Le monde du travail n’existe pas

Avant-propos

En octobre 2000, devait se tenir à Forbach, dans le cadre de l’Année mondiale du travail, un colloque sur les mutations du travail dans les économies émergentes. Mon ami Ettore Gelpi, qui devait en être l’animateur, avait fait signe à une dizaine de complices vivant aux quatre coins du monde. Plusieurs d’entre eux étaient déjà arrivés en France, leur contribution en poche, quand le colloque fut annulé. Ettore Gelpi décida qu’il se tiendrait quand même mais en petit comité, chez lui. Ces différentes contributions fournirent ensuite sa matière à un livre publié en 2003 par les éditions L’Harmattan, sous le titre Travail et mondialisation.

Il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur le sommaire :
Arlindo Stefani, brésilien, professeur d’anthropologie, présente une contribution sur l’anthropologie du travail dans les pays émergents.
Juan Antonio Bofill, catalan, ingénieur, réfléchit sur le thème « Le travail comme intermédiation ».
Roger Wei Aoyu, chinois, professeur de philosophie, analyse la mutation du travail en Chine.
Wladyslaw Adamski, universitaire polonais, se penche sur les transformations du travail et les conflits sociaux dans la société post-socialiste.
Paolo Vignolo, sociologue italien vivant en Colombie, raconte l’expérience d’une communauté de recycleurs de carton dans la banlieue de Bogota.
S. Atta Diouf, sénégalais, décrit la perception du travail des dirigeants africains.
Helga Foster, spécialiste allemande de la formation professionnelle, s’interroge sur le futur du travail et la vie.
La synthèse de tous ces apports, c’est Ettore Gelpi qui la tire dans son texte « Mutations du travail, économies du Sud et économie-monde« .
– Le texte qui va suivre constitue ma propre contribution.

J’aurais voulu ne pas avoir à ajouter un dernier paragraphe à cette présentation. Mais, le 22 mars 2002, notre ami Ettore Gelpi nous a quittés. Je sais que plusieurs lecteurs de Résurgences le connaissaient. Il aimait à se dire italien, terrien et gitan. Il avait longtemps été responsable de l’Éducation permanente à l’Unesco. Expert auprès de diverses institutions internationales, professeur invité, dans le monde entier, par de nombreuses universités, il avait publié une quinzaine d’ouvrages. C’était un homme d’une absolue liberté d’esprit et d’une immense générosité. J’ai eu la chance de l’avoir pour ami durant vingt-huit ans. Je ne peux évoquer sans émotion ces dîners chaleureux où il rassemblait des gens du monde entier et d’où l’on sortait toujours avec des perspectives nouvelles.

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Entre 1967 et 1997, j’ai consacré à la formation permanente l’essentiel de mon activité. J’ai animé des sessions d’expression et de communication dans les entreprises les plus diverses, publiques et privées, en France et dans plusieurs autres pays francophones. J’ai eu pour interlocuteurs des ouvriers, des employés, des cadres de toutes origines, des dirigeants. Il m’est souvent arrivé d’intervenir dans le secteur social et culturel et, en France, dans plusieurs ministères ou organismes officiels. Une des actions les plus importantes fut menée à EDF, entre 1992 et 1996. Sous le nom de Mise en expression, il s’agissait d’une formation globale tendant au triple développement de la personne, du citoyen et du travailleur. Dans quelque cadre institutionnel qu’elles se soient situées, ces actions eurent en commun d’être critiques. Elles furent à l’origine de nombreux conflits avec les directions qui, très souvent, les interrompirent.

Je souhaite livrer ici les réflexions qui s’imposent à moi après ce long parcours. Je le fais en songeant à toutes celles et à tous ceux que j’ai rencontrés pendant ces trente ans.

L’univers de la « personnalité rapportée »

Je veux d’abord faire sentir le sentiment d’étrangeté qui m’a constamment habité. Il n’existe aucun rapport entre les hommes et les femmes avec qui je parle, les soucis et les désirs qui les habitent, leur sensibilité à la vie et aux autres, le point de vue d’où ils observent le monde et élaborent leurs projets, d’une part, le discours institutionnel qui règne dans les entreprises et les administrations et la réflexion des spécialistes, d’autre part. Entre ces deux registres, un gouffre que n’explique nullement la distance qui sépare le concret de l’abstrait, l’expérience directe de sa conceptualisation. L’abstrait de l’institution et de la théorie ne rend compte en aucune manière de la réalité vivante que, pendant trente ans, j’ai sentie palpiter. Cet abstrait-là renvoie à un concret réinventé. Il se rapporte à une illusion, à un mensonge. Il ne parle pas de la réalité, il la reconstruit. Il la force. Tous ceux qui ont à s’exprimer, comme je l’ai fait si longtemps, devant des travailleurs, se sentent nécessairement déchirés entre deux logiques non pas différentes mais contradictoires, celle de la vie et celle de sa prétendue abstraction qui en est, en réalité, la trahison. Sans doute veulent-ils d’abord croire, comme je l’ai cru, que cette désagréable distorsion est affaire d’approche, de perspective, de langage. Peu à peu, cette illusion s’abolit : il faut choisir. Ou bien on construit un concret de circonstances, de façade, un concret arbitraire qui vient conforter l’abstraction truquée de l’institution et de la théorie, sa servante : on entre alors dans le climat pathologique de ce que Winnicott appelle la personnalité rapportée, cette convention sans fondement qu’on projette sur soi, sur les autres, sur le monde. Ou bien, greffant fortement son imaginaire sur celui des êtres vivants auxquels on s’adresse, on reconstruit peu à peu avec eux une pensée : en partant du concret qu’ils suggèrent, on remonte jusqu’à l’abstrait que désigne ce concret. Qu’on le veuille ou non, qu’on l’ait choisi ou non, on se trouve alors dans une position de critique radicale de la société contemporaine. Je ne médis pas des professionnels de la formation ou des consultants qui gravitent autour des institutions si je note qu’ils choisissent assez rarement cette deuxième hypothèse. On peut sans doute leur trouver de bonnes, d’excellentes excuses : les mêmes qu’ont les mauvais médecins d’assassiner leurs patients.

Le travail est une réalité. Les travailleurs existent. Le monde du travail est une construction perverse. C’est un fantasme persuasif, une castration rassurante qui a convaincu les intéressés eux-mêmes de son bien-fondé au fur et à mesure qu’on leur montrait quels bénéfices secondaires ils pourraient attendre de leur soumission. Si les travailleurs l’acceptent avec la résignation sceptique qui fait le fond de leur sensibilité, les spécialistes y trouvent, eux, un inépuisable filon non seulement de revenus et de prestige, mais encore de certitudes closes et de jouissances sectaires. Ils le disent : c’est leur champ. Dans ce champ commun à tous, chacun se réserve une parcelle particulière qu’il entoure de clôtures et exploite avec discernement. Le but de la corporation, c’est de faire passer pour une contribution fructueuse au bien commun un discours constamment mensonger dont le seul effet est d’aggraver la détresse des travailleurs. La quasi-totalité de ceux qui interviennent dans les entreprises et dissertent sur le supposé monde du travail ne se contentent pas de subir l’aliénation ; ils la vénèrent, ils la propagent, ils l’imposent. Leur métier, c’est d’apprendre aux travailleurs à confondre le rien avec le quelque chose, l’être avec le néant.

Les sauvages ont rarement besoin des missionnaires mais les missionnaires ont souvent besoin des sauvages. Il est intéressant de constater à quel point le fameux monde du travail devient l’objet de la sollicitude universelle. Ce souci n’est plus le privilège de ceux qui s’opposent loyalement aux mauvais traitements infligés aux travailleurs ou qui cherchent à améliorer leur sort. Le Medef lui-même milite désormais en faveur de l’épanouissement des salariés, de la convivialité de leurs échanges, de la qualité de leur dialogue avec les directions. Pas un consultant qui, après avoir bien réfléchi à l’intérêt de son champ et à celui de sa boutique, n’explique, l’air avantageux, qu’un bon résultat économique ne saurait être obtenu par des travailleurs malheureux. C’est toute la classe dirigeante qui, sans que cela l’empêche en aucune façon de surveiller, de punir, de licencier ni d’exploiter, tartine son discours de cette gélatineuse bienveillance.

