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Un virus de merde …

LE MARCHÉ LXXIV

Une vie si laborieuse, une mort si négligée, cela est trop dur et rend les hommes sociaux et tristes.
Tchouang-tseu (IVe s. av. J.-C.)
 
Ce sont les solitaires qui font d’authentiques personnes solidaires.
Avempace (XIe-XIIe s.)
 

Le lundi 6 juin, France Inter m’apprend que dix spécialistes du marketing employés par la Fédération française de football interviennent sur Internet pour y lisser l’image des joueurs de l’équipe de France en sorte de susciter autour d’elle, durant l’Euro, un élan de fervente sympathie. Une trace infime, un cheveu, peut faire basculer une enquête, un symptôme minuscule modifier un diagnostic. Une société dont les citoyens non seulement ne s’indignent ni ne s’étonnent d’apprendre de ceux-là mêmes qui les concoctent qu’ils leur racontent des vérités lissées, c’est-à-dire des mensonges, mais encore trouvent naturel qu’on leur explique en détail pourquoi l’on compte sur eux pour les avaler et, de plus, s’apprêtent à les gober avec enthousiasme, dispense l’observateur de tout effort supplémentaire d’analyse, de toute finasserie sur la complexité des temps et les contradictions des consciences. Son rapport tient en peu de mots et ne justifie que des honoraires modestes : « Société hors d’usage. Danger. »
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Quoi d’autre ? Ce diagnostic, qui ne le fait ? Une fois admis que ceux qui manigancent de telles opérations de communication et ceux qui les valident en ne les critiquant pas ne méritent qu’une réprobation équitablement partagée, quoi d’autre ? Faute de réponse globale, une suggestion méthodologique : cesser de prendre les gens pour des imbéciles et, par-là même, de courir le risque de passer soi-même pour l’un d’eux.
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De toute façon, personne n’enverra cette société à sa destination logique, le service des soins palliatifs. Les médecins qui sont à son chevet sont bien trop attachés à sa pathologie et ont bien trop intérêt à ce qu’elle tienne le coup. Certes, crise cardiaque ou lent épuisement, elle finira par mourir comme elle pourra. La question, c’est qu’elle nous fait mourir avec elle et qu’en cherchant bien à fond dans notre citoyenneté, nous devrions trouver quelques arguments pour éviter ce désagrément.
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Faire société, répètent les bobos : invitation inutile, objurgation publicitaire, exaspérante suffisance. On ne demande pas aux citoyens de faire société comme on invite les bambins à faire la ronde. Ce refus, ce doute, cette lassitude, cet écœurement, cette tentation de cynisme, c’est cela la société : prenez ça à bras-le-corps ou allez chanter vos comptines ailleurs. La société n’est pas un modèle identificatoire, un prêt-à-vivre, une forme à remplir. Il n’y a pas de société quand personne n’ose plus descendre en soi. Le faire société si élégamment aliénant est la pire manière de faire perdre à tout le monde le goût de cette aventure. Cet empereur de Chine mythique dont le peuple est décimé par la peste, et qui va chercher sa guérison dans les profondeurs de la terre, il ne se demande pas s’il fait société, il sent au plus profond de lui le lien qui l’attache aux autres. Chacun de nous aujourd’hui est cet empereur que le malheur des autres supplie de descendre bravement en soi. Je ne suis pas la société, tu n’es pas la société, nous ne sommes pas la société. La société, c’est ce qui arrive quand on vit ensemble à hauteur d’homme. Ce n’est pas un préalable, ni un rêve à réaliser, ni une forme à révérer. Il n’y a pas de chose sociale à chouchouter, la chose sociale est pure invention de la puissance. Les associations qui se dévouent à cette mission reproduisent imparablement, et aggravent imparablement, si bonne que soit l’intention qu’elles nourrissent, les maux qu’elles s’imaginent soigner. On ne combat pas l’extériorité par l’extériorité. Un faire qui n’est pas issu de l’être est une pollution potentielle. Il n’y a pas d’être social, il n’y a pas d’être collectif : joujoux de manipulateurs ou mignardises de publicitaires. Il n’y en a jamais eu, il n’y en aura jamais, voilà ce que notre époque est en train d’apercevoir en pétochant, alors qu’elle devrait en pleurer de joie. Même à l’Euro 2016, événement capital s’il en est, il n’y a pas d’être collectif. La société, à l’Euro, ce ne sont pas seulement les gentils supporters. Les ivrognes aussi, les brutes, les imbéciles à fumigènes. Avec ce dont on ne parle pas dans les stades, et qui plane sur tous, gentils et méchants, ces négociations souterraines, ici et là, pour que la grande société du monde s’incline encore un peu plus bas devant les caïds de l’argent, ces frustrés de première grandeur. On ne fait pas société, voilà la limite de la fumisterie communicancante. La société advient comme un surcroît quand nous nous prenons pour ce que nous sommes, pour ce que nous sentons, pour ce que nous pensons, pour ce que nous aimons. Faire société est un slogan inquiet et secrètement résigné.
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Pas de manipulations, même pour la bonne cause. Un spécialiste lucide expliquait tranquillement, l’autre soir, pourquoi les tentatives de déradicalisation des jeunes attirés par le djihad resteraient à peu près inopérantes. Songeant à mon service militaire à Alger et à ces officiers du 5ème Bureau persuadés que leur propagande exaltée pour l’Algérie française allait retourner le peuple algérien comme une crêpe, j’étais porté à l’approuver. Comment ce qui était impossible quand il s’agissait d’une population paisible serait-il possible avec des fanatisés ? Mais j’étais surtout frappé de constater que ses contradicteurs n’avaient qu’un argument à lui opposer : il faut bien faire quelque chose. Je ne crois pas cela. Je ne crois pas qu’il faille agir parce qu’il faut bien faire quelque chose. Je crois que plus l’affaire est grave, moins il faut faire semblant. Je crois que le courage, c’est de s’appuyer sur la raison. Je crois que le but de l’action n’est pas de se donner une bonne image de soi, mais de faire des choses utiles. Le mot de déradicalisation est une facilité. Une bonne société, ce n’est pas quand les bons opèrent les mauvais de leur méchanceté. Quand on a affaire à des assassins ou à ceux qui les aident ou les favorisent, la sévérité va de soi. Quand on n’a pas affaire à des criminels, cette notion de déradicalisation n’est pas satisfaisante. Rien n’empêche de parler à cette jeunesse, bien sûr. Tout, au contraire, invite à le faire. Mais il s’agit alors d’éducation, et la formule d’Aristote prend ici toute sa force : l’éducation doit être l’acte commun de ceux qui éduquent et de ceux qui sont éduqués, non pas l’intervention des premiers sur les seconds. Plutôt que de parler à ces jeunes, il faut parler avec eux, et il faut leur parler comme des gens qui sont aussi concernés qu’eux non seulement par le danger terroriste, mais aussi par les contradictions de l’Occident. Quand le mal est si grave, les raccourcis qu’inventent, au nom de l’urgence, l’affolement et la démagogie se terminent très vite en impasses.
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Au fur et à mesure que l’argent et ses diacres resserrent systématiquement leur étreinte sur le monde où je vis, le sentiment grandit en moi de me trouver, comme on le disait en une autre circonstance, « en étrange pays dans mon pays lui-même ». Je ne crois pas que mes semblables, pour l’essentiel, sentent autrement. La différence, quand elle existe, vient du fatalisme auquel les a conduits l’éducation dont on les a affligés et que les difficultés de la vie ont aggravé. Ils savent comme moi que l’histoire que nous vivons, la vraie, n’a rien à voir avec celle qu’on leur raconte. Qu’elle est complexe, mystérieuse, souterraine, faite à la fois de dégagement et d’engagement, de fidélité sans lourdeur et de résistance tranquille. Que nous ne sommes aujourd’hui réellement des semblables que dans un effort commun de naître. Que cet effort, que nous le voulions ou non, creuse entre le monde et chacun d’entre nous un gouffre où l’inquiétude se mêle à l’espérance. Mais, quand tout alentour est simulacre, quand le langage de la société est aussi rafraîchissant qu’un ruissellement d’eaux usées, quand des techniques de plus en plus sophistiquées font circuler en circuit fermé des idées de plus en plus pauvres qu’il est devenu aussi inutile de combattre que d’approuver, l’étrange et profond mariage du doute et de l’affirmation qui se célèbre en secret dans une conscience est un signe irréfutable de vérité.
