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N’attrape pas cette société !

LE MARCHÉ LXVI

Fini le temps où un mot, ce filioque que les chrétiens d’Occident voulaient ajouter au Credo pour signifier que le Saint-Esprit ne procédait pas seulement du Père mais aussi du Fils, allait changer la face du monde ! Rangés en éléments de langage et devenus des OGM de la parole et du texte, les mots se plaisent de plus en plus souvent à rappeler qui ils sont en tendant aux orateurs officiels le piège gentiment terroriste du lapsus. Faute de pouvoir rendre de meilleurs services, c’est leur manière de témoigner que les orteils de la pensée politique ne sont pas parfaitement à l’aise dans les baskets de leur expression.
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En nous suggérant comiquement, par exemple, que le précédent ministre de l’Économie et des Finances travaillait vaillamment à faire sortir la France de l’Europe, le lapsus – boule puante et fluide glacial – défend à sa manière la cause du langage. Il ne nous laisse pas oublier qui sont les mots, d’où ils viennent, ce qu’ils valent, qu’ils sont une Indochine ou une Algérie, qu’on ne gagnera pas contre leur lancinante rébellion, qu’on n’enchaînera pas leur liberté. Ce sont eux qui nous tendent les pièges, pas le contraire, comme l’imagine la niaiserie communicante ! Leur réseau descend incomparablement plus profond que le sien. Quoi qu’elle bafouille, ils l’enserrent et l’étoufferont.
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Les lapsus, ces gros orages rieurs, nettoient, si nous avons une once de généreuse humilité, le ciel de nos vaniteux arrangements. Ces tonitruants pataquès nous prennent par l’oreille et nous remettent devant notre ouvrage comme on nous remettait devant notre cahier. « Fais donc attention à ce que tu lis, nous disait-on, pense à ce que tu écris. » Aucun Grand Guignol médiatique, aucune prestidigitation technique, aucune salade idéologique, aucun ressentiment hâtivement grimé en salut universel ne nous dispensera jamais d’un instant de loyale attention. C’est là-dessus, après la grande épreuve du doute, que les existences chancelantes et les pensées bricolées peuvent se refonder, et avec elles le monde, même si l’adolescent attardé qui est en nous voit dans l’attention une punition archaïque, l’aliéné de l’apparence une mesquinerie, l’exalté de la construction une perte de temps. Elle les retrouvera tous dans le fossé quand elle resurgira de la terre où la porte dérobée des mots l’aura invitée à cheminer.
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Refonder l’existence du monde… Pourquoi pas celle du Monde aussi ? Voyez ce numéro d’il y a quelques semaines dans lequel était analysé un rapport de Jean Pisani-Ferry sur les difficultés de la France. Une mine d’or.
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Cette citation d’abord, qui fournit son titre à un article : « Les Français ne croient plus à la croissance. » À ou en ? Si l’on veut dire que les fins de mois sont dures et que les gens commencent à se fatiguer, faut-il vraiment un rapport pour l’établir ? Qu’est-ce que ne pas croire à la croissance ? Elle se fait attendre, certes, mais ce n’est pas l’Arlésienne. Si les jeunes ne l’ont pas connue, ils en ont entendu parler. Leurs grands-parents, qui l’ont embrassée sur les deux joues, l’ont racontée à leurs parents. Tout le monde sait qu’elle n’a pas déserté l’Europe tout entière et que d’autres, ailleurs, la fréquentent assidument. Un mauvais génie aurait-il jeté un sort à la France ? Allons ! On croit à la croissance comme on croit à la pluie, au beau temps, à la grippe, au tiercé : ça va, ça vient, un jour avec, un jour sans. On râle contre l’été pourri, mais on sait bien que le soleil existe. Ne pas croire à la croissance a peu de sens.
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Ne serait-ce pas plutôt en la croissance que les Français ne croiraient plus ? Vieille histoire du catéchisme. Croire à Dieu : croire qu’il existe. Croire en Dieu : croire qu’on peut se fier à lui. Et Pascal : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »
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L’absence de croissance ne fait pas désirer la croissance comme le désert fait désirer le point d’eau. Elle la démystifie, au contraire, elle la montre comme elle est, un fusil à deux coups qu’on recharge indéfiniment : la frustration par la fausse espérance aujourd’hui, la frustration par la fausse satisfaction demain. L’exercice est lassant, sa séduction s’épuise, les sociétés, elles aussi, se lassent. Les pauvres et les modestes n’exigent pas la croissance, ils appellent de leurs vœux un sort moins difficile. Ont-ils tort ? Sont-ils par trop ignorants, ces rustauds, de la réalité économique ? Les pétards des scandales qui éclatent à chaque coin de rue ne leur suggèrent-ils pas que leurs maux sont loin d’être tous imputables aux mauvais chiffres qu’on va bientôt leur annoncer ? Ne pas voir les choses à travers des vitres fumées ne les rend-il pas plus sensibles à quelques évidences ? Ne s’empresse-t-on pas d’expliquer qu’ils ne croient plus à la croissance pour ne pas avoir à constater qu’ils ne lui font plus confiance, qu’ils ne croient plus en elle ? Une politique en difficulté, c’est fâcheux. Mais un monde qui s’écroule…
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Ici, le tabou. Mépriser la croissance, le développement, le progrès, la mondialisation : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, l’argent : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le désir tordu de la puissance : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, les images qu’il suggère : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, la servitude frustrante : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le refus de soi-même. Sous la menace des brodequins ou de l’eau, le suspect d’hérésie s’empresse d’affirmer qu’il croit correctement à la croissance : il veut dire, bien sûr – on ne lui en demande pas plus – qu’il croit qu’on peut parfois la constater. Ou à l’entreprise : il veut dire qu’il sait qu’elle existe et qu’elle pourrait être utile. Complice d’une ambiguïté qui l’arrange, l’inquisiteur n’insiste pas, il file regarder Canal Plus chez sa copine, tout le monde se quitte vivant et cocu. Personne n’a voulu faire attention, il y a eu du lapsus dans l’air. Personne n’a dit ce qu’il redoutait vraiment, ce qu’il espérait vraiment, ce qu’il désirait vraiment. La pudeur du corps est parfois excessive, celle de la pensée l’est toujours.
