Une terre toujours natale

Je veux vous parler de Milly. Non pas de Milly-la-Forêt, près de Fontainebleau, où, dans la chapelle qu’il décora et qu’entoure un jardin planté de simples, est enterré Jean Cocteau. Ce lieu est beau et délicat ; un peu trop arrangé pourtant, à mon goût, un peu trop voulu. Mon Milly préféré n’est pas celui-là mais, à quelques kilomètres de Mâcon, un village dont le nom officiel est désormais Milly-Lamartine et où se trouve la maison d’enfance du poète.

Hannah Arendt évoque ce petit, ce tout petit « non espace-temps » serti au cœur de l’espace et du temps. Tout le monde a fait l’expérience de ces circonstances, de ces instants, de ces lieux privilégiés. On ne les trouverait pas si on les cherchait. Ils se donnent quand ils veulent, où ils veulent, comme ils veulent. Soudain, sans nous laisser la moindre possibilité de résistance, ils s’imposent à nous, nous envahissent en nous libérant. Si vieux qu’on soit, si usé, si blindé, ils surgissent comme un nouveau matin et murmurent que vivre, c’est ne pas le manquer. Rien n’est changé, apparemment, dans notre paysage mental ; aucune de nos laborieuses équations n’en est résolue. Pourtant, en un instant et pour un instant, ce qui était lourd s’allège, ce qui était compact se nuance, ce qui était immobile se met en marche, ce qui était pétrifié s’anime. La réalité n’est pas celle qu’on croyait. Si nos actes nous suivent, comme on disait tristement autrefois, notre désir nous précède et métamorphose nos actes.

Il y a quelques étés, une étonnante soirée avait été organisée à Milly. Un chanteur amoureux des poètes de la région, Alain Belassène, y avait interprété, dans un bâtiment de la propriété, des textes de Lamartine mis en musique par ses soins. Pour finir, les strophes de Milly ou la Terre natale montèrent dans l’obscurité. Tous les spectateurs étaient sortis dans la cour. L’artiste, lui, se tenait dans la maison, invisible, présence suggérée seulement par la musique et par la flamme d’une chandelle derrière les volets clos. Il n’y eut pas de ces embrassades piaillardes qui ponctuent d’une note de vulgarité distinguée tant de manifestations culturelles. La dernière note envolée, chacun repartit dans la nuit.

Nous étions déjà venus visiter la maison, guidés par son actuel occupant, François Sornay. L’étrange symbiose entre cet homme et cette demeure nous avait frappés. Ce n’était pas la relation d’un propriétaire avec sa propriété, mais celle d’un être avec lui-même et le monde par la médiation d’un souvenir vivant. Le soir où chantait Alain Belassène, un parfum d’irrésistible fidélité montait dans l’air.

Ce n’est pas un château, Milly, seulement une forte et simple maison, à un étage, avec ses cinq fenêtres sur la façade, à l’arrière d’une cour élégamment fleurie. Est-ce parce que je sais qu’elle fut si souvent menacée ? Je lui trouve quelque chose de puissant et de fragile à la fois qui la fait infiniment touchante. « Ayez pitié des forts », semble-t-elle dire avec Nietzsche. En décembre 1860, Lamartine, à bout de forces, écrasé par les dettes, est contraint de la vendre pour 500 000 francs à un certain M. Mazoyer, de Cluny. Il a soixante-dix ans.  » J’ai été obligé, écrit-il le 18 décembre, de signer la vente de la moelle de mes os, ma terre et ma maison natale de Milly, à un prix de détresse qui ne représente ni la valeur morale ni la valeur matérielle. J’ai emporté avec des larmes, en quittant le seuil, les vestiges de ma mère et les reliques de ma jeunesse. » Maison natale? Non. Il est né à Mâcon. Il a sept ans quand ses parents s’installent dans le village. Mais à peine a-t-il vu Milly que le visiteur, lui aussi, en fait, au fond de soi, sa maison natale.

Lamartine ! On sourira peut-être de cette résurgence romantique ! En 1860, l’heure n’est pourtant pas aux effusions sentimentales. Un homme presque seul dans un champ de ruines. Ses deux enfants sont morts. En dix mois, la gloire de février 48 s’est transformée en une durable déroute politique. Le neveu de l’Usurpateur détesté est au pouvoir. Depuis quinze ans, les embarras d’argent ne cessent de s’aggraver. Le poète porte le fardeau de ces propriétés, bien trop lourdes pour lui, que, seul garçon de la famille, il s’est fait une obligation de reprendre ou de garder : Montculot, Monceau, Saint-Point. Ses dettes sont énormes : près de deux millions en 1859. Il est malade. Les huissiers ne le lâchent plus. Il est devenu un forçat de la littérature. Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, ne suffisent plus à recopier les pages qu’il accumule. Il vend des textes qu’il n’a pas encore commencés, en mange par avance le produit, échafaude déjà de nouveaux projets. Peu de gens ont été à ce point tourmentés par l’argent. François Sornay parle très bien de cet esprit novateur en tout qui, dans ses maigres loisirs, gère pourtant son patrimoine à l’antique, en paterfamilias, sans laisser personne, pas même sa femme, prendre la moindre initiative.

Une réserve de sentiments, plutôt qu’un patrimoine ! Un riche comme on n’en fait plus, Lamartine : un riche pauvre ! Le contraire d’un homme d’argent. Il n’a pas été élevé dans la mollesse. On lui a appris à se lever tôt. Il est habillé comme les petits paysans du village, joue avec eux, garde les bêtes en leur compagnie, parle leur patois. Sa richesse, c’est le sentiment, la piété « imbibée d’amour  » dans laquelle ses parents, sa mère surtout, l’ont élevé. Dans sa belle biographie de Lamartine (Lamartine ou l’amour de la vie, Albin Michel, 1983), à laquelle se reporteront ceux qu’attire cette sensibilité, Maurice Toesca cite quelques lignes du journal intime de cette mère aimée : « Milly est bien petit ; mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés et de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur. »

Lamartine est second secrétaire à la Légation de France à Florence, en 1826, quand il apprend que son père veut vendre la maison. C’est pour le supplier de n’en rien faire qu’il écrit, d’un seul mouvement du cœur, Milly ou la Terre natale, qui figure dans les Harmonies poétiques et religieuses. La portée de ce plaidoyer passionné dépasse, et de beaucoup, le sort de la vieille maison. On sait aujourd’hui qu’il fut deux fois entendu, d’abord parce que les parents de Lamartine renoncèrent à leur projet, ensuite parce que le destin que l’avenir réserva à la propriété, quand il fallut enfin s’en séparer, fut en tout point contraire à ce que le poète redoutait pour elle :

Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage !
Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritage
Passe de main en main troqué contre un vil prix,
Comme le toit du vice ou le champ des proscrits !
Qu’un avide étranger vienne d’un pied superbe
Fouler l’humble sillon de nos berceaux sur l’herbe,
Dépouiller l’orphelin, grossir, compter son or
Aux lieux où l’indigence avait seule un trésor,
Et blasphémer ton nom sous les mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait les cantiques !
Ah ! que plutôt cent fois aux vents abandonné,
Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné ;
Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,
Sur les parvis brisés germent dans les ruines !