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Pour un peu, tant nous sommes las, nous renoncerions à parler du monde. Nous en avons pourtant tellement envie ! Tellement besoin ! Alors, puisque nous le désirons plus que jamais, peut-être faudrait-il vraiment oser ? Peut-être faudrait-il ne plus nous laisser impressionner ? Ou plutôt, peut-être faudrait-il cesser de faire comme si nous étions vraiment impressionnés ? Peut-être faudrait-il commencer à nous avouer que notre intelligence est capable, depuis toujours, de distinguer le vrai du faux, que notre oreille sait, depuis toujours, ce qui sonne juste et ce qui ne sonne pas juste, que notre cœur reconnaît, depuis toujours, ce qui est vivant et ce qui est mort. Et que ces choses, il ne faut pas les savoir en silence, en solitaire. Qu’il ne faut pas en faire un secret, une réserve, une cagnotte. Aussi sûrement qu’un vin est bon à boire et qu’une vérité est bonne à dire, elles sont à proclamer.  « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. » Ces choses, il faut les dire. Se les dire à soi-même. Les dire aux autres. Là où l’on peut les entendre et, surtout, là où l’on ne peut pas les entendre. Ces choses, c’est le pain et le vin de la pensée. Ces choses, ce sont les bons virus dont me parlait autrefois Nicole Van der Elst, ceux qui croquent les mauvais virus. J’entends encore son rire : imparable, disait-elle, imparable ! Rien à attendre de récitations idiotes et de grincements plus idiots encore. Rien à foutre de ce qu’on veut faire de moi. Je ne suis pas plus Charlie que je ne suis Bolloré. J’ai un nom, le mien. C’est en lui, en lui seulement, que je reconnais les autres. C’est par lui, par lui seulement, que j’ai accès aux autres. Un nom pour le temps de ma vie. À l’école élémentaire, nous disions : « C’est mon nom, signé sous mes talons ; quand mes talons sont usés, mon nom est effacé. » Un nom qui vaut et que vaut n’importe quel autre, mais le mien. Un nom à consumer, un nom à brûler, un nom pour l’user comme personne d’autre ne pourra ni ne saura l’user. Elle a raison, la comptine, de lier le nom à la marche. Celui qui ne marche pas, celui dont les pieds, l’esprit, le cœur ne marchent pas, son nom ne vit pas, son nom ne s’use pas, son nom se vide de lui-même, il devient un sigle, comme CIA ou PSG. Celui qui ne marche pas, son nom ne donne pas son plein. Celui qui ne marche pas, il n’aime rien et ne hait rien. Celui qui ne marche pas, il n’ose pas le tragique. Celui qui ne marche pas, il n’ose pas le plaisir. Celui qui ne marche pas, il n’a plus qu’à faire le malin. Plus rien, pour lui, n’est rien. Il ne sait pas ce qu’il aime, il ne sait pas ce qu’il déteste. Il passe son temps à se mesurer, à se comparer. Il s’évalue comme un idiot. Il ne sait même plus pourquoi ce qui est dégoûtant le dégoûte, pourquoi le charabia officiel le dégoûte. Et les commentaires. Les idéologies. La marmite d’opinions. Les indignations névrotiquement sélectives. Les frissons appliqués. Les marionnettistes d’idées. Les truqueurs. Les obsédés de la place à prendre. Celui qui ne marche pas, il ne peut plus comprendre qu’il comprend. Il ne peut plus comprendre qu’il comprend immédiatement. Im-média-tement. Et surtout, il ne peut pas, il ne veut pas comprendre qu’il est trop attaché, trop enfermé, trop prisonnier. Qu’il est lié à la bête, au gros animal, et que la bête est toujours la bête, même si on lui colle sur le mufle les étiquettes les plus nobles, les plus savantes, les plus modernes, les plus laïquement pieuses. Celui qui ne marche pas, il a dans la bouche des paroles sans chair, dans la tête des idées sans âme, dans le cœur des vérités sans vérité. Celui qui marche peut rêver d’éternité. Celui qui ne marche pas ne peut rêver que d’immortalité, comme un sac en plastique.
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On aide mieux ce monde si l’on n’attend rien de lui, si l’on n’est porteur de rien d’autre que d’une fierté droite de soi-même et d’une amitié droite pour les autres. S’il en est autrement, la parole cafouille. Contrainte à d’absurdes précautions tactiques, elle surplombe l’existence, elle fait du vol stationnaire au-dessus d’elle comme un hélicoptère de police. À moins qu’elle ne se dégrade en confidences oiseuses, qu’elle ne s’anémie, s’étrangle, s’étouffe.
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Impossible, bien sûr, de repartir de zéro, impossible d’inventer des alphabets nouveaux. Pourtant, du lieu où nous nous trouvons, quel qu’il soit, il n’est pas impossible de faire un point de départ. Car, dans notre malheur, nous avons quand même une chance, une chance merveilleuse à saisir pleinement, à dévorer goulûment. Notre chance, c’est que ce monde, au fond, est bête, qu’il est prodigieusement bête, même et surtout quand il mobilise pour sa bêtise une intelligence absolue. Rien, vraiment, n’aura jamais été aussi rationnellement bête. Notre chance, c’est qu’un monde trop bête pour construire quoi que ce soit est également trop bête pour détruire vraiment quoi que ce soit. Le plaisir de détruire, disait l’anarchiste russe, est aussi une joie créatrice. Qui ne crée pas ne détruit pas, qui ne peut pas créer ne peut pas détruire. Le monde moderne ne détruit pas : il esquinte, il abîme, il dégrade, il sabote, il salope. Il cochonne. Et produit des déchets qui ne sont pas tous nucléaires, qui n’ont pas tous devant eux l’espérance de vie d’une douzaine de Mathusalem. Il en existe plein d’autres, plein d’autres dont le monde moderne emplit les consciences et les cœurs. C’est un petit mal élevé, le monde-moderne, il fait ses besoins partout, voyez-vous. Mais attends un peu ! Les besoins, ça fait du fumier. Et, sur le fumier, poussent les fleurs. Pour qui aime les fleurs, il y en a toujours à faire pousser dans le monde moderne, puisqu’on y trouve toujours du fumier, puisque ça, c’est sa production de base, inépuisable, renouvelable, encadrée par le management, stimulée par le marketing et, avec ça, écolo comme tout ! Pour que poussent les fleurs, il suffit de trouver le fumier, d’appeler le fumier fumier, de le travailler comme du fumier, de le retourner comme du fumier. Autrement dit, de ne pas avoir les yeux dans ses livres ni la langue dans sa poche. Pour qui ose partir de sa solitude, pour qui espère parler avec les autres de solitude à solitude, il y a toujours un coin de fumier à faire fleurir. À nommer fumier et à faire fleurir. Pas à nommer progrès sous prétexte qu’un petit fumier est capable de devenir un grand fumier. Pas à nommer égalité sous prétexte que chacun doit avoir sa part égale de fumier. Pour qui aime la vie et ose appeler fumier le fumier, il est possible de retrouver la beauté dans le désordre, dans la chienlit, même dans la chiure de manager. De retrouver le projet dans le non-projet. Pour qui va droit à ce qui semble perdu, il y a toujours des roses à faire pousser. Pour qui ose aller à l’éphémère. Au douteux. Pour qui desserre son corset de principes. Pour qui en a un peu marre de faire semblant de souffrir pour la justice tout en organisant sa planque. Pour qui veut parler d’éphémère à éphémère. De douteux à douteux. Et même de louche à louche. De fervent à fervent, en somme. De vivant à vivant, si j’ose encore dire. Pour qui aime les choses qui viennent des profondeurs, qui viennent de profundis, vice ou vertu, amour ou haine, pour qui aime les choses qui attendent anxieusement notre simplicité, notre trouble, notre embarras, pour qui ne se met pas de notes et n’en met pas aux autres, pour qui ne donne pas d’ordres à la vie, pour qui ne l’encadre pas, il y a toujours un point de départ. Quel mot d’amour, je ne peux pas t’encadrer ! Quel hommage à ta transcendance ! Rassurons-nous, les amis. Ce monde est prodigieusement con, infiniment con, providentiellement con. Il suffit, pour en être sûr, qu’un frisson de vérité passe en fraude. Comme il suffit d’un sourire d’infirmière, à l’hôpital, pour que l’espoir éclate comme une grenade juteuse.
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Respecter ? Minute, papillon. Pas au sens où l’entendent les techniciens en morale qui ont scalpé ce mot, qui l’ont vidé de ses entrailles pour en faire cette sorte de gargouillis bêtement approbateur dont chaque citoyen est fermement prié d’accompagner l’évocation d’un autre citoyen, quoi qu’il pense de lui, et surtout s’il le déteste. Bidonnants les officiels quand ils parlent de respect, ça fait de la peine pour eux. Ils prennent une grosse voix, on dirait qu’ils se grondent eux-mêmes. Leurs joues se creusent. Leur menton a l’air de s’agenouiller. Puis ils descendent de la tribune, se refont la gueule de tout le monde et s’en vont retrouver les copains en rigolant. Poubelle, ce respect-là, poubelle ! Respecter, respicere, c’est autre chose, quelque chose que ce public-là, ce virage-là, ignore. C’est voir à nouveau, c’est se retourner pour voir, c’est reconsidérer. C’est un acte, un acte grave, précis, unique. Oui, en ce sens-là, je les respecte, les gens, en ce sens-là seulement. J’essaye de les lire, de les imaginer par l’intérieur, j’essaye de voir ce qui a pu leur arriver comme panne, comme misère, comme honte, comme souffrance pour qu’ils deviennent les citoyens muets d’une aussi crasseuse société, pour qu’ils soient assez bêtes et malheureux pour désirer y jouer un rôle, pour qu’ils aient envie d’afficher leur nom dans son casting ! En les respectant ainsi, je me respecte avec eux, je cherche et je trouve ce qui en moi m’empêche de les comprendre assez, de les aimer assez, et je me promets que ça changera même si je sais que ça ne changera guère. En ce sens seulement, en ce sens unique – pas dans le sens inique qui traîne partout – je les respecte, et me respecte avec eux. C’est que je leur dois de la tendresse, mais que je m’en dois aussi à moi-même. Et de la sévérité, et même de la férocité, comme à moi-même. Peut-être êtes-vous comme moi : je me sens rien et je désire Tout.
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Délire ? Projection loufoque sur un monde dont les sceptiques m’expliquent, avec leur inénarrable dogmatisme, qu’il ne mérite pas qu’on se fâche si fort contre lui ? Bon. Reprenons les choses autrement et, pour cela, qu’on me permette un détour.
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Arte donnait l’autre soir le film de Fabrice Luchini et Philippe Le Guay, Alceste à bicyclette. Lambert Wilson y joue le rôle d’un comédien vedette, Gauthier Valence, qui rend visite à un autre comédien, Serge Tanneur, son aîné, interprété par Luchini. Ce Tanneur, naguère glorieux au théâtre, vit retiré dans une maison branlante de l’île de Ré. Motif ou prétexte de la venue de Valence : une nouvelle mise en scène du Misanthrope à laquelle il dit vouloir associer Tanneur. On comprend vite que le projet a peu de choses d’aboutir, et que la vraie raison de la visite, bien plus complexe, est le lien qu’a créé entre eux leur commune réflexion sur le personnage du Misanthrope. L’un et l’autre, différemment, vivent depuis toujours en Alceste comme d’autres vivent en Shakespeare. Et pas seulement au théâtre. Valence n’a jamais digéré une remarque fulgurante de Tanneur : c’est l’ami et le confident d’Alceste, le conciliant Philinte, l’homme de l’arrangement, l’homme du consensus, l’homme de la synthèse qui est le véritable pessimiste, non pas l’atrabilaire, l’excessif, le féroce, le caractériel, l’inclassable, l’inapprivoisable Alceste. Ainsi, en Alceste, se rencontrent ces deux comédiens, ces deux hommes à qui leur art fait enjamber quatre siècles dans la foulée de Molière. Tous les deux, l’un furieusement, l’autre anxieusement, attestent de la modernité de ce rôle par l’intensité des échanges qu’il provoque entre eux. Masqué derrière des considérations théâtrales ou de naïves vanités de comédiens qui leur sont autant de voiles pudiques, leur dialogue en devient encore plus urgent, plus nécessaire, plus fracassant. Bien sûr, chacun veut rester dans son personnage. Tanneur le peut, qui ne négocie rien sur Alceste. Valence lui a proposé, preuve qu’il ne le connaît pas encore très bien, que chacun d’eux joue en alternance l’un et l’autre rôles. Tanneur fait semblant de discuter mais, finalement, reste dans sa solitude et continue de contempler l’océan, un sourire de défi aux lèvres, amer, triomphalement résigné, presque heureux. Valence, lui, joue Alceste avec un autre partenaire. Ou essaie car, le soir de la première, le doute semé par son ami refleurit cruellement.
