Le management pour tous ?

LE MARCHÉ LX

Ne pas céder. Être intransigeant sur la part la plus folle de soi. Ce qu’ils refusent en moi, c’est cela qu’il faut exprimer.
Jean Sulivan
 

Quelques jours avant la manifestation des opposants au mariage pour tous, Pierre Bergé fait observer que, de toute façon, le projet sera voté. Arithmétique, réalisme ou cynisme, il a raison. Tout le monde a pourtant fait comme si le débat était utile, nécessaire, décisif : les opposants au projet, bien sûr, qui voulaient se faire entendre, mais aussi ses partisans, qui ne se sont pas privés de renvoyer les balles.
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L’Assemblée a organisé des auditions. Des juristes, des anthropologues, des psychanalystes se sont fait entendre, dont Internet porta les pensées contradictoires bien au-delà du Palais-Bourbon, et qui suscitèrent eux-mêmes, dans les médias ou ailleurs, d’autres réactions. Si l’on ne peut que se féliciter de ces occasions de réflexion fournies au public, là n’était toutefois pas leur destination première. Et il faudrait un bien grand optimisme pour imaginer que cette effervescence intellectuelle a eu un impact sérieux sur le vote des députés dont, à quelques rarissimes exceptions près, elle n’a nullement troublé, surtout dans les deux plus grands partis représentés dans l’hémicycle, l’harmonie préétablie. Sourire sans chat, disait Lewis Carroll : l’Assemblée nationale a donné l’impression d’un bouillonnement sans lait.
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Des juristes, des anthropologues, des psychanalystes, il était bon que les députés en écoutent. Et aussi, tout simplement, des gens qui témoignent. Mais dans quel but ? Pour que chaque élu pèse et soupèse leurs arguments en toute conscience, les confronte aux siens, et puisse ainsi voter en toute connaissance de cause et en toute liberté. Dans les conditions du débat, il eût été compréhensible qu’un mouvement d’humeur persuadât l’un de ces spécialistes de limiter son intervention à quelques mots, turlututu chapeau pointu, par exemple. Est-il utile de fournir des éléments de réflexion à des gens dont le contrat est d’obéir sans réfléchir ? Pourquoi mobiliser le droit, l’anthropologie et la psychanalyse quand les carottes sont cuites ?
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Imaginons le débat si les orateurs s’étaient exprimés sans se laisser gouverner par leur appartenance politique, sans se laisser manipuler par leur expérience propre, leur mode de vie, leur sexualité. S’ils avaient parlé sans crainte de se contredire, sans se river à eux-mêmes, en cherchant uniquement à s’approcher du bon, du meilleur possible, du plus désirable. Imaginons même un député qui ne conclut pas, qui avoue qu’il ne sait pas choisir : son hésitation loyale est un formidable cadeau qu’il fait à ses collègues. Une fraîcheur tombe sur l’hémicycle, une gravité légère. Et si, à la fin des fins, il faut voter, un silence respectueux accueille la proclamation du résultat. Les vainqueurs ne tombent pas en pâmoison extatique, les vaincus ne se tordent pas les bras de douleur. L’Assemblée a fait du mieux qu’elle a pu parce que chacun des députés a fait du mieux qu’il a pu. Il n’en a pas été ainsi. Le simplisme partisan a sévi.
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Rien n’exige autant d’organisation qu’un mensonge collectif, surtout quand il est tacite. D’abord, l’affichage. Nous allons moderniser la communauté de travail, dit l’entreprise avant le licenciement. L’archevêque de Paris et la Garde des Sceaux, en désaccord sur tout, s’entendent pourtant sur un point : le débat sur le mariage pour tous marque un changement de civilisation. Mazette ! Gutenberg a-t-il jamais rien tweetté de tel ? Et Christophe Colomb, quel message radio ? Fait-on voter un changement de civilisation ? Le Conseil constitutionnel décide-t-il de sa validité ? A-t-on jamais défilé contre un changement de civilisation ?