Ce M. Mazoyer ne garda pas longtemps Milly. Il l’échangea, quelques mois après l’avoir acquise, contre une demeure que les ancêtres de la famille Sornay, actuelle propriétaire de Milly, possédaient près de Mâcon. François Sornay, l’aîné, habite aujourd’hui la maison en compagnie de sa mère. Enfant, il retrouvait Milly aux grandes vacances d’été quand, avec ses parents, son frère, sa sœur, il revenait d’Afrique du Nord. La propriété avait été vendue avec une partie du mobilier de Lamartine, la moitié environ. C’est donc dans un cadre très proche de celui du poète qu’on y vivait, celui-là même dans lequel, en janvier, François Sornay nous a reçus. Sur le piano, sur les guéridons, s’empilent les exemplaires brochés de ce Cours familier de littérature que dictèrent ensemble le besoin et le génie.

L’extraordinaire, c’est qu’à quinze ans, dans un mouvement de sensibilité lamartinien, François Sornay savait déjà que, bien avant la vieillesse, il reviendrait habiter définitivement à Milly. Ce qu’il fit en effet à quarante-cinq ans, sans retraite et sans rentes mais après avoir préparé ce retour, durant près de vingt-cinq ans, par une activité soutenue qui le conduisit aux quatre coins du monde. Fascination par Lamartine ? Nullement. Réponse de l’adulte à une invitation reçue par l’enfant. « Ce fut une ouverture », répond François Sornay à qui lui demande si la solitude de Milly ne lui fut pas trop sévère après des décennies de voyages et d’action. C’est qu’à quarante-cinq ans, comme eût dit Gaston Miron, il est arrivé à ce qui commence. À quarante-cinq ans, il est parvenu à son enfance, il est reparti de son enfance. Il y a, dans cet homme, quelque chose de ces financiers qui traversent l’œuvre de Paul Claudel, ces forts dont l’âme vraiment désirante ne borne pas la logique de l’échange et de la valeur à l’accumulation des dividendes mais, trop noble pour ruser avec le désir, l’étend à l’invisible. Gagner de l’argent ? Oui, mais pour pouvoir revenir à Milly. Parcourir la terre pendant un quart de siècle ? Oui, mais pour avoir le droit, à quarante-cinq ans, de ne plus faire que de rares apparitions à Mâcon, et d’à peine moins rares au village. Être riche ? Oui, mais pour accepter de devenir, sinon pauvre, en tout cas moins riche. Milly vaut plus.

C’est si rare une aventure intérieure qui, sans afféterie, sans prétention, sans même peut-être se rendre entièrement compte d’elle-même, se dit avec cette toute simple fermeté. C’est rare, mais cela raconte si bien l’avenir ! Une histoire à en rêver. Le grand-père, lui-même très bon connaisseur de Lamartine, reçoit chez lui les plus grands spécialistes du poète, Charles Fournet, Henri Guillemin ! Qu’importe si on ne lit pas les Harmonies à dix ans ! Entendre les déboulés de Guillemin à Milly ! Au lycée de Mâcon – Lycée Lamartine, bien sûr – le professeur de lettres, Maurice Chervet, autre ami du grand-père et grand lamartinien lui aussi, rit sous cape de voir le jeune François puis, après lui, son frère et sa sœur, s’appliquer, comme on le leur a demandé, à ne pas raconter où ils habitent.

Imaginer un instant le paysage mental de ces enfants. D’un côté, Lamartine vu du dehors : connaissance au for externe ; de l’autre, vu du dedans : au for interne. Chacun des deux modes s’affermit en approfondissant son lien avec l’autre. Fil après fil, se tisse ainsi, en une inusable étoffe et dans le sillage d’un grand homme, la rencontre avec le monde. Tout est là, tout est donné. Un lit a beau n’être qu’un lit, dormir, adolescent, dans celui de Lamartine ! De proche en proche, tout vient à portée de main, ou de songe.  » Nous vivions, dit François Sornay, dans une maison qui était, bien sûr, la nôtre, qui l’était devenue, mais qui, comme on nous l’a toujours dit, était aussi celle de l’autre : et, par voie de conséquence, un peu celle des autres. À ce titre, justement, nous ne pouvions pas y faire tout ce que nous voulions. » Il faudrait brûler (est-ce que l’Internet brûle ?) quelques gigaoctets pour commenter ce propos. La vie dans le désir de l’autre s’élargit à tous les autres ; la loi, la morale dérivent de cette évidence – ou ne sont rien.

François Sornay ne pense aucun mal de son ancienne activité. Bien au contraire. La logique des affaires lui a été une très bonne école de méthode, d’efficacité, de rigueur, toutes choses qui lui servent encore. Mais voilà : à quarante-cinq ans, il a changé de moteur de recherche ! Il est passé de la logique de la rationalité à la logique du sentiment, qui englobe la première en la dépassant, qui lui confère la polarité dont elle est dépourvue. C’est ce qu’il appelle la gestion affective de la vie.  » Ah ! la gestion affective, lui a dit un de ses anciens confrères, comme c’est passionnant ! Venez donc faire une conférence à Paris là-dessus !  » Organiser la gestion affective ! Il s’en amuse encore.

La logique du sentiment n’est pas oublieuse. Tout ce qui mérite d’échapper au temps, elle le recueille et s’en fait responsable. Cette maison est aussi celle de l’autre et, par voie de conséquence, un peu celle des autres ? Il faut donc qu’ils y viennent, les autres ! Ils y viennent. Il a été décidé d’ouvrir Milly au public. Ce ne fut pas chose aisée. Accueillir des visiteurs dans une maison constamment habitée, grande mais pas immense, ne va pas de soi. Naturellement, il fallait l’accord de toute la famille. On a procédé comme à l’habitude. Le projet de François Sornay a été présenté, approuvé, discuté.

J’ai vu les groupes se promener dans Milly. Rien ici pour animer les dîners en ville, rien d’exceptionnel, ni d’étrange, ni de curieux. Il suffit pourtant d’avoir en mémoire deux ou trois poèmes de l’ancien maître des lieux pour que quelques images d’une simplicité absolue, plus simples encore que les simples de Cocteau, donnent à ce qu’on voit une légèreté presque enivrante. Milly, ce n’est pas le passé comme souvenir glorieux. Ce n’est pas la vénération d’un grand écrivain, d’un grand ancêtre, d’un grand mort. Rien de tout cela. Un vent frais. Un frisson. Une émotion transverse. C’est par le chemin de soi-même qu’on y va vers ce qu’on voit :

Voilà le banc rustique où s’asseyait mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère (…)
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure (…)
Voilà le seuil à l’ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait(…)

Une maison toujours natale. De si loin qu’on y vienne, dès la première fois, on peut dire :

Là mon cœur en tout lieu se retrouve lui-même !
Tout s’y souvient de moi, tout m’y connaît, tout m’aime !
Mon œil trouve un ami dans tout cet horizon,
Chaque arbre a son histoire et chaque pierre un nom.