Pas question, bien sûr, de mettre cette hypocrisie en parallèle avec les efforts déployés, à partir du dix-neuvième siècle, par le mouvement social, puis par les syndicats. Pas question de confondre ce qui fut pure générosité avec la démagogie intéressée du management. Mais l’époque moderne, terriblement décapante, nous oblige à un constat fort désagréable. Ces bonnes et ces mauvaises intentions, ces bons et ces mauvais bergers se référaient, et se réfèrent toujours, à la même vision. Bricolaient, et bricolent toujours, le même château sans fondations en accréditant le mythe du monde du travail comme réalité autonome, comme sujet d’étude, comme champ, comme lieu de culture et d’éthique, comme terrain de bataille symbolique.

Le dévoilement général qu’impose la modernité fournit plus d’un signe de cette convergence. Étrange, par exemple, que l’obsession du harcèlement moral, propagée à partir d’un livre publié chez un éditeur proche de l’ex-gauche plurielle, se soit si vite répandue ; étrange que, dans un pays où la loi n’est pas dépourvue de moyens répressifs, combattre ce harcèlement soit soudain apparu comme une urgence absolue à des champions qui arborent les couleurs les plus diverses. À étudier l’affaire d’un peu plus près, à constater que c’est surtout dans l’entreprise que ce maudit harcèlement va être traqué, on s’aperçoit de l’ambiguïté de l’opération. Certaines aides sont plus accablantes que les misères qu’elles prétendent soulager, certaines libérations enferment mieux que les prisons. L’offensive spectaculaire des médias contre le harcèlement moral épargnera peut-être aux salariés quelques désagréments, mais les protestations d’éthique dont elle s’accompagne resserreront durement sur eux l’étreinte du pouvoir économique. L’entreprise ne sera plus seulement le lieu où des forces anonymes contraignent les êtres humains à ne plus exister que comme travailleurs : elle sera aussi le lieu où les mêmes forces anonymes se présenteront comme détentrices des valeurs. Alors, toute liberté aura vécu. Les travailleurs seront floués deux fois, d’abord par la contrainte, ensuite par une prétendue morale ou une supposée éthique qui les bouclera en eux-mêmes pour les rendre définitivement dociles. Une fois oubliés les grands mots, une fois dissipés les grands sentiments, que restera-t-il en effet de la croisade contre le harcèlement moral? Une diabolique invitation à la délation, cet outil habituel de la tyrannie : les gens qui rapportent, on les tient.

Déploiement de l’humain et arthrose du pouvoir

Les racines de tout cela sont profondes et plongent bien en deçà de l’actualité ; il y a longtemps, sinon, que le cirque de la modernité aurait replié son chapiteau. L’évidence qui apparaît, et qui va contraindre les esprits loyaux à des révisions déchirantes, c’est que cette réalité construite, ou virtuelle, que nous appelons monde du travail est fille des contradictoires. Comme Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé, de la justice et de la violence, elle est née de la rencontre entre le mouvement social et la générosité syndicale, d’une part, les maîtres de forges et les managers, de l’autre. Opposés par leurs intérêts économiques et politiques, les uns et les autres sont pourtant issus du même fonds culturel ; ils appartiennent à la même tradition de l’humanisme chrétien, relayée ou non par le prophétisme socialiste. Peu importe que les uns aient hérité du pouvoir et que les autres aient dû se contenter d’un contre-pouvoir souvent problématique. Ils sont de la même famille pessimiste, celle pour qui l’homme doit être surveillé, maîtrisé, contrôlé, celle qui ne croit pas, comme le pensait Jacques Berque, que l’humain soit une réalité à déployer. L’industrialisation, la mécanisation, la technologie, au fur et à mesure qu’elles ont imposé la division du travail et la rationalisation, ont fait de plus en plus clairement écho à cet ordre symbolique autoritaire, pessimiste, épris de classificatoire, qu’il serait abusif d’imputer au christianisme ou au socialisme en tant que tels, mais qui les a tous deux si effroyablement parasités et stérilisés.

Il n’a fallu, dès lors, qu’un tout petit talent pédagogique à une bourgeoisie qui était en train de prendre les commandes pour réaliser la jonction durable de la forme archaïque de l’autorité, où elle puisait ses symboles, et de la brutale rationalisation du monde et des choses qu’exigeait l’industrie. Bientôt, c’est l’homme lui-même qu’il a fallu tenter de rationaliser : pour la production et le profit, bien sûr, mais, en même temps et surtout, pour sacrifier, une fois de plus, aux peurs archaïques. Alors l’arthrose du pouvoir est venue se loger dans cette articulation essentielle de la vie collective qu’est l’économie. Alors, comme une armée de termites, ont surgi des organisateurs de toutes sortes, armés de méthodes constamment perfectionnées ; les chefs de bureau de jadis, les contrôleurs, les inspecteurs sont devenus les modernes directeurs des relations humaines, les consultants, les managers. Leur credo, c’est que les contraintes qu’ils imposent aux travailleurs, qu’il faut aussi subtiles qu’implacables, sont nécessaires à la production. Ils finissent toujours par les en persuader, même si leurs arguments sont peu convaincants : en vérité, ils comptent plutôt sur la contagion de la peur qui les tenaille, cette peur qui ignore les barrières des classes.

Nous en sommes là. Réunis sous la houlette du soupçon. Écrasés par le développement d’une technologie aux allures de substitut prophétique. Affolés par l’organisation de plus en plus morcelée des choses, de la société, des esprits. Abrutis par l’idée franchement perverse, que développent des pleurnicheurs grassement appointés, que cette horreur sous-humaine peut produire du progrès pour l’humanité et qu’elle mérite, à ce titre, bienveillance et amitié. Mais rendus plus perplexes encore par le sentiment que cet ahurissant déballage met le point final à quelque chose et, pourvu qu’on ait le courage de l’affronter, annonce une nouveauté quasi absolue.

Un séisme créateur

On ne dira jamais assez sur quelles consciences écrasées champignonnent les prétendues valeurs de la modernité, fabriquées, à la demande du client, dans des officines de faussaires spécialisés. On ne dira jamais assez quelle terreur sacrée saisit désormais les soi-disant citoyens et citoyennes dès que les frôle l’ombre du pouvoir. Pour anonymes que soient les sondages, on les voit y soutenir avec enthousiasme, par exemple quand il s’agit de l’indemnisation des chômeurs, les solutions qui leur sont les moins favorables. Encore quelques années de communication et on trouverait aisément, si on le désirait, une majorité pour approuver le versement à M. Seillère d’une dîme universelle, avec octroi d’une quote-part aux syndicats bienveillants. C’est que toute relation avec une instance d’autorité, même indirecte ou provisoire, fait retrouver aux travailleurs les réflexes conditionnés de l’entreprise ; elle ré-hydrate en eux les quatre vertus cardinales sur lesquelles, libres citoyens de la modernité, ils font semblant de construire l’avenir de la démocratie : la peur, le silence, la méfiance et la lâcheté.

Il est facile de ne s’apercevoir de rien. Il suffit de faire entendre aux travailleurs qu’on accepte de signer avec eux le pacte secret de la démission générale, qu’on étouffera dans l’œuf tout mouvement d’authenticité, qu’on matelassera de bonnes intentions et d’amitié frelatée toute arête un peu saillante, qu’on se bardera de règles, de procédures, de principes éthiques ad hoc en sorte de ne jamais tolérer l’interrogation impertinente, la suggestion paradoxale, la mise en cause fondamentale. Qu’on fera du respect de la personne humaine un infranchissable paravent pour protéger les puissants de tout regard indiscret, de tout sarcasme, de toute flèche. Qu’en un mot on jouera le jeu, le jeu des dominés qui font rire, le jeu des rétiaires et des mirmillons dans l’arène : pas étonnant qu’on réinvente, à Rome, en guise de loisir de purification, ces combats de gladiateurs.

