le monde fût aussi ridiculement fragile, aussi sottement vulnérable à une faiblesse d’enfant et qu’il fallût, pour la réparer, ces airs offusqués, ces sermons interminables et le catalogue complet des principes. Le soir, autour du feu de camp, les Zomzéléfames évoquent, aux accents de musiques brutales, la légende du petit quidam qui n’était pas plus mauvais qu’un autre et à qui, en sorte qu’il devienne méchant et se sente coupable, on avait limé les ongles de la révolte. Il paraît que beaucoup baissent les yeux. Il paraît aussi, selon les quidamologues, que l’enfance est le seul pays perdu dont puissent rêver ces indigènes. N’ayant plus aucune idée de cette contrée, ils la représentent par toutes sortes d’images naïves et angéliques que les autorités leur renvoient en riant pour les garder lâches et stupides. Toujours selon ces spécialistes, il paraît encore que les puissants et les importants auraient, si les quidams s’avisaient de leur erreur, beaucoup à craindre, et que pourrait s’instaurer, au moins dans les cœurs, sous le nom de désordre, un ordre profond qui leur serait fatal.

IV.

Pour l’instant, ils en sont aux grimaces qu’on attend d’eux. Ils jouent les épicuriens de grandes surfaces, les aventuriers de l’autoroute, les explorateurs de l’Internet. Ils chantent les louanges de la vie personnelle, qui est tellement plus authentique que l’autre. Ils posent bien en vue sur leur bureau, comme des grigris contre le mauvais sort, les photos de leurs enfants. Ils cherchent docilement dans l’actualité fraîche pondue les raisons de s’angoisser, de s’indigner, de protester, de jouir gratis du plaisir de vendre ces criailleries pour des audaces contestataires. Ils détaillent les horreurs du jour, y ajoutant un peu de ce qui traîne dans le réfrigérateur de leur ressentiment, dans le placard de leur ennui. Mais les changements climatiques, la pollution, la mondialisation, la créatine, le chômage, les violences à l’école, la gamme complète des harcèlements, le porno en goguette, les satellites espions, les MST et les OGM, les libéraux qui ne le sont plus, les embarras des grandes villes, les socialistes qui ne l’ont jamais été, les intellectuels qui volent une fois de plus au secours de la victoire et même, si on ajoute au compliment ce qui ne date pas de la dernière pluie, les massacres, les famines, les crimes en tous genres, rien de tout cela qui puisse vraiment les atteindre. D’un côté, le malheur ; de l’autre, la stupidité. L’époque est ainsi. Ils sont habitués. Ils ne se sentent plus responsables.

Le vrai danger, ils le frôlent en secret quand ils cèdent à la tentation de regarder d’un peu trop près les importants. Tout devient vite trop clair : comment ces gens-là sont devenus ce qu’ils sont, pourquoi ils les ont acculés à cette colère muette, à ce désespoir, pourquoi ils les conduisent tout doucement à l’évidence qu’il n’est pas possible de continuer comme ça, qu’il ne le faut pas. À peine conçue, cette dernière pensée rameute chez les quidams des émotions contradictoires. La terreur devant le prix à payer. Le besoin violent de relever le défi. Une fraîcheur soudaine, puis la chape de plomb qui s’abat, la volonté qui s’effondre. Versatiles quidams. Ils considèrent les importants avec un mélange d’admiration, de compassion, d’envie, de pitié, d’inquiétude. Ils les regardent comme les petits accidentés qu’on a laissés dans un couloir d’hôpital regardent les grands brûlés passer sur des brancards. Pour eux-mêmes, ils ont peu de souci : la quille viendra avant qu’on n’ait achevé leur instruction, qu’on ne les ait débarbouillés de leur quant-à-soi. Mais si les importants ne survivaient pas, qui protégerait les enfants qui sourient dans leurs jolis cadres ? Ce tourment leur vaut un revenez-y de cette confiance aveugle qui est leur meilleur rempart contre le courage. L’espoir fou les ballonne que les importants finiront par choisir le bon camp. Qu’ils sauront remettre le monde dans le droit chemin, eux qui sont si instruits. Qu’à la fin des fins ils voudront défendre les couleurs de tous. Au moindre signe qui leur viendrait d’eux, à leur plus léger aveu de souffrance ou de doute, le cœur des quidams bondirait. Mais non. Rien. Jamais rien.

Alors, se battre ? Ils sont encore capables de faire reculer les pouvoirs. Et après ? Le lendemain du triomphe, tout recommence. Pendant trois jours, le temps que prennent les importants pour changer de cravate et de mots, ils se racontent qu’ils ont limité les dégâts, et même marqué des points : le rouleau compresseur les laisse poliment rédiger leur communiqué de victoire, puis procède à la séance d’écrabouillage prévue. Ils savent, sans oser s’en parler, que leur meilleure chance n’est pas là, n’est plus là, qu’elle est plus profonde, plus sérieuse, plus forte, plus simple. Leur chance, c’est de s’obliger à se tenir droits. D’aller au bout de ce qu’ils pensent, un de ces matins de déception, par exemple, quand ils voient les importants tout farauds remonter sur le manège. Leur chance, c’est de zoomer sur eux, de faire pleins feux sur eux. Non pour les haïr davantage : ils ne les haïssent pas. D’ailleurs le temps n’est pas aux sentiments ; on ne se demande pas si l’on aime ou si l’on déteste les gens en compagnie desquels on va sombrer.

Leur chance, c’est de scruter l’affabilité avare des puissants, leur optimisme triste, leur bonhomie cruelle. Pas pour les accabler. Pour aller jusqu’à la racine de l’importance. Pour perdre des illusions qu’ils savent plus que compromises et brûler une bonne fois leurs vaisseaux. Pour s’ouvrir la vie. Tâche impossible. Effort contre nature. Mais, même incomplet, il laisse des traces, quelques clichés à étudier à la loupe. L’infime sourire de dédain par lequel les importants montrent qu’ils savent garder leur calme et signifient que l’argent et le pouvoir apaisent tout. Leur bénignité si ostentatoire qu’elle ferait oublier le grincement des couteaux qu’on affûte. C’est urgent : pleins feux sur la science supérieure d’être un important. Sur ces mécanismes qu’on a posés sur leur âme pour leur permettre l’accès à toutes les apparences de l’humain et pour leur en interdire, sauf aux heures de promenade, la réalité. Sur ce vernis si soigneusement étendu qu’il épouse leur liberté en l’enfermant. Sur ce masque de soie si parfaitement tiré sur leur peau qu’il n’en comprime aucun volume, n’en brise aucune ligne. Sur cette cellule si compréhensive qu’ils traînent après eux, qui les suit partout où les conduisent leurs tentatives d’évasion.

Ne pas les accabler, ne pas les excuser. Comme disait le professeur de gymnastique : prendre ses grandes distances. Ne pas leur laisser les clefs de soi-même, préserver ses possibilités d’envol. C’est si facile pour eux de conduire les gens à la résignation ! Ils vous y emmènent comme les voyous, dans les films, entraînent leurs victimes dans les parkings et les terrains vagues. Il faudrait penser plus large, être plus fort, plus sûr de ses idées, même lentes, de ses sentiments, même confus. Il faudrait sentir sa vie bien rassemblée autour de soi, comme les bagages autour d’un voyageur. Aucune vie de quidam n’est comme ça. Leur vie, on la leur fait étroite et dépendante, on l’encadre, on l’enferme, on la réduit. On leur a enseigné depuis toujours que, pour mieux exploiter l’existence, il fallait la quadriller en zones bien identifiées. Le carré de la famille. Le parterre des loisirs. Le champ ingrat de la vie professionnelle, où dorment peut-être des trésors. Le buisson maigre des passions. Ils ont retenu la leçon : ils cultivent leurs lopins de vie un à un, chacun selon son espèce, les labourent, les sèment de projets, les bêchent, les engraissent de bonne volonté, les protègent du doute. Ils s’enorgueillissent des belles fleurs et des bons fruits qu’ils ont ainsi produits ; en bons métayers, ils remettent aux importants la part qui leur revient. Naturellement, il est toujours possible de discuter des modalités du partage : le dialogue, toujours le dialogue. La seule chose qui ne leur serait pardonnée par aucune importance, contre-importance, para-importance ou méta-importance serait que ces lopins remembrés forment jamais un seul domaine, deviennent jamais leur domaine.

Difficile, pour eux, de regarder les importants en face. Ils ne peuvent s’y risquer que s’ils s’accordent une chance de leur résister, s’ils font confiance à un écho qui leur assure, au fond d’eux, que, même blessés, mal sevrés, contestables, ils sont quand même vivants. Peut-être faudrait-il moins d’héroïsme qu’ils ne le pensent. Il leur suffirait de refuser gentiment de faire contrôler leurs yeux à la douane. De dire non, quel que soit le fabricant, au regard fabriqué. De se contenter de celui que la vie leur a fait, avec le désir et la souffrance dont elle l’a lesté. Grand changement. Il faudrait qu’ils prennent aussi leurs distances avec les mots, qu’ils apprennent à leur tenir tête, qu’ils renoncent aux bavardages pleurnicheurs qui quémandent le mépris, aux phrases toutes faites qui montrent les crocs comme un chien qui va se soumettre. Qu’ils cessent de répondre quand on les sonne. Qu’ils ne mendient pas l’honneur de discuter avec les puissants pour oublier les humiliations qu’ils leur infligent. Qu’ils viennent se camper devant eux, qu’ils les regardent dans les yeux, sans morgue, sans peur. Qu’ils ne se soucient ni de les approuver ni de les désapprouver. Qu’ils laissent reposer en eux, patiemment, jusqu’à décantation, les slogans dont on les fatigue. Qu’ils attendent que se fasse tout seul le tri de ce qui est utile et de ce qui est vain. Qu’ils confient aux instances discrètes de leur conscience le soin de décider de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas.

Ça leur arrive. Pas souvent, pas longtemps. De moins en moins. Ils ne veulent pas abuser des alcools forts. Inutile, en outre, de faire le test trop fréquemment : les résultats en sont acquis, et personne ne sait comment les exploiter. Pour l’instant, donc, garder le dossier sous le coude. Quand un crack s’attaque avec gravité, comme si c’était une première, à la critique de la mondialisation, du capitalisme sauvage, du tout-marché, ils applaudissent le virtuose du jour et attendent en souriant le numéro suivant. Ils ont tellement mieux… Pas besoin de démonstration mathématique, pas besoin de monter au cocotier philosophique. La vie qu’on leur fait, ils la connaissent par expérience directe. Ils savent très précisément ce qu’elle vaut : rien. Ils constatent d’ailleurs tous les jours que les farceurs qui l’organisent ne croient même pas en la vraisemblance de leurs balivernes. C’est une cathédrale en bouts de ficelle qu’un passage à vide de l’imagination oblige à laisser provisoirement en l’état. Aucune trace dans aucun musée d’un quidam qui, de quelque potage qu’on l’ait nourri, ait jamais pensé autrement. Certains chercheurs croient pouvoir avancer qu’il existe un consensus quidamier pour décrire la modernité comme une parabole du néant.

À rire, à pleurer, ce monde-là. Comment le prendrait-on au sérieux ? La communication, le développement humain, le saint-frusquin des managers, il faut ne pas être du pays pour se mettre à réfuter tout ça. Autant réfuter des sacs de pommes de terre. Les images quotidiennes suffisent. Les pauvres qui se prennent pour des stars et vous racontent leur vie en vous balançant leurs principes. Les caissières du super, toutes pâlottes, toutes nerveuses. Les malabars qui les surveillent, plus méfiants que des souteneurs. Les bons élèves qu’un badigeon de marketing a gratifiés de gueules de mangoustes informatisées. La secrétaire aux relations humaines qui n’a même plus la tête à ses mots fléchés parce que, ce matin encore, son train prend du retard. Tous ces malheureux barricadés derrière leur guichet qui expliquent au client que, s’ils le persécutent, c’est pour sa sécurité. Les codes qu’on protège de son bras comme jadis les interros d’algèbre. Le blockhaus partout, dans les rues, dans les cœurs, dans les crânes, un blockhaus tartiné d’une dégoûtante gelée consensuelle où vient s’engluer toute singularité, toute fraîcheur, toute audace. Les profs qu’on organise en équipes de dix, comme les contrôleurs du métro, pour améliorer la force de frappe. Jusqu’à l’entraîneur de rugby, les yeux exorbités, qui hurle à ses mastodontes en caleçon que leur seul problème, leur seul, leur vrai, c’est d’être plus forts que les autres, plus forts que le Sud, plus forts que les autres planètes, plus forts que les autres systèmes, plus forts que les autres univers. Cette frénésie de vouloir être le number one de quelque chose, de n’importe quoi mais tout de suite, même des ânes, même des dindons, même des faisans, même des porcs, en sorte d’échapper au sort inhumain de n’être pas assez souvent compté, évalué, trié, noté, classé. Croit-on que, dans la tête des quidams, cette chiennerie se mette en congé sabbatique quand le cadre de service monte en chaire pour expliquer que le but de l’entreprise, le but de l’économie, le but de tout, c’est l’homme ?

Les grands chefs, encore, ils ont l’excuse d’avoir tout oublié ! Un bain de foule de temps en temps, pour l’hygiène, le saucisson dans la sous-préfecture : après ils rentrent tranquilles au château, et en avant pour les fantasmagories arithmétiques, la leçon de croche-pieds, les mots pour rien ! Mais les autres, les moyens chefs, les petits, les tout petits, les minuscules ? Ils sont au courant, eux ! Ils vont se faire filmer dans les banques, comme tout le monde. Ils regardent qui monte dans le wagon, comme tout le monde ; à côté de qui ils s’assoient, comme tout le monde. Ils sonnent sous les portiques, comme tout le monde. Ils entendent les gens parler. Ils la sentent gargouiller dans les cœurs, cette colère qui ne sait pas comment sortir, qui tourne en minables histoires de bureau, en vacheries sordides, cette colère qui bouffe tout le monde comme une vérole. Et ils peuvent continuer à vendre leur compétition comme si de rien n’était, comme s’ils y croyaient ? Être croque-morts, ça ne leur suffit pas ? Ils veulent passer chefs croque-morts ? L’idée ne leur vient pas qu’ils pourraient un peu s’élargir, abattre quelques cloisons ? Vivre n’est pas prioritaire dans leur projet de vie ? Entendre leur vraie voix colorée de leurs vrais sentiments, cassée par leur vraie souffrance, lourde de leurs vrais désirs, ça ne leur dit rien? Ces choses-là ne sont pas pour le bureau ? Tiens donc ! Serait-ce trop demander à l’existence ? Ou serait-ce trop futile ? Craignent-ils que cela ne donne des idées à leurs enfants ? Ils sont comme les toutous, leurs enfants : pour eux aussi, la laisse s’allonge…

Commencer à déboulonner, au moins dans leur jugeote, l’importance des importants ne rend pas les quidams méchants. Mais, quand même, ça les sonne ! Alors ils tâchent de faire les neutres, les dégoûtés. Ils soignent leurs fleurs, ils arpentent les sentiers de grande randonnée. Récupérer, aller aux choses saines, propres, se mettre du bio dans les idées. Pour le reste, faire avec. Mais comme on n’empêche pas la terre de tourner, il faut bien qu’ils en pensent un peu plus. Et qu’ils se débrouillent, notamment, de deux idées, l’une assez facile à admettre, l’autre beaucoup plus coton. La première vient toute seule. Elle est si répandue, si unanimement admise que la télé elle-même ne peut pas la cacher. Quelle que soit la question qu’il leur pose, les gens la lancent à la tête du journaliste : un monde comme ça, où l’argent dirige tout, ce n’est pas bien. Curieux pour des citoyens : ils expliquent qu’Athènes fait eau de partout, que ses lois, écrites ou non, ne tiennent pas la route. Puis ils filent, laissant leurs semelles à filmer, contents d’avoir eu accès à une idée générale, certains de n’être démentis par personne, suffoqués d’avoir dit les choses comme elles sont.

