Sauvage ? Et comment !

pour Sonia

Sauvage, sauvagerie, ces mots me reconduisent à Saint-Julien-en-Born, chez Jacques Berque, quand il évoque devant nous les vacances d’enfant qu’il passait, venant d’Algérie, dans la maison où il nous reçoit et où il s’amuse à conseiller à mi-voix à son grand chien airdale d’aller mordre un peu les mollets de ma compagne. Il raconte longuement ces étés interminables, les inépuisables découvertes qu’ils lui offraient. Parlant de cette forêt gigantesque où, le matin même, nous nous promenions, il dit qu’il avait l’impression, enfant, de s’y ensauvager. « C’est un beau mot, s’ensauvager, vous ne trouvez pas ? » Oui, nous le pensons aussi, c’est un très beau mot. Et s’il sonne sans doute différemment dans nos têtes, aucun de nous trois n’aura l’idée de l’associer à un spectacle de violence auquel il aura assisté. Je comprends bien. Monsieur le Ministre a de l’expérience. Il a vécu les moments héroïques et pathétiques d’une campagne électorale alors que j’ai dû me contenter, moi, de quelques guéguerres de débutant… Ses communicants, pourtant, l’ont trompé : quelques brutes ne tuent pas un beau mot. Jacques Berque et Claude Lévi-Strauss lui parleront mieux du sauvage et de l’ensauvagement. Et bien d’autres encore qui sont prêts à le faire profiter gratis de leur savoir et même, s’il le faut, de leur expertise. Ainsi, si le 9-3 n’est pas entièrement persuadé de l’excellence des préconisations officielles, Ovide exilé prêtera une des clefs du mystère à M. Darmanin : celui que personne ne comprend, c’est celui-là le barbare. Si toutefois le ministre préfère la douceur confucéenne à la vigueur romaine, qu’il aille donc visiter, pour se donner du courage avant une périlleuse tournée des territoires en danger, le chapitre IX des Entretiens, point 13, dans la traduction de Séraphin Couvreur : « Le Maître aurait voulu aller vivre au milieu des neuf tribus barbares de l’Est. Quelqu’un lui dit : « Ils sont grossiers ; convient-il de vivre parmi eux ? » Il répondit : « Si un homme honorable demeurait au milieu d’eux, le resteraient-ils encore ? »

Jean-Pierre Chevènement avait parlé de sauvageons. Son tort était évidemment de s’exprimer en français, tare majeure qu’on ne peut reprocher à cette troupe de responsables politiques formée au yoga qui se tient prête, en toutes circonstances, à se tordre rituellement les bras d’horreur et d’épouvante. Sauvageon. Le mot nuance sauvage et le reflète. Un jeune qui grandit à la diable, qui n’a pas été greffé, qui s’est élevé tout seul et multiplie les bêtises. On lui fait les gros yeux mais l’indulgence ne peut pas être bien loin. Alain Rey, si savant, y voyait pourtant « un mot-masque pour définir l’ennemi de la société ». Une sorte d’invective, alors ? Mamma mia ! N’avait-il pas senti dans cette bougonnerie ministérielle une pointe de sourire, et même d’affection ? Qui a jamais entendu Jean-Pierre Chevènement invectiver quelqu’un ? Il gronde, il ironise, il fait un peu la leçon. Il n’injurie pas. Quand, bien plus tard, un autre ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, crut opportun de parler, comme lui, de sauvageons, je n’y vis qu’une maladresse, mais elle me toucha vivement. Sauvageons, cette fois, n’était pas le bon mot pour désigner quelques jeunes las de piétiner derrière une dialectique marxiste qui permet difficilement de se dégourdir les jambes et qui voulaient sans doute se persuader qu’en s’en prenant à une voiture de police ils contribueraient efficacement à effacer de leur pays toute trace d’aliénation en même temps qu’ils y consolideraient la paix civile. Cette erreur m’avait renvoyé à une expérience très difficile : je m’étais mis en tête, il y a quelques décennies, de venir en aide à quelqu’un dont la bonne foi me semblait évidente mais qu’il m’était impossible d’approuver sans réserve. Tâche presque impossible. Être utile à ces jeunes théorisés est moins aisé encore. Avec les sauvageons, on sourit. Avec ceux-là, on ne peut pas sourire et moins encore rire. On peut soutenir leur courage s’ils sont en prison, on peut leur offrir de l’amitié. Mais on ne triche pas. On ne s’extasie pas quand ils récitent leur leçon, on ne les tient pas pour des prophètes, des maîtres à penser, des héros, des pointures. Avec eux, on discute, et sec, et dur. On ne fait pas semblant d’approuver en eux ce qu’on n’approuverait pas en soi. On ne joue pas au joli révolutionnaire comme on joue au joli cœur. L’amitié, c’est de leur dire qu’ils se sont trompés et qu’autre chose est devant eux. C’est de vérité qu’ils ont besoin, non pas d’habileté ni de « pédagogie ». Tout calcul les méprise, les enfonce et participe de la fumisterie communicationnelle. Il est moins inquiétant de les voir injurier ceux qui veulent les aider que de les voir patauger avec eux dans la bouillasse du bavardage. Quand on lui fit remarquer que les petits goujats dont parlait Jean-Pierre Chevènement étaient assez loin de ce profil de théoriciens agressifs, Bernard Cazeneuve m’a beaucoup amusé en argumentant penaudement que, dans sauvageon, il y a sauvage. Incontestable. Mais, comme dirait un professeur, ni la dénotation ni la connotation de ces deux mots ne coïncident. Pas plus que celles de corniche et de cornichon, sauf peut-être à Saint-Cyr.

Si sauvageon nuance et fait oublier sauvage, sauvagerie et ensauvagement le renforcent et l’aggravent. Trêve de délicatesse, c’est le terme que vient de choisir un troisième ministre de l’Intérieur, l’actuel. Les uns, naturellement, s’indignent de sa sévérité tandis que les autres, cela va de soi, se réjouissent de sa fermeté. Débat sans intérêt. Je renvoie à Paris Match les amateurs de parler pour ne rien dire : pour trois euros on pouvait y avaler, l’autre semaine, un papier sur la question qui la dévitalisait et la rendait insignifiante : après les arracheurs de dents, les arracheurs de sens. Parlant d’ensauvagement, c’est-à-dire condamnant frontalement et sans nuances des pans entiers de la société qu’il est censé servir, notre ministre me semble participer de la même insensibilité – sans doute compréhensible chez un homme politique dont le référent majeur est un personnage assurément fort intelligent et avisé mais si peu attentif à la signification de son époque qu’il confondait naguère l’un de ses plus lucides témoins, Roland Barthes, avec une ancienne gloire du tennis. La question, s’il y en a une, n’est pas du tout de savoir si le ministre est ferme ou sévère : avec des mots différents, le baragouin approbateur et le charabia désapprobateur disent la même chose. Et là, il faut rendre grâces à M. Darmanin, presque autant qu’à Christophe Colomb. Son outrance découvre un continent de pensée alors que le président de la République, quand il choisit prudemment de parler de banalisation de la violence, ne découvre rien du tout. La question universellement éludée ne peut en effet apparaître dans sa largeur et dans sa vérité que lorsqu’une évidence majeure est versée au dossier : pour les uns comme pour les autres, à la seule exception de Jean-Pierre Chevènement, l’idée de sauvage est péjorative, fondamentalement péjorative, seulement péjorative. Ces deux syllabes ne peuvent s’entendre qu’en mauvaise part. Ne peuvent susciter que de la réprobation. Dans tous les cas, sauvage, c’est mal. Sauvage, c’est négatif. Sauvage, c’est à bannir. Ou à cacher. Sauvage, ça fait peur. Voilà très précisément ce qui ne va pas de soi. Qui ne va pas du tout de soi. Voilà précisément – personne, dans son for intérieur, n’en doute – une énorme sottise. Peut-être quelque chose comme la sottise originelle de nos sociétés, la mère de toutes nos sottises.