Si, à ses risques et périls, on décide, par contre, de ne pas jouer le jeu, quelle révélation! On assiste alors, en direct, comme en une lointaine anticipation, à la mue inévitable de la modernité. Cent fois, j’ai contemplé ce séisme. D’abord, c’est la parade, sûre d’elle et agressive, des opinions convenues, des représentations majoritaires, des morales utilitaires, des libérations en toc, des certitudes pseudo-scientifiques, des délires serviles de l’humanisme managérial. Mais, si l’on a la force de ne tendre aucune main secourable à ces folies, des craquements ne tardent pas à apparaître, des fêlures, des brisures. On devine qu’au fond des êtres quelque chose se met à douter, à s’émouvoir, à souffrir, à désirer, à faire signe, à faire sens, à faire parole. Un homme ou une femme qui se croit faible, qui n’ose pas encore reconnaître que cette faiblesse-là est une force, élargit soudain une brèche par un récit, par un aveu, par une brève fulguration. Alors, l’espace d’un instant, avant que ne retombe le couvercle, avant que ne se réinstalle dans les têtes l’ordre féroce de la tolérance obligatoire, avant que tout n’ait l’air d’être oublié, avant que les visages ne se rhabillent d’une insignifiante amabilité, avant qu’une modération de convenance n’éteigne toute flamme dans les regards, alors, l’espace de cet instant-là, on voit. Et, pour toujours, on a vu.

Toute la vie est là, sa poésie, son théâtre, sa révélation. Une porte tourne sur ses gonds ; elle s’ouvre sur une réalité irréfutable et silencieuse, sur une promesse. Être ici, dans l’entreprise, être ailleurs, qu’importe? La vraie vie, celle qui n’affleure presque jamais, n’a que faire de ces hasards. Ce qui domine, dans ces moments-là, c’est l’évidence de la présence des êtres, de leur pesanteur légère, de la nécessité de leurs liens, du caractère charnel de leur âme. Toute parole est inutile, tout commentaire. Aussi est-ce sans déplaisir qu’on en revient à l’objet de la réunion, à l’entreprise, à la société. On se dit que cette plongée aura réanimé les intelligences, vivifié les cœurs, redonné sang et voix aux ombres. Le choc est rude : le principal effet de cette incursion dans la vie souterraine, c’est de projeter sur le quotidien une lumière insoutenable. À peine s’est-on remis à évoquer les soucis ordinaires, a-t-on repris le fil des discussions interrompues, a-t-on confronté, une fois de plus, des points de vue qui ne surprennent personne, qu’un intolérable malaise apparaît. Les mots, les idées, les projets ne sont plus que fruits gâtés, oiseaux morts. L’évidence insupportable, contre laquelle chacun mobilise des trésors d’héroïsme, c’est que rien de tout cela qui, pourtant, quelques minutes auparavant, existait de façon irréfutable, ne semble plus avoir la moindre réalité. C’est pourquoi, avec une violence décuplée, on enchérit et surenchérit pour défendre les apparences menacées, on pourchasse tout scepticisme, on pousse son conformisme jusqu’à l’absurde, on étouffe ses désirs, on s’invente d’improbables ambitions.

Ce n’est pas le monde qui a tort. Le regard qu’on a posé sur les choses du dedans n’en dénigre rien, n’en méprise rien, ne suggère en aucune façon qu’il serait possible, ou préférable, ou souhaitable, de s’en détacher. N’invite en aucune manière à s’en aller délirer dans quelque univers supra-naturel, supra-sensible, supra-social, supra-humain. C’est le contraire qui se produit. On perçoit avec une impitoyable acuité que le délire n’est pas dans le monde, mais dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de l’habiter, c’est-à-dire dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de s’habiter. Peu à peu, dans un sourire nostalgique, dans l’expression d’un regret, on déchiffre l’énigme : tout ce qu’on veut croire si solide, si réel, si utile, si nécessaire, toutes ces constructions égoïstes ou altruistes qu’on entasse pour rendre l’existence plus agréable, plus présentable, tout ce qu’on a inventé de cynique ou de gratuit, ces idéologies qui parlent trop haut pour ce qu’elles ont à dire, tout cela n’est qu’une formidable digue qu’on élève non seulement contre son désir mais aussi contre le désir de tous. Le propre de l’obscénité rageuse et impuissante de l’argent, du pouvoir, de la cruauté, c’est d’en témoigner plus fort et mieux que le reste.

Il est vrai que les problèmes du travail ne peuvent être ni méconnus ni minimisés. Le chômage s’accroît ou régresse au fur et à mesure des imprévisibles mouvements de l’économie ; même en période de basses eaux, son niveau reste alarmant. Les emplois précaires tendent à se généraliser, favorisant les bas salaires. Pourtant, les luttes sociales donnent des signes de fatigue. Tout se passe comme si le souffle manquait, comme si l’aire du combat s’était réduite. Les adversaires en présence, on l’a vu avec la question des trente-cinq heures, prennent un plaisir suspect à raffiner et à sophistiquer leurs commentaires, à déchiffrer la loi et en supputer les conséquences comme ils le feraient d’un texte sacré : les travailleurs devinent que les spécialistes patronaux ou syndicaux de ces spéculations s’y adonnent en secret comme à une scolastique nouvelle, source de prestige, comme à une activité élitiste et secrètement décadente. Ils n’ont pas tort. Comparées à l’énormité des remises en cause que fuit la société moderne, ces prosternations devant le formel restent assez dérisoires. Et il s’agit bien d’une nouvelle scolastique. Le fondement n’en est plus la théologie ou la philosophie, mais l’organisation de la société selon la volonté des puissants.

Ceux qui daubent sur le Moyen Âge en sont moins éloignés qu’ils ne le croient. Même souci des auteurs et de l’autorité. Même attachement matériel aux textes, à ceci près que toute dimension conceptuelle en étant évacuée, la dépendance des lecteurs s’en trouve aggravée. Plus facile, il est vrai, de jouer aux exégètes que de faire écho à l’avilissement des esprits et des sensibilités, à l’immense désir de largeur qui, entre deux périodes de soumission dépressive, sollicite, d’une façon toujours plus désespérée, ce reste de liberté dont la propagande ne vient pas à bout.

Ce bavardage socio-économique, grâce auquel chacun peut feindre d’habiter dans la banlieue du pouvoir, d’être en connivence avec les grandes affaires du temps, c’est la dernière mouture de l’ersatz traditionnellement offert à ceux qu’on sent assoiffés d’expression, mais qu’on sait trop timides pour avouer cette soif. Favoriser ce bredouillement névrotique, c’est la seule stratégie possible de la modernité. C’est sans plaisir qu’on y voit sombrer, sans exception aucune, les syndicats et les partis de gauche. On les eût préférés plus lucides et plus courageux.

Les valeurs, ces étoiles éteintes…

Est-ce alors si étonnant que les travailleurs n’aient plus d’espérance? S’ils hésitent à transmettre à leurs enfants l’éducation qu’ils ont reçue? Si, las de tout, ils laissent les esclaves joueurs de flûte de l’argent dire à leur place ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils désirent? Leur vie s’écoule dans la sécheresse et la platitude : tantôt producteurs, tantôt consommateurs, toujours méprisés. Gavée d’idées générales stériles qui ne renvoient à aucune réalité vivante, leur intelligence, comme disait Marcel Jousse, s’algébrose peu à peu. Tyrannisés par les choses, tyrannisés par ceux qui tyrannisent les choses : aucune issue de ce côté-là, n’en déplaise aux intérêts des investisseurs, fussent-ils progressistes. Aussi les travailleurs se demandent-ils s’il ne va pas falloir laisser filer le jeu, et peut-être le set, et peut-être la partie. Ce n’est ni défaitisme, ni pessimisme. C’est plutôt l’envers d’une certaine vision de l’avenir, courageuse et lucide : à un niveau de vérité définitivement barré aux managers et aux scoliastes du concret délirant, autre chose se joue. Beaucoup le savent. Beaucoup le sentent. Un imperceptible déploiement. Un frémissement qui cesse à la moindre présence. À la charnière de ces deux siècles, l’humanité va-t-elle enfin cesser d’avoir peur du monde? Fin des médiations? Fin des médiatisations? Est-ce possible? Fin des représentations? Fin des corporatismes économiques et intellectuels? Co-naissance de chacun et de tous? Redécouverte non pas du corps autonome, ce tyran, mais du mystère d’être charnel? Réconciliation du contingent et de l’absolu ?