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Un élève de sixième peut voir de quoi il s’agit. C’est pour parler de ce qui les blesse tous les deux, de ce que personne aujourd’hui n’avoue, ni eux ni nous, que Valence est venu débusquer sur son île cet ami dont le jugement lui importe, dont la carrière lui a été comme un modèle, et parce qu’il a reçu comme une écharde dans sa chair l’annonce de son exil volontaire. Chacun de nous, évidemment, est à la fois Tanneur et Valence, Alceste et Philinte. Ce qui se joue dans ce film, c’est notre manière d’habiter le monde, d’être au monde. Comment s’interpénètrent le texte de Molière et les douleurs de notre siècle, comment un vers – un mot de ce vers, une infime et puissante nuance – va cristalliser le conflit qui oppose les deux amis et fournir au film une conclusion digne du problème qu’il a le courage d’aborder, je laisse au lecteur le plaisir de le découvrir en s’installant, s’il ne l’a déjà fait, devant cet admirable Alceste à bicyclette.
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Pour ma part, le but de ce détour était de témoigner de mon ahurissement quand, désireux d’en savoir un peu plus, j’ai lu, dans la notice Wikipédia du film, la présentation générale qui en est faite. Je ne sais rien de son auteur. Jusqu’à la dernière phrase, son texte m’a semblé pertinent, fort convenable, nullement scandaleux. Et puis je suis arrivé à cette dernière phrase, et l’enfer m’est tombé sur la tête.
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La voici. L’auteur, de toute évidence, veut recentrer son propos sur ce qui lui semble l’essentiel en formulant la question que, selon lui, pose le film : « Les deux acteurs auront-ils assez de respect l’un pour l’autre, assez de contrôle d’eux-mêmes pour que l’alternance hebdomadaire du meilleur rôle de la pièce puisse entrer dans les faits lors de la tournée prévue?»
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D’abord, stupéfaction hagarde. De quoi être atterré. Puis j’ai imaginé un professeur qui s’inspirerait de ce commentaire. Là, fureur noire, j’ai vu rouge ! Qu’ai-je pensé au juste, ai-je même pensé quelque chose, je ne sais plus. Me voici maintenant remis, avec une proposition paisible. Si ces trois lignes ne déchaînent pas chez ce professeur, surtout s’il enseigne la littérature française ou la philosophie, quelque désordre physique ou psychique apparent, une sudation excessive et brutale, par exemple, ou un tremblement des mâchoires, ou une soudaine pâleur, s’il ne se met pas à jurer comme un charretier, si ses yeux ne s’injectent pas de sang ou si, en l’absence de ce symptôme, on ne lit pas en eux, une fraction de seconde, une lueur proprement meurtrière, alors pas de temps à perdre : on envoie illico ce pédagogue comme petite main de renfort à la police ou à la gendarmerie, l’une et l’autre aujourd’hui, comme on le sait, surmenées. On ne peut pas laisser des élèves avec un type pareil. C’est plus dangereux que tout, plus grave que tout.
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La colère passe, l’excès, la joie vengeresse et douteuse. Il reste ce qui ne peut pas passer. Peut-être ce site tout entier, avec ses articles trop longs, son acharnement, son piétinement était-il tout entier destiné à mettre en évidence ces quelques lignes. Celui qui les a écrites, il n’est pas mon adversaire, il est mon collègue de labo, sa paillasse est proche de la mienne. Nous avons ensemble isolé le virus que je cherche depuis si longtemps, que je connaissais par ses effets multiples, que j’avais traqué, de toutes les manières possibles, dans mes sessions de formation comme dans ma vie à moi, dans celle de mes proches et de mes amis, dans les témoignages volontaires ou involontaires des romans ou de la poésie, dans les textes des braves qui affrontent l’époque à mains nues.
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Je sais comment elle m’est venue, cette obsession qui m’a été à la fois une amie et une douleur. En 1981, j’ai publié un petit livre auquel j’avais donné pour titre ce clin d’œil impertinent à Rousseau : Émilie ou de l’éducation des adultes. Il s’agissait d’une série de saynètes directement inspirées de sessions de formation que j’avais animées, et dont les personnages faisaient écho à des hommes ou à des femmes bien réels. En dépit de son titre provocant, je ne pensais pas que ce livre contribuerait de manière décisive au progrès de la pensée contemporaine. Mais je l’avais voulu joyeux et amical, comme les circonstances qui l’avaient fait naître, et j’avais pris un grand plaisir à y travailler. Il eut le destin modeste et sympathique qu’il méritait, puis je l’ai oublié. Plusieurs fois pourtant l’envie m’est venue de donner une suite à Émilie, de présenter d’autres personnages tirés d’autres sessions. Je ne me suis jamais décidé à le faire, même si, dans les années 90 ou 2000, je disposais d’une matière bien plus vaste que celle de 1981. Je sentais qu’il m’aurait fallu changer entièrement de ton et que ma gentille Émilie, dont beaucoup de traits appartiennent à la serveuse d’un hôtel normand où s’était tenue l’une de nos sessions, serait devenue problématique, un peu triste et lourdement discoureuse. Ce constat eut une grande importance pour moi, ce fut ma manière de percevoir l’évolution de notre société : dans ses conséquences sur l’être des gens, en quelque sorte, sur l’intimité de leur pensée et de leur sensibilité, bien en-deçà et bien au-delà des débats auxquels donnait lieu, paradoxalement avais-je l’optimisme de croire, ce septennat de François Mitterrand durant lequel la modernité fut exaltée comme jamais et ses plus discutables figures mises en scène avec une emphase qui donnait la mesure exacte de la lucidité des médias et du taux de confiance qu’il était déjà raisonnable de leur accorder.
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Début d’une interrogation. Rumination plutôt qu’analyse. Une intuition simple : Émilie décrit une période où je pouvais encore m’entretenir avec des travailleurs en oubliant, dans une large mesure, le monde où nous vivions. Il était là, évidemment, et sa présence dans l’entreprise n’était pas toujours légère. Pourtant, même si les gens apprenaient à se méfier de lui, lui c’était lui, et eux c’était eux. L’entreprise, dans ce livre, n’a qu’une présence discrète. C’est un décor qui s’invite parfois sans trop d’égards dans l’existence des salariés, mais jamais sans sonner à la porte. Même malcommode et envahissant, même exigeant et injuste, le monde était et restait, à cette époque, une troisième personne, celle dont on parle.
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J’ai découvert récemment que la même année 1981 avait été marquée par un événement discret et fort important qui m’avait échappé. La plus glorieuse des revues littéraires françaises, la NRF, La Nouvelle Revue Française, a en effet publié, en tête du sommaire de sa livraison d’octobre 1981 (n°345), un article de Michel Leiris dont le titre fait réfléchir. J’ai appris à mes dépens ce que signifie, pour le monde littéraire, la place attribuée, dans le sommaire d’une grande revue, à telle ou telle contribution. De 1961 à 1967, mois après mois, j’ai eu à procéder à des arbitrages de cette sorte dans une autre revue, La Table ronde, qui était à la NRF, pour employer un langage que les élites puissent entendre, ce qu’est aujourd’hui, dans un cadre quelque peu différent, l’Olympique Lyonnais au PSG : un second largement distancé, mais qui sait quand même marquer des buts. Peu familier des usages de la tribu littéraire, j’avais placé en tête de mon premier sommaire un texte dont l’auteur, quoique respecté, ne faisait pas partie du podium de l’époque alors même que j’avais relégué, en quelque sorte en Ligue 2, je ne sais quel Zlatan de la critique. Une bombe sur la Bibliothèque nationale n’eût pas davantage affolé le Landerneau littéraire. Minuscule souvenir, certes, mais qui donne toute son importance au choix de la NRF et m’oblige à le considérer avec la gravité qu’il faut. C’était un message, un avertissement, une alerte. Presque une prophétie. Le titre de cet article ? Une délicieuse anagramme : Modernité, merdonité.
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1981. Émilie a perdu le goût de rire. La NRF, cette vieille dame, a tout compris. Ce qui va arriver en douce, cet étouffement, cette réduction, cet aplatissement, cette façon de vider la réalité d’elle-même, cette compensation cérébrale d’une dévitalisation de l’intelligence, j’ai tâché, comme bien d’autres, de l’ausculter, de le décrypter et, comme bien d’autres, j’ai rêvé de le conjurer. Entreprise difficile. Il faut manier les multiples langages dans lesquels s’exprime la modernité, il faut surtout être capable de saisir et de transcrire ce qui se produit dans une conscience quand elle se trouve solitairement affrontée à cette énorme machine. Il faudrait être là à l’instant de l’accident, du choc, de l’agression. Comprendre par où ça a cédé et comment et pourquoi, savoir si une résistance était possible, s’il y avait des complicités dans la place et lesquelles, expertiser le monde ancien. Et puis, quand quelqu’un commence à y voir un peu plus clair, tout est démocratiquement agencé pour que sa parole ne porte pas, ou ridiculement peu. Les champions de la modernité développent un sixième sens extraordinairement habile à déceler dans leurs interlocuteurs cette recherche, ce souci, cette curiosité, ce doute. Ils ont une perception presque animale du danger que fait courir à l’échafaudage de leurs éléments de langage le moindre mulot, la moindre souris, le moindre ver de terre qui cherche à vérifier les fondations sur lesquelles il repose. Les mêmes qui n’ont aucune réticence à recevoir de leurs adversaires autant de coups qu’ils leur en assènent, les mêmes qui acceptent avec la plus paisible tolérance qu’on se montre l’ami ou l’ennemi de la modernité, son thuriféraire ou son contempteur, qu’on la bénisse ou qu’on la maudisse, qu’on s’extasie sur ses réalisations ou qu’on pourfende rageusement sa légèreté et ses injustices pourvu que, d’une manière ou d’une autre, on accrédite son mythe et sa puissance, ceux-là tremblent de terreur à l’idée que le peuple comprenne enfin qu’elle n’est qu’une bulle de savon qui crèverait à l’instant où il soufflerait dessus, et que tout, dès lors, se réorganiserait autrement en engloutissant, avec cette construction de carton, les intérêts épais et les vanités froussardes qu’elle héberge. Un monde où l’on repartirait des êtres, des choses, de leurs relations naturelles, un monde sans boursouflures où chacun serait à la fois centre et périphérie, un monde sobre et modeste mais vif et chaleureux, un monde où le langage des éléments ferait oublier les éléments de langage, ce monde-là, même à l’état de préfiguration, même à l’état de très lointaine promesse, même à l’état de rêve, leur est insupportable. Quand tout ne tient pas dans leur rien, ces malheureux ne vivent plus. Ce ne sont pas des monstres. Ils n’ont pas fini de naître, c’est tout leur drame, et ne supportent pas qu’on le sache. Ils se protègent, se répètent, s’imitent : c’est ainsi qu’ils font le malheur du monde.