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Saint-Julien. L’hôte a beau être un puits de science, ce n’est pas le savoir qui donne son parfum à cette maison. On se sent dans un beau campement. On est arrivé à un point de départ. On y regarde le monde et le temps avec les yeux d’Ulysse, méfiance et connivence. Par-dessous. De bas en haut, comme pour leur donner forme. En vérin. C’est beau, c’est dangereux, c’est vrai, c’est sauvage. Sont exclus la curiosité, la comparaison, le pittoresque. Tout est jaillissement, résurgence, correspondance. Pesanteur légère. Simplicité, mais affirmation. Indissociablement présence et passage. Pas de part d’ombre, l’ombre est dans la lumière. Quand des êtres, des lieux, des œuvres ne me donnent pas ce sentiment, je les sais inaboutis et, en tout cas, insincères. Au re-voir ! Au re-faire ! Contrairement à ce que dit Gérald Darmanin – mais en est-il si sûr ? ne trouverait-il pas en lui parfois, par exemple, un certain goût de la solitude ? – le seul label de vérité, le seul poinçon de la valeur, c’est le sauvage. L’étonnant, à Saint-Julien, c’était que le travail du penseur et le climat qu’il suscitait dans sa maison étaient profondément en harmonie. Toute l’œuvre de Berque tourne autour de cette problématique du sauvage, de l’ensauvagement et du désauvagement, du mystère que réveillent ces mots, de l’inquiétant entremêlement qu’ils évoquent, de l’impossibilité de séparer en eux ce qu’ils suggèrent de désir et de refus, de naissance et de mort, de danger et de salut, de clair et d’obscur, de désastre et d’espérance. Tous les aspects de l’immense dialogue entre le monde arabo-musulman et les sociétés occidentales que constitue cette œuvre sont imprégnés de cette dialectique de l’historique et du fondamental qui en est comme la formulation abstraite ; elle vaut pour le monde comme pour chaque société, pour chaque pays comme pour chaque classe sociale, comme pour chaque individu considéré dans la diversité de ses « sortes ».  Mais ce qui, surtout, me touchait, c’était que la vie profonde qui anime cette pensée, sa générosité, sa largeur étaient perceptibles dans son expression elle-même, dans son ton, dans la musique de la parole ou de l’écriture de Jacques Berque. Elle ne s’inclinait devant personne et ne chassait personne. C’était une pensée de compréhension, de consentement, le contraire d’un moralisme de frustrés et d’aigris. C’était une pensée de force, d’espérance, de patience – et, en dépit de tout, une pensée de joie.

Alors ? Si le sauvage est le monstrueux, plus d’inconnu à l’horizon. Plus d’inquiétude doublée d’heureuse curiosité. Plus de je ne sais quoi. Plus d’au-delà, donc plus d’élan. Le monde est à crever, que ceux qui y tiennent y crèvent mais, nom de Dieu, que les autres se réveillent, et sans en demander l’autorisation, ceux qui tiennent à la terre et à la vie par le cœur et par le sang et par l’esprit et non pas par des valeurs de plastique vendues par des gens qui n’ont que de la carrière dans le ciboulot !

Christiane Taubira n’a pas tort de juger que les mots qu’emploie le ministre en disent davantage sur lui-même que sur les personnes qu’il prétend viser. Je ne pense pas, par contre, que l’imaginaire colonial, devenu l’une de ces précieuses éponges de la gauche militante qui lui permettent de ne jamais s’en prendre sérieusement à une modernité qu’elle n’a ni le goût ni les moyens électoraux de refuser vraiment, joue un très grand rôle dans cette affaire. Le mot ensauvagement, quand je l’ai entendu dans la bouche d’un ministre – et qui, Taubira a raison, était une photographie de sa vision du monde – n’a pas évoqué en moi les souvenirs de la colonisation mais bien l’actualité de la société dont il est l’un des protecteurs : plutôt que Lyautey ou l’Algérie française, j’y ai reconnu l’horreur économique, le règne technocratique, la suffisance des élites et le triomphe de la propagande. J’ai eu envie de crier, comme sur le terrain de foot : Hors jeu ! J’ai eu un sentiment de mort, comme en 2002, chez le spécialiste qui venait de me tirer de mon cancer, ce jour où je lui avais parlé d’un ami de trente ans, mon conscrit de 1933, qui souffrait du même mal et m’avait communiqué la veille le résultat de ses analyses. « Il est à 50, Docteur, est-ce que vous pensez… » Il m’avait regardé droit dans les yeux, il ne s’habituait pas à l’habitude. « Il est foutu, M. Sur. »  Quinze jours après, au Père-Lachaise, je parlais à son cercueil. Un cimetière où plus rien n’est vraiment sauvage, voilà ce que m’ont évoqué les propos de ce ministre, un cimetière de l’espérance où les gens comme lui semblent ignorer qu’ils s’enterrent les premiers.

Je regrette et réprouve de toutes mes forces la violence qui envahit certains de nos quartiers mais je ne peux oublier où est son modèle, où son moule, et que les provocateurs que l’on montre du doigt ne sont au mieux que de médiocres accélérateurs. Parlant d’un jeune homme récemment arraché par une vingtaine d’abrutis à l’autobus dans lequel il était installé, une journaliste observait finement que non seulement la lâcheté de l’opération ne troublait pas ces imbéciles mais qu’ils étaient fiers de se filmer et entre-filmer 1. « Quand on a la force, c’est très bien comme ça », ironisait-elle. Une République digne de ce nom aurait la droiture et le courage de comprendre que ce propos résume très exactement le langage de sa vie économique, de ses médias, de ses élites congénitalement mesquines. Que ce cynisme est devenu son fondement, sa structure, son principe. Qu’elle l’a projeté sur la détresse de ces banlieues ou territoires qu’elle ne sait même plus de quel nom désigner comme elle l’a projeté sur la veulerie satisfaite de ses beaux quartiers, fabriquant ici une jeunesse hautaine, hypocrite, intéressée, servile, et là une jeunesse affolée, hurlante, vacante, dégoupillée, que des responsables légers et papillonnants, moins gueulards mais bien plus durs qu’elle, enfoncent impitoyablement dans les contradictions de son impuissance.

« Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. » Tel est le début de la préface de Paul Claudel aux Œuvres complètes de l’auteur des Illuminations. Les sources perdues. La curiosité qu’elles provoquent. L’attrait qu’elles représentent. Le désir qu’elles suscitent. L’irréfutable présence de cet ailleurs. Voilà la dimension du sauvage, hors de laquelle la vie est aussi nulle que mon agence bancaire, une page d’informations Orange, un conseil d’administration de Veolia ou une session de formation au management. C’était un puissant qui tenait ce langage, homme d’affaires fortuné, diplomate, ambassadeur à Tokyo et à Washington, académicien, auteur dramatique et poète glorieux sur tous les continents, mais un puissant que sa puissance n’enfermait pas dans un bavardage agencé par une écurie de communication. Ce Rimbaud que les services de police d’un lointain prédécesseur de notre ministre connaissaient parfaitement, et que Paul Claudel, d’emblée, a « cru sur parole », n’était pas pour le poète une rencontre pittoresque. Ce n’est pas en dépit de sa sauvagerie qu’avec l’Évangile – à un moindre rang, mais dans le même ordre que lui – Arthur Rimbaud restera pour lui, toute sa vie, l’Interlocuteur, le Parlant, le Voyant : c’est à travers cette sauvagerie, par elle, avec elle. Disons-nous bien que la dimension que méprise aujourd’hui la légèreté convenue du pouvoir était le pain et le vin de Paul Claudel. Entre les deux, il faut choisir. Il y a, au sommet de la société bourgeoise, une contre-révolution d’une violence inouïe et d’une immense signification. Le monde moderne en est le produit mais la quasi-totalité des grands esprits du XXe siècle, tous ou presque d’origine bourgeoise, seraient en désaccord radical avec les intuitions et les intentions de nos oublieuses et ingrates élites. La passion de la justice, une vision héroïque de l’homme, le mépris de la férocité marchande, ces rivières se jettent dans le même fleuve de refus. N’oublions pas d’ailleurs que la sauvagerie était aussi entrée dans la vie du poète par une autre voie, celle du génie de Camille, cette autre sauvage, sa sœur. Entre cette terrible affaire que la pesante famille ne sut ou n’osa jamais résoudre – Claudel parle quelque part de ses « iniquités énormes » – et le « Nous ne sommes pas au monde ! » de Rimbaud, il fut, toute sa vie, confronté au sauvage. Tous les humains le sont, sauf ceux qui lèchent les sociétés crevées. Le contraire du sauvage, ce n’est pas le civilisé. C’est l’enfermé, le niais, le lâche.