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Nous vivons sur fond d’angoisse fabriquée. Celui qui ose le suggérer n’a à craindre du Comité Central de la Mondialisation ni l’eau ni les brodequins ni la gégène : il suffira qu’on le désigne à la vertu des consommateurs comme un peureux, un trouillard, un dégonflé, un froussard, un pétochard, et qu’on lui en fasse honte. J’exagère ? À la une du même numéro du Monde, commentant le rapport de Jean Pisani-Ferry, un journaliste anonyme, – la plupart du temps, ce sont les clients des médias qui le sont, sauf à l’instant où ils s’abonnent – un journaliste désigne donc les trois causes des difficultés françaises. Les deux premières, d’ordre économique, n’appellent aucune réponse de mon incompétence. La troisième, d’une nature radicalement différente, m’a semblé extraordinaire. Cette troisième raison de nos malheurs, c’est « la peur de la mondialisation ».
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Ainsi, pour la première fois au monde et au Monde, le Grand Cirque de la Modernité est heureux de nous présenter le plus stupéfiant numéro de double contrainte jamais réalisé : une machinerie tout entière conçue pour dominer reproche à ceux-là mêmes qu’elle terrorise de se sentir terrorisés. Quel meilleur écho la brutalité de la pensée peut-elle faire à la brutalité de l’action ? Oublieux des glas qui ont déjà retenti, on balaie avec mépris les lâches inquiétudes qui sonnent encore le tocsin. Les esprits rebelles n’ont rien à dire du drame de l’époque, ni les sentiments sauvages, ni les manières d’être irréductibles : tout cela n’est que bizarrerie inutile, mauvaise volonté, pusillanimité, stupide obsession du complot. Rien de positif là-dedans. « C’est moi qui vous le dis – ego nominor leo -, moi qui m’appelle le Lion, moi qui suis le caïd, moi qui mondialise. C’est moi qui vous le dis, donc que chacun se le dise. Démocratiquement, s’il vous plaît. »
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Que faire alors ? Rêver. La liberté agitée des petits poissons dans l’épuisette, ça lasse. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » J’ai lu avec plaisir que Julia Kristeva aimait beaucoup cette pensée. Moi aussi, pas nécessaire d’être maoïste. Le recours à l’antre. Le réseau anti-réseaux. La solitude habitée. Le commencement permanent. L’inchoatif : je viens, je vais venir, c’est en train de naître. Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement. Janine Aeply, éditrice au Mercure de France dans les années soixante, m’en avait indiqué l’adresse en commentant laconiquement mon premier livre. « Celui-là, avait-elle dit, c’est l’enfance. »
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La peur. Porche de la libération si elle peut être partagée, enfer et prison quand elle ne le peut pas. Quand l’autobus me ramenait à Montrouge lesté d’une mauvaise note, ce qui n’était pas trop rare, une sorte de bas-relief publicitaire, au-dessus d’une charcuterie du carrefour Alésia, m’enseignait affectueusement la relativité des souffrances humaines. On y voyait une jolie petite fille consoler un énorme cochon rose en larmes : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » Nous avons tous besoin de « n’aie pas peur », j’en ai eu ma collection. Un « n’aie pas peur » rieur quand la boule de coton hydrophile dégoulinante d’alcool à quatre-vingt-dix s’approche de mon genou ensanglanté. Un « n’aie pas peur » sans conviction mais qui part de plus profond le matin où, dans la cuisine, le médecin m’a immobilisé dans un drap pour m’opérer des végétations, et maintient sur ma bouche un tampon d’éther qui me fait lentement étouffer.
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Il parle comme Le Monde ce petit garnement qui veut que je profite avec lui d’une absence de l’abbé pour visiter son bureau et y dénicher la boîte de biscuits et la discutable boisson à l’anis qu’on appelle alors coco. Sa proposition m’indigne, je la refuse noblement. Il me répond d’un air dégoûté : « C’est parce que t’es pas cap’. T’as la trouille. T’as les foies. » Et même, ce qui enrichit mon vocabulaire : « T’as pas les couilles. » Mais, dans sa colère, je vois de la déception. Il veut les biscuits et le coco, mais il veut aussi qu’un secret vienne sceller notre amitié. Comme je regrette d’être si déplorablement bien élevé ! Lui-même, finalement, n’a pas l’air trop sûr de son coup, il est comme moi, il se demande s’il est lâche ou courageux. Un peu des deux, comme on répond au marchand de glaces : vanille et fraise. Je me rappelle qu’on s’est disputés, j’ai choisi pour la première fois un mot bien gros et bien gras dans le vocabulaire interdit, puis nous en sommes restés là. Nous nous faisions quand même un petit signe, après, quand nous nous croisions.
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Mais non, il ne parle pas comme Le Monde ! Dire que c’est la peur de la mondialisation qui fait que les choses vont mal, ce n’est pas parler. Ce n’était pas cela le journal que j’estimais, au temps où André Fontaine le dirigeait, quand, avec quelle fierté, je collaborais à sa fameuse page deux, la page Idées de Bruno Frappat. Un thème, trois articles, des confrontations loyales, parfois vives, personne n’aurait eu l’idée d’avancer des arguments de propagande.
