Tous les articles par admin

Madame Taxiphile

Cette dame qui aime tant les taxis, faut-il la trouver désespérante ou désespérée ? Luc Ferry a raison : la question morale, dans ce genre d’abus, n’est pas le fond de l’affaire. Quand des gens si distingués et, apparemment, pas entièrement naïfs, prennent le risque de comportements qui, d’une part, n’ont guère de chances de passer inaperçus, et, d’autre part, même si le peuple des infiniment purs et des éternellement braillards peut se scandaliser tout son saoul, ne leur procurent pas, eu égard à leurs conditions de vie et à ce que leur promet leur carrière, des avantages si décisifs, il n’est pas inutile de se poser quelques questions et, plutôt que de s’indigner rituellement, de méditer sur la bizarrerie de telles attitudes.
Ξ
Folie, dit Luc Ferry. Je ne sais pas. En tout cas, l’abondance, ces temps-ci, de cas similaires et de symptômes voisins devrait l’inciter à adjoindre à son diagnostic et à ses éventuelles propositions thérapeutiques quelques recherches d’ordre épidémiologique. En attendant, dans ce genre d’affaires comme dans toutes les autres, il faut considérer que le lynchage, cet infaillible marqueur de l’ignominie toujours un petit peu plus odieux encore que ce qu’il jouit de punir, est en outre une façon très efficace de faire oublier de quoi il s’agit.
Ξ
Il n’est pas né celui qui établira entre cette Mme Taxiphile et moi quelque solidarité d’intérêt ou quelque complicité dans la recherche des grandeurs d’établissement. Son parcours me passionne à peu près autant que l’évolution des comptes du PSG et la défendre n’est pas plus mon affaire que l’accuser. Mais quoi ! Pendant trente ans, je me suis appliqué à comprendre comment la chiennerie managériale pourrit la vie des travailleurs et ruine la vie commune ; j’ai cherché, groupe après groupe, à reconstituer l’itinéraire de cette débâcle et à en imaginer la genèse ; j’ai tenté, avec mille échecs pour une réussite, d’aider mes interlocuteurs à résister à ce pourrissement et, si je les en sentais tragiquement incapables, les ai invités à fuir aussi loin qu’ils le pouvaient : et il me faudrait maintenant, quand des responsables importants souffrent du même mal, m’étrangler d’indignation citoyenne et jouer les procureurs musclés en feignant de ne pas voir qu’ils ont simplement perdu leurs nerfs et que ce dont j’essayais de protéger des employés, des ouvriers, des secrétaires ou de pauvres petits cadres terrifiés, les a, eux, les a, elles, laminés, aplatis, broyés, brisés, écrabouillés ? Est-ce que poser ses fesses dans une voiture de fonction protège le jugement de la déroute ? Est-ce qu’une vitre teintée rend aussi spécial que l’huître qu’on gobe distraitement tandis que le chauffeur patiente ?
Ξ
La laïcité n’avait pas tort de s’agacer du vocabulaire religieux qui infiltrait parfois le discours public. Ainsi cette grâce d’état chère au catholicisme, où il voit une aide accordée par le Saint-Esprit à tout responsable temporel, aide adaptée à la nature de ses responsabilités et proportionnée à leur importance. Mais peut-on sourire de cette grâce d’état et postuler quelque grâce d’État dont le voile tutélaire ferait des responsables politiques ou administratifs des êtres si différents de leurs subordonnés qu’on ne saurait peser leurs pensées et leurs actes aux mêmes balances ? Être reçu à l’ENA avec la bénédiction du chasseur de têtes qui siège à son jury et y bénéficier, durant quelques années, de l’onction permanente de la puissante intelligence économique et de l’immense sagesse financière, est-ce que cela bâtit des hommes et des femmes d’une autre liberté, d’une autre dimension intellectuelle, d’une autre générosité, d’une autre vérité, et qu’on aurait le droit d’exiger exemplaires ? En quoi la formation qu’on leur dispense favoriserait-elle cette excellence ? N’est-ce pas plutôt en dépit de l’ENA ou en dépit de quelque business school nichée dans le terroir français comme les doryphores dans les champs de pommes de terre, soit qu’on en ait tout oublié, soit, au contraire, qu’on n’ait rien oublié de ce que l’on n’y a pas trouvé, qu’on a la meilleure chance de devenir cet homme ou cette femme véridique ?
Ξ
Il est vrai que retourner la frustration et transformer en chemin de Damas la banalité sinistre du parcours de la réussite, on n’oserait reprocher à personne de n’avoir pas l’énergie d’y parvenir : il y faut non seulement des dispositions particulières, qualités et défauts, mais encore des circonstances miraculeusement favorables. Mais, là comme ailleurs, l’enfer commence quand on ne rêve plus, quand on ne croit plus qu’un jour une porte s’entrouvrira et qu’on s’y engouffrera avant même d’y avoir songé, qu’un beau matin on ne trouvera plus rien en soi de la business school sottement branchée, plus rien que.des nèfles, plus rien que des clous, plus rien sauf la joie puissante de ne pas être devenu une copie, ou un mannequin. Et qu’on sera alors tellement heureux de se retrouver pauvre et unique, pauper et unicus !
Ξ
N’allez pas le répéter, c’est un secret d’état, quasiment un secret d’État, bavarder pourrait vous coûter cher : les caissières du supermarché de ce village sont moins malheureuses que Mme Taxiphile et ses collègues de minable et luxueux délire. Moins malheureuses. Même si, grâce à des Nimbus qui y gagneront des points de retraite, un robot, un de ces jours, leur fera un grand pied-de-nez et leur apprendra que, toute leur vie, elles n’auront été que ses remplaçantes. Même si, en attendant l’avènement de la parousie technologique, elles exhibent, au mieux contre un smic, leur sourire et leur entrain commercial aux caméras de surveillance. Mais le bonheur est toujours un secret et le malheur aussi, au supermarché comme en amour. Je les entends parfois échanger, dans un angle mort du flicage commercial, des propos assez peu amènes sur la direction, ou sur leur sort, ou sur ce monde comme il va que l’une d’elles, probablement sans avoir lu ni saint Paul ni Tchouang-tseu, appelait un jour non loin de moi « la grosse merde ». Non qu’elles en veuillent tellement à ce patron qui s’agite comme un roquet. Elles ont peu de temps pour dire ce qu’elles pensent, alors la colère, c’est ce qui sort le mieux, c’est ce qui va le plus vite. L’important, d’ailleurs, c’est que les autres, pour chacune, soient là comme des évidences, comme des cordes de rappel, comme des allusions à on ne sait quoi, qu’elles se garantissent réciproquement des secrets simples et profonds.
Ξ
Mme Taxiphile n’a pas de cordes de rappel. Mme Taxiphile n’a pas de garantes. Mme Taxiphile, à la caisse de son supermarché culturel, est seule. Seule, comme c’est pas Dieu possible ! Non pas seule avec elle-même : son elle-même, elle a beau courir tout Paris en taxi pour avoir de ses nouvelles, on le lui a bouffé. Elle est seule avec rien. Non pas seule avec sa solitude, comme chantait Reggiani : seule avec rien. C’est ça la grande réussite de ce qu’on appelle la réussite, mes enfants : elle vous laisse seuls avec rien. C’est ça qu’elle vous apporte concrètement, mes enfants : une solitude sans recours, une solitude cochonnée. Non pas la grande, la forte, la vraie solitude : son générique.
Ξ
Belle opération ! Un : haro sur la dame, elle n’est plus des nôtres, cordon sanitaire managérial, foutez-nous la paix avec la solidarité ! Non récupérable, Mme Taxiphile ! Rendre son histoire inaudible, que personne n’y comprenne rien, il en va du salut de nos élites ! Deux : exciter la haine et la jalousie du populo, on a les moyens médiatiques pour ça, jeter dans sa cage un morceau d’élite tout cru, un morceau d’élite heureuse, bien sûr, comme il faut qu’il imagine les élites pour continuer à rêver d’elles tout en allant beaufer de temps en temps sur le macadam derrière les syndicats. Sans se douter, le ballot, qu’en se faisant les dents sur son morceau d’élite heureuse, ce sont ses preuves qu’il détruit, c’est à lui-même qu’il s’en prend.
Ξ
Je ne suis pas certain de faire plaisir à Mme Taxiphile en m’efforçant de la comprendre. Je crains même qu’elle n’apprécie pas. Que, tout compte fait, elle ne préfère les moqueries, les injures. Qu’elle ne choisisse de se dire et de se répéter que tout cela, c’est de sa faute, ce qui sera une vérité mensongère, donc un mensonge. Je crains qu’elle ne redoute moins d’affronter ses emmerdes que de se retrouver nez à nez avec un tout petit peu de vérité. Je crains qu’elle ne se raconte que les taxis, c’était une erreur. Qu’elle aurait dû gérer ça autrement. Qu’elle aurait pu s’éclater davantage dans le pouvoir, comme d’autres le font si bien, avec leur séduc’ à la gomme comme s’ils avaient inventé la vie, ces abrutis-là, et le plaisir, et même le sexe ! Ma crainte, c’est que Mme Taxiphile ne se sucre toute seule son chemin de Damas. Au patronage, il y a soixante-dix ans, on m’aurait demandé de réciter une dizaine de chapelet avant de m’endormir pour qu’elle ne le loupe pas, son chemin de Damas, pour qu’il soit bien costaud, et bien saignant, et bien dévastateur, et bien vivant. Je vais peut-être le faire.