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En tout cas, nous l’avons, notre virus. Même si la recherche n’en est qu’à ses balbutiements, nous pouvons commencer à comprendre. Considérons-le encore une fois : « Les deux acteurs auront-ils assez de respect l’un pour l’autre, assez de contrôle d’eux-mêmes pour que l’alternance hebdomadaire du meilleur rôle de la pièce puisse entrer dans les faits lors de la tournée prévue ? »
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Comment cette phrase est-elle arrivée là ? A-t-elle échappé à son auteur ? Est-elle tombée dans son texte comme un rocher se détache de la montagne ? Serait-ce un canular ? Dans ce cas, eût demandé Freud, pourquoi ce canular-là, et pas un autre ? D’où qu’elle vienne et quoi qu’elle cherche, elle a quelque chose d’extraordinaire. Dogmatisme ou humour au nème degré, toute la stratégie du discours de la modernité, telle qu’elle apparaît dans la communication politique, dans la publicité commerciale, dans la propagande de l’entreprise, est là. Je ne sais si l’auteur, soudain débordé par ce que sa vie d’étudiant, de travailleur, de citoyen a dû ingurgiter, a ressenti le simple besoin de le vomir sans se poser davantage de questions ou si, Flaubert qui s’ignore, il a voulu au contraire saisir impitoyablement la quintessence du mal principal, fondamental, qui nous harcèle. Le résultat est saisissant. Je gage que le ministère de l’Éducation nationale, soucieux comme il l’est du progrès de la conscience civique, incitera chaleureusement les enseignants à le commenter devant leurs élèves.
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Qu’on n’oublie pas. Le sujet de ce film, c’est une méditation sur l’homme libre face au monde qui, partant de Molière, enjambe quatre siècles. Elle met en scène, dans un même mouvement, trois duos de personnages : Alceste et Philinte, ceux du Misanthrope, Valence et Tanneur, ceux du film, et, compte tenu de ce que l’on connaît d’eux et, singulièrement, du premier, deux grands acteurs de notre temps, Fabrice Luchini et Lambert Wilson. Alceste à bicyclette, c’est une interrogation à plusieurs voix et plusieurs visages sur un thème d’une actualité criante qui se réfléchit dans le miroir de l’histoire, c’est une occasion de considérer ensemble notre vie et de jeter sur elle un regard libre et droit. C’est une fête grave et c’est un repos, tout cela non dépourvu de drôlerie. Et alors ?
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Quel rapport avec cette phrase ? Aucun. Ni dans le fond ni dans la forme. Pas plus que la modernité n’en a avec la vie. Parachutage nocturne de munitions managériales. Mais qu’est-ce qu’elle fout là, cette phrase ? Rien. Elle s’impose, c’est tout. Une goujate. Aucune conscience du ridicule, de l’espèce d’obscénité. Un cauchemar ? Le technicien a mélangé les bobines ? Voici ce qu’on a compris d’Alceste, et de Luchini, et de Molière : le sujet du film, c’est de savoir si l’usine du spectacle va tourner ou pas. Stupéfiant, mais totalement véridique car, c’est ça la modernité, c’est ça les valeurs, c’est ça et rien d’autre, jamais. Et c’est bien avec cette inconscience et cette lourdeur, c’est bien avec cette grossièreté-là qu’on vous en bourre le crâne.
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Tout le reste, comprenez bien, Molière, Alceste et tout le toutim, c’est du blablabla, voilà ce qu’on vous envoie à la gueule, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, et comme vous avez été très mal élevés, vous vous croyez obligés de rester polis. Vous prenez donc l’air du citoyen qui joue à l’esprit large quand on lui explique que la seule chose qui compte, c’est la production. Luchini, n’en doutez pas, a fait ce film pour des cadres commerciaux en formation. Pour qu’ils repèrent les obstacles que la culture et la subjectivité placent vicieusement sur la route du progrès économique. Et vous continuez à admettre, n’est-ce pas ? À sourire ? Dans certains cas, c’est mordre qui est humain, et sourire qui est animal.
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D’où parle l’auteur, c’est limpide. Il est assis dans le fauteuil du commissaire aux comptes d’une association récemment créée, la MAP (Molière, Alceste, Philinte) dont Luchini et Wilson sont les cogérants. Ou il rêve qu’il y est assis. Il professe que cette position lui assure une visibilité maximale sur la situation. Comique ou tragique, mais tout à fait vrai : c’est bien ça qu’on fait entrer dans la cervelle des gens.
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On notera que la question posée n’en est pas une. C’est par un artifice éléphantesque que le propos affecte un tour interrogatif. De quoi il s’agit, l’auteur, sujet supposé savoir comme on n’en fait plus, n’en doute pas un instant. Il a d’emblée ramené cette histoire d’intellos à l’essentiel : le business. L’écrasement des plans est si parfait que tout s’affale sur la perspective de l’entreprise. Le point d’interrogation final est le string de doute dont se pare un dogmatisme sans faille. Ce monsieur sait tout parce qu’il pense que le business c’est tout. Sans s’apercevoir un instant qu’il se met exactement dans la position des pédants solennels contre lesquels, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes en passant par Le Misanthrope, Molière n’a cessé de nous mettre en garde.
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On croit rêver tant c’est ressemblant. Une fois fixé l’objectif économique dans la perspective de la production et de la rentabilité, une fois repérés les meilleurs moyens de l’atteindre, reste, comme d’habitude, à motiver le personnel. Tel est le rôle des valeurs. Les personnages et les comédiens sont devenus des cadres ou des sous-cadres qu’on va maintenant manipuler sans modération. M. Philinte et M. Alceste, comme M. Tanneur et M. Valence, comme M. Wilson et M. Luchini, tous rôles confondus, toute verticalité abolie, sont jetés dans la même marmite pour qu’ils y dégorgent ce qu’ils pourraient encore avoir en eux d’un tout petit peu spécifique. Quand l’anonyme de service les en tirera, blanchis comme des endives, il pourra leur enseigner à son aise un respect et un contrôle d’eux-mêmes qui semblent tout droit sortis d’un manuel d’éthique publié par la FIFA.
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Tout cela, bien sûr, dans l’environnement stylistique qui convient. Alceste, c’est « le meilleur rôle de la pièce ». J’entends : le meilleur produit. Et pour que l’alternance (bientôt l’alternance quinquennale du meilleur rôle de la République) puisse entrer dans les faits, ces faits qui sont le produit du faire, même si faire, comme le rappelle le Traité du style d’Aragon, a parfois, dans notre langue, un sens plus trivial.
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Quelle est donc cette intelligence supérieure qui s’installe dans une position aussi profondément débile ? Quel est ce pédagogue truqueur qui pose de si fausses questions ? Quel est ce moraliste d’opérette ? De quel perchoir s’égosille-t-il ? Pourquoi ? Quel est ce contrôleur de gestion déjanté qui semble prendre un tel intérêt à ce que cette tournée se fasse ? Quel réducteur de têtes s’est installé dans la peau de celui qui a tenu la plume ? Quel malpropre a laissé derrière lui cette odeur de rentabilité que dégage ce meilleur rôle de la pièce ? Et les faits, où est le peureux qui a besoin de s’enfermer en eux comme un gamin dans les chiottes ?
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Je dis chiottes. Je dis fiente. Je dis déchets. Je dis excréments. Je le dis avec Tchouang-tseu et avec saint Paul. Je le dis avec Freud et avec Keynes ; je le dis, avec ces deux derniers comme Bernard Maris m’a appris à le dire. Je le dis avec Michel Leiris et la Nouvelle Revue Française. Je le dis comme le pensait Alain et comme le pensait Bernanos à l’époque où, pourtant, ils se chamaillaient beaucoup. Je le dis comme cette étudiante, l’autre soir, à qui je commençais à expliquer que ce monde est odieux de mesquinerie et qui m’interrompt avec un gentil sourire pour laisser tomber calmement : « … tout le monde le sait ». Je le dis avec tous ceux qui, dans leurs langages différents, disent la même chose : quand, dans une vie humaine, dans une société humaine, il n’y a pas « autre chose qui compte que ce qui compte », cette vie ou cette société entre fatalement, nécessairement, obligatoirement, dans un processus d’excrémentation.