Peut-être. En tout cas, ni les structures, ni les pouvoirs en place n’y aideront. De toute leur force, les élites pèsent sur le couvercle. Pour protéger leurs intérêts, sans doute, mais si ce n’était que cela… Sacrificielles donc privilégiées, privilégiées donc sacrificielles, elles ont misé, elles misent encore leur vie sur la répression. Et d’abord sur celle de leur propre désir, toujours à modeler selon les tendances les plus lourdes, les contraintes les plus épaisses. Aucune liberté à attendre des supposées élites politiques, économiques, culturelles. À une époque où la pesanteur médiatique leste les destins singuliers, les paralyse, les banalise, il leur faut renoncer au meilleur d’elles-mêmes, à leur progrès, à leur errance. Il leur faut paraître ce qu’elles ne sont pas, ce qu’elles ne sont plus ; il leur faut mentir, et oublier qu’elles mentent. Elles ne peuvent vivre que d’artifices et de compensations. Il y a le confort et la vanité : ce ne sont pas les plus redoutables. Il y a l’orgueil, secrètement aiguisé par l’impossibilité de douter. Il y a ce tissu d’approximations et de tricheries qu’elles appellent les valeurs, ces étoiles éteintes. Tout est bon pour aggraver le terrible ressentiment des élites, pour perpétuer leur malheur de ne pas exister, de n’exister qu’en image ; pour s’en défaire, elles en transmettent le virus avec une précision maniaque.

Mais alors, est-ce la fin de tout? Non. Le début. Pas un travailleur qui ne le pressente quand l’écrase un de ces moments de découragement où l’écœurant souci de dominer et de paraître devient par trop immonde. Reste à comprendre de quoi ce découragement est le signe paradoxal, de quelle espérance. Reste à retourner toutes les cartes. Reste à repartir de soi-même, de l’amitié des autres, de l’amitié pour les autres. Reste à affronter le cancer de ce conditionnement mental qui ne cesse d’accréditer la lâcheté comme destin et de l’inviter hypocritement à la table de la pensée. Assez. Revenir à la fermeté stoïcienne, à la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer, au courage de changer celles qu’on peut changer, à la lucidité de distinguer les unes des autres. Assez de compromissions. Assez de dissertations sur le monde du travail. Aucun destin n’est jamais devenu une liberté. Ne pas gâcher sa vie d’homme par tous ces abandons, sa vie de femme en ramassant les rêves usés des hommes. Peu importe si l’on n’atteint pas le pays de son désir. D’autres, peut-être, un jour… Ce qui fait l’être humain, ce n’est pas d’arriver, comme le croient les bourgeois, ce n’est pas d’aboutir, ce n’est pas de réaliser. C’est de partir. Le travail, c’est en soi qu’il en faut retrouver la source, ou dans les autres. Nulle part ailleurs. Tel est le minimum vital que toutes les élites s’efforcent d’interdire au plus grand nombre en sorte qu’elles ne se soient pas sacrifiées pour rien.

Ouverture? Sans doute. Mais attention au mot. S’il ne s’agit que de déplacer ses frustrations ou ses contradictions, s’il ne s’agit que de se faire le cœur stupidement touristique en se baguenaudant parmi les images des autres, ailleurs sera comme ici et il n’y aura rien de neuf sous le soleil. On ouvre : c’est un mot de chirurgien. Pour qu’il vive, il faut opérer l’avenir.

Fermer sa porte à la propagande

D’un tel constat, les pays aux économies en émergence peuvent tirer quelques conclusions utiles. Ils peuvent se persuader que, loin de reproduire les schémas qui prévalent désormais dans tous les pays développés, ils ont à inventer une culture du travail originale qui soit en harmonie avec leur réalité particulière. Pas plus que les pays développés, ils n’échapperont, bien sûr, au poids que la mondialisation en cours fait peser sur eux ; mais ils éviteront de l’alourdir, et ainsi de se fermer l’avenir, s’ils refusent la propagande qui, partout dans le monde, accompagne ou provoque les abus de cette mondialisation. En fermant leur porte, autant qu’ils le peuvent, à sa rhétorique mortifère, les pays en émergence accompliront un acte de résistance d’une grande portée : en même temps qu’ils refuseront de s’enchaîner au conformisme décadent qu’on veut leur imposer, ils se mettront dans l’obligation d’inventer une culture du travail qui soit en harmonie avec leurs travailleurs, leur population, leur histoire, leurs désirs.

Personne ne peut prétendre échapper entièrement à la pression financière, économique, idéologique qui écrase le monde entier, qui prétend régir les consciences et décider quels meurtres relèvent du terrorisme, quels meurtres relèvent de la défense des droits de l’homme. Il est de plus en plus clair, pourtant, que le sort du siècle se jouera sur la culture. L’énormité des forces mises en œuvre par la mondialisation fait apparaître chaque jour un peu plus le caractère infantile, dérisoire, sommaire, du discours pieux derrière lequel elle se cache. C’est donc sur ce terrain de la culture – et, tout particulièrement, de la culture du travail – que quelque chose doit changer et, à terme, entraîner des évolutions radicales. Les échecs des pays occidentaux enseignent qu’il ne faut pas séparer le travail de la vie, ni en faire arbitrairement la valeur principale de l’existence, mais, au contraire, le confronter constamment aux exigences de la citoyenneté et, au-delà, aux désirs des êtres humains. Qu’il importe, pour cela, d’instituer l’expression des travailleurs comme règle première de la vie du travail, en sorte qu’ils prennent l’habitude de parler, individuellement et collectivement, de tout ce qui les concerne : non seulement des salaires, des conditions de travail, de la formation, mais aussi, progressivement, de tout ce qui se rapporte à l’entreprise, à la vie économique, à la cité, au monde, au développement des personnes humaines. Le but est qu’une telle logique d’expression apporte un contrepoids constant à l’emprise totalitaire de l’argent. Dans les pays développés, en effet, les ségrégations les plus redoutables ne sont pas toujours les plus visibles. Le plus grave, dans ces sociétés, c’est que, sous le masque des idéaux démocratiques, elles ne cessent de promouvoir l’inégalité des esprits, des jugements, des consciences. Aux uns, le pouvoir réel, la manipulation ; aux autres, les compensations secondaires, les consultations formelles, la communication téléguidée. Aux uns, la vraie culture, faite d’étude et d’expérience ; aux autres, les slogans, les fausses libérations, les valeurs truquées. La chance qui s’offre aux pays aux économies en émergence, c’est d’en finir avec cette vision de l’homme et de la société. Sans doute peuvent-ils trouver dans leurs cultures propres, mais aussi dans les cultures occidentales, les raisons et les moyens de telles évolutions. Et surtout la force de comprendre que l’éternel scepticisme au nom duquel on nie la possibilité d’une telle tâche repose tout entier sur la méconnaissance de l’énergie soudain rendue disponible quand un projet passe du plan quantitatif au plan qualitatif, quand les êtres s’expriment en tant qu’êtres et non en tant qu’experts d’eux-mêmes.

(avril 2003)

Le fascisme, mes amis…

(Note sur Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout)

Après L’emploi du temps, le film de Laurent Cantet, j’ai voulu voir Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout.

On connaît l’argument. Ses études terminées, un jeune homme engagé comme consultant par une société de conseil plonge dans l’univers des audits, des rachats d’entreprises, des licenciements, et s’y noie. Ni sa mauvaise conscience ni l’amour de la droite jeune femme qu’il a rencontrée ne peuvent l’en empêcher. Chronique d’une double défaite : celle d’un individu, celle d’une société.

Je voulais parler de ce film. Le thème me tient à cœur et j’avais été touché par L’emploi du temps. Jean-Marc Moutout cédait-il à une mode ? Exploitait-il un filon ? J’ai vu et je suis resté perplexe. C’est bien fait, souvent émouvant. Des analyses précises, honnêtes. Aucune tricherie. Une compassion sincère. Et un talent de cinéaste certain, moins lyrique que celui de Cantet, plus ethnographique.