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Une fois l’importance de l’événement proclamée par les dociles communicancants, le management doit définir un enjeu que tout le monde puisse admettre. Dans l’entreprise, on a l’embarras du choix : la compétitivité, la modernisation, dans certains cas la survie, ou encore, si l’on est en panne d’imagination, la communication elle-même, une bonne fille qui ne refuse rien. Cet enjeu doit être fortement idéalisé. Dans le débat sur le mariage pour tous, l’enjeu c’est la famille. De même que le management oppose aux duretés de l’entreprise réelle une entreprise mythique, objet de toutes les célébrations et foyer de toutes les espérances, la société pétrie de la logique managériale oppose à la famille réelle une famille illusoire. Ainsi, sans que personne ne s’en étonne, on voit les partisans du mariage pour tous, les MPT yes, et ses opposants, les MPT no, rivaliser d’enthousiasme théorique à l’égard d’une institution aujourd’hui en pleine décomposition puisqu’elle est la principale victime des aberrations de la modernité.
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Double contradiction. Côté MPT yes, d’abord. Je passerai vite sur mes quatorze ans, quand mes parents m’offrent Les Nourritures terrestres et que, comme un contre-don en nourriture intellectuelle, je leur en lis des passages, un soir, dans la cuisine du HBM, en imitant la diction solennelle des acteurs de la Comédie française. Je les aime bien, mes parents, mais j’étouffe, ce texte me soulage. Je n’ai pas beaucoup lu Gide, mais comme ils m’ont aussi offert Si le grain ne meurt, je n’ignore pas ses mœurs : c’est même par cette lecture que commence mon éducation sexuelle. Quand j’en arrive au Familles, je vous hais ! je les regarde dans les yeux. Ils ont l’air attendri, sans doute pensent-ils que je suis bon en français. À l’image de ce souvenir d’enfant, l’homosexualité a toujours été, pour moi, associée à la révolte, je ne m’habitue pas à la voir piaffer devant les portes du conformisme. Quand j’entends les MPT yes parler de « faire famille », cette formule sans grâce me déplaît. Le verbe faire ne convient pas aux choses de l’amour, je préfère la vulgarité de baiser à la prétention rangée de faire l’amour. Reste que l’homosexualité, même si je suis un enfant timide, et même si je n’en sais pas le nom, ne m’est pas inconnue. Jusqu’à vingt ans, j’ai vu dans les filles des créatures purement théoriques, lointaines et inaccessibles. Fils unique, pas de cousines de mon âge, pas de copines. L’école n’est pas mixte. Le patronage non plus, où règne non pas une pédophilie perverse, mais une atmosphère constamment ambiguë qui est loin d’être sans charme, pleine de secrets et de non-dit, tellement plus intéressante que les assommants problèmes du monde. Vieilles histoires, je le vois bien, mais dont, au fond, j’assume l’héritage. Aucun étonnement devant l’homosexualité, une certaine familiarité avec elle. Mais elle m’a ouvert l’accès au rêve : je ne suis pas solidaire d’elle quand elle se met à la remorque d’un monde que je déteste, ou quand elle veut s’en faire la figure de proue. Dans le débat en cours, je me suis senti aussi éloigné des principes des opposants au projet que de l’hubris de ses partisans. La position de Sylviane Agacinski m’a semblé la plus juste, la plus respectueuse, la plus droite. Et puis aujourd’hui, c’est par la science, par la technique, pour elle nécessairement associées à la procréation, que l’homosexualité est liée à la modernité. De ce fait, les problèmes qu’elle pose ne manqueront pas de la dépasser, et concerneront tout le monde. Face à de pareils bouleversements, comment se contenterait-on de vouloir gentiment « faire famille » ? La modernité guillerette de la formule fera-t-elle oublier les contradictions dont elle est lourde ? Côté MPT yes, cette célébration nouvelle de l’ordre paraît bien légère : rien d’autre là-dedans, sans doute, que l’élusion d’un avenir plus que problématique.