Le personnage de femme qui donne son titre à la pièce de Jean Anouilh, La Sauvage, a fourni au théâtre français l’une de ses plus célèbres répliques : « J’aurai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces… Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m’empêchera d’être heureuse… » Je veux bien qu’on la dise pessimiste, cette réplique, mais l’optimisme qu’on lui opposera, s’il refuse d’accorder à la conscience cette dimension infinie, s’il hésite à la penser comme un grand pont de hardiesse lancé sur le vide, comme une provocation adressée au néant et qui le nargue, ne rassurera que de doctes nigauds. La Sauvage a compris la nature du sauvage. Pour reprendre le mot de Claudel dans Le Soulier de satin, il est l’Irrépressible. Le sauvage, c’est ce qui, en nous, résiste à l’enfermement. Le sauvage, c’est la voix, en nous, de ce qui étouffe. Poète, cordonnier ou attaché de communication, tout être humain a les pieds, ou la tête, ou les deux, dans l’inachevé. Naturellement, sa frousse aidant – qu’il appelle le plus souvent liberté – il peut faire comme si cela n’était pas et les agiter avec tant de vigueur, ses pieds, sur le plancher des choses connues que tout le monde finisse par oublier son lieu de naissance. Mais, dans ce cas, c’est l’inquiétude humaine qui se trouve déclassée. Qui se sent inutile et désaccordée. Qu’il condamne à errer sur des routes qui ne vont nulle part, dans des ports vides de navires. Elle n’est plus cette voie semblable et différente que tout être humain se sait invité à emprunter et qui, à la fin des fins, le rapproche de ce qui est, de ce qui vaut, de ce qu’il est grand et fort de calculer. Elle n’est plus qu’une agitation prétentieuse, un embarras inutile, un lugubre vertige, une crétinissime accumulation de ce que le diable, qui aime se moquer du monde, appelle des biens. L’inquiétude humaine déclassée, c’est cette femme qui raconte à la radio son travail de commerçante. Certains produits se vendent tout seuls mais, pour d’autres, il faut expliquer, rassurer, convaincre. « C’est là, dit-elle, qu’on voit toute la valeur de l’humain. » La valeur de l’humain ! Mais c’est vous, Madame, l’humain, et si ce n’est pas vous, c’est une foutaise ! C’est vous avec tout ce que vous n’osez pas dire, même pas à vous-même ! Rien d’autre à chercher, pas la peine de regarder les nuages et, encore moins, les courbes et les statistiques ! L’humain pour vendre les produits ! Voyez-vous, oui ou non, où nous en sommes quand le cœur du langage populaire, violé par surprise, est salopé par un langage inventé par des escrocs ? À ce point de dévitalisation générale, personne ne peut reprocher à personne, quelque rang qu’il occupe, de n’avoir plus les moyens de faire face. Quand la vie politique, vidée de toute substance, meurt de dessèchement, quand la vie culturelle, privée de transcendance, périt d’indifférenciation, quand il faut avoir de très solides intérêts dans les affaires pour continuer à associer l’adjectif économique au grand nom de vie, il est injuste de mépriser ceux qui ne peuvent plus se tenir debout dans le cyclone, à moins que, s’ils y réussissent encore un peu, ce ne soit l’effet des vents contradictoires que déchaînent sur eux les mécontentements. Quitter un poste pour bondir sur un autre, comme on le voit à chaque élection, est un réflexe de lapin de garenne affolé. Partir pour rentrer chez soi, pour regagner sa base, pour se nourrir de ses fondamentaux, rien de plus digne et de moins contestable, des Romains à nos jours. Si vous ne pouvez plus, ne faites pas semblant. Partez. Notre estime vous accompagnera.

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Pour gagner son combat contre la violence, le ministre de l’Intérieur dénonce les sauvages, la sauvagerie et l’ensauvagement. Si, ces violents, il les qualifiait de brutes, on ne le lui reprocherait pas. Sauvage est d’un tout autre registre. Un sauvage peut être violent – un civilisé aussi – mais ne l’est pas forcément. Ni le mot ni l’idée ne se laissent enfermer sur le territoire de la violence.  À quoi s’en prend donc M. Darmanin ? À qui, au juste ?  À qui et à quoi qui n’est pas la violence ? La réponse est évidente : à tout ce qui se réfère – ou pourrait se référer – à l’inconnu, au mystère de l’origine, à l’impensé, à l’impensable. À ce qui, dans le mot sauvage, évoque l’inconnu, l’inconnaissable, l’incernable. Nous sommes ici entre Gustave Flaubert et Léon Bloy. Une bourgeoisie néo-positiviste défend ce qu’elle considère non pas seulement comme sa réalité mais comme la Réalité : entreprise, patrimoine, réussite, gros sous. Toutes choses, naturellement, qu’elle ne désigne pas ainsi mais par toutes sortes d’euphémismes plus ou moins transparents qu’elle renouvelle de siècle en siècle. Valeur est le plus classique – au singulier ou au pluriel. On dit aussi maintenant nouveau monde. Selon l’aspect particulier de cette réalité épaisse qu’on souhaite évoquer, on pourra également solliciter un vocabulaire particulier. Celui de la démocratie, évidemment, si l’on parle politique. Celui du progrès favorisera les synthèses idéologiques. Côté morale, on a tolérance – toujours contradictoire, mais néanmoins toujours tendance – et, depuis peu, le performant vivre ensemble. Quel est le point commun de tout cela ? Rien n’y est sauvage. Tout est bien d’ici, bien de ce temps. Tout est bien technique. Tout est bien circonscrit, bien défini, bien clos. Et c’est pour que tout soit encore mieux circonscrit, mieux défini, mieux clos, qu’en bannissant le sauvage et son insupportable odeur de vie, en l’assimilant au meurtre et aux meurtriers, le pouvoir resserre un peu plus les boulons. Et revient à l’essentiel du programme masochiste constitutif de la société qui installe les ministres : éliminer partout – mais d’abord là où elle fait le plus mal, c’est-à-dire en soi-même – l’insupportable pensée que l’horizon de l’ordre bourgeois ne serait pas le tout de l’aventure humaine et, idée plus monstrueuse encore, que cet ordre aurait à se référer. En dénonçant sauvages, ensauvagés et en cours d’ensauvagement, M. Darmanin nous désigne notre prison, il offre à un dieu imaginaire qui ne mérite pas la majuscule le sacrifice qui le retiendra de rendre la vie intolérable au bourgeois, je veux dire vraiment vivante. Et, de manière accessoire, il nous dit la vérité du gouvernement auquel il appartient, la même, évidemment, que celle de ses prédécesseurs, la même, probablement, que celle de ses successeurs. Névrose ? Du tout. La névrose se soigne. Mauvaise volonté, alors ? Plus grave, je le crains. Goût du néant. Toute chose comme un pur signe de Rien.

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« Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Cinéaste, écrivain, mais aussi ingénieur des Mines et docteur en physique, Harold Vasselin a découvert cette pensée de Claude Lévi-Strauss et en a été bouleversé. « Cela m’a vraiment traversé, culbuté, raconte-t-il sur Internet. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase qui déchire : voile, brume, paroi lisse, impossible d’avancer – et puis, tout d’un coup, « C’est possible, ça passe ». Elle se déplie, cette phrase : « toujours là », « pas être honteux », « non pas que nous devions ».  On peut la goûter, la mâcher longuement : « Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous – mais que nous ne devons pas en être honteux.  » Il y a là un acte de foi, une position politique et morale, un projet intellectuel. Et il y a aussi, au dedans de cela, et c’est ce qui me traverse, un formidable mouvement, le geste d’une liberté gagnée. »

Pour répondre à ces images, une autre image en signe de reconnaissance. J’avais trouvé dans une revue, il y a une trentaine d’années, une très belle photo de Carolyn Carlson, la danseuse, à laquelle était joint ce court poème :

I live round the mountainside
In the cage you made for me
becoming

Un ami angliciste m’avait longuement commenté ce becoming : c’est ça me va, mais avec une nuance différente, l’idée d’un futur ou d’un inchoatif… Quelque chose comme ça me vient… J’y avais vu beaucoup plus qu’une tournure linguistique. Ou plutôt, j’avais senti que la langue accouchait ici, en effet, comme le dit parfaitement Harold Vasselin, d’un acte de foi, d’une position politique et morale, d’un projet intellectuel. Ce becoming, je l’avais entendu résonner dans les sessions quand, le dernier après-midi, quelqu’un reprenait autrement des propos que nous avions tenus et les teintait soudain, presque malgré lui, de sa sensibilité particulière, leur conférant ainsi, par cet autre éclairage, une vie qu’ils n’avaient pas encore jusque-là et changeant radicalement, en un instant, la nature de nos échanges : sous nos yeux, penser devenait un acte, un acte surgi tout seul de nos discussions, un acte sauvage.

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Je m’engageais ainsi, avec Harold Vasselin, sur le chemin de la rêverie. Je ne l’ai jamais ignoré. Cette rêverie-là, qui ne triche pas avec la réalité, qui ne triche pas avec la solitude, qui ne triche pas avec le tragique, qui nous place et nous replace, mieux que tout, en face de nous-mêmes, et du monde, et de ce que nous pouvons y faire, est une amie fiable, désintéressée, indispensable. J’allais le reprendre, ce chemin de rêverie, ce mardi 15 septembre, quand m’est venue, sur France Inter, à l’heure des tartines, glissée avec indifférence entre deux informations, la nouvelle que la jeunesse ne prenait pas trop bien les conseils de prudence qui lui sont prodigués par le gouvernement. À preuve, une courte phrase d’une jeune fille expliquant que les jeunes entendaient « profiter de leur vie d’étudiants ». J’ai lâché la tartine et haussé le son : les commentaires, bien sûr, ne manqueraient pas. « Profiter de la vie d’étudiants » a ici un sens précis : oublier les risques qu’on fait prendre à d’autres – à des gens, pour la plupart, plus jeunes que moi comme à ceux de mon âge, mes conscrits. J’ai bien écouté. Mais non. Rien. Pas un mot. Pas l’ombre d’une indignation, pas un froncement de sourcil. Les nobles caractères et les âmes d’airain ne manquent pas dans cette station, les crécelles non plus : comment tout ce beau monde a-t-il pu laisser cette rondelle de saucisson pourrie dans le sandwich de l’information ? Pensait-on que le client n’y verrait rien ?