L’art de François Sornay, qui a lu tout Lamartine, c’est, quand il fait visiter Milly, de ne fournir, en fait d’informations historiques et littéraires, que le minimum nécessaire à l’épanouissement du songe. Ici, en effet, on ne songe pas comme ailleurs. On ne s’évade pas. On ne s’abîme pas dans la rêverie. Les choses y sont ce qu’elles sont. C’est cela qui fait rêver, qu’elles soient ce qu’elles sont. Rien à chercher à côté, au-dessus, au-dessous. En même temps, à force de n’être qu’elles-mêmes, elles deviennent autres. Ce qui fait rêver, c’est de percevoir… disons-le : leur surréalité. Les surréalistes ! À Milly ? Et pourquoi pas ? S’il leur a fallu, pour retrouver la simplicité du monde, cette violence, ces détours confus, ces partis pris, cette haine quelquefois, n’est-ce pas parce qu’entre-temps tout avait conspiré à en interdire l’accès ? L’avons-nous retrouvé, cet accès, nous les si compliqués, les si collectivement solitaires acteurs de la modernité ?

Des questions de ce genre habitent les visiteurs, même s’ils ignorent tout des surréalistes, même s’ils n’ont jamais lu Le Lac. Avec une impitoyable tendresse, la maison de Milly les oblige à jeter sur eux-mêmes le regard naïf qu’ils redoutent tant. Entre l’univers qu’ils découvrent ici et celui d’où ils sortent, un gouffre, un gouffre effrayant. Impossible de nier ce grand écart : François Sornay, avec sa manière souple et aisée de passer du siècle de Lamartine au nôtre, en est le témoin irréfutable. C’est en cela qu’il est un vrai formateur, un des meilleurs que je connaisse. Il sait qu’il travaille une matière unique, l’esprit et les sentiments. Ces visiteurs, qu’il tient d’emblée pour des amis, même s’il leur faut s’acquitter d’un droit d’entrée, et dont il sent quel besoin ils ont d’être réconfortés, il les aide, à sa manière, à retrouver le chemin d’eux-mêmes. Ce n’est possible, évidemment, que parce qu’il leur parle de ce qui le touche ; c’est par son histoire, par les souterrains de son histoire qu’il va à la rencontre de leurs histoires particulières, de leur histoire commune. Y aura-t-il jamais une autre manière de s’adresser aux gens ?

« Pas assez haut, écrivait Lamartine parlant de sa famille, pour être enviée, pas assez bas pour être dédaignée ; point juste et précis où se rencontrent et se résument dans les conditions humaines l’élévation des idées que produit l’élévation du point de vue, le naturel des sentiments que conserve la fréquentation de la nature. » Cette fierté tranquille, cette indépendance sans arrogance, dont l’écho est ici immédiatement perceptible, voilà qui provoque, dans l’âme des visiteurs, une blessure et un désir. Impossible de ne pas sentir, à Milly, qu’il existe, pour reprendre le mot ironique par lequel un parti politique italien se désignait lui-même, un extrême centre. Impossible de ne pas sentir qu’il n’est besoin d’aucune médiation arbitraire pour y être relié. Impossible de ne pas sentir que l’existence est en elle-même luxueuse. Impossible de ne pas sentir que, de cet extrême centre, on est, parmi ses semblables, la joyeuse, la dansante, la libre, la fervente périphérie.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

J’imagine qu’au lycée de Mâcon, le professeur Chervet invitait ses élèves à ne pas passer à côté du mot le plus important de ces deux vers, et qu’il le soulignait de la voix :  « … et la force d’aimer ». Des montagnes, des saules, des vieilles tours, des murs noircis par les ans, des fontaines, des chaumières – de tout ce que la conscience stupidement centrale que nous avons désormais de l’homme dans l’univers nous ferait appeler, à contresens, l’environnement lamartinien – sourd un appel insistant : non pas, à proprement parler un sens, mais la promesse de l’existence d’un sens, un encouragement à vivre, une mise en perspective des tourments et des efforts, l’assurance d’un chemin, d’une appartenance. On dira que cet imaginaire rural est daté. Il l’est. Et rien n’empêche de trouver un autre rapport avec la nature que celui que suggère Milly, même si l’aménagement des parcs et jardins, l’organisation de randonnées pédestres et la visite de la forêt amazonienne en « forfait tout compris » ne paraissent pas constituer des alternatives décisives. Mais, de toute façon, c’est une rhétorique inutile que la déploration du temps passé. Entre les hommes et le monde, tous les termes de la relation peuvent changer.

Mais si c’est la relation elle-même qui sombre ? Si rien ne touche plus le cœur ? Si les choses incitent à la haine, à la fuite, à la solitude féroce de l’égoïsme, à la détresse de la violence ? Si l’usure rapide des objets est la condition de leur fabrication ? Si les œuvres de l’esprit n’invitent guère qu’à la curiosité et à la gymnastique des méninges, et si rarement à l’admiration, et presque jamais à l’amour ? Si tout est si hostile qu’il est décourageant d’ouvrir les yeux ? Si la volonté, privée de toute correspondance avec la vie, n’est plus qu’un pauvre petit soldat nerveux et angoissé, perdu sur un champ de bataille désert ?

Et pourtant… Comme Lamartine accablé par le fardeau insupportable de ses propriétés, les visiteurs arrivent à Milly en portant sur leur dos ce monde qui ne veut plus les porter. Souvent, c’est par une belle journée d’été. La région n’est pas avare de restaurants chaleureux. Après déjeuner, pourquoi pas Milly, et ce grand amoureux d’Alphonse ? La route est agréable. L’église du village n’ouvre guère qu’à la Fête du patrimoine mais elle est charmante sur cette petite place qui l’enchâsse. A-t-on replacé sur la pierre la plaque où se prolonge le souvenir maternel ? Elle n’y était plus cet hiver.

Voici l’étroit sentier où, quand l’airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l’aurore,
Nous montions sur sa trace à l’autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur !
C’est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle.

Trop tard. On est pris. La maison est à deux pas. Personne ne lui échappera. Les rarissimes provocateurs, il suffira d’un mot pour les apaiser. Et c’est en vain que, pour se protéger de l’émotion, les visiteurs feront mine de rassembler leurs souvenirs d’école, et Elvire et Graziella, comme si on allait les interroger. Mais chacun peut s’inventer son Milly : Lamartine l’inventait bien, lui ! Dans ce poème écrit à Florence, il parle d’un lierre qui n’existe que dans son imagination : ironique et tendre, sa mère s’empresse d’en faire pousser un. Rien de plus naturel. Dans le « non espace-temps », le miraculeux, c’est l’ordinaire. Pas besoin de hausser le ton. L’ordre du cœur. Pas de symboles, surtout pas de symboles ! Et pas de sens caché ! Nous sommes ce que nous sommes. Le monde est ce qu’il est. Espoirs frauduleux, désespoirs vaseux s’abstenir. Il suffit de ne se résigner qu’au meilleur.

(7 mars 2003)

Un tandem infernal

Trois raisons pour un soutien

Le formidable écho que recueille la position française sur la guerre d’Irak me stupéfie et m’enchante. Puisqu’il y a ici intrusion rapide dans le domaine politique, je dois annoncer la couleur : ainsi m’efforcerai-je toujours de faire lorsque j’aborderai un sujet qui me paraîtra l’exiger. Non que je le doive à quiconque ; je le dois seulement à la vérité de mon propos. J’ai voté pour De Gaulle jusqu’en 68. À cette date, il m’a semblé que tout était devenu différent : mes votes furent multiples et erratiques, toujours contestataires. Ma voix à Mitterrand en 1981 ; première et dernière fois. Ensuite, vote blanc systématique, y compris en 2002. Aujourd’hui, et pourvu qu’ils aillent au bout de leurs intuitions, j’approuve Chirac et Villepin.