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Alain ne dit pas « autre chose que ce qui compte ». Ça, on nous le sert à gogo, jusqu’à plus soif : ce sont les valeurs, sortes d’hôtesses décoratives qui ne servent à rien du tout, si ce n’est à faire oublier la laideur des chevaliers du Cac 40 ; ce sont aussi les idéalisations et sublimations frauduleuses en tout genre, toutes, sans exception, des plus charnelles aux plus spirituelles, des plus sensibles aux plus éthérées. Elles ont d’ailleurs le même nom de famille : ce sont les demoiselles Bidons. Autre chose que ce qui compte, c’est une fumisterie largement répandue dans la famille Bidons, dans sa branche rose, dans sa branche bleue, dans toutes les autres, dans sa branche riche, sa branche pauvre, sa branche pieuse, sa branche pas pieuse. Autre chose que ce qui compte, c’est marquer le pas sur place, c’est parler pour ne rien dire. Alain, lui, a parlé d’« autre chose qui compte que ce qui compte ». Et là, bye bye ! À la prochaine, Mesdemoiselles Valeurs Bidons ! Là, ça devient sérieux. Là, on n’en est plus au clapotis d’émotion dans un gosier ministériel. Avec autre chose qui compte que ce qui compte, le jeu est cassé. Dernier virage, vérifiez les toboggans. Fini de faire semblant. « Appelez-ça comme vous voulez, moi j’m’en fous », chantait Maurice Chevalier, mais tout est bouleversé, sens dessus dessous. Fini de se croire dans le bon camp. Résiliée l’assurance « position intellectuelle ». La transcendance a pointé son nez. En secret, dans cette personne-là ou dans cet individu-là comme doit dire un ministre d’une personne qui a fait une connerie. La transcendance, on l’a repérée à son parfum de toujours connu-jamais connu, elle fait signe de là où l’on est vraiment soi, de là où l’on n’ose pas être vraiment soi. Geyser de liberté, d’une liberté animée du dedans, par le dedans, douche froide et chaleureuse. Autre chose qui compte que ce qui compte, c’est quand aucune raison supérieure n’est admise avant qu’elle ne soit passée sous le portique du sens, avant qu’elle n’ait été fouillée par une droite méfiance, avant qu’elle n’ait été pesée sur la balance de l’amitié. Quand aucun gang n’est cru sur parole, ni même aucun clan, ni même aucun club, ni même aucune équipe, et encore moins sur silence. Quand votre dernier mot et le mien, qui n’est jamais un ordre, et qui se mépriserait d’être un slogan, vient en vous et en moi d’un je ne sais quoi plus sûr que toute notre science réunie. Quand l’avarice, soudain mise nue par la simplicité du cœur, n’a plus qu’à aller se cacher. Alors, peut-être, la société… Peut-être. Mais, à coup sûr, pas autrement.
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Merci, mon camarade de labo. Même si, au passage, il vous a un peu mordu, vous ne m’en avez pas moins fortement aidé à le trouver, ce virus de merde.

18 juin 2016

Luchini Banlieues

LE MARCHÉ XXXIV

Quand l’enthousiaste, le généreux Étienne Borne, notre professeur de philosophie de khâgne, évoquait, dans son cours sur Platon, les Fils de la Terre et les Amis des Idées, je l’écoutais de toutes mes oreilles. La portée philosophique du propos m’échappait assez largement ; dans le débat de ces deux peuplades, je voyais, à tort ou à raison, une allusion presque directe à mon existence. Si, dans ma banlieue, la nature n’était déjà plus qu’un terrain vague, la simplicité de notre vie, son enracinement populaire ne m’interdisaient pas de me sentir Fils de la Terre. Ami des Idées, par contre, ce n’était guère dans mes cartes. Pour tenter de le devenir, je me fixais de mirobolants programmes de lecture, je copiais sur les couvertures des petits classiques Garnier ou Vaubourdolle les listes de philosophes et d’écrivains que j’aurais à découvrir. Je me promettais d’aller au spectacle. Mais où ? L’Opéra ? N’y pensons pas. La Comédie Française ? Plus accessible, surtout au poulailler. Le plus simple restait le cinéma, comme d’habitude. Ces poussées de volontarisme culturel m’affectaient quelques jours, puis retombaient, me laissant dans une grande perplexité. Les condisciples à qui je tentais de parler de mes soucis me répondaient par des considérations sur l’utilité du cours de Borne pour la préparation du concours, ou par une débauche de fraîche érudition qui m’embrouillait davantage, ou encore par des ragots sur nos professeurs. Rien qui fasse écho à mon inquiétude. J’en étais surpris, navré. Que ces garçons me semblaient étranges ! Un jour pourtant, l’un d’eux, sans crier gare, explosa en pleine classe. S’il réagissait à un propos du professeur ou à une sottise d’un élève, je somnolais trop pour le savoir. Mais le ton de hauteur qu’il prit soudain, la véhémence souffrante de son expression jetèrent du feu et de la lumière dans l’univers paperassier de la khâgne. J’appris par la suite que le père de ce camarade avait été victime des nazis ; un propos intolérable l’avait fait sortir de ses gonds. J’étais stupéfait et émerveillé. L’expérience de ce garçon dépassait la mienne de toutes les manières, mais je ne la sentais pas étrangère. Sa parole sortait du puits de la souffrance, des flammes de la vérité ; je la reconnaissais. J’étais heureux de me laisser émouvoir par la force de son intervention, par son éloquence fiévreuse, par la culture déjà immense qui jaillissait de lui. Sa liberté me rendait confiance.
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Est-ce cet incident qui me fit pressentir que l’Ami des Idées ne naîtrait pas en moi par imitation d’un modèle ? M’être trouvé dans une telle proximité avec quelqu’un dont j’ignorais tout, et dont l’univers n’avait aucun point commun avec le mien, me rapprocha de moi-même, de ma vie à moi. Un Ami des Idées, c’est un Fils de la Terre qui médite sur le sort que la Providence ou le hasard lui a envoyé. Il me fallut me persuader lentement, péniblement, qu’aucune situation n’est favorable ni défavorable à la vie de l’esprit. Tout ce qu’avait été mon enfance, les jeux dans la cour de l’immeuble devant le soupirail par où montaient les bonnes odeurs du fournil de la boulangerie, la fréquentation des pauvres et des moins que pauvres, les petites voisines sans façons, tout cet univers à vif qui jouait au débonnaire, l’huile ou le sel dont les voisins nous dépannaient, les cris, les scènes, les bagarres, cet aspect Marcel Carné que j’aimais tant, c’était cela que le Fils de la Terre avait à proposer à l’Ami des Idées. Ce n’était pas mieux qu’autre chose, pas moins bien non plus. Peu à peu, j’appris à laisser le monde me cribler d’émotions puis, tel un gros serpent repu, à aller les digérer sous quelque feuillage obscur de ma conscience jusqu’à ce qu’un souffle sorti de moi, une vapeur, une sorte d’éructation de l’esprit, tout à la fois m’en libère et me fasse savoir que j’en étais définitivement habité. Quoi de plus simple, de plus naturel, de plus nécessaire ? Pourtant, en dépit d’Étienne Borne, la khâgne m’enseignait le contraire.
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Je ne doutais pas qu’une humanité aussi vive que la mienne et même, puisque tellement mieux alimentée de culture, d’expérience, de tradition, bien plus vive, ne coulât dans les veines de tous mes condisciples, ne fît battre leur cœur, ne perfusât leur intelligence. Mais je ne la sentais pas, et je m’en désolais. Où était-elle passée ? Qu’en avaient-ils fait ? L’avaient-ils perdue ? Leur fallait-il des drames pour en retrouver la trace ? Pour ne jamais la percevoir, étais-je vraiment si stupide, si insensible ? J’aurais aimé apprendre d’eux : autant interroger des parpaings. Qu’étaient-ils, au juste, ces enfants de la bourgeoisie ? Des Fils de la Terre ? Des Amis des Idées ? Que cherchaient-ils ? Je ne trouvais pas de réponse, n’osant penser ce que je sentais si fort : en dépit de ce qui les opposait, et nonobstant leur individualisme maniaque, ils étaient surtout des moinillons de la sainte Congrégation de la Situation. C’est à elle qu’on les avait préparés depuis toujours, c’est avec elle qu’ils célébreraient leurs vraies noces, c’est elle qu’ils serviraient et que serviraient les enfants de leurs enfants. Amis des Idées ? Oui, pour autant qu’elles conduisaient à la Situation. Fils de la Terre ? Oui, de la Terre promise vers laquelle, croyants ou incroyants, conservateurs ou progressistes, ils soupiraient ardemment et patiemment : la Situation.
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J’avais le sentiment d’avoir échappé à un accident où la plupart de mes condisciples avaient été blessés. Mais cette chance, si j’ose employer un mot auquel je ne songeais certainement pas à l’époque, me coûtait si cher, me jetait dans une telle solitude que j’aurais préféré qu’elle me fût épargnée. M’infligeant une conscience aiguë de moi-même, elle ne cessait de me mettre sous les yeux tous les aspects de mon insuffisance, de mon immaturité, de mon évidente infériorité. Je ramais sur un océan d’angoisse et d’insincérité ; pourtant, de mon trouble, jaillissait parfois, malgré moi, une étrange et rapide lueur qui éclairait de manière crue la facticité de mes camarades. J’en étais plus affolé que rassuré, plus inquiet que fier. Au fond, je me sentais voué à ne rien comprendre. « Moi si j’y tenais mal mon rôle / C’était de n’y comprendre rien » Difficile, dans ces conditions, de prendre au sérieux le travail de la khâgne. Presque toujours, son formalisme me décourageait : on eût dit qu’on y essayait sur mes condisciples, un demi-siècle avant l’habit vert qu’endosseraient un ou deux d’entre eux, les uniformes intellectuels qu’ils traîneraient toute leur vie. Et si Étienne Borne ou quelque autre professeur, pour un instant, nous faisait sortir de ce jeu d’ombres, la joie que j’en ressentais m’écartait davantage encore du sérieux triste de la classe.
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Corsetée par leurs principes, l’existence de ces bons jeunes gens ne se donnait jamais dans sa spontanéité. Corsetée par leur manière de vivre, leur intelligence n’avait jamais les coudées franches. Pour échapper à ce double contrôle tyrannique, ils passaient leur temps à changer de personnage ou de rôle. L’intervalle où s’effectuait le changement était ce qu’ils avaient de meilleur : ils devenaient alors, avant de replonger dans l’artifice, des adolescents comme les autres. Plusieurs étaient enfants d’universitaires. Faire aussi bien que leur père, ou mieux, voilà ce qui les animait, voilà ce qui les tenait éveillés durant les longues nuits de travail qui les laissaient si pâles, si nerveux. J’ai perdu beaucoup de temps à éviter les deux pièges symétriques de la supériorité et de l’infériorité, du mépris et de l’indulgence. La vie m’y a aidé, mais surtout la formation. Le public des entreprises n’est pas fait de khâgneux ; j’y ai pourtant retrouvé, plus brutal, plus naïf, plus douloureux, le même mal qui avait intrigué ma jeunesse, cette étrange obsession du devenir social. Mais j’avais désormais ma distance, mes grandes distances comme on disait en gymnastique, quand le professeur, pour les exercices, nous faisait occuper la place qu’ouvraient nos deux bras étendus, jusqu’à ce que nos doigts touchent ceux de nos voisins. En observant les travailleurs, j’ai vu comment les principes subalternes et les contraintes serviles qu’on s’inflige à soi-même peuvent avoir raison d’une vie, comment l’écœurant résidu d’expérience qu’on appelle indignement le concret stérilise l’intelligence. Le nœud est là, bien sûr, même si c’est à qui le niera le plus fort ! Un jour, on sera bien obligé de le reconnaître. Alors, s’il reste des vivants, autre chose commencera, qui ne sera pas le bonheur, mais une autre proposition de la vie, une autre grâce à saisir.
