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Jacques Lacan : « La communication, ça fait rire. »

LE MARCHÉ LXIII

« Chaque année, quelques centaines de milliers de jeunes se présentaient, nus et candides, aux portes de la cité que gardent les chiens à collier d‘or. Ils n’y seraient admis qu’après avoir revêtu la robe prétexte de la docilité. 1 » Le révolutionnaire farouche et inspiré qui fait tenir Mai 68 en trois lignes s’appelait Maurice Grimaud. Il était, durant les événements, préfet de police de Paris. Il ne regardait pas le monde par le trou de serrure de l’ambition conforme, où s’arrondissent les yeux de Monsieur Cancan-Lobjectif et ceux de Madame, née Forcenée de la Motive.
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Une phrase de cet inconnu me suffit, comme suffit parfois un visage. Je ne veux rien savoir de plus, j’abandonne le reste au hasard et à l’oubli, comme je repousse le gros dictionnaire où je viens de trouver le mot que je cherchais, comme s’envole la fatigue du voyage quand le port est en vue, ou le clocher, ou la mort. « Les chiens à collier d’or » : il a tout dit, Maurice Grimaud. Mais s’il savait ! La jeunesse désormais fanfaronne entre leurs mâchoires, et, en secret, s’épouvante. La jeunesse ? Alors nous sommes tous des jeunes…
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Cette jeune fille, l’autre soir, chez des amis. Elle arrive d’une fac de province où elle vient de passer un entretien. C’est une étudiante sérieuse : cinq ans d’Université, aucun échec. Elle s’engage maintenant dans le cursus final dont elle a déjà franchi le premier obstacle, l’avant-dernier avant cet entretien de dix minutes qu’elle vient d’affronter, ou de subir, puisque parler avec des gens, aujourd’hui, ça s’affronte, ça se subit… Elle explique que trois sur quatre des entretenus seront éliminés. Pas besoin d’en entendre davantage. Dans mon crâne de formateur, tout est là, moi aussi j’ai envie de mordre…
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Le plus intéressant dans les discussions avec les patrons des entreprises ou leurs fidèles contradicteurs des syndicats, c’était la généalogie. Tous, au vrai, ne formaient qu’une seule famille, les Vazy-Lamoulinette, dont il était passionnant de reconstituer peu à peu l’histoire, d’y dénicher des apparentements secrets, d’en exhumer des séquences vaguement incestueuses et des filiations un peu limites, comme on dit à mon âge. Le sérieux, bien sûr, n’était pas là. Il ne recevait jamais sur rendez-vous et m’arrivait par exemple de la gentille secrétaire, ma voisine de table à la cantine, qui avait aimablement renversé sur mon pantalon la vinaigrette de son artichaut. Ou d’un petit monsieur très doux, promis à une proche retraite, que son humilité empêchait de se présenter à l’amour conjugal débordant dont il allait bientôt déguster, à plein temps, les délices. Avec l’une, avec l’autre, je me souviens d’avoir parlé, ce qui s’appelle parler. Telles étaient les pattes de colombe sur lesquelles me venait un peu de vérité. Pour les Vazy-Lamoulinette, c’est toujours la mode des pattes d’éph, personne n’y changera rien : énorme question philosophique et théologique, celle que pose un non-péché tellement plus désastreux que le péché.
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Bien sûr, je ne prétends nullement que Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou jouissent de je ne sais quelle qualité qu’un vilain destin réactionnaire aurait refusé aux Vazy-Lamoulinette. Mais nommez-les à la tête, si tête il y a dans ces officines, d’une entreprise, d’un syndicat ou de quelque corps que ce soit, nécessairement non glorieux, même si les gardes républicains font ce qu’ils peuvent pour la déco et la promo : ils entrent instantanément dans la famille, deviennent des V-L, mangent V-L, sentent V-L et, je le crains, aiment V-L. Pensent V-L, aussi, c’est-à-dire ne pensent plus. Tout en eux s’empâte, on leur dit qu’ils se structurent. Une charge, ça alourdit, ça alourdit vraiment, sans alléger.
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Rien contre les V-L, rien contre les patrons, contre les syndicats, rien contre les jurys universitaires. Mais cette jeune fille, un instant, m’a parlé. Je l’ai entendue comme j’ai entendu Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou, par hasard, par heureux hasard. Ce qu’elle m’a dit, et surtout ce qu’elle ne m’a pas dit, ça ne pouvait pas passer. Allons. Trouver naturel de condamner trois entretenus sur quatre avant de les avoir vus, trois entretenus dont on a jugé la candidature légitime et justifiée, c’est sérieux ? Décider du destin de ces jeunes en dix minutes, sur un bavardage, dans une situation où ils ont le trouillomètre à zéro, elle est si humaniste que ça, l’Université ? Quelle différence avec le tirage au sort, sinon la volonté d’éviter les tomates ? La tomatophobie comme valeur universitaire ? Enfin ! Des adultes qui parlent faux demandent à des jeunes de parler vrai ? Des adultes qui font semblant demandent à des jeunes d’être sincères ? Des adultes qui trichent demandent à des jeunes de jouer cartes sur table ? Ça s’appelle un entretien, ça ? Fait-on passer un entretien à la friture qu’on vient de pêcher ? En quelle langue ? Rien à voir avec la vérification des connaissances : c’est rugueux, mais droit ; pour dures qu’elles soient, les sanctions qui s’ensuivent ne sont pas infâmantes. La comédie sous la menace, c’est humiliant pour les uns, dégradant pour les autres. À quoi joue-t-on ? Au faux psy, au faux policier, au faux expert ? Tout ça avec une politesse appliquée d’où suinte en filet d’ironie une agressivité refoulée dont on est soi-même la cible ! Un jury, est-ce un bouillon de culpabilité où surnagent des fragments de science ?