La jeunesse, la jeunesse… Disons plutôt les jeunes adultes : c’est la tranche des 20-30 ans qui s’expose le plus imprudemment au virus. Avec d’autant plus de vaillance qu’elle sait pertinemment que les dégâts sérieux ne seront pas pour elle. Je dois dire que j’ai la nostalgie, ces temps-ci, du vert langage de la Solo – le HBM préféré de Coluche, à Montrouge, qui a été aussi le mien jusqu’à mes vingt et un ans. Entendre dans l’arrière-gorge de tant de commentateurs ou d’invités ce roucoulement de pitoyable indulgence quand ils expliquent avec une émotion grumeleuse que les années d’études sont aussi les années du plaisir met terriblement à l’épreuve ma volonté de résister au mépris. J’ai l’impression de feuilleter le catalogue de chez Nullité.com. Voir des adultes retomber comme des flans est écœurant. Je ne crois pas à leur sincérité. Je ne crois pas à leur loyauté. Je ne crois pas à leurs souvenirs. Je ne crois même pas à leurs fiestas d’antan, ils les truquent. Je ne vois pas en eux un atome d’authenticité, un sous-gramme de vérité. Ils sont lâches et ils lèchent. Enfin, d’où est-ce que je parle ? Est-ce une nouveauté si la jeunesse va au plaisir et si elle y va, dans la majorité des cas, de la manière la plus convenue ? C’est ainsi, voilà tout, le plus souvent elle m’agace et je la plains, parfois la nostalgie me prend et je l’envie, comme tout le monde : où est le problème ? Mais si elle sait, au milieu de la fiesta, qu’une saloperie de petite bestiole contre laquelle elle ne peut rien va en profiter pour tuer des gens avec sa complicité consciente et donc volontaire, peut-on encore considérer ses divertissements avec indulgence ? Qu’est-ce qui le justifierait ? L’âge des victimes attendues ? À quel âge les droits de l’homme sont-ils caducs ? Une sorte de passe-droit accordé par un jury qui, les yeux perdus dans le lointain, se repasse le film de ses premières fois ?

Imaginez l’un de ces jeunes. Il fait la fête. Ou il essaye : c’est ça, faire la fête. Si le virus n’existe pas, rien à dire. Ce que nous avons tous connu ou, si nous ne l’avons pas connu, ce que nous avons tous désiré. Avec le virus, changement de pied et de musique. Même si sa conscience est en pâte de guimauve, il sent bien que le jeu n’est plus du tout innocent. Et que, dans cette affaire, les autres, le groupe, la meute, la chose qui braille, tout cela n’a qu’une idée : jeter un voile sur la réalité, un voile, songera-t-il peut-être, parfaitement autorisé celui-là, et même conseillé. La fête, si désirable, quelle certitude de tout oublier ! Mais il n’oublie rien du tout et en enrage. Le plus vrai de lui, ce n’est pas la fête. Le plus vrai de lui, ce n’est pas d’y renoncer. Le plus vrai de lui se cache dans son hésitation, tout à la fois dans son désir et dans l’impossibilité où il se sent de l’accepter. La question qu’il se pose, au fond, n’est pas celle de la fête. D’ailleurs aucune question ne se pose. Une vibration, un courant d’air, voilà tout. Désir. Fureur de le sentir incertain, bancal. C’est là qu’arrive sur l’écran la poêlée de compréhension que lui tendent des gens qui, quand tout va bien, jacassent solidarité ou pépient vivre ensemble. Bien aimables. Mais trop c’est trop, ils ne sont plus crédibles. Ce point d’affrontement, en lui, cette possibilité de rupture – détestable, franchement détestable, mais inaliénable -, voilà ce qu’ils sont en train de lui sucrer. C’est très déplaisant, ni sa fierté ni son orgueil ne peuvent s’y résoudre . Ça lui semble même franchement dégueulasse parce que, ce point-là, quelque chose lui souffle soudain qu’il est précieux. Bien sûr qu’ils veulent l’arranger, ces baveux ! Mais, pour l’arranger, ils le nient, ils le bousillent. Va-t-il vraiment s’en apercevoir ? Probablement. Et en tirer les conséquences ? Certainement pas. Devant quelle montagne de refus se retrouverait-il, le pauvre gars ! Gros à parier qu’il va foncer dans la fête et qu’il s’étonnera de s’y noyer comme jamais, sans chercher à savoir ce qu’il veut oublier quand il la gâche. Mais quoi ! La manœuvre a réussi. L’objectif est atteint. Notre jeune est cassé. Il est foutu. Il n’y a plus qu’à récupérer en lui ce qu’il a de plus laid et de plus bête et le badigeonner de vivre ensemble pour en faire un citoyen-consommateur exemplaire, un parfait petit agent de la honte. Nos services s’en chargeront. La République est sauvée. Et peut-être même l’élection.

J’entends parler avec beaucoup d’intérêt de projets pour le grand âge. Excellent. Mais il ne faut pas que l’avenir nous écarte du présent. Pas seulement parce que les projets pour le grand âge n’ont d’intérêt que s’il en reste encore quelques représentants. Surtout parce que la question actuellement posée à la jeunesse et, indirectement, à la vieillesse, engage l’avenir comme ne l’a jamais fait aucune disposition, comme ne le fera jamais aucun plan : il s’agit de savoir quel sens peut encore avoir la vie quand elle endosse la casaque de la mort, quand elle joue à et en même temps avec la mort. Il y a des débats que cet en même temps peut éclairer et d’autres pour lesquels il constitue une vilaine imposture : c’est le cas à chaque fois qu’il s’agit de l’être humain en tant que tel. Je n’effacerai rien de ce que j’ai écrit et garderai sur ce site la trace de mon enthousiasme après l’intervention d’Emmanuel Macron, peu après son élection, à la Halle Freyssinet. Mais je n’ai pas lu Berque assez attentivement. Désespérément naïf, j’ai pris pour la conviction fondamentale du président, pour un cri de son cœur, pour un reflet de son âme ce qui n’était qu’une de ses sortes – et Dieu ne sait que trop combien un jeune bourgeois bien doué et un peu greffé de jésuitisme peut en avoir, des sortes ! À la Solo, on en avait moins. Désolé, comme on dit aujourd’hui quand on ne l’est pas trop.

Je ne romps pas l’unité nationale mais je la consolide quand je demande que les pouvoirs publics veillent scrupuleusement et minutieusement à ce que les dispositions qu’ils prennent pour protéger la population soient appliquées par tous et par toutes et, d’abord, par la catégorie qui les respecte les moins, celle des 20-30 ans. L’unité nationale, ce n’est pas d’ouvrir à la jeunesse un océan d’irresponsabilité et un avenir de remords. Je demande que rien ne soit négligé des avertissements et des sanctions sans lesquels ces dispositions relèveraient de la farce. Et je souhaite que les femmes et les hommes de plus de 65 ans, qui ont déjà souffert plus que d’autres de cette crise – et pas seulement à cause de la malveillance du virus – s’accordent à penser qu’un pouvoir qui trouverait quelque détestable raison de ne pas les protéger autant qu’il le peut – je veux dire aussi fermement qu’il le faudra – ne mériterait certainement pas d’être reconduit à la prochaine élection.

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La mémoire de l’avenir… Une des plus belles pages de Péguy, l’une de ces intuitions prophétiques où le passé et l’avenir coulent ensemble vers leur destin commun, avait tout prévu et tout annoncé. La formidable régression que la modernité a infligée à la conscience des pauvres comme à celle des riches a dénudé, du fait de l’épidémie, une violence élémentaire jusque-là à peu près maîtrisée. À bon droit, elle nous inquiète, nous effraie et, parfois, nous épouvante. Rien pourtant n’est désespéré. Ces quelques lignes de Péguy, tirées de L’Argent (suite), proposent l’avenir en décrivant le passé. On ne leur sera pas fidèle et l’on n’exhibera guère qu’une pleutre rouerie si l’on y voit une sorte d’incantation qu’on se fera gloire de ne pas prendre à la lettre. Il s’agit, à mes yeux, d’un rappel solennel, d’un dernier avertissement. Avec, dans la dernière phrase, un petit signe amical à l’homme politique qui aura le mieux compris : « La pensée antique ne se fût point insérée dans le monde, et elle n’eût point commandé la pensée de tout le monde si le soldat romain n’eût point procédé à cette insertion temporelle, si le soldat romain n’eût point mesuré la terre, si le monde romain n’eût point procédé à cette sorte de greffe unique au monde, unique dans l’histoire du monde, où Rome fournit la force et les Grecs la pensée, où Rome fournit l’empire et les Grecs l’idée, où Rome fournit la terre et les Grecs le point de source, où Rome fournit la matière et le temporel et les Grecs le spirituel et même ce que l’on pourrait nommer la matière spirituelle. Où Rome fournit le sauvageon et les Grecs le point de culture. »

Je plains de tout mon cœur les gens que ce texte ne touchera pas. Je plains de tout mon cœur ceux qu’il ne sortira pas d’eux-mêmes. Je plains de tout mon cœur ceux qu’il ne fera pas renoncer sur-le-champ à ces manœuvres de division – les uns contre les autres, les unes contre les uns – dont les arrière-pensées ne sont pas pacifiques. Je plains de tout mon cœur les ricaneurs. Je plains de tout mon cœur ceux qui se sont faits les esclaves d’une idole mille fois repeinte, mille fois grimée, mille fois déguisée qu’ils appellent toujours réalité. Je plains de tout mon cœur ceux que ce texte ne blessera pas, ceux en qui il n’ouvrira pas une brèche par où déferleront des océans d’inquiétude. Je plains de tout mon cœur les scrupuleux qui s’en imagineront exclus par leurs erreurs ou par leurs fautes. Je plains de tout mon cœur ceux qui se croiront trop grands pour lui. Je plains de tout mon cœur ceux qui se croiront trop petits pour lui. Je plains de tout mon cœur ceux qui ne saisiront pas la main qu’il nous tend. Je plains de tout mon cœur ceux à qui il ne donnera pas envie de ce qu’ils ignorent. Je plains de tout mon cœur ceux qui ne s’avoueront pas cette envie. Je plains de tout mon cœur ceux que ces quelques lignes ne mettront pas en déséquilibre.