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Le « grand cadavre à la renverse », ce n’est ni la gauche, ni la droite, ni ceux-ci, ni ceux-là : c’est le grand refus de nous-mêmes auquel, bouche contre bouche, cœur contre cœur, nous nous sommes liés. Et qui nous pourrit.
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Il faudrait être un bien habile mécano de l’âme pour savoir comment la chaudière de celui-ci ou l’athanor de celle-là s’est mis en panne, pourquoi quelqu’un se ferme à la simplicité du monde, pourquoi il divorce de son rêve, pourquoi il assassine ses émotions, pourquoi il se blesse à des abstractions coupantes, pourquoi il a peur de se reposer. Toute une géographie intime serait à découvrir, toute une carte du Libre à imaginer. Je songe quelquefois avec bonheur que nous pourrions être capables de refaire, les uns avec les autres, les uns pour les autres, les chemins de nos vies, de remettre nos pas dans nos pas, de revenir aux carrefours où nos pensées ont hésité, où nos sentiments nous ont effrayés. Nous flairerions ensemble le mal où nous sommes pris, nous ririons de comprendre par où et comment nous lui cédons, nous reprendrions nos cartes trop vite jouées, nous nous élargirions, nous libérerions par la largeur reconquise. Il y faudrait une simplicité infinie : sans doute est-ce supposer le problème résolu. Au moins pouvons-nous en rêver. L’essentiel, c’est de rêver juste.
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Je retrouve, griffonné sur une facture EDF, le message du poète polonais Léopold Staff que le gentil métro nous a offert il y a deux ou trois ans :
J’ai bâti sur les sables
Et tout s’est écroulé
J’ai bâti sur le roc
Et tout s’est écroulé.
Aujourd’hui pour bâtir je commence
Par la fumée de la cheminée.
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Par la fumée de la cheminée : si Laure Adler publiait la série de ses interviews radiophoniques, Léopold Staff lui fournirait ce très bon titre. Son récent entretien avec Fabrice Luchini, un chef d’œuvre, m’a donné la note pour ce Marché. Pendant près d’une heure, fait rarissime quand il s’agit de médias, j’ai eu confiance. Ces deux-là, qu’ils le veuillent ou non, sont de ma famille. Je ne leur conseille pas de changer de métier, mais si l’un ou l’autre, ou les deux, se présentaient à quelque élection, je ne m’interrogerais pas plus sur leur sexe ou leurs options politiques que sur leur facteur rhésus. Je leur donnerais ma voix parce qu’ils m’ont fait entendre les leurs, deux vraies voix d’êtres libres ; l’événement est proprement miraculeux.
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C’était déjà ainsi quand Étienne Borne ou M. Forget, notre admirable professeur de français d’hypokhâgne, se déchaînaient : je restais le stylo en l’air, émerveillé, reconnaissant. Les grands moments, il faut être mesquin pour les noter. La plupart de mes condisciples, c’est vrai, ne grattaient pas non plus : ils jugeaient le professeur hors sujet et s’agaçaient de ces minutes dérobées à la construction de leur avenir. Du duo Adler-Luchini, comme de ces rares moments de sens en khâgne, il ne me reste qu’un souvenir radieux.
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Par petites phrases prononcées sur un ton un peu las, presque à la limite de la langueur, comme si elles allaient de soi, mais piquées d’une ironie merveilleusement affectueuse, elle le crible de signes. S’il s’échauffe, elle le rafraîchit de son humour ; s’il paraît douter, elle le réconforte. Elle se plaît à le décaler imperceptiblement de lui-même, sans jamais le déséquilibrer, sans jamais qu’il ait à trouver une autre assise que celle où elle le fait doucement vaciller. Et lui ne cherche rien d’autre qu’à entrer dans le mouvement qu’elle lui propose, à s’y enfermer avec bonheur ; à ce jeu, sa parole jaillit plus libre, plus haute. Une ou deux fois, il a pour elle des mots très doux ; nous feignons comme elle de ne pas les entendre, mais notre cœur leur donne son assentiment inutile, lointain, absolu. Et cette paix d’un instant, parce que nous savons à quel monde elle est arrachée, ranime en nous une sourde, une lourde colère.
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J’ignorais que Fabrice Luchini avait commencé par la coiffure. J’aurais dû me douter de son origine populaire. Lorsqu’un enfant de petite naissance cherche à faire quelque chose de sa vie sans singer les ambitions ordinaires, sans pédaler plus fort que les autres pour rafler les primes à la docilité ou à la récrimination rhétorique, lorsque la voie droite lui paraît être une juste proportion d’amitié pour les êtres et d’indifférence un peu dédaigneuse pour ce qu’ils fabriquent, il trouve, dans la solitude à laquelle il se condamne, des amis inattendus, les mots. Les mots, ou les paroles, ou la Parole. Cet enfant pauvre qui grandit dans un monde de riches, s’il n’y est plus ce qu’il a été, n’y est pas devenu un autre. Il n’a plus de camp. Il n’est plus lié aux autres par des usages, des intérêts, des manières d’être. Il ne les rencontre vraiment que dans le langage, pays et exil de tous les humains. Solitaire, sauvage, en un mot fraternel, il est un promeneur sans but. Son regard sur l’époque est celui du vagabond sur la nature ; son sentiment se compose de mille perceptions minuscules et rapides. Il aime trop les signes pour se les approprier. Ils ne sont pas à lui, il est à eux. Les mots qui montent de son âme, cet avare généreux les laisse descendre en lui. Il ne leur oppose rien. Il se laisse plonger, attentif, inquiet, confiant, dans le grand bain d’être qu’ils lui préparent.
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« Ce voyageur, peut-être sans bagage, croit devoir marteler sur de grandes affiches le nouveau Musée de l’Immigration, n’a pas pour autant la tête vide. » On peut espérer que les gens qui viennent ici en sont persuadés. Mieux vaut pourtant cette lapalissade que le contresens manifeste, ou le pieux mensonge, que proclame une autre affiche : « L’immigré est d’abord un homme que les autres tiennent pour immigré. » Non. Un immigré, c’est d’abord un émigré, quelqu’un qui vit un déchirement majeur où l’ordre du monde est impliqué, une épreuve où il peut sombrer, où il peut aussi grandir. Dire qu’un immigré est d’abord un homme qu’on tient pour immigré, c’est dire de lui qu’il est celui qu’on veut, que l’étranger n’est pas l’étranger, que l’autre n’est pas l’autre, que ses souffrances et ses chances sont, pour l’essentiel, entre les mains de ceux qui le reçoivent. Bonnes intentions, probablement sincères, mais teintées d’une culpabilité suspecte. Les préceptes moraux de ce comportementalisme politique n’expliquent rien, ne mènent à rien. Plus que dans les sentiments qu’ils portent aux immigrés, la racine de la xénophobie et du racisme me paraît résider dans l’idée que les Occidentaux se font d’eux-mêmes. Le racisme ordinaire, je l’ai souvent rencontré dans les sessions de formation. Quand je répondais à des propos déplaisants ou odieux par des déclarations de principe, je les sentais peu efficaces, parfois contre-productives. Si, par contre, j’avais la patience et la loyauté de ne pas tenir mon interlocuteur pour un monstre et si j’essayais, sans nullement entrer dans son parti pris, de l’aider à repérer la généalogie de son attitude, nous en venions assez vite à des frustrations et à un malheur dont l’expression, même si l’intéressé ne voulait pas toujours en convenir, était de nature à nuancer infiniment sa pensée. Souvent, la violence que mes interlocuteurs déployaient contre « les autres » se terminait en un lamento sur eux-mêmes, ironique et rageur, qui préfaçait à un silence où nous pouvions tous nous reconnaître. Plutôt que les immigrés, c’est le phénomène de l’immigration lui-même qui suscite, chez beaucoup d’Occidentaux, une méchanceté et une sottise où l’on peut voir la revanche désastreuse d’un désir contrarié, nié. On n’a certes pas tort de les leur reprocher, mais il faudrait aussi avoir le courage de comprendre de quoi ils souffrent, ces pathétiques chercheurs de ressemblance, ces touristes à l’âme immobile dressés à ne plus tolérer ces images de la vraie vie et de la vraie mort que sont les vrais départs, les vrais voyages, les vraies rencontres, les vraies surprises. Cet Occidental qui voyage pour ses souvenirs et court pour sa santé, on ne dira jamais assez à quel point il est pauvre, tragiquement pauvre. S’il y a une chose au monde dont je témoigne, c’est que cette pauvreté, il ne l’ignore pas ; il sait qu’il en souffre et souffre d’en souffrir. L’inciter à mettre cette souffrance entre parenthèses pour faire bonne figure à l’immigré, c’est se moquer de lui et se moquer de l’immigré. C’est renforcer son illusion flatteuse et meurtrière d’être au centre de tout. C’est aggraver son extrême difficulté à s’approcher de lui-même. C’est électrifier les barbelés qu’il apprend à dresser autour de sa conscience. C’est faire de lui le missionnaire, ô combien motivé, de sa névrose. La seule chose qui dépende vraiment de l’Occidental, c’est le bonheur de l’Occidental ; il ne va pas sans la reconnaissance de sa fragilité, de sa contingence, de son altérité, de tout ce dont il est privé. Au fond de lui, il rêve d’être ce pauvre, cet immigré, cet errant que sa bonne volonté est censée arracher à son sort ; ce sort, dans les profondeurs encore non colonisées de sa conscience, il le désire obscurément. Non pas les haillons ni la faim, bien sûr, mais ce sentiment puissant d’incomplétude sans lequel le désir n’est qu’une envie, cette incoercible légèreté à l’égard de soi-même sans laquelle tout effort est pesant, toute générosité aveugle. Quand il se reconnaît dans cette gratuité, l’autre est son frère, son frère naturel. Objet de conquête, même de conquête morale, ou objet de séduction, il ne le rejoint jamais.