Ils se sont attiré l’estime du peuple français, et de bien d’autres, pour trois raisons. D’abord, parce que leur position satisfait la raison. En effet, les critères classiques de la légitimité d’une guerre sont : 1. Que le but qu’elle se donne soit bon. 2. Que tous les autres moyens d’atteindre ce but aient été épuisés. 3. Que les dommages qui vont résulter de la guerre soient inférieurs à ceux qu’on aurait à subir si on ne la faisait pas. Même si l’on répondait au premier critère, en plein délire bushien, par l’argument de la croisade du Bien contre les forces du Mal, on ne pourrait se dépêtrer des deux autres puisque, d’une part, les inspections auraient très bien pu continuer et que, d’autre part, le désastre prévisible et sa possible extension à la région transformeraient en pari plus que téméraire un pronostic optimiste sur les conséquences de l’action militaire. Donc, question tranchée. La guerre d’Irak est illégitime. La position française répond aussi, de toute évidence, à un mouvement du cœur, à une protestation de justice élémentaire. Inutile de développer ce point : la superposition de l’image de ces populations écrasées et de celle de leurs soi-disant protecteurs, de leurs dollars et de leurs dévotions sales, est insoutenable.

Mais il y a une troisième raison d’approuver cette attitude. Elle fait émerger des rapports nouveaux entre un peuple et ses dirigeants. Elle installe entre eux une relation de gravité qui, du même coup, protège le peuple de l’indifférence et de la paresse intellectuelle et dispense les dirigeants de la démagogie, des manœuvres, du mensonge. Dans la différence des rôles, s’établit une égalité première, indiscutable. Démocratie n’est plus un mot vide à psalmodier dans des congrès. Pour une fois, les citoyens sentent qu’ils méritent d’être ainsi nommés. La vie collective trouve là un fondement solide qui, selon le vieil adage bonum diffusivum sui – le bien se diffuse tout seul -, n’a besoin ni de publicité ni de communication. Tous comprennent ce qui s’échange parce que ce qui s’échange est au cœur de la conscience de chacun. Il y a là une percée un peu miraculeuse dans une époque sinistre : il faut avoir la générosité de la saluer, même si l’on sait, surtout si l’on sait que rien n’échappe jamais à l’ambiguïté et que tout peut retomber et disparaître. Tout ou presque tout, car ce qui, un instant, aura fait surface retournera dans les profondeurs pour y grandir et y préparer de nouveaux surgissements. Je suis certain de ne pas me tromper en saluant cet instant non seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui l’ont désiré. Et, au premier rang de ceux que j’ai connus, Jacques Berque, l’infatigable passeur des deux rives dont j’imagine la joie. À la fin de nos entretiens de 1982, je lui disais à quel point il m’étonnait en se déclarant incapable de découragement, alors même qu’il voyait compromis tout ce qu’il avait espéré. Il me répondit simplement : « Le mot même de découragement me causerait une immense surprise. L’homme en bonne santé et de moyen courage, je ne vois pas pourquoi il baisserait les bras. »

« Contre le fric, on ne gagnera pas »

La guerre me renvoie à une conversation de juin 68 avec David Rousset, tout bouleversé de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le général de Gaulle, à qui il avait longuement parlé d’une jeunesse qui se souciait davantage de la légende de Che Guevara que de la politique française. « Si j’avais leur âge, avait répliqué le Général, je ferais comme eux! » Boutade, sans doute. Mais gravité et prescience terrible quand De Gaulle, en cinq phrases, avait fait le tour de sa vie. Contre les Allemands, oui, on avait réussi. La France, oui, on l’avait relevée. La décolonisation, oui, on l’avait faite. L’Algérie, oui, on avait fini par se sortir de ce guêpier. Et, soudain, cette phrase terrible que j’entends encore Rousset répéter, presque effrayé : « Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas. »

Contre le fric ou contre le besoin de se confier à lui? Contre le fric ou contre l’idée du fric que les riches imposent aux pauvres en sorte de les faire combattre sur le terrain où ils sont certains de toujours perdre la bataille? La question de l’argent renvoie désormais à bien autre chose qu’à une injustice toujours à corriger et jamais corrigée ; elle désigne l’urgence d’extirper de l’existence personnelle, de la vie sociale, nationale, internationale, de l’idée qu’on se fait du progrès, de la culture, du bonheur, l’illusion cancérigène, créatrice de pénurie pour le plus grand nombre, qui fait de la richesse un besoin, un fondement, un préalable, un signe de valeur.

Un de nos plus grands économistes, François Perroux, a écrit : « Il faut déshonorer l’argent. » Il ne proposait là ni de le supprimer, ni de bricoler quelque utopie compensatoire : il proposait de découpler en soi l’idée de l’argent de celle d’honneur, de celle de valeur ; il souhaitait qu’on cesse d’accorder à la richesse un sens qu’elle n’a pas et où ne se reflète qu’une frustration morbide accumulée de génération en génération. Vivre autrement, voir les autres autrement, éduquer ses enfants autrement : dans chaque vie, la vie du monde. « Qui est avare ne l’est qu’à l’encontre de soi-même. » (Coran, XLVII, 38) Cette révolution présente un avantage rare : les riches n’ont aucun moyen de s’y opposer.

Un témoin embarrassant

Ah! la formation! Quelle chance j’ai eue! Au fur et à mesure des événements de ma vie et du monde, je revois une séquence, une autre : tout s’éclaire autrement. En ce moment, une image m’obsède. Une dizaine de stagiaires sont assis devant moi en demi-cercle, penchés en avant sur leur chaise, comme s’ils étaient prognathes, si j’ose dire, de toute leur tête. Une mêlée de rugby, mais plus défensive qu’offensive. Dans la diversité des situations, le fond de l’affaire est toujours le même. Pendant une heure, ou deux jours, ils ont parlé d’eux-mêmes, de leur vie dans l’entreprise. Au début, ils n’avaient rien à dire, rien du tout ; soudain, la poche des eaux s’est rompue, libérant brutalement leur amertume, leur déception, leur lassitude et, avec elles, une lucidité qui, d’avoir été longtemps contenue, n’en jouit que davantage de se savoir toujours là. Ils ont impitoyablement recensé leurs humiliations. Ils ont décrit, une à une, les situations dans lesquelles ils ont été méprisés, ridiculisés, niés. Avec une minutie d’horlogers bisontins, ils ont démonté les rouages de leur défaite, m’ont enseigné comment on passe de la colère et de la résistance à l’effondrement de la colère et de la résistance, comment on se raconte qu’il faut patienter, qu’il suffit de discuter, comment on laisse la mauvaise foi s’installer, comment elle conduit à la capitulation en rase pensée, comment on fait semblant d’adhérer, pour avoir l’air d’exister encore, à ce qu’on déteste le plus, comment, pour finir, on oublie qu’on fait semblant.