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Pas la faute des jurés, bien sûr. Nommé membre d’un jury dont il sait le fonctionnement plus que discutable, ce professeur ne veut ni perdre sa place, ni entrer dans le jeu qu’on lui impose. La veille de l’entretien, il a fort mal dormi, beaucoup rêvé et, dans ses rêves, trouvé la solution. Aux étudiants qui se succèdent, il déclare avec quelque solennité qu’il va exercer ses fonctions SRB. Le candidat panique, fouille les recoins de sa mémoire, se voit déjà exécuté. « Vous savez ce que signifient ces initiales ? », demande aimablement le professeur. Le candidat avoue son ignorance en tremblant. « Cela veut dire Sous Réserve de Bidonnage. Et signifie que nous sommes ici, vous et moi, par la force des choses, par la force de choses très lourdes que nous n’avons ni vous ni moi le pouvoir de changer, mais que ces choses très lourdes, nous ne les acceptons pas sans inventaire. Alors voici, jeune homme, jeune fille. Nous allons faire l’exercice pour lequel, vous et moi, sommes venus. Mais je veux que vous sachiez, quand vous en détecterez la perversité, que je la détecte aussi, et que je la déteste autant que vous. Je n’ai pas les moyens de l’abolir et, après avoir longtemps hésité, je ne crois pas que démissionner serait la meilleure solution. Je vais donc jouer le jeu de cet entretien et vous invite à le jouer aussi. Mais je vais le jouer SRB, et vous demande de faire de même. Ainsi vivrons-nous en même temps deux entretiens, et non pas un seul. Le premier, celui pour lequel nous sommes venus, vous et moi. Le second, celui qui va s’instaurer en silence entre nous du seul fait que nous décidions de vivre le premier sous réserve de bidonnage. Ce que cela changera, ce que cela changera concrètement, comme il faut toujours préciser pour avoir l’air réel, je ne sais vraiment pas. Presque rien ? Beaucoup ? Rien du tout ? Nous verrons bien. À mon avis, l’entretien numéro 2 aura une bonne influence sur l’entretien numéro 1. Je le crois, je le crois vraiment. Pour vous dire vrai, si je ne le croyais pas, mon métier aurait peu d’intérêt, l’entretien numéro 1 moins encore. Voilà, jeune homme, jeune fille. Vous êtes étudiant, étudiante. Je suis professeur. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, nous sommes égaux. »
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Le professeur s’est réveillé, et a souri de son rêve… « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
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Il s’est réveillé, s’est récité Jacques Berque, et s’est dit que le sol ne se dérobe pas sous les pieds des jeunes quand ils voient les adultes au moins aussi faibles qu’eux, et qu’ils réparent sans drame les erreurs de leurs parents et de leurs maîtres pourvu qu’ils aient une fois trouvé en eux, comme une invitation venue de loin, comme un relais passé du bout des doigts, une note, un écho, un tintement arraché aux ruses féroces du gros animal, du gros connard, à ses grands intérêts minables et aux passions inférieures tapies sous ses raisons supérieures de carton. Il ne se le cache plus, ce professeur : ce jury est largement malséant. Certes, il ne se prend pas pour Socrate. Pour parler comme Maurice Clavel, il ne se voit pas jeter un tel profond silence dans l’Université qu’elle se dissolve par conséquence et surcroît, mais enfin, entre Socrate et une mascarade pitoyable, il y a une place pour lui, il y a un créneau d’où il peut lancer ses flèches, il faut bien que la chaîne de servitude casse quelque part, quand même ! Pourquoi, après tout, le maillon qu’il est, si ahurissant que cela paraisse à toutes les cléricatures, ne donnerait-il pas le signal de la rupture ? Le distinguo et le sed contra désertent-ils ses méninges quand s’élève la voix de l’autorité ? Ses universaux s’appellent-ils compétition, efficacité, réussite ? Un professeur, est-ce un vendeur raté ? S’il est vrai qu’on le traite mal, compte-t-il sur un meilleur confort pour aiguiser sa lucidité ? Sur l’indice pour le rendre libre ? Oisive jeunesse / À tout asservie / Par délicatesse / J’ai perdu ma vie.
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Elle n’est pas trop pessimiste sur le résultat du prétendu entretien. Polis, ils ont été polis. Pas méchants, pas vraiment. Mais décevants, c’est ça, décevants. Elle dit qu’elle s’est sentie devant une rangée de petits coqs, à tour de rôle ils avançaient le bec pour la piquer un peu, chantaient un instant, jetaient un regard rapide sur le reste de la rangée, puis baissaient la tête et ne bougeaient plus. Pas méchants, juste à la limite. Ils jouaient à la faire douter, d’abord elle a trouvé ça pénible, puis franchement bête. Sur le fond des choses, presque rien, quelques questions ultra-précises, des dates, des chiffres, ce qui se mélange le mieux dans la tête quand on est troublé. Elle croit qu’elle ne s’en est pas trop mal sortie. Beaucoup de remarques sur son dossier qu’ils avaient devant eux et considéraient d’un air sceptique, découragé, accablé. L’important, ne cessait de répéter celui du bout, c’est la motivation, la motivation… « Ah ! Vous êtes venue de Paris ? disent-ils aussi. C’est cher le train, non ? » Elle conclut par les mots qui consolent sa génération : « Bon… Bof… Enfin… Faut faire avec… » Puis, juste avant de s’en aller, elle lance : « On aurait dit que c’était la guerre… » Et je songe à Jean-Claude Michéa, à ses commentaires sur Hobbes et « la guerre de tous contre tous ». Ces Messieurs Dames du jury connaissent tout ça mieux que moi et l’enseignent sans doute admirablement.
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Une chose encore qu’elle raconte en riant. Un type entretenu avant elle est sorti épanoui, sûr de sa victoire. On lui avait demandé s’il s’était intéressé à un congrès récent, et ce qu’il en avait pensé. « C’était un moment très fort », avait-il répondu aussi sec. Il avait bien vu qu’il avait mis dans le mille.
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Des deux côtés de la table, liturgie de soumission. Faire croire aux candidats que l’Université s’intéresse à eux de manière personnelle, dans l’espoir que cette illusion atténue l’aigreur de la foule des refusés, et limite l’impression désastreuse produite par l’incroyable sévérité d’une sélection malthusienne. Cette manœuvre de contournement de la réalité est toute semblable à celle que soufflent les théories managériales aux responsables des entreprises. Enfumage, embrouillage, bavardages d’alentours. Voir l’embarras des membres du jury quand un fâcheux les interroge sur les critères de sélection qui régissent leurs décisions. Mais cela ne les empêche pas de s’atteler à ce mauvais chariot. Pourquoi?
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La vie circule aussi mal dans l’Université que dans l’entreprise. Il ne peut en être autrement quand un pouvoir européen nécrosé fait de l’enseignement « un levier de croissance ». Maquerelle avisée et rationnelle, la communication le sait, qui ne doute pas de régler la question en introduisant dans la mécanique, comme l’huile dans le moteur qui chauffe, la dose d’humain adéquate. Et voilà pourquoi, de part et d’autre de la table des entretiens, étudiants et professeurs communient pendant dix minutes dans la cérémonie lugubre où leur est fournie l’occasion de l’humain, comme autrefois, au garçon et à la fille que de puissants intérêts voulaient marier, la promenade au bord de l’eau.