Je ne rêve pas. Ce sont ceux qui vocifèrent qui rêvent. Ceux qui divisent et sectorisent. Il est bien vrai que les remuants sauvageons, assommants mais pas toujours antipathiques, ne représentent que l’aspect le moins grave de la question. Il est bien vrai que des crimes atroces sont commis qui n’ont rien à voir avec leur désordre. Mais attention. Nous n’avons pas affaire au problème des banlieues. Nous n’avons pas affaire au problème des territoires. Nous n’avons pas affaire à un problème de vocabulaire. Ce que nous voyons dans les banlieues et les territoires, c’est l’aspect, la tournure, l’allure qu’y prend un problème général, un problème national, un problème de civilisation (ou de décivilisation). Et quand une jeune fille, par ailleurs sans doute fort aimable et policée, explique avec un tel cynisme que les étudiants, quoi qu’il arrive, vivront leur vie d’étudiants et donc prendront des risques qu’ils transmettront, multipliés par dix ou par cent, à des gens plus fragiles qu’eux et qui, eux, en mourront, cette indifférence civilisée à la mort d’autrui, cette exécution souriante de son prochain au nom de son confort, dont je ne peux pas imaginer, sauf à faire de cette fille une machine ou un robot, qu’elle n’ait pas conscience, c’est l’aspect, la tournure, l’allure que prend le même problème général, le même problème national, le même problème de civilisation (ou de décivilisation) chez les plus favorisés ou moins défavorisés.

Il serait étrange que ceux qui combattent non sans raison le séparatisme agissent eux-mêmes comme des séparateurs. Se servir de crimes odieux pour truquer la réalité de l’immense problème qui nous défie, c’est aussi bête que pervers. On ne veut rien comprendre à la situation actuelle quand on refuse d’admettre que ce sont les mêmes causes qui, chez des jeunes de milieux si discordants qu’ils semblent étrangers les uns aux autres, produisent des effets différents. Et pourtant le cynisme et la violence sont frère et sœur. Chacun d’eux, demain, peut conduire à l’autre. Effrayante, cette jeunesse écartée de tout et dont on entretient la frustration. Effrayante, cette jeunesse protégée par des faibles et qui ne cesse de cultiver son égoïsme. Peu importe si l’histoire de chacun de nous le fait plus sensible au sort de l’une ou de l’autre : il faut les sauver ensemble, elles ne peuvent être sauvées qu’ensemble. Toutes deux sont en danger et toutes deux sont dangereuses, mais aucune des deux n’est condamnée. Dans l’une et dans l’autre veille ou somnole une énorme réserve de générosité qu’il s’agit de ne pas laisser pourrir.

Ce que les jeunes, sans trop le savoir, regardent dans les vieux ? L’avenir de leur jeunesse. Ils cherchent en eux ce qu’elle devient, comment elle évolue. Le reste, ils s’en foutent. Chers adultes, mes enfants, pas la peine de vous fatiguer à vous inventer des rôles, des personnages, de l’importance. Les jeunes observent en vous ce sur quoi vous n’avez aucune prise, ce qui annule vos leçons de morale, vos leçons de morale sévère comme vos leçons de morale compréhensive, toutes vos leçons, tous vos conseils, sans compter votre expérience, votre sagesse, vos confidences, et même vos cadeaux qu’un bref merci périme. Comprenez-les bien. Ce dont on profite, ou ce dont on voudrait profiter, on le hait. Ce monde, les jeunes le haïssent. Les uns – les pauvres – en braillant et en lui tapant dessus. Les autres – les riches – en le sabotant hypocritement au nom de leur intérêt. Cependant, ils s’appellent tous un peu Diogène, les jeunes. Ils traînent avec eux une grande boîte plus ou moins virtuelle dans laquelle ils précipitent consciencieusement les adultes qui ne font pas le poids – ou veulent trop le faire.

19 septembre 2020

Notes:

  1. De cette affaire, personne, semble-t-il, n’a plus entendu parler. Quelqu’un m’a vivement intéressé en émettant l’hypothèse d’une comédie, d’une farce dont la prétendue victime ne serait que l’un des protagonistes. Puisse cet optimiste avoir raison. Mimer la violence, c’est la dépasser, renoncer à elle sans renoncer à la protestation qui la fonde. Quelle merveille si la jeunesse était capable de cela – ou, du moins, quelques jeunes! Surréalistes, êtes-vous là?

Aussi n’aurai-je qu’un tort…

 

Les bonnes conditions, le passionnant documentaire dont j’ai parlé le 10 août dans Points chauds est le résultat d’une longue fidélité, le travail patient de ceux et celles qui, de leur adolescence à l’âge adulte, ont voulu poursuivre cette réflexion sur eux-mêmes et le monde où ils vivent. Travail remarquable de la réalisatrice, Julie Grivas, qui a suivi leur évolution durant ces treize années. Je tiens à souligner que cette manière de faire est exactement aux antipodes de celle que préconisent les styles modernes de formation. Les propos de ces témoins ne leur ont pas été arrachés par le terrorisme de l’actualité mais ont été portés durant une très longue période. Ils ne se sont pas bornés à ajuster dans l’urgence une toquade momentanée inspirée par la publicité à une circonstance éphémère et truquée. Nous entendons s’exprimer des êtres humains qui, pas un instant, ne se comportent comme des bonimenteurs.

Je vois dans ce documentaire l’illustration parfaite – et même l’absolue réalisation – de ce que prophétisait magnifiquement François Perroux quand il s’écriait, juste après 68 : « Il faut déshonorer l’argent. » Seuls ceux qui n’ont jamais lu Perroux imagineront que ces mots appelaient à je ne sais quelle violence revancharde. Ils invitaient à comprendre ce que les plus avisés des jeunes bourgeois commencent à comprendre aujourd’hui quand ils considèrent la folie du monde : il n’y a aucune relation à établir, jamais, nulle part et d’aucune sorte, entre l’argent et ce qui, au sens fort du mot, vaut, vaut d’être vécu, vaut d’être proclamé, vaut d’être aimé et recherché, vaut d’être défendu comme sa vie, pour sa vie, au prix de sa vie. Penser un instant cette chose évidente, si c’est du fond du cœur, c’est la penser toujours – même quand on voudra l’oublier. Le Rubicon est franchi. L’obus est désamorcé.

On a proposé à ces jeunes gens, il y a maintenant longtemps, de laisser jouer en eux leurs pensées, leurs sentiments, leurs sensations. C’était là pour eux une énorme chance et ils ont eu la grande intelligence d’y acquiescer. Le jeu. Non pas le non-travail. Non pas la récréation. Non pas le temps de la désinvolture. Non pas l’identification à n’importe quoi. Le grand jeu. Le jeu du monde et des êtres qui se réfléchissent, se reconstituent et se réexpriment dans une conscience qui se sait et se sent liée à toutes les autres. Ils ont compris que cette réhabilitation du jeu renforcerait en eux ce qu’ils portaient de véridique et de généreux et périmerait le reste : ils ont eu le courage de ceci et de cela.

Je ne m’étonne pas du tout et suis même très rassuré de trouver dans les témoignages de ces jeunes bourgeois une foule de contradictions. Elles attestent l’authenticité de leur démarche. De toute évidence, quelque chose de profond, ici, a bougé et je n’ai pas plus de raisons de leur faire la leçon que je n’en aurais de sermonner des travailleurs émigrés. « Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux. »

Un point pourtant, un point qu’on ne peut pas éluder. Une jeune femme de ce groupe, une seule, a rencontré de vraies difficultés professionnelles. Les autres font des études, toujours brillantes, en France ou dans le vaste monde, à moins qu’ils ne se soient jetés, à leurs risques, dans l’aventure d’une carrière artistique. Rien de facile dans tout cela. Ils ont à se battre et ils se battent, le travail ne leur fait pas peur. Va bene. La jeune femme dont je parle, et qui, elle, crapahute, n’a choisi ni les études traditionnelles ni la musique mais… la communication. Elle en dit plus long que moi là-dessus, et avec une expérience plus directe. Qu’on l’écoute, qu’on me dise si j’exagère et qu’on m’explique pourquoi le personnel de la voirie ne reçoit pas l’ordre de balayer cette cochonnerie.