(19 mai 2015)

Souvenirs épars de Mai

J’allais avoir trente-cinq ans. J’habitais assez loin de Paris. Pour me rendre au collège Sainte-Barbe, où j’enseignais le français à mes élèves de Lettres supérieures, je devais me réveiller tôt. Les événements de Nanterre sont venus à moi par la radio matinale. Dans la journée, je n’y pensais guère ; chaque matin, par contre, je suivais leur progression avec une attention qui me surprenait moi-même. Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à les prendre au sérieux. Ce qu’ils avaient ému en moi d’obscur et d’essentiel, il faudrait un roman pour l’élucider. Des étudiants, je n’avais ni l’âge, ni les préoccupations, ni les idées. J’imagine que ce qui me frappait – j’étais naturellement bien loin de me l’avouer -, c’était la jonction toute nouvelle qui s’établissait entre la réalité politique et la sexualité. Sans doute attendais-je secrètement une collusion de ce genre, qui sortait la sexualité du silence de la vie privée et des problématiques asphyxiantes. Bien au-delà de la question du sexe, mais à partir d’elle, s’ouvrait une perspective infiniment désirable de relations plus simples, moins posées, moins comptables, plus vivantes peut-être, plus profondes.

Au début, à Sainte-Barbe, personne ne semblait beaucoup s’émouvoir. Quand la révolte commença à prendre de l’ampleur, la plupart de mes collègues dénoncèrent avec agacement ce que Charles de Gaulle allait bientôt nommer la chienlit. Les plus à gauche étaient, à ce stade, les plus virulents contre les « émeutiers ». Cela me surprenait, me troublait. Assez éloigné de leurs opinions, je me sentais une sympathie, sinon pour les étudiants de Nanterre, du moins pour ce qui me paraissait sous-tendre leur résistance. Sans faire vraiment de politique, j’avais à cette époque quelques amitiés chez les gaullistes de gauche. J’étais frappé de voir un homme comme Stanislas Fumet, qui n’avait rien d’un agitateur, prendre très au sérieux, et sans rancœur, le mouvement qui se développait ; il y retrouvait l’écho de ses débats anciens avec certains surréalistes.

Mes élèves de Lettres supérieures étaient les enfants d’une moyenne bourgeoisie assez éclairée et classiquement bien-pensante, souvent des fils ou des filles d’universitaires. La plupart parlaient des événements avec une grande circonspection, sans hostilité systématique pour la contestation, mais avec des réserves sur les méthodes de leurs camarades : leur discours restait très prévisible. J’observais, par contre, que certains de ces jeunes gens, qui n’allaient pas, ou peu, sur les barricades, trouvaient dans ce climat d’agitation l’occasion d’une réflexion sur eux-mêmes et sur le monde dont la naïveté ne me faisait oublier ni la sincérité ni la lucidité. Ils étaient deux ou trois à comprendre, hors de toute doxa, hors de toute logomachie partisane, et bien au-delà des questions immédiates soulevées à Nanterre, que cette mise en cause de la « société de consommation » à quoi semblait se résumer tragiquement la supposée civilisation occidentale avait quelque chose d’inaugural, et qu’elle laisserait des traces. Je me rappelle la formule que l’un d’eux avait risquée, et qui m’avait fait sourire : « Nous sommes des cadavres qui marchent. » Quarante ans après, toute ironie usée, il m’apparaît que ce garçon avait raison, et que la complicité collective avec la mort est la plus effrayante passion de notre société et de celles qui lui ressemblent : rien de ce qu’on nous a jusqu’ici proposé ou promis ne nous en a guéris.

Champagne-sur-Seine, où j’habitais, était le siège d’une importante usine Jeumont-Schneider. Je parlais souvent avec des ouvriers ou des cadres qui y travaillaient. J’avais également noué des relations d’amitié avec un syndicaliste CGT très écouté par sa fédération. L’évidence qui ressortait de ces conversations était que le mouvement social de 68 devait sa puissance, et surtout son élan, à l’inspiration qui avait porté, consciemment ou non, les étudiants. C’est au prix d’un formidable contresens qu’on nie ou qu’on occulte cette filiation, si désagréable qu’elle soit aux oreilles positivistes et pragmatiques. Je me rappelle mes conversations avec le syndicaliste admirable qu’était Jean Audin. J’ai toujours au cœur son extrême sensibilité aux ressorts secrets de la contestation. Je l’entends encore en écarter avec humour les excès, les rodomontades, les tirades scolaires, pour mieux en percevoir le cœur secret, l’élan intérieur, l’indicible simplicité. On eût fait injure à cet homme en séparant son action syndicale de cette inspiration-là : privée de cette ressource et de ce sens, il l’aurait jugée aussi insignifiante que l’avidité patronale. Il est infiniment triste que la mémoire des innombrables Jean Audin qui peuplaient, en mai 68, les ateliers et les bureaux, ait été à ce point trahie et vendue.