Mais, sur cette noirceur, même s’il est pâle et presque froid, voici que tombe un rayon de soleil. Dans l’excès de ce désespoir, ou dans une réserve d’espérance inattendue, quelqu’un trouve un mot pour suggérer que ce constat, après tout, n’est qu’un constat, que le découragement n’est pas une fatalité, qu’on peut se battre, ou fuir, ou réfléchir avec plus de hardiesse. Quelques rires ironiques accueillent le plaisantin ; s’il insiste, s’il a des arguments sérieux, s’il touche les cœurs des autres en ouvrant le sien, pendant quelques secondes on croit à l’impossible : la salle où nous sommes devient une toile de Chagall, zébrée d’aspirations bleues. Jeune formateur, je croyais la course gagnée : je prenais la ligne de départ pour celle de l’arrivée. Stupéfait, je voyais mes stagiaires venir récupérer l’une après l’autre, en s’excusant, les horreurs qu’ils avaient accumulées comme des branches sur le bûcher auquel je croyais qu’ils allaient mettre le feu. C’est à cet instant qu’ils prenaient cette position de pack contre le témoin embarrassant que j’étais devenu. Ils me pressaient de convenir avec eux que la perspective d’une vie autre qui leur était un instant apparue n’était que fantasme et folie ; de leur confirmer qu’il y avait d’excellentes raisons pour expliquer et justifier leur servitude, des raisons nécessaires, objectives, indépassables ; que, pour pénible qu’il fût, c’était là le chemin qu’il fallait continuer de suivre parce qu’il leur avait été désigné par le sort, et qu’il est sage et méritoire de ne pas s’opposer au destin.

Alors, par tout ce qu’ils savaient de l’histoire des hommes et de la nature humaine, de la politique et de l’économie, je les voyais se faire les avocats de ce qui les anéantissait. D’eux-mêmes, ils étaient les procureurs furieux : c’était orgueil de se vouloir libre ; égoïsme de se plaindre de quelques froissements de susceptibilité quand tant de gens de par le monde… ; naïveté d’aller contre le cours des choses. Enfin, pour salir une fois pour toutes ce qu’ils redoutaient de désirer, ils feignaient de se vautrer avec délices dans la misère qui leur restait : cette écuelle de confort et de plaisir que leurs maîtres leur accordaient, cette méchante satisfaction de sentir les autres et le monde aussi vains et inutiles que soi. Il était souvent difficile de se persuader que c’était là un point de départ. C’en était un.

M. le Commissaire est de bonne humeur

L’émission politique de ce dimanche soir-là était du même tonneau. On y traitait, en principe, de l’Europe. À mon sens, pour parler comme aujourd’hui, l’Europe est un sujet « important moins ». Pourquoi pas l’Europe plutôt que les nations si se construit, en elle ou grâce à elle, un modèle de société qui échappe au non-sens du fric, de la pub, de l’imbécile compétition, de l’image, des moralistes médiatiques? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi l’Europe plutôt que les nations? Au moins, avec celles-ci, l’absurdité se trouve quelque peu fragmentée et limitée par les frontières. Peu importe, oserai-je dire : cela importe, mais peu. Même si l’invité de la soirée était un commissaire européen, les têtes étaient ailleurs ; la mienne aussi, qui m’a ramené aux séquences de formation que je viens de raconter.

Les trois animateurs avaient, de toute évidence, une idée et une seule : leur invité allait les confirmer dans la certitude que le duo Chirac-Villepin était en train de mettre l’Europe à feu et à sang. L’aspect comique de la chose vint de ce que M. le Commissaire, cool comme Raoul et resplendissant d’optimisme, n’était pas du tout, mais pas du tout, de cet avis. La crise irakienne ne changerait rien à rien. Rien aux finances européennes, rien à l’économie européenne, rien à la politique européenne. Notre trio crut avoir mal entendu ; il renouvela ses questions avec plus d’insistance. Nenni. Tout restait calme à Bruxelles comme à Strasbourg. On pensait à une erreur de casting. Tête en avant, comme mes stagiaires, nos trois amis attaquaient sous tous les angles, se relayaient, tels des inspecteurs de série B cuisinant un malfrat, pour arracher à leur hôte, syllabe après syllabe, le constat catastrophique qui les aurait apaisés, mais qui hélas! ne venait pas. Matou européen plein de civilité, M. le Commissaire sautait gentiment par-dessus toutes les barrières qu’on dressait devant lui.

Le comique de répétition finit par lasser. Et le fond de l’affaire n’était rien moins que drôle. L’effet paradoxal de la position française verrouillait ces trois importants dans un inextricable réseau de méfiance et de soupçon. On eût dit des compagnons menacés ensemble par une noyade prochaine et trouvant dans cette situation une solidarité extrême, mais d’adhérence plutôt que d’adhésion. Le souffle que retrouvait la politique française finissait pour eux en frisson glacé qui parcourait désagréablement leur échine. Une seule chose semblait leur importer : s’assurer qu’aucun poil de liberté ne dépasserait jamais de ce conditionnement socio-économico-politico-culturo-médiatique qui est le territoire inviolable de leur compétence, leur pain et leur vin, leur passion nécessaire, l’échiquier de leur scepticisme, l’image aseptisée et rassurante de l’univers cruel où ils souffrent pourtant avec nous.

Le monde comme réseau d’influences que des spécialistes analysent et commentent : les médiateux éternuent s’ils sortent de cette couette ; alors, tout leur devient danger. C’est de là-dessous qu’ils observent, qu’ils conseillent, c’est là-dessous qu’ils se sentent intelligents. L’air ordinaire ne leur vaut rien. On dirait que la vie les contourne. Je parie pourtant que ces trois complices auraient donné cher, ce soir-là, pour avoir la simplicité d’approuver Chirac. Impossible. À partir d’une certaine altitude, ils ne respirent plus. Ce que le peuple peut sentir, et ressentir, et consentir, ils se le sont interdit. Je voudrais comprendre. Pourquoi des gens ont-ils été dressés à snober le souffle qui passe? Parce qu’ils le veulent éternel et qu’ils ont peur d’être déçus? Pourquoi épousent-ils la cause du vide qu’ils décrivent? Pourquoi s’interdisent-ils, ces jansénistes de l’image, la couleur, la surprise, un gramme d’abandon heureux? Qui le leur impose? Pourquoi? Et pourquoi cèdent-ils?

« Quand on n’a pas les moyens… »

Ne changeons pas de sujet mais, si l’on peut dire, de chaîne. Au banc des accusés, toujours le tandem infernal Chirac-Villepin. Cette fois, c’est un professeur qui est à la barre, un gentil professeur, avec une bonne tête. Qui mérite qu’on lui donne un nom empreint de gravité. Appelons-le M. Thème. Et écoutons la leçon qu’il délivre, le cœur gros et navré d’avoir à rappeler de telles évidences aux cancres que nous sommes. Parole de M. Thème : « On ne peut pas s’opposer aux États-Unis, comme le fait la France, quand on n’en a pas les moyens. » Voyez cela. Un professeur! Que raconte-t-il donc à ses élèves? Que David doit faire du body building avant d’affronter Goliath? La fronde, il est vrai, ne doit pas être l’affaire de M. Thème! Jeanne d’Arc aurait-elle dû rester au cul de ses moutons? De Gaulle solliciter l’autorisation de Pétain par la voie hiérarchique? Jésus attendre d’armer autant de légions que César? Et Antigone? Oui, trop facile de se moquer.

