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Le saumon des hannetons

LE MARCHÉ VIII

Longtemps, j’ai déjeuné avec des hannetons. Je surnommais ainsi les dirigeants des entreprises. Non que leur silhouette, soumise à l’ascèse de la minceur, évoquât l’épaisse carapace, la puissante carrosserie de ces coléoptères. Quant aux pièces buccales broyeuses, elles leur auraient été inutiles pour venir à bout du saumon que, trois fois sur quatre, ils me conseillaient. L’image me venait du temps de mes grands-parents. Pas un petit campagnard d’alors qui n’ait pris un vilain plaisir à baigner cet insecte dans l’encrier encastré dans sa table d’écolier, puis à le lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à une de ses pattes. Et le hanneton d’explorer les limites de sa liberté, affolé et bourdonnant ; de se poser sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Des hannetons, oui, les nobles seigneurs des affaires sont ces hannetons-là. Il faut dire que ma réputation sulfureuse de formateur contestataire, qu’on disait tantôt trotskiste, tantôt maoïste, tantôt émule de Savonarole et, en tout cas, soixante-huitard, les obligeait à célébrer avec admiration l’immense liberté de pensée qu’ils me prêtaient, liberté si audacieuse qu’elle pouvait aller, horresco referens, jusqu’à la transgression, mot terrible dans leur bouche, capable de nuire à la digestion du saumon. Tant que j’étais dans la place, ils faisaient mine de ne s’étonner de rien et me passaient tout, attendant le premier prétexte pour me virer, ce qui ne prenait jamais beaucoup de temps. Soucieux de me plaire et aussi, probablement, de réanimer en eux le goût adolescent de l’impossible, ces gens-là se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, la liberté est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne la plante pas là. En tout cas, je n’ai pas la moindre envie de chanter ses louanges ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, n’étaient pas avares de lyrisme. J’en ai vu des dizaines au bord des larmes. Ivres de liberté, affamés de relations vraies. Flatulents d’humanisme. Ils parlaient de leur premier patron comme de l’éveilleur de leur âme. Leur vie dans l’entreprise était un itinéraire initiatique. La philosophie y suintait de partout. Ils veillaient au devenir de leur jeune secrétaire avec le désintéressement de la tendresse paternelle. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur? Je l’avoue : il leur arrivait d’être touchants. Mais, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, de tous leurs élans désespérés, je ne voyais que le fil qui les attachait à l’entreprise, à leur morale plate, à leur peur. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever d’un coup de fourchette la poche aux confidences. Je me penchais vers eux, ils se penchaient vers moi. Nos têtes étaient un Rialto au-dessus des salmonidés. C’est alors qu’invariablement, après d’immenses protestations de tendresse à l’égard de leur légitime, voire de leur régulière, les hannetons, d’une façon aussi prévisible que le résultat d’un penalty de Zidane devant un gardien manchot, me laissaient deviner les affres de leur sexualité. C’était là le Rubicon qu’ils ne passaient jamais : le fil n’allait pas au-delà. À partir de ce point commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère. Ils se redressaient sur leur siège, sortaient un calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires pourraient en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de la note, évidemment, Monsieur Sur, dans les limites que peut tolérer l’entreprise !
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Cette femme résume en quelques phrases sa vie professionnelle. Pendant dix longues années, elle a « fait le petit robot » dans une usine. Rien à en dire. Ensuite, elle a placé des postes de télévision dans les hôpitaux. L’intérêt de la chose était médiocre mais l’amitié des malades lui était une source constante de bonheur et de réflexion. Quand la société qui l’employait a disparu, elle avait cinquante-six ans. Elle s’est alors souvenue que ses grands-parents avaient longtemps tenu un dancing à Ménilmontant et qu’à dix ans elle y poussait la chansonnette. Comme elle avait gardé sa belle voix, elle a décidé de se faire chanteuse. Elle promène maintenant son numéro dans les maisons de retraite, dans les fêtes, partout où on l’appelle ; un cabaret connu lui a même ouvert ses portes. Cet itinéraire d’affirmation et de dégagement me plaît beaucoup. Chanter sa chanson, c’est ce qu’on peut faire de mieux pour soi et de moins mal pour les autres.