Mai 68 est pour moi indissociable d’une belle figure injustement oubliée, Henri Hartung. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner qui fut ministre des Finances du Général de Gaulle, n’était pas précisément un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Il en proposait une vision large et profonde, radicalement opposée à l’utilitarisme imbécile où les marchands ont précipité cette institution. En 1968, il dirigeait un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, il régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté près de Montparnasse. Je venais d’animer deux ou trois sessions pour son institut, sans grande conviction. Je me sentais désormais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle qu’elle était le plus souvent pratiquée, ne favoriser que le « système ». L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, aux traditions indiennes qu’il connaissait parfaitement et qui l’alimentaient. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous. Je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? » Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Madame, si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi. Je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta cette utile précision : « Du bon côté, naturellement ! » Cinéma ? Non. Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son bel institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, écrire ses livres et recevoir ses amis. Je conseille vivement la lecture d’un de ses ouvrages, Ces princes du management, le pamphlet le plus direct jamais écrit sur les dirigeants des grandes entreprises.

Les positions fracassantes d’Henri Hartung suscitaient naturellement chez la plupart de ses collaborateurs plus de scepticisme ou de colère que d’adhésion. Ronald Creagh et moi étions les seuls à soutenir ce patron qui se dépossédait lui-même. Tous les trois, nous parlions de tout, et toujours. Le vieux monde était derrière nous, même si nous le disions de façon polie. Sans doute, dans l’exaltation de l’époque, Hartung se montrait-il parfois un peu manichéen et portait-il sur les gens des jugements trop rapides : son intransigeance et sa totale authenticité n’en avaient pas moins le mérite de débusquer les alibis ordinaires. Dans nos efforts désespérés pour inventer une formation digne de ce nom, dans nos interminables discussions avec des grands patrons que la peur rendait plus cyniques que nature, j’ai compris, une fois pour toutes, que le monde économique condamne à la marginalité ou à la clandestinité toute démarche tant soit peu loyale et ouverte.

En mai 68, la rue n’était ni éclatante de poésie ni lourde de passions basses. Les slogans étaient tantôt géniaux, tantôt débiles. La jeunesse étalait sa vigueur, mais aussi sa légèreté ; la sagesse des vieux était toute doublée de conformisme frileux. La société parlait à s’en soûler, mais les analyses fébriles et les rêveries pas toujours inédites laissaient surtout entrevoir des abîmes d’anxiété silencieuse. Le plus grand message de 68, c’était de désigner la – ou les – dimension(s) refoulée(s), de mettre le doigt sur le substrat mystérieux de toute existence. Sur ce point encore, Mai hésitait : tantôt on jetait un regard sur le gouffre, tantôt on conjurait son angoisse par une surenchère d’organisation et un délire de « concret » : on sait de quel côté, depuis, la balance a penché.

En tout cas, on ne s’embarrassait plus des catégories ni des appartenances. J’ai publié, dans un numéro des Lettres françaises, un article qui attaquait une déclaration tiédasse du cardinal Marty. Comme les postes ne fonctionnaient plus, Aragon m’a téléphoné et m’a demandé de le lui dicter au téléphone. « Rien de tel que le feu pour mélanger les genres », écrit-il dans Le Traité du style : ce mot était fait pour mai 68. J’étais frappé de constater que tout le monde parlait, mais qu’on discutait peu. Aucune trace de ce ping-pong verbal qui fait les délices des médias. Parler, c’était, aux deux sens du mot, s’exposer : dire ce qu’on a en soi, et prendre le risque d’être jugé. Les plus prudents finissaient par se laisser prendre au jeu. Tout était terriblement signifiant, signifiant à s’y brûler ; l’imagination de 68, c’était une étincelle échappée du feu de cette omniprésente signifiance. Et si, la plupart du temps, la signifiance retombait en cendres d’insignifiance, elle n’en laissait pas moins à chacun le poids d’un secret inaliénable : ce qu’on avait vu durant un instant ne cesserait pas d’exister.

J’avais ouvert les portes de ma vieille Ford, au début de l’autoroute, à deux filles magnifiques parées à la mode hippie. Elles m’avaient remercié en me conviant à la fête qu’elles donnaient le soir même dans leur maison de l’Yonne. Tout y était pauvre, mais somptueusement. Elles parlèrent longuement du point qu’elles s’étaient fait tatouer, l’une et l’autre, à l’indienne, entre les yeux. Il scellait leur amitié, leur amour, leur union spirituelle. Leur bicoque de l’Yonne en prenait des allures d’ashram. Elles étaient si belles ! Immatérielles et désirables ! Leur conversation n’était que danse, musique, poésie. Le lendemain, ramenant l’une d’elles à Paris, je l’interrogeais encore sur ce tatouage mystique. Elle ne répondit pas tout de suite. Je la sentis, à côté de moi, réfléchir vaguement, comme si elle changeait de costume, ou de personnage. Puis elle tourna la tête et me dit avec un pur accent parigot : « Ces trucs-là, tu sais, quand t’en as marre, tu les fais virer ! »

Une autre fois, c’était un autostoppeur d’allure assez misérable. Il m’avait tout dit : il était prêtre et vivait la révolution comme une grâce. Tirant du coffre le sac qu’il y avait déposé, je fus surpris de son poids. « Des pavés, me dit-il en rougissant. Je les poserai sur l’autel de mon église. »

À quarante-cinq ans, le personnage qui m’invite dans ce grand restaurant parisien est déjà l’auteur de quatre-vingts volumes. Prudent, ce polygraphe, cet incontinent de l’écrit tient à fréquenter un peu les contestataires : qui sait comment les choses peuvent tourner ? Ce superbe repas me donne des ailes, je lui brosse un tableau apocalyptique de ce qui va lui arriver : ruiné, il sera ruiné, et peut-être condamné. L’idiot me croit et tâche de se justifier. Il sent tellement bien l’époque, lui ! Son dernier livre porte justement sur la sexualité des enfants de cinq ans. Il me raccompagne à mon tacot, s’accroche à la portière quand je démarre : « Un type comme moi peut toujours être utile, me crie-t-il, je connais beaucoup de monde ! – Continuez à travailler sur la sexualité, lui dis-je, écrivez un autre livre ! – Quel thème me conseillez-vous ? – La sexualité des enfants de six ans ! Et merci pour le casse-croûte ! »

Mai 68 tournant de l’individualisme, comme dit Max Gallo ? Non. Pour quelques-uns seulement, ceux qui ont profité des événements pour construire leur pouvoir, leur image : d’assez pauvres gens finalement, ils ont pris le train dans le mauvais sens. Mai 68 n’appartient pas à ceux qui le revendiquent pour eux, pour leur groupe, pour leur clan, pour leurs intérêts chéris. Mai 68 est à ceux qui n’en parlent pas, ou avec une attention lucide et fervente. Il n’a dit qu’une chose : tout est à recommencer, tout recommence. Pour tous et pour chacun. Vraiment pour chacun, donc vraiment pour tous. Vraiment pour tous, donc vraiment pour chacun.

