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L’humain d’abord ?

 LE MARCHÉ LVII

« La principale richesse de nos territoires, affirme cette jeune ministre, ce sont leurs habitants. » Je vaux donc plus, merci de la nouvelle, qu’une borne kilométrique ou un champ de betteraves. Merci, merci, merci.
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Je l’ai vue fonctionner de près, cette calembredaine. « L’entreprise, c’est vous, dit le grand patron. Sans vous, elle n’est rien. Sans vous, les dirigeants ne sont rien. » Puis, haussant le lyrisme d’un ton en même temps qu’il laisse l’utilitarisme pointer le nez, il poursuit : « Sans les hommes, rien n’est possible. » Alors la foule à laquelle il s’adresse retourne ses fusils. Petits fusils de carton, en vérité. Petits fusils de mauvaise humeur, de vanité blessée. Souvenirs de révoltes adolescentes, bribes de contestation comme une dent qui ne tient plus guère. Un gramme de séduction, quelques idées fausses mais apparemment larges, l’affaire est dans le sac, la réconciliation avec l’autorité consommée : les hommes sont la principale richesse de l’entreprise. Grand compliment ! Ils valent plus que les machines, plus que les bilans comptables ! Le plus stupide le sent : un cadeau pourri, c’est plus humiliant qu’une claque. Mais le patron est si gentil aujourd’hui, si humble, si accessible ! Si humain ! L’humiliation de chacun va se liquider en violence collective. Et, c’est parti pour la guerre, la guerre avec les autres boîtes, la guerre avec ceux de la boîte, toutes les guerres pour éviter la seule que l’on redoute, celle qu’on se déclarerait à soi au nom de soi. J’ai vu, atterré, ce hara-kiri collectif. J’ai vu avec quelle facilité peut s’abolir en chacun la distance qui le préserve. J’ai vu l’exaltation primitive de la gagne, cette saleté. J’ai vu, plus inquiétante encore, une sorte de sérénité lunaire, indémontable, inhumaine, asexuée. J’ai lu dans les yeux des gens le soulagement d’avoir déposé le fardeau : mais le fardeau, c’était eux. Leur émerveillement puéril de se sentir ensemble, châtrés mais ensemble, m’a épouvanté. J’ai vu naître de leur anxieuse satisfaction une connivence aveugle, prévenante, compréhensive, tolérante qui s’épanouissait en horreur aimable, en horreur diligente, en horreur active, en horreur terrifiée. Comme si, maintenant qu’ils n’avaient plus qu’à s’occuper des choses, tout allait devenir possible. Comme si un être humain, c’était une betterave, plus les droits de l’homme.
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N’allez pas vous raconter que cette sottise n’est qu’une formule. Quand je vous dis Bonjour, même si ma tête est ailleurs, même si je ne vous regarde pas trop, cela signifie que je vous souhaite un bon jour, que je vous souhaite de le vivre, ce jour, et de le vivre selon ce qui est bon. Si distrait que je sois, ou hypocrite, ou menteur, ou jaloux, ce mot Bonjour tient le coup, il a son sens et le garderait encore si je vous détestais. Je peux l’enrichir par ma sincérité ou l’appauvrir par ma désinvolture : je ne peux pas lui ôter ce sens qui ne m’appartient pas.
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« La principale richesse, c’est l’homme, etc. », c’est une ineptie, une pitoyable et solennelle ineptie. Ineptie dans la bouche d’une jeune ministre de gauche comme dans celle d’un vieux ministre de droite. Ineptie dans la bouche du grand patron qui n’a jamais digéré d’avoir été reçu deuxième au concours comme dans la bouche du syndicaliste qui s’excite sur le Front populaire en faisant son tiercé. Qu’elle saute, plus vite qu’un touite, d’un crâne encombré à un crâne inoccupé et d’une vieille expérience à une jeune ambition sans jamais rencontrer le moindre pompier du bon sens, le moindre gendarme du ridicule, le moindre douanier de la réflexion, le moindre instituteur du jugement, voilà qui devrait nous faire quelque souci.