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La contradiction entre les devoirs, ou Corneille au super. Un pauvre bonhomme tout triste, tout vieux, tout gris, tout penché fait sonner le détecteur : une boîte de sardines, peut-être. Pas de vigiles à l’horizon, il pourrait filer. Mais les caissières l’ont entendu, elles l’en empêchent. Je les connais toutes les trois : une Africaine, une Algérienne, une Portugaise. J’ai envie de leur suggérer de lui foutre la paix. Non. Ne pas les priver de ce petit drame. À elles de trouver. Dans leur tête, tout s’emmêle : conscience professionnelle, goût de leur petit pouvoir, léger sadisme, mais aussi embarras, mécontentement de soi, honte. Une des trois finit par appeler la Sécurité tout en maugréant que ce n’est pas son métier de faire la police. Revendication plus servilité, voilà une intégration que les sociologues aux ordres trouveront très réussie. Bon Noël, Monoprix ! Moi, je me sauve. Comme un voleur.
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Il fait frais ce matin, le soleil d’hiver est doux, la ville lavée d’elle-même. C’est le même bonheur pour rien qui m’enveloppait sur le balcon de mon enfance. Je me sens presque bon. Je suis au monde. Ai-je jamais vibré à autre chose qu’à cette glorieuse simplicité ? La nature. Quelqu’un. Un instant souverain. Pourquoi diable ai-je tant disserté ? Pourquoi ai-je pris feu pour tant d’idées contradictoires, pour tant de montages tordus ? Pourquoi ? Mais parce qu’il ne nous suffit pas d’être heureux : il nous faut dire que nous le sommes. Et nous cherchons les mots sans les trouver, et nous nous exaltons pour les premiers qui se présentent et les défendons avec d’autant plus d’énergie que nous les savons inadéquats. Mais le bonheur n’est l’invention de personne.
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Ce jour-là, une fois de plus, on fêtait Victor Hugo. Les amis étaient là. Sur le livre d’or, ils y allaient de leur compliment. Un homme à la belle allure se penche et se redresse aussitôt. Sur le livre d’or, un seul mot : Lamartine. « Il comprendra », glisse-t-il à Madame Victor Hugo.
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Placer son âme comme on place sa voix.
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J’appelle démocratie un régime dans lequel chacun peut donner aux autres et à la cité ce qu’il a de meilleur, de plus libre, de plus vrai. Le règne de l’argent et de la volonté de puissance fait de la démocratie un dangereux à-peu-près. Sous la tyrannie, on peut espérer abattre le tyran ; dans la démocratie truquée, chaque citoyen devient à soi-même sa raison de désespérer. J’entends bien ce qu’on ne cesse de me dire : qu’il n’y a pas de régime parfait, que le mieux est l’ennemi du bien, qu’il faut compter avec la faiblesse humaine et la complexité des choses, etc. Soit. Mais celui qui me prodigue de si sages conseils, si je ne le vois pas tout occupé à élargir sa vie et celle de son prochain, si sa prétendue modération lui est un alibi pour justifier à son profit la servilité et l’insignifiance, je le déteste plus encore, ce faussaire, que je ne déteste le cynique le plus éhonté.
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Une politique de proximité ? Merci beaucoup. Gardez vos distances, je vous prie.
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Je ne puis éprouver une vraie sympathie pour les gens que je ne sens pas taraudés par la sourde passion d’échapper à la décourageante pesanteur qui nous accable. Sans cette mise à distance du monde, qui ne s’exprime pas forcément par des mots, les plus belles vertus, le courage, la générosité elle-même, s’entachent d’une résignation qui les annule. En revanche, rien ne peut me rendre plus d’énergie que de sentir en quelqu’un la volonté de ne pas se laisser dévorer par ce mensonge diffus, ces séductions captieuses, ce langage mielleux, toute cette débâcle peinturlurée en victoire. La fierté de vivre, le goût des autres, la rage de ne pas sombrer, voilà les mouvements élémentaires qui fondent cette résistance ; elle s’exprime par une colère dépourvue de haine et par un parti pris d’expression dénué d’orgueil.