Alors la seconde idée, plus embarrassante, montre son nez. Cette société qui ne vaut rien, les importants font beaucoup plus qu’eux pour l’aider à se maintenir ; ils en font même d’autant plus qu’ils deviennent plus importants. Difficile pour eux de la critiquer, presque impossible de la combattre, sauf à scier la branche sur laquelle ils champignonnent ou à prendre le risque, aujourd’hui insensé, d’appartenir à l’espèce protégée des opposants déclarés. Même si leur courage n’éclaire pas la tour Eiffel, les quidams ont les coudées plus franches. Ils ne se gênent pas, après un regard circulaire sur l’auditoire, sinon pour vider tout leur sac, du moins pour grogner, pour soupirer, pour hausser les épaules. À la différence des importants, ils ne sont pas contraints à s’inventer une cohérence de façade, à barbouiller de pub leur désarroi. Résistance bénigne, sans doute, mais moins qu’il n’y paraît. Peu à peu, ils s’aperçoivent qu’ils ne s’opposent pas aux importants comme un groupe à un autre, qu’ils n’aspirent pas beaucoup à leur pouvoir, à leurs privilèges, qu’ils sont naïfs et irréfléchis quand ils cèdent à cette tentation. C’est juste : mis à part quelques jocrisses, la jalousie et la revanche ne les obsèdent pas. Ce n’est pas aux importants qu’ils en veulent, c’est à l’importance. Cette drogue-là, c’est comme l’alcool ou le tabac : le moyen le plus sûr de s’en débarrasser, c’est d’en avoir été écœuré. Sur ce point, la modernité leur rend un fier service : elle leur fournit le contrepoison avec le poison. Elle les aide à se débarrasser de l’importance qui s’est faufilée dans leur propre vie.

Comment le croire ? Tout ce qui traîne en eux d’incertain, de tordu, d’obscur, d’inavouable, d’ambigu, tout ce qu’ils ont toujours repoussé du pied sous les meubles pour que le visiteur inopiné ne le voie pas, tout ce désordre qui les humiliait quand ils le comparaient en silence à l’ordre impeccable du monde, tout cela pourrait être un recours – peut-être le seul recours possible – non seulement pour eux mais pour tous ? Cette impression qui les intriguait, et qu’ils chassaient, d’être plus proches de la réalité que les autres, elle ne les trompait pas ? Ce n’était pas orgueil, candeur, effet de leur sottise ? Cette humiliation d’être si maladroits, c’était leur chance ? Ces chemins à peine tracés allaient quelque part ? Tout pourrait redémarrer non pas grâce à leurs idées – ils n’en ont pas – mais grâce à ce qui les traverse, à ce qui les sous-tend, à ce qui les fonde ? Non, ils n’y croient pas vraiment, surtout quand ils prennent le temps d’y songer. Mais c’est en eux, ça travaille. C’est là. Les importants aussi sont là. Heureusement : en les regardant, on comprend tout.

Ils constituent un matériel pédagogique irremplaçable. Leur caractéristique principale, c’est que la vie se développe à leurs frontières, un peu à la manière d’une grossesse extra-utérine. Ils ne s’habitent pas. Leurs facultés, leurs qualités, leurs vertus, même les plus remarquables, vivent chez eux en location, ou en squat. D’où une sorte d’absence à eux-mêmes, une forme d’immunité à la responsabilité. Quand le technicien qui vient d’examiner leur mécanique se relève en s’essuyant les mains, le verdict est toujours le même : « Problème transmissions ». Ce sont des machines de la dernière perfection mais dépourvues de commandes centrales, des avions suréquipés en électronique qu’un fil invisible retient au sol. Ils vrombissent, ils vrombissent : rien. Ils essayent toutes les manettes, passent d’un projet à un autre, d’un mot à un autre, d’une excitation à une autre, d’une conviction à une autre. Ils veulent montrer qu’ils ne sont pas des paresseux, des oisifs, des rêveurs, des recroquevillés, qu’ils sont positifs et actifs ; en réalité, ils ne songent qu’au précipice qui les sépare de l’existence, aux moyens de le franchir. Leur drame, c’est d’être formés très jeunes, mais de ne mûrir jamais. Ils ont sauté une étape ; c’est pourquoi ils comprennent presque tout, mais jamais rien. Ce qu’ils appellent leur carrière, c’est le droit imprescriptible, qu’ils ont acquis à vingt ans, de passer directement de l’état de fruit vert à celui de fruit sec.

Les quidams ne leur porteraient pas un intérêt aussi hargneux s’ils se sentaient à l’abri de leurs difficultés. Quoi qu’ils en disent, ils leur reprochent moins de leur rendre la vie impossible que de leur tendre constamment, à longueur de palabres et de réunions, cet insupportable miroir qui ne leur laisse de choix qu’entre capituler et se révolter : capitulation impossible à admettre, révolte impossible à mettre en œuvre. D’où l’extrême indulgence qu’il leur arrive, en fin de compte, de leur témoigner. Ils plaident que les importants n’ont pas eu de chance, que, comme le dalaï-lama, tout les a préparés, depuis toujours, à ce qu’il leur fallait bien devenir. Que l’âge est arrivé, le confort, la mauvaise foi, la guerre économique avec ses déjeuners meurtriers. Ce sont des piégés de luxe.

Sans doute. Et tout ça est une fin de partie. Mais ils se savent légers de s’excuser en les excusant : cela veut dire qu’ils raisonnent comme eux, qu’ils se baguenaudent avec eux sur l’apparence des choses. Le plus grave n’est pas le train-train de leurs menaces, de leur chantage, de leurs coups bas : la preuve, c’est le foin qu’on fait autour de tout ça, comme si la guerre n’était pas la guerre ! Le plus grave, c’est quand les quidams se laissent aller à rire avec eux, quand ils papotent avec eux cinéma, sport, livres, enfants ; quand ils veulent leur montrer qu’ils ont les idées larges ; quand ils acceptent de jouer à l’humain avec eux, au moins jusqu’à ce que l’arrivée d’un dignitaire d’un rang plus élevé mette fin au jeu par consentement mutuel. Ça, ils ont beaucoup de mal à se le pardonner, même si c’est une faute qu’ils n’avoueront jamais, que personne ne leur reprochera jamais, qu’on ne détectera pas en leur grattouillant la langue.

Il leur est plus facile de trouver aux importants des raisons légitimes de vouloir les virer que de se pardonner de leur avoir fait croire que la scarlatine de leur gamin leur rendait une virginité ; qu’il est naturel de se payer un joint d’humain entre deux séances de reptation au sol ; que la sensibilité est une pièce rapportée de la vie ; qu’ils leur seraient éternellement reconnaissants de leur avoir fait la grâce de partager avec eux, entre deux portes, le trop-plein de leurs émotions. Les quidams se guérissent mal de leur sale manie d’être polis ; cette faiblesse leur joue de vilains tours. Elle les empêche d’épingler comme il le faudrait les importants qui esquissent leurs deux pas habituels d’humanisme démocratique avant d’aller traficoter le prochain plan social, étrangler un concurrent plus faible, manger leur chapeau devant leur patron.

Les voir, oui, et tout nus, et sans que le dénommé respect empêche l’examen d’aller jusqu’au bout, jusqu’au diagnostic : ces gens-là n’accèdent pas à la réalité, à son cœur, à ses sources. Ce sont des enfants assez doués, mais à qui l’on a fait croire qu’ils trouveraient toujours des itinéraires qui les dispenseraient des embouteillages. Que, pour eux, tout serait lisse et rationnel, qu’ils seraient garantis contre les aspérités, contre les gouffres. Que faire l’important, jouer à l’important guérit tout, remplace tout, évite tout. Maintenant, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent, il leur manque la première ligne, le premier mot, la première lettre. Le gouffre leur manque. Non pas le gouffre du malheur, bien sûr, qui ne leur fait pas plus défaut qu’à d’autres, s’il les déconcerte tellement plus. Ce qu’ils ignorent, c’est le gouffre premier, le gouffre d’avant tout malheur, d’avant tout bonheur. On les a privés de la solitude initiale, amputés de l’abandon fondateur. On ne leur a pas enseigné à s’amarrer sur ce qui est fragile, pas sur ce qui est solide ; sur ce qui est emporté, pas sur ce qui l’emporte ; sur ce qui inquiète, pas sur ce qui rassure. Le manque leur manque. Ils n’ont pas jeté leur vie, une fois pour toutes, dans la grande peur d’être des humains. Ça continue. Ils s’inventent des frousses spéciales, des frousses pour importants, des frousses privilégiées, des manques de luxe.

Ce sont de bons petits, de bonnes petites. De pauvres bons petits, de pauvres bonnes petites. De terribles pauvres bons petits, de redoutables pauvres bonnes petites. Les plus désespérants d’entre eux ne sont pas toujours les plus cruels, les templiers du fric, les inquisiteurs, les tueurs. La violence que ceux-là ont choisie est si effrayante qu’on comprend qu’ils ont déjà perdu ; avec eux, c’est comme si le cessez-le-feu avait déjà retenti, comme s’ils avaient droit à une minute de silence par anticipation. On ne peut plus rien pour eux. On ne se sent plus lié à eux par rien, par aucune forme d’espérance, par aucune sorte de désespoir. Reste la meute bavarde et mondaine des libérés à trois sous qui se croient exempts de tout une fois qu’ils se sont déclarés antifascistes, ces nerveux toujours prêts à se battre contre les dangers qui les menacent le moins, toujours capables de dire non au monde entier, sauf à leur supérieur direct, et qui rêvent de broder de grandes aventures mentales sur leurs existences de finette. L’Histoire, pour ceux-là, a dû mal prendre ses mesures : ils ne sont pas aux dimensions de l’époque. Aussi se rabattent-ils volontiers sur de minuscules conflits familiaux qu’ils chargent de grandes significations historiques : si leur belle-mère les contrarie, ils la comparent à Hitler.

Beaucoup de ces importants pourraient : ils ne peuvent pas. Quelque chose les retient, les empêche, les entrave. Quand avoir fait semblant trop longtemps les a bien épuisés, ils en concluent que rien ne vaut rien, font profiter les autres de cette riche découverte et montrent à leurs grands enfants comme ils sont des parents ouverts. Problème transmissions, sans doute. Problème frein moteur aussi. Problème boomerang : ils reviennent toujours sur eux-mêmes. Quelle gentillesse quand ils barbotent dans le petit bassin de la vie ! Mais, dès qu’ils n’ont plus pied, quelles sales bêtes ! Pour les choses qui comptent, ils tranchent en larbins ; pour celles qui ne comptent pas, en seigneurs. Tout leur souci est de faire oublier cet étrange dédoublement et de justifier l’étroitesse première qui est leur marque de fabrique, et dont ils n’ont même plus la chance de souffrir.

Ils semblent nés avec une dette qui les empêche d’être à jour avec eux-mêmes, qu’il leur faut sans cesse essayer de solder, et où ils enfournent leur vie, comme jadis le charbon dans le foyer de la locomotive. Comme s’ils avaient été inventés avant d’exister, comme s’ils étaient des représentations approximatives d’une image préalable d’eux-mêmes. Le plus souvent, ils donnent assez bien le change ; mais, dès qu’ils doivent s’affirmer, dès qu’il leur faut disposer de tout eux-mêmes, rien ne répond plus. Tout leur est bon pour justifier cette incapacité. Leur prétendu réalisme, bien sûr, le plus grossier de leurs alibis. Leur intelligence qui piétine, qui assèche, qui immobilise, en contraste flagrant avec la propagande lyrique du prophétisme économique. Leur culture de garde-fous, d’interdictions, de pense-bêtes, de stops ; jamais de signaux, d’invitations, d’élans. Le respect d’autrui qu’ils prêchent, et qui ressemble à l’espace de discrétion qui, à la banque, protège les secrets misérables des clients. Quant à ceux d’entre eux qui se réclament de la spiritualité, qui commentent l’Évangile devant les coffres-forts et qui, non sans profiter au passage du frisson qu’elles leur procurent, se chargent de faire avorter toutes les vraies libérations, on comprend, à les écouter, que le Salut avait pour premier dessein de racheter la faute la plus terrifiante jamais suggérée par Satan à l’orgueil humain : dire merde à un chef.

Les quidams sont perdus, et de moins en moins désolés de l’être. Est-ce l’instant de lucidité et de paix qui, paraît-il, précède la noyade ? Les mots tournent autour d’eux comme des poissons affamés. Citoyen… Un beau mot, citoyen. Une écharpe tricolore sur le ventre, une pièce vide et froide, un chapeau noir avec une cocarde, un papier sur une table de bois, une plume d’oie qui gratte. Pourquoi pas ? Libre citoyen irait encore mieux. Le libre citoyen est prié de passer au bureau. Voici les objectifs assignés au libre citoyen. Le libre citoyen a le droit de poser une question, mais courte et sur le sujet prévu. La réunion des libres citoyens est terminée. Le libre citoyen doit envoyer une lettre de motivation. Le libre citoyen vient de franchir le cap du millénaire : il-a-ga-gné, il-a-ga-gné ! Quelle blague ! À propos, pourquoi la noyade ? C’est simple, c’est bon d’être perdu : c’est se découvrir encore un peu vivant dans un monde mort. Il devrait y avoir mieux à faire que de se passionner pour l’enterrement.

V.

L’attention que leur portent les quidams, les grands importants n’en peuvent comprendre le sens. Le présent leur échappe ; les bribes insignifiantes que leur en ramènent les enquêtes et les sondages ne les aident guère à le saisir. Ils ne voient rien, et ne veulent rien voir, du drame où la modernité précipite le peuple, du désordre et du trouble où elle le jette. Ils n’ont pas la force d’admettre que, sous sa feinte indifférence, il ne cesse d’explorer en eux, et avec quelle anxiété, l’image de son avenir. Qu’interroger cette image, à la fois repère et repoussoir, et deviner ce qui s’y dissimule, est devenu pour lui une affaire capitale. Que la gravité de l’enjeu aiguise sa lucidité et lui permet d’éventer très vite les ruses des apparences. Qu’il a, pour leurs faiblesses et leurs limites, bien plus d’indulgence qu’ils ne le croient et qu’il leur donnerait volontiers acte de leurs mérites. Mais qu’il n’accorde plus un sou de crédit à l’impuissance hypocrite à laquelle ils se complaisent. Que l’affligeante irréalité de leurs débats, de quelque orchestration médiatique qu’on l’assaisonne et de quelque vibrato de sincérité qu’ils l’agrémentent, lui chante sur tous les tons que le refus de combattre est le mot de ralliement de leurs supposées différences.