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Côté MPT no, la célébration de la famille traditionnelle n’est pas plus convaincante. Elle a un parfum d’embaumement qui m’écœure. Si, ici ou là, la famille a trouvé un second souffle, elle ne se soucie certainement pas d’exposer les vieilles dentelles, encore moins de vanter l’esprit de famille, plus détestable encore, s’il est possible, que l’esprit de l’entreprise. Entre les deux, il reste aux malheureux tradis bien peu de temps pour vivre. Juste assez pour rêver. Ils veulent oublier, ces tradis, qu’à partir de six ans, les enfants sont plongés dans un purin publicitaire qui les fait exigeants, snobinards, mesquins, jaloux et que, si l’on ne veut pas qu’ils y sombrent, il faut mettre à la poubelle, avec les images pieuses, les généalogies familiales truquées par quoi les pauvres tentent grotesquement de se faire des gueules de riches. Ils veulent oublier qu’il n’est pas de vie familiale possible, pas plus que de vie personnelle, pour qui ne veut pas rompre avec la société de consommation, de communication, de propagande. Ils veulent oublier qu’il y a le feu à la famille, et que ce n’est pas la faute des homosexuels. Ils veulent oublier que le monde qui les fait encore délicatement saliver est mort et enterré. Que, s’ils font encore semblant de s’en recommander, c’est qu’ils n’ont pas le courage d’en imaginer un autre. Osent-ils même le regarder, l’écouter ? Une étudiante, l’autre jour, une belle plante de vingt ans, me raconte la sexualité de ses copains et copines. Les homos, les hétéros, les bi, elle connaît le sujet encore mieux que je ne savais, à son âge, les stances de Polyeucte. Soudain elle se rembrunit. Parce que le problème, me dit-elle, le problème, mais alors là le problème hypergrave, c’est les plus jeunes, ceux de quatorze quinze ans, alors là ça lui fait peur, ils renversent toutes les barrières, toutes, les vieux de son âge en sont interloqués. Et on continue à me faire de la pub pour la famille traditionnelle ? Qu’est-ce que cette idéalisation loufoque ?
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Je le dis trop brutalement, mais j’ai eu le sentiment d’un débat inauthentique. D’une complicité générale dans l’inauthenticité. Le système des partis, bien sûr, cette sotte broyeuse. Dans les formations aussi, chacun avait à défendre un service, un supérieur, un syndicat, un minuscule réseau de pouvoir. À mes yeux, le but de la session était clair : faire voltiger ces béquilles, au moins provisoirement. Devant ma télévision je ne pouvais que ronger mon frein et m’affermir dans l’évidence que les partis politiques sont à ranger dans la classe des nuisibles. Seuls quelques auteurs partagent, il est vrai, cette idée bizarre, des esprits de second ordre, naturellement, si on les compare à Jean-François Copé ou Harlem Désir. Simone Weil, par exemple, qui demandait l’interdiction pure et simple des partis politiques. « L’intelligence est vaincue, écrit-elle, dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement et implicitement, du petit mot nous. » Avant elle, Alphonse de Lamartine, je le rappelais dès mon tout premier Marché, les épinglait ainsi, limitant sa palette aux couleurs de son temps : « Blancs, rouges, bleus, (ils) ne sont que des passions haineuses, honteuses et féroces qui exploitent en riant quelques sentiments généreux et nobles. »
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D’autres raisons concourent à cette inauthenticité. Me frappe beaucoup l’indifférence à la situation du monde que manifestent les pour comme les contre, pressés, les uns comme les autres, même s’ils n’en ont pas la même idée, de se lover au cœur d’une famille qui se montrera bien illusoirement protectrice. Ce débat sur l’homosexualité cache d’ailleurs beaucoup de choses. Il réveille probablement dans bien des hétéros, sinon l’envie, plus ou moins refoulée, d’essayer, du moins un trouble, une interrogation peu désirée qui, sans doute, dans bien des cas, pose des questions indiscrètes à une identité sexuelle moins affirmée qu’elle ne l’imagine. D’un autre côté, à force de la vouloir non-problématique, qualité à laquelle aucune réalité humaine ne peut prétendre, on incite l’homosexualité à s’enfermer dans des postures qui l’isolent. Il y aurait donc beaucoup de moyens d’échapper à l’incompréhension réciproque que provoque une trop simple catégorisation sexuelle – probablement aggravée par le débat sur le mariage pour tous – si cette catégorisation, comme ce débat l’a montré, n’était pas aussi un aspect de la furie classificatoire dans laquelle le management a besoin d’étouffer la vie.