Je ne cessais pourtant de remettre au lendemain le papier que je projetais d’écrire pour Résurgences. Le déclic est venu de la critique parue dans Le Monde, au demeurant fort judicieuse. Les dernières lignes m’ont laissé bouche bée : « En filigrane, Violence des échanges suggère avec une calme certitude que – comme Alberto Moravia puis Bernardo Bertolucci l’ont montré pour l’Italie des années 1930 – derrière le conformisme, c’est le fascisme qui rampe. »

Rien à dire. Très bonnes références. Excellente conclusion. Et soudain, l’illumination : « Mais alors ? » On passe à la critique du film suivant en se carrant dans son fauteuil et en se reversant une goutte de whisky ? Le fascisme rampe et on le laisse ramper ? Il ne se dissimule pas dans les placards d’une obscure officine. Il n’hiberne pas dans des cerveaux embrumés par l’obsession de la discipline. Non ! Il vous attend dans le beau bureau ergonomique que vous allez retrouver demain matin. Il est au cœur du cœur de cet univers économique dont vous feignez d’attendre, non seulement votre prospérité, mais votre liberté, votre bonheur, votre grandeur. Durant chacune des cent vingt-six mille secondes qui forment les deux mille cent minutes qui composent vos trente-cinq heures, vous êtes à la fois le spectateur et l’acteur du progrès du fascisme ; vous en êtes le sociologue et vous en êtes le zélateur.

Enfin ! C’est marqué dans le journal ! Pas dans n’importe lequel ! Dans Le Monde, vous comprenez ? Dans Le Monde lui-même ! Et la nouvelle glisse sur vous comme vous allez vous-même glisser sur la neige artificielle avant de bouffer la fondue ? On vous dit qu’il y a le feu ! Pas on ! Le Monde ! C’est Le Monde qui vous dit qu’il y a le feu ! Pas dans les écuries, Madame la Marquise, pas dans la cave, pas dans le grenier : là, au milieu du living, sous votre fauteuil ! Mais oui : c’est pour ça que vous trouviez votre whisky un peu chaud !

Le fascisme ? Le Monde a dit le fascisme ? D’autres, des gens sérieux, estimables, pondérés, nullement fanatiques, parlent même d’esprit nazi. Pas le nazisme de Nuit et brouillard, bien sûr. Pour moi, c’était hier. J’ai vu ce film à la Cité universitaire de Paris ; je me rappelle une salle immense frappée de stupeur. En sortant, personne ne desserrait les dents. J’avais vingt-deux ans. Ce n’est pas moi qui vais vous faire du négationnisme, mes amis ! Mais attention ! Il n’y a pas un négationnisme, il y en a plusieurs ! Je vois beaucoup de négationnistes du présent, ces temps-ci. Parler du XXe siècle est plus facile, bien sûr. Pour comprendre la nouvelle mouture de fascisme qui nous attend, il faut un peu plus d’imagination, un peu plus de courage. Il n’aura pas la gueule de Mussolini, pas plus que le nazisme à venir ne défilera au pas de l’oie. Ils cliquetteront dans le vide comme des claviers d’ordinateur. Il y a tant de manières de faire mourir les gens…

En attendant, dans la salle, ils se reconnaissent ! La chiennerie que leur présente Moutout, promis, juré, c’est bien la leur ! Comme au patronage, quand, à la fin de la journée, l’abbé triait lui-même les manteaux, pèlerines, cache-nez et passe-montagnes entassés sur une table : « À qui ça ? Et ça, à qui ? Et ça ? » La même chose. « Ce salaud-là, bien sûr que c’est mon chef ! » « La bonne femme qui sait toujours tout et qui ne dit jamais rien pour ne faire de peine à personne, un peu que je la connais : elle a déjà coupé à trois licenciements ! » « Et ces consultants de merde, il croit que je ne les ai jamais vus, Moutout ! » Et le patron qui ne pense qu’à son blé ! Et le chewing-gum des réunions syndicales où les mots vous collent à la gueule ! Et les retours chez soi, l’effort que c’est d’avoir l’air en train ! Et les concours de faux culs quand on prend un pot avec les copains ! Déjà vu ! Déjà vu tout ça !

J’étais comme les spectateurs, qui étaient comme les acteurs, qui étaient probablement comme Moutout. L’anesthésie. La résignation infinie, aimable, presque reconnaissante. La vie est ainsi, n’est-ce pas ? Par vieille habitude, parce que c’est l’héritage dérisoire de l’époque chrétienne, on pleurniche un coup, on regrette, on déplore. Quand, à la fin de Violences des échanges, le héros se décide à piquer une tête dans la mer avec une fille qu’il n’aime pas – et qu’il n’a même pas envie de regarder, même en bikini -, on le comprend, on le plaint. Ce n’est pas beau, mais que voulez-vous ? Faire un bras d’honneur à la saloperie managériale et filer rejoindre celle qu’on aime sans calculer le manque à gagner, tout le monde n’a pas ce culot ! À l’idée d’une aventure aussi effrayante, un petit frisson délicieux parcourt l’échine du citoyen-consommateur ! Avoir flairé l’odeur de la poudre et avoir échappé à la bataille, double volupté ! Comme il fait toc-toc le petit cœur du citoyen-consommateur quand les gentils ouvriers du film se consolent avec leurs merveilleux souvenirs de l’usine !

Le fascisme, mes amis, c’est quand, pour défendre les valeurs, il n’y a plus qu’à pleurnicher. Le fascisme, c’est quand quelque chose de monstrueux a été installé au centre de la vie sociale et fait tomber les unes après les autres les défenses du désir. Le fascisme, mes amis, c’est quand il reste, d’un côté, le destin, de l’autre, la morale. Quand on a tout cédé au destin et qu’on garde la morale, la nostalgie et les pleurs pour les hacher comme du persil et en parsemer sa propre tombe. Le fascisme, mes amis, c’est quand on a renoncé à changer la pâte du monde et qu’on ne sait plus que laïusser sur le choix de la crème. Le fascisme, mes amis, c’est quand les antifascistes professionnels, du haut de tout ce qu’ils ont mis à gauche, vous expliquent qu’il vous faut renoncer à changer un monde qui leur va comme un gant puisqu’ils peuvent en jouir à loisir en faisant semblant de le condamner.

Le fascisme, mes amis, c’est quand on se fout de vous pour vous obliger à vous foutre de vous, et que vous marchez. Alors, vous êtes bêtes comme des oies, mes amis ! Alors on se dit que le pas de l’oie est parti, mais que les oies sont restées, et qu’elles recommencent à s’entraîner. Oies sociales-libérales et oies libérales-sociales. Oies de droite et oies de gauche. Oies extrêmes et oies modérées. Oies hétéro et oies homo. Oies qui croient au ciel des oies et oies qui n’y croient pas. Oies ignorantes et oies savantes. Oies lucides et oies affolées. Oies qui lisent Sollers et oies qui regardent Poivre. Oies égoïstes et oies altruistes. Oies attentives et oies désinvoltes. Oies éveillées et oies somnolentes. Oies sexy et oies pudibondes. Oies syndicales et oies patronales. Oies vertueuses et oies vicieuses. Oies du terroir et oies immigrées. Elles ne se mêlent pas d’annoncer les dangers, ces oies-là : elles ne savent plus rien de leurs illustres aïeules. Elles sont payées pour roupiller, elles sont dressées à se taire et à se prendre le bec dans les leurres. Elles savent parler de tout, les oies modernes, de tout, d’absolument tout, sauf de ce qui va nous faire crever !

Alors, le fascisme, mes amis, prend son vrai visage, le visage du diable, le visage du même malin qui s’amuse à faire des nœuds à la con dans vos scrupules parce que vous fricotez avec des femmes, des hommes, des chèvres ou des mobylettes ! Le fascisme, mes amis, c’est quand, ayant constaté qu’il n’y avait plus rien à faire, vous vous êtes vous-mêmes transformés en néant. Le fascisme, mes amis, c’est quand vous n’avez pas guetté en vous, peu importe où, dans votre tête, dans votre cœur, dans votre sexe, dans votre mémoire, dans votre colère, dans votre génie, le minuscule clinamen (voir Marché IX) qui vous arrache au destin, qui vous rend à vous-mêmes et aux autres.

Le fascisme, mes amis, c’est quand il y a quelque chose d’autre dans votre vie que votre désir de vivre. Le fascisme, mes amis, ne vous vient pas seulement de ceux qui vous veulent du mal : il vous vient aussi de ceux qui, sous prétexte de vous vouloir du bien, vous engagent à prendre au sérieux ceux qui vous veulent du mal et à discuter dialectiquement, c’est-à-dire lâchement, avec eux. Le fascisme, c’est quand, pour quelque raison que ce soit, bonne ou mauvaise, divine ou terrestre, vous prétendez donner de l’être à ce qui est néant, vous imaginant ainsi, stupidement, plus forts que Dieu lui-même, qui n’est pas assez costaud pour y parvenir !