Imaginent-ils par exemple ce que peuvent ressentir les quidams quand toutes les hiérarchies qui les dominent, des petits chefs qui ânonnent les consignes aux maxi-importants qui pérorent en gloire devant les drapeaux, s’adressent à eux comme à une gigantesque équipe de football qu’ils adjurent de jouer le jeu, de respecter les règles du jeu, de ne pas se mettre hors-jeu ? Est-ce pour les humilier qu’ils ont élaboré une aussi fine stratégie ? Est-il vraiment nécessaire au devenir de l’humanité que les quidams correspondent toujours à l’idée la plus bête qu’on se fait d’eux, qu’il leur soit impossible de protester contre la tyrannie de ces images infantiles, qu’ils doivent l’aggraver de leur autodérision, la nourrir de leurs plaisanteries suicidaires ? Se rendent-ils compte, les importants, qu’un trucage d’une telle vulgarité eût été impossible il y a cent ans, que ni l’instituteur ni le vicaire n’auraient osé offrir aux villageois le spectacle d’une telle désinvolture, qu’ils avaient plus de respect pour les bambins qu’ils enseignaient ou catéchisaient et pour l’enseignement qu’ils leur dispensaient ? Que l’avenir appartient à la frime, aux frimeurs et à la frimologie, est-ce là l’évangile de la modernité, est-ce de cette étoffe que se tisseront demain de grandes destinées ?

Quand un important de haut rang file les métaphores sportives pour entretenir le peuple de son destin, doit-on comprendre qu’il ne sait pas ce qu’il fait, qu’il est à ce point déjeté qu’il se prend pour le capitaine de l’équipe ou, au contraire, qu’il ne le sait que trop ? Les règles du jeu ? Quel jeu ? Quelles règles ? Questions futiles, sans doute, aux yeux d’un frimologue, et qu’une nouvelle couche de propagande recouvrira bien vite. L’essentiel, dira-t-il, n’est pas de discuter de l’état du terrain ou de l’arbitrage : c’est de jouer au ballon. Le bon citoyen, c’est celui qui met fin à ces discussions inutiles parce qu’il sait qu’il faut forcément en passer par les règles et les contraintes ; le bon citoyen, c’est celui qui fait avancer les choses, avancer les choses… Qu’importe d’ailleurs ce qu’elles sont, les choses ! Ce qui compte, c’est la convivialité qu’on saura créer entre partenaires, le sens de l’humain qu’on manifestera. D’ailleurs, c’est promis : hormis les contraintes, rien qui ne puisse être négocié. Le cri de guerre de l’équipe : confiance dans les hommes !

Oui. Quelles règles ? Quel jeu ? Quand les quidams se font vider la tête et assécher le cœur par la compétition économique, ils jouent ? Se tuer à petit feu pour les stokopchionnes des autres sans même savoir si ses successeurs auront la veine de pouvoir en faire autant, c’est un jeu ? Et les règles ? Qui en a décidé ? Qui les a votées ? D’où sortent-elles ? Elles s’imposent de leur propre autorité ? Alors, à quoi bon les citoyens ? À moins qu’on ne cache le Solon qui les a conçues ? Mais s’il n’y a pas de Solon… Les intérêts d’un groupe particulier ? La volonté d’un tyran ? Même pas. Les intérêts d’un groupe, d’autres groupes peuvent les combattre. La volonté d’un tyran, si cher qu’elle ait coûté, la nature ou une bombe finiront bien par en avoir raison. Même pas les privilégiés, même pas le tyran. Personne. Les importants s’agenouillent devant les règles de personne, voulues par personne, conçues par personne, accrochées par hasard au char de quelques banquiers ahuris que la surprise amaigrit encore et qui, de tirer du feu des marrons inattendus, tâchent de faire croire à leur génie, eux qui eussent été bien incapables d’imposer quoi que ce fût à une mouche si, des profondeurs de l’Histoire, à un moment où l’humanité tout entière se dévore de terreur, toute la faiblesse du monde n’était venue les supplier de la prendre sous sa protection et n’avait rivalisé de séduction pour leur présenter, chaque matin, l’offrande sacrée des justifications repeintes de frais et des raisons garanties démocratiques.

C’est la peur de la liberté, plus encore que le goût de l’argent ou du pouvoir, qui conduit la plupart des importants à se faire les relais et les exégètes des règles du jeu. Le tropisme de soumission qui leur a été comme perfusé depuis l’enfance fait peu de cas de leur volonté, de leurs idéaux, de leurs analyses, de leurs frondes ; leur générosité elle-même s’éteint lorsqu’ils soupçonnent qu’elle pourrait les conduire à la révolte. L’angoisse que leur impose un siècle où tout vacille, rien ne les a préparés à l’affronter, encore moins à s’en faire une alliée. Leurs responsabilités et leur savoir l’exacerbent : plus ils avancent en importance, plus il leur est urgent de s’en débarrasser. Se sentir séparés de la foule mais, en même temps, noyés en elle, tel est leur obscur désir. Comment ne se précipiteraient-ils pas dans les tourbillons de l’énorme panique collective où le renoncement de presque tous entretient la domination absurde de quelques-uns ? Qu’ils l’approuvent ou qu’ils le critiquent, ils sont fascinés par le gigantesque jeu de société dans lequel cette panique feint de s’organiser, ce jeu maniaque dont la cité tout entière proclame la puissance, dont tout ce qui dispose d’une autorité ou d’une influence se fait l’avocat, le héraut, le camelot.
Quel courage il leur faudrait pour ne pas calquer leur image sur celle de ce monde en déroute, leur mensonge sur son mensonge ! Ils savent pourtant parfaitement que la démocratie si diserte, si respectueuse, si attentive aux différences, si experte, si savante, si interactive qu’inventent inlassablement les frères communicateurs, c’est une réclame. Ils savent sous quel règne implacable il vit, le beau fantasme démocratique. Ils savent que, quand ils le défendent, leur optimisme sent le cadavre. Cette modernité-là, il est vrai, la plupart d’entre eux auraient secrètement préféré qu’elle n’existât jamais : elle leur coûte trop de honte. Mais cela, ils n’osent pas se décider à le dire. C’est leur irrécupérable faiblesse. C’est leur faute impardonnable. Ils préfèrent faire semblant. Ils préfèrent tout fausser. Mais comment feraient-ils autrement ? Ils se méfient d’eux-mêmes encore plus que du peuple. Ils ne refusent le peuple que parce qu’ils se refusent eux-mêmes.

Les importants de la vie publique comprendront-ils un jour pourquoi on les observe avec cette angoisse croissante ? Ne voient-ils pas dans quel drame il se débat, ce peuple tiraillé entre sa pusillanimité ancestrale et l’absurdité patente de continuer à s’en remettre à elle ? Ne le voient-ils pas hésiter devant un immense renouvellement dont ni les marchands, ni les professeurs d’éthique n’ont la clef ? Favoriser un peu cette naissance, ne serait-ce pas plus utile que de travailler à une image que, de toute façon, les imbéciles seront les seuls à prendre au sérieux, et qui sera la risée de l’avenir ? Ne vaudrait-il pas mieux se faire l’avocat du désir du peuple plutôt que le conseil de sa névrose, de sa nécrose ? Pourquoi, au risque de se brouiller avec tous les stratèges, et peut-être avec leurs propres électeurs, ne se feraient-ils pas accoucheurs de ce désir ? Pourquoi pas une autre vision de la politique, peut-être même une autre esthétique de l’action ? Venir aux affaires publiques, profiter de ce passage pour libérer ce qui peut l’être, puis, s’il le faut, retourner, l’esprit en paix, à des tâches plus obscures, ce jeu-là ne les tente pas ? N’offre-t-il pas assez de gages à leur volonté de puissance ? Sans doute y faudrait-il moins d’importance, et plus d’existence. Au moins, si l’aventure leur semble impossible, ou trop risquée, qu’ils ne se prennent pas pour des saint Sébastien percés des flèches de l’incompréhension publique ! Pourquoi des gestionnaires tout occupés de leur propre succès devraient-ils susciter l’affectueuse sympathie d’un peuple que tourmentent toutes les incertitudes ? Faudrait-il que les citoyens se relaient pour pleurer leurs ambitions insatisfaites ? Qui la maltraite le plus, la démocratie, les quidams déçus qui n’ont d’autre ressource que la brocarder ou ceux qui s’y comportent en employés de grande surface pressés de devenir enfin chefs de rayon pour pouvoir, entre gens habiles, mépriser la nature humaine comme elle l’a toujours mérité ?

Pour aggraver l’embarras des quidams, les gentils critiques agréés de la modernité ne le cèdent en rien aux puissants. Surenchérir de subtilité vengeresse dans l’analyse du démon économique alors que non seulement on accepte de vivre sous sa loi mais qu’on proclame encore à l’envi qu’on ne saurait sérieusement en imaginer une autre, quel talent ! C’est à qui lui tirera les cornes le plus fort, à ce vilain, mais c’est à qui regardera de plus haut ceux qui prétendent qu’il n’est qu’un épouvantail inventé par des malins pour faire peur à des enfants timides, qu’il n’y a, hormis la débandade des intelligences, la nullité des imaginations, la couardise des cœurs et l’avachissement des désirs, aucune raison que son règne se prolonge indéfiniment, qu’il n’a d’autre pouvoir que celui que lui a accordé hier une humanité à qui, comme à une grisette, un chemin de fer suffisait à faire perdre la tête et que proroge aujourd’hui sa descendance, radieuse de se croire définitivement à l’abri de tout sursaut de vitalité, fière de mettre de plus en plus d’efficacité à se détruire, experte à ne ramener jamais dans ses filets que de nouveaux motifs de s’humilier.

Ses plus fidèles serviteurs ne sont pas toujours les meilleurs apôtres de la grosse bête économique ; s’ils perçoivent les dividendes de leur soumission, ceux-là en portent aussi les marques infamantes. Sa nécessité, son statut d’irréversible grossièreté, ses prétendus adversaires contribuent largement à les lui fabriquer. Feignant de la combattre, ils ne désirent que gonfler démesurément sa puissance pour se protéger de la tempête qui s’abattrait sur eux le jour où il leur faudrait se reconnaître libres de son joug. Ce mythe originel de la possession, auquel ramène toujours l’argent, mythe vide de toute espérance, exempt de toute rédemption, promesse écrasante de malheur pour des générations de générations, les sommaires maîtres d’hôtel de la modernité ne sauraient le concocter et le mijoter sans l’aide active de leurs fidèles escouades de marmitons de l’humanisme et de la bienfaisance, spécialistes de la critique indolore et de la contradiction affectueuse : ils s’y entendent, eux, pour donner à l’argent sa bouteille, son chic, sa classe ! Ils soufflent à leurs patrons des idées fabuleuses, par exemple celle de persuader les citoyens de remplacer le mot de liberté par cette trouvaille épatante : espace de liberté. Il suffit de si peu! La liberté transformée en espace de liberté : le ciel des humains se ferme. Personne n’est plus pour personne le reflet et la validation d’un désir. Personne n’est plus une trace sur le chemin de personne. La souffrance de personne ne peut plus aider personne à surmonter la sienne. Tout est sans recours et sans pitié. Le monde n’est plus qu’un cadavre dont les citoyens réclament leur portion selon des quotas établis par des ilotes instruits. À vos espaces de liberté, citoyens hamsters ! Votre vie, c’est de faire de la com dans des cours de récré pour quadras, de la muscu pour libido dans le jardinet de vos fantasmes !

Et les quidams de songer. On peut donc, au nom de la règle du jeu, alors qu’on va tutoyer les planètes et visiter les secrets de la vie, enfermer la conscience des humains dans des espaces de liberté dont le seul nom atteste que, dehors, c’est la prison ? On peut donc se savoir voisin de tous les habitants de la Terre et appeler politique la gestion paperassière de contentieux dérisoires ? On peut donc, à longueur de discours, célébrer les différences et faire vivre les gens dans l’enfer de la surveillance réciproque ? Proclamer la nécessité de l’expression et les inviter à s’agglutiner comme des mouches autour des mêmes comptoirs ? Quel mal s’est abattu sur le monde ? Pourquoi tout va-t-il à rebours de ce que le premier venu perçoit comme une évidence ? Qu’est-ce que cette règle du jeu qui nomme liberté ce qu’elle enferme ? Qui l’a inventée ? Pourquoi ? Et pourquoi s’est-elle imposée comme une loi ? De quoi est-elle faite ? Est-elle ancienne, est-elle nouvelle ? Comment ne pas s’interroger quand aucune initiative, aucune idée ne semble plus avoir d’autre fonction que de la mettre en valeur, quand les champions du dialogue social et les fanatiques de la nécessité économique la célèbrent en chœur ? Comment en sont-ils venus à donner l’impression, même quand ils se querellent, qu’ils sont attachés au même piquet, qu’ils broutent la même herbe ? Pourquoi parlent-ils tous d’ouverture au monde en tirant leurs verrous ? Pourquoi prennent-ils tous leurs querelles d’avares pour de fortes aventures intellectuelles ? Pourquoi ces chantres hardis du progrès et du risque passent-ils leur temps à s’assurer et à se réassurer, et à se réassurer encore contre les réassureurs ? Pourquoi toujours le même décor avec, aux manettes, l’œcuménisme des financiers, prompts à déverser leur argent dans les râteliers les plus divers et, au pupitre, les besogneux du commentaire, rendus susceptibles par le néant qu’ils débitent et attifés de toges de plus en plus solennelles, mais toujours trop courtes pour dissimuler leurs entraves ?

Pourquoi le décalque du monde est-il en train de se superposer au monde ? Pourquoi son image, loin de le refléter, le dissimule-t-elle ? On fait semblant de penser à lui, de parler de lui : on ne s’occupe que du décalque, on ne se tourmente que pour l’image. On raisonne, on agit, on prévoit, on organise ; tout à coup tout semble s’écraser contre une vitre, tout se fige, tout devient plat, stupide, inutile. Casser la vitre ? Les précautions sont prises. Aplati contre elle, voici tout le panthéon : les tenants de la modernité glorieuse, ses opposants déclarés, des humanistes entre deux colloques. De temps en temps, un floc! signale qu’un expert en mal-être social vient de finir son parcours. Encore un qui est allé dégoter un furoncle pas possible, qui a gueulé à l’horreur, qui a dénoncé la société à mort avec des trémolos à n’en plus finir. Puis qui a baissé le son en douceur, qui a modulé son indignation en souplesse jusqu’à la shunter et qui, finalement, comme ses prédécesseurs, pour réfléchir sereinement au meilleur moyen d’éliminer la nuisance, a collé son tarin sur la vitre à côté de celui du patron.

C’est qui les plus pires ? se demandent voluptueusement les quidams. Quel est le tiercé gagnant ? Les cyniques, bouffeurs de stokopchionnes ? Les socio-enfarinés des valeurs ? Les révolutionnaires genre beaux gosses bien dans le coup qui ne feraient pas de mal à un capitaliste ? Quel est le plus grand danger, le démon, ses diables, ses diablotins ? On n’en voudrait pas aux quidams de prendre ces choses à la blague si on devinait de quel sérieux cette dérision est l’envers : car ils sont infiniment sérieux. En cherchant bien, ils ont même une idée, une seule probablement, mais qui vaut cent ans de chroniques politiques : le monde n’est pas comme ça. C’est une idée qui leur vient d’ailleurs, de cet ailleurs que les autres ont massacré, ou n’ont jamais connu. C’est une idée de pauvres, de gens problématiques, de têtes de linottes qui font semblant d’écouter ce qu’on leur raconte mais n’en retiennent jamais un traître mot. Ils l’ont trouvée dans le bac à sable qu’ils ont encore dans l’âme, parmi la terre des squares de banlieue et les coquillages cassés des dernières vacances. Elle leur est venue tandis qu’ils tricotaient leurs petits barbelés de sagesse autour de leurs désirs avortés. Tandis qu’ils installaient dans leur cœur, grain à grain, un désert fait tout exprès pour y tenir au chaud leurs soupirs et leurs sanglots, pour qu’ils viennent y arroser leurs souvenirs fanés.