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La morale rancunière et interventionniste qu’a inventée le management occidental, et dont la pensée progressiste sait parfaitement – d’où son tourment – qu’elle est la meilleure zélatrice possible, est infiniment plus arbitraire, infiniment moins fondée, infiniment plus brutale, infiniment plus hypocrite, infiniment plus bourgeoise que la morale qu’enseignaient autrefois les prêtres. Je crois pourtant, évoquant cette dernière, savoir de quoi je parle. Personne ne peut ignorer que la néo-morale occidentale, avec sa manie dénonciatrice qui laisse au chaud tous les privilèges et toutes les précautions petites-bourgeoises, n’est qu’une énorme arnaque de dérivation. Rien de sérieux à envisager pour qui ne s’en débarrasse pas une fois pour toutes en cherchant en soi de quoi elle est le substitut, ce qu’elle a fonction de protéger, ce qu’elle a mission d’empêcher de naître. Rien de sérieux pour qui continue de prendre le drame d’autrui pour son paravent. Pour qui ne sent pas que nous parlons entre mortels, entre gens fragiles et éphémères. Pour qui le souci théorique ou virtuel des autres est l’alibi du refus réel de soi. Pour qui ne voit pas couler le rimmel de cette sensiblerie assez lâche. Pour qui a la faiblesse de la confondre avec l’amour, avec la justice. « Si tu es le miroir d’un miroir, remarque Aragon dans Le Fou d’Elsa, de quoi parlez-vous ensemble ? »
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Grève pour les retraites. Les travailleurs veulent obtenir l’aménagement financier d’un projet qu’ils repoussent et qu’ils n’empêcheront pas. Le caractère rituel de ce genre de confrontation crée un malaise de plus en plus perceptible, bien plus intéressant que les criailleries des usagers ou les pleurnicheries des entreprises. C’est bien désolant pour l’avenir de ce vieux jeu de rôles, mais le moteur de la contestation n’entraîne pas davantage de sens que celui du pouvoir. La société pédale dans le vide. Les conflits sociaux sont fatigants et pénibles ; le vélo d’intérieur aussi. Il ne va nulle part, mais on transpire autant. Un conflit social est un festival de mauvais cinéma. Cette fois, bidon d’or ex æquo : le pouvoir, l’opposition, les syndicats. Prix spécial du jury : les « otages », à cause de quelques évanouissements dans les trains de banlieue. Il n’y avait quand même pas de quoi s’arracher tous les cheveux. J’y étais. J’ai vu. J’ai vu surtout les jeunes, les jeunes de toutes les couleurs, fraterniser en silence dans la satisfaction d’être assis, leur système à musique dans l’oreille, au milieu des vieux debout. Je me suis demandé si j’allais intervenir. Une sortie ne me fait vraiment pas peur, j’ai trop l’habitude, ce public-là, je le connais ! Finalement, je n’ai rien dit. Ce navet doit aller jusqu’au bout. S’exprimer, parfois, c’est se taire, hélas !
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À quel point les jeunes du train de banlieue se foutent de ces solennités sociales et poussiéreuses, c’est l’Himalaya visité par Dante. Sont-ils différents de leurs copains des autres quartiers ? Pas beaucoup. Sauf, bien sûr, de ces malheureux qu’on a formés, dès la maternelle, à concevoir la vie comme une longue séance de la Bourse, et que les ballots sentencieux et envieux tiennent pour des privilégiés. Pour les autres, plus aucun point de tangence. Après 45, les papas racontaient leur débâcle, les mamans leur exode. Les jeunes écoutaient, c’était aussi leur histoire. De même après la Guerre d’Algérie, quand on osait en parler. Désormais, la vie de l’Occident n’est plus l’histoire de sa jeunesse. L’interprétation que propose Legendre de la pensée de Fukuyama est-elle la bonne ? La fin de l’histoire, non pas parce que le capitalisme en serait le couronnement, mais parce qu’il n’y aurait plus matière à histoire ? Un formidable jeu de qui gagne perd ?
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Des voyous, les jeunes de banlieue ? Non. Les voyous s’opposent. Leur violence est agressive. Ils vivent dans une projection simple, brutale. Il y a les autres, les bourgeois, les riches ; et il y a eux, les pauvres. Rien de tel en banlieue. C’est toujours un événement extérieur – voiture de police cruellement tamponnée par une monstrueuse mobylette ou zèle intempestif des gendarmes – qui met le feu aux poudres. La violence des banlieues est défensive, ce qui ne signifie pas moins brutale ; défensive parce que dépourvue d’adversaires identifiables. La quincaillerie informatique et la bimbeloterie communicationnelle ont rapproché les univers. Les banlieues ont moins que les riches, mais elles ont les mêmes signes. C’est pourquoi, comme on l’a dit mille fois, elles n’explosent pas, elles implosent. La violence de cette jeunesse est autodestructrice ; c’est par là qu’elle est redoutable et contagieuse. Elle ne s’en prend pas aux signes des riches, mais aux signes qu’elle partage avec les riches. Ces pauvres-là, c’est une première, ne se sentent plus du tout inférieurs. Si quelque bande tentait sérieusement de descendre sur Paris, il faudrait chercher quels mafieux, quels gangsters ou quels cyniques l’y auraient poussée : les quartiers réprouveraient. Pourtant cette jeunesse, plus sourcilleuse que féroce, inquiète bien plus les nantis, et à juste titre, que ne le feraient des voyous purs et durs. À deux pas des villes, la dérision de toutes les valeurs de la ville. La preuve par le rap, par le slam, par je ne sais quoi d’autre, en un mot la preuve par la banlieue, que toutes ces valeurs ne sont que des mots inventés par des commerçants en idées. Et surtout, la preuve infiniment plus cruelle, assenée malgré elle, cette fois, par la banlieue, que ces mensonges conduisent au malheur.
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Eh ! Oui ! les mecs et les nanas des banlieues sont dialectiquement plus costauds, ce qui ne veut pas dire nécessairement plus sympathiques, que les jeunes gens de Dauphine en virée dans les économies intersidérales des millénaires à venir ou à ne pas venir ! Ça vous casse le moral d’une belle jeunesse bourgeoise, et travailleuse, et fumeuse, et baiseuse, une injustice comme ça ! Sa chanson, les banlieues la connaissent et, tout en en épuisant les maigres charmes mis à leur portée par saint Marché, elles en ont déjà tourné la page. Cela, les beaux quartiers le pressentent et en sont tout déconcertés. Au hasard, ils s’habillent façon pauvre, chic mais façon pauvre. Ces infortunés qu’ils ignoraient plus qu’ils ne les méprisaient ne sont pas seulement devenus leurs doubles, ils leur montrent leur destin : le malheur pauvre où sont enfermées les banlieues, c’est le malheur riche où s’enferment les beaux quartiers. D’où, plus lourde que l’obsession des riches dans les banlieues, l’obsession des banlieues chez les riches. Et, beaucoup plus lourde encore, l’inexpiable haine des riches pour eux-mêmes, pour ce que les banlieues leur révèlent impitoyablement d’eux-mêmes. Nouveauté. Les deux recours traditionnels des riches, cynisme et mauvaise conscience, ne sont plus opérationnels. La modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Mais les riches savent que la partie est inégale. La dérision, ce dépassement, n’est pas dans leur camp ; ils n’y accèdent que lourdement, péniblement, tristement. L’argent n’a pas d’humour. Ainsi les pauvres ont envahi l’esprit des riches et le retournent comme un gant : votre richesse aussi, c’est de la misère. Verlan métaphysique.
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Le malheur des riches… La haine des riches pour eux-mêmes… J’exagère, n’est-ce pas ? Pourtant, au printemps 1940, dans son admirable préface au Livre de la Pauvreté et de la Mort, de Rilke, Arthur Adamov marquait déjà l’impossibilité de voir apparaître – ou réapparaître – une richesse digne de ce nom qui serait, à sa manière, un « reflet de la lumière ». « Pour qu’existe de nouveau une vraie richesse, écrivait-il, il faudrait que le monde extérieur puisse être le miroir fidèle du monde intérieur de l’homme. Or, cela n’est plus possible, cela est hors de notre temps. » Le délire moderne a accompli sa prophétie au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Il n’y a plus de signes pour les riches. Et les pauvres, comme le voyait déjà Adamov, « privés de biens essentiels », restent « dépouillés de tout, même du sens de la pauvreté. »
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Faut-il une preuve ? Ces ultrariches sur lesquels fond une ironie bien ambiguë nous la fournissent. Plus moyen pour eux de se distinguer des très riches, des riches moyens, des riches minables. Au fur et à mesure que les zéros se bousculent sur leurs comptes, ils sont de moins en moins contents d’eux-mêmes. Hôtels sous-marins, hôtels de l’espace, tout ce qu’ils peuvent bien imaginer, tout ce qu’une armée de zigotos s’échine à inventer pour eux, tout, avant même d’être construit, acheté, conçu, c’est déjà du connu, du classé, du râpé, du foutu. À rire ? À pleurer ? Plus de réserve de rêve pour les riches. Je me répète : la modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Alors ? Alors, bientôt, les pauvres ne rêveront plus des riches. Dans les banlieues, c’est fait. Je ne crois pas ce mouvement réversible.
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« Aujourd’hui, à chaque homme, écrivait encore Arthur Adamov, reste une tâche, arracher toutes les peaux mortes, les dépouilles sociales, se dénuder jusqu’à se trouver lui-même. » Oui. C’est la seule tâche vraiment indispensable, la première urgence intime, la première nécessité collective. Elle seule est capable de donner sens à l’exigence de justice. Pour ne pas le penser, il faut avoir décidé de ne rien voir, de ne rien comprendre, de ne rien sentir de tout ce que le monde nous jette à la face ; il faut s’être retiré à soi-même, par un pacte de peur et de folie, le droit de commencer.
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Quand il parle des banlieues, Nicolas Sarkozy prend un air accablé, indigné, peiné. Le chef hoche la tête, gravement, tristement. Les réactions de ces gens-là, il regrette de ne pas pouvoir les comprendre, mais qui comprend l’incompréhensible ? Puis il se ressaisit, hausse le ton, ferme son visage, promet justice et châtiment aux voyous, enfer et damnation à la voyoucratie, tandis qu’une inflexion de sa voix laisse entendre à quel point il souffre de devoir en venir à cette extrémité. Et le sentiment qui m’habite est alors très étrange.