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Mutilation rituelle, évidemment ! Circoncision ? Pas du tout. Excision. Excision, avec l’approbation experte de M. et Mme Tousse-Quicompte, politiquiciens, médéfoïdes et communicancants, de ce qui fait de nous des êtres humains : l’ailleurs, l’imaginaire, la transcendance, le mystère, de quelque nom que nous les nommions ou ne les nommions pas. Manière brutale, efficacement ignoble, de nous rabattre sur les choses, de nous coller au monde, de nous réduire à ce qui ne parle ni ne pense. Ignoble et, de plus, tellement, mais tellement bête ! Non seulement on nous compare à l’inerte, non seulement on nous mesure à l’aune des choses, mais on établit cette comparaison selon un critère dont la nature, précisément, se fout comme de colin-tampon : la richesse ! Comme si la nature jactait du Cac je ne sais quoi ! Comme si elle était actionnaire de Carrefour ! Comme si elle négociait avec Mme Merkel ! Que j’aurais donné gros pour voir Flaubert ou Léon Bloy massacrer cette crétinissime formule, jouer avec son inertie comme Shadow, le gentil petit chat d’Angélique, quand il vient déclarer la guerre aux souris du jardin. Je me trompais, tout à l’heure. L’être humain n’est pas une betterave, plus les droits de l’homme. C’est beaucoup mieux. C’est une betterave enrichie, plus les droits de l’homme.
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Shadow est vexé. Il se croyait la principale richesse du jardin, apprendre que c’est nous lui a mis un coup terrible dans les moustaches. Comprends bien ce qui se passe, Shadow. Un zozo, c’est quelqu’un qui joue sur tous les tableaux à la fois, qui fait gagnant gagnant avec lui-même. Eh bien, mon ami, nous avons affaire à des zozos. D’un côté, ils proclament qu’ils sont la principale richesse de ton jardin, et cela ne te fait pas plaisir, je le comprends aisément. Mais vois l’astuce. Quand je dis, ce qui est la pure vérité, que tu es le principal chat du village, cela veut dire qu’à l’évidence tu es le meilleur, qu’aucun des autres n’imite mieux que toi la démarche du tigre, qu’aucun ne s’aplatit sous les pommiers avec autant de grâce, qu’aucun ne sait se montrer si élégamment menaçant. Tu es d’accord, n’est-ce pas ? Qui ne miaule pas consent. Mais si tu es le principal chat du village, cela veut dire que les autres, même si on ne saurait les comparer avec toi, sont quand même tes semblables, et que tu partages pas mal de choses avec eux. Tu hésites à accepter cette idée, n’est-ce pas ? Je te comprends, mais je vois dans tes yeux que la raison l’emporte. Tu es un chat démocrate et républicain, bravo. Eh bien, mon cher, c’est exactement le raisonnement que les zozos veulent appliquer, mais cette fois à tort, aux humains. Quand ils disent que les hommes sont les principales richesses des jardins, c’est pour sous-entendre qu’ils sont aussi, dans ces jardins, des richesses parmi d’autres. Et que les points communs qu’ils ont avec les chats, avec les chiens, avec tous les autres vivants non humains sont si importants qu’ils peuvent partager avec eux ce qui, dans leur condition humaine, les embête le plus. Quoi, me demandes-tu ? Je vais dire des mots qui, je le crains, ne te diront pas grand-chose. La liberté, par exemple. Vois-tu, être les seuls dans la création à se taper une liberté et à se farcir une âme, ça les gonfle. Ils ont donc décidé, astucieuse générosité, que c’était une injustice de ne pas partager ces embêtements avec les animaux, avec les végétaux, avec d’autres encore. C’est pourquoi, mon ami, ils sont en train de te bricoler une personnalité, une conscience, je ne sais quoi d’autre encore, une appartenance sexuelle, sans doute, ou des convictions politiques, un profil de consommateur, une carte d’identité féline dûment sécurisée, toutes choses dont, à considérer ton air dubitatif, tu ne sembles pas spécialement préoccupé. Pas seulement à toi, note bien ! Au vieux poirier aussi ! Et à la mignonne vipère qui vient roupiller dans la terre bien humide des géraniums ! C’est ça leur astuce, Shadow. Se débarrasser sur toi et tes copains de ce qui les encombre, Punktum damit. Sans oublier les végétaux, of course. Mais oui, mon pauvre Shadow, ils veulent que tu les libères de leur liberté, ils veulent que tu les sauves de leur salut ! Ils veulent la responsabilité de l’humain, mais enchâssée dans l’irresponsabilité de la nature. Ta soucoupe de lait et l’argent de ta soucoupe de lait. La solitude de l’humain les terrifie. L’impénétrabilité de la nature