Pauvre M. Thème! Ses mots eux-mêmes sont terribles. Quand on n’en a pas les moyens… On disait ça des filles un peu trop bien fringuées, dans le Montrouge de mon enfance, avec plein de sous-entendus haineux. Et aussi cet impayable : « On ne peut pas s’opposer… » Si! On peut : puisqu’on l’a fait! Vous auriez voulu dire : on ne doit pas, n’est-ce pas, Monsieur le Professeur? Un peu difficile à articuler, quand même. « On ne peut pas » : la fraternité de l’impuissance arrange tout. Ce M. Thème me met dans un vilain cas. Je vais regretter de l’avoir taquiné. Je vais me dire que j’aurais pu faire un effort de compréhension, chercher ce qu’il y a là-dedans de gros malheur d’enfant… Mais, après tout, c’est un professeur. Pas de cadeaux. Il est recalé. Il reviendra l’année prochaine.

L’écale et le fruit

Il faut casser l’Europe. Pas pour la détruire, bien sûr. Parce que tout ce qu’elle a de bon, les cathédrales, la Révolution, l’art, la pensée, l’imagination créatrice, la générosité sociale, tout, absolument tout, est maintenant confit dans un goudron de conformisme épais, dans une marmelade de peur et de férocité qui gâchent tout, qui salissent tout, qui pervertissent tout. Il faut libérer de sa gangue l’excellent fruit nommé Europe. Je suis partisan de l’Europe des engueulades et des provocations, des jaillissements et des générosités, des brouilles et des rencontres, de l’irrespect assumé et du respect paradoxal. Je me moque de l’Europe des bêlements et des congrès, des antennes psychologiques, des prévisions, des bilans. Je veux une Europe qui pense plus vite que ses ordinateurs. Pour les importants, elle est cette couette idéale, immense, cossue, plurielle, cette couette-patchwork sous laquelle, à l’abri de tout, ils colloqueront finement. Mais cette couette-là, c’est un linceul. L’entregent hypocrite, la tolérance indifférente, la familiarité agressive, le réalisme intéressé, l’égoïsme souriant, le désespoir méprisant, voilà les vertus qui s’y cultivent et que d’autres n’auront pas tort de venir balayer. Si, un instant, ces belles valeurs, on les débusque, un bataillon de pleutres va déferler en geignant qu’on assassine la civilisation occidentale et la démocratie.

De grâce, un peu d’air pour la jeunesse! L’Europe ne protège pas sa jeunesse. Elle lui donne raison parce qu’elle a peur d’elle. Elle achète son silence, son ennui, sa tristesse. Voyez ces parents, au jardin public, qui s’empressent de prendre le parti de leur marmot contre celui des voisins. Amour de propriétaires, amour borné, amour de guerre : être dans le camp de ses enfants! Ainsi l’Europe est-elle dans le camp de sa jeunesse, pour vaquer tranquille à ses affaires. Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme ; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée ; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse ; qu’un avenir déjà connu est un passé raté ; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir ; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers ; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli ; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure.

Pour sauver la science, disent les savants, il faut maintenant la dégager de l’industrie et de la guerre. Voilà le mot : dégager. Tout dégager. L’Europe du dégagement. L’Europe qui se dégage de ce qui l’abrutit et la paralyse. L’Europe qui se retrouve et s’invente. L’Europe assez gonflée pour sortir sans armes de sa forteresse. L’Europe débarrassée de son écale de peur. L’Europe qui laisse ses gros malins s’étouffer sous leur couette. L’Europe de la dépense, l’Europe du don, l’Europe de l’instant de gravité, l’Europe du bonheur d’être ensemble. L’Europe fringuée au-dessus de ses moyens. Ou l’Europe nue. L’Europe qui est à prendre parce qu’elle se donne.

L’étau

Coupable d’avoir écrit L’Art d’aimer et, pour ce crime, exilé dans une région de réputation douteuse, Ovide y reçut une lettre d’un ami romain qui, après l’avoir couvert de bonnes pensées, le plaignait d’avoir à vivre parmi des barbares. « C’est moi le barbare, répondit le poète, puisqu’ils ne me comprennent pas! » Le peu de sympathie que je porte à George Bush ne me donne pas le droit de m’en tenir à quelques quolibets et à quelques slogans. Rien ne m’aurait poussé, par contre, à parler de lui, si je n’avais cru reconnaître, dans une expression particulière de son visage, un état d’âme, une manière d’être qui ne lui sont nullement particulières et que j’ai eu l’occasion d’apercevoir sur les visages de beaucoup de responsables, même s’ils étaient d’un bien moindre acabit. Qu’on observe donc le président américain, juste avant qu’il ne commence son discours, ou juste avant qu’il ne quitte son pupitre de Washington, le torse bombé, les bras comme des boomerangs, d’une allure de jouet mécanique. Dans le regard de cet homme, on voit comme un bref signal, empreint de satisfaction mais aussi de détresse. On le dirait, à cet instant, soulagé de se sentir encore là et terrifié de se savoir dans ce rôle. Comme s’il était à la fois l’écraseur et l’écrasé, l’oppresseur et l’opprimé. Un homme pris dans un étau qui est lui-même.

Une des mâchoires de l’étau est aisément identifiable. Un pouvoir effrayant, que le président exerce sans qu’il soit vraiment le sien, fondé sur une vertigineuse combinaison d’intérêts et démultiplié par des dispositifs techniques de toutes sortes qu’il est loin de maîtriser ; ce pouvoir est représenté par la mâchoire inférieure de l’étau. Ceux chez qui j’ai cru reconnaître le syndrome dont je parle étaient très loin d’avoir de telles responsabilités. Pourtant, à la tête de leur entreprise ou de leur administration, je les voyais, eux aussi, se débattre avec quelque chose qui, de toute évidence, était trop lourd pour eux. Tous travaillaient beaucoup, mais d’une étrange manière : comme des ouvriers à la chaîne. Tout se passait comme si un tapis roulant imaginaire déversait sur leur bureau un flot de problèmes à résoudre. Ils se retroussaient les manches et les abordaient vaillamment un à un, comme les gens chargés du conditionnement des produits emballent au fur et mesure ce qu’apporte le tapis mécanique. Ces dirigeants savaient, au fond d’eux-mêmes, que leur travail, s’il supposait bien davantage de connaissances et de compétences, n’était, dans son essence, nullement différent de celui qu’accomplissaient ceux qu’on appelait alors, par antiphrase, les ouvriers spécialisés, sans doute parce qu’ils n’avaient, précisément, aucune spécialisation particulière. De là venait sans doute l’importance que ces dirigeants accordaient aux signes extérieurs de leur pouvoir : le salaire, bien sûr, mais aussi la voiture, le chauffeur, les secrétaires, les déjeuners dans les grands restaurants, les voyages en avion confortables, les réceptions, etc.