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Vous dépensez trop d’énergie à m’expliquer que rien n’est si grave, qu’il suffit d’un peu de bonne volonté, de travailler honnêtement, de se comporter correctement. Votre désir de faire la part du feu est touchant, au moins tant qu’il est sincère. Mais le feu, je le vois qui vous cerne et qui vous brûle, et votre raisonnable discours l’alimente.
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La modernité, cet hippopotame du non-sens, est-il même nécessaire de la combattre ? Le mieux ne serait-il pas de la dédaigner ? Est-ce possible ? Un petit pas de côté, et on la voit galoper comme une idiote derrière ses performances, crachant ses slogans de tous ses médias, rameutant les névroses qui traînent, fraternelle à toute suffisance. Discuter avec elle, l’analyser ? Encore ? De grâce ! Elles encombrent jusqu’à mes cabinets, les piles de bouquins critiques ! Fini, ça ! Qu’elle aille se faire commenter ailleurs ! Je reste sur le quai de moi-même, les yeux clos à cause de la poussière qu’elle soulève, et qui retombera. Que cette énorme chose est peu de chose ! Elle tient presque toute la place, non pas toute la place.
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L’autonomie est pour vous le fin du fin ? Tous les goûts sont dans la nature. C’est votre choix, comme dit Marianne ! Mais vous voudriez que je me batte pour cette lubie, que je parte en guerre pour vous aider à vous enfermer dans vos frontières ?
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Allez, les élections arrivent, il va être bientôt l’heure de sauver encore une fois la République ! Debout, les morts ! Direction le simulacre, marche ! À droite, marche ! À gauche, marche !
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Il faudrait prêter un peu plus d’attention à certains propos de Jean-Marie Le Pen qui ne risquent pas de le mener devant un tribunal mais qui en font, au contraire, le chantre d’apparentes vérités premières infiniment rassurantes. Je pense par exemple à ses variations sur le thème : « J’aime mieux mes enfants que mes neveux, mes neveux que mes voisins, mes voisins que les étrangers, etc. » Cette hiérarchisation de l’amitié, quel électeur pourrait honnêtement la contester ? Elle est à la base de notre morale, de la représentation que nous nous faisons de la famille, de la vie sociale, des relations internationales. Pourquoi l’extrême droite se saisit-elle donc d’une idée aussi consensuelle ? Pas seulement, à mon sens, parce qu’elle conforte ses positions sur l’émigration ou ses penchants nationalistes. Comme l’homme du ressentiment, dont parlait Max Scheler, l’extrême droite se reconnaît à son extrême acuité de perception. Ne parlons pas de lucidité : dans lucidité, il y a lux, lumière, et elle vit au pays des ombres ; parlons plutôt d’une complicité instinctive avec la négation. L’homme du ressentiment porte en soi un archaïsme finement élaboré. Ses défenses sont constamment en alerte. Il est fréquent qu’il perçoive la réalité plus vite que l’homme de la lucidité. Ce que pressentent aujourd’hui les partisans les plus perspicaces de Jean-Marie Le Pen, c’est que les bouleversements dus à la modernité ont mis en évidence le caractère régressif de cette hiérarchisation de l’amitié. Cette idée ne va pas – ou ne va plus – de soi ; il y a gros à parier qu’elle va être soumise à une révision déchirante et que cela sera insupportable, non seulement aux partisans du Front national, mais encore à l’ensemble de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite, de droite, du centre, ou de la gauche, extrême ou modérée. La hiérarchisation de l’amitié, cette absurdité mesquine, est le fruit adultérin des amours perverses du christianisme et de la bourgeoisie. Comment, du proche au moins proche et du moins proche au lointain, l’amitié pourrait-elle se dégrader ? Qu’est-ce que l’entropie en amitié ou en amour, sinon une fumisterie fondamentaliste, ou encore commerciale ? L’amour n’est-il pas nécessairement diffusif de soi ? La hiérarchisation de l’amitié, c’est le contraire de l’amitié, sa négation. Le monde où l’on préfère le prochain, c’est le monde de la propriété bourgeoise, de l’individu roi, de sa fatuité imbécile, de sa volonté infantile d’être au centre. Ce climat est aussi anti-évangélique que possible ; plutôt que de fatiguer leur clientèle avec des histoires de préservatifs, les théologiens et penseurs officiels du christianisme, si leurs silences étaient moins politiques, mettraient l’accent sur cette monumentale imposture : aimer son prochain, c’est le contraire de préférer son prochain. On comprend très bien, par contre, pourquoi le Front national insiste sur un thème infiniment porteur pour sa propagande ; d’autant que ses adversaires sont bien incapables de s’opposer à lui sur ce point et que le bagage des lycéens est encore un peu léger pour leur permettre de savoir pourquoi, au juste, il leur faut périodiquement traîner leurs baskets sur le macadam.