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Il me dit que j’ai les jetons, les foies, mon copain, tout ce qu’il veut, mais c’est lui qui me le dit. Avec ses jetons et ses foies à lui. Avec son envie d’aller piquer le coco, un brin plus forte que ce qui le retient d’y aller, et qui veut faire basculer dans le même sens mon envie à moi, un fifrelin plus faible. Ce qui est bon, ce qui est mauvais, nous le pesons ensemble. Les adultes, c’étaient nous, nous les gosses, nous les mômes. Et quand je lui lance un gros mot, c’est ma manière maladroite de lui dire qu’on est du même bord, qu’il n’est pas plus du côté des voleurs que je ne suis du côté des gendarmes, que ce qu’il s’apprête à faire j’ai envie aussi de le faire, que je le ferais peut-être si j’étais plus audacieux, mais que j’ai quand même besoin de lui expliquer, parce que je l’aime bien, qu’au fond ça me dégoûte un peu. Nous ne nous faisons pas la leçon, nous ne nous installons pas sur quelque escabeau d’affirmation à la manière de ces vendeurs, dans les boutiques où l’on achète des téléphones, qu’on juche comme des prédicateurs sur de ridicules perchoirs et que les clients – béni soit le CAC 40 ! – regardent d’en bas.
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Cette cour poussiéreuse, j’y songe maintenant comme à une rivière où mon copain et moi nageons côte à côte, novices et maladroits, dans la même eau, dans le même doute, dans le même amour de la vie. Mais quand Le Monde me reproche d’avoir peur de la mondialisation, quand descend de je ne sais quelle instance glacée, désossé de toute pensée, scalpé de toute expérience vivante, ce jugement formolisé, alors cet amour de la vie me souffle un refus d’une implacable sévérité. Et je sens au fond de moi que c’est rigoureusement la même chose, que l’un implique l’autre, qu’une tendresse qui ne combat pas n’en est pas une.
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Est-il absurde de ne pas vouloir confier le sort du monde, je ne dis pas à des banquiers, à des hommes d’affaires, à des capitaines d’industrie, mais aux portions des cerveaux de ces banquiers, de ces hommes d’affaires et de ces capitaines d’industrie qu’on leur a appris à mobiliser pour s’occuper des affaires publiques ? J’ai eu à fréquenter ces gens. J’ai gardé un excellent souvenir de certains d’entre eux, un souvenir lointain du plus grand nombre, un très mauvais souvenir de quelques-uns. Mais si je cherche ce qu’ils ont en commun, la réponse est évidente : on les a formés à devenir les meilleurs représentants de ce que la modernité a de plus réducteur, de plus étroit et, finalement, de plus terroriste, de plus objectivement terroriste. Quelques-uns prennent conscience de ce danger et tentent de le conjurer, par exemple en s’aventurant audacieusement dans l’étude des arts et des lettres. Malheureusement, ils y apportent le plus souvent la logique de leur formation première, la nourrissant en quelque sorte d’aliments nouveaux. L’idée qu’ils se font de la culture, quand elle n’est pas mondaine, est opératoire, ce qui est plus fâcheux encore. Je les crois mal placés pour faire face aux tourments de l’époque et ne peux souhaiter les voir arriver aux commandes de la nation ni, a fortiori, à celles du monde. Je dois toutefois tempérer ce jugement. Il n’eût peut-être pas été très différent si j’avais surtout rencontré des avocats, des médecins, des professeurs ou des journalistes. Je tiens pour un fardeau inutile et encombrant un sentiment excessif d’appartenance à un corps. Il étouffe l’imagination, encadre l’intelligence et relève de l’immaturité plus que de la solidarité. On nous parlait naguère d’hapax, ces mots qui ne sont attestés qu’une fois et ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Notre monde a besoin d’hapax citoyens plus que de militants ou de représentants,  c’est en eux qu’il résonne le mieux. À l’heure où l’ADN nous enseigne que la biologie elle-même, siège du déterminisme, s’individualise en chacun de nous, il est triste que l’esprit et la sensibilité, qui relèvent de notre singularité, ne sachent que se noyer dans une massification pitoyable. Aucune communauté humaine ne peut naître de ce dévoiement : au mieux une collectivité, au pire un troupeau, une horde avec des habitudes de dressage et quelques récompenses octroyées.
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Quelques lignes de la nouvelle d’Aragon Le Mentir-vrai ne cessent de me faire rêver. Elles livrent un secret de son enfance qu’il prête à Pierre, son héros : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. (…) J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. »
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J’ai quelquefois lu ce texte dans les sessions. Il touchait les petits et les humbles et suscitait en eux cette sorte de tristesse qui n’est pas triste, comme une eau qui revient à la terre. Il émouvait aussi les puissants et les riches, un instant, mais vite il les embarrassait. Je les voyais désolés de n’avoir aucun tiroir pour l’y ranger. Ils étaient pressés de trouver la transition, la sortie, le rebond, ils étaient acculés au mensonge, condamnés au théâtre.
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C’est un jeu amusant de chercher entre amis à quel personnage de la mythologie on aimerait s’identifier. Moi, c’est à Antée, fils de Gaïa, la Terre, à qui elle rend ses forces à chaque fois qu’il la touche. C’est vrai, le plus souvent ça marche, le bitume et la poussière de mon enfance me trahissent rarement, c’est comme un fond d’être à ma disposition, un décor vide, grisailleux, où s’impriment parfois des visages et des saynètes. Voici qu’un colporteur qui s’est un peu mélangé les pinceaux dans les numéros des siècles vient nous placer de la mondialisation sur le ton engageant qu’emploie « ce grand journal du soir dont le titre est écrit en lettres gothiques », comme l’appelaient à Alger les officiers du 5ème Bureau, toujours finement allusifs. Que fait-il, mon copain ? Il regarde le gars avec suspicion, s’approche tout près de lui puis, nez levé, yeux dans les yeux, lui pose avec ces mots ailés la question radicale et comme dirimante qui met rituellement fin à tout débat où risquent d’être confondues réalité et illusion : « T’as vu jouer Ben Hur en slip ? »
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Loin de moi de prétendre analyser, commenter, synthétiser les dénotations, connotations et implications d’un propos aussi chargé de signification, aussi lourd de non-dit. Je m’empresse de croire que le débat en aurait été clos et verrouillé, n’osant imaginer quelle suite funeste le destin aurait donné à la circonstance si d’aventure ce malheureux colporteur, ivre de masochisme, s’était mis en tête de nous expliquer qu’il lui fallait, pour que nous comprenions mieux son propos, nous faire un peu de pédagogie… Je tiens trop à la réputation de ce site pour en dire ici davantage.