Il n’est pas vrai que les quidams ne s’intéressent pas aux affaires du monde, même si le rôle qu’on leur confie leur fait honte, même s’ils ont besoin de toute leur résignation pour jouer les zozos badgés qui quémandent leur ration de compétence auprès des spécialistes, tout fiers s’ils sont éventuellement associés, comme jadis à l’aménagement de leur chambre de gosse, à celui du jardin public et des passages piétons de leur commune. C’est leur habitude ancestrale de s’ennuyer avec dignité dans les assemblées où actionnaires, syndicalistes, militants ou sectateurs de ceci ou de cela rivalisent d’originalité pour faire écho, le plus fidèlement possible, à l’opinion de ceux qui posent à la tribune. La vérité officielle, c’est qu’ils désirent ardemment qu’on peaufine leur quotidien, qu’on offre un lifting à leur concret : ils laissent dire et, si nécessaire, approuvent. Ce sont là balivernes rituelles qu’on raconte en politique, comme, dans les mariages, les gauloiseries. Ils feignent de les trouver bouleversantes et se demandent, à part soi, ce qu’ils désirent vraiment. En attendant, ils apprennent à débattre, à objecter comme il faut, à élever la voix, à s’indigner. Singer l’élégance et l’habileté des importants est bien plus facile qu’ils ne le croyaient : le talent nouveau qu’ils se découvrent en s’adonnant à ces exercices leur fait oublier qu’ils sont frivoles. La vie politique ressemble à la course à la cocarde : on y invente des petits dangers pour se protéger des plus grands.

Il n’est pas vrai qu’ils soient individualistes, sinon par dépit amoureux, sinon parce que les équipes dont on leur vante l’immense valeur humaine ne sont que de grossières machines de guerre, destinées à combattre d’autres équipes, à ruiner d’autres quidams. Que peuvent-ils croire de l’humanisme de ces importants qui vont racoler, de l’autre côté de l’Atlantique, des hâbleurs ignorants et prétentieux aux gages de vingt mille francs par jour pour qu’ils viennent leur expliquer qu’ils doivent être les concurrents de leurs voisins de bureau, de couloir, de cantine, que ça les rendra heureux, que ça fera le monde plus harmonieux ? L’individualisme des quidams, c’est celui de l’amitié douloureuse, du découragement, de la tristesse : les joyeuses équipes dynamiques que forment les autres, de quelque bénédiction qu’elles s’honorent, ce sont des gangs.

On se fait trop vite des relations sur le boulevard de la modernité. Rien à tirer de ces types à tu et à toi parce qu’ils ont fait la même école, qu’ils grimpent les barreaux des mêmes échelles, qu’ils courtisent le même boss, qu’ils se refilent périodiquement le même caviar. Passe pour leur chemise trop blanche, avec ces deux plis verticaux, de chaque côté de la poitrine, qui les font ressembler à des étagères. Mais ils posent, sans s’en douter, une sacrée question. Il suffit de les regarder pour comprendre qu’ils ne pèsent pas lourd. Ils batifolent dans les espaces de liberté mis à leur disposition par le service des relations humaines comme les conscrits, sous l’œil de l’adjudant, dans la cour de la caserne. Pour un rien, leur gentillesse peut tourner vinaigre. Leurs sentiments sont des casaques imposées par les circonstances. C’est là-dessus qu’ils trichent le plus, les importants. C’est ça leur talon d’Achille : les relations. Plus ils font de stages, plus ça cloche. Là est le point commun de tous les importants du monde, leur signe de reconnaissance, leur secret à l’envers. Leur messagerie, c’est www.tricherelations.

Jalousie ? Non. C’est à leur vie que pensent les quidams, toujours à leur vie : ils ne pensent qu’à ça. Ils se demandent si elles valent mieux que les gangs des importants, leurs bandes de copains qui ruminent les mêmes rancœurs, se trempent les fesses dans les mêmes vagues, se prennent la tête aux mêmes soucis, payent les mêmes impôts, cassent les œufs pour les mêmes omelettes, font le même boulot, et même l’amour aussi, parfois. Tout ça, au caviar près, fonctionne comme chez les importants. D’un côté, les barreaux qu’on a installés autour de soi ; de l’autre, le code. Cul et chemise. Le code, c’est les barreaux. Les barreaux, c’est le code. La seule bretelle d’autoroute pour échapper à tout ça, c’est soi : forcé qu’on se sente perdu. Même si l’on a de bonnes raisons de croire que, tout au bout, le monde recommence à exister, que les autres laissent tomber leur défroque de reflets, que la vie se décide à être enfin ce qu’elle est : le club universel des sans-club, l’étoile polaire des sans-repères, le point de fuite de tous les paumés, de tous les vivants.

Pas un quidam qui ne se reconnaisse dans l’aventure des compagnons de l’embouteillage. Un éclair inattendu, un flash de vérité : ils se sont sentis proches des autres, du monde, d’eux-mêmes. Tout leur a fait signe, les boutiques, les lumières, les talons des femmes qui télégraphiaient que la nuit approchait. Le silence minéral des collègues leur a confirmé qu’ils ne rêvaient pas. Tout ce quotidien dont on leur chante les vertus est venu s’asseoir au milieu de leur songerie comme un boulet, comme un appel, comme une question. Avec des images d’importants, bien sûr : comment seraient-ils absents de leurs pensées puisqu’ils leur désignent l’avenir, et le leur ferment ? Le verdict est tombé. Il s’est formulé tout seul : c’est non. Sans colère. Sans illusions. Sans rêves de chemins de roses. Sans bêtises de lendemains qui chantent. C’est non. Ce ne peut être que non. Il n’est pas vrai que ce monde soit humain. Être soi-même humain, c’est le lui dire. Rien d’autre, jamais. C’est la méfiance, fille de la haine, qui le guide; grossière, le plus souvent, parfois plus fine. Dictée par l’intérêt, par la ladrerie. Imposée par l’obsession de soi, par l’orgueil.

La méfiance est connaturelle à cette société-là. Elle y a été instaurée en règle, en principe, en loi. Il n’est presque personne qui ne souhaiterait échapper à cette horreur mais il n’est presque personne qui ne tire alibi d’une aussi bonne intention pour s’y enchâsser chaque jour un peu plus étroitement. Tenter de transformer cet univers, tenter bêtement de le renverser, c’est voler au secours de la peur qui le fonde, c’est valider son impuissance. Prétendre changer ceux qui y vivent, c’est céder soi-même à la plus stupide des vanités, à la pire méfiance. Il reste le non venu du profond du désir. Il reste le sourire de l’ironie. Il reste la distance infinie, et son corollaire, l’existence incertaine, rebelle, toute simple. Ne pas demeurer une seconde de trop dans ce marais. Ne rien croire de ce qui s’y raconte. Ne pas lui prêter un iota de son être. N’y aspirer à rien. Y trouver sa subsistance quand on y est contraint, et quand on le peut. Toujours préférer fuir. Protéger ce non où il y a l’enfance et l’avenir, soi-même et le monde. Ce refus n’est pas une bannière, un style, une dérobade, un prétexte à violence ; c’est l’envers silencieux, paradoxal, nécessaire, d’un oui. Travailler ce non jusqu’à ce qu’il tinte comme un oui aux oreilles de quelques-uns. On ne peut en effet en douter : le oui que réclame la modernité, c’est un non.

De plus en plus difficile d’expliquer. À la moindre contestation, des types se jettent sur vous, vous prennent à la gorge et vous demandent, la voix tremblante, quelle solution vous avez à proposer, vous qui critiquez si bien. Comment montrer à ces bons élèves, à ces chefs de classe qu’ils ne voient rien, ne devinent rien, ne sentent rien, ni l’eau ni le feu, ni l’âme ni le corps, ni la vie ni la mort ? Qu’ils sont des innovateurs de vieilleries ? Que le monde n’est pas un problème à résoudre mais un désir, un appel ? Presque impossible. Leur volonté de puissance et leur angoisse siphonnent les mots qu’on leur adresse avant même qu’ils ne les entendent. Leur fierté, c’est que rien ne mord plus sur eux. « C’est dans la seringue », disent gaiement les grands importants quand les choses tournent comme ils le souhaitent. À leur avis, les quidams aussi sont dans la seringue : ils ressembleront bientôt en tout point à ce qu’ils veulent qu’ils soient. Ils ont peut-être raison. Tout va tellement vite ! Alors chacun pourra se mettre sur son trente-et-un pour aller discuter réalisme sous le chapiteau du grand cirque de l’Importance et de sa gentille contradiction réunies. Mais si, au risque de mettre en péril leur prochain contrôle en marketing social, quelques jeunes étourdis ont encore la faiblesse de se demander dans quelle époque ils vivent, il se trouvera forcément un clochard épanoui pour leur expliquer qu’au temps où il était lui-même étudiant en littérature on n’imaginait pas un conférencier qui, avant de ranger ses notes, de serrer quelques mains et de partir pour de nouvelles aventures, ne rappelât, avec l’air de gravité qu’il fallait, que notre civilisation savait désormais qu’elle était mortelle. Eh bien ! Elle est morte !

À votre santé ! Et à la prochaine !

N’attrape pas cette société !