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Ségolène Royal a raison de considérer qu’il y a de l’archaïsme dans l’attitude du président de la République. Je n’ose imaginer qu’elle m’ait suivi sur ce point. Toutefois, pour que l’accord soit complet, il faudrait qu’elle acceptât la suite du constat, à savoir que cet archaïsme, tout inopérant et discutable qu’il soit, a au moins le mérite pédagogique, auquel un formateur ne peut être insensible, de ne pas garnir la table du banquet de langoustes en plastique et de canards en carton.
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La vérité du chef. La peine qu’on fait au chef. La bonne volonté du chef mise à bout par les voyous. Le chef qui sanctionne malgré son grand cœur. Ce langage est terriblement daté. Ainsi parlait l’abbé du patronage morigénant les « voyous de la communale ». Ainsi parlaient les anciens, ces petits artisans du coin qui, pour fuir leurs acariâtres épouses, venaient lui donner un coup de main : au moindre dégât infligé à une chaise, ils se prenaient douloureusement la tête entre les mains en manifestant leur incompréhension. « Pas la peine de vous dévouer comme vous le faites, mon pauvre Robert ! » disait l’abbé. Et ils filaient tous les deux prendre l’apéritif. J’ai dix mois de moins que Jacques Chirac, c’est la première fois qu’un président se trouve être mon cadet, et je m’étonne de voir réapparaître le langage oublié de la gronderie. Comme à l’école. Comme à l’armée. Comme dans l’entreprise d’avant le management vicieux. Vraiment étrange, ce sentiment qui m’habite. Je suis presque touché. Tout cela n’était pas si mauvais, c’était mon enfance, ma jeunesse. Délicieuse nostalgie. Puis je me réveille. Comment est-ce possible ? Où faut-il avoir vécu pour ressortir ce langage ? Parmi les riches, bien sûr, dans la réussite et la satisfaction. Étrange, vraiment étrange. Est-ce antipathique ? Non. Même si je ne suis d’accord à peu près sur rien avec la politique de Nicolas Sarkozy. Il y a de la réalité là-dedans. Pas de vérité, mais du vérisme : ses concurrents n’ont ni l’un ni l’autre. Je repense à mes affrontements avec des patrons de petites entreprises familiales. Pour être dur, c’était dur. Et parfaitement inégal : je ne pouvais rien contre eux, mon sort était entre leurs mains. Ça gueulait très fort. Je ne me souviens pas d’avoir calé une seule fois : la seule vertu que je me reconnaisse. La détestation était réciproque et radicale, mais ils sentaient comme moi que nous ne nous parlions pas pour ne rien nous dire.
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Le langage de Robert et de l’abbé, langage de M. Pluche, langage de l’autorité sévère, bienveillante et souffrante, langage de l’autorité rédemptrice, est encore bien vivant. En régression, sans doute, mais vivant. On continue à parler sérieusement au nom de la loi, au nom de l’ordre, au nom de la vérité, au nom de Dieu, au nom de l’Entreprise. Mais il faut s’aveugler pour ignorer encore ce que cache ce langage, ce qu’il vaut, ce qu’il signifie, de quel couvercle il ferme les consciences et la vie sociale, ce qu’il laisse mijoter d’insatisfaction, d’infantilisme, de frustrations. Malins comme des singes, les managers ont flairé le danger et, comme d’habitude, ils ont truqué : un peu de choix subjectif dans l’obéissance vous dispensera de vous demander à quoi, au juste, vous obéissez. Manœuvre habile, manœuvre efficace : les apparences de la liberté et la réalité de l’irresponsabilité, voilà qui est bien séduisant. Personne n’est jamais très chaud pour changer son regard, pour recentrer en soi le principe de la responsabilité, pour refuser de sous-traiter sa pensée, de délocaliser sa sensibilité. Et pourtant, ce lent glissement de la parole, signe et instrument de l’idée nouvelle que l’humanité pourrait avoir d’elle-même, c’est cela la vraie modernité ; c’est en en sentant la beauté, la grandeur, l’âpre difficulté aussi, qu’on est moderne, qu’on est absolument moderne.
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Les banlieues, les quartiers, sont un des lieux privilégiés de ces changements. Elles en vivent la douleur, elles en manifestent la violence. Ce ne sont pas leurs supposés voyous qui font peur, c’est la négation obstinée et irrépressible qu’elles opposent, presque malgré elles et sans comprendre ce qu’elles font, à l’ordre de notre monde. Ce n’est pas ce qu’elles produisent qui est intéressant, c’est ce qui les travaille. Naturellement, on va tâcher de les subvertir : il sera bientôt enfantin, en banlieue, de devenir un poète remarqué ou un musicien commenté. Tentative inutile : on peut pourrir syndicats et partis, on ne pourrit pas les banlieues. Pourrir quoi, d’ailleurs ? Ce qui part d’elles, elles ne le savent pas plus que vous, bien moins même ! Pas de leaders à coffrer, pas de documents à saisir. Les banlieues sont la chance paradoxale de notre civilisation, une chance assurément tragique et plus que dangereuse, mais une vraie chance. Elles sont le seul endroit où les questions centrales de notre société soient vraiment posées : faut-il s’étonner si de telles questions, dans de tels lieux, naissent dans le chaos, la fureur, l’ignorance ? Sans les banlieues, tout, grosso modo, pourrait fonctionner tranquille. Tout le monde pourrait jouer le jeu. On réunirait un congrès pour expliquer que le roi n’est pas nu, ou que sa nudité n’est qu’un signe de sa liberté sexuelle. Impossible. Même silencieuses, même semoncées par les grands frères, même auscultées par les sociologues, même protégées par les CRS, même invitées à la télé, il y a les banlieues et elles cassent le jeu. Elles le cassent même à donf.
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De ce lieu de naissance, plein de cris et de sang, ils se servent de débarras pour leurs vieilleries, de banc d’essai pour leurs élucubrations. Ils vont s’y comparer, s’y rassurer sur leur bonheur, y tester leurs thèses, y éponger leurs ressentiments, y recycler leurs rêves tordus, y expérimenter leurs recettes d’amateurs. S’ils échouent, de toute façon, ce sera la faute des banlieues, n’est-ce pas ? Ils sont pourtant tellement moins hideux, les quartiers, que les bons sentiments qui les quadrillent. Eux, ils sont seulement terribles. Et le terrible, si l’on songe à Lautréamont, c’est l’ultime degré du beau.
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Par leur seule existence, les banlieues excitent tout le monde. Ces aimables sociologues qui y déambulent, ces honorables flics, ces bénévoles dévoués n’ont, j’en suis certain, aucune intention provocatrice. Pas plus que n’en avait probablement Nicolas Sarkozy lui-même dans la fameuse visite qu’il leur rendit. Mais il suffit d’un rien pour déchaîner le visiteur des quartiers. La violence latente ou possible, l’entremêlement du fantasme et de la réalité, la mythologie des rodéos, les gars qui tiennent les murs, les entrées d’immeubles, les caves, l’ennui majeur fracassé par les musiques hurlantes qui zèbrent l’architecture tarée, tout cela remue dans le visiteur un sentiment que chacun de nous connaît bien, entièrement dépourvu de violence, presque naturel, et que nos existences tiennent pourtant à distance. J’ai cherché quel nom lui donner, honnêtement cherché. J’ai trouvé que « l’insignifiance des choses » convenait bien. C’est un retraité de Colombey-les-Deux-Églises qui en parle au début de ses Mémoires. « L’insignifiance des choses, beau thème pour un colloque, cher confrère ! » « Mon cher ami, vous le traiterez mieux que moi. » Dans la banlieue, elle est là, elle sent fort et elle sent bon, l’insignifiance des choses, on la hume, on s’en pénètre, on en souffre, on en rit, on en meurt, on en jouit. Voilà pourquoi les plus gentils des sociologues, les plus paisibles des flics et même les présidents de la République, tout chamboulés dès qu’ils y mettent les pieds, se font provocateurs malgré eux. Ils s’y sentent menacés, silencieusement attaqués au plus vif. Citoyens-consommateurs, mes sœurs, mes frères, ne vivons-nous pas, chanceux que nous sommes, parmi les choses signifiantes ?
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Le mieux pour la banlieue serait qu’on n’y fasse rien. Ou le minimum : les services de base proprement assurés, un point c’est tout. Utopie. D’une part, parce que les services de neurologie ne pourraient accueillir tous ces bénévoles, tous ces penseurs, tous ces analystes, tous ces donneurs universels soudain décompensés et déprimés. D’autre part, parce que cela supposerait curable l’immense complexe de culpabilité qui fonde la modernité conquérante.
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Si je dis que les banlieues doivent servir à nous faire réfléchir sur nous-mêmes, je n’entends pas par là qu’elles doivent nous être une occasion de méditer lugubrement sur notre égoïsme de privilégiés, ni une invitation à nous réunir promptement pour fabriquer de nouveaux packages de procédures, de processus, de contenus de formation, de propositions d’éthique, de projets de vie, de bonnes paroles et de factures à la clef. Je ne dis rien d’autre que ce que je dis : elles doivent nous faire réfléchir sur nous-mêmes, voilà tout. « Le comte Mosca s’intéressait avant tout au bonheur du comte Mosca. » J’ai longtemps été surpris, et presque choqué, que Jacques Berque, dont la vie n’a été faite que d’attention aux autres, prenne un si grand plaisir à citer cette phrase de Stendhal. L’égotisme l’aurait-il tenté ? Non, c’est moi qui voyais mal. Ce que nous imaginons faire pour les autres est suspect si nous n’en sommes pas les premiers demandeurs et les premiers bénéficiaires. Ce qui n’a pas de nécessité pour nous, pourquoi cela en aurait-il pour les autres ? Les distributeurs de bonheur, de justice, de principes, toujours contraints de forcer le ton pour faire oublier ce qu’il y a de dérisoire et de compensatoire dans leur prétention, sont les ennemis intimes de la liberté. Ce que je peux « apporter » aux banlieues ? Autant que les autres : rien. Mais cette grande couronne de refus autour des villes, il m’importe de lui laisser faire en moi son chemin. La trace qu’elle y laissera, que je la repère ou non, me rapprochera de moi, et peut-être un peu plus.

(17 décembre 2007)