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C’était un temps où, somme toute, le peuple résistait encore bien aux médias, même s’ils n’en avaient pas l’étiquette. On ne cherchait pas les valeurs de quelqu’un comme on retourne le col d’une chemise pour vérifier sa taille ou voir si elle va à la machine. On savait illico si quelque chose valait le coup, valait la chanson, valait le dérangement, valait le détour, on le savait sans le demander à personne, sans même se le demander à soi-même, on le savait par une sorte de participation intime à l’évidence. Mon copain de Montrouge comprendrait parfaitement, lui, que je n’ai pas peur de la mondialisation, pas plus que je n’avais peur de l’infusion de bourdaine que ma mère tentait de me faire boire quand une indigestion sanctionnait ma gloutonnerie, il saurait que je rejette l’une comme je refusais l’autre, que je déteste la mondialisation autant et plus que je détestais la bourdaine. Cette appréciation populaire immédiate, j’ai été très ému de la retrouver dans un des hommes les plus finement cultivés que j’aie rencontrés, ce Stanislas Fumet dont je suis heureux d’entretenir le souvenir. Je le vois écouter avec bienveillance, avec une attention infinie, l’interlocuteur qui lui vante quelque billevesée à la mode. Il écoute ce qu’on lui raconte, mais il écoute aussi l’interlocuteur lui-même, ce que disent ses silences. Non pas pour deviner comment il est fait, de quoi il souffre, ce qu’il désire. Il écoute comme on attend le passage d’un oiseau. Il cherche et tout à la fois il crée – il invente – en cet autre le déséquilibre fécond qui va le faire se reconnaître lui-même. Et celui-ci ne peut que rire, dès qu’il énonce quelque chose, de s’en trouver déjà si loin. Aussi, quand Fumet, plus gai et taquin que jamais sans que cela altère en rien son autorité, lâche « Je comprends, mais ça n’a pas de valeur. », c’est comme s’ils venaient de le dire à deux voix, comme s’ils renaissaient ensemble d’une énorme baliverne.
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Cet écrivain, cet artiste, ce penseur parlait comme mes copains de banlieue. Le peuple a ses raisons, voilà le titre d’un de ses livres. J’avais deux fois confiance. Et je continue à me méfier de ce qui, contre lui et contre eux, n’a que le souci obstiné, cruel et bête d’exister, comme on dit aujourd’hui quand on fait de la pub à son néant.
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De quoi me parlent-ils ensemble, ces gamins et ce vieux monsieur ? Pas du vert paradis, pas de l’innocence, pas de Mozart qu’on assassine. Ils parlent d’un point de départ, d’un même point de départ, celui par lequel les jeunes commencent leur course, celui par lequel les vieux la terminent. Ils disent que l’enfance est un point de départ, la vie un point de départ, la vieillesse un point de départ. Et ils se demandent si la mort elle-même ne serait pas un point de départ. Les gamins n’en savent rien, ça les inquiète ; le vieux monsieur le croit, il en sourit. S’ils me désignent un point de départ, un terminus a quo, ni lui ni eux ne me montrent par contre aucun point d’arrivée, aucun terminus ad quem. Ils me disent ensemble que l’avenir tient tout entier dans le commencement, qu’il n’en est pas la suite, encore moins la réalisation, qu’il en est le déploiement, la magnificence et la munificence, la gloire. Ils me disent que tout le monde est fauché dans son commencement. Que l’achevé nage dans l’inachevé, que l’enfance n’est pas une préparation à la mort, à la prudence, à l’organisation. Cet homme qui savait tout et ces enfants qui ne savaient rien se laissaient voir à leur point de vérité, comme on dit que l’eau est à son point d’ébullition. Les gens de cette espèce, plus le regard se pose sur eux, plus cela sent le voyage, un vagabondage puissant et farfelu dans une contrée inconnue où tout le monde se souvient d’être déjà allé.
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Philippe Murray avait raison de brocarder les avancistes. Ils fleurissent quand rien n’avance plus, et il y a longtemps que la société de consommation et de communication n’avance plus. Elle continue sur son erre, à la manière d’un paquebot que ne propulsent plus ses moteurs mais seulement l’énergie résiduelle qu’il a emmagasinée. Le pilote a su à l’instant que la machine avait lâché, mais une société n’est pas un paquebot. Cet instant-là s’y étire interminablement, rien ne prouve jamais que les moteurs soient en panne, on croit à ceci aujourd’hui, à cela demain, on navigue entre promesses et déceptions, tant de manœuvres sont à la disposition de tant de responsables ! C’est le temps de l’angoisse diffuse, omniprésente. Des remèdes, vite, des remèdes tout de suite, on cherchera plus tard à quoi. Qui verra que tout cela est un point de départ, qui verra que tout cela est une mue, un dépouillement, qui retrouvera-t-on sur la plus haute passerelle, debout et rieur ?