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Ne faisons surtout pas semblant de comprendre. Contentons-nous de flairer une transformation qui n’a actuellement de traduction possible dans aucun langage politique, ni probablement philosophique, que personne ne peut revendiquer, mais qui n’est nullement hors de portée de la raison. L’idée que nous avons, vous et moi, de notre présence au monde est entièrement à revoir. Nous n’y sommes pour rien. Ça aurait pu ne pas nous arriver. Nous vivons à ce moment de l’Histoire : ça nous arrive. Transformation si radicale qu’il est aussi stupide de vouloir s’y opposer que de prétendre la favoriser. Qui changera à peu près tout, nos relations, notre idée de la famille, du travail, de la sexualité, de l’amour, à peu près tout sauf, sans doute, cette extrême pointe de nous-mêmes qui nous rend si attentifs à la moindre apparition furtive du vrai et qui nous fait voir dans les assauts furieux de la violence, en nous et hors de nous, les ultimes convulsions de ce qui n’a jamais vraiment vécu.
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La logique folle du management, bréviaire de la pensée politique moderne, consiste à séparer radicalement le fait et l’intention, baptisée objectif. On réduit la durée des prestations de chômage : l’objectif n’est pas de sanctionner, mais de favoriser l’insertion. On dérembourse certains médicaments, on ferme des lits dans les hôpitaux : l’objectif, c’est que les gens se soignent mieux. Je me rappelle une visite que j’avais faite à Gabriel Marcel, en 1961, à mon retour d’Algérie. Nous parlions de la torture, de l’action psychologique, des sophismes qu’elles déchaînaient : « Voyez-vous, me disait-il, il me semble de plus en plus que la question des fins tient tout entière dans celle des moyens. »
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Sept cents adolescents se suicident chaque année en France. Je perçois quelque embarras dans la voix des spécialistes qui commentent ce chiffre. Les victimes ne viennent pas toutes, tant s’en faut, de milieux défavorisés ni de familles déchirées. Beaucoup de ces enfants qui, comme disait Aragon, « se sont séparés d’eux-mêmes » avaient des parents apparemment unis ; eux-mêmes étaient tenus pour paisibles, intelligents, sensibles. Ces informations me laissent amer. À une certaine époque de ma vie, j’ai observé les gosses de riches. Ils m’ont rarement été sympathiques mais j’ai souvent pensé que ces privilégiés, ces champions de la vie facile, ces héritiers de la réussite comptaient parmi les premières victimes du monde moderne. Oui, avant les gamins de banlieue, dont je serais bien mal placé pour sous-estimer les difficultés, mais qui disposent au moins, même si c’est par la violence, d’une certaine possibilité de rebond intérieur, voire de résilience, comme dit un psychiatre. Il me semble deviner quel environnement est le plus dangereux pour un enfant. Certainement pas celui des tribus cyniques où la politesse est une manœuvre, où la morgue et la vanité transmettent l’injustice comme un droit et l’inégalité comme un devoir : les jeunes mécaniques à succès qui s’y font les quenottes seront plus dangereuses pour les autres que pour elles-mêmes ; le désordre établi sera l’arc-boutant de leur suffisance ; vaccinées dès le berceau contre toute lucidité, elles ont devant elles des carrières rectilignes de tanks myopes. L’enfer le plus brûlant n’est pas là, mais dans ces milieux terrifiants où la même contrainte sociale, parce qu’on y a encore des principes, se double d’une pruderie frileuse, d’une permanente inquiétude morale, d’un constant forcing psychologique. Ainsi de cette société bien-pensante dont l’esprit bourgeois, sans que De Gaulle ne s’en avisât, avait avalé l’eau bénite du christianisme bien avant que le buvard de la Russie n’ait bu l’encre du communisme. C’est une grande épreuve que d’essayer d’être jeune dans un tel milieu. L’obligation pesante de réussir s’y colore d’un masochisme distingué. On s’y prépare à conduire le peuple sur des voies que la délicatesse oblige à juger indignes de soi. Ces pauvres petits sont condamnés à n’être jamais là où ils sont ; marionnettes pâlichonnes des contradictions de leurs parents, ils ne peuvent avancer d’un pas sans reculer de deux. Alors, parfois, le gouffre. Je me suis