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Il reste toutefois une différence importante entre les débats de l’entreprise et ceux de l’Assemblée nationale. Les premiers sont directement manipulés, les seconds ne le sont qu’indirectement. Dans l’entreprise, tous les débats sont truqués, non seulement du fait des statuts hiérarchiques, mais aussi parce que les directions, les DRH, la communication et, presque toujours, la formation, mettent consciemment leurs forces et leur talent au service de cette manipulation. Si les structures politiques sont protégées de cette tentation, ce n’est pas qu’elles soient plus vertueuses, c’est qu’elles n’ont pas besoin d’y céder, au moins de la même manière. Le pouvoir de l’argent sur la société est assuré depuis longtemps. La finance et les banques contrôlent tout. C’était la première étape. La deuxième, grâce aux bien nommés acteurs de la vie économique, grâce aussi à la myopie d’une certaine espèce d’humanistes chrétiens qui ont semé leurs principes en Europe et y ont fait pousser des traders, est en bonne voie d’achèvement : la presque totalité des structures sociales et culturelles répond au quart de tour aux exigences impériales. Peut-être, bien loin des enjeux apparents, le débat sur le mariage pour tous a-t-il servi de couverture, sans qu’aucun des deux camps ne s’en soit aperçu, à un événement décisif et prévisible : l’engagement de la société française dans la troisième et dernière étape de sa soumission à l’iimperium mundi managérial. Après la prise de pouvoir par l’argent, après la perversion des structures sociales et la dénaturation de la culture, voici le Munich des intériorités. Que cosignent toutes les variantes du désastre moderne – depuis les nostalgiques d’une civilisation chrétienne qui n’a jamais existé, sauf pour servir de débarras à leurs peurs et de frigo à leurs projets, jusqu’aux écervelés du progrès, aux fuyards de l’avancisme, condamnés à user ce qu’ils cherchent avant même de l’avoir atteint et, de plus, à faire semblant de s’en réjouir -, toutes variantes frauduleusement planquées derrière des considérations sexuelles contradictoires qui ne sont guère que les pom-pom girls de la question, aussi utiles pour sortir du « malheur où nous voilà pris » qu’un édito du Nouvel Obs pour éclairer la question morale.
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Dans les débats de l’Assemblée ou dans ceux qu’ont organisés les médias, je n’ai cessé de retrouver un style que je connais bien et qui ne songe d’ailleurs plus à se cacher. Quand l’archevêque de Paris parle des « cadres » de son diocèse et évoque son action pastorale en des termes que ne désavouerait pas un patron d’entreprise, je cauchemarde : un instant de distraction du Saint-Esprit, et Manager Ier succèderait à Benoît XVI. Un homme délicat, ce prélat, et un vrai prophète. Il nous en a avertis à la télé : si un pape africain est élu, qu’on ne s’attende pas à le voir danser en pagne sur la Piazza Navona. Dominique Bertinotti n’est pas non plus une mauvaise élève en management. Je l’ai observée durant sa discussion avec Henri Guaino, elle connaît assez bien les trucs. Tout l’humanisme est dans son camp, toute la ringardise dans l’autre : ça le fait. Montrer un visage plus épanoui que nature quand on défend sa thèse puis, à l’évocation de la thèse adverse, baisser le ton et prendre un air blessé, navré, dégoûté, incrédule, ça aussi elle le réussit bien. Une maladresse lui interdira toutefois le prix d’excellence. Inutile de claironner que ce débat n’était que la première étape d’un processus plus long. Cette information devait rester à l’interne, Guaino a pu smasher tranquillement.
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Des trucs, toujours des trucs, en aurais-je passé des heures, dans ce foutu métier, à chasser des trucs ! Je ne le regrette pas. La chasse aux trucs est le plus beau des sports. En les chassant dans les autres, on les chasse en soi. Et il vient toujours un instant où le truc se détruque. Cette fois-ci, c’est l’instant du fou-rire de la Garde des Sceaux. Est-ce qu’un changement de civilisation peut donner le fou-rire ? La fatigue plutôt, les nerfs qui craquent un peu, le mot malheureux d’un député sur quoi bute la réponse de Christiane Taubira. Certes. Pourtant quelque chose m’intrigue. Dans une discussion de ce genre, quand on défend un projet qui va faire basculer le monde, l’incident est étrange. Imagine-t-on les grands ancêtres de la vie parlementaire en train de pouffer à la tribune ? Robert Badinter contraint de se replier vers son banc en se tenant les côtes quand il argumente contre la peine de mort ? Bizarre. Ne pas en faire un plat, bien sûr. Pas nécessaire non plus de suivre Pascale Clark quand elle cire les pompes jusqu’à la semelle en trouvant l’épisode exceptionnellement rafraîchissant. Moi, il me laisse rêveur, un machin de plus que je n’aurai pas compris… Allez, on ferme le dossier.