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Il ne flotte pas droit ce ferry Société où nous sommes embarqués, comme on dit des cavaliers qui ont perdu le contrôle de leur cheval. Personne ne s’étonne donc quand le commandant, suivi de ses officiers rangés par ordre d’importance décroissante, défile dans les coursives en chantant à tue-tête qu’il faut se mettre en mouvement, en mouvement, en mouvement ? Pourquoi tricoter à cette future épave ce survêtement de sens quand il est clair qu’elle va bientôt offrir aux photographes l’image de son échouement ? Le meilleur tri sélectif, n’est-ce pas de séparer autant que possible, en préparant ses bagages, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ce qui est vie et ce qui est mort ? Et à qui demander conseil si ce n’est à l’enfant qu’on porte en soi, à cet enfant-soi qui a tellement envie d’y aller de ses véridiques naïvetés ? Serait-ce parce que nous sommes fidèles à une grande chose entrée en agonie que nous demeurons si craintifs ? Mais non ! Elle susciterait le silence, la gravité, elle effacerait les haines et ferait oublier les rivalités, elle serait ferveur et communion. Est-ce là ce que nous voyons ?
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Nous voyons un feuilleton dont les supposées élites recyclent infatigablement les épisodes et que la fourchette d’argent des médias monte consciencieusement en neige. Nous voyons les pensées creuses nichées dans les grands mots, les indignations précuites en tête de gondole, les phobies collectives télécommandées, les aigres chicaneries de techniciens, la production non stop d’escarmouches dérisoires, les goujateries d’employés indélicats qu’on honore du mot bien trop beau de scandales. Nous voyons, le temps d’un sein nu entre deux slogans, une société devenue une usine à piétinement qui ne peut inspirer qu’un peu de colère, pas mal de dégoût et un camion d’indifférence.
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Quoi d’autre ? Ce pain est moisi. Cette eau est fétide. Ces fruits sont secs. Ces vaches-là n’ont pas de lait. Les deux pas en avant ne vont plus nulle part. Ce cinéma, ça ne marche pas. Et pourtant, se limitant à ce constat, on n’est pas content. On a ouvert en soi les vannes d’un regret lancinant, d’une lugubre insatisfaction dont tout ce qu’on pourra imaginer de divertissant ne divertira pas. L’adieu au monde non plus, ça ne marche pas.
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Les mots. Il faut les écouter avec la même attention, dans quelque bouche qu’ils se forment, indifférent aux camps, aux querelles, aux anathèmes. Je ne partage pas beaucoup de points de vue avec Pascal Lamy mais, l’autre jour, à la radio, il a choisi une expression plus éclairante que trois cents volumes de science politique. « Cette planète… » a-t-il dit, parlant de notre Terre. On sait que l’homme qui désigne ainsi cette grosse boule irrégulière qu’on appelle le plus souvent la planète, notre planète ou encore, quand on veut faire malin, notre vieille planète, a été pendant huit ans directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je n’ai pas vérifié cette intuition mais je parie que l’expression n’est pas apparue tout de suite dans son langage, qu’elle y est venue peu à peu, subrepticement, projetée à l’air libre par un inconscient fort intelligent que je suis heureux de saluer.
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J’écris ces lignes à la campagne. Je peux parler de cette maison, de ce jardin, de ce village, de cette région. Je peux aussi parler de ce pays, à la rigueur de ce continent. Et même, comme tout le monde, de la planète. Mais de cette planète ? Il faudrait que je songe à une autre, à Mars, à Vénus, à Pluton. Que je parle de notre Terre comme de ce chocolat, pas de ceux de l’autre rangée. Ou de ce livre, à un mètre de moi, pas de ceux qui l’entourent, l’escortent, le soutiennent.
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Et Pascal Lamy ? J’imagine que la parcourir en tous sens, cette planète, lui a donné une conscience plus vive de ses limites et a envoyé plus loin son regard et sa réflexion. Mais le directeur général de l’OMC n’est pas celui de l’UNESCO. L’expansion, la conquête de nouveaux marchés, la compétition, le développement, voilà l’ordinaire d’un vocabulaire qui attire aussi l’attention sur la limite, mais tout autrement. Le voyageur médite, le businessman s’inquiète et trépigne. Aux yeux du premier, la limite est dépassement, aventure, spéculation intellectuelle, contemplation. Aux yeux du second, elle est frein, sanction, interdiction, échec. Il y a la trace de cette ambiguïté dans « cette planète ». D’un côté, une inquiétude intemporelle, de l’autre une fin de partie signifiée. Qui écrira ce beau roman ?
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Personnages principaux, ceux qu’on rencontre le plus souvent quand on dirige l’OMC, gens de pouvoir, financiers, hommes d’affaires pour qui la planète est un terrain de manœuvres quand elle n’est pas un champ de tir. Tous sont confrontés à un fantasme effrayant qui se précise chaque jour : elle devient trop petite, cette planète, pour le mythe qu’on lui a bâti sur mesure. On ne peut éternellement faire semblant : la mondialisation ne dormira pas encore longtemps dans ce lit trop petit. C’est vrai. Son essence est de reposer sur un délire qui ne supporte aucune limite, qui ne tire sa vraisemblance qu’à repousser toujours ses frontières, à retarder l’instant maudit où il rencontrera la réalité, où il se heurtera, comme l’Aiglon, à la flamme qui brûle ou à la pointe qui pique. Ce remuement infantile de matière ou de matières tient tout entier dans la promesse d’un plus, d’un encore, d’un toujours, d’un miracle automatique. Or, cette planète, il faut commencer à la regarder d’un peu loin, à douter d’elle. On en a trop souvent fait le tour, on va être obligé de chercher ailleurs. Qui on ? Ni vous ni moi, j’imagine, ni aucun de ceux qui trouvent en elle un signe, une allusion, qui entendent en elle une voix ou un silence, qui aiment en elle une compagne de sens, qui cherchent en elle le mystère dont ils sont faits. Qui on alors ? Les fous malheureux, ou les malheureux fous, qui se confient à l’ivresse de déchaîner la puissance des choses, les peureux diserts et nuancés qui leur font écho, et les domestiques de toutes livrées, épris du vivre-ensemble des têtards, qui leur lèchent réalistement les bottes en songeant, ce en quoi ils sont infiniment moins que des domestiques, qu’une condition subalterne, ils se le récitent chaque soir avant de s’endormir, dispense de toute responsabilité et, au fond, de toute existence autre que formelle, citoyennement formelle naturellement.