Il faut aller voir le film de Moutout, mais il faut revenir à celui de Cantet. Il est premier, principal, principiel. L’emploi du temps, c’est une initiation au clinamen, c’est-à-dire à la liberté. Si vous en tirez la conclusion que ça va aider à boucher le trou de la Sécu, que ça empêchera les UMP de se comporter en brutes et les socialos en jocrisses, que ça va faire descendre du ciel une synthèse du libéralisme et du socialisme, mieux vaut que vous refassiez un tour de manège. L’emploi du temps ne dit qu’une chose : que tout ce qui, en vous, n’est pas en exode, ne vaut pas pipette ; qu’il faut lancer dans le grand jeu, dans le grand feu de l’exode tout ce qui peut jouer, tout ce qui peut brûler. Et le reste, le jeter. Mais jeter quoi ? Jouer quoi ? Brûler quoi ? Pitié ! J’ai tant de mal à le savoir pour moi-même ! Pourtant la lente dérive qui m’entraîne hors de toute idée arrêtée, et qui brouille, sinon le bien et le mal, du moins l’idée trop courte que je m’en fais, cette course vers l’inachevé, haletante et gaie, cette voie que l’on sait fiable parce que rien ne s’y répète, cette mise à mort sauvage et patiente de la représentation, cette indifférence amoureuse et, naturellement, ce désordre obligé des affaires économiques, intellectuelles, sexuelles, etc., vous connaissez tout ça aussi bien que moi : plus je le parcours seul, ce chemin de toutes les surprises, plus vous m’y accompagnez.

(24 février 2004)

Le désir du peuple : au-delà de la modernité

Il arrive que des productions populaires, voire commerciales, en disent plus long sur le monde que les analyses des clercs. Moins encombrées d’arrière-pensées tactiques, de prudence consensuelle, de conformisme intéressé et de clins d’œil à la confrérie des doctes, elles se méfient moins de leurs lapsus et offrent parfois d’étranges échappées. C’est ainsi qu’un film-catastrophe déjà ancien, Britannic, peut être lu comme une parabole de la modernité. Le paquebot qui porte ce nom vient de s’élancer vers la haute mer et les charmes convenus de la croisière de luxe avec, pour cargaison, un bon millier de richissimes gogos. Fâcheux pour son armateur londonien d’apprendre à cet instant, par un coup de fil anonyme, qu’ont été embarqués, outre les gogos, sept fûts contenant assez d’explosifs pour les envoyer améliorer l’ordinaire des poissons si une rançon, naturellement exorbitante, n’est pas versée en temps voulu. Parachutée en hâte sur le paquebot, une équipe de démineurs tente l’impossible, y perd quelques-uns de ses spécialistes et se trouve finalement, du fait des exigences conjuguées de la technique et du cinéma, devant la plus simple des situations. Il reste deux fils, le bleu et le rouge. Sectionner l’un des deux envoie le Britannic au diable ; couper l’autre désamorce la bombe. Mais lequel est le bon? Il faut choisir : dans cinq minutes, tout saute. C’est alors que la police met la main sur un génie des explosifs, qui fut jadis le maître à déminer du chef du commando parachuté mais qui a choisi, depuis, d’utiliser ses talents pour fabriquer les bombes plutôt que pour les désamorcer. De toute évidence, il a participé au coup. Cet artiste fait un peu la mauvaise tête puis, moyennant une promesse d’indulgence, consent à s’entretenir par téléphone avec son ancien élève, qui le couvre de paroles flatteuses. Il faut en venir au fait : le bleu ou le rouge, chef? L’ex-chef ne se précipite pas. Il jouit de la situation. Les gogos, le navire, son ancien camarade, les flics qui l’ont arrêté : tout est en son pouvoir. Le temps lui-même lui appartient. Quelques secondes seulement avant le boum inévitable, l’oracle tombe de ses lèvres, le verdict, la sentence : « Coupe le bleu. » Gros plan sur la pince. Elle hésite entre les deux fils, frôle le bleu, caresse le rouge, revient flirter avec le bleu, repart courtiser le rouge. Et finalement, c’est ce rouge qu’elle sectionne. La mer est toujours belle, de gros oiseaux crient, les gogos retrouvent dans le champagne la foi de leur enfance, de tendres contrats de mariage se concoctent : la vie continue.

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Placé devant une situation aussi radicale, contraint à la vérité par l’imminence du danger, le peuple ne se fierait pas davantage à la parole des élites que ce démineur à celle de son ancien maître. Comme lui, il sectionnerait le fil rouge. Seuls feindront d’en douter ceux qui tirent profit de sa subornation collective, qui font métier de le séparer de son désir et fondent leur réussite sur l’espoir de sa soumission. Pas un témoin de bonne foi, en effet, de quelque option politique ou métaphysique qu’il se réclame, qui ne constate, avec satisfaction ou avec effroi, à quelle profondeur le refus est aujourd’hui descendu dans les esprits et dans les cœurs. La vie sociale offrirait beaucoup d’occasions d’approfondir ce constat si les responsables avaient au moins autant de goût pour le vrai qu’ils en ont pour le progrès de leur carrière et la constante réfection de leur image. On aurait pu disposer, par exemple, avec la formation permanente, d’une chance exceptionnelle d’arracher la culture postindustrielle à la tyrannie de la propagande. Si la loi Delors de 1971 n’avait pas abouti à des résultats exactement opposés à ceux qu’elle se proposait, la formation eût constitué, mise à l’abri des vautours et des chacals, une magnifique caisse de résonance pour le désir du peuple et, à supposer qu’ils fussent capables d’échapper un instant au marécage de leur ego, une source précieuse d’inspiration pour ses dirigeants. Mais, dans la formation comme ailleurs, les deux petites filles jumelles de l’argent et de la puissance, Bêtise et Lâcheté, mènent la danse. Les préposés au bla-bla communicationnel, uniquement occupés d’eux-mêmes, noyés comme des seiches dans leur encre par le brouillard qu’ils sécrètent, privés de toute possibilité de décollage intellectuel, ne s’étonnent même plus de la minceur du voile idéologique derrière lequel ils cachent leur petit commerce. Leurs ambitions, il est vrai, sont inégales. Le plus souvent, ce ne sont que des appétits de boutiquiers peureux et cyniques, confiturés d’un vocabulaire abscons et prétentieux. Mais elles peuvent aussi s’élever jusqu’au délire. Ainsi l’exaltation du pouvoir des managers fournit-elle à un consultant-vedette des années quatre-vingt-dix ce quatrain poussif qui devrait alerter ceux qui s’indignent trop vite quand des auteurs aussi solides et mesurés que Maurice Bellet ou Christophe Dejours n’hésitent pas à évoquer l’esprit du nazisme à propos de la modernité :

« Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l’Esprit Divin… »

Dissimuler de toutes les façons possibles le refus profond et radical, instinctif et réfléchi, que le peuple oppose à la barbarie dans laquelle on le précipite, tel est, en dépit de sa mise en œuvre multiforme, l’unique objectif de l’oligarchie régnante. Barbouillée d’idéologies diverses et lavables, elle exerce sur la politique, l’économie, la culture et la pédagogie, via la domination des médias, un pouvoir absolu où des aberrations antagonistes coopèrent à la fabrication d’un modèle inédit et monstrueux : le collectivisme capitaliste mondialisé. S’il paraît, pour l’instant, presque impossible d’en renverser le cours, une des meilleures manières de renverser, à son tour, cette impossibilité est de chercher à comprendre de quoi est fait le refus du plus grand nombre et pourquoi, présent partout, il reste presque toujours clandestin.