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Pas possible. Quelques jours après, une autre femme, et du même bord politique, sans s’en douter le moins du monde, le rouvre. Du coup, supplément d’information. Venue défendre ce projet de gauche à la radio, Juliette Greco s’enflamme, comme d’habitude, pour les progrès qu’il va permettre, les injustices qu’il va abolir, l’égalité qu’il va assurer. Jusque-là, rien de neuf. Puis, comme d’habitude aussi, elle en vient à parler d’amour. Forcément. Parlez d’amour parlez car tout le reste est crime. De mariage aussi, bien sûr, c’est le sujet, mais d’amour presque autant. Et même, dans le feu du discours, un petit peu plus. Puis nettement plus. Puis beaucoup plus. Pour finir sur une affirmation d’une assez relative nouveauté, mais que l’âpreté caressante de sa voix a le pouvoir de rajeunir à chaque fois : l’amour, c’est tellement plus important que le mariage… Ce qui, à bien y réfléchir, n’était pas exactement le message que ceux qu’elle soutenait attendaient d’elle ce jour-là. Juste le contraire.
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Clic-clac. Le fou-rire de Christiane Taubira et la conclusion de Juliette Greco se font signe. Il y a de l’impossible dans ce débat. Refoulement ou transgression, pas d’autre solution. Ce n’est pas la faute des MPT yes, pas la faute des MPT no, pas la faute de l’Assemblée, ni de la Garde des Sceaux, ni de la chanteuse. L’inauthenticité, comme la fraude, ne peut pas dépasser un certain seuil, voilà. Beaucoup trop de non-dit. Beaucoup trop peu de liberté. Que je le connais, le sentiment que j’ai retrouvé en suivant le débat ! Malaise indéfinissable. Impossibilité de choisir entre les thèses proposées. Le silence seul n’est pas menteur. Pas d’indignation grandiloquente. L’évidence que ce sérieux est léger, qu’il est faux. Je vois, ou j’imagine, ou je me rappelle un bambin dans son parc. Il s’échine à loger une grande boîte jaune dans une petite boîte bleue. Et lui, tout rouge. Je sens qu’il me dit quelque chose, je ne comprends pas quoi. Soudain il jette ses boîtes par-dessus son épaule et me regarde en éclatant de rire. Libéré. Quand allons-nous cesser de nous mettre en colère parce que nos désirs ne tiennent pas dans le monde ?
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Deux députés s’embrassent sur la bouche devant les photographes. Pour que nul ne doute que leur bonheur spirituel est au top, un couple tradi traîne sa ribambelle de moutards dans la poussière d’une manif. Pas terrible tout ça. D’abord, violente réaction de rejet. Aucune sympathie pour ces exhibitions lugubrement militantes. Le strip-tease idéologique, merci beaucoup, j’aime mieux l’autre. Mais quoi ? Leur boîte jaune ne tient pas dans la bleue, ils s’acharnent, c’est tout. Militer, c’est dire qu’on est mal, et faire croire qu’on sait pourquoi. Nécessaire parfois, décevant toujours. Il nous faut plus aujourd’hui, il nous faut comme une enfance. Non pas notre enfance, pour y retomber. Une enfance seconde, paradoxale, un commencement permanent. Toute cette mort où nous sommes parle de naissance.