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Travailleurs des entreprises et enseignants, supérieurs et subalternes, entretenants et entretenus, chasseurs et renards, les pièges de la communication sont fabriqués pour niquer tout le monde à la fois. En captant, pour le pervertir, l’immense besoin de parole qui travaille au corps, au cœur, à l’esprit toutes les consciences. En misant sur l’angoisse, sur les embarras, sur les contradictions où les jettera nécessairement un effort si désirable et si difficile. En bricolant des mots, des valeurs, des sentiments, des modèles de comportement pour faire croire à ces innombrables révoltés potentiels, tout en les menaçant sourdement, qu’on les a compris, et même devancés. En pariant que leur lassitude et leur peur les persuaderont de se faire complices de ce détournement. Dans l’entreprise, dans l’Université, même situation. Partout le même scénario, qui ne cesse de s’alourdir. Plus elle réprime le désir d’expression, plus la cruauté diffuse de ce monde tordu l’exacerbe ; sa névrose de trucage le porte à incandescence, réactivant dans les âmes des désirs lumineusement obscurs. La plupart ne sauront que les nier, et ramperont sous les barbelés du ressentiment. Quelques-uns iront au drame, à la maladie, au suicide, désespérés contagieux dont les fleurs envoyées par les Cancan-Lobjectif voudront cacher le cercueil. Mourir, mourir, les vivants n’ont plus que ça en tête. Mourir soft ou mourir hard, le monde moderne n’a rien d’autre en magasin. Il a perdu son match, irrémédiablement, il ne peut plus faire entrer sur le terrain que des quinzièmes couteaux, des toquards, et tant pis si le public fout le camp. Quelque chose est fini, irrémédiablement. Le tocsin qui l’annonce, c’est le brame hypocrite et langoureux : « L’Homme…, l’Homme…, l’Hooooommme… »
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Un jour qu’il prenait le café chez Maurice Clavel, à Asquins, près de Vézelay, Michel Foucault eut cette formule décisive : « Ne jamais se donner l’homme ni comme préalable ni comme objectif » 2. Foucault contredit ici tout ce qui se chante partout, tout ce qui prospère sur l’ignorance de malheureux citoyens élevés dès leur naissance, comme les volailles au grain, à la gestion et à la communication. Fourguer l’humain comme une potion, un calmant, un moyen de clouer le bec aux gens, il faudra bien comprendre un jour que c’est une méthode de voleurs. Et comprendre aussi que désigner une place à l’humain, même dans la meilleure loge, c’est le congédier. Et admettre qu’ouvrir une séquence consacrée à l’humain, c’est avouer qu’on accepte d’être impuissant aujourd’hui, qu’on acceptait de l’être hier, qu’on acceptera de l’être demain. Et tenir pour acquis que la sectorisation de l’humain, ce charcutage, ce démembrement, est le signe le plus sûr de la décadence. Et se dire, une fois pour toutes, que les spécialistes de l’humain, quand ils ne se cachent pas chez les assassins ou chez les fous, vivent en coloc avec le Père Noël. Un spécialiste de l’humain, c’est un veau démissionnaire, un domestique qui, pour satisfaire ses maîtres, a renoncé à agir selon le cœur et la raison ; persécuté par une mauvaise conscience plus écœurante que le cynisme, il court comme tout le monde derrière le premier objectif venu, mais cherche avec une pieuse hypocrisie comment le badigeonner d’humanité. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir que l’homme est inobjectivable, qu’il est en deçà de tout préalable et au-delà de tout objectif. Que l’humain flotte, tout proche et inaccessible, dans l’inachevé. Que l’existence humaine n’est pas une page de livre, qu’elle ressemblerait plutôt à une page Internet, illimitée, inépuisable. Que l’humain n’est pas un arrangement. Que l’humain n’est pas une qualité de la vie. Qu’il n’est pas la dentelle au col de la robe, mais qu’il en est la texture, l’étoffe, le fil, la matière, l’infroissable vérité. Qu’il n’a pas, ce pauvre homme, à faire sa vie plus humaine : quoi qu’il fasse, le meilleur et le pire, elle l’est et le restera, mais qu’il a à faire son humanité plus vivante, c’est-à-dire plus libre, plus créatrice, plus féconde, plus heureuse.
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Je tiens pour des gangsters ou des niais ceux qui prétendent me donner des leçons d’humanité. M’aider à vivre mieux, seuls des amis peuvent le faire, connus ou inconnus, qui, le plus souvent, ignorent qu’ils le font, et n’y réussissent jamais que par la liberté ou le bonheur dont, à leur insu, ils témoignent. Tant qu’on n’a pas compris cela, on peut bien collectionner les connaissances et les émotions qu’on voudra, accumuler les militances, les militements et les militations, jouer au procureur, à l’inquisiteur, à l’indigné permanent qu’étrangle la médiocrité du monde, en un mot faire le fier sur tous les chevaux du manège en jouant, à son goût, à la liberté, au progrès, à la jouissance ou à la vertu : la vérité, c’est qu’on n’est pas encore entièrement sorti du ventre de sa mère. Pas grave, dites-vous ? Vous avez raison. Remédiable ? Certainement. À condition de ne pas se raconter d’histoires et, surtout, de brader son stock d’inhibitions. Pas difficiles à reconnaître, ces garces d’inhibitions ! Elles ont des noms de scène, comme les strip-teaseuses. La peur s’appelle Sécurité. L’indifférence, son pseudo, c’est Tolérance. La capitulation devant l’angoisse, c’est la Réussite. Et Réalisme, c’est l’avatar de la castration.
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Dans l’entreprise comme dans l’Université, comme ailleurs, comme partout, on en vient aux séances d’humain quand tout a foutu le camp, quand le règlement de la course est trop dur, trop bête, quand on n’a plus les jambes pour monter les cols, quand il n’y a plus que le dopage. La communication, c’est le dopage officiel, licite, bienséant : aussi détestable que l’autre mais, en plus, inefficace et contreproductif. Les travailleurs auraient-ils besoin de se prendre la tête avec les valeurs de l’entreprise et autres fumisteries si le travail était un lieu de sens, si l’effort qu’il exige transpirait le sens, si les relations qu’il crée irradiaient le sens, si le résultat auquel il aboutit proclamait l’évidence du sens ? Les enseignants ont-ils besoin, pour connaître leurs étudiants, de ces entretiens ampoulés et faufilés de susceptibilité quand ils ont, une fois pour toutes et à leurs risques, tiré la chasse sur « l’enseignement comme levier de croissance », quand il n’y a aucune place dans leur classe pour aucun Cancan-Lobjectif, de quelque boutique qu’il soit le représentant, quand leurs cours sont ce qu’ils doivent être, tout ce qu’ils doivent être, seulement ce qu’ils doivent être, je veux dire des aventures de l’esprit et de la sensibilité sans cesse reconduites, non pas des promenades sur le gazon artificiel des experts ou sur le mini-golf des conventions médiatiques, mais des marches exigeantes et amicales dans les landes de l’expérience humaine, des repérages passionnés sur les sentiers de la création, des expéditions dans l’aridité de la recherche et de la méthode, avec, très loin et tout près, en bienveillant surplomb, l’heureuse insécurité de ceux qui se sentent prolonger ce qui a toujours été quand ils inventent ce qui n’a jamais existé ?
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Facile à dire… Plus dur de se retrouver au cœur de la bataille, face à l’impossible. Un grand personnage de l’entreprise nous arrivait parfois à la fin des sessions, feignant de se faire médiateur entre les participants et moi. Sa chanson, toujours la même, j’aurais pu la chanter avec lui. « Toute la question, M. Sur, c’est que, vous, vous vivez dans les livres, n’est-ce pas, ce qui est très bien, notez, mais nous, qui sommes bien différents de vous, nous vivons dans la réalité, voyez-vous… » Le propos ne s’adressait pas à moi, je ne répondais rien, je me demandais comment les participants allaient réagir. J’attendais le chirurgien à la sortie du bloc, je n’osais pas être optimiste. Les dés étaient jetés. Une sorte d’ordalie par la liberté. Les premiers sourires m’inquiétaient, un peu gentils, un peu moqueurs. Puis les gens se mettaient à parler tous en même temps, aussi indifférents à mon contradicteur officiel qu’à moi. Leurs voix étaient étrangement fortes, ils formaient un seul chaudron où ils précipitaient des arguments contradictoires, des bribes de colère, des je vais te dire… impérieux, des rappelle-toi… définitifs. Le plus souvent, ça se calmait, il restait un presque silence embarrassé. Alors, sentant que le moment était venu de reprendre la main, l’homme de l’ordre économique se lançait dans une des ces synthèses calibrées à quoi, mieux qu’à l’allongement du nez, se reconnaît le mensonge. Les stagiaires l’écoutaient, mais pas comme d’habitude. Ils l’écoutaient vraiment, comme s’ils avaient changé d’oreilles, comme s’ils voulaient faire peser sur lui quelque sourde menace. Et, en effet, presque toujours, dans une voix ou dans une autre, bien poliment, soufflait un petit vent tiède de révolte : « Je ne suis pas d’accord avec vous, Monsieur », disait quelqu’un. Nos arrière-petits-enfants s’étonneront, je l’espère, d’apprendre que c’était là une déclaration courageuse. Était-ce aussi une acquisition définitive ? Pas sûr. Mais ce n’était pas rien.