On peut le faire par voie négative. La sensibilité révolutionnaire a vécu. Ceux qui sont censés l’exalter sont sages comme des aides-comptables. Avatar de l’individualisme bourgeois, le courant néo-libertaire ressemble à l’écume qui se forme avant l’engloutissement. Les réticences du peuple ne s’expliquent pas non plus par l’hostilité particulière qu’il porterait à ses dirigeants. Il ne les croit pas plus intéressés, plus inconstants, plus vaniteux, plus corrompus que d’autres ; il n’hésite pas à reconnaître, le cas échéant, leurs qualités. Sans doute l’amour qu’il leur porte reste-t-il modéré : en a-t-il jamais été autrement? Cependant, loin d’apaiser l’inquiétude, ces constatations rassurantes sont de nature à la creuser. L’hostilité publique est latente, diffuse, insaisissable. Une nouvelle maladie? Un nouveau virus? Les chroniqueurs politiques ont de beaux jours devant eux ; ce qu’ils cherchent, ils sont sûrs de ne pas le trouver. Pas une semaine pourtant sans que l’actualité jette sur le devant de la scène un aspect ou un autre de ce qu’on appelle le malaise de la société parce qu’on n’ose pas encore parler, plus crûment, de son malheur. Les banlieues, les collèges, les entreprises, les hôpitaux : pas de situation particulière qui ne soit ressentie comme symptomatique.

De toute évidence, l’essentiel échappe à l’analyse. De la sensibilité populaire, les spécialistes de la vie sociale ne connaissent généralement que ce que leur livrent sondages et enquêtes, c’est-à-dire de l’insignifiant ou du mensonger, qu’ils s’empressent d’ailleurs de retranscrire selon les représentations dominantes du moment. Pour les uns, plutôt réformistes, les malheurs du temps sont dus à des erreurs, plus ou moins graves, d’appréciation de la réalité : telle qu’elle est, la société irait bien, ou irait mieux, si elle se dotait d’instruments de recherche plus performants, de procédures plus judicieuses, si elle critiquait les concepts qu’elle utilise, si elle prenait garde à repérer les impasses dans lesquelles a pu l’engager telle ou telle idéologie. Selon ces observateurs, la raison comme la sagesse suggèrent de ne pas instruire de procès excessifs, de ne pas exagérer, par exemple, la responsabilité des dirigeants politiques ou économiques, de ne prêter de mauvaises intentions à personne, de ne pas amalgamer les multiples aspects du désordre social, de ne pas en chercher la clef dans la mauvaise volonté délibérée de quelques-uns. D’autres, au contraire, analysent la situation d’une façon plus globale. Pour eux, les injustices et les insatisfactions de la vie sociale sont les conséquences d’un ordre mondial inique dont il est possible de démonter les mécanismes et de désigner les inspirateurs. Pour porter tous ses fruits, chaque combat particulier doit se greffer sur la critique de cette vision globale, seule capable de lui révéler la plénitude de son sens. Ceux-là s’inscrivent dans une logique de retournement. La justice, c’est l’injustice dénoncée et vaincue. Se libérer, c’est sortir de la domination et de l’aliénation qu’elle entraîne. Les conditions de la politique mondiale fournissent évidemment à ce type de pensée une trame d’une grande vraisemblance.

Au hasard des circonstances et des bénéfices électoraux, on voit les partis qui se veulent progressistes hésiter entre ces deux attitudes. Le plus souvent, la tendance est à une cohabitation pacifique des contraires. Au discours, les vastes perspectives et les chevauchées de l’esprit ; à l’action, les ravaudages modestes, les rafistolages, les compromis et les compromissions. Qui se met à l’écoute des citoyens sans se donner d’autre projet que de bien les entendre doit pourtant se rendre à l’évidence : ni les efforts du pragmatisme réformiste ni ceux de l’universalisme contestataire ne peuvent rendre compte, à eux seuls, du refus obstiné qui habite le peuple. Encore moins peuvent-ils le faire céder. Envers et moteur du désir des citoyens, ce refus est vécu et souffert à un niveau de réalité auquel n’ont pas accès, du fait de leur impuissance ou du fait de leurs dérobades, les influents et les clercs. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que, renonçant du même coup à leur problématique et à leurs privilèges, ils se mettent en quête de l’homme, du citoyen, du travailleur qui vivent en eux et que leur dévotion au cérémonial social tient à distance : c’est alors, et alors seulement, que leurs capacités critiques, dont ils n’hésiteraient plus à user, quand il le faudrait, contre eux-mêmes, deviendraient fécondes. Sinon, entre un peuple muet et des clercs prisonniers de leur rôle, se prolongera éternellement, de chaîne de télé en chaîne de télé et de colloque en colloque, comme un hommage ininterrompu aux mânes d’Eugène Ionesco, un dialogue aussi novateur et éclairant que celui que peuvent poursuivre des carpes et des perroquets.

Sans doute le peuple ne confond-il pas dans le même dégoût l’immense foule des domestiques gavés et le petit troupeau des consciences éprises de résistance ; mais, s’ils suscitent sa sympathie, ces protestataires sont loin d’emporter sa conviction. Les raisons en sont multiples. Le lieu d’où ils parlent, comme on disait à l’Odéon, toujours une position dominante, lui est suspect. Le scepticisme a fini par décourager en lui les assauts de l’espérance. Il devine aussi qu’un vrai changement, une révolution qui serait autre chose qu’une permutation de la tyrannie, lui imposerait une épreuve de lucidité : il la redoute. Mais, surtout, il sent que ces efforts critiques, pour justifiés qu’ils soient, restent en deçà, ou à côté, de son attente. Qu’ils ne touchent pas à l’essentiel. Qu’ils ne changeront pas la nature de sa présence au monde. Qu’ils ne feront pas reculer ses démons intimes, la peur, la soumission. La perspective d’avoir à les affronter n’est pas sans l’inquiéter mais il est si fatigué de courir derrière des illusions, si las de tous ces chiffons qu’on agite devant lui! Entre un passé révolu et un avenir inaccessible, sa vie est un impossible et épuisant surplace. C’est dans ce déséquilibre que le rejoignent les certitudes tordues, les espoirs faisandés, la satisfaction lugubre de la modernité. C’est dans cette posture malcommode qu’il assiste, médusé mais habitué, à la partie de baballe d’insignifiance que disputent, pour des cacahuètes de pouvoir qui le renvoient aux plus sinistres histoires de famille de son enfance, des personnages importants et falots. Et qu’il se demande, par exemple, s’il est vraiment nécessaire de choisir entre l’ennuyé de l’Élysée et l’ennuyeux de Matignon.

Pourtant, quel que soit le classement des joueurs en lice, qu’ils soient vedettes ou débutants, qu’ils portent la culotte ou la jupette paritaire, ces parties-là, le peuple les regarde avec une passion qui ne se dément jamais. Les vaniteux en compétition s’en attribuent le mérite et roucoulent de satisfaction : s’ils comprenaient, l’espace d’un éclair, à quel point la foule est indifférente à l’issue de ces pitoyables tournois, une vague de vérité les emporterait. Mais comment devineraient-ils que, feignant de les admirer, elle ne médite en réalité que sur sa servitude honteuse? Que les supposés citoyens sont las de voir les présumées élites relancer, une fois de plus, avec des mensonges parfumés, comme d’habitude, au goût du jour, la mécanique rouillée et grinçante de la domination? Qu’ils ne font mine de s’intéresser à leurs pitoyables tours que pour mieux se débarrasser d’eux en les clouant à leur caricature, libérant ainsi leur âme pour la laisser accueillir en paix l’étrange rêverie qui frappe de plus en plus fréquemment à leur porte? Car si la modernité ne crée rien, ne produit rien, n’imagine rien, ne promet rien, ne vaut rien, ne pèse rien, grâce à Dieu, elle dénude tout, elle abrase tout : sa place, dans l’économie du salut, est celle du détergent providentiel. Ainsi, sans même s’en apercevoir, travaille-t-elle à sa propre ruine et défait-elle de ses mains ce qu’elle croit bâtir. Son triomphe creuse sa tombe. Non pas après elle, le déluge : avec elle, le déluge.