(avril 2008)

Charlie, le selfie, les démocrates

 

LE MARCHÉ LXIX

Charlie Hebdo? Je ne l’ai lu que très rarement, mais il me semble en avoir rencontré l’inspiration chez des gens, artistes ou comédiens notamment, que les dessinateurs n’auraient sans doute pas désavoués. En un mot comme en mille : l’esprit d’enfance, frondeur et gourmand, amical et gouailleur, généreux et désenchanté, sensible et farouche, ennemi des solennités, avide de dérision. Et toujours inquiet car il masque un grand danger, un piège redoutable. Celui qui en est habité a brûlé ses vaisseaux. Il n’a plus de base arrière, plus de repère, plus de repaire. Il est au bord du gouffre, à vaciller, il ne tient que par l’instant, les copains, la tendresse, le rire, la chaleur urgente que chacun offre et demande à tous. Sa stature, c’est sa fragilité. Son équilibre, l’instabilité, toute autre posture lui est inconfortable. J’ai toujours été heureux de rencontrer des compagnons de ce genre, ils font regretter que la vie soit autre chose qu’une fête. J’envie leur souplesse et me méfie des âmes empesées qui les regardent de haut. « Demain, me disaient-ils, en pensant à mon travail, tu vas redevenir sérieux ! » La flèche m’atteignait mais, non, ils avaient tort. Un moment, avec quels regrets, il faut renoncer à ce jeu. À trop s’occuper de lui-même, l’esprit d’enfance finit par se donner en spectacle. Pour vivre et l’emporter, même s’il n’y réussit jamais qu’à moitié, il doit renoncer à soi-même, s’oublier, s’abolir, nager en brasse coulée dans l’eau froide de l’inconnu. Presque tout, dans ce vieux monde truqué, relève de la dérision mais il suffit de croiser un regard ou d’entendre une voix vibrer de ce qu’elle ne dit pas pour qu’il retrouve sa réalité. Alors l’esprit d’enfance revient en force, aussi impertinent qu’à Charlie mais, cette fois, libre de toute raillerie superflue, et s’en va gaiement rajeunir le monde, rien que ça.
Ξ
Au fur et à mesure que les informations arrivent, et que grandit la stupeur, les images s’accumulent, les années d’Algérie et ce Montrouge dont on me parle, en 40, sous les bombes. Mais la chaîne de la mémoire se brise quand j’entends, pour la première fois, le déjà fameux « Je suis Charlie ». C’est un slogan et je ne veux pas de slogans, ni celui-là ni un autre. Répondre à un slogan venu d’on ne sait où, c’est répondre à personne. Ma tristesse, ma révolte, ma compassion refusent ce passage obligé. Et qu’on ne vienne pas crier à l’individualisme ou à je ne sais quel aristocratisme du sentiment. Les gens de Charlie, non plus, si je ne me trompe, n’aiment pas les slogans. En privant les gens de la réflexion solitaire que l’horreur leur impose, en captant leur révolte, en la détournant vers un lieu commun, en enrégimentant leur douleur comme la publicité enrégimente leurs désirs, c’est un peuple qu’on affaiblit et, au fond, qu’on méprise. Les instants d’angoisse aussi, même si leur saveur est âcre et insupportable, ont un mot personnel à dire à ceux qui cherchent le sens. Et puis, ce slogan, qui me le propose ? Qui donc déchaîne pour lui la puissance des médias ? Qui me parle ? Qui prétend mettre ses paroles dans ma bouche, ses sentiments dans mon cœur ? Est-ce un ami de la liberté celui qui s’installe aussi grossièrement chez moi, entend y faire la loi et m’interpelle si je lui résiste ? Qui profite de ce drame pour m’imposer sa névrose ? Quel communicant ? Quel pédagogue ? Quel anonyme ?
Ξ
La guerre, autrefois, c’était un grand silence qui s’abattait sur chacun et sur tous. À la radio, les politiciens donnaient leurs raisons et finissaient en tremolo : leur métier. En cas d’alerte, on diffusait des consignes, honnêtement. Ne pas sortir. Ne pas rester près des fenêtres. Éteindre les lumières. Tirer les rideaux. Tout cela allait bien, c’était l’accompagnement du grand plat solennel de souffrance dont chacun, en silence, allait éprouver l’amertume. Les autres, on n’allait pas se serrer contre eux, se noyer en eux, on ne les confondait pas avec la foule. En quelque sorte – quand ça va mal, il faut rire, n’est-ce pas Charlie ? – on les dé-foulait. D’ailleurs, rien à expliquer à personne : tout le monde savait tout. Dans l’escalier, les gens qu’on croisait avaient la sobriété brûlante de la tragédie. « Ah ! Madame Sur, disait la voisine à ma mère, c’est terrible ! Qu’allons-nous devenir, mon Dieu ? »
Ξ
Dans la tuerie de Charlie, j’ai reconnu cette dissonance de la guerre que n’apaisent pas les mots. Qu’ils irritent, plutôt, comme une mauvaise pommade sur une blessure. Quant au slogan, Patrick Cohen, deux jours plus tard, lui rendait son vrai nom : un mot d’ordre. Un mot d’ordre pour la liberté d’expression, voilà qui ne semble étonner aucun docteur du vivre ensemble.
Ξ
La tribologie, science de l’usure et des frottements, n’est pas en mesure d’expliquer comment notre idée de la liberté, insensiblement et impitoyablement, s’altère, s’élime, s’érode. Il est facile, c’est même le b a ba de la communication, de persuader les foules agglomérées qu’elles font la preuve du contraire et que ce Charlie vendu à huit millions d’exemplaires est un gage de vitalité. Je n’en crois rien. Cette coagulation citoyenne est une addition, évidemment compréhensible, d’inquiétudes, d’émotions, de peurs mais aussi de dérobades individuelles. Si touchante qu’elle soit, elle ne mène à rien et ne produit rien. La preuve ? Trois jours après qu’ils se furent extasiés sur la puissance de la manifestation, les médias exhortèrent fébrilement les citoyens à en prolonger l’esprit : trois jours, et déjà la nostalgie… Quelques jours plus tard, un professeur du 93 expliquait, navré, que ses élèves étaient déjà passés à autre chose. Et trois semaines après avoir célébré le triomphe de la liberté théorique et générale, les citoyens, nous apprenait Le Monde, se montraient tout à fait favorables à ce qu’on réduise leur liberté réelle et particulière et « plébiscitaient le tout-sécuritaire ». La vérité, c’est que nous affrontons les épreuves présentes avec des libertés usées, aussi réellement usées que le roi du conte d’Andersen est réellement nu. Que nous nous présentons au rendez-vous d’angoisse fixé par les médias autant et plus qu’à l’événement lui-même, et qu’ainsi tout finit avant d’avoir commencé. Que ce rassemblement est, au fond, un gigantesque selfie.
Ξ
« Vous n’aimez pas les gens comme moi ? » me demande ce personnage qui m’arrête dans la rue. « En tout cas, je ne leur veux aucun mal. » « Alors, dit-il en sortant un bibelot de sa poche, achetez-moi cela. » Et aujourd’hui : « Vous n’êtes pas un ami des terroristes, n’est-ce pas ? Alors dites que vous êtes Charlie. » Il y a beaucoup de manières de saboter la démocratie. Celle-là est très efficace.
Ξ