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Voici le secret qui transpire chaque jour un peu plus : la mondialisation et l’univers qui la porte, qui la couvre, qui la maque, c’est du passé. On a encore l’air d’inventer, mais ce n’est pas vrai : en réalité, on finit le job, comme disent les généraux quand on n’a pas encore tué assez de gens. La folie n’a plus assez d’espace. On est encore en marche avant, mais on a déjà programmé la marche arrière, même si – surtout ne le dites pas – la marche arrière elle-même est impossible : a-t-on jamais vu une vague revenir sur elle-même ? Il faudrait trouver autre chose, mais il n’y a plus rien. La troupe le sait qui commence à prendre ses aises. Ah ! Ces gens à poil devant la ministre de la Culture ! L’image restera, plus forte que les raisons du conflit. Ils l’interpellent, elle n’a pas le geste de colère qu’il faut, elle ne passe pas son chemin, elle entame, blanche de peur, un dialogue grotesque devant les policiers tétanisés. Instant étonnant. De part et d’autre, on oublie le sujet, on oublie les revendications dont on feint de parler. Le monde se met à nu. Le pouvoir ne peut rien. Nous arrivons au bout.
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Que peut-on faire d’une violence qui ne peut plus se faire oublier ni en se projetant éternellement en avant ni en rebroussant chemin ? La prendre sur la gueule si l’on est faible, la balancer sur la gueule des autres si l’on est fort. C’est très exactement ce qui arrive.
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Il m’a fallu réécouter pour en être certain. Patricia Chapelotte, une communicante de grand renom, quand on lui a demandé s’il lui est arrivé de mentir aux journalistes, a répondu : « Bien sûr. On arrange la vérité. On est des commerçants. » C’était dans l’émission Jeu d’influences, de Luc Hermann et Gilles Bovon, diffusée le 6 mai 2014 à 20h35, sur France 5.
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Pourquoi des commerçants ? Quand ma grand-mère se plaignait d’un boucher trop brusque ou d’une épicière grincheuse, elle disait précisément qu’ils n’étaient pas commerçants, c’est-à-dire attentifs, aimables, fiables. Dans les villages alentour, on a dû se sentir offensé. On trouve dans les boutiques des gens habiles, gros travailleurs pas nés d’hier, certes, mais qui ne mentent pas, et dont la bonne humeur favorise la communication, la vraie. Patricia Chapelotte doit avoir en tête d’autres échoppes.
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La communication ment. Peu m’importe si c’est Pierre, Paul ou Patricia. L’outil, la technique, la méthode, le projet que servent les communicants, et qui les sert, implique le mensonge, voilà ce que j’entends. Système nerveux, inspiratrice et fleuron de la modernité, cette activité ne se soucie pas de la vérité. Stéphane Fouks, il est vrai, dit le contraire et voit dans son métier un « exercice de la vérité ». Mais il ne parle en fait que de l’exactitude des informations données sur les produits, ce qui est loin de faire le tour de la question.
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La morale et la vérité – on s’en est persuadé une fois de plus, l’autre jour, en écoutant Hillary Clinton, si respectueusement interrogée par Caroline Fourest -, sont les deux jambes de la propagande de la mondialisation : sans elles, c’est le Brésil sans Neymar. Quoi qu’il en soit du débat interne à la profession, le formidable aveu de Patricia Chapelotte est donc un événement majeur : jusque-là contenue dans les limites de l’éthique et de la moralité convenue, la violence qu’exprime la communication s’en libère et tente pathétiquement de forcer le passage. Certains penseront à Prométhée, d’autres à « l’esprit qui toujours nie », comme disait Goethe du diable, d’autres encore entendront l’écho lointain des grands totalitarismes en phase terminale. Quoi qu’il en soit de ces allusions, il est clair que la communication, arrivée presque à bout de course comme le délire de puissance auquel elle fournit ses éléments de langage, interdite comme lui d’expansion et comme lui incapable de faire marche arrière, n’a plus, tel un dragon dans un mauvais film, qu’à se détruire elle-même, révélant ainsi ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, ce qu’elle est et ce qu’elle sera jusqu’à ce qu’elle ait fini de glisser lentement sur son erre : rien.
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Patricia Chapelotte n’a aucune chance de m’entraîner dans son nihilisme pratique, mais je ne la combattrai pas avant de la saluer, et même de la saluer deux fois. Parce que sa déclaration, que j’exècre, est néanmoins courageuse : elle a choisi, ce qui est rarissime en ces temps de demi-habiles, de dire ce qu’elle pouvait se contenter de faire. Et surtout parce que, le disant, elle contribue au progrès d’un débat que la plupart des gros malins s’ingénient à masquer, à truquer, à nier.
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D’autres devront se contenter du léger mouvement de chapeau dû à notre commune condition humaine, en quelque état qu’elle se mette et que nous la voyions. J’étais de plus en plus morose au fur et à mesure que je prenais connaissance de la croisade qu’un « cabinet de prévention » entreprend de mener dans les entreprises et les administrations contre les « incivilités » qui, comme une enquête commandée par icelui cabinet l’a dûment établi, y règnent cruellement, quand une drôlerie est venue se piquer dans mon humeur chagrine pour m’arracher un sourire et me remettre en selle 1.