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L’autre matin, j’ai entendu parler de François. À propos de ces problèmes moraux de la sexualité qui chatouillent la culpabilité des uns, excitent l’agressivité des autres et, dans les deux cas, aident puissamment pas mal de médias à résister à la crise, il a expliqué que l’Église catholique est aujourd’hui un hôpital militaire où affluent les blessés, et que la première urgence n’est pas de vérifier leur cholestérol et leur sucre, mais de les empêcher de mourir. Qu’a-t-il dans l’esprit ? Pas seulement l’Église, à mon avis, c’est du monde qu’il parle, du monde entier ! Miracolo ! Un homme important vient de dire quelque chose d’intelligent, et avec des mots simples ! Si quelque résistance n’était pas à redouter du côté des articulations, je saluerais volontiers ce propos par un triple salto dans la salle de bains. Enfin ! Enfin quelqu’un ! Tu as trouvé, Diogène, souffle ta lanterne, les gens vont se réveiller tout seuls, assez de gens en tout cas pour que cet automne ait une gueule de printemps !
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Cette image, mon projet de triple salto, même contrarié, l’aurait saluée d’où qu’elle fût venue. Disons qu’elle est venue du pape : parce que c’est vrai. Puis oublions-le : parce que c’est juste. Et surtout, sans lui poser plus de questions, laissons-la vivre.
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Elle me touche, cette image, elle traduit avec une simplicité magnifique ce qui m’aura occupé toute ma vie. Dans la formation, bien sûr, ce microcosme, mais bien avant aussi, et bien après. J’ai senti dès l’enfance que les gens ne se réduisent pas à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, à ce qu’ils croient être. Que nous manquons d’un manque, comme disait Lacan. Que nous voulons à toute force combler l’incomblable béance, comme ajoutait Deleuze. L’impossibilité de réduire un être humain à lui-même, cette évidence terrible et magnifique, m’a protégé de toutes les tyrannies : la familiale, la morale, la culturelle, la cléricale, la politique, toutes.
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La béance, il y a des gens qui la portent sur leur nez : ah ! les bons compagnons ! D’autres, au contraire, tâchent de l’estomper, la camouflent comme un comédon. Pénibles, ceux-là, fatigants, mais si l’on s’arme de patience, on est récompensé : la béance qu’ils se payent, je ne vous dis que ça…
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Mon grand père paternel, sa béance, je n’avais pas besoin de la chercher très loin. Je vois encore le doigt tremblant que l’irascible Pépère promenait sous le nez de ses contradicteurs, dans notre cuisine de Montrouge, durant les discussions politiques furieuses qui l’opposaient chaque semaine au reste de la famille, j’entends ses « Ta, ta, ta, ma fille ! » qui voulaient couvrir toute tentative d’intervention de ma mère, laquelle ne s’en laissait pas conter, ce qu’il appréciait. J’écoutais, je regardais, j’étais au théâtre. Pépère n’aurait pas fait peur à une mouche, mais pourquoi se mettait-il dans des états pareils, pourquoi ces colères disproportionnées ? On m’explique aujourd’hui qu’il se défoulait dans un rôle qui le valorisait et le consolait un peu d’une vie monotone et grise : je hoche la tête avec conviction jusqu’à ce que s’allume le clignotant de l’importance dans les yeux de mon savant interlocuteur, et que j’en rigole in petto. Un peu court pour expliquer Pépère, son numéro était plus compliqué que ça. Son existence monotone et grise était surtout très ordinaire. Sur ces vies-là, comme sur les petites routes, les accidents sont plus mauvais qu’ailleurs, on ne s’attend pas à la catastrophe. Pépère ou la pédagogie du gouffre : un bon sujet de conférence ; avec une bonne promo, ça devrait attirer le chaland. En tout cas, après Pépère, les gens avaient l’air de parler tisane. Je devais sentir, quand je l’écoutais, que je n’aurais plus grand-chose à comprendre de la vie, juste des détails, juste des bricoles, et que je passerais mon temps, sinon à chercher des gouffres sur les petites routes, en tout cas à me cogner à l’étrangeté d’un monde que je saurais superbement inapprivoisable, comme il se cognait, lui, Pépère, à je n’ai jamais su quoi. Mais le summum, c’était l’atterrissage. Mythique. Mon grand-père descendu en plein vol par un terrible missile tiré de la bouche de ma grand-mère qui, jusque-là, était restée planquée dans sa tranchée, l’index sur la joue droite, le menton entre le pouce et le majeur, je l’entends siffler, le missile : « Bois ton café, il va encore être froid. »
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Il faisait une grimace, puis le buvait d’un trait et parlait d’autre chose. Il était redevenu comme qui dirait normal. Normal ? Et ta sœur ? Les histoires qu’il essayait maintenant de nous raconter, et le soin qu’il mettait à repousser le serpent de cendres que sa cigarette avait laissé dans la soucoupe pour qu’il ne s’effondre pas sur la toile cirée, et sa façon appliquée de taquiner ma grand-mère, elle était tout sauf normale, ta normalité, Pépère !
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Rien n’est normal, rien, ni la douleur, ni la joie. La maman de la petite fille morte n’était pas venue expliquer aux organisateurs de la marche blanche qu’elle avait menti. Ils en ont été écœurés, ces humanistes : leur compassion leur est restée sur les bras comme une salade invendable. Tout ce cinéma pour rien, toutes ces larmes, tout ce bazar ; la gratuité est gratuite maintenant ? Heureusement, ils n’ont pas tout perdu. L’image de la petite fille, ils disent qu’on ne la leur enlèvera jamais, que, toute leur vie, ils la garderont dans leur cœur, toute leur vie, toute leur vie ! Pauvres gens, pauvre chair à fric, pauvre chair à valeurs, pauvre chair à communication, comprendront-ils jamais de quel effroyable vaudeville les chiens à collier d’or font d’eux les figurants ?
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J’approuve qu’on prie les personnalités politiques qui s’estiment chargées d’enseigner la morale à leurs concitoyens d’avoir l’obligeance de s’occuper de leurs fesses. Le mot morale sonne désormais si faux dans la bouche des responsables qu’on souffre de les voir ânonner des principes auxquels ils ne croient pas un instant. Dans ce rôle, les plus âgés semblent les moins odieux, à moins qu’on ne leur pardonne plus facilement. Chez les plus jeunes, le spectacle devient vite inquiétant. On s’étonne. Comment des gens instruits peuvent-ils adopter, sans rire, ce ton sentencieux et constamment solennel qui les fait paraître si nigauds ? Qui leur a taillé ces déguisements de carnaval, et d’où vient qu’ils les aient si facilement adoptés ? Leurs amis ne les mettent pas en garde ? Personne ne leur parle vrai ? Personne ne leur dit que rien ne peut se construire sur ces pitreries ? Personne ne leur dit qu’ils trichent, que tout le monde le voit et en déduit qu’ils ne croient en rien ?