les terrifie. Ce qu’ils veulent, au fond, je vais te le dire. C’est une patinoire à vivre. La créativité économique pour oublier la mort, la jouissance conforme pour oublier qu’on est un cas unique, que demande la démocratie ? Et plein de culture là-dessus pour oublier l’ennui, de la culture qu’on dévore à pleines dents, comme on dit à la radio. Et la tolérance. La tolérance non pas vraiment pour tolérer, ce qui serait superbe : la tolérance pour émousser, pour désamorcer, pour réduire. Tu as raison de hocher la tête, tout ça est plus ballot que méchant, au moins au début ; mais fais attention, après ça se gâte toujours. Une autre fois, je t’expliquerai pourquoi ils sont comme ça. Je te dirai ce que c’est qu’un puritain à l’envers, un janséniste décentré. Et puisque je lis la curiosité dans ton œil, je te montrerai comment un enfant de la technique devient nécessairement un cornichon de l’innocence, et parfois hélas ! un très méchant bonhomme. Tout ça pour te dire qu’ils vont venir te faire un gringue pas possible, te parler des droits de Shadow, te proposer de griffer une convention : leur idée, mon petit vieux, je t’affranchis, c’est de faire de toi le pot de chambre de leur âme. Mais pourquoi regardes-tu la porte comme ça ? Tu as besoin de sortir ? Sinon, c’est là où tu es ? Tu négocies sec, si j’ose dire ! Je ne te comprends pas, Shadow, je ne te comprendrai jamais. Mais c’est ça qui me plaît en toi, on dirait que c’est fait exprès, sacré allumeur d’on ne sait quoi. Allez, file, je leur dirai que Monsieur est sorti.
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La radio est le média du passage, en cela très supérieur aux autres. On traverse une pièce, on happe une phrase comme on pique une olive, on va la digérer plus loin. Quelques propos d’un économiste sur l’activité – et l’avidité – des banques m’ont ainsi renvoyé à un débat du début des années 70 dans un séminaire de formation destiné aux animateurs des Maisons de la Culture. Mai était encore très frais, il était inconcevable de canaliser les conversations. On parlait de tout, ou presque. Et, dans ce tout ou presque, la sexualité n’était jamais oubliée. On l’évoquait de toutes les manières possibles, sauf sur le mode grivois : dans le couple, dans la société, dans le travail, dans la vie politique, dans la culture. On disséquait les expériences alternatives. Mais on en traitait aussi d’une manière plus fondamentale, et le débat s’engageait alors sur la notion de désir, omniprésente.
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Tous les stagiaires étaient naturellement les enfants de 68, mais ils étaient loin de l’être de la même manière. Pour les uns, Mai avait renouvelé et « interpellé » une formation initiale qu’il avait ébranlée, mais pas forcément déclassée. D’autres semblaient être nés à la vie de l’esprit et à la conscience sociale sur les barricades, ou en les regardant à la télé. Entre eux aussi d’autres différences, imperceptibles au profane, qu’avait installées la profusion des groupuscules engagés dans les manifestations, et auxquelles ces jeunes gens tenaient d’autant plus qu’elles étaient plus ténues et rhétoriques. Sans parler de la diversité des complexions et des histoires personnelles. Ce soir-là, on avait encore parlé du désir, tant parlé que le silence avait recouvert la fatigue. Et qu’une voix, je ne sais plus laquelle, ce pouvait être n’importe laquelle, avait simplement laissé tomber : « Ce n’est jamais assez, hein ? » Et alors…
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Et alors, les choses sont devenues sérieuses. Et alors, les différences, et Dieu sait s’il y en avait dans ce groupe où chacun, de bonne foi, défendait sa vérité, ou plutôt son accès à la vérité, les différences se sont gentiment assises sur leurs tabourets de différences pour contempler ensemble, chacune y allant de son légitime commentaire, ce qui nous unissait. « Ce n’est jamais assez, hein ! » Le catho et le libertaire, le communiste et le manager, le sage et le dissipé, sont pauvres devant le désir. Il avait fallu toutes ces raisons échangées, ces histoires de vie, ces affrontements, ces savantes références aux auteurs, pour que cette simple évidence métamorphose le débat. Pour que les stagiaires, et moi avec eux qui ne me sentais bénéficier d’aucun statut privilégié, nous sentions ensemble qu’elle nous habitait au plus secret, au plus libre de nous, et que nous cédions à cette évidence, c’est-à-dire, comme dit Fumet, que nous nous rendions capables de penser.