D’une part, nous avons besoin de savoir, et surtout d’éprouver, que les autorités compétentes exercent leurs responsabilités avec sagesse et fermeté. D’autre part, nous avons besoin, individuellement et collectivement, de sentir que chacun d’entre nous se hisse en tant que soi-même à la hauteur de la situation, et que, loin de l’encombrer d’idées simplistes et de haine épaisse, les défis présents exaltent en lui ce qu’il a de plus vrai, de plus courageux, de plus généreux, et donc de plus libre, de plus intelligent et de plus vivant. La responsabilité vigilante des gouvernants, la liberté active du peuple, voilà la démocratie, la voilà amincie, embellie, fortifiée. C’est le droit des négociants d’idées et des bricoleurs d’émotions, des distributeurs de slogans jetables, des fabricants de mots d’ordre, des organisateurs d’événements et des pédagogues en tout genre de profiter de l’occasion pour tenter de placer leur marchandise. S’ils le font pour leur propre compte, rien à dire, ce sont des tapeurs, voilà tout. Mais quand une complicité s’établit entre les pouvoirs et eux, c’est le devoir d’un peuple civilisé, c’est son honneur, et ce pourrait être aussi son immense jubilation, que de leur laisser dédaigneusement leur camelote sur les bras. Tant que sa liberté sera retenue à la source et comme filtrée par une mouvance polymorphe d’intérêts conformistes, tant qu’il acceptera qu’on détourne sa contestation, qu’on pirate sa résistance, qu’on lui flèche le chemin de ses indignations et de ses révoltes, il ne se réconciliera pas avec lui-même, il ne fera pas entendre sa vraie voix, il ne retrouvera pas le goût de vivre, il ne retrouvera pas le goût du risque de vivre, ses grands mots continueront à s’échouer sur des choses petites.
Ξ
Comme elle exigerait le droit de sortir à son gré, ou de fumer, ou de boire, comme elle défendrait sa part de gâteau, une adolescente au comble de la rage hurle qu’elle veut avoir le droit de blasphémer les religions. Insupportable puérilité. Et pourtant, quelque part, un signe capital. On peut tout oublier de ce qu’elle dit mais, elle, il faut la regarder et, s’il le faut, des heures durant, en boucle comme on dit, pour s’en laisser boucler, pour s’interdire toute fuite, tout commentaire, toute explication. Peu importe ce qu’elle réclame. Blasphème, plaisir, argent, droit de ceci ou liberté de cela, légitime ou folle : en toutes choses, c’est elle-même qu’elle réclame, ce droit d’être elle-même qu’elle seule peut s’accorder. Car elle s’en doute, en effet, et cela la rend furieuse : elle sent que réclamer, c’est encore obéir ; et revendiquer, toujours se soumettre. Figure même de la frustration, elle enrage de ne pouvoir demander que le néant. J’entends dans ses hurlements que tout est à reprendre, tout, absolument tout, et surtout la révolte, et surtout la révolution.
Ξ
N’éludons pas l’évidence, l’énorme contradiction que cette jeune fille n’a pas le temps d’apercevoir. Au nom du « vivre ensemble » dont on ne cesse de lui seriner la chanson, la voici qui exige le droit, le droit républicain, le droit démocratique, le droit humaniste, le droit socialiste d’offenser des millions de ses compatriotes et de prendre à cette grossièreté un pied pas possible. Apparemment étonnant, non ? Pourquoi cette absurdité ? Logique de peur. Il est facile de revendiquer la liberté d’expression. Un jeu d’enfant. On se serre les coudes, on crie ensemble, ça baigne. Et puis, un jour, elle est là, cette liberté dont on voudrait mais dont on ne veut pas. Alors, on se sent seul comme jamais. On se sent seul parce que, de fait, on est seul. Plus de Charlie qui tienne, plus d’équipe, de club, de clan, de gang. Et ça, la petite a beau faire semblant de ne pas y penser, ça lui fait peur. Je la comprends tellement. Je suis tellement comme elle. Ça n’arrête pas de me faire peur. Les clowns qui lancent des slogans, c’est comme au casino, c’est pour ramasser le tapis, point final. Ces bigleux-là ne voient jamais très loin, ne peuvent jamais croire très loin. Mais elle, elle croit. Elle y croit et c’est parce qu’elle y croit qu’elle fonce tête baissée dans l’insoluble contradiction. Elle a la très intelligente sottise d’y croire, eux la très sotte intelligence de ne pas y croire. Et que lui souffle la peur ? Que tout ça va mal finir, qu’un peu de liberté, c’est bon, mais que trop de liberté, c’est comme trop d’alcool, ça fait du mal aux autres, ça conduit forcément au mépris, à la haine. Voilà pourquoi elle emmêle tout, voilà pourquoi elle cache un serpent dans sa corbeille de bonheur, voilà pourquoi elle réclame à la fois la liberté d’expression et la liberté de nier l’autre. Pour payer ! Pour expier ! Voilà pourquoi elle patauge, voilà pourquoi elle raconte n’importe quoi, ne se doutant pas que sa pagaille est infiniment plus vraie, infiniment plus forte, infiniment plus lucide, infiniment plus vivante que le sérieux risible des experts qui ne manqueront pas de se pencher gravement sur son cas. Et plus vraie, plus lucide, plus vivante que la bienveillance citoyenne qui tâchera de la réinstaller dans une boutique ou une autre et de la déshabiller peu à peu de ses rêves pour se persuader elle-même qu’au bout du compte, au fond de tout ce cinéma, il n’y a rien. Voilà pourquoi, oui, tout est à reprendre, tout, absolument tout ! Ce n’est à la portée d’aucun clan. C’est à la portée de chaque individu.
Ξ
Les gens de mon âge ont connu des situations plus difficiles encore. À l’époque, la cruauté des temps laissait sa trace dans le ton des discours, de tous les discours, les uns boursoufflés de suffisance, les autres tendus, densifiés par l’angoisse. Je ne sens rien de tout cela aujourd’hui, mais je ne sens rien d’autre non plus, sinon une fantastique capacité d’indifférence. Les mots des importants sont des jetons balancés par des croupiers distraits et un peu sourds qu’il est inutile d’injurier. Je ne sens plus rien dans rien sinon un ennui habituel et mécanique que de jeunes vieillards maniérés et vaguement inquiets saupoudrent de mots et se renvoient comme un volant. Allons, que suis-je en train de leur reprocher ? Ils voient juste. Ils savent mieux que quiconque que les cartes sont truquées et comment elles le sont, et par qui. Mais c’est si rassurant d’être prisonnier des apparences, ces geôlières-là sont si complaisantes aux natures frileuses ! Ils font comme la gamine : ils se protègent de la liberté, à cela près qu’elle devine, elle, qu’elle existe et c’est pourquoi elle fonce, tête baissée, dans d’insolubles contradictions. Leur job, c’est de faire semblant. Mais la tragédie, elle, comme on vient de le voir, ne fait pas semblant. Elle distingue impitoyablement ce qui, quoi qu’il en soit, garde du sens, la paix civile, et ce qui n’en a plus aucun, les gargouillis de la communicancance en ses multiples avatars. Voilà la leçon du début janvier, voilà ce qu’a voulu masquer la campagne Je suis Charlie. Encore faut-il, dites-vous, se protéger des extrêmes… Sans doute. Et, d’abord, de l’extrême mensonge.
Ξ
Que dire à cette jeune fille si elle peut encore entendre quelque chose ? Que l’issue de sa solitude est au cœur de sa solitude, pas ailleurs. Que, dans les couloirs de la peur, se cache une porte dérobée par laquelle on rejoint en riant tous les autres. Il m’importe souverainement qu’elle ne se laisse pas arnaquer sa liberté par des gens qui l’envient. Il m’importe souverainement qu’elle ne la mette pas au service des bonimenteurs. Il m’importe souverainement qu’elle ne croie pas un mot de ce que racontent les spécialistes du vivre et du vivre bien, les experts du vivre ensemble, du vivre heureux, du vivre cool.