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Capital, dans cette affaire, le principe de Bergé : de toute façon, la loi va passer. Alors, pourquoi ce forcing ? Pourquoi ces outrances, ces provocations ? « Le sexe est-il si important qu’on le dit ? », demande ce mois-ci le magazine Philosophie. Dans ce débat où l’on ne parle que de lui, quelque chose me dit en effet qu’il ne joue pas le premier rôle. Le cache-sexe devenu inutile, faut-il maintenant parler du sexe comme cache, comme paravent, comme alibi ? Freud remis sur ses pieds ? Psychanalyse inversée ? Le sexe comme amorce de la parole ? Le sexe, pudeur de la parole ? Qu’il dissimule ou qu’il refuse tout en l’annonçant ? Le sexe comme tête de gondole de la parole, on va dire… Je le crois. Acquisition définitive et première bonne nouvelle : on ne pourra plus jamais l’oublier, l’éluder, le déclasser, le nier. Jusqu’où est allée la perversion dans cette dissimulation, comment tout en a été corrompu, comment ce mensonge a presque réussi à mettre dans sa poche le vrai, le bien, le beau, ceux de ma génération n’ont pas tous voulu l’oublier. Alors, quand on est poli, qu’est-ce qu’on dit ? On dit : Merci, Mai 68 ! Mais il y a une autre bonne nouvelle. Personne n’est condamné à faire du sexe une prison, un dernier mot indéfiniment répété, personne n’est condamné à faire le cador ou le beauf parce qu’il est ceci et pas cela, personne n’est condamné à adhérer à une amicale pulsionnelle. « L’infini à la portée des caniches » disait Céline. Juste le contraire, je crois : l’infini inaccessible aux caniches. La liberté au cœur de la nécessité. La singularité au cœur de la généralité. L’esprit non pas à côté de la chair, encore moins au-dessus, et non pas contre elle, et non pas malgré elle : en son cœur, mais entièrement libre d’elle.
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Alors, le management pour tous ? Assurément, on en voit tous les signes. Et d’abord le moins discutable : les raisons intimes, les désirs, l’amour, la subjectivité – tout ce qui est dans, et pour, et par le cœur de l’homme – jeté comme du bois mort dans le brasier dévorant de l’opinion. Assurément, le dernier bastion de la résistance vient de tomber. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Que, sous couleur de démocratie, la parole de trop de députés, de trop de députés pour, de trop de députés contre, ait été comme poncée, abrasée, par une logique de parti qui n’est qu’une addition de lâchetés individuelles. Sur un sujet pareil, pas un seul d’entre eux, j’en mets ma main au feu, qui ne sache au fond de soi qu’il a à faire entendre une voix singulière, à méditer une expérience singulière, et qui, s’il ne le fait pas, ne se reproche amèrement de priver le débat de la vie, de la largeur, de la complexité dont il a besoin. Pas un seul, j’en suis sûr, qui ne tienne pour mauvaises les raisons qui l’ont rendu sourd à soi-même. Pas un seul, quand il se félicite de sa solidarité, qui n’ait honte de sa désertion.
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L’Assemblée nationale n’a, en tant qu’assemblée, aucune expérience du mariage ni de l’amour. Quant à ses membres, entre ce que la vie et la réflexion leur ont appris et leur contribution à un débat formel, il est naturel qu’ils aient à affronter une rupture, un changement d’ordre et de niveau d’être. Entre ceci et cela, il y a en effet solution de continuité. Apparemment, aucun passage n’est possible : c’est pourtant le travail de chacun d’eux d’en ouvrir un. Impossible qu’ils y parviennent si, de quelque manière, ils n’entrent pas en solitude, s’ils ne se livrent pas, avant de prendre leur décision, à une décantation loyale de leur expérience, de leurs désirs, de leurs pensées. L’exercice est sans doute plus difficile que de bavasser sur les adversaires et de spéculer sur les rapports de force, mais si tel n’est pas le métier d’un député, s’il n’accepte pas d’être tiraillé entre son expérience et sa pensée, entre le cours naturel de sa sensibilité et l’intérêt général, alors il n’est plus qu’un relais de l’opinion, qui n’est elle-même que le relais des forces bestiales qui la pétrissent.