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Et personne, certes, ne démissionnait devant personne. Et le sage n’allait pas décider de se dissiper, ni le dissipé de s’assagir, même s’il ne renonçait sans doute pas à dissiper le sage, qui ne renonçait pas à l’assagir. Mais de quelle sagesse parlons-nous, de quelle dissipation? Qui est sage, qui dissipé ? Qui a la clef de tout cela, qui en dira la règle, qui en imposera la norme ? La seule réponse, alors, ce serait la tolérance ? C’est une triste et pauvre réponse. Elle affirme la puissance tutélaire du tolérant et la faiblesse reconnaissante du toléré. Elle suggère des relations humaines qui s’établissent entre des tolérants, forcément supérieurs, et des tolérés, nécessairement inférieurs. Que les rôles puissent s’inverser n’y change rien : le jeu se fait toujours entre une grande âme et une âme moins grande, celle qui comprend et celle qui est comprise. La tolérance n’est pas une réponse à la violence. C’est plutôt une défaite programmée, le dernier sursaut d’une morale morte. Deleuze avait raison : « La perception, pas la morale ! »
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Céder. Si quelqu’un voit de la démission là-dedans, qu’il veuille bien considérer qu’il n’a rien compris, vraiment rien. Céder à une évidence intérieure qui n’aliène pas, qui ne nécessite aucune explication, qui n’exige aucune justification. Céder à qui ? À soi, si l’on veut, mais à un soi infiniment plus profond que soi, infiniment plus jeune, infiniment plus large, infiniment plus paisible, infiniment plus fort parce qu’infiniment plus aimant, à un soi qui bouscule – presque à tous les sens du mot, même les plus triviaux -, le soi défensif et affolé, tout occupé à monter et à sécuriser la baraque de foire qu’il appelle avec quelque aigreur son identité. Penser, c’est céder.
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Quand je songe à ces instants de vérité, je veux dire de vérité sentie, je ne peux leur arracher que des bribes de sens, je ne suis pas capable d’en parler autrement. J’en ai connu plusieurs de cette sorte dans ma vie. Ce n’est pas que je les croie plus importants que l’ordinaire des jours : c’est que l’ordinaire des jours, ils l’aspirent, le détruisent et le recomposent. Tout passe par là, il ne me reste que des lambeaux d’idées, des traces de souvenirs.
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Il me reste qu’on peut désirer un instant de cette sorte, mais qu’on ne peut pas le vouloir ni se le proposer comme objectif. À lui seul, il périme et ridiculise le volontarisme niais de la pensée selon l’objectif.
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Il me reste qu’il survient d’une façon incompréhensible. Aucun des stagiaires ne se doutait, ni même espérait, que nos discussions interminables et approximatives nous conduiraient à ce silence et à ce sourire. Mais sans ces discussions, sans l’énergie, la loyauté, l’intrépidité avec lesquelles ils s’y étaient engagés, rien ne serait arrivé : voilà, en tout cas, ce que nous avons appris après.
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Il me reste que cette connaissance n’est d’ailleurs recyclable en aucune façon. La scène se vide à chaque fois, la matière se consume entièrement.
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Il me reste que nous étions séparés et ensemble. Aucun mot d’ordre, aucun projet commun. Rien d’autre que cette bonne volonté en chacun de nous, fragile, incertaine, hésitante. Des individus et, autour d’eux, le monde. Mais quand ces individus sont vraiment présents, présents selon eux-mêmes, non pas selon un projet, un parti, des intérêts, non pas selon quelque bout de gras à défendre ou à promouvoir, alors, au fur et à mesure que chacun apprend à céder à cette tentation de la liberté qui, du même mouvement, le nie et le recrée, celui-là sent qu’autour de lui, par des chemins dont personne ne sait rien, même ceux qui les empruntent, d’autres apprennent aussi à céder à leur différente et semblable liberté.
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Il me reste qu’il n’y avait aucun compromis entre nous, aucune recherche d’une position moyenne, raisonnable, acceptable. Les intérêts vont à Grenelle, la liberté n’y va pas. Aucun compromis, et même une étrange intransigeance. Parfois, il nous semblait que nous étions d’accord. Tant mieux. Parfois, il nous semblait que nous n’étions pas d’accord. Tant pis. Considérations subalternes.