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Encore les mots… Dans un document largement et docilement évoqué par la presse, le directeur de cette société, avant de rédiger l’ordonnance censée éradiquer le mal, évoque « l’essor » de ces vilaines manières. Un consultant engagé comme plume auxiliaire lui eût sans doute suggéré d’arguer plutôt de leur tragique augmentation, ou de leur inquiétante multiplication, ou encore de leur inexorable contagion, voire de leur dramatique irruption, et de réserver le beau mot d’essor au chiffre d’affaires à venir qui, si l’on en croit les moyens déployés pour triompher de ce que les dociles et paresseuses gazettes n’hésitent pas à nommer un fléau, ne manquera pas de s’envoler très haut dans le ciel managérial. Fléau aussi m’a amusé, d’ailleurs, mais j’ai eu tort : avec cette idée de blé qu’il suggère, c’est bien le mot qu’il faut.
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Voyons. Personne n’avait encore remarqué à quel point ces incivilités sont pernicieuses ni quel poids elles font peser sur les salariés comme sur les entreprises et les administrations. Pour les premiers, les conséquences d’un phénomène qui aurait « la perversité silencieuse de l’amiante » seraient physiques autant que psychiques et iraient jusqu’à attaquer « les fondements identitaires de l’individu ». Bigre ! Quant aux organisations, ces attitudes inciviles en perturberaient le bon fonctionnement et saperaient « ce qui constitue leurs principaux “actifs incorporels” : la motivation et l’engagement des salariés à l’égard de leur travail et de leur entreprise. » Re-bigre !
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On notera évidemment quelque différence de degré d’être entre ces fondements identitaires et ces actifs incorporels, d’une part, et les incivilités en question, d’autre part. Il ne s’agit en effet, qu’on se rassure, ni d’attentats aveugles ni de déprédations sauvages, mais de ces incidents quotidiens qu’on trouve dans les familles nombreuses et les colonies de vacances sans qu’ils nécessitent l’intervention d’une armée de consultants. Voici la liste des forfaits et des crimes qui font trembler sur ses bases l’économie française : côté incivilités externes – celles qu’on reproche au public -, resquiller dans la file d’attente, parler trop fort, être accompagné d’enfants bruyants, ne pas dire bonjour, tutoyer sans réciprocité et même, ce qui est limite tragique, faire preuve d’irrespect par le regard ou la voix. Côté incivilités internes – celles qu’on reproche aux collègues – laisser les espaces communs sales ou en désordre, faire trop de bruit, couper la parole aux collègues, arriver en retard sans s’excuser et, comme le raton laveur de Prévert, ne pas dire bonjour.
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Voilà donc, comme on a l’aplomb de nous l’affirmer, ce qui inflige à 77% des salariés stress, anxiété et troubles du sommeil et qui, voyez la précision, affecte la productivité de 75% d’entre eux ! Je ne doute pas de l’exactitude de ces données, mais je mets ma main au feu qu’interrogés de la même manière, les membres de toute collectivité humaine, même la plus chaleureuse et la plus fervente, et même les moines du plus retiré des couvents, auraient en quelque manière à se plaindre du comportement de ceux avec lesquels ils vivent ou travaillent. Héloïse elle-même se plaindrait de voir toujours Abélard dans ses bouquins, et Philémon regretterait que Baucis rate la mayonnaise. Ces gens n’auraient toutefois aucun plaisir à faire état de ces embarras ou ne le feraient qu’avec humour : l’adhésion qu’ils donnent à une vie conjugale ou collective dans laquelle ils trouvent du sens mettrait immédiatement en perspective ces inévitables occasions d’agacement dont les officines de formation feraient bien de se demander si elles en sont elles-mêmes protégées. Mais les grandes entreprises n’ont plus rien à mettre en perspective pour la simple raison qu’elles n’ont pas de perspectives autres que brutales ou insignifiantes. Affirmer ou maintenir leur pouvoir est devenu leur obsession et on appelle désormais formateurs ceux qui les y aident. Elles vont donc, comme le fait la mondialisation toujours et partout, se servir des dégâts qu’elles provoquent pour resserrer leur emprise. Oui, ils souffrent de stress, d’anxiété, de troubles du sommeil, ces salariés. Eh bien ! Parfait ! Cela aussi sera mis sur leur compte, la machine à diviser tourne rond. En se frottant les mains, on va défendre Paul contre Pierre et Pierre contre Paul, la haine y retrouvera ses petits, le patron son importance, les affaires leur essor.
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Et cette malveillante bienveillance va justifier les grandes manœuvres d’une prétendue formation qui, certaine de posséder le secret des bonnes attitudes et indifférente au ridicule qu’il y a à donner des leçons de morale à des adultes, va fourrer son nez dans toutes les relations des salariés, celles qu’ils nouent avec le public comme celles qu’ils entretiennent avec leurs collègues.
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Côté relations avec le public, on formera les agents à « des techniques simples de prévention basées sur une communication positive et non violente ou des techniques de désescalade des tensions. » Comprenez qu’on va former les salariés à se désintéresser toujours plus des souffrances et des difficultés qu’on leur confie, comprenez qu’on va leur enseigner à jouir de la supériorité que leur donnent sur les clients la politesse de façade qu’ils leur opposeront et l’indifférence avare qu’elle masquera, comprenez qu’on va leur vanter comme une vertu cette froideur mécanique qui nous accueille sur les plateaux téléphoniques, comprenez que ces relations tronquées et précuites meurtriront les clients mais encore bien davantage les employés, comprenez qu’une fois encore le désintéressement des apôtres-managers organise la guerre de tous contre tous, comprenez que le seul gagnant, c’est Orwell, comprenez que la machine à décerveler va fonctionner partout. Fini le temps du client-roi, on va le discipliner maintenant, ce chieur, qu’il paye et qu’il se tire !