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On pourrait donc être député sans ouvrir les yeux tout grands sur le monde ou en les refermant dès qu’on entre en fonction ? Sans avoir jamais observé ce qui pèse aujourd’hui sur la liberté des citoyens, sans en souffrir avec eux, sans tenter de les en libérer ? On pourrait être député en feignant de ne rien voir, ou seulement par les yeux des stratèges des partis politiques, comme s’ils pensaient à autre chose qu’au pouvoir, ce mirage qui leur fait croire à leur existence ? On pourrait être député sans prendre le risque de penser par soi-même ? Mais alors, à quoi bon ? Ces doutes, ces angoisses qui étreignent les citoyens, au point qu’ils ne savent plus comment nommer ce qui arrive à cette société, un député ne les ressent pas dans sa vie, dans celle de ses proches ? Alors, qu’en fait-il ? Il les oublie, il les refoule, il en a honte ? La loi du métier, comme en parlent les ratés de la profession, c’est donc l’ambition, rien que l’ambition, c’est-à-dire la fuite permanente ? Accepter de confronter la vie et la pensée, ce ne serait pas le lot des responsables, leur entraînement quotidien, leur obligation première, leur sport matinal ? Certes, elles ne marchent pas du même pas, la vie et la pensée, aujourd’hui moins que jamais, chaque jour les sépare un peu plus. Mais pourrions-nous vivre si elles ne se rejoignaient pas quelque part ? Et ce point de rencontre où nous attend notre liberté, celui qui parle au nom des autres n’aurait pas le goût d’en débroussailler un peu le chemin ? Il ne se sentirait pas au moins l’obligation de le chercher ? À l’inquiétude active de l’homme vivant, il préférerait la cohérence cadavérique de la soumission ? Un député, c’est un manager de l’Opinion ?
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Entre ces deux députés qui s’embrassent et ce couple tradi, les différences sont à première vue gigantesques. En regard de la désertion générale qui réduit le débat à un affrontement mécanique, elles apparaissent finalement secondes, artificielles, dérisoires. Les barrages de politique, de morale, de religion, de plaisir, de liberté que les uns ou les autres se feront une obligation de dresser pour me contredire et se protéger, le premier vivant qui passera, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, les renversera par sa seule présence : et personne ne songera à l’interroger sur ses opinions politiques ni sur ses mœurs. Il est là, le mal de l’entreprise. Il est là, le mensonge du management. Elle est là, l’imposture de la modernité. À quelques glorieuses exceptions près, les députés se sont comportés comme les cadres zélés de l’entreprise Opinion. On a les prophètes qu’on mérite, les uns et les autres sont les élèves du généreux M. Ghosn, cet indispensable perdant : « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Voilà. Ils se dépassent, les députés, leur personne se dépasse en obéissant aux fabricants de manigances, ils s’immolent, ils se bradent pour leur (sic) entreprise. En bon français, ils se shuntent, ils se squeezent. Notre amour, disent-ils ensemble et séparément, nous allons le montrer à l’Opinion, le lui offrir, le lui dédier, le lui consacrer, le lui dévouer, même si nous savons qu’elle n’en pense rien, qu’elle n’a pas de logiciel d’amour, qu’elle n’en aura jamais. Notre amour, nous allons en faire un élément de langage pour le maquereau médiatique qui nous baisera tous les quatre. C’est ainsi que, sans oser le dire, sans oser le penser, avec toutes les plus sales raisons de ce monde sale, nous mettrons notre amour sous son contrôle. Dieu aidant, ou son absence.
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Le résultat du vote, je ne m’y intéresse guère plus que celui que le cancer va emporter ne s’alarme d’une ride supplémentaire. S’il vient vraiment de ces hommes et de ces femmes, de chacune et de chacun d’eux, le résultat, quel qu’il soit, est bon, forcément bon ; et s’il est mauvais, il tournera au bien. Dicté par une injustifiable docilité, quel qu’il soit il est mauvais, forcément mauvais ; et s’il est bon, il tournera au mal.
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Atterré, je me demandais pourquoi tant d’horreurs étaient proférées dans l’hémicycle, dans la rue, dans les médias, tant de crasses sottises. « Le temps du triangle rose est révolu », dit celui-ci. Pauvre homme. « Pas touche aux valeurs chrétiennes », proclame une pancarte, tandis qu’une bordée d’injures me monte aux lèvres. Et ce bouquin sur « l’effet dominos », œuvre de trois femmes savantes et pieuses, et qu’on croit victime d’une blague de typographe : à toutes les pages ou à peu près, on tombe sur l’immense nouvelle, aigrement et comme vicieusement rabâchée, que deux homosexuel(le)s, par les seuls moyens de la nature, sont incapables de faire un enfant. Et cette grotesque comparaison entre l’esclavage et la question homosexuelle, cet ahurissant appel aux grands ancêtres qui masque mal l’inspiration anémique des orateurs, et sur lequel j’aurais aimé pouvoir interroger Aimé Césaire, comme lorsque cet homme exact et nuancé me recevait dans son bureau-musée de la mairie de Fort-de-France. Et Christine Boutin qui évoque la « France éternelle » à propos de la manif des opposants ! La France éternelle ? « Une espèce de blasphème », dit Simone Weil. Pas de ça, Lisette. De l’air ! « La France éternelle », c’est encore plus bête que « l’entreprise France ». Le pastis éternel ? Carrefour éternel ? Les instituts de sondage éternels ? Le Medef éternel ? Le PSG éternel ? L’ENA éternelle ? Et Élisabeth Badinter qui vous explique gentiment que porter un enfant pour les autres, il y a des femmes qui aiment ça, mais oui, et que si ça peut les arranger en arrangeant tout le monde… Ça doit être bien arrangeant, en effet, une naissance transformée en adieu, surtout par ces temps de chômage. Bonjour bébé, au revoir bébé, le droit à l’égalité nous sépare. Mais peut-être Élisabeth Badinter a-t-elle raison. Je propose donc de recruter gaiement. Vers Auteuil ou à Neuilly, par exemple, où l’on adore la modernité, ce devrait être facile, non ? Une seule contrainte : nous nous interdirons les chambres de bonnes.