Ξ
On les a formés comment, ses professeurs ? Allez, c’est ma tournée, je fais une fleur aux autorités, je leur propose une méthode qui permettra des économies, des éconocroques. Qu’on montre aux candidats enseignants la séquence de cette fille en colère. Qu’on ne dise pas un mot. Qu’on la passe trois fois, dix fois, vingt fois s’il le faut. Les candidats qui demanderont au formateur ce que, concrètement, ils ont à faire, ceux qui saisiront l’occasion d’exhiber leur intérêt pour la chose pédagogique, tous ceux, en un mot, qui ne verront pas ce qu’ils voient, qu’on les envoie fissa sous-chefs quelque part, sous-chefs de bureau, de gare, d’eux-mêmes, ou de n’importe quoi. S’il y en a qui supplient qu’on leur précise les objectifs de l’exercice, ceux-là c’est plus grave, il faut les nommer communicants-adjoints chez Harlem Désir. Il est certain que l’intérêt personnel de ces jeunes gens est digne de considération. Il est également certain que celui des enfants l’est encore plus. Les enfants d’abord : l’évidence, c’est qu’aucun de ces clients-là n’est fait pour enseigner. Par contre, ceux que la gamine aura scotchés à leur chaise, qui regarderont silencieusement leurs baskets et n’auront pas du tout l’air d’y être, c’est ceux-là qui y seront, c’est ceux-là qui y sont, c’est ceux-là qui sont les bons. Leur avis sur la politique, la religion, le sexe et tout le bazar : on s’en fout. Ils sont opérationnels illico. Aucun besoin de formation. Les sous-chefs non plus, par construction. Donc, je disais bien : des éconocroques !
Ξ
Traduisons : « Un professeur doit avoir une perception profonde, donc personnelle, du monde moderne. » Kif-kif, mais un peu faible. Un minuscule grain de poivre, donc : « Un professeur doit avoir une perception profonde, donc vraiment personnelle, du monde moderne. ». C’est-à-dire se comprendre avec/contre le monde. Être attentif à ce qui se passe en lui quand il le regarde en face, sans baisser les yeux. Comment le ressent-il ? Ose-t-il même l’affronter ? Quels sentiments émeut-il en lui quand il perce le brouillage dont on l’entoure, quand, dans les souterrains de l’imaginaire, l’homme qu’il est rencontre cette chose ?
Ξ
Les chasseurs de stéréotypes et de préjugés peuvent aller faire la sieste. La formation de ces apprentis profs, cette gamine l’a assurée, et gratos. Non qu’ils aient leurs yeux dans leur poche : un paquet de ressentiment comme ça peut faire des dégâts. Et le contenu de son propos est aussi passionnant qu’un manuel de bricolage. Mais, voilà, elle est là. Avec son embrouillamini de contradictions, sa colère, sa bêtise, sa douleur. Joue-t-elle la comédie ? Va savoir. À mon avis, pour la jouer comme ça – je crois connaître la question – il faut quand même qu’elle ait deviné, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, de quoi il s’agit. Après, ça s’attrape si vite, un virus ! [J’essaye de dire ce qu’elle… ce qu’elle quoi ?… ce qu’elle leur apporte ?… elle ne leur apporte rien… elle ne les a pas mis dans son camp, de son côté, elle n’en a pas fait ses potes… elle les a un peu récurés, un peu décapés… tout est tordu et dingue dans ce qu’elle raconte, mais le fond d’écran est bon… c’est ça, elle a un bon fond d’écran… et c’est ça être honnête, reconnaître le bon fond d’écran des autres quand il est bon… s’en laisser transformer, et tant pis si ça dérange la bibliothèque… les sous-chefs, eux, ils ont profité de la nana pour l’enrichir d’un volume, leur bibliothèque… ce sont des constructeurs souriants, des as de la construction souriante, avec valeurs incorporées… la nana, pour eux, c’est un documentaire… les autres, au contraire, ceux qui n’avaient rien à dire, ont senti que ce qu’ils raconteraient aux élèves sans un fond d’écran comme çà ne passerait pas… non pas le fond d’écran de la fille, évidemment… le leur… c’est ça qui les a sciés… l’évidence d’un fond d’écran… facile comme tout à installer, d’ailleurs… et qui est déjà en eux… et qui est le meilleur qu’ils puissent trouver… conçu spécialement pour eux… multi-usages avec ça… pas fait seulement pour enseigner… pour réfléchir aussi… pour vivre… pour aimer… ce qui les a laissés un peu groggy, c’est de comprendre soudain que le reste, sans ce fond d’écran non copiable, c’est peau d’balle… que plus on se tire-bouchonne les méninges avec les objectifs et les stéréotypes, plus c’est peau d’balle… ils n’ont pas pigé ça, les sous-chefs… c’est le non-copiable qui démerde le monde… le copiable, ça fait roter les convives à la fin des banquets, c’est tout… tous les mêmes, les banquets… notez, les sous-chefs, eux aussi, au fond, ils ont compris, ils ne sont pas plus bêtes… tout au fond… mais c’était un peu trop dur, ils ne se sont pas senti la force… ils auraient bien voulu mais ils n’ont pas eu la force… ils n’ont pas eu la force de ne rien faire, vous comprenez… la force de ne pas bouger… la force de ne pas poser des questions idiotes… la force de ne pas ramener leur concret de merde… la force de ne pas avoir l’air dans le coup… la force de ne pas prendre une gueule concernée… enfin, cette force-là, ils ne l’ont pas eue tout de suite… pas comme ça… pas aujourd’hui… c’est comme sauter en parachute, il n’y a pas à rire de celui qui ne peut pas… quand ils se seront bien fait chier à touiller de la com… quand ils s’en seront foutu partout de la com… quand la com les aura mis minables comme dit mon cousin de Grasse… une autre occasion passera… peut-être qu’ils pourront sauter dedans… faudrait quand même pas qu’ils attendent trop… faudrait pas qu’ils attendent d’être prêts… le jeu, c’est de ne pas être prêt… comment peut-on être prêt à ne pas être prêt… comment peut-on ne pas être surpris d’être surpris… ]
Ξ
Entre la liberté et ce qu’on appelle aujourd’hui la pédagogie, il faut choisir. Un comité de salut public doit créer une brigade anti-pédagogique. Non, non, qu’on se rassure, pas d’obscurantisme ! Tout ce qui peut s’enseigner, on l’enseignera, et à tous, enfants et adultes, et à fond, à Neuilly comme à Saint-Denis, dans les villes et dans les campagnes. Mais on n’enseignera pas ce qu’il n’est pas possible, et donc pas convenable, d’enseigner, ce qu’il est obscurantiste d’enseigner. Car tout ne s’enseigne pas. Et il n’est pas difficile de distinguer ce qu’il est honnête ou malhonnête d’enseigner. L’enseignement honnête est gratuit : il transmet des connaissances, éveille le désir de comprendre, élargit l’esprit, affine la sensibilité, ouvre des questions. Non seulement il est l’ami de la liberté, mais il en est l’adjuvant, et parfois la béquille. L’enseignement malhonnête est intéressé, on attend de lui qu’il produise des effets, qu’il induise des comportements, qu’il donne des résultats. L’enseignement honnête n’a pas d’intentions à étaler : il est dans ce qu’il fait. L’enseignement malhonnête cache ses vilaines arrière-pensées sous toutes sortes de justifications morales d’autant plus perverses qu’il les veut plus pathétiques. Il est si sûr de lui qu’à l’ennemi lui-même, il va faire la leçon et montrer qu’il a tort d’être l’ennemi. Ainsi le Cinquième Bureau, autrefois, à Alger, qui ne se proposait rien de moins que de retourner dans l’esprit de la population algérienne les thèses du FLN. Paix à ses fantasmes, pas nécessaire de les exhumer. Les sites de contre-propagande à l’intention des jeunes tentés par le djihad relèvent d’un genre littéraire impossible ou absurde. Ils ne peuvent être qu’inutiles ou contre-productifs. Voilà un autre gisement d’économies.