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Climat malsain. Trop de mots pour rien. Tout fout le camp dans l’inconscient, mauvais ça. La vie sociale n’est plus qu’un décor pour communicancants. Ne pas oublier. Le virus de la tyrannie, comme celui d’une méchante grippe, est capable de muter. À trop nous montrer son image d’hier, on nous fait oublier sa réalité d’aujourd’hui. La première leçon du passé, et la plus forte, c’est qu’il ne faut pas s’exiler du présent.
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Qu’il ait muté, et qu’une forme inédite de tyrannie nous menace, deux signes l’indiquent irréfutablement. Du côté du pouvoir, le déferlement d’une marée de slogans tous plus humains, plus généreux et plus ouverts les uns que les autres. De l’autre, côté du peuple, le très caractéristique mélange de servitude et de dégoût qui répond à ce déluge de valeurs sans valeur. Les slogans disent le mensonge où s’enfonce vite toute tyrannie. La servitude et le dégoût disent que le peuple se sent en prison et que, d’un second tour de verrou rageur, il valide cet enfermement.
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De quoi souffrent les blessés de cet hôpital militaire qu’est devenu le monde, je n’en ai qu’une idée confuse. Mais qu’ils souffrent, ça je le sais. Pour ne pas le savoir, il ne faut rien voir, rien entendre, rien sentir, il faut être un petit soldat fanfaron de la communication, aussi content de son sort que je l’étais, à douze ans, de ma première cravate, un de ces niais à la mollesse cruelle dont l’esprit est une éponge encore luisante de la graisse qu’elle vient d’essuyer, un de ces roquets à l’aboiement contrôlé, trop soucieux de ses blanches quenottes pour envisager de mordre ce qu’on n’a pas déjà déchiqueté pour lui.
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De quoi ils souffrent, de quoi nous souffrons, nous les blessés, je devine que ça a à voir avec la liberté, ce mot que ne voulait jamais prononcer Lacan – et peut-être n’avait-il pas tort, ma jeunesse a tant entendu parler de Dieu ! Mais je jette tout de même liberté. Imprudemment. Moins pour le sens que pour les ronds dans l’eau que ces trois syllabes diffusaient, pour les vannes qu’elles ouvraient, et ce brouillage lumineux des consciences. Liberté, dans les groupes, n’était pas un slogan. Une mesure, plutôt, la mesure de l’écart entre ce qu’on était et ce que, pourtant, l’on désirait : ça, c’était le côté espérance. Mais aussi la mesure de l’écart entre ce que l’on désirait et, pourtant, ce qu’on était : ça, c’était le côté soupirs. En tout cas, la liberté était la mesure d’un écart, d’un écart acceptable. Et l’étroite zone de chevauchement entre l’espérance et la déception, c’était notre pays à tous, c’était le territoire que chacun de nous ouvrait à tous les autres du seul fait qu’il se trouvait là, un territoire sensible, charnellement perceptible, aussi irréfutable que provisoire.
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Il y a des mots qui ne se glapissent ni ne se pissent. Celui qui parle de liberté, s’il ne sent pas sur lui, autour de lui, en lui, cette sorte de complicité d’étouffés qui caractérise notre société, et si vraiment il ne peut pas se taire, qu’il dise plutôt bouton d’or, ou vermicelle, ou croissance, ou n’importe quoi, participation citoyenne, par exemple, voilà un mot qui chausse bien. Mais liberté est un mot grave. S’il ne monte pas de la geôle que l’on porte en soi, qu’on l’évite, au moins pour ne pas prendre le risque, en cette époque où tout se sait, Madame, de passer pour le faussaire qu’on est.
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Surprenante, cette évocation de l’hôpital militaire. Ce n’est pas dans ce langage que les papes évoquent le drame central du christianisme, la chute et la rédemption, le péché et le pardon. Les mots que choisit François s’invitent dans le discours traditionnel comme s’inviterait, dans une église de Neuilly, une troupe de SDF ou de Roms délocalisés. L’hôpital militaire, c’est un mot à la Bernanos, le mot de quelqu’un qui voit et sent le monde comme il est, presque brutalement, animal et spirituel, cime et souche, base et sommet, pesanteur et grâce. Qui le voit d’âme à âme, hors protocole, hors doctrine, à moins que la doctrine, dans ce cas, l’immense doctrine, ne tienne tout entière dans un frisson d’amour. Et qui le voit si terrifiant que, cette fois, de Rome, chose stupéfiante, il décide de donner l’alerte : ce monde étouffe, notre monde à tous étouffe, ce monde se meurt, on est en train de l’assassiner. Aucun jugement moral. Aucune leçon. Aucun diagnostic. Aucune propagande. Ça meurt. Faisons vivre. Je ne cherche pas plus à trier, dans le cri de François, ce qui parle de Jorge Mario Bergoglio et ce qui appartient au pape, ce qui relève de l’histoire et ce qui ressortit à la religion, ce qui procède du temps et ce qui renvoie à l’éternité, que je ne cherchais à démêler, dans la poésie d’Aragon, ce qui était signé par le bourgeois, par le lecteur de Barrès, par le surréaliste, par le communiste, par l’amant d’Elsa, par l’homosexuel. Ce qui est extraordinaire, c’est que, de ce Vatican où l’histoire, l’art, la philosophie, la théologie, et même la science, ont entassé, comme nulle part ailleurs, leurs sédimentations étroitement enchevêtrées, soient partis, flèches vibrantes et perforantes, les mots les plus simples, les plus profondément ordinaires, des mots que, pour un peu, personne n’oserait prononcer tant on les sent patienter dans toutes les bouches. Le monde, avec tout ce qui y vit, y compris l’Église, est un hôpital de campagne. C’est la guerre. Nouvelle terrible. Nouvelle qui libère. « Nommer, c’est faire changer ».
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Qui se voit vivre dans le monde, qui écoute les autres y vivre perçoit cette souffrance. Je ne comprends pas pourquoi, s’il en était autrement, les souvenirs des sessions de formation m’obsèderaient à ce point, des souvenirs qui ouvrent tous sur la même énigme, sur le même mystère qui s’obscurcit quand je tente de l’approcher. L’image du pape m’aide. Un hôpital de campagne, oui c’est cela, c’est sûrement cela. Dans chaque être, une évidente blessure. Sur laquelle, apparemment, on a tout dit. Les coups qu’on s’est portés à soi-même, ceux qu’on a reçus des autres, de la société, du hasard, de la nature, les explications de toujours et celles d’aujourd’hui, les passions et les aliénations, et la lourdeur des temps, à quoi bon ces banalités ?