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Il me reste qu’à certains moments, les échanges étaient plus que vifs. Dommage pour nos nerfs et pour la vaisselle. Mais se faire plus zen que nature, c’est absurde et hypocrite : la cruauté aussi peut prendre une gueule aimable et arrangeante. Et puis, la pensée, ce n’est pas le golf. Le pari n’est pas de réussir à être ou à paraître le DRH de ses propres humeurs, la cellule psychologique de ses passions. Le pari, c’est de croire que les passions elles-mêmes sont un chemin pour le vrai. Que, de cette chance ou de cette grâce, personne n’est exclu. Et que, quand on croit en être exclu, c’est qu’on est tout proche de l’accueillir.
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Ces instants-là sont des étoiles qui se fixent dans notre ciel. D’autres les ont vues avec nous, nous vivons donc sous le même ciel. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aussi clair. Quand des instants comparables surgissaient dans un séminaire en entreprise, ils ne sonnaient pas de la même manière. Une porte qui s’ouvrait, un responsable qui entrait, le jeu était cassé. C’était moins large, plus anxieux, avec un léger goût d’enfance retrouvée. Est-ce encore possible aujourd’hui, autrement qu’entre amis ? Je n’en suis pas certain. Pas dans l’entreprise, sans doute, pas dans la politique, pas dans l’Université, pas là où règne la guerre de tous contre tous, pas là où se débitent, pitié pour ces minables, des éléments de langage. Dans quelque endroit ignoré, alors ? Puisse-t-il le rester.
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Aujourd’hui, une amie pour qui j’ai considération et affection me glisse dans un mail qu’elle craint de tourner peu à peu à la misanthropie. Tant qu’elle ne m’explique pas qu’elle est devenue philanthrope, pas de souci.
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Nos associations d’idées sont gonflées, quand même ! Ainsi c’est en écoutant cet économiste décrire les mœurs des banques que j’ai songé à ces moments de bonheur ! Comme si je voulais qu’ils reviennent ! Indécent en un sens, tu en demandes trop, mon petit, tu as eu ta part, non ? Et je réponds : Je veux tout. Non pas parce que tout m’appartient. Parce que tout est payé pour tout le monde, tout de suite. Parce que, si je n’ai pas tout, personne n’aura tout. Parce que j’ai besoin que tout le monde ait tout pour avoir tout.
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Tout ? Ça peut se dire autrement. Ça peut se dire : Rien. Car si tout être humain mérite tout, chère amie exigeante et droite, le monde où nous vivons ne mérite rien. Et ta crainte d’être misanthrope, n’est, je crois, que l’embarras d’avoir à faire face à cette double évidence. Quand tu l’auras vraiment admise, tu seras redoutable pour les amis de la mort.
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L’humain d’abord ? Banco. Mais qu’on comprenne bien ce que ça veut dire. Ça ne veut pas dire les drapeaux rouges et les cortèges qui gueulent pendant que, dans leur fauteuil, les leaders préparent le coup suivant. Ça ne veut pas dire la vieillerie et, même peinturlurés d’écarlate, les mots d’ordre, les états-majors et les stratégies politiques. Des mesures de justice sociale ? Tout ce que vous voulez, je signe. Mais attention. Seule, la politique aujourd’hui ne peut plus rien. Non pas, naturellement, parce que ces Messieurs Dames sont des vendus ou des stupides. Parce que la politique n’est qu’un premier étage et que les fondations sont bousillées, toutes les fondations. Parce que toute mesure politique est désormais happée par le non-sens et que le seul effet des vocalises des communicancants, c’est de rendre cette évidence encore plus évidente.
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L’humain d’abord ? Bravissimo ! Eh bien, allons-y ? Qui ? Vous, naturellement, chère lectrice, cher lecteur, vous et moi, vos enfants, vos amis, vos parents, vos collègues et les miens. Pas besoin de tellement d’imagination. Descendons d’un étage. Passons du politique au pré-politique. Pour qui vous votez, je m’en fous. Moi, je ne vote plus, et le zigoto qui viendra m’expliquer que je n’ai pas une conscience citoyenne repartira avec, dans sa besace, un florilège d’amabilités montrougiennes des années cinquante dont il pourra faire profiter sa chère descendance.
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Pré-politique ? Simple. Faire ce qu’on dit. Dire ce qu’on pense. Penser ce qu’on sent. Je vois bien que cela ne va pas de soi. N’être l’interprète de rien, l’acteur de rien, un acteur social ne mérite que des pommes cuites. Aucune outrecuidance, pas le moindre esprit de supériorité. Ne jamais être inquisiteur, c’est une horrible tentation. J’y ai cédé parfois, c’est la seule de mes fautes qui me fasse vraiment honte, j’y ai cédé parce que j’étais malheureux. L’inquisiteur découvre que d’autres n’ont pas résisté à la tentation de la merde, mais, lui, il la désire.