Ξ
Pendant l’épreuve, les forces de l’ordre ont parlé, comme il convenait, le langage des forces de l’ordre. Mais l’Éducation nationale, elle aussi, a parlé le langage des forces de l’ordre : c’était infiniment déplacé. D’autant que la très provisoire unanimité créée par le Je suis Charlie ne pouvait qu’être mal vécue par les banlieues. Jeune de banlieue, je me serais senti soupçonné, injustement soupçonné. Oui, évidemment, aurais-je pensé, je condamne les attentats – pourquoi en douterait-on ? – mais l’insistance avec laquelle on veut que j’exprime cette condamnation dans la forme qu’on m’impose est une manière de se méfier de moi et, au fond, de continuer à m’exclure. Ou peut-être de me forcer à oublier que je ne peux pas approuver ces caricatures, même si j’ai de la sympathie pour Charlie. J’aurais été stupéfait et peiné d’entendre la ministre s’exprimer comme une surveillante générale. J’aurais été stupéfait et peiné de constater qu’elle ne semblait pas imaginer, elle, que nous, jeunes de banlieue attachés, d’une manière ou d’une autre, à l’islam, respectueux de l’islam et horrifiés par les assassinats, nous étions au fond de nous-mêmes vraiment très emmerdés. J’aurais été stupéfait et peiné de ne pas recevoir d’elle un mot de compréhension, de confiance, d’amitié. Et j’aurais été stupéfait et peiné de constater que certains professeurs ne comprenaient rien à ce qui se passait, qu’ils ne voyaient pas que nous avions tous besoin de parler, que nous ne voulions pas faire semblant, et qu’un moment d’expression était plus urgent pour nous qu’une minute de silence. Ils m’auraient fait penser, ces professeurs-là, à des choses pitoyables, à des chirurgiens qui s’évanouissent à la première goutte de sang, à des psychanalystes qui pâlissent d’angoisse quand leur patient parle d’autre chose que de son ineffable félicité conjugale. Ce que je n’aurais pas osé avouer, par contre, c’est la terreur qui m’envahit quand les adultes, autour de moi, renoncent à me protéger et me laissent infiniment seul.
Ξ
Après la tragédie des massacres, cette démonstration de force de la propagande : il faut, dirait un stoïcien, se résigner avec douleur à la première et mettre tout son cœur à combattre la seconde. D’autant qu’à sa manière, à sa manière entièrement différente, elle est, elle aussi, l’ennemie de la liberté. Un slogan ne libère jamais et asservit toujours. En focalisant l’attention sur lui, il détourne des vraies questions dont il trouble l’expression. Un slogan anesthésie mais n’opère rien. Il dissimule la complexité des problèmes, des perceptions, des conflits. Qu’il soit un boulet pour la pensée, on l’a compris dans ces ahurissants débats où des gens apparemment instruits récitaient leur Charlie comme des séminaristes et distinguaient en casuistes les diverses raisons recevables, moins recevables ou carrément irrecevables, de ne pas accepter de se rallier au mot d’ordre. Sentaient-ils, ces aimables causeurs, qu’ils exhibaient leur servitude, leur enfantine dépendance ? Fondée sur la peur ou la soumission, la solidarité que crée un slogan est factice et éphémère, il faut passer son temps à la regonfler comme un pneu crevé, même le Président de la République qui, comme on le dit, a capitalisé sur l’esprit du 11 janvier, s’y colle. Elle est jalouse, aussi, et soupçonneuse : il n’a pas fallu deux jours pour qu’apparaisse une sorte d’inquisition fiévreuse à l’encontre de ceux qui semblaient hésiter à prononcer la formule déjà rituelle.
Ξ
La guerre ? Ce n’est ni à l’héroïsme des combats ni à la joie de la victoire que me renvoie le slogan que toutes les télés, en un clin d’œil, ont adopté, mais aux instants que mes dix ans sentaient les plus sombres, les plus humiliants. Non pas à l’image de mon grand-père, si fier, si heureux devant la barricade dressée avenue Léon-Gambetta avec des pavés et des branches d’arbres, non pas à sa casquette, à ses manches retroussées, à sa cigarette, mais à l’ivrogne, mouche du coche de la résistance, qui, la veille au soir, a braillé « Tous les hommes valides debout ! » d’une abominable voix de rogomme dans laquelle j’ai senti un atroce mélange de haine et de bêtise. Le Je suis Charlie n’a rien de tout cela, certes, ni dans le fond ni dans la forme, pas plus que les mots d’ordre des managers dans l’entreprise. Mais ils ne sont pas moins arbitraires. Un slogan ne nous rend pas libres. On ne peut pas exprimer notre liberté, ma liberté. Je veux bien que quelqu’un me parle, le président, un ministre, un militaire, n’importe qui. Je ne veux pas que On me parle, je ne veux pas que On se mette aux commandes. On n’a pas plus à me dire de ce 11 janvier que cet ivrogne, il y a soixante-dix ans, de la Libération. Je ne crois jamais on, surtout quand il joue à l’enfant de chœur. Durant ces jours difficiles, plus je partageais de tout mon cœur l’affliction et l’indignation de chacun, plus ce qui semblait consoler cette foule aveuglément sentimentale alourdissait ma tristesse et creusait ma solitude.
Ξ
Quelques jours après, quand j’ai appris que des enfants avaient été mis en cause, la folle du logis a fait des siennes dans ma conscience. « Si tu savais, m’avouèrent un jour ma mère et ma grand-mère, comme tu nous embarrassais au début de la guerre ! Il est vrai que tu n’avais pas sept ans, mais rends-toi compte. Quand les sirènes de l’alerte sonnaient et que nous allions te réveiller, sais-tu ce que tu faisais ? Tu battais des mains, te levais d’un bond et sautais sur ton lit en criant : « Bravo ! Bravo ! Venez vite, les petits Allemands ! » Terrifiantes révélations ! Que serais-je devenu si l’instituteur l’avait appris, si sa conscience citoyenne lui avait fait un devoir d’informer la police, les Renseignements généraux, le nonce apostolique, la secrétaire de mairie, la Société des Nations, le dentiste, que sais-je ? À qui aurais-je pu sérieusement expliquer que notre vie était un peu monotone et que, surtout, dans la cave où nous allions descendre, je retrouverais en pyjama les deux délicieuses petites filles du quatrième, et qu’à cette fête nocturne inattendue, je ferais des provisions de songes pour toute la guerre ? Et puis, si l’on avait gratté un peu… Ma mère n’était-elle pas italienne, n’avait-elle pas dû à son mariage sa nationalité française ? Ne parlait-elle pas souvent de ces concours de gymnastique qui lui avaient valu plusieurs médailles et que l’élan donné au sport par Mussolini avait favorisés ? Et n’était-ce pas d’abord ce journal qui dépassait de sa vareuse qui l’avait séduite quand elle avait rencontré mon père, alors jeune militaire ? Et ce journal, quel était-il, Messieurs ? L’Action française, tonne le président du Tribunal militaire et la salle entière de frémir longuement, juste avant que je ne me réveille.
Ξ