trouvé, il y a bien longtemps, devant un jeune homme fragile et sensible qui se débattait dans cette impasse. Je m’y suis bien mal pris, hélas ! J’ai tenté de le raisonner, d’en appeler à sa patience, à sa générosité, de lui rendre confiance en l’avenir. Balivernes ! S’il était encore sur cette terre à solliciter mes conseils, saurais-je être plus convaincant ? Parviendrais-je à lui montrer que ce qui le tourmente si fort n’est qu’un aspect, parmi des millions d’autres, d’un drame qui, d’une manière ou d’une autre, hantera constamment son existence ? Que respecter signifie regarder une deuxième fois ? Que respecter ses parents, ce n’est pas les nimber de je ne sais quelle auréole paralysante, mais les revoir à la lumière de ce qu’on a compris de soi, d’eux, du monde, de la vie ? Qu’il ne doit pas avoir peur de leurs peurs ? Que sa révolte est non seulement compréhensible, mais encore légitime et nécessaire ? Que, si seul qu’il se sente, il se bat non seulement pour lui, mais encore pour eux et pour bien d’autres ? Que, bien sûr, je lui souhaite que tout finisse par une réconciliation, mais qu’en attendant, son job, c’est la bagarre, parce que « c’est le vaste qui commande » ?
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Il paraît que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils y travaillent correctement, comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Continuez. Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le sida de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile, je sais. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, image, résultats. Seule solution : la plongée sous-marine. En soi-même. Précaution : ne pas pratiquer l’exercice seul, mais avec des gens en qui l’on a confiance.
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Une amie reprend au vol, avec une gentille ironie, l’intention que j’avais manifestée, il y a quelques mois, d’évoquer ici des questions se rapportant à ma sexualité. Elle me demande si mon idée est de faire concurrence à Catherine Millet. Trop d’honneur ! Je n’ai pas abandonné mon projet mais, en y réfléchissant, il ne me paraîtrait pas satisfaisant s’il ne me donnait l’occasion de parler aussi de mon rapport compliqué au christianisme. Deux interrogations qui ne se confondent pas mais qui, pour moi, ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Qui auront en tout cas pesé très lourd dans ma vie. Les choses n’auraient un peu de sens que si, tirant sur un de ces deux fils, j’attrapais aussi l’autre. Rien ne m’a jamais semblé plus gentiment naïf que la scrupuleuse, la méticuleuse « honnêteté » avec laquelle Simone de Beauvoir décrit la vieillesse de Sartre, son incontinence, le fauteuil souillé, etc. On déraille quand on veut parler du corps, à plus forte raison du désir, en court-circuitant l’intériorité. La réciproque est vraie. J’ai été durablement mis en danger par le climat de spiritualité tordue qui régnait dans les milieux catholiques que j’ai fréquentés dans ma jeunesse. Dopés par une propagande d’enfer, des garçons et des filles de vingt ans, soudain entichés de théologie, jouaient aux profonds mystiques ; qu’un geste réveille quelque simplicité, que dis-je un geste ? un regard, un silence : sous le vernis spirituel craquelé, pointait la rouille des sentiments appris et des conventions éculées. Mais je ne réveillerai pas un passé qui n’importe plus guère aux jeunes générations. Tout cela fut pénible, ambigu, extrêmement lourd. Il ne serait pas inutile, par contre, de montrer qu’une vie peut se bâtir plus sûrement, en fin de compte, sur ses souffrances, sur ses doutes, voire sur ses aberrations, que sur ses prétendues constructions. Vrai pour moi ; vrai aussi, tout autrement, pour d’autres, pour de plus jeunes. Bien difficile à réaliser, ce projet. Il ne souffre ni hypocrisie ni complaisance. Ni faiblesse ni injustice. Ni autosatisfaction ni autodénigrement. Et inutile de tirer sur les ambulances. En somme, presque tout plaide contre cette entreprise ; à cela près que ne parler ni de sexe ni de religion, c’est un peu se condamner à flûter. Je devrais donc ne pas trop tarder. Ici, dans ce Marché, peut-être, par petites touches, par petites bribes de vrai péniblement arrachées. Remettre l’écriture à demain, expliquait Deleuze, c’est vouloir combler la béance.