Toni Erdmann, un film de l’Allemande Maren Ade, sorti en 2016, et que je viens de découvrir, fait exactement le chemin inverse. Il ne nous présente pas un résultat et un accomplissement mais un problème et sa lente résolution. Le problème est celui-là même que le documentaire considère : comment échapper à l’emprise du monde, à sa fourbe, comme dit Montaigne ? Et la solution est la même, aussi bonne, aussi forte, aussi lumineusement simple : en retrouvant – ou en aidant autrui à retrouver – la certitude que tout être humain a droit au jeu, a le droit d’en retrouver le goût, le droit d’en mesurer, peu à peu, toutes les dimensions, le droit de le rencontrer dans son corps, dans son esprit, dans son cœur. Je ne cacherai pas que je vois quelque chose de presque miraculeux dans l’arrivée, j’allais dire dans le débarquement, de ces deux œuvres. L’une, le documentaire, redonne du sens à notre espace culturel, social, politique. L’autre, le film, retourne comme une chaussette le temps de nos vies et le remet à l’endroit.

Un père, une fille. Il termine sa carrière de professeur de collège. Elle est une consultante de haut niveau qui court le monde de Morrisons en Siemens et en McKinsey sans oser se demander un instant ni ce qu’elle fait ni ce qu’on lui fait faire. À eux deux, ils sont le monde moderne. Il a abruti la fille et désœuvré le père. Elle est devenue une sorte d’agenda anxieux. Il ne sait plus que se déguiser et faire des niches à ceux qu’il rencontre. Elle souffre d’être surchargée, il souffre de se sentir vide. Chacun d’eux est enfermé dans son image par ce que lui renvoie l’image de l’autre. La vacance du père cadenasse sa fille dans ses obsessions. L’angoisse de sa fille affole le père. D’un côté, une liberté sinistrée dans la culpabilité. De l’autre une liberté sans point d’application, qui s’abîme dans l’errance. Ils se sont inutiles et nécessaires.

On trouve sur Internet de courts extraits des critiques qu’a recueillies cette œuvre magistrale. Parce que certaines scènes font allusion aux mœurs des multinationales et à la brutalité des salopards qui y exhibent leur veulerie, quelques journaux traditionnellement teintés de ce progressisme théorique qui s’use même quand on ne s’en sert pas n’ont pas hésité à parler de critique du monde moderne. Extrême audace et platitude extrême ! Pour la majorité des autres, on a tout simplement affaire à un film comique où un lourdaud désargenté, probablement jaloux du compte en banque de sa fille, s’amuse à la persécuter de facéties plus encombrantes et vulgaires les unes que les autres. Seuls quelques isolés s’en doutent : nous avons là un film capital qui a – tout autrement – l’intensité et l’actualité qu’offrait à une autre époque une œuvre de Bernanos ou du dramaturge autrichien Fritz Hochwälder.

Il ne faut évidemment pas le dire au public : nous avons ici un film d’idées, un film de pensée. D’une certaine façon un film de contrebande que le statut de la culture dans la glorieuse Europe du XXIe siècle contraint à se cacher derrière des masques aussi lourds que ceux que porte le père d’Inès, alias Toni Erdmann. À voir et à admirer comme il y réussit, on peut comprendre la différence qu’il y a entre la pensée et ce qui la caricature, cette sorte de vomissement cérébral, nécessairement aussi moralisateur qu’abstrait, dont le propos inepte retombe en flaques dans les programmes de l’Éducation nationale ou des instituts de formation. Les mots et les images, ici, s’aiment d’amour. Loin d’avoir été tirées au hasard de la boîte à fantasmes, ces dernières sont toutes, dans la meilleure tradition allemande, des accompagnatrices fiables et fidèles sur le chemin de l’intelligence. Ce qui ne peut, je le crains, que troubler davantage un public qui, dès qu’on s’adresse à son esprit, se sent violé dans son identité citoyenne. Si, de plus, cette pensée est compréhensible et capable d’inspirer à ses victimes des idées et des initiatives susceptibles de troubler le vivre ensemble où s’étreignent consensuellement leur paresse et leur lâcheté, alors la chose est claire : le terrorisme n’est pas loin.

Jouer. Jouer à être un autre et, ainsi, être soi ou sentir qu’il n’est pas impossible d’en rêver. Il ne cesse de le faire, notre professeur farceur, et il est vrai que cela ne manque pas de drôlerie. Mais il le fait pour rien, comme l’autre loufoque se jetait du train. L’acte gratuit ? Oui, bien sûr. Le jeu n’a pas besoin d’objectif. Mais c’est un langage. Il s’adresse à quelqu’un, il a besoin d’une conscience qui le recueille, le réfléchisse. Une voie ferrée ne lui suffit pas. Il lui faut quelqu’un.  Cette exigence se traduit, dans le film, par un amoncellement de trouvailles et une truculence digne de la foire de Munich sous lesquels respire et tremble une démarche aussi précise et anxieuse qu’il est possible, un besoin fou de l’autre, de cette autre-là, cette Inès qui est la fille de Toni et dont il n’importe en aucune manière qu’elle soit envisagée ou non, ici, dans la perspective de cette hérédité. Elle est sa fille, voilà tout, et cela ne donne pas consistance au passé. Quand, dans la dernière séquence, ils tenteront d’évoquer quelques souvenirs de l’enfance d’Inès, l’heure sonnera de se quitter. On ne joue jamais dans le passé, pour le passé, avec le passé.

Même s’il parade quand il joue ses tours, notre héros n’est qu’hésitation et incertitude. Va-t-il surprendre Inès à l’aéroport qu’il se le reproche aussitôt. S’il l’interroge sur son bonheur et lui avoue qu’il en doute, c’est du sien qu’il s’inquiète. Il lui arrive même de vouloir oublier son jeu en exhibant un autre jeu, purement imaginaire celui-là. Ainsi explique-t-il sérieusement à une mondaine largement larguée qu’il a recruté une autre jeune femme pour jouer le rôle de sa fille et, notamment, lui couper les ongles des pieds. Ce fou infiniment raisonnable sait que ces raisonnables sont fous. Toni n’est ni un séducteur, ni un sauveur en mal de sauvée, il s’accroche à son jeu comme à la plus fragile des prises. Chaque instant peut la briser, et précipiter dans le gouffre les deux camarades de cordée. Violence d’une forme d’amour qui ne supporte pas d’adjectif. Ni paternel ni filial.  Ni aucun autre. Violence de l’amour nécessaire. Oblatif, narcissique ? Distinctions de supermarché. L’étonnant dans ce film, le plus beau, le plus merveilleusement hors de portée, ce sont toutes ces choses graves proférées, avec quel talent, sur le mode de la blague ! Ainsi, dans un restaurant, Toni explique-t-il à deux femmes sidérées qu’il s’est fait refaire les dents parce qu’il trouvait que son sourire n’était pas assez sauvage, pas assez dangereux. Qu’auraient-elles compris si, dans ce cadre écœurant de banalité, il leur avait expliqué qu’il était en guerre, qu’il faisait – et se faisait – la guerre ?

Quand son père, inquiet, lui demande si elle a le temps de vivre et d’être un peu heureuse, Inès se réfugie dans la mauvaise foi. Sans doute veut-il parler du cinéma, des soirées ? Le bonheur, le plaisir, être heureux : quelles inventions inutiles, quelle vanité ! À cet instant, elle est comme un animal qui s’enfonce dans son terrier, un terrier autour duquel Toni tourne sans trop savoir s’il a raison ou tort, si c’est amour ou si c’est orgueil. « Ce choir à l’infini qu’on nomme vivre ». Apparemment tout cela n’aboutira à rien. Inès changera de boîte. Ni drame ni conversion. L’un et l’autre, suggère Maren Ade, ont du mal à quitter leur personnage. Toni doit entrer dans une boutique et demander l’aide d’une employée pour se libérer de la monumentale tenue bulgare d’ours géant avec laquelle il est venu incognito – sauf aux yeux de sa fille – à une fête qu’elle a donnée. Elle-même est pareillement en difficulté avec son personnage. Une robe dont la fermeture s’est coincée quand ont sonné les premiers invités l’a jetée dans un tel affolement que l’idée lui est venue – qui, elle, n’affolera personne – que la fête serait une soirée naturiste. Elle abandonnera d’ailleurs aussitôt la compagnie pour courir la ville en peignoir, retrouver l’ours bulgare qui, à peine arrivé, a battu en retraite, et se jeter dans ses bras. Ici, je crois, entre eux, meurent les apparences. Ici, un instant, les cœurs et les âmes se rencontrent. Ils se reverront à l’enterrement de la grand-mère d’Inès, joueront à se raconter des histoires d’autrefois, en sentiront l’inanité. Fin. Leurs vacations, sans doute, resteront farcesques. Mais il n’est plus vacant et elle n’est plus assiégée. Quelque chose s’est rouvert qui, je crois bien, s’appelle vivre, et qui est grand. Ce n’est pas à cela, de toute évidence, que ce monde croûteux m’appelle. Aussi l’emmerdé-je et aussi n’aurai-je qu’un tort : ne pas l’emmerder davantage.