LE MARCHÉ LXVI

Fini le temps où un mot, ce filioque que les chrétiens d’Occident voulaient ajouter au Credo pour signifier que le Saint-Esprit ne procédait pas seulement du Père mais aussi du Fils, allait changer la face du monde ! Rangés en éléments de langage et devenus des OGM de la parole et du texte, les mots se plaisent de plus en plus souvent à rappeler qui ils sont en tendant aux orateurs officiels le piège gentiment terroriste du lapsus. Faute de pouvoir rendre de meilleurs services, c’est leur manière de témoigner que les orteils de la pensée politique ne sont pas parfaitement à l’aise dans les baskets de leur expression.
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En nous suggérant comiquement, par exemple, que le précédent ministre de l’Économie et des Finances travaillait vaillamment à faire sortir la France de l’Europe, le lapsus – boule puante et fluide glacial – défend à sa manière la cause du langage. Il ne nous laisse pas oublier qui sont les mots, d’où ils viennent, ce qu’ils valent, qu’ils sont une Indochine ou une Algérie, qu’on ne gagnera pas contre leur lancinante rébellion, qu’on n’enchaînera pas leur liberté. Ce sont eux qui nous tendent les pièges, pas le contraire, comme l’imagine la niaiserie communicante ! Leur réseau descend incomparablement plus profond que le sien. Quoi qu’elle bafouille, ils l’enserrent et l’étoufferont.
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Les lapsus, ces gros orages rieurs, nettoient, si nous avons une once de généreuse humilité, le ciel de nos vaniteux arrangements. Ces tonitruants pataquès nous prennent par l’oreille et nous remettent devant notre ouvrage comme on nous remettait devant notre cahier. « Fais donc attention à ce que tu lis, nous disait-on, pense à ce que tu écris. » Aucun Grand Guignol médiatique, aucune prestidigitation technique, aucune salade idéologique, aucun ressentiment hâtivement grimé en salut universel ne nous dispensera jamais d’un instant de loyale attention. C’est là-dessus, après la grande épreuve du doute, que les existences chancelantes et les pensées bricolées peuvent se refonder, et avec elles le monde, même si l’adolescent attardé qui est en nous voit dans l’attention une punition archaïque, l’aliéné de l’apparence une mesquinerie, l’exalté de la construction une perte de temps. Elle les retrouvera tous dans le fossé quand elle resurgira de la terre où la porte dérobée des mots l’aura invitée à cheminer.
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Refonder l’existence du monde… Pourquoi pas celle du Monde aussi ? Voyez ce numéro d’il y a quelques semaines dans lequel était analysé un rapport de Jean Pisani-Ferry sur les difficultés de la France. Une mine d’or.
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Cette citation d’abord, qui fournit son titre à un article : « Les Français ne croient plus à la croissance. » À ou en ? Si l’on veut dire que les fins de mois sont dures et que les gens commencent à se fatiguer, faut-il vraiment un rapport pour l’établir ? Qu’est-ce que ne pas croire à la croissance ? Elle se fait attendre, certes, mais ce n’est pas l’Arlésienne. Si les jeunes ne l’ont pas connue, ils en ont entendu parler. Leurs grands-parents, qui l’ont embrassée sur les deux joues, l’ont racontée à leurs parents. Tout le monde sait qu’elle n’a pas déserté l’Europe tout entière et que d’autres, ailleurs, la fréquentent assidument. Un mauvais génie aurait-il jeté un sort à la France ? Allons ! On croit à la croissance comme on croit à la pluie, au beau temps, à la grippe, au tiercé : ça va, ça vient, un jour avec, un jour sans. On râle contre l’été pourri, mais on sait bien que le soleil existe. Ne pas croire à la croissance a peu de sens.
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Ne serait-ce pas plutôt en la croissance que les Français ne croiraient plus ? Vieille histoire du catéchisme. Croire à Dieu : croire qu’il existe. Croire en Dieu : croire qu’on peut se fier à lui. Et Pascal : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »
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L’absence de croissance ne fait pas désirer la croissance comme le désert fait désirer le point d’eau. Elle la démystifie, au contraire, elle la montre comme elle est, un fusil à deux coups qu’on recharge indéfiniment : la frustration par la fausse espérance aujourd’hui, la frustration par la fausse satisfaction demain. L’exercice est lassant, sa séduction s’épuise, les sociétés, elles aussi, se lassent. Les pauvres et les modestes n’exigent pas la croissance, ils appellent de leurs vœux un sort moins difficile. Ont-ils tort ? Sont-ils par trop ignorants, ces rustauds, de la réalité économique ? Les pétards des scandales qui éclatent à chaque coin de rue ne leur suggèrent-ils pas que leurs maux sont loin d’être tous imputables aux mauvais chiffres qu’on va bientôt leur annoncer ? Ne pas voir les choses à travers des vitres fumées ne les rend-il pas plus sensibles à quelques évidences ? Ne s’empresse-t-on pas d’expliquer qu’ils ne croient plus à la croissance pour ne pas avoir à constater qu’ils ne lui font plus confiance, qu’ils ne croient plus en elle ? Une politique en difficulté, c’est fâcheux. Mais un monde qui s’écroule…
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Ici, le tabou. Mépriser la croissance, le développement, le progrès, la mondialisation : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, l’argent : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le désir tordu de la puissance : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, les images qu’il suggère : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, la servitude frustrante : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le refus de soi-même. Sous la menace des brodequins ou de l’eau, le suspect d’hérésie s’empresse d’affirmer qu’il croit correctement à la croissance : il veut dire, bien sûr – on ne lui en demande pas plus – qu’il croit qu’on peut parfois la constater. Ou à l’entreprise : il veut dire qu’il sait qu’elle existe et qu’elle pourrait être utile. Complice d’une ambiguïté qui l’arrange, l’inquisiteur n’insiste pas, il file regarder Canal Plus chez sa copine, tout le monde se quitte vivant et cocu. Personne n’a voulu faire attention, il y a eu du lapsus dans l’air. Personne n’a dit ce qu’il redoutait vraiment, ce qu’il espérait vraiment, ce qu’il désirait vraiment. La pudeur du corps est parfois excessive, celle de la pensée l’est toujours.
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Nous vivons sur fond d’angoisse fabriquée. Celui qui ose le suggérer n’a à craindre du Comité Central de la Mondialisation ni l’eau ni les brodequins ni la gégène : il suffira qu’on le désigne à la vertu des consommateurs comme un peureux, un trouillard, un dégonflé, un froussard, un pétochard, et qu’on lui en fasse honte. J’exagère ? À la une du même numéro du Monde, commentant le rapport de Jean Pisani-Ferry, un journaliste anonyme, – la plupart du temps, ce sont les clients des médias qui le sont, sauf à l’instant où ils s’abonnent – un journaliste désigne donc les trois causes des difficultés françaises. Les deux premières, d’ordre économique, n’appellent aucune réponse de mon incompétence. La troisième, d’une nature radicalement différente, m’a semblé extraordinaire. Cette troisième raison de nos malheurs, c’est « la peur de la mondialisation ».
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Ainsi, pour la première fois au monde et au Monde, le Grand Cirque de la Modernité est heureux de nous présenter le plus stupéfiant numéro de double contrainte jamais réalisé : une machinerie tout entière conçue pour dominer reproche à ceux-là mêmes qu’elle terrorise de se sentir terrorisés. Quel meilleur écho la brutalité de la pensée peut-elle faire à la brutalité de l’action ? Oublieux des glas qui ont déjà retenti, on balaie avec mépris les lâches inquiétudes qui sonnent encore le tocsin. Les esprits rebelles n’ont rien à dire du drame de l’époque, ni les sentiments sauvages, ni les manières d’être irréductibles : tout cela n’est que bizarrerie inutile, mauvaise volonté, pusillanimité, stupide obsession du complot. Rien de positif là-dedans. « C’est moi qui vous le dis – ego nominor leo -, moi qui m’appelle le Lion, moi qui suis le caïd, moi qui mondialise. C’est moi qui vous le dis, donc que chacun se le dise. Démocratiquement, s’il vous plaît. »
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Que faire alors ? Rêver. La liberté agitée des petits poissons dans l’épuisette, ça lasse. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » J’ai lu avec plaisir que Julia Kristeva aimait beaucoup cette pensée. Moi aussi, pas nécessaire d’être maoïste. Le recours à l’antre. Le réseau anti-réseaux. La solitude habitée. Le commencement permanent. L’inchoatif : je viens, je vais venir, c’est en train de naître. Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement. Janine Aeply, éditrice au Mercure de France dans les années soixante, m’en avait indiqué l’adresse en commentant laconiquement mon premier livre. « Celui-là, avait-elle dit, c’est l’enfance. »
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La peur. Porche de la libération si elle peut être partagée, enfer et prison quand elle ne le peut pas. Quand l’autobus me ramenait à Montrouge lesté d’une mauvaise note, ce qui n’était pas trop rare, une sorte de bas-relief publicitaire, au-dessus d’une charcuterie du carrefour Alésia, m’enseignait affectueusement la relativité des souffrances humaines. On y voyait une jolie petite fille consoler un énorme cochon rose en larmes : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » Nous avons tous besoin de « n’aie pas peur », j’en ai eu ma collection. Un « n’aie pas peur » rieur quand la boule de coton hydrophile dégoulinante d’alcool à quatre-vingt-dix s’approche de mon genou ensanglanté. Un « n’aie pas peur » sans conviction mais qui part de plus profond le matin où, dans la cuisine, le médecin m’a immobilisé dans un drap pour m’opérer des végétations, et maintient sur ma bouche un tampon d’éther qui me fait lentement étouffer.
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Il parle comme Le Monde ce petit garnement qui veut que je profite avec lui d’une absence de l’abbé pour visiter son bureau et y dénicher la boîte de biscuits et la discutable boisson à l’anis qu’on appelle alors coco. Sa proposition m’indigne, je la refuse noblement. Il me répond d’un air dégoûté : « C’est parce que t’es pas cap’. T’as la trouille. T’as les foies. » Et même, ce qui enrichit mon vocabulaire : « T’as pas les couilles. » Mais, dans sa colère, je vois de la déception. Il veut les biscuits et le coco, mais il veut aussi qu’un secret vienne sceller notre amitié. Comme je regrette d’être si déplorablement bien élevé ! Lui-même, finalement, n’a pas l’air trop sûr de son coup, il est comme moi, il se demande s’il est lâche ou courageux. Un peu des deux, comme on répond au marchand de glaces : vanille et fraise. Je me rappelle qu’on s’est disputés, j’ai choisi pour la première fois un mot bien gros et bien gras dans le vocabulaire interdit, puis nous en sommes restés là. Nous nous faisions quand même un petit signe, après, quand nous nous croisions.
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Mais non, il ne parle pas comme Le Monde ! Dire que c’est la peur de la mondialisation qui fait que les choses vont mal, ce n’est pas parler. Ce n’était pas cela le journal que j’estimais, au temps où André Fontaine le dirigeait, quand, avec quelle fierté, je collaborais à sa fameuse page deux, la page Idées de Bruno Frappat. Un thème, trois articles, des confrontations loyales, parfois vives, personne n’aurait eu l’idée d’avancer des arguments de propagande.
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Il me dit que j’ai les jetons, les foies, mon copain, tout ce qu’il veut, mais c’est lui qui me le dit. Avec ses jetons et ses foies à lui. Avec son envie d’aller piquer le coco, un brin plus forte que ce qui le retient d’y aller, et qui veut faire basculer dans le même sens mon envie à moi, un fifrelin plus faible. Ce qui est bon, ce qui est mauvais, nous le pesons ensemble. Les adultes, c’étaient nous, nous les gosses, nous les mômes. Et quand je lui lance un gros mot, c’est ma manière maladroite de lui dire qu’on est du même bord, qu’il n’est pas plus du côté des voleurs que je ne suis du côté des gendarmes, que ce qu’il s’apprête à faire j’ai envie aussi de le faire, que je le ferais peut-être si j’étais plus audacieux, mais que j’ai quand même besoin de lui expliquer, parce que je l’aime bien, qu’au fond ça me dégoûte un peu. Nous ne nous faisons pas la leçon, nous ne nous installons pas sur quelque escabeau d’affirmation à la manière de ces vendeurs, dans les boutiques où l’on achète des téléphones, qu’on juche comme des prédicateurs sur de ridicules perchoirs et que les clients – béni soit le CAC 40 ! – regardent d’en bas.
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Cette cour poussiéreuse, j’y songe maintenant comme à une rivière où mon copain et moi nageons côte à côte, novices et maladroits, dans la même eau, dans le même doute, dans le même amour de la vie. Mais quand Le Monde me reproche d’avoir peur de la mondialisation, quand descend de je ne sais quelle instance glacée, désossé de toute pensée, scalpé de toute expérience vivante, ce jugement formolisé, alors cet amour de la vie me souffle un refus d’une implacable sévérité. Et je sens au fond de moi que c’est rigoureusement la même chose, que l’un implique l’autre, qu’une tendresse qui ne combat pas n’en est pas une.
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Est-il absurde de ne pas vouloir confier le sort du monde, je ne dis pas à des banquiers, à des hommes d’affaires, à des capitaines d’industrie, mais aux portions des cerveaux de ces banquiers, de ces hommes d’affaires et de ces capitaines d’industrie qu’on leur a appris à mobiliser pour s’occuper des affaires publiques ? J’ai eu à fréquenter ces gens. J’ai gardé un excellent souvenir de certains d’entre eux, un souvenir lointain du plus grand nombre, un très mauvais souvenir de quelques-uns. Mais si je cherche ce qu’ils ont en commun, la réponse est évidente : on les a formés à devenir les meilleurs représentants de ce que la modernité a de plus réducteur, de plus étroit et, finalement, de plus terroriste, de plus objectivement terroriste. Quelques-uns prennent conscience de ce danger et tentent de le conjurer, par exemple en s’aventurant audacieusement dans l’étude des arts et des lettres. Malheureusement, ils y apportent le plus souvent la logique de leur formation première, la nourrissant en quelque sorte d’aliments nouveaux. L’idée qu’ils se font de la culture, quand elle n’est pas mondaine, est opératoire, ce qui est plus fâcheux encore. Je les crois mal placés pour faire face aux tourments de l’époque et ne peux souhaiter les voir arriver aux commandes de la nation ni, a fortiori, à celles du monde. Je dois toutefois tempérer ce jugement. Il n’eût peut-être pas été très différent si j’avais surtout rencontré des avocats, des médecins, des professeurs ou des journalistes. Je tiens pour un fardeau inutile et encombrant un sentiment excessif d’appartenance à un corps. Il étouffe l’imagination, encadre l’intelligence et relève de l’immaturité plus que de la solidarité. On nous parlait naguère d’hapax, ces mots qui ne sont attestés qu’une fois et ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Notre monde a besoin d’hapax citoyens plus que de militants ou de représentants,  c’est en eux qu’il résonne le mieux. À l’heure où l’ADN nous enseigne que la biologie elle-même, siège du déterminisme, s’individualise en chacun de nous, il est triste que l’esprit et la sensibilité, qui relèvent de notre singularité, ne sachent que se noyer dans une massification pitoyable. Aucune communauté humaine ne peut naître de ce dévoiement : au mieux une collectivité, au pire un troupeau, une horde avec des habitudes de dressage et quelques récompenses octroyées.