Parmi les questions que cette redoutable semaine a fait surgir ou resurgir en moi, j’ai trouvé une seule certitude : du point de vue de la formation, les dispositions annoncées par la ministre de l’Éducation nationale pour « défendre les valeurs de la République » sont d’une navrante incompétence. J’y ai retrouvé, dans leur pire version et, comme d’habitude, étroitement enlacées, les deux aberrations dont j’ai eu tout loisir de mesurer les ravages et contre lesquelles je me suis constamment insurgé : d’une part, déplorables survivances, un cléricalisme et un formalisme dont aucun éducateur n’oserait aujourd’hui se réclamer, d’autre part, fruit du conformisme mercantile et mondain, une volonté de coercition de l’intelligence digne des plus misérables pratiques managériales. Il faudrait avoir une idée bien lugubre de l’idéal républicain pour trouver dans ce catalogue de recettes à la fois ringardes et perverses le moindre reflet de son inspiration. La seule consolation, celle qu’on mentionne toujours avec, à la fois, du soulagement et de la tristesse, c’est que ce patchwork ni fait ni à faire mais simplement récupéré dans les poubelles des ressources humaines, ne servira à personne ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, ne protégera rien de rien et ne fera avancer aucune valeur, même d’un demi-millimètre. Il aura, par contre, d’autres effets.
Ξ
Quand un projet éducatif reconnu par tous anime une société, il arrive qu’il ait à s’adapter à une circonstance particulière ou à prévenir quelque menace inattendue. Il le fait alors à partir de son fonds propre, par l’affirmation et la réaffirmation de ce qu’il pense et de ce qu’il propose et, surtout, par la simple mobilisation des libertés qui se sont accordées à le soutenir. Rien de tel ici. Cette hâtive et livresque réaction prouve, s’il en est encore besoin, que notre société française, européenne, occidentale, fabrique son discours sans la moindre nécessité intérieure, sans le moindre souci du sentiment des citoyens, au fur et à mesure que l’exigent les contraintes extérieures et selon ce qu’elles indiquent pour l’immédiat. Dans ces conditions, on ne peut échapper au sentiment d’inauthenticité paresseuse qu’inspire ce coupé-collé.
Ξ
Ainsi, mesure-phare, mille formateurs aguerris par une formation de deux jours vont aller porter aux enseignants la bonne parole des valeurs de la République, les rendant ainsi capables de la rediffuser eux-mêmes aux enfants. Fils métaphorique et récalcitrant de curé, me voici revenu aux années quarante quand une pédagogie catholique fortement inspirée d’esprit militaire prétendait faire dégringoler sa vérité, en toutes choses, même séculières, du sommet à la base – nous dirions aujourd’hui des élites au terrain. Le souvenir qui m’en reste se partage équitablement entre l’ennui et l’éclat de rire. Or, si je ne me trompe, ce n’est pas la pédagogie catholique qui inspire le ministère mais bien cette éclatante modernité qui pourchasse bravement tant de stéréotypes et de préjugés. Eh bien, la voici dans sa nudité. On lui pardonnerait de ne rien savoir, la pauvre, de ne pas avoir la moindre idée du torrent qui a déferlé, depuis cinquante ans, sur la pédagogie, sur la psychologie, sur la psychanalyse, sur l’anthropologie – pour ne citer que les plus concernées de ces dames. Mais quoi ? Aucun feu rouge n’a clignoté dans ses modules didactiques à l’idée de faire dégringoler les valeurs de la République par la voie hiérarchique ? Cette modernité si infiniment respectueuse de l’égalité quand il s’agit de partager, au soldat de plomb près, les jeux des petits garçons et des petites filles, rien ne vient lui souffler à l’oreille que l’amour des valeurs de la République, qui n’est pas né dans les beaux quartiers, ne se mesure pas aux diplômes, aux niveaux hiérarchiques, aux situations mondaines ?
Ξ
La ringardise de quelques vieux curés, certes, mais aussi la si judicieuse séduction de Stercora Consulting et cette manière publicitaire d’aborder les choses graves. Puisque guerre il y a, le public ne sera-t-il pas rassuré d’entendre parler de formateurs aguerris ? Des formateurs apaisés l’auraient-ils convaincu ? Mais passons sur les tics. C’est la pire hypocrisie de l’idéologie managériale, celle où le conformisme des dirigeants, la pusillanimité des salariés et la rouerie des syndicats pataugent si délicieusement, qui pointe ici son nez. Ainsi les jurys des concours ne se contenteront-ils plus d’évaluer les connaissances des candidats mais devront-ils aussi discerner parmi eux « les plus capables de défendre les valeurs de la République ». J’aimerais qu’ils se désignent, celui, ou celle, ou ceux, ou celles qui ont écrit cette mémorable ânerie. Les jurys de l’agrégation ou du CAPES vont donc sonder les reins et les cœurs de ces jeunes gens et, sans coup férir, sans le moindre risque d’erreur, sortir du lot ceux qui, à coup sûr, défendront les valeurs de la République ? Comprend-on ce que cela veut dire, imagine-t-on la tambouille de mensonges, la cascade d’irresponsabilité, le tsunami de suspicion réciproque, l’embrouillamini de médisances et de jalousies, et le découragement, et la honte ? Ainsi non seulement la vérité officielle descendra de terrasse en terrasse, mais ses ministres perceront le secret des âmes ! Revenez, aumôniers engoncés, revenez, pieuses âmes naïves qui vous pensiez endoctrinées, vous avez tout à apprendre de notre monde !
Ξ
Et ce livret qui aidera les professeurs à répondre aux questions de leurs élèves ! Stupéfiant ! Ces gens qui ont réussi des concours extrêmement difficiles et dont les moins qualifiés ont au compteur un nombre respectable d’années de fac, il faudrait qu’un spécialiste les aide à répondre à un collégien qui les interroge sur la liberté ? Et quand une collégienne voudra savoir ce qu’il faut penser des complotistes, héleront-ils un collègue pour lui demander à quelle page c’est dans le bouquin ? Si vraiment nous en sommes à ce point de désastre, comprenons-nous au moins quel chantier s’ouvre devant nous tous ? Et qu’il faut cesser de demander du secours à ce qui ne cesse de nous faire du mal ?
Ξ
Et ces retrouvailles avec les rites, tout à coup, comme des remèdes oubliés dans le placard. Mais oui, le drapeau et la Marseillaise, ça touche tout le monde ! Est-ce pourtant à eux que nous allons demander de dissoudre l’angoisse de ces pauvres gosses et de rendre la joie d’enseigner à leurs maîtres ?
Ξ
Il me faut un immense effort pour ne pas retrouver ici le vocabulaire de ce patronage où l’on ne récitait pas seulement le Pater et l’Ave. Mais la colère ferait oublier le vrai drame. En réalité, après le choc de Charlie, l’incompétence et l’irréflexion vont faire entrer un peu plus dans l’Éducation nationale les méthodes mortifères de la fumisterie managériale. Il est léger de le faire. Il est naïf de le faire. Il est sot de le faire. Naturellement, la tragédie est toujours une bonne occasion pour ce genre de business. Et les autorités pourront être rassurées. Aucune minute de silence ne sera perturbée. Mais chaque minute de parole sera empoisonnée. Mesdames, Messieurs les démocrates, si vous existez vraiment, pas de ça à l’école !

(9 février 2015)