21 août 2020

Post-scriptum

Je ne suis pas du tout certain de pouvoir et de savoir parler comme il faut, ici, un jour, de Jean-François Billeter et de Marcel Jousse. Je ne crois pas que ces deux personnages aient jamais été réunis ailleurs que dans mon crâne. Le premier est notre contemporain. Je dois à ce sinologue suisse, professeur émérite à l’Université de Genève, d’avoir découvert Tchouang-tseu à qui il a consacré deux livres, les Leçons sur Tchouang-tseu et les Études sur Tchouang-tseu. Parmi les merveilleux petits ouvrages qu’il publie aux éditions Alia, j’ai fait une place spéciale à Esquisses. Je tiens en effet ce livre pour ce que j’oserai appeler un déboucheur : quelque chose de neuf est là, à notre portée, et qui nous concerne au premier chef en tant qu’individus et en tant que citoyens. Si j’en parle après un article où je salue les œuvres de deux femmes que je sens, l’une et l’autre, très proches de cette notion fondamentale de jeu à laquelle, dans Esquisses notamment, Jean-François Billeter rend toute sa place, c’est que ce sinologue confirme et éclaire rationnellement ce que des artistes ou des pédagogues peuvent intuitivement percevoir, conscients qu’ils sont et de la paralysie de notre société et de la hâte qui presse les plus vivants d’entre nous – ou les moins morts – d’en finir avec ce qui ne mérite plus maintenant, quelque bonne volonté qu’on maintienne en soi, que le mépris. Ses développements sur la conscience comme mouvement, comme geste, il faudrait être singulièrement myope pour ne pas voir ce qu’ils changeraient de la dinguerie collective s’ils venaient à la connaissance et à la conscience du plus grand nombre et, d’abord, de la jeunesse. Mais en parlant de conscience comme geste, je vends la mèche, l’autre mèche de la lampe que je propose. C’est un étrange monsieur que Marcel Jousse, champion de l’oralité et du geste, du mimisme et de l’intussusception. Même si ses œuvres (ou plutôt les transcriptions de ses cours et de ses interventions) sont rassemblées dans un énorme volume de Gallimard, elles vivent dans une sorte de clandestinité. C’est Jean Sulivan qui me signala son existence et quand je citai son nom à Jacques Berque, il me semble bien qu’il lui fallut un instant pour se remettre de sa surprise. Fils de paysans sarthois, Marcel Jousse apprit le français, à la communale, comme une langue étrangère. Capable, à quatorze ans, non seulement d’écrire des vers latins et grecs, mais de manier l’hébreu et l’araméen qu’un vicaire comme on n’en fait plus lui avait enseignés, c’est tout naturellement qu’il entra chez les Jésuites. Sa mère, pour l’endormir, accompagnait ses chansons en patois sarthois d’un balancement que le savant anthropologue ne cessa d’expliquer et d’illustrer. Jousse joua un grand rôle dans la vie intellectuelle du XXe siècle. C’est tout naturellement que Jean-François Billeter m’a rappelé cette monumentale Anthropologie du Geste, par ailleurs modestement vendue en Livre de poche, qui est comme l’Everest de ma bibliothèque. Mon bonheur est d’autant plus complet que, comme disait qui vous devinez, l’un de ces deux champions du Jeu croit au ciel et l’autre pas. Mais Jousse a là-dessus une idée très précise. Ce qu’il dit du Jeu vaut à la fois pour notre destinée temporelle et pour l’autre, si l’on y croit. Tout se passe comme si l’on pouvait choisir entre deux billets pour faire le voyage. Le premier est un billet Terre-Terre, l’autre Terre-Au-delà. On peut dire aussi : un pari Terre-Terre et un pari Terre-Ciel. On devine celui qu’a choisi Jousse. Mais on l’aurait bien mis en colère en cherchant, par contre, quelque différence, dans la première partie du trajet, entre des voyageurs munis de billets différents. Aucune. Zéro. Bernique. Vous n’imaginez pas comme cela me plaît. En attendant, si des jeunes cherchent un sujet, en voilà un. À moins, naturellement, qu’ils n’aient dans l’esprit des choses plus sérieuses, un mémoire, par exemple, sur la notion de carrière dans la pensée politique de Ségolène Royal.

 

« Pendant les dix ou vingt premières années de sa vie, chacun met au point une personnalité qui répond aux exigences de la vie pratique et de la vie en société, au sein de la famille puis au-delà. Les uns se satisfont de ce premier travail d’intégration. D’autres ne veulent pas s’en tenir là, ou ne le peuvent pas. Ils éprouvent le besoin de donner droit à toutes les forces qui les habitent, y compris celles qui sont restées exclues, et se livrent à un second travail d’intégration qui aboutit à une personnalité vraie parce qu’elle est la synthèse de tout ce qu’ils portent en eux. »

Jean-François Billeter, Esquisses

« Il faudrait que nous connaissions toutes choses, mais nous ne sommes pas des dieux. Nous sommes à peine des hommes ! Nous n’avons même pas encore su utiliser la puissance qui était en nous à notre service. Nous allons au moins nous rendre compte de cela. Il faut que nous fassions toujours la synthèse de tout ce que nous allons étudier et de tout ce qui va s’étudier en nous. Donc pas de découpage, pas de morcelage, pas de ces petits ratatinages sous n’importe quel prétexte. Nous voulons tout avec tout, parce que l’homme vivant est un homme total intégralement vivant. Rien n’est mort chez lui. Dès que vous allez tuer quelque chose, que ce soit par l’écriture, que ce soit par la photographie, que ce soit par n’importe quel procédé, j’aurai le droit de vous dire : ”Là, vous n’avez plus le droit de parler de la vie. Vous tuez et vous n’étudiez plus la vie.“ »

Marcel Jousse (Extrait de cours)

Vous avez dit « sanitaire » ?

Même si peu de gens ont l’air de s’en apercevoir, les mesures prévues pour le confinement des personnes qui ont contracté le virus font problème. Font même, pour parler le bafouillon, problématique. Toute l’argumentation de M. Olivier Véran repose sur sa complexion psychologique : il ne peut pas imaginer qu’une personne à qui son médecin vient de révéler son état et de prescrire le confinement puisse ignorer ce conseil et s’en aller vagabonder dans la nature. Cette disposition est étrange. M. Olivier Véran peut très bien, j’en mets ma main au feu, imaginer un chauffard qui méprise les lignes de séparation des voies, snobe les limitations de vitesse et s’engage à contresens sur une autoroute. Si je ne vois pas pourquoi la folle du logis déserterait le cerveau de M. Olivier Véran en période d’épidémie, je vois très bien, par contre, que flatter les Françaises et les Français comme on le ferait de charmantes petites filles ou de très bons petits garçons les attendrit bien inutilement quand il paraît trop compliqué et/ou trop coûteux de prendre la mesure qu’imposerait la raison si on avait la sagesse de lui concéder un peu de pouvoir. Énième resucée du même comportement depuis la tragi-comédie des masques, les beaux sentiments donnent un air de grandeur aux petites volontés.

Eh oui ! De nobles citoyennes et d’impeccables citoyens vont prendre la poudre d’escampette. Ils ne seront sans doute pas très nombreux mais les dégâts ne seront pas minces. La peur, pour la plupart. L’angoisse. Mais aussi, dans le 92 comme dans le 93, le défi stupide de quelques personnages fragiles. La vanité d’être un héros aux yeux des imbéciles. Les fumeuses motivations des excités qui, une fois de plus, justifieront par ce qu’ils appellent leur liberté le risque qu’ils prendront de se faire les instruments de la mort et le droit qu’ils se reconnaîtront de le nier. Plus que les mesures elles-mêmes m’effraie l’adhésion résignée qu’elles vont susciter. Il y a de la débâcle dans cette soumission. Au mi-chèvre mi-chou des autorités répond la feinte absence d’intérêt des citoyens, leur indifférence inquiète et timide, comme si le virus s’était trompé de planète. Commentant le premier acte de l’imbroglio des masques, Jean-Pierre Chevènement affirmait récemment : « En demandant aux entreprises de constituer leurs propres réserves – ce qu’elles n’ont pas fait, pour la plupart -, l’État s’est défaussé de sa responsabilité fondamentale. Il a rompu le pacte de base : les citoyens reconnaissent l’autorité de l’État, en échange de quoi ce dernier leur assure un certain nombre de services, au premier rang desquels la garantie de la sécurité. » Les dispositions prises sur les modalités du confinement dans la période qui s’annonce n’assurent pas, elles non plus, cette garantie.