Et le peuple fasciné, comme eût dit Clément Marot, songe ses dirigeants. Leurs mots, leurs gestes, leurs manières. Il les regarde, tout englués d’ancien, courir après la mode. Ils lui ressemblent tellement! Mais lui, il les voit : le contraire n’est pas vrai. En fait de miroir, ils n’ont que la cupidité anxieuse de leurs courtisans. Le peuple, au contraire, même si c’est avec une infinie lenteur, même si c’est au prix d’innombrables reculs, au fur et à mesure qu’il s’abîme dans la contemplation de leur mensonge, s’en décolle, s’en détache, s’en sépare. Mouvement des profondeurs, impossible à nommer. Comme la Beauce de Péguy, imprenable en photo, la vérité du peuple est interdite aux médias, aux psychologues, aux sociologues. Inaccessible à toute récupération. Ainsi, dans l’étrange plaidoyer pour le nominalisme qu’est Le Nom de la Rose, cette éclairante contradiction : toute la vie du moine érudit qui est le héros du roman a tourné autour des rapides instants où, pour la première et la dernière fois, il apprit, jeune novice, d’une servante à peine entrevue dans les cuisines obscures du couvent, et dont il ne saura jamais le nom, que l’innomé de l’existence est la voie royale de la réalité, et que les constructions de l’esprit qui veulent en rendre compte se dégradent en affabulations dès qu’elles prétendent s’en affranchir.

La modernité rapproche le pouvoir de ceux qui le subissent. Plus possible d’imaginer qu’au sommet de la pyramide sociale règnent des vertus plus éclatantes, des intelligences plus lumineuses, des générosités plus vastes. Tout le monde ressemble à tout le monde. De cette ressemblance, les démagogues tâchent de tirer des effets de résignation. Personne, soufflent-ils, ne pourrait mieux faire… Le peuple succombe à la tentation : un peu, beaucoup, pas du tout. Autre chose le sollicite, qu’il sent plus profond. Il se sait désormais l’égal des puissants. Les humiliations qu’ils lui font subir, loin de contredire cette certitude, la font plus violente, plus accusatrice. Tandis qu’il mime, à s’en déformer les traits, la soumission qu’on veut de lui, qu’il fait semblant de penser sur ordre et de jouir sur commande, il explore en secret l’au-delà des apparences, bute sur ce qui n’a pas de nom, se cogne, de toutes les façons possibles, au mystère fondateur, envisage, incrédule, sa « future splendeur », apprend enfin de cette expérience qu’il existe, qu’il existe vraiment, hors de toute autorisation, hors de tout préalable. Alors il jette à nouveau les yeux sur les puissants, heureux de partager avec eux la joie de cette existence : il découvre, stupéfait, terrifié, qu’ils y ont renoncé.

Il les écoute parler. Ou plutôt, il cherche la source de leur parole, tâche d’en deviner la genèse, mesure à quel niveau de réalité elle naît. Sort déçu, accablé, de cette épreuve. La vision des réformistes est trop courte, trop étroite. Le monde n’est pas une copie à corriger. Le monde n’est pas un habit dont il faudrait reprendre la coupe. Trop simpliste aussi le fantasme d’un gigantesque complot à dénoncer. La vérité, ce n’est pas de l’erreur retournée. Tout ce dont les suffisants dissertent avec assurance, le peuple le remâche, le rumine. Ils peuvent se moquer de lui : il est si embarrassé! Il est vrai qu’il ne sait comment faire ; mais, eux, ils ne savent même plus de quoi il s’agit. Inlassables fontaines à bavardages, ils pissent éternellement la même rhétorique tiède. Et s’en montrent si fiers, si fiers et si fats! Comment comprendraient-ils que, si le peuple se tait, s’il bougonne, s’il se contredit, s’il contresigne en souriant toutes les paperasses qu’ils lui tendent, s’il raconte n’importe quoi au premier imbécile qui le sonde, c’est qu’il est descendu plus profond qu’eux dans le vivant, qu’il y pressent de l’inconnu, qu’il y devine du nouveau absolu. Même s’il ne peut pas nommer ce qui n’a pas encore de nom. Même si ce qu’il flaire, et que les maîtres n’imaginent même pas, l’épouvante tellement qu’il voudrait n’en être jamais arrivé là, qu’il accepterait sans hésiter un bond de vingt, de cent ans en arrière. Comment ces protégés à vie, dont le désir le plus hardi n’a jamais dépassé l’horizon d’un concours, d’une nomination, d’une réélection, devineraient-ils pourquoi le peuple, ce réservoir pour leur vanité, s’embrouille et bredouille? Comment verraient-ils en lui l’image de cet empereur de Chine, que Paul Claudel évoque dans Le Repos du septième jour, qui, descendu aux enfers pour arracher son peuple à la peste, n’a plus pour s’exprimer, à son retour sur terre, que de pathétiques interjections?

Trop tard. Quoi qu’ils fassent, le peuple a pris trop d’avance sur eux. Ils croient qu’il a peur. Il a peur, oui : mais pas d’eux. Il se tait, mais pas pour les raisons qu’ils lui prêtent. Ils se flattent niaisement de le manipuler, sans se douter que c’est lui qui décide de jouer leur jeu, qu’il a provisoirement besoin de ce répit, même inconfortable, pour mieux s’isoler dans son désir, pour le sentir mûrir, pour l’apprivoiser, pour découvrir, avec terreur et jubilation, un langage nouveau, pour commencer à en balbutier en secret l’alphabet. S’ils savaient, les gentils membres du Club des Narcisses! Leurs talents de communicateurs, quelle farce! Ils peuvent confier ce service à des singes ou à des ânes : ces experts convaincront sans peine un peuple qui a décidé d’être convaincu, qui est contraint, pour l’instant, de paraître convaincu. Un peuple qui manipule subtilement ses manipulateurs. Oui. Au profond des choses, les manipulés, c’est eux. Les outils, c’est eux. Les jetables, c’est eux. Les instrumentalisés, c’est eux. Leur saint-frusquin stratégique, la bouillie de langage que recrachent leurs domestiques surpayés, tous ces garrottés d’eux-mêmes qu’ils fabriquent en série, leurs querelles arrangées comme des matches de catch en banlieue, les valeurs bidonnées qui servent de Samu à leur manque de courage, la dérisoire imagerie du succès, l’ignoble vulgarité de la gagne, tout cela n’a qu’une fonction, une seule : laisser le temps au peuple de s’habituer à la liberté qu’il ne pourra bientôt plus éluder. Vider les fonds de tiroir, tel est aujourd’hui le destin des élites.

Quand même. Tâcher de retarder l’inévitable. L’empêcher de couper le rouge, ce peuple fragile et hésitant, braillard et délicat, que désole l’idée de faire de la peine à ceux qui le méprisent. Possible de l’envoyer sur des fausses pistes : la peur rend les conseillers si ingénieux. Jouer fin. Ne jamais oublier l’essentiel : le but, c’est de le diviser en lui-même et contre lui-même. Les femmes contre les hommes : très bon, ça, facile à justifier. Le sexe, quelque usage qu’on en fasse, rien de mieux pour mettre la zizanie partout. Mais ça ne suffira pas. Chaque individu doit se sentir, dans tous les domaines de sa vie, harcelé par tous les autres, et se faire un devoir citoyen de protester hautement. Les gens qui cafardent, on les tient. Qui irait s’en prendre à Modernité, la gentille nounou castratrice? Qui aurait l’idée, par exemple, de lui reprocher de faire le bonheur des sectes, à force de rendre les gens fous? Affreuses, les sectes. Mais elles pourraient permettre de prendre, en douce, des lois assez utiles pour empêcher les esprits de gambader dans les parterres interdits. Prudence! Si l’on se mettait à traquer la manipulation mentale, il faudrait enfermer la quasi-totalité des grands consultants, des managers et des communicateurs. Plus quelques autres.

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Difficile de couper le rouge. Beaucoup de pièges à déjouer. Mais on peut rester optimiste. Ce qui ne peut pas entrer dans le logiciel taré de la modernité, c’est que chaque retard aggrave son cas. Le peuple a tout son temps. Il souque, mais ça va. C’est qu’il est au centre des choses. Il tient la corde, si l’on veut. La violence établie, elle, est obligée de faire l’extérieur, de jouer l’apparence, rien que l’apparence, toujours l’apparence. Elle s’usera. Elle ne pourra pas suivre le mouvement très longtemps. Elle se détachera comme une pelure et filera dialoguer pour l’éternité avec son interlocuteur préféré, le néant. Alors, pour des âmes enfin restituées au désert, pourra peut-être commencer le temps de la simplicité.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 36, 2e trimestre 2001)