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Hôpital, mais militaire. Tout est là. Dire que c’est la guerre, c’est le contraire de la déclarer. Les « hypocrites, bigots, cagots » à qui Rabelais fermait les portes de l’abbaye de Thélème, et qui traînent désormais leurs savates dans les sacristies des partis, des médias et des entreprises plus souvent que dans celles des églises, se vautrent dans l’illusion de la paix. Je connais ça. Les patrons et les responsables syndicaux qui nous rendaient visite arboraient un indécrochable sourire en plastique que leurs mignonnes guéguerres ne troublaient pas. Les participants aussi, au matin du premier jour, affectaient cet air ravi qui sied au monde économique : ils ne savaient pas encore que, telle que je l’entends, la formation n’est pas exactement le ravalement des façades. Et moi aussi je rêvais, avant chaque session, d’un déroulement aimable et harmonieux. « Tu connais le métier, quand même, me disais-je dans le métro, tu ne vas pas encore semer le bordel pour faire monter ta tension ! Calmos, mon pote ! Aujourd’hui tu fais technique, vu ? » Oui, oui, technique ! Mais voilà. La réalité pointait son nez. Et la réalité, c’était la guerre. Et quand c’est la guerre, on ne peut pas se conduire comme si c’était la paix. Auprès du type qui fait ça, un Cahuzac, c’est un premier communiant. Et un DSK, juste un ange !
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Les critiques qu’on fait et qu’on faisait à la société, à l’entreprise, à l’éducation, aux médias, et que je reprenais parfois à ma manière, c’était vrai. L’aliénation, c’était vrai. Marx, quand on ne le caricaturait pas, c’était vrai. Ivan Illich, c’était vrai. Debord, c’était vrai, et ce l’est encore plus. Et l’urgence de soulever le couvercle de la famille, Ronald Laing, David Cooper, ça aussi, c’était vrai. Peu de gens avaient lu. Pour la plupart, c’était un nuage de noms, un nuage considérable, mais inquiétant. Pas la faute de ces explorateurs si, le plus souvent, leurs vérités associées, même quand elles étaient contradictoires, dressaient pourtant au fond des consciences de nouveaux paravents contre la vie.
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De quoi s’agit-il depuis cinquante ans ? Dans quelle guerre, tous ces blessés ? C’est l’image du jeune Boniface, dans Les Voyageurs de l’impériale qui, pour moi, en dit le plus long. Il a péri sous une charrette de pierres qui s’est renversée sur lui. Une jambe a été effroyablement écrasée. Mais l’autre, c’est presque plus affreux encore. Elle n’a rien. Une bonne jambe d’homme égarée dans la mort.
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Le monde moderne, c’est cette catastrophe que les frissons d’espérance que nous portons en nous empêchent de se refermer sur la mort. Un désastre, mais ces éclairs de vie empêchent que le compte soit bon, que l’affaire soit soldée. Pas un thème qu’ahanent les politiques et les médias qui ne soit secrètement une invitation à la mort, pas un qui ne renvoie à quelque progrès achevé, parfait, réalisé – mots horribles, mots meurtriers, mots exsangues, mots idiots. Après les Parfaits du dualisme cathare, les Parfaits du monisme de l’argent : mais ceux-là sont ignobles. Oui, nous vivons au cimetière. L’éducation comme levier de croissance, c’est un programme de macchabées. La fureur avec laquelle on réhydrate les tourments du passé pour mieux ignorer ceux du présent, c’est le drapeau blanc qu’on agite pour ne pas vivre. Une anorexie spirituelle masquée par un prurit de morale, voilà la société de communication. Inauthentique par construction, structurellement pathologique, originellement infirme, contrainte à une permanente et féroce autopromotion d’elle-même.
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Mais les images sont là, au fond de vous, au fond de moi, pas celles de la pub, pas celles du fric : nos images maison, nos images secrètes, nos images sanctuaire, nos « nom de Dieu d’images » comme disait Aragon. C’est ça, la formation : réveiller les images vivantes qui sommeillent. Ce ne peut être que ça ou l’honnête apprentissage des métiers et des techniques, le reste est une imposture. Il arrivait parfois qu’en tombant en arrêt devant une idée, en ranimant un souvenir, en réhydratant une émotion, un stagiaire éveille soudain chez les autres un peu plus que de l’attention, un début d’assentiment peut-être, la sorte d’assentiment qu’on accorde à cette chose mystérieuse : une nouveauté qu’on reconnaît. Alors le cours des débats était comme suspendu. Nous entrions dans une autre atmosphère. Un saut. Nous avions sauté. Quelque part, nous avions sauté. Nos interminables débats, que nous avions voulus loyaux, nous avaient usés, râpés, passés à l’émeri. Ils nous avaient mis à vif, à cœur. Nous ne nous comprenions pas mieux qu’avant, mais ne pas nous comprendre ne nous désespérait plus, ne nous isolait plus, ne nous enfermait plus. Ne pas nous comprendre ouvrait entre nous, en nous tous et en même temps, comme des écluses, une succession d’écluses. Pour un peu, ne pas nous comprendre nous aurait fait nous comprendre. Vulnérables, pourtant, nous l’étions plus que jamais. Vulnérables, mais inexploitables. Fragiles, mais non manœuvrables. Nous avions trouvé en nous notre point d’appui. Non pas une chambre forte de certitudes, non pas un catalogue de vérités, non pas un code d’obligations morales ou mondaines : un accès à la vie, un accès strictement réservé à chacun de nous, seul passage qui lui soit ménagé pour rejoindre les autres. Cette compréhension surgie entre nous, nous savions bien qu’elle était provisoire : mais nous savions aussi que ce qu’elle désignait, et qui ne nous appartenait pas, ne l’était pas. Nous étions tombés en compréhension un peu comme on tombe en amour. Tombés. Tombés sur une plate-forme d’amitié d’où nous pouvions imaginer d’autres chutes, une infinité d’autres chutes. À l’évidence, nous pouvions toujours tomber, « infiniment tomber ». Tomber sur place, ici, dans cette salle. Ou bien, quand midi était arrivé, à la cantine, c’était quand même plus raisonnable.
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C’est dans une circonstance de ce genre que Mlle Vinaigrette, d’un geste large, a projeté sur mon pantalon la sauce de son artichaut. Parce qu’elle était un peu nerveuse, un peu blessée, et qu’elle avait envie de se battre, comme nous tous. Je ne sais plus rien de la conversation qui me valut ce geste d’amitié, sans doute avions-nous repris nos sujets de prédilection, l’entreprise, la société, le monde. Mais je ne n’ai pas oublié le rythme de nos échanges, ni leur flamboiement de feu de joie : une succession de séquences rapides, une pour chaque thème, une par feuille d’artichaut. Un classement instantané des choses, des mots, des idées. Un jeu de massacre rieur, aucune méchanceté.
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Qu’on croie ce que croit le pape François ou autre chose, ou rien du tout, l’évidence s’impose : on ne peut à la fois aimer ses semblables et aimer l’esprit du monde où ils vivent. Il faut choisir. La liberté n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais la servitude. La simplicité n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais le calcul. Lamartine a raison, les aspirations des cœurs et les exigences de la raison ne sont pas au fond de l’esprit du monde. Pas au fond de l’entreprise. Pas au fond de la société. Pas au fond des médias. Pas au fond de l’économie. Pas au fond de l’éducation. Pas au fond de ce que nous appelons trop vite l’Europe. Pas au fond des droites. Pas au fond des gauches. Au fond de rien. Pas au fond des actes. Pas au fond des discours. Pas au fond des pensées. Et non seulement ce que nous aimons n’est au fond de rien, mais tout se construit contre ce que nous aimons.