« Allons, direz-vous, la plupart des citoyens seront raisonnables, et la question se posera autrement… » Peut-être. Autrement, sans doute. Mais pas mieux. Le cas le moins compliqué est celui des personnes qui vivent seules. Elles peuvent rester chez elles, voilà tout, pourvu que quelqu’un laisse devant leur porte un panier repas et les médicaments éventuels. Je me vois parfaitement dans cette situation, qui fut longtemps la mienne : c’est sans déplaisir, et avec une certaine fierté, que je signe la déclaration sur l’honneur qui confirme ma promesse de ne pas bouger d’un poil pendant la quatorzaine.

Mais si je ne suis pas seul ? Si je vis en couple ? Si nous avons des enfants ? Est-ce un grand cadeau qu’on me fait en me laissant pendant quatorze jours avec l’angoisse constante, lancinante, grandissante de ne pas transmettre mon mal à un gamin imprudent ? Certes, si je loge au château des Mille et un marchés tout ira bien : les petits feront du skate dans les couloirs pour déposer un succulent plateau devant mon bureau et nous en rirons ensemble, le plus élégamment du monde, de part et d’autre de la porte. Mais si je suis un Français médian, avec une micro-salle de bains médiane où les serviettes se mélangent gaîment, avec une pièce à vivre encombrée où chacun installe comme il le peut ses jouets d’enfant ou d’adulte ? Je me serais senti tellement plus en paix dans l’hôtel simple et convenable où la République m’aurait logé pour deux semaines, et qu’il ne me semblerait d’ailleurs pas illégitime – pourvu que j’en aie les moyens – de l’aider un peu à payer. Naturellement je pourrais décider moi-même de me cloîtrer à l’hôtel mais quel intérêt pour la communauté si les autres ne le font pas ?  Pourquoi impose-t-on aux miens l’angoisse que créera forcément ma présence et qui sera d’autant plus violente que je mettrai plus de cœur à la faire oublier ? Et ceux-là qui vivent avec moi (et qu’on ne va pas tester tous les matins, n’est-ce pas ?), à quoi penseront-ils, eux qui auront le droit de sortir, sinon au danger que je leur fais courir et que peut-être, malgré eux, ils feront courir à d’autres ?

Et puis. Certes, comme tout le monde, je me tiens pour le plus remarquable des hommes. Mais suis-je certain, même si cela dépasse les capacités imaginatives de M. Olivier Véran, suis-je certain de rester sage ? Peu de chances, inch’Allah, que je devienne un tueur maniaque et solitaire, d’accord. Mais l’occasion, l’herbe tendre de la cigarette fumée dehors, quelque diable déguisé en Bon Dieu, naturellement, comme il sied au diable, et me soufflant à l’oreille – je ne dis pas quelque rendez-vous secret, non, non et non – mais une urgence au bureau, ce vieux copain dont je ne peux pas ne pas écouter les soucis, ou tout simplement les courses – tu es trop fatiguée, ma chérie, laisse-moi m’en charger, s’il te plaît – et me voici, moi, piètre champion de la liberté, transformé en boule tuante.

Je ne pense pas nécessaire de développer davantage ces évidences. Je veux, par contre, signaler l’important travail réalisé par les chercheurs de l’Institut Montaigne sur les réponses données au virus par l’Asie orientale 1On y verra notamment confirmé le caractère décisif de l’isolement individuel comme alternative au confinement général. Appelé au téléphone par Le Point qui publie un article sur ce sujet, l’un des auteurs de ce rapport, François Godement, le confirme : « L’isolement est un élément essentiel. » Avant d’ajouter : « Malheureusement, on n’en parle pas en France, c’est un tabou. » Je tiens pour ma part pour des calembredaines les indignations cérébrales de ceux qui hurlent à l’assassinat des libertés à propos de ces isolements. Le ton de ce site suggère probablement qu’on n’y est pas tout à fait indifférent à cette vertu cardinale de l’existence qu’est la liberté et si plusieurs de ces belles âmes voulaient se frotter à mon expérience, il pourrait apparaître clairement qui, d’elles ou de moi, s’est battu pour cette dame le plus fermement ou, si elles tiennent à ce mot idiot, le plus concrètement. Mais il est hors de propos, il est malsain, il est proprement honteux d’opposer, dans la circonstance actuelle, la vie et la liberté. Et la honte est plus profonde encore quand, à l’instant où geignent ces délicats, des appartements de pauvres, comme dans certains quartiers de Marseille, sont devenus de redoutables foyers de la maladie (pourquoi clusters, pourquoi ? je ne vois pas la valeur ajoutée si je vois bien l’aliénation aggravée – l’idée de feu est tellement plus juste, plus forte!), d’invraisemblables enfers auxquels associations et soignants tâchent d’arracher un à un leurs damnés. Ils font comme moi, ces héros, mais plus dangereusement : ils défendent les vivants, qu’y a-t-il jamais d’autre à défendre ? Je ne me retiendrai pas de rire quand quelqu’un ira pleurnicher dans la robe d’un magistrat parce qu’on l’empêche de prendre le risque de bouziller d’autres êtres humains. N’aggravez pas mon pessimisme. Une civilisation qui oppose la vie et la liberté est foutue. Ne me dites pas que nous en sommes déjà tout à fait là.

Un mot encore. Les chercheurs de l’Institut Montaigne le précisent : « Les contrôles aux frontières (comme les contrôles de température ou les dépistages PCR à l’arrivée), et les interdictions d’entrée apparaissent comme les réponses immédiates les plus évidentes à une épidémie qui a débuté ailleurs ». J’aurais voulu rester sur la satisfaction que j’ai ressentie quand j’ai appris que le gouvernement avait instauré ces contrôles. Je suis passé, comme beaucoup d’autres j’espère, de la satisfaction au dégoût quand j’ai su que les voyageurs européens s’en trouveraient exemptés. Est-ce que je me trompe quand je pense qu’il s‘agit d’une affaire sanitaire, non pas d’un programme de développement du tourisme européen ? Est-ce que je me trompe si je pense que l’Europe est le foyer principal du virus ? Est-ce que je me trompe si je pense qu’un Italien et un Espagnol, même si je ne mets nullement en doute leur bonne foi, sont actuellement plus dangereux qu’un Canadien et un Marocain ? Est-ce que je me trompe si je pense que cette décision confond tout et emmêle tout ? Impéritie, j’entendais ce mot dans le poste quand j’avais huit ans. Il m’évoquait quelque chose d’à la fois terrifiant et très ballot.

Parmi mes vices, défauts et aberrations dont un jour je ferai la liste si mon fournisseur d’accès à Internet se montre généreux, je ne parviens pas à trouver le parti pris. Confucius, sur ce point, m’a convaincu : « L’honnête homme n’approuve pas un individu parce qu’il soutient une certaine opinion, ni ne rejette une opinion parce qu’elle émane d’un certain individu. » Je ne suis nullement un partisan du Rassemblement national (pas plus d’ailleurs que je ne suis un dévot de l’institut Montaigne) mais quand Marine Le Pen et Jordan Bardella s’indignent de cette invraisemblable faveur faite aux chouchous Européens, sans doute protégés de toute contagion par un mystérieux onguent bruxellois, j’approuve hautement leur propos. Il en a toujours été, il en est, il en sera toujours ainsi. Pour tous les partis et pour tous les partisans. Sans la moindre exclusion. Je refuse d’installer mille et une stratégies dans mon crâne pour ne pas m’avouer ce que je sens de plus évident. Je hais cette répression de moi-même qu’exigèrent successivement à peu près toutes les instances qui m’ont déformé avant de me former et, ce faisant, m’ont obligé à passer le plus clair de mon temps à déformer la déformation. Je n’ai jamais flairé de très suaves parfums dans les cercles bourgeois mais celui qu’ils sécrètent dans ces circonstances, et dont l’origine est absolument garantie et radicalement inimitable, me lève le cœur avec plus de violence encore que la bourdaine que l’on m’imposait quand j’étais enfant. Dans le passé, je me suis battu avec une certaine droite, ce qui s’appelle battu. Et pas seulement avec elle. Je sais ce que c’est qu’avoir été viré par le fric. Je sais ce que c’est qu’avoir été snobé par les journaux. Je n’ai aucune forteresse à prendre, ni aucune à défendre. Ceux qui disent leur colère à l’égard d’une mesure d’épicier sectaire – à lire les gazettes, ils ne sont pas nombreux -, d’où qu’ils viennent, foi de Cyrano, ils ont raison. Et je le dis. Peut-être les retrouverai-je demain sur le pré. Nous verrons bien. En attendant, ce soir, tous chez Ragueneau !

5 mai 2020

Notes:

  1. https://www.institutmontaigne.org/publications/covid-19-lasie-orientale-face-la-pandemie