Mais j’observais aussi chez eux une formidable volonté de donner de leur tâche une idée qui la valorise, qui l’exalte, qui la sublime, ou qui la fasse oublier. Un fabricant de pâtes alimentaires pouvait se plaire à citer, un quart d’heure par jour, et sans que cela ait le moindre rapport avec son activité, les philosophes ou les poètes ; puis il retournait à ses pâtes. J’admirais la curiosité de cet homme, mais je voyais bien que sa passion lui était une manière un peu dérisoire de se dissimuler à quel point son activité lui échappait : de cela, il n’était pas dupe. Le plus souvent, les digressions patronales tournaient autour de considérations sociales ou économiques. Le discours en était alors plus vraisemblable mais ne mordait pas plus, même d’une dent, sur la réalité du travail. J’ai repensé à ces bizarreries en constatant l’importance que prennent aujourd’hui les thèmes religieux dans les discours de l’administration Bush et dans les commentaires qu’on en fait. On a raison de s’intéresser à cette rhétorique pieuse, mais à condition de ne pas commettre une formidable erreur de perspective. Ce genre de discours est un signifiant sans signifié. Le propos religieux des dirigeants américains n’a pas plus de réalité, en tant que signe collectif, que les interrogations métaphysiques du fabricant de pâtes. Il s’agit d’une manière de parler. L’Histoire, la tradition du Parti républicain donnent de l’importance à ces mots de la tribu conservatrice. Le signifié n’en est pourtant pas différent de celui que cachent, ailleurs, des signifiants économiques, sociaux, culturels. Sans doute tel dirigeant peut-il avoir une foi religieuse sincère : cela n’arrive pas qu’aux États-Unis. Mais c’est construire une fable que d’accorder trop d’importance à ce langage religieux. La réalité, c’est qu’une personnalité écrasée a besoin de feindre de ne l’être pas. Qu’il lui faut inventer une instance qui fasse contrepoids à la formidable pression qu’exerce la mâchoire inférieure de l’étau. À cette pression anonyme et massive, elle tente de répondre par une « force d’en haut » qui soit, ou qui ait l’air d’être, hautement personnelle.

On devine ce qui se passe. Une personnalité en déroute ne peut trouver qu’en elle-même, ou dans le dialogue avec d’autres, le moyen de se reconstruire. Elle sentira vite que la mâchoire « salvatrice » du haut (peu importe qu’elle fasse dans le religieux, ou le social, ou le politique, ou dans autre chose) est aussi meurtrière que celle du bas. C’est même avec un joyeux entrain que les deux complices s’accordent à broyer, comme eût dit René Char, la base et le sommet de leur victime. Voilà ce que produit le monde moderne, et que cela apparaisse de manière caricaturale chez George Bush n’est pas le plus intéressant.

L’homme moderne n’a plus de base et n’a plus de sommet : et plus il acquiert d’importance et de responsabilité, moins il en a. Et, s’il se veut sérieux et appliqué, il en a moins encore. Il n’a plus de base : son rapport au monde est confisqué par une puissance technique qui le dépasse, et qui a d’ailleurs été conçue expressément pour cela. Il n’a plus de sommet : celui qu’il s’invente vainement n’est que l’image inversée de cette base tyrannique, une fiction arbitraire, une manière de dire, un signifiant sans signifié. Il ne reste à l’homme moderne que de monter et descendre dans le no man’s land vertical dont lui est accordé l’usufruit et, quand s’ouvre une fenêtre de tir, d’envoyer un vaillant petit signe de désolation au premier camarade qu’il rencontre. La modernité fabrique des embryons de monstres que ne guérira pas la pharmacopée progressiste classique. L’anthropologie de la modernité a des allures de démonologie. La seule solution, le seul courage, le seul avenir est dans la fuite. Ou dans le coup de génie, qui est toujours un coup de culot. Voir le début…

(28 mars 2003)

Un splendide incendie

L’Institut du Monde Arabe a récemment honoré huit « figures du dialogue des civilisations « , quatre Algériens et quatre Français, chacune de ces figures étant évoquée par deux intervenants, un Algérien et un Français. À l’issue de ce colloque, Mustapha Chérif, ancien ministre algérien et ancien ambassadeur, et dont Jacques Berque avait dirigé la thèse, eut l’idée d’un livre qui développerait nos deux interventions, la sienne sur Jacques Berque et l’Islam, la mienne sur Jacques Berque et l’Occident. Chacun sur sa rive, nous avons travaillé cet été à ce projet. Ce fut pour moi l’occasion de retrouver beaucoup de textes de Jacques Berque, notamment plusieurs articles de grande importance publiés dans des revues érudites atteignant peu le grand public. Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, je mettais de côté, pour Résurgences, des citations qui n’entraient pas forcément dans le cadre de mon étude mais qui me paraissaient porteuses de beaucoup de sens. Avec ces morceaux de choix, j’ai construit la promenade berquienne que je propose ici. Des miettes, en quelque sorte, mais on va voir qu’elles sont nourrissantes. Je les ai classées par thèmes, autant que faire se pouvait, sans m’acharner à bâtir des enchaînements qui seraient restés artificiels.

Miettes politiques

À toutes les révisions, qu’il appelle utopies ou subversion, l’ingrat, l’imprévoyant oppose ses propres médiocrités, qu’il appelle réalisme. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Trop dominé par l’altercation, le circonstanciel et le conjoncturel, il se vide dès que l’actualité le lâche. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Tout comme une hypothèse de recherche, la conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses, et d’êtres, en fonction de l’idée la plus fulgurante. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Qu’est-ce au juste que la gauche ? Consiste-t-elle dans une démobilisation prudente des valeurs bourgeoises, ou dans leur remplacement par d’autres valeurs, ou encore dans une remise en question de toutes les valeurs ? (Prendre les choses à la racine, Le Nouvel Observateur, septembre 1972)

On nous demandait de dépasser les vieilles nations, en les regroupant dans une entité plus vaste. Progresser vers le monde, quoi ? Reculer plutôt, nous enfermer ! (La nouvelle péninsulaire, Le Croquant, 1992)

L’Europe vit sur le mol oreiller non du doute, comme Montaigne, mais des certitudes fractionnelles. (Rapport au Conseil de l’Europe, décembre 1989)

C’est essentiellement de l’Occident européen que la majeure partie du monde a subi le premier choc des destructions et des réfections de la civilisation industrielle. L’Occident qui, irrésistiblement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, et désormais de façon de plus en plus disputée et précaire, s’était arrogé pouvoirs et profits, est longtemps apparu aux autres peuples, et leur apparaît peut-être encore, comme un exploiteur impénitent, au mieux comme un professeur intéressé. Lui-même ne s’est que trop considéré comme l’agent et le délégataire de l’évolution humaine. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Miettes culturelles

L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

La différence entre la culture anglaise et celle des Arunta, disons, n’est qu’historique, relative, peut se mesurer. Tandis que les rapports entre les Arunta et leur nature se déploient dans l’infini de la disponibilité humaine. Je pense donc qu’il est possible, pour une culture comme celle des Arunta, de fabriquer des locomotives dès lors qu’elle est capable de fabriquer des boomerangs. On touche ici la différence entre ce qui est infini et ce qui ne l’est pas. Appelons ce raisonnement ou, si vous voulez, ce paradoxe : le pari de Pascal du développement industriel. (Vers une humanité plénière, Esprit, avril 1969)