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Vœux. Depuis mon adolescence, je répète avec satisfaction une formule apprise au patronage. Mme de Sévigné souhaite ainsi la bonne année à sa fille, Mme de Grignan : « Mon amie. Voici l’année nouvelle. Je vous la souhaite heureuse et si la continuation de mon amitié entre pour une part dans la composition de votre bonheur, vous pouvez y compter sûrement. »
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Comme bien d’autres avant moi, j’ai souvent usé de citations ; je suis heureux de constater en lisant le site Périphéries que cette tradition se perpétue. Cette façon de faire déplaisait beaucoup, après 68, à certains excités qui se prétendaient spontanéistes, spontex comme on disait alors. Ils y voyaient une manière odieusement réactionnaire de dissimuler sa pensée et ses sentiments. Il est vrai que la plupart d’entre eux n’avaient pas grand-chose à cacher et que leur idéologie taillée à la serpe s’accordait à merveille avec les manières de charretiers qu’ils affectaient. Rien ne dégoûte plus un enfant du peuple que les snobs qui veulent faire peuple. Quand elles ne servent pas de culture aux mondains, les citations sont comme des étoiles multiples qu’on choisit de ficher dans son ciel. Passant de l’une à l’autre dans les espaces interstellaires de l’émotion, on apprend peu à peu qui l’on est. Ce sont des prises pour l’esprit, des diapasons pour l’âme. On les tient, on les lâche, on en change. Elles rappellent que la pensée n’est jamais affaire solitaire et qu’il y a une révision dans toute vision, mais elles enseignent aussi que se référer est le plus sûr moyen de s’inventer. De même que les enfants les plus libres ne sont pas ceux à qui des parents précautionneux ont mesuré leurs marques d’affection, de même les esprits les plus ouverts sont-ils souvent ceux que de fortes relations d’amitié intellectuelle ont constamment jetés au-delà d’eux-mêmes. C’est en citant, en somme, qu’on apprend à penser par soi-même, comme le disait… Mais non ! Comme personne ne le disait, précisément !
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Faut-il être chinois pour voir et pour oser dire du monde où nous vivons ce qu’en verrait et en dirait un enfant ? Sommes-nous trop vieux, trop paralysés, trop mithridatisés pour réagir ? Après nous être délectés d’une incommunicabilité inventée de toutes pièces, finirons-nous, à la manière d’Alain Resnais, par exhumer des opérettes de la Belle Époque ? C’est ça notre réponse? « Il y a aussi de la prrrofondeur dans la légèreté ! », s’indignent les comédiennes. Crincrin ! Allez plutôt voir L’Enfant au violon de Chen Kaige, et recevez-le comme je l’ai reçu, comme une grâce inespérée et imméritée, comme un formidable encouragement, comme une superbe confirmation de ce qui nous occupe dans ce site. Je ne dis rien de plus. Je vous laisse l’intact de la découverte, je vous laisse devant votre réaction à vous. Un mot seulement : la dernière scène, le double concert, c’est ça, Résurgences.

(12 janvier 2004)