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Allez ! « La communication, ça fait rire ! » Et la société qui court derrière, aussi, ça fait rire ! Même si l’on est un peu blessé, et si l’on sent la vinaigrette, ça fait rire ! Tordant d’apprendre que, lors de sa campagne de 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand avait été muni par ses communicants d’un bristol qui lui rappelaient les qualités que devait suggérer son comportement d’orateur : Sage Courageux Vrai Réaliste Tenace Passionné y lisait-on. Sans ces bienfaisants génies, Mitterrand, stupide comme il était, aurait évidemment choisi Loufoque Trouillard Menteur Illuminé Inconstant Blasé ! On dit que la rapidité avec laquelle il avait pris ses distances avec eux après l’élection avait surpris les communicants : à mon avis, c’était plutôt qu’ils avaient tardé à comprendre. À Sainte-Barbe, un appariteur prénommé Firmin, que tout le monde aimait bien, apparaissait à son insu dans mon cours sur Baudelaire, il y servait de dérivatif, de bretelle d’autoroute, de contre-exemple. Les communicants, selon moi, c’étaient les Firmin de Mitterrand. Eux qui croyaient, comme disait PPDA, qu’ils avaient « inventé un métier » !
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« La communication, ça fait rire ! » Mais si vous ne voulez pas qu’un jour ça vous fasse pleurer, jeunes gens, jeunes filles que tente cette connerie, allez donc voir un peu sur le site de l’Assemblée nationale ce que racontait de ce métier le citoyen Fouks devant la Commission qui enquêtait sur l’affaire Cahuzac. Un sacré rallye pour y parvenir, mais on y arrive. Vous pensez qu’on s’éclate dans la com, n’est-ce pas, qu’on échange, qu’on est en plein dans le débat et l’imagination ? Eh bien ! lisez Fouks : la communication est « un métier où on apprend à se taire ». « Dans ce métier vous apprenez à garder les choses pour vous. » « Les communicants, depuis longtemps, en tout cas les bons, ont appris à se taire. » Si vous voulez un métier où l’on vous apprenne à fermer votre gueule, si c’est ça votre truc, faites-vous communicancants, mes enfants, l’avenir vous montrera son cul !
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La vérité. Stéphane Fouks parle de la vérité, de la vérité des produits. Notez que tout est produit pour la communication, pas seulement le papier hygiénique et les ordinateurs. François Mitterrand aussi, c’était un produit : « un bon produit mal exploité ». Le sage Monsieur Fouks nous explique qu’il ne faut jamais mentir avec la vérité des produits. Il ajoute que « le mensonge est une arme imbécile qui se retourne contre ceux qui l’utilisent. » Mais savez-vous pourquoi il ne faut pas mentir avec la vérité des produits ? Parce que « nous vivons aujourd’hui dans une société qui a de la mémoire, que tout se sait et que tout s’entend. » Parce qu’« on vit dans une époque dans laquelle vous ne cachez jamais la vérité, elle finit toujours par sortir. » Voilà. Faut pas mentir parce qu’on risque de se faire prendre, c’est la morale de la communicancance. Je n’ai pas de mots. C’est humain, oui, tout est humain. Mais c’est le degré zéro, cette morale. L’infantilisme. La peur de soi. Le matérialisme le plus graisseux. La régression. La pétoche. Attendez. J’ai tort de m’adresser aux jeunes. Je suis sûr qu’ils ont compris. Et puis, je n’ai qu’une chose à leur dire, aux jeunes, moi qui viens de franchir le cap des quatre-vingts ans. Ne vous cassez pas la tête pour votre avenir – le moins possible en tout cas. Ne vous cassez pas non plus la tête pour vos conneries, je sais de quoi je parle. Mais attention. Aimez ce que votre cœur vous dit d’aimer, rien d’autre jamais, jamais, jamais, sous aucun prétexte, aucun, aucun, jamais ! Si vous comprenez ça, quand vous mourrez, vous continuerez à commencer ! Mais, je le répète, j’ai tort de m’adresser aux jeunes. À part les défavorisés, les vrais, ceux des quartiers riches, les jeunes savent, ou se doutent. C’est aux adultes qu’il faut s’adresser, et d’abord aux plus puissants d’entre eux. La com, ça va comme ça. Remballez. Ne laissez plus traîner ça dans la politique, dans les médias, dans les affaires, nulle part. Ce n’est pas un crime, la com, non, pas du tout. J’en ai parlé plus haut de ces trucs qui ne sont ni des crimes ni des péchés mais qui pèsent pourtant lourd, si lourd, plus lourd que le reste. La communication, c’est la poubelle de l’époque. Videz-la. Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est vraiment grave, pas la peine de chercher des boucs émissaires.

(9 octobre 2013)

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Notes:

  1. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Paris, Stock, 1977.
  2. On trouve la vidéo de cette conversation en proposant à Google Foucault Clavel cuisine.

Stercora Consulting

LE MARCHÉ LXII

À la une du Monde du 22 juin : « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé ». Contraste ? Pourquoi ? En soixante-deux signes d’imprimerie, espaces comprises, l’aveu d’une capitulation. Le 15 mars 1968, le fameux papier de Pierre Viansson-Ponté, La France s’ennuie, n’avait pas de ces naïvetés épicières, et ne s’étonnait pas, lui, de la morosité des riches. « Seuls, y lisait-on, quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer. Et ils ennuient tout le monde. » Les temps ont changé. La confiance en l’argent, passeport international pour la sérénité, est désormais inconditionnelle et quasiment religieuse. Voilà, en soixante-deux signes et quarante-cinq ans, la preuve de l’effroyable régression du monde et du Monde. « Je voyais que tout devenait rien » : Léon-Paul Fargue avait raison. Surtout, ne pas geindre. Gaston Miron aussi a raison : « Je suis arrivé à ce qui commence. » La seule réponse qui vaille, une fois consommé le dédain, c’est de descendre en soi jusqu’au point où, comme l’avers et le revers du même désir, ce refus radical et cette irrésistible naissance nous attendent.
Ξ
Une jeune fille à la radio, presque une adolescente. Elle dit qu’elle va sur Internet, qu’elle écrit de drôles de trucs sur de drôles de sites, des choses que, dans la vie, elle ne voudrait pas, elle ne pourrait pas dire. Elle raconte ça tranquillement, en faisant la naïve. Soudain sa voix s’étrangle. Et si, un jour, ils sortaient de leur cache, ses aveux, ses fantasmes, ses provocations ? « Ça fait peur », dit-elle simplement. La vibration de ces trois mots me touche, j’y sens comme une espérance. Puissent-ils toujours avouer leurs peurs, les jeunes, les crier, les chanter, les jouer, les surjouer : tapies au fond de leur être, elles leur pourriraient la vie, elles feraient d’eux des interdits de sincérité ; leurs pensées, leurs élans, leurs projets lui paieraient la dîme. Qu’ils ne croient pas les mille et une filiales de Stercora Consulting 1 qui leur enseignent que la peur est une réaction fâcheuse, le signe d’une mauvaise gestion de la vie, un dysfonctionnement auquel il est possible de remédier. Qu’ils les visitent, leurs peurs, qu’ils se réconcilient avec cet aiguillon, qu’il leur apprenne la liberté, le voyage, le passage, le plus oultre. Qu’il leur fasse préférer les questions aux réponses, les fermentations du trouble aux certitudes, les départs aux arrivées, les aventures aux réussites, toute espèce de vie à toute sorte de mort.