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Quelques lignes de la nouvelle d’Aragon Le Mentir-vrai ne cessent de me faire rêver. Elles livrent un secret de son enfance qu’il prête à Pierre, son héros : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. (…) J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. »
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J’ai quelquefois lu ce texte dans les sessions. Il touchait les petits et les humbles et suscitait en eux cette sorte de tristesse qui n’est pas triste, comme une eau qui revient à la terre. Il émouvait aussi les puissants et les riches, un instant, mais vite il les embarrassait. Je les voyais désolés de n’avoir aucun tiroir pour l’y ranger. Ils étaient pressés de trouver la transition, la sortie, le rebond, ils étaient acculés au mensonge, condamnés au théâtre.
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C’est un jeu amusant de chercher entre amis à quel personnage de la mythologie on aimerait s’identifier. Moi, c’est à Antée, fils de Gaïa, la Terre, à qui elle rend ses forces à chaque fois qu’il la touche. C’est vrai, le plus souvent ça marche, le bitume et la poussière de mon enfance me trahissent rarement, c’est comme un fond d’être à ma disposition, un décor vide, grisailleux, où s’impriment parfois des visages et des saynètes. Voici qu’un colporteur qui s’est un peu mélangé les pinceaux dans les numéros des siècles vient nous placer de la mondialisation sur le ton engageant qu’emploie « ce grand journal du soir dont le titre est écrit en lettres gothiques », comme l’appelaient à Alger les officiers du 5ème Bureau, toujours finement allusifs. Que fait-il, mon copain ? Il regarde le gars avec suspicion, s’approche tout près de lui puis, nez levé, yeux dans les yeux, lui pose avec ces mots ailés la question radicale et comme dirimante qui met rituellement fin à tout débat où risquent d’être confondues réalité et illusion : « T’as vu jouer Ben Hur en slip ? »
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Loin de moi de prétendre analyser, commenter, synthétiser les dénotations, connotations et implications d’un propos aussi chargé de signification, aussi lourd de non-dit. Je m’empresse de croire que le débat en aurait été clos et verrouillé, n’osant imaginer quelle suite funeste le destin aurait donné à la circonstance si d’aventure ce malheureux colporteur, ivre de masochisme, s’était mis en tête de nous expliquer qu’il lui fallait, pour que nous comprenions mieux son propos, nous faire un peu de pédagogie… Je tiens trop à la réputation de ce site pour en dire ici davantage.
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C’était un temps où, somme toute, le peuple résistait encore bien aux médias, même s’ils n’en avaient pas l’étiquette. On ne cherchait pas les valeurs de quelqu’un comme on retourne le col d’une chemise pour vérifier sa taille ou voir si elle va à la machine. On savait illico si quelque chose valait le coup, valait la chanson, valait le dérangement, valait le détour, on le savait sans le demander à personne, sans même se le demander à soi-même, on le savait par une sorte de participation intime à l’évidence. Mon copain de Montrouge comprendrait parfaitement, lui, que je n’ai pas peur de la mondialisation, pas plus que je n’avais peur de l’infusion de bourdaine que ma mère tentait de me faire boire quand une indigestion sanctionnait ma gloutonnerie, il saurait que je rejette l’une comme je refusais l’autre, que je déteste la mondialisation autant et plus que je détestais la bourdaine. Cette appréciation populaire immédiate, j’ai été très ému de la retrouver dans un des hommes les plus finement cultivés que j’aie rencontrés, ce Stanislas Fumet dont je suis heureux d’entretenir le souvenir. Je le vois écouter avec bienveillance, avec une attention infinie, l’interlocuteur qui lui vante quelque billevesée à la mode. Il écoute ce qu’on lui raconte, mais il écoute aussi l’interlocuteur lui-même, ce que disent ses silences. Non pas pour deviner comment il est fait, de quoi il souffre, ce qu’il désire. Il écoute comme on attend le passage d’un oiseau. Il cherche et tout à la fois il crée – il invente – en cet autre le déséquilibre fécond qui va le faire se reconnaître lui-même. Et celui-ci ne peut que rire, dès qu’il énonce quelque chose, de s’en trouver déjà si loin. Aussi, quand Fumet, plus gai et taquin que jamais sans que cela altère en rien son autorité, lâche « Je comprends, mais ça n’a pas de valeur. », c’est comme s’ils venaient de le dire à deux voix, comme s’ils renaissaient ensemble d’une énorme baliverne.
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Cet écrivain, cet artiste, ce penseur parlait comme mes copains de banlieue. Le peuple a ses raisons, voilà le titre d’un de ses livres. J’avais deux fois confiance. Et je continue à me méfier de ce qui, contre lui et contre eux, n’a que le souci obstiné, cruel et bête d’exister, comme on dit aujourd’hui quand on fait de la pub à son néant.
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De quoi me parlent-ils ensemble, ces gamins et ce vieux monsieur ? Pas du vert paradis, pas de l’innocence, pas de Mozart qu’on assassine. Ils parlent d’un point de départ, d’un même point de départ, celui par lequel les jeunes commencent leur course, celui par lequel les vieux la terminent. Ils disent que l’enfance est un point de départ, la vie un point de départ, la vieillesse un point de départ. Et ils se demandent si la mort elle-même ne serait pas un point de départ. Les gamins n’en savent rien, ça les inquiète ; le vieux monsieur le croit, il en sourit. S’ils me désignent un point de départ, un terminus a quo, ni lui ni eux ne me montrent par contre aucun point d’arrivée, aucun terminus ad quem. Ils me disent ensemble que l’avenir tient tout entier dans le commencement, qu’il n’en est pas la suite, encore moins la réalisation, qu’il en est le déploiement, la magnificence et la munificence, la gloire. Ils me disent que tout le monde est fauché dans son commencement. Que l’achevé nage dans l’inachevé, que l’enfance n’est pas une préparation à la mort, à la prudence, à l’organisation. Cet homme qui savait tout et ces enfants qui ne savaient rien se laissaient voir à leur point de vérité, comme on dit que l’eau est à son point d’ébullition. Les gens de cette espèce, plus le regard se pose sur eux, plus cela sent le voyage, un vagabondage puissant et farfelu dans une contrée inconnue où tout le monde se souvient d’être déjà allé.
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Philippe Murray avait raison de brocarder les avancistes. Ils fleurissent quand rien n’avance plus, et il y a longtemps que la société de consommation et de communication n’avance plus. Elle continue sur son erre, à la manière d’un paquebot que ne propulsent plus ses moteurs mais seulement l’énergie résiduelle qu’il a emmagasinée. Le pilote a su à l’instant que la machine avait lâché, mais une société n’est pas un paquebot. Cet instant-là s’y étire interminablement, rien ne prouve jamais que les moteurs soient en panne, on croit à ceci aujourd’hui, à cela demain, on navigue entre promesses et déceptions, tant de manœuvres sont à la disposition de tant de responsables ! C’est le temps de l’angoisse diffuse, omniprésente. Des remèdes, vite, des remèdes tout de suite, on cherchera plus tard à quoi. Qui verra que tout cela est un point de départ, qui verra que tout cela est une mue, un dépouillement, qui retrouvera-t-on sur la plus haute passerelle, debout et rieur ?
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Il ne flotte pas droit ce ferry Société où nous sommes embarqués, comme on dit des cavaliers qui ont perdu le contrôle de leur cheval. Personne ne s’étonne donc quand le commandant, suivi de ses officiers rangés par ordre d’importance décroissante, défile dans les coursives en chantant à tue-tête qu’il faut se mettre en mouvement, en mouvement, en mouvement ? Pourquoi tricoter à cette future épave ce survêtement de sens quand il est clair qu’elle va bientôt offrir aux photographes l’image de son échouement ? Le meilleur tri sélectif, n’est-ce pas de séparer autant que possible, en préparant ses bagages, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ce qui est vie et ce qui est mort ? Et à qui demander conseil si ce n’est à l’enfant qu’on porte en soi, à cet enfant-soi qui a tellement envie d’y aller de ses véridiques naïvetés ? Serait-ce parce que nous sommes fidèles à une grande chose entrée en agonie que nous demeurons si craintifs ? Mais non ! Elle susciterait le silence, la gravité, elle effacerait les haines et ferait oublier les rivalités, elle serait ferveur et communion. Est-ce là ce que nous voyons ?
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Nous voyons un feuilleton dont les supposées élites recyclent infatigablement les épisodes et que la fourchette d’argent des médias monte consciencieusement en neige. Nous voyons les pensées creuses nichées dans les grands mots, les indignations précuites en tête de gondole, les phobies collectives télécommandées, les aigres chicaneries de techniciens, la production non stop d’escarmouches dérisoires, les goujateries d’employés indélicats qu’on honore du mot bien trop beau de scandales. Nous voyons, le temps d’un sein nu entre deux slogans, une société devenue une usine à piétinement qui ne peut inspirer qu’un peu de colère, pas mal de dégoût et un camion d’indifférence.
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Quoi d’autre ? Ce pain est moisi. Cette eau est fétide. Ces fruits sont secs. Ces vaches-là n’ont pas de lait. Les deux pas en avant ne vont plus nulle part. Ce cinéma, ça ne marche pas. Et pourtant, se limitant à ce constat, on n’est pas content. On a ouvert en soi les vannes d’un regret lancinant, d’une lugubre insatisfaction dont tout ce qu’on pourra imaginer de divertissant ne divertira pas. L’adieu au monde non plus, ça ne marche pas.
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Les mots. Il faut les écouter avec la même attention, dans quelque bouche qu’ils se forment, indifférent aux camps, aux querelles, aux anathèmes. Je ne partage pas beaucoup de points de vue avec Pascal Lamy mais, l’autre jour, à la radio, il a choisi une expression plus éclairante que trois cents volumes de science politique. « Cette planète… » a-t-il dit, parlant de notre Terre. On sait que l’homme qui désigne ainsi cette grosse boule irrégulière qu’on appelle le plus souvent la planète, notre planète ou encore, quand on veut faire malin, notre vieille planète, a été pendant huit ans directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je n’ai pas vérifié cette intuition mais je parie que l’expression n’est pas apparue tout de suite dans son langage, qu’elle y est venue peu à peu, subrepticement, projetée à l’air libre par un inconscient fort intelligent que je suis heureux de saluer.
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J’écris ces lignes à la campagne. Je peux parler de cette maison, de ce jardin, de ce village, de cette région. Je peux aussi parler de ce pays, à la rigueur de ce continent. Et même, comme tout le monde, de la planète. Mais de cette planète ? Il faudrait que je songe à une autre, à Mars, à Vénus, à Pluton. Que je parle de notre Terre comme de ce chocolat, pas de ceux de l’autre rangée. Ou de ce livre, à un mètre de moi, pas de ceux qui l’entourent, l’escortent, le soutiennent.
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Et Pascal Lamy ? J’imagine que la parcourir en tous sens, cette planète, lui a donné une conscience plus vive de ses limites et a envoyé plus loin son regard et sa réflexion. Mais le directeur général de l’OMC n’est pas celui de l’UNESCO. L’expansion, la conquête de nouveaux marchés, la compétition, le développement, voilà l’ordinaire d’un vocabulaire qui attire aussi l’attention sur la limite, mais tout autrement. Le voyageur médite, le businessman s’inquiète et trépigne. Aux yeux du premier, la limite est dépassement, aventure, spéculation intellectuelle, contemplation. Aux yeux du second, elle est frein, sanction, interdiction, échec. Il y a la trace de cette ambiguïté dans « cette planète ». D’un côté, une inquiétude intemporelle, de l’autre une fin de partie signifiée. Qui écrira ce beau roman ?
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Personnages principaux, ceux qu’on rencontre le plus souvent quand on dirige l’OMC, gens de pouvoir, financiers, hommes d’affaires pour qui la planète est un terrain de manœuvres quand elle n’est pas un champ de tir. Tous sont confrontés à un fantasme effrayant qui se précise chaque jour : elle devient trop petite, cette planète, pour le mythe qu’on lui a bâti sur mesure. On ne peut éternellement faire semblant : la mondialisation ne dormira pas encore longtemps dans ce lit trop petit. C’est vrai. Son essence est de reposer sur un délire qui ne supporte aucune limite, qui ne tire sa vraisemblance qu’à repousser toujours ses frontières, à retarder l’instant maudit où il rencontrera la réalité, où il se heurtera, comme l’Aiglon, à la flamme qui brûle ou à la pointe qui pique. Ce remuement infantile de matière ou de matières tient tout entier dans la promesse d’un plus, d’un encore, d’un toujours, d’un miracle automatique. Or, cette planète, il faut commencer à la regarder d’un peu loin, à douter d’elle. On en a trop souvent fait le tour, on va être obligé de chercher ailleurs. Qui on ? Ni vous ni moi, j’imagine, ni aucun de ceux qui trouvent en elle un signe, une allusion, qui entendent en elle une voix ou un silence, qui aiment en elle une compagne de sens, qui cherchent en elle le mystère dont ils sont faits. Qui on alors ? Les fous malheureux, ou les malheureux fous, qui se confient à l’ivresse de déchaîner la puissance des choses, les peureux diserts et nuancés qui leur font écho, et les domestiques de toutes livrées, épris du vivre-ensemble des têtards, qui leur lèchent réalistement les bottes en songeant, ce en quoi ils sont infiniment moins que des domestiques, qu’une condition subalterne, ils se le récitent chaque soir avant de s’endormir, dispense de toute responsabilité et, au fond, de toute existence autre que formelle, citoyennement formelle naturellement.
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Voici le secret qui transpire chaque jour un peu plus : la mondialisation et l’univers qui la porte, qui la couvre, qui la maque, c’est du passé. On a encore l’air d’inventer, mais ce n’est pas vrai : en réalité, on finit le job, comme disent les généraux quand on n’a pas encore tué assez de gens. La folie n’a plus assez d’espace. On est encore en marche avant, mais on a déjà programmé la marche arrière, même si – surtout ne le dites pas – la marche arrière elle-même est impossible : a-t-on jamais vu une vague revenir sur elle-même ? Il faudrait trouver autre chose, mais il n’y a plus rien. La troupe le sait qui commence à prendre ses aises. Ah ! Ces gens à poil devant la ministre de la Culture ! L’image restera, plus forte que les raisons du conflit. Ils l’interpellent, elle n’a pas le geste de colère qu’il faut, elle ne passe pas son chemin, elle entame, blanche de peur, un dialogue grotesque devant les policiers tétanisés. Instant étonnant. De part et d’autre, on oublie le sujet, on oublie les revendications dont on feint de parler. Le monde se met à nu. Le pouvoir ne peut rien. Nous arrivons au bout.
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Que peut-on faire d’une violence qui ne peut plus se faire oublier ni en se projetant éternellement en avant ni en rebroussant chemin ? La prendre sur la gueule si l’on est faible, la balancer sur la gueule des autres si l’on est fort. C’est très exactement ce qui arrive.