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Trop c’est trop, on se dit que trop c’est trop. Et puis, soudain… Mettons que ce soit mon obsession, par les temps qui courent on ne va pas me la reprocher. Et puis, soudain… le strip-tease. C’est ça. Une société qui se dénude, et bien plus qu’on ne pouvait l’imaginer sur l’île de Wight. Qui se débarrasse de toutes ses idées, comme on le fait des vêtements qui ont pris de mauvaises radiations. Ambiguïté extrême. La vie la mort. Égoïsme sans freins, frénésie d’exister. Et dépouillement. Insignifiance absolue, infiniment signifiante. Rien ne compte plus, et que rien ne compte plus, voilà ce qui compte. « Le désespoir, dit Kierkegaard, c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir. » Et Jean Sulivan : « Comme si les mots n’avaient pas une telle importance, ni les idées, mais on ne sait quelle présence secrète, une participation, comme si l’affirmation pas plus que la négation ne portaient en elles-mêmes leur signification dernière, mais plutôt une certaine attitude dans la négation et dans l’affirmation, de même que ce n’était ni son bien ni son mal qui sauvaient ou perdaient un homme, mais l’humilité et le détachement qu’il avait dans son bien et dans son mal. Comme si ce que l’on croyait, disait croire, ne pas croire n’était jamais tout à fait sérieux et pouvait tout aussi bien servir à masquer qu’à révéler. »
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Rachida Dati dit que si la fortune des élections ne lui sourit pas, elle pourrait se faire caissière chez Franprix. Et pourquoi pas ? Tous ces gens qui défilent à sa caisse, chacun, contre un sourire, emportant une illusion. Tout serait près, tout serait loin. Tout serait là, dans l’absence de tout. Avez-vous remarqué ? Elle a dit cela juste après que Benoît XVI… Enfants, nous chantions :
Abraham, faut t’en aller
Laisse-là ces morts tranquilles
Prends ton bâton et puis file
Et va-t’en de ta maison
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Mais parfois, il faut dire non, et le bâton du pèlerin lui sert à se défendre. L’autre matin, Thomas Legrand parle du mariage pour tous et repousse la possibilité d’un référendum. S’il a tort ou raison, je n’en sais rien, mais l’argument qu’il avance me pétrifie : le débat ne serait pas contrôlable. Ainsi, si les Françaises et les Français s’étaient saisis de la question, et si, à l’inverse de leurs représentants, ils avaient pris la chose à cœur, s’ils l’avaient tournée et retournée dans leur esprit sans souci d’obéir aux consignes de quiconque, cette poussée de vie eût été un désordre ? Le désordre, c’est donc ce qui n’est pas contrôlé ? Allez, je continue dans la veine de mes quinze ans. La création est pure gratuité, pure liberté. Pas de manager dans la Trinité et, si possible, pas au Vatican non plus. Le contrôleur, c’est le diable, et ses raisons, pourvu qu’on se laisse piéger par la peur qu’il inspire et qui le dévore, sont toujours les mêmes : il veut mettre l’ordre qu’il contrôle dans l’ordre qui lui échappe. Le diable est un sous-ordre. Et si l’on parlait du rôle des médias ?

(10 mars 2013)