Au moment même où s’effacent [dans les anciens pays colonisés] les formes simplistes de l’aliénation, on s’avise de ses formes subtiles. L’homme s’est-il décidément affranchi ? Le mal ne se ramenait pas à la sujétion politique et économique. Il était descendu beaucoup plus loin dans l’être du dépendant. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Nous sommes à une époque d’essor des pulsions et de décadence du sur-moi. Nous disons et pensons beaucoup de choses que les contrôles sociaux auraient jadis refoulées. (…) Mettrons-nous en avant le terme de « culturel » pour désigner ces effervescences ? Elles influeront un jour sur le politique, elles le feront sans doute ou le referont. Mais ce n’est pas encore le cas, comme on sait. Nous sommes loin du compte. Beaucoup de protestations d’aujourd’hui pourront donc bien, sans le savoir, ressortir au culturel plutôt qu’au politique. Dire cela, d’ailleurs, ce n’est pas les minimiser. C’est se refuser à jouer sur le sens des mots. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Quand vous avez découvert mon chiffre, êtes-vous sûr de m’avoir pour autant décrypté ? J’ai peur que votre va-et-vient du manifeste au caché et la réciproque ne soit scientifique qu’à l’aller, mais non plus au retour. J’ai peur qu’en présumant la restitution du vécu à partir de son algorithme, vous ne fassiez preuve de la même naïveté dont vous accusez l’empirisme. (L’algébrique et le vécu, Diogène, avril-juin 1974)

Au Dieu-Père barbu, patron des causalités et toujours ressemblant au pasteur biblique, succéderait un Dieu-système, infiniment plus abstrait, davantage ami de l’électronique que du gardiennage des troupeaux, et qui serait, si l’on peut dire, le suprême « connecteur ». (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Miettes anthropologiques

Au contraire de celui qui a dit « L’homme, c’est quelque chose qui doit être dépassé », nous oserons proclamer que l’homme, c’est quelque chose qui doit être déployé. (Logiques plurales du progrès, Diogène, juillet-septembre 1972).

La révolution scientifique et technique est un phénomène irrépressible. Il n’est pas seulement réducteur, exploiteur de l’homme-travail. Il l’est aussi de l’homme-personne, de l’homme-terroir, de l’homme-collectivité de base. Que va devenir, dans le monde des transports supersoniques, de la radiodiffusion et des compétitions multinationales, notre niche écologique ? Alors nous serons pris par la tentation du retour : retour à l’origine, à la nature, à nous-mêmes pour tout dire. Nous avons simplement oublié qu’il n’y a plus de nous-mêmes dans ce retour et que notre révolte répond à des mutations géantes qu’on ne peut traiter par prétérition. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Je viens de visiter les ruines de Leptis Magna sur la côte de Libye. J’avais visité beaucoup de ruines de villes anciennes, mais cette fois j’ai reçu un choc. Si j’avais été économiste, j’aurais déchiffré la proportion énorme d’investissements que représentent les monuments ludiques dans une telle ville : sur ce qui est théâtre, palestre, auditorium, stade, gymnase. De laquelle de nos villes pourrait-on en dire autant ? La dimension du ludique jouait dans celle-là un rôle au moins égal à celui de l’économique par exemple. L’esthétique enveloppait tout, jusqu’à s’exalter en dimension autonome. Pour nous, l’art c’est la visite aux galeries de tableaux, c’est le musée, parfois la maison de la culture, une sortie le dimanche matin ou le samedi soir. Or l’art, dans une société qui reconnaîtrait sa dimension esthétique, serait présent partout et à tout moment. (L’Orient et l’avènement de la valeur monde, Esprit, septembre 1970)

« Nous ne nous serions jamais révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions rêvé. » Et Soekarno, ouvrant le premier Bandoeng : « Dans vos délibérations, ne soyez pas guidés par des craintes, mais par des espoirs, des déterminations, des idéaux, et aussi, oui, par des rêves. » (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Chaque peuple doit non pas continuer un passé mais, si vous voulez, retourner ses racines vers l’avenir. Encore, pour qu’un avenir existe, faut-il que le « nous » existe. C’est cela l’identité collective : « nous ». (Le retour aux sources, Les Nouvelles littéraires, mars 1979)

Je vais vous amuser : j’ai toujours été un fondamentaliste. Au sens où j’ai toujours essayé de prendre les choses à la racine. (Entretien avec Jacques Berque, L’Actualité religieuse, juillet-août 1995)

La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde. (LOrient second, Gallimard, 1970)

« C’est pour ne pas croire en la beauté de la vérité que nous avons créé la vérité de la fiction. » (Ezequiel Martinez Estrada, cité dans L’Orient second, Gallimard, 1970)

Divers

C’est dans ce risque de vassalité, bientôt sensible à tous, c’est dans cette dérive qui menace aujourd’hui toutes les sociétés d’une commune liquéfaction que l’on peut chercher le ressort de nouvelles solidarités. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

 La vraie raison, je ne dis pas l’origine, de l’inquiétude corse, ce n’est pas dans l’île qu’elle se trouve, mais à Paris. Pourquoi surgit-elle maintenant, alors qu’elle ne le faisait pas sous la Troisième, même au temps de l’occupation, ni sous de Gaulle ? À coup sûr par le manque d’une « certaine idée », disons d’une anticipation commune capable de polariser les diversités françaises. Et le régime de Giscard me paraît à ce titre singulièrement impropre à proposer une vision, une éthique, un idéal. (…) Eh bien ! la Corse ardente et fière, latinité de France et France de la Méditerranée, elle ressent cela, et certains de ses fils en tirent, trop vite à mon sens, la leçon. (…) Serait-ce que l’identité corse, qui n’a rien perdu de sa couleur depuis le XVIIe siècle, est pourtant entrée dans une identité englobante où elle se situe de façon si serrée que le sentiment de la déperdition accentue en elle des manifestations que les ancêtres n’ont pas prodiguées au moment où la blessure était plus fraîche ? La Corse n’est-elle donc pas devenue sous-ensemble français? Si cela était vrai, comme je le crois, son affirmation la plus violente entrerait dans le jeu de la société globale. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Pour moi, la leçon que je retiens de l’ère coloniale, c’est que toute société a certes ses problèmes. Mais ces problèmes, elle seule est capable de les résoudre. Et l’irruption de l’étranger, même s’autorisant d’une certaine sorte d’universel, ne peut que les aggraver, en retarder la vraie solution. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

Les attitudes compensatoires, philanthropes, redresseurs de torts, etc., il faut insister sur la vanité de leur protestation. Elle est nostalgique plus que constructive. Au fond, elle se veut remords, attestation, témoignage, comme disait Louis Massignon, plutôt que réalisation. Elle en appelle à plus haut : à Dieu, au chef-d’œuvre, aux cités à venir. Elle s’évade, en somme, et convie à l’évasion. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

L’essentiel ?  Cela qui est « plus près de l’homme que sa veine jugulaire » (Coran, L, 16, cité par J.B.)

(sur sa jeunesse) Toute cette période de ma vie fut noire et rouge. Noire de frustration. Rouge du splendide incendie des soifs. (Mémoires des deux rives, Le Seuil, 1989)

(15 septembre 2003)