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Il m’a fallu réécouter pour en être certain. Patricia Chapelotte, une communicante de grand renom, quand on lui a demandé s’il lui est arrivé de mentir aux journalistes, a répondu : « Bien sûr. On arrange la vérité. On est des commerçants. » C’était dans l’émission Jeu d’influences, de Luc Hermann et Gilles Bovon, diffusée le 6 mai 2014 à 20h35, sur France 5.
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Pourquoi des commerçants ? Quand ma grand-mère se plaignait d’un boucher trop brusque ou d’une épicière grincheuse, elle disait précisément qu’ils n’étaient pas commerçants, c’est-à-dire attentifs, aimables, fiables. Dans les villages alentour, on a dû se sentir offensé. On trouve dans les boutiques des gens habiles, gros travailleurs pas nés d’hier, certes, mais qui ne mentent pas, et dont la bonne humeur favorise la communication, la vraie. Patricia Chapelotte doit avoir en tête d’autres échoppes.
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La communication ment. Peu m’importe si c’est Pierre, Paul ou Patricia. L’outil, la technique, la méthode, le projet que servent les communicants, et qui les sert, implique le mensonge, voilà ce que j’entends. Système nerveux, inspiratrice et fleuron de la modernité, cette activité ne se soucie pas de la vérité. Stéphane Fouks, il est vrai, dit le contraire et voit dans son métier un « exercice de la vérité ». Mais il ne parle en fait que de l’exactitude des informations données sur les produits, ce qui est loin de faire le tour de la question.
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La morale et la vérité – on s’en est persuadé une fois de plus, l’autre jour, en écoutant Hillary Clinton, si respectueusement interrogée par Caroline Fourest -, sont les deux jambes de la propagande de la mondialisation : sans elles, c’est le Brésil sans Neymar. Quoi qu’il en soit du débat interne à la profession, le formidable aveu de Patricia Chapelotte est donc un événement majeur : jusque-là contenue dans les limites de l’éthique et de la moralité convenue, la violence qu’exprime la communication s’en libère et tente pathétiquement de forcer le passage. Certains penseront à Prométhée, d’autres à « l’esprit qui toujours nie », comme disait Goethe du diable, d’autres encore entendront l’écho lointain des grands totalitarismes en phase terminale. Quoi qu’il en soit de ces allusions, il est clair que la communication, arrivée presque à bout de course comme le délire de puissance auquel elle fournit ses éléments de langage, interdite comme lui d’expansion et comme lui incapable de faire marche arrière, n’a plus, tel un dragon dans un mauvais film, qu’à se détruire elle-même, révélant ainsi ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, ce qu’elle est et ce qu’elle sera jusqu’à ce qu’elle ait fini de glisser lentement sur son erre : rien.
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Patricia Chapelotte n’a aucune chance de m’entraîner dans son nihilisme pratique, mais je ne la combattrai pas avant de la saluer, et même de la saluer deux fois. Parce que sa déclaration, que j’exècre, est néanmoins courageuse : elle a choisi, ce qui est rarissime en ces temps de demi-habiles, de dire ce qu’elle pouvait se contenter de faire. Et surtout parce que, le disant, elle contribue au progrès d’un débat que la plupart des gros malins s’ingénient à masquer, à truquer, à nier.
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D’autres devront se contenter du léger mouvement de chapeau dû à notre commune condition humaine, en quelque état qu’elle se mette et que nous la voyions. J’étais de plus en plus morose au fur et à mesure que je prenais connaissance de la croisade qu’un « cabinet de prévention » entreprend de mener dans les entreprises et les administrations contre les « incivilités » qui, comme une enquête commandée par icelui cabinet l’a dûment établi, y règnent cruellement, quand une drôlerie est venue se piquer dans mon humeur chagrine pour m’arracher un sourire et me remettre en selle 1.
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Encore les mots… Dans un document largement et docilement évoqué par la presse, le directeur de cette société, avant de rédiger l’ordonnance censée éradiquer le mal, évoque « l’essor » de ces vilaines manières. Un consultant engagé comme plume auxiliaire lui eût sans doute suggéré d’arguer plutôt de leur tragique augmentation, ou de leur inquiétante multiplication, ou encore de leur inexorable contagion, voire de leur dramatique irruption, et de réserver le beau mot d’essor au chiffre d’affaires à venir qui, si l’on en croit les moyens déployés pour triompher de ce que les dociles et paresseuses gazettes n’hésitent pas à nommer un fléau, ne manquera pas de s’envoler très haut dans le ciel managérial. Fléau aussi m’a amusé, d’ailleurs, mais j’ai eu tort : avec cette idée de blé qu’il suggère, c’est bien le mot qu’il faut.
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Voyons. Personne n’avait encore remarqué à quel point ces incivilités sont pernicieuses ni quel poids elles font peser sur les salariés comme sur les entreprises et les administrations. Pour les premiers, les conséquences d’un phénomène qui aurait « la perversité silencieuse de l’amiante » seraient physiques autant que psychiques et iraient jusqu’à attaquer « les fondements identitaires de l’individu ». Bigre ! Quant aux organisations, ces attitudes inciviles en perturberaient le bon fonctionnement et saperaient « ce qui constitue leurs principaux « actifs incorporels » : la motivation et l’engagement des salariés à l’égard de leur travail et de leur entreprise. » Re-bigre !
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On notera évidemment quelque différence de degré d’être entre ces fondements identitaires et ces actifs incorporels, d’une part, et les incivilités en question, d’autre part. Il ne s’agit en effet, qu’on se rassure, ni d’attentats aveugles ni de déprédations sauvages, mais de ces incidents quotidiens qu’on trouve dans les familles nombreuses et les colonies de vacances sans qu’ils nécessitent l’intervention d’une armée de consultants. Voici la liste des forfaits et des crimes qui font trembler sur ses bases l’économie française : côté incivilités externes – celles qu’on reproche au public -, resquiller dans la file d’attente, parler trop fort, être accompagné d’enfants bruyants, ne pas dire bonjour, tutoyer sans réciprocité et même, ce qui est limite tragique, faire preuve d’irrespect par le regard ou la voix. Côté incivilités internes – celles qu’on reproche aux collègues – laisser les espaces communs sales ou en désordre, faire trop de bruit, couper la parole aux collègues, arriver en retard sans s’excuser et, comme le raton laveur de Prévert, ne pas dire bonjour.
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Voilà donc, comme on a l’aplomb de nous l’affirmer, ce qui inflige à 77% des salariés stress, anxiété et troubles du sommeil et qui, voyez la précision, affecte la productivité de 75% d’entre eux ! Je ne doute pas de l’exactitude de ces données, mais je mets ma main au feu qu’interrogés de la même manière, les membres de toute collectivité humaine, même la plus chaleureuse et la plus fervente, et même les moines du plus retiré des couvents, auraient en quelque manière à se plaindre du comportement de ceux avec lesquels ils vivent ou travaillent. Héloïse elle-même se plaindrait de voir toujours Abélard dans ses bouquins, et Philémon regretterait que Baucis rate la mayonnaise. Ces gens n’auraient toutefois aucun plaisir à faire état de ces embarras ou ne le feraient qu’avec humour : l’adhésion qu’ils donnent à une vie conjugale ou collective dans laquelle ils trouvent du sens mettrait immédiatement en perspective ces inévitables occasions d’agacement dont les officines de formation feraient bien de se demander si elles en sont elles-mêmes protégées. Mais les grandes entreprises n’ont plus rien à mettre en perspective pour la simple raison qu’elles n’ont pas de perspectives autres que brutales ou insignifiantes. Affirmer ou maintenir leur pouvoir est devenu leur obsession et on appelle désormais formateurs ceux qui les y aident. Elles vont donc, comme le fait la mondialisation toujours et partout, se servir des dégâts qu’elles provoquent pour resserrer leur emprise. Oui, ils souffrent de stress, d’anxiété, de troubles du sommeil, ces salariés. Eh bien ! Parfait ! Cela aussi sera mis sur leur compte, la machine à diviser tourne rond. En se frottant les mains, on va défendre Paul contre Pierre et Pierre contre Paul, la haine y retrouvera ses petits, le patron son importance, les affaires leur essor.
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Et cette malveillante bienveillance va justifier les grandes manœuvres d’une prétendue formation qui, certaine de posséder le secret des bonnes attitudes et indifférente au ridicule qu’il y a à donner des leçons de morale à des adultes, va fourrer son nez dans toutes les relations des salariés, celles qu’ils nouent avec le public comme celles qu’ils entretiennent avec leurs collègues.
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Côté relations avec le public, on formera les agents à « des techniques simples de prévention basées sur une communication positive et non violente ou des techniques de désescalade des tensions. » Comprenez qu’on va former les salariés à se désintéresser toujours plus des souffrances et des difficultés qu’on leur confie, comprenez qu’on va leur enseigner à jouir de la supériorité que leur donnent sur les clients la politesse de façade qu’ils leur opposeront et l’indifférence avare qu’elle masquera, comprenez qu’on va leur vanter comme une vertu cette froideur mécanique qui nous accueille sur les plateaux téléphoniques, comprenez que ces relations tronquées et précuites meurtriront les clients mais encore bien davantage les employés, comprenez qu’une fois encore le désintéressement des apôtres-managers organise la guerre de tous contre tous, comprenez que le seul gagnant, c’est Orwell, comprenez que la machine à décerveler va fonctionner partout. Fini le temps du client-roi, on va le discipliner maintenant, ce chieur, qu’il paye et qu’il se tire !
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Côté incivilités internes, on va « recueillir l’expression du vécu et des ressentis à travers différents moyens adaptés ». Le premier moyen adapté fait frémir : un « dispositif confidentiel de signalement et de soutien psychologique accessible par un numéro vert à tout salarié. » À quoi s’ajoute une « campagne d’affichage ou de communication interne [qui] désigne les comportements d’anxiété. » Je demande gravement au lecteur à quelles références historiques il songe quand quelqu’un a l’audace de désigner par voie d’affiches des comportements d’anxiété. Enfin, cerise sur le gâteau, « les nouvelles relations du collectif de travail sont consolidées par des ateliers de coopération qui réapprennent les mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien ». Des centres de rééducation, en somme… Là encore, à quoi songe-t-on ?
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« Mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien » ? La cordialité est un mécanisme ? Ceux qui ne sentent pas ce qu’il y a de stupide, ou plutôt de bébête, à accoler ces deux mots, prions pour eux Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais si, l’espérance vous ayant désertés comme elle m’en fait souvent la surprise, vous restez comme moi bovinement atterrés, alors, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, comme dit Eddy, reprenez avec moi tous en chœur la profonde, la puissante objection que l’héroïne d’un des plus grands maîtres de la langue française oppose à ce genre de vilenie : « Mécanismes, mon cul ! »
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Qu’une queue de cochon, comme on disait chez les scouts, ait pu lier à ces « incivilités » la souffrance plus que réelle des salariés, cela en dit long sur les « acteurs » ! Mais pas de grands mots, pas d’indignations historico-métaphysiques. Personne n’a rien vu, voilà. Toute la presse, toute la grande presse, toute la presse moyenne, toute la petite presse s’est délectée de l’information qu’on lui a glissée et l’a recrachée telle quelle, ravie d’apprendre aux salariés qui forment son lectorat qu’ils sont un lot de gougnafiers, une collection de malappris, une portée de goujats. Toute la grande, moyenne et petite presse a avalé avec le même entrain diagnostic et thérapie. Le Figaro a avalé. Le Monde a avalé. L’Express a avalé. La Croix a avalé. Libération a avalé. Le Nouvel Obs a avalé. Le Point a avalé. Challenges, France Info, La Tribune ont avalé de concert et de conserve, j’en passe et des moins bons. Pas un vétéran blanchi sous le harnois, pas une pimpante stagiaire pour se dire que quand un papier gras laissé sur une table envoie un type en dépression, il doit quand même y avoir un truc, il a dû se passer quelque chose dans le monde, dans l’entreprise, quelque part, qui a un peu aidé la manœuvre. Investigateurs comme ils sont, nos Rouletabille informatisés, ils n’ont pas eu envie d’y aller voir ? Ils font copistes ou quoi ?
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Il y a pourtant des gens qui l’ont vu. Devinez qui. Les salariés eux-mêmes. C’est marqué dans le document, tout à la fin, pour ceux qui veulent aller plus loin, comme il est comiquement écrit. Quand on leur demande à quelles causes ils attribuent la montée des incivilités, 71% mettent en cause l’évolution de la société et des mentalités, 62% les nouvelles technologies et 29% le cadre professionnel. Parfait. Et si on s’occupait de ça alors, plutôt que de jouer les flics au profit des patrons ? Enfin. À quoi va donc aboutir une opération qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la formation ? À alourdir le silence, à pourrir le climat, à fabriquer des faux bons, des faux méchants et des vrais jaunes, à jeter la querelle partout, à filer à chacun la haine de tous pour que, chaque salarié se reconnaissant enfin deux catégories d’ennemis, les collègues et les clients, les managers puissent tailler à volonté dans un tissu social effiloché, en lambeaux, dégueu. Tous les patrons veulent ça ? Tous les syndicalistes veulent ça ? Tous les journalistes veulent ça ? Et les formateurs ? Devenus pâtissiers ? Leur spécialité, c’est le flan ? Le flan à la managériale ? Vous ne voulez pas prendre de risques, les amis ? D’accord, mais faites gaffe, vous en prenez deux, un petit et un gros, un énorme. Le petit, c’est que vous vous accrochez à une planche pourrie. Le gros, l’énorme, c’est que vous allez vous débecqueter vous-mêmes.
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J’y suis dans cette société, et jusqu’au trognon ! Mais jamais je ne serai de cette société, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Ça sera ça, ma fidélité. La vertu, je ne connais guère, tellement moins que Péguy ! Le devoir m’a toujours emmerdé, tellement plus que Péguy ! Mais, dans cette société, non, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Je suis en exil avec ceux qui y vivent, ses affaires ne sont pas les miennes, je travaille à ce qu’elles ne soient pas les leurs. Je ne puis à la fois m’intéresser à mes semblables et me soucier de cette société, de ses valeurs, de ses fantasmes, de ses arrangements, de ses abcès qui crèvent. Il pourrait en être autrement, la société n’implique pas forcément ce recul, cette distance, ce dédain : aujourd’hui, elle est un décor pourri, s’occuper d’elle c’est veiller à ce qu’elle ne tombe pas sur la tête des comédiens, rien d’autre, rien de plus. Quand j’étais enfant, on me disait « N’attrape pas froid ! », on me disait « N’attrape pas mal ! ». Maintenant que je suis vieux, avec une jeunesse en moi dont je ne sais plus trop que faire, je dis de tout mon cœur à ceux que j’aime, comme on dégage les branchages que l’orage a jetés sur la route : « N’attrape pas cette société ! »