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Côté incivilités internes, on va « recueillir l’expression du vécu et des ressentis à travers différents moyens adaptés ». Le premier moyen adapté fait frémir : un « dispositif confidentiel de signalement et de soutien psychologique accessible par un numéro vert à tout salarié. » À quoi s’ajoute une « campagne d’affichage ou de communication interne [qui] désigne les comportements d’anxiété. » Je demande gravement au lecteur à quelles références historiques il songe quand quelqu’un a l’audace de désigner par voie d’affiches des comportements d’anxiété. Enfin, cerise sur le gâteau, « les nouvelles relations du collectif de travail sont consolidées par des ateliers de coopération qui réapprennent les mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien ». Des centres de rééducation, en somme… Là encore, à quoi songe-t-on ?
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« Mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien » ? La cordialité est un mécanisme ? Ceux qui ne sentent pas ce qu’il y a de stupide, ou plutôt de bébête, à accoler ces deux mots, prions pour eux Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais si, l’espérance vous ayant désertés comme elle m’en fait souvent la surprise, vous restez comme moi bovinement atterrés, alors, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, comme dit Eddy, reprenez avec moi tous en chœur la profonde, la puissante objection que l’héroïne d’un des plus grands maîtres de la langue française oppose à ce genre de vilenie : « Mécanismes, mon cul ! »
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Qu’une queue de cochon, comme on disait chez les scouts, ait pu lier à ces « incivilités » la souffrance plus que réelle des salariés, cela en dit long sur les « acteurs » ! Mais pas de grands mots, pas d’indignations historico-métaphysiques. Personne n’a rien vu, voilà. Toute la presse, toute la grande presse, toute la presse moyenne, toute la petite presse s’est délectée de l’information qu’on lui a glissée et l’a recrachée telle quelle, ravie d’apprendre aux salariés qui forment son lectorat qu’ils sont un lot de gougnafiers, une collection de malappris, une portée de goujats. Toute la grande, moyenne et petite presse a avalé avec le même entrain diagnostic et thérapie. Le Figaro a avalé. Le Monde a avalé. L’Express a avalé. La Croix a avalé. Libération a avalé. Le Nouvel Obs a avalé. Le Point a avalé. Challenges, France Info, La Tribune ont avalé de concert et de conserve, j’en passe et des moins bons. Pas un vétéran blanchi sous le harnois, pas une pimpante stagiaire pour se dire que quand un papier gras laissé sur une table envoie un type en dépression, il doit quand même y avoir un truc, il a dû se passer quelque chose dans le monde, dans l’entreprise, quelque part, qui a un peu aidé la manœuvre. Investigateurs comme ils sont, nos Rouletabille informatisés, ils n’ont pas eu envie d’y aller voir ? Ils font copistes ou quoi ?
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Il y a pourtant des gens qui l’ont vu. Devinez qui. Les salariés eux-mêmes. C’est marqué dans le document, tout à la fin, pour ceux qui veulent aller plus loin, comme il est comiquement écrit. Quand on leur demande à quelles causes ils attribuent la montée des incivilités, 71% mettent en cause l’évolution de la société et des mentalités, 62% les nouvelles technologies et 29% le cadre professionnel. Parfait. Et si on s’occupait de ça alors, plutôt que de jouer les flics au profit des patrons ? Enfin. À quoi va donc aboutir une opération qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la formation ? À alourdir le silence, à pourrir le climat, à fabriquer des faux bons, des faux méchants et des vrais jaunes, à jeter la querelle partout, à filer à chacun la haine de tous pour que, chaque salarié se reconnaissant enfin deux catégories d’ennemis, les collègues et les clients, les managers puissent tailler à volonté dans un tissu social effiloché, en lambeaux, dégueu. Tous les patrons veulent ça ? Tous les syndicalistes veulent ça ? Tous les journalistes veulent ça ? Et les formateurs ? Devenus pâtissiers ? Leur spécialité, c’est le flan ? Le flan à la managériale ? Vous ne voulez pas prendre de risques, les amis ? D’accord, mais faites gaffe, vous en prenez deux, un petit et un gros, un énorme. Le petit, c’est que vous vous accrochez à une planche pourrie. Le gros, l’énorme, c’est que vous allez vous débecqueter vous-mêmes.
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J’y suis dans cette société, et jusqu’au trognon ! Mais jamais je ne serai de cette société, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Ça sera ça, ma fidélité. La vertu, je ne connais guère, tellement moins que Péguy ! Le devoir m’a toujours emmerdé, tellement plus que Péguy ! Mais, dans cette société, non, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Je suis en exil avec ceux qui y vivent, ses affaires ne sont pas les miennes, je travaille à ce qu’elles ne soient pas les leurs. Je ne puis à la fois m’intéresser à mes semblables et me soucier de cette société, de ses valeurs, de ses fantasmes, de ses arrangements, de ses abcès qui crèvent. Il pourrait en être autrement, la société n’implique pas forcément ce recul, cette distance, ce dédain : aujourd’hui, elle est un décor pourri, s’occuper d’elle c’est veiller à ce qu’elle ne tombe pas sur la tête des comédiens, rien d’autre, rien de plus. Quand j’étais enfant, on me disait « N’attrape pas froid ! », on me disait « N’attrape pas mal ! ». Maintenant que je suis vieux, avec une jeunesse en moi dont je ne sais plus trop que faire, je dis de tout mon cœur à ceux que j’aime, comme on dégage les branchages que l’orage a jetés sur la route : « N’attrape pas cette société ! »

(3 août 2014)

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Notes:

  1. Voir sur Internet le dossier de presse du cabinet Éléas  Incivilités au travail, le vécu des Français.