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Ce que je pense des managers, je n’ai plus besoin de l’expliquer mais, vraiment, ce grand patron qui a des soucis avec la justice, qu’on ne compte pas sur moi pour l’accabler. C’est lui qui m’accable par les explications qu’il croit devoir donner dans Le Monde et qui, d’une certaine manière, le disculpent entièrement, tant il est évident qu’il n’a pas la moindre conscience des réalités. Mais il faut choisir. L’esprit qui règne dans les entreprises, on le conserve ou on le liquide ? Et qui le liquidera, si ce ne sont les travailleurs ? Et qui en première ligne ? Ceux qui ont le plus de responsabilité. Ceux-là, je les appelle à l’insurrection pacifique de la conscience et de l’intelligence. Pacifique mais dangereuse, figurez-vous que j’ai quelques raisons de le savoir. Mais ça conserve, voyez-donc ! Et puis, qu’est-ce qui est le plus intéressant ? Grimper comme un petit singe savant les échelons de la hiérarchie en enfilant de temps en temps son plus chouette costard pour aller réciter sa leçon d’humanisme, ou se faire virer la joie au cœur parce qu’avec ses petits moyens et sa grande bonne volonté, on a un peu fait chier les croque-morts de la guerre économique et que ça a réveillé quelques endormis ? Qu’est-ce qui leur fera le plus de bien, à vos gosses ? Votre feuille de gages ou l’exigence que vous leur aurez refilée, même si l’héritage ne suit pas ?
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Choisir la vie. Malgré tout. Non pas désirer l’insécurité, mais l’accepter comme une inévitable conséquence. Chacun à sa mesure, à sa manière, à son rythme, à son désir, personne n’a de comptes à rendre, personne n’a à en demander.
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Un professeur, c’est un homme ou une femme devant des jeunes. Une liberté plus forte devant des libertés encore faibles à affermir. C’est ça d’abord. Le reste vient après, le reste marche derrière, ou ne marche pas du tout. Si vous ne comprenez pas cela, si vous n’en prenez pas le risque, vos passions révolutionnaires et vos désirs de justice sont des fariboles que je n’ai aucune raison de respecter.
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Ton avenir, mon petit ? C’est cet instant même, ton avenir. Non pas détaché de la durée comme une cerise volée sur un gâteau. Lié à elle, au contraire, mais par les liens les plus ténus qui soient, par les mystérieuses connexions de l’âme, par l’incontrôlable déploiement du rêve. Méfie-toi de la sagesse quand elle se fait anxieuse, c’est le pire visage de la peur.
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Comptables, pas plus haut que les chiffres ! Nous parlions du désir, ces années-là, mais nous n’en parlions pas en comptables. Nous ne marquions pas des points quand nous lui résistions. Nous ne marquions pas des points quand nous lui cédions. Commun et incommunicable. Insoutenable légèreté ou poids qui ne pèse pas. Nous vivons vraiment sous le même ciel.
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Mais les enfants du Bon Dieu, il ne faut pas les prendre pour des canards sauvages ! Toutes ces choses dont je parle mal, trop mal, vite, trop vite, elles sont si graves, si nécessaires ! Alors, de temps en temps, les amis, il faut se payer la tête des connards, et bien se la payer. Cette étudiante nous arrive affreusement inquiète. Elle a postulé pour un petit boulot, des sous-fifres excités de l’importance que ça leur donne exigent d’elle une lettre de motivation. On lui a raconté tellement de salades sur ce machin qu’elle ne sait pas, qu’elle ne sait plus, la pauvrette. On s’y met tous. T’as qu’à dire ça. T’as qu’à écrire ci. Non, rien ne lui va, elle croit toujours que ce n’est pas assez, que ce sera mauvais pour elle. Elle dit qu’on n’a pas mis les bons mots. Et nous, on est désolés.
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Alors, moi, manager général du site Résurgences, je prends une initiative. Je suggère à tous ceux qui auront à remplir une lettre de motivation d’unir leurs efforts pour renvoyer cette saloperie au diable qui nous l’a envoyée. C’est extrêmement simple. Il suffit que votre lettre de motivation comporte, en tout et pour tout, deux mots, deux mots dont on attestera, s’il le faut, la légitimité littéraire depuis la plus haute antiquité : Mon cul !
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On comprend, je pense, que je ne ris pas du tout.

(5 juillet 2012)