Ξ
Les étudiants catholiques du Centre Richelieu n’avaient pas peur, eux. Ils étaient dans la vérité, ça grandiloquait à qui mieux mieux. « Le monde moderne, disait l’aumônier, c’est nous qui le faisons. » On a vu, oui. Mais il y croyait ferme, et entraînait à Chartres, tout guilleret, ses troupeaux de jeunes bourgeois et surtout de jeunes bourgeoises, les filles étant, comme l’on sait, nettement plus douées pour l’intériorité. Je l’avais encore sur l’estomac, ce christianisme doctrinal et militaire, quand, dix ans plus tard, je parlais avec Aragon ; il m’a fallu attendre 68 pour en être purgé. Lui aussi, Aragon, avait son cadavre chéri sous le bras : pour le grand soir et la fin de l’Histoire, on était en train de revoir le timing. Comme ils ne voulaient pas se faire de peine, le grand écrivain et le jeune agité coincé s’appliquaient à ne rien voir. Des traîtres, en somme, eussent dit d’une même voix le cardinal Lustiger et la motion d’une cellule du quartier Latin. Aragon n’avait pourtant pas perdu de vue ce qu’il croyait, ni de cœur, ni d’âme. Moi non plus. Mais le déluge avait commencé, rien ne serait plus jamais comme dans les livres, toutes les cartes avaient été rebattues, quelque chose clignotait dans l’inquiétude active de cet homme, dans son ambiguïté tellement plus généreuse… La vie allait repartir des gens, de chacun de nous, peut-être, au moins l’imaginais-je, de la « foule sentimentale » (le mot est d’Aragon), celle que ses poèmes et ses chansons faisaient rêver juste, celle que je ne cesserai d’interroger dans les sessions.
Ξ
Ainsi donc le pape François, suggèrent certains de ses confrères jésuites, serait populiste, et vaguement démagogue. Cette cléricale poussette est bien utile à l’aimable économiste libéral de France-Inter, qui peut relativiser tout son saoul. La fureur du nouveau pape a des excuses, il n’a pas digéré les riches voyous argentins. Pas plus que le pape polonais les apparatchiks, expérience, soutient ce journaliste, qui nuançait son jugement sur le libéralisme. Faux. Sur ce point, je le répète, Jean-Paul II a tranché : « Le communisme est une intention droite qu’on a dévoyée, le capitalisme une intention perverse qu’on a fait prospérer. » On notera que ce sont les intentions qui sont ici considérées, non pas ce qu’on appelle les résultats qui, même honnêtement présentés, sont toujours truqués et truqueurs, sauf pour l’organisme tout-puissant et injoignable au téléphone que j’ai cité plus haut. La politique des résultats, invention d’intelligences médiocres et cloisonnées, sacrifie à l’abstrait, à l’irréel, à l’arbitraire de la propagande. Il n’est pas une tyrannie qui ne puisse se targuer de résultats dans un domaine ou dans un autre, et à bon droit : la démocratie devrait, semble-t-il, chanter un peu plus haut. Au bout de la politique de résultats, il y a la béatification des gangsters et la canonisation des mafieux. Les résultats, c’est l’économie à la portée des caniches.
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Sur la mort du jeune Clément Méric, une chronique de France-Info me semble trouver les mots justes. Envie, rarissime chez moi, de faire un signe. Bref message sur le site de France Info. Qui publie, mais en faisant suivre mon nom de la mention « anonyme ». J’envoie un second message pour préciser que Jean Sur n’est pas un pseudo. Rien à faire. Pour France Info, c’en est un. Bien sûr, quand un journaliste arrache d’un vacancier en partance la décisive confidence qu’il espère avoir du beau temps, il est nécessaire, il est déontologique, il est démocratique que je n’ignore pas le nom de ce brillant maïeuticien. Mais un auditeur n’est pas un journaliste, on fait ce qu’on veut de son nom. Et d’ailleurs, qu’il ne nous emmerde pas, on a du taf aujourd’hui : plein de discriminations à dénoncer.
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Radio encore. Avant leur finale contre l’Espagne, une journaliste (dont je ne dirai pas le nom, mais qui en a un) interroge l’entraîneur des basketteuses françaises. La belle aventure va-t-elle finir en beauté ? Foin d’aventure, répond le spécialiste d’une voix hautaine, gagner est maintenant un défi, un objectif. Un objectif, je ne suis jamais très triste qu’on le rate. Souvenir de guerre probablement. Mieux vaut que la bombe finisse sa course dans la mare aux canards.
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Radio toujours. Dans cette école de managers, on apprend, paraît-il, à parler d’égal à égal avec son boss. Se souvient-on encore de ce match de foot entre les éléphants et les souris où une malheureuse attaquante grise avait péri écrasée sous une énorme patte ? « Ça aurait pu nous arriver à nous », avait sportivement couiné la capitaine des souris.
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Radio. Télé. Journal. Internet. Comme remontent de la rivière des morceaux de cadavre, des bribes de propagande me sautent à la gorge, des outrances, des âneries. Pluie d’eau tiède, fétide. Rire ou pleurer ? Coups de poignard ou appels de détresse ? « Le Tour de France, ce n’est pas que du dopage », explique la ministre des Sports. On me parle d’un nouveau jeu sur l’ordinateur : quand on respecte la morale, on se fait tuer ; pour sauver sa vie, « il faut faire ce qu’il faut ». Et ces leçons de conduite sur tout, partout ! La suffisance de ces illettrés en gros sabots, leur lâcheté en filigrane. À peine sortis du ventre de l’école, ils viennent m’apprendre à vivre, ces zozos ! Ah oui, comme dit l’autre, qu’ils s’occupent de leurs fesses ! Et ces politiquiciens qui m’envoient en pleine gueule que, bête comme je suis, il faut qu’ils me fassent de la pédagogie ! Et ces équipes dont on nous bassine, que l’on voit se transformer en clubs qui deviendront des clans et finiront en gangs ? Et ces bons et mauvais élèves à qui des sous-fifres distribuent félicitations ou bonnet d’âne selon qu’ils marchent droit ou regardent ailleurs ? Et ce site de rencontre où des « célibataires d’exception » annoncent qu’en amour ils ont décidé « de ne plus rien laisser au hasard », parce que, là aussi, « il faut être exigeant ». Et, finalement, cette pauvre dame qui rissole dans sa caisse sous le soleil du péage, et qui, avec un beau sourire transpirant, confie au Socrate de la chaîne 3608 (maudit ! j’ai oublié son nom !) : « On arrivera quand il faudra. ». Non pas quand on pourra. Quand il faudra.
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Il faut que je revienne un peu sur le mariage homosexuel. Non pas pour la question débattue, désormais tranchée, mais pour ce que la discussion a révélé. Avec le recul, il me semble apercevoir dans cet étonnant déboulé de la sexualité à l’Assemblée nationale et au Sénat quelque chose de décisif, et qu’on pourrait presque dire providentiel. « Dieu écrit droit sur des lignes courbes », dit le proverbe portugais dont Claudel a fait l’épigraphe du