(3 août 2014)

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Notes:

  1. Voir sur Internet le dossier de presse du cabinet Éléas  Incivilités au travail, le vécu des Français.

La caserne libertaire

LE MARCHÉ VI

J’assiste en compagnie d’un ami arabe à un colloque Orient-Occident. Au programme, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, l’Iran. À la tribune, une rangée de chercheurs, jeunes et vieux. Les débutants commencent leur intervention en présentant leurs hommages rituels à leurs anciens. L’âge semble pourtant avoir peu d’influence sur la science politique : benjamins et seniors parlent du même ton précis et pressé. Thésards ou post-thésards munis de toutes les informations possibles, ils ne convainquent pas. À quel jury imaginaire s’adressent-ils donc ? Quelle autorité plane au-dessus d’eux qui leur interdit d’habiter leur parole ? « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres », disait Eluard. Ces spécialistes ne parlent ni pour eux, ni pour leurs auditeurs ; pour leurs pairs, plutôt, ou pour la déesse de leur discipline. Pas un instant ils ne se libèrent de l’air de courtoisie savante que le professionnalisme aimable et sceptique du président impose au débat. On dirait qu’ils herborisent dans les sociétés dont ils traitent, des sociétés qui semblent sans désirs, sans souffrances, sans histoire ni intériorité. Rien de ce qu’ils disent n’est sans doute faux, mais rien ne sonne juste : des restaurants de poisson où l’on servirait des arêtes. Cette autopsie du vivant, est-ce cela, la science ? L’ami arabe est troublé, peiné. Je le vois s’agiter. Soudain il n’y tient plus : « Pourquoi, me demande-t-il , ont-ils de nous une idée si étroite ? » Ma réponse vient toute seule et nous surprend tous les deux : « Parce qu’ils ont d’eux-mêmes une idée plus étroite encore. »
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À Hubert Védrine, orateur vedette de ce colloque, il serait bien injuste d’adresser de tels reproches. Sa parole simple, nuancée, chaleureuse oscille constamment entre l’affirmation et le doute. La pudeur de l’expression, qui se libère parfois en une sortie de la plus belle venue – sur l’originalité de ce droit d’ingérence si cher à Bernard Kouchner, par exemple, dont la paternité est à attribuer à Urbain II, le pape de la première croisade -, protège la droiture de la réflexion et l’authenticité de l’inquiétude. Hubert Védrine décrit fort bien ce « mélange vicieux » de valeurs et d’intérêts sordides que l’Occident tente de faire passer en fraude dans le reste du monde. On sent que cette hypocrisie sale lui répugne, qu’il la refuse de tout son esprit et de tout son cœur. Un instant, je me dis que l’improvisation de l’ancien ministre va être un grand moment, qu’il va en appeler à un grand chambardement culturel et moral, à la destruction des « ciments pétrifiés », au surgissement des consciences, à la libération des intelligences captives. Mais soudain – est-ce le réalisme du politique qui n’ignore rien du poids des choses ou une certaine paralysie de l’audace imputable à la formation classique ? – il hésite et conclut tout autrement, expliquant que le défi de l’Islam se situe à l’intérieur de lui-même tandis que celui de l’Occident est à chercher dans la transformation de son comportement à l’égard des autres, c’est-à-dire dans une manière de faire plus que dans une manière d’être. Et là, si la sympathie demeure, ma déception est profonde et mon désaccord total. La seule contribution sérieuse que l’Occident puisse apporter à la paix, le seul antidote possible aux « mélanges vicieux » qui l’empoisonnent en empoisonnant tous les autres, c’est de mettre cul par-dessus tête l’ensemble de ses représentations du monde. Les autres aussi ont beaucoup à faire pour contribuer à ce chantier ? Certes ! Mais c’est à eux de savoir quoi, pas à nous.
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J’aurai quand même appris une chose bien intéressante durant ce colloque. C’est en 1970, en pleine période d’abondance, que l’islamisme est apparu en Arabie Saoudite ; c’était une révolution contre le gavage, pas contre la pauvreté. Mais qu’importe ? Rien n’empêchera les oies politico-médiatiques de cacarder que tout va bien pour les pauvres, pourvu qu’ils bouffent ! Un pauvre, c’est un riche qui a le ventre vide, n’est-ce pas ?
Ξ
« Quand j’entends le mot valeurs, disait Marie-Dominique Chenu, ce grand dominicain, je mets mes mains sur mes poches. »
Ξ
Quand même ! Ne me croyez pas entièrement aveugle ! Ce matin de dimanche, écrivant ce Marché dans notre petit deux pièces, son aspect parano me met en joie…
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Les cathos officiels, qui ne sont pas nécessairement ringards en tant que cathos mais le sont forcément en tant qu’officiels, m’ont beaucoup reproché mon amitié pour Aragon. Pourtant, c’est encore un mot superbe de lui que je trouve dans le dernier livre de Jean Ristat, Avec Aragon. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Il y a plus de contenu religieux dans ce seul mot que dans les délibérations de cinquante-trois commissions épiscopales.
Ξ
La solitude de l’écriture, celle où je suis ce matin, c’est quand personne n’est là, sauf quelqu’un qui, dans l’autre pièce, dort encore, et quand, pourtant, tout le monde est présent, chacun à sa place selon l’ordre non écrit de l’intimité. Cet état de simplicité royale, que je dirais glorieuse si le mot pouvait être lavé de toute connotation de puissance et de vanité, c’est l’essence, accessible à tous, de l’expérience humaine. Être seul et ne l’être nullement. Ce sommeil familier que je devine, il me semble qu’il fait l’aller et retour entre le monde et moi, qu’il est à la fois une partie de moi et une partie du monde. C’est un sommeil-passerelle, un sommeil-palpitation. Mais allons ! Que je n’oublie pas le trouble où me jetaient, plus jeune, ces évocations trop idylliques de la présence et du mystère ! Cette solitude-là ne va pas de soi. Elle est constamment menacée. Pour y atteindre, une tout autre solitude est à traverser, le désert du manque, du besoin, du vide inapprivoisé qu’il faut combler avec n’importe quoi… Peut-on connaître le premier visage de la solitude sans connaître le second ? On le pourrait, oui, si la terre était le paradis.
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La plupart des gens que je connais et qui me parlent de Résurgences, de toute évidence ne le lisent pas. Au début, ça m’agaçait un peu ; après quelques mois, j’en souris. Je verrai bien, en tout cas, combien d’amis seront allés jusqu’à ces lignes : à mon avis, pas beaucoup. Mais on écrit surtout pour les amis inconnus. Ce site n’est pas un signe de ralliement, c’est une bouteille à la mer.
Ξ
Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature à grandir, c’est le moins qu’on puisse dire, ceux et celles qui les exécutent. Les gens qui prétendent le contraire sont le plus souvent des esclaves joueurs de flûte, des nantis dociles à qui le travail apporte profit, honneur, puissance. Peut-être penserais-je autrement si ma connaissance du monde moderne m’était venue par les conventions des colloques et le ouï-dire médiatique. Dans notre société, le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la résignation à l’absurde, la docilité infantile, les commérages, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu leurs compagnons s’y décomposer, mais auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste, de l’effort héroïque des hommes pour ne pas être lucides ou de l’effort héroïque des femmes pour oublier qu’elles le sont.
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Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, ou sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent.
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Visite à la maison de Claude Bernard à Saint-Julien-en-Beaujolais. Un mélancolique, ce grand homme. Un banc sous une rangée de six ifs devient le banc de Sisyphe. L’exposition le proclame malheureux en ménage. D’où peut-être ce propos désabusé : « La science m’absorbe et me dévore. C’est tout ce que je lui demande pourvu qu’elle me fasse oublier mon existence. » Jeune préparateur en pharmacie, il s’écrie : « Je fais quelque chose, je suis un homme ! » Mais, à la fin de sa vie : « J’ai fait, toute ma vie, des choses. Devenu vieux, je me demande ce que j’ai fait. Je ne crois pas aux illusions. »
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Une belle lecture du Journal de Paul Claudel, par Michèle Venard, au Théâtre du Nord-Ouest. Une phrase me réjouit particulièrement : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. »
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On parle de juger les malades mentaux criminels, soignés jusqu’ici dans les hôpitaux psychiatriques. Puisqu’il n’est pas question de condamner ces malades, le seul intérêt de tels procès serait d’innocenter éventuellement quelqu’un qu’on aurait accusé à tort : reconnaissons qu’il n’est pas mince. Il est curieux, en revanche, qu’on mette en avant un argument qui ne tient pas, à savoir que la souffrance des proches des victimes en serait allégée, qu’ils pourraient ainsi commencer à faire leur deuil, etc. Chimère d’esprits faux. Les dommages matériels peuvent être réparés, et doivent l’être. La perte d’un être cher est irréparable. La fonction de la justice n’est pas de rendre possible cette impossibilité, mais de faire respecter la loi pour affermir l’ordre social et empêcher la barbarie de s’installer. Compter sur ces procès pour consoler ceux qui ont perdu un des leurs, c’est se tromper sur la justice et sur la souffrance. Naturellement, les grands mots valsent : ainsi ces audiences auraient une fonction cathartique. De là à les comparer au théâtre antique, il n’y a qu’un pas, mais impossible à franchir. La catharsis du théâtre grec n’est pas individuelle, mais collective. Elle n’est pas liée à un événement particulier, mais à la nature de la condition humaine. Elle n’a pas pour but de consoler un individu, mais de consolider la cohésion de la communauté en la mettant en face des mystères qui la dépassent. Elle n’en appelle pas à l’opinion, mais aux dieux immortels. Cela, tout le monde le sait. Alors pourquoi ces bondieuseries psychologiques ? Parce que la société médiatique tâche vainement de remplacer la transcendance par la représentation et qu’elle n’a pas le courage d’avouer que le résultat de cette substitution est grotesque.
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Désolé d’y revenir, mais la turlutaine du deuil par la vengeance prend désormais l’allure d’une catastrophe nationale. On peut comprendre que des gens hébétés de travail, de soucis familiaux et de RER finissent par répéter machinalement ce qu’on leur raconte. Mais quand un grand éditeur, censé dérober parfois quelques instants de réflexion à la frénésie concurrentielle, entonne le même refrain, avouez qu’il faut s’accrocher. Et pourtant, Claude Durand, PDG de Fayard, le dit à propos du livre de Nadine Trintignant : « Grâce à cette écriture, elle a pu commencer à faire son deuil. » Chers éditeurs, consolateurs des affligés…
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Ce que je pense de l’horrible affaire en question ? Rien, bien sûr, et je m’étonne que tant de gens en pensent quelque chose. Il est vrai que, du côté des élites culturelles, on a la profondeur facile.
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La raison de ce déraillement de la pensée occidentale, probablement incontrôlable désormais, il me semble l’entrevoir dans un article publié par un animateur culturel fort sincèrement en quête de son « identité » et qui tâche de se repérer dans le dédale des liens communautaires anciens et nouveaux. Il fait honnêtement état de son trouble, cherche les principes auxquels il peut se référer, évoque les craintes individuelles et collectives qui l’assaillent, puis en vient, dans le paragraphe final, à ses raisons d’espérer. Et là, surprise, il se contente de recopier, sans rien y ajouter, sans la commenter d’aucune façon, une phrase, qu’il laisse d’ailleurs inachevée, de Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Je cite : «L’unité de la République ne devenant plus celle d’individus soudés autour d’une vision du monde fixe, mais plutôt celle d’une culture démocratique partagée et atomisée, favorisant le pluralisme, la participation, l’autonomie collective et le respect de décision… » J’ai longtemps tourné et retourné cet étrange paragraphe. Peut-on dire son espoir par les paroles d’un autre ? Nos références, nos admirations n’ont de sens que de nous féconder, pas de nous abolir ! Cette citation brusquement interrompue signifierait-elle que l’auteur estime qu’il est inutile de continuer, que tout cela n’est que paroles verbales ? Ce décrochement formel est-il l’amorce d’un décrochement plus profond, celui d’une conscience fatiguée de ne pas se saisir, d’une voix qui ne tolérerait plus d’être interdite d’affirmation ? On ne m’en voudra pas de me déclarer incompétent pour juger l’œuvre du philosophe allemand. Je remarque pourtant que ce qu’on cite de lui est d’une exceptionnelle banalité. Lui arrive-t-il ce qui est arrivé à Sartre et à tant d’autres victimes de sectateurs prompts à caricaturer une pensée ? En tout cas, voyez cette citation, voyez les vertus sociales qu’elle feint de constater. Toutes sont contestables. Participation ? À quoi ? Aux décisions politiques ? À la vie de l’entreprise ? Vous trouvez ? À la définition du contenu des médias ? Quant à l’autonomie collective, de laquelle s’agit-il ? De celle des joueurs de boules ? Des communautés closes ? Vous pensez sérieusement qu’il existe une autonomie collective des membres d’un parti, d’un syndicat, que ce ne sont pas les caciques qui gouvernent ? De quoi parle donc Habermas ? De quel rêve hâtivement fringué en réalité ? Et le respect de décision, dans quel sens joue-t-il ? Vous voyez les riches respecter les pauvres, les puissants respecter les faibles ? Tout ce bla-bla est un évitement, une crainte, une dérobade. Ce maillage de pieuses abstractions laïques attire nos douleurs, nos désirs, notre corps, notre âme, notre esprit comme la glu attire les mouches. Au-cu ! au-cu ! aucune réalité ! Bien sûr qu’il est difficile à tout le monde de digérer ces déceptions dont est tissée l’époque, et dont Serge Parot parle si bien ! Bien sûr que la nappe des conventions aimables et des débats académiques a été si brutalement retirée que les boissons de nos verres se sont quelque peu mélangées ! Il a raison notre animateur culturel, ou son inconscient a raison pour lui. Le laïus du temps ? Laisse béton ! Alors ? Alors, quand ça va trop mal ou quand c’est vraiment trop difficile, me disait autrefois Francis Jeanson, surtout, ne pense pas ! Laisse venir !
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Libération raconte qu’au plus fort de leur conflit, Edwy Plenel aurait déclaré à Daniel Schneidermann : « Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Je ne perdrai pas un mini-octet pour m’attarder sur l’incident, mais cette phrase, dans quelque contexte qu’elle soit prononcée, déclenche toujours en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, quand le rire pouvait encore aller de pair avec une brutalité pas trop malsaine, il était de rigueur de demander à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand tout le monde n’est plus d’accord pour jouer, la même phrase sonne comme une bêtise, une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est me demander si je préfère la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.
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Analysant un ouvrage récent, L’arrogance française, un chroniqueur du Monde le résume ainsi : « Une tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Parfait. On ne peut donc donner des leçons au monde que si l’on possède la puissance qui est, comme chacun sait, le fruit de la sagesse et de la bienveillance ! Et que peut-on alors enseigner, sinon ce qui permet de parvenir à la puissance, c’est-à-dire la volonté de puissance ?
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Cité par Hannah Arendt, ce propos de saint Augustin : « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. » La philosophe conclut : « Ce commencement garanti par chaque nouvelle naissance, il est, en vérité, chaque homme. » Le temps, un commencement qui se déplace ?
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Ils expliquent qu’Hillary Clinton est une magnifique mécanique intellectuelle. À sa place, ça ne me plairait pas.
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Pierre Legendre donne cette définition fulgurante de ce que nous appelons la démocratie : « la caserne libertaire ». On ne peut mieux dire. Les fantasmes, les pulsions, les opinions tournoient dans la chambrée comme en mon jeune temps de bidasse la fumée de ces horribles cigarettes, gauloises du pauvre, qu’on appelait les élégantes. Ivresse de la liberté truquée : cette contrefaçon-là ne tombe pas sous le coup de la loi qui, au contraire, l’organise. Le fond de la doctrine est toujours le même : soyez libres pourvu que vous obéissiez. Plus besoin de juteux pour former la jeunesse ; le banquier, le politologue et le DRH se chargent de la lifelong education. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Pierre Legendre a tout vu. Mais alors, comment sortir de cette bouillie ? Il semble accorder, lui, beaucoup de confiance à l’idée d’État, presque transcendante à ses yeux. Mais l’idée d’État, ou plutôt la sensibilité de ceux qui lui accordent trop, contient un autre danger, peut-être symétrique : le danger de l’ordre. Je ne parle pas de cet « ordre » plus ou moins fascisant qui est le meilleur fonds de commerce de l’extrême-droite. Je songe au contraire à ce que préconisent des gens raisonnables, sensibles au meilleur de la tradition, épris de grands textes, attachés à la République et à la démocratie, et que l’on peut trouver à droite comme à gauche. Pour ces estimables observateurs, le salut est à chercher dans la restructuration intellectuelle et politique de tous, surtout des élites, et dans une saine recomposition de nos institutions. Comparée aux fumées de la « caserne libertaire », cette façon de voir remet bien agréablement nos têtes en ordre. Pourtant, le point de vue constamment synthétique qu’adoptent ces démonstrations, la place excessive qu’elles font à l’autorité, l’allure conceptuelle de leur propos fleurent trop l’ancien. Si la « caserne libertaire » est un aspect de l’enfer moderne, la pensée « tour de contrôle » renvoie à trop d’insatisfactions passées. Oserai-je dire qu’elles ont secrètement partie liée ? La tentation de sombrer dans la docilité glauque de la modernité et celle de nous « raccrocher » aux branches imaginaires d’une impeccable cohérence sont l’avers et le revers du même refus de soi. S’abolir devant les vérités du Grand Ordre ou s’abolir dans le magma indistinct ! Dans la souveraineté des essences ou dans le trouble des bouillonnements élémentaires ! Il serait trop facile d’opposer au délire du présent une logique d’hier réputée universelle et éternelle mais, en réalité, aussi dépendante de l’esprit de son temps que la modernité l’est de la révolution technique. Le monde moderne n’est pas à considérer à partir du passé, mais à partir du dedans de la conscience, c’est-à-dire à partir du point où se rencontrent furtivement le présent et l’éternité. Le regardant ainsi, on le voit comme avant le premier matin, quand « la terre était vide et vague », ce qu’elle est sans doute encore un peu. Et l’on ne s’étonne plus qu’en dépit de la « caserne libertaire » et de la pensée « tour de contrôle » qui la surveille, tout continue à commencer.
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« Les chiens sont francs mais les chats sont hypocrites, m’expliquait mon grand-père. Les lions sont comme des gros chiens et les tigres comme des gros chats. » Employé des PTT, il installait des téléphones. Il n’avait jamais perdu son latin du petit séminaire, qui résonnait dans sa bouche comme la mer dans un coquillage : Age quod agis, fais ce que tu fais. Il me disait encore que l’essentiel, pour moi, était d’apprendre à parler en public parce que tout est possible aux orateurs. Saint Augustin, lui, lorsqu’il s’est converti au christianisme, a abandonné son métier de professeur de rhétorique, découvrant avec horreur qu’il n’avait été jusque-là qu’un « marchand de paroles ». Qui croire ?
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Ce vote de la France à l’ONU en faveur de la dernière résolution américaine sur l’Irak m’inquiète. Comme tous les pékins qui ne peuvent se référer qu’aux médias, je suis privé d’informations et dois rester prudent. Y a-t-il là-dedans une part de la stratégie ? Ne pas transformer ce site en café du Commerce. J’attends. J’espère n’être pas déçu. Si la France a le courage de continuer à défendre son point de vue, qui est le bon, et dont les conséquences iraient, de toute évidence, bien au-delà de l’affaire irakienne, mes points de désaccord avec ce gouvernement, qui sont légion, ne l’emporteront pas : quelque chose d’essentiel, pour une fois, aura été fait. Mais quand j’entends dire que ce vote pourrait avoir été dicté par la crainte de voir la France s’isoler, mon sang ne fait qu’un tour. Non que je confonde politique et western, ni que j’exige du ministre des Affaires étrangères, qui pourtant ne serait pas mal dans le rôle, une chevauchée solitaire à travers le désert de la modernité. Ni une nation, ni une société, ni un individu ne peuvent, ne doivent cultiver leur isolement. Mais le plus gros danger de l’époque n’est pas la solitude, c’est l’engluement dans la marmelade : paradoxalement, la meilleure manière de ne pas être seul, c’est de s’en extirper. La France a le monde avec elle quand elle dit non à l’oncle Bush. Non seulement les pauvres et les révoltés l’entendent, mais aussi, même s’ils veulent étouffer une voix qui vient de plus profond qu’eux, les riches et les établis. Il y a des non qui résonnent plus fort que des oui, des non plus vivants que des oui. Un pays, un groupe, un individu, lorsqu’il cesse d’être un mort vivant, un cadavre solennel, une dépouille raisonneuse, quand il s’expulse du non-sens, se donnant enfin naissance, ce pays, ce groupe, cet individu, le monde reconnaissant et joyeux vient le visiter dans sa solitude. Et tous l’accompagnent dans sa marche, un peu comme dans ce beau film australien où une foule entassée sur un quai, devenue littéralement une mer humaine, portait l’un vers l’autre les amants séparés.
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Voyez comme on accapare la connaissance. « Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase le Professeur Baulieu, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » Moi qui en suis resté à SO4H2, je le sais aussi bien…
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Les intermittents ont envahi la Star Ac’. Ils sont plantés là, presque gênés. L’animateur, colibri dans la fosse des hippopotames, bat des ailes. Du côté des visiteurs du soir, quelque chose flotte, un peu comme un train qui va sortir de ses rails. D’une voix claire, le porte-parole prononce deux ou trois phrases. Puis se tait. On lui prend des mains le micro qu’on vient de lui tendre. Il laisse faire. Il est ailleurs. Il pourrait se retirer ; il reste, pétrifié dans son silence. Il se familiarise avec l’obscurité du public, avec la sienne. Il vient de prendre un baptême d’infini. Il a été marqué du point blanc que les peintres hollandais peignaient sur les théières pour les faire échapper à l’espace. Demain, il militera encore, mais plus de la même manière. Il a compris le pourquoi. Le jeu s’est cassé entre ses mains. Il est descendu dans les sources où les beaufs de la Star Ac’ ressemblent aux champions de la libération. Il paraît que TF1 a perdu des euros. Hélas ! Le changement a un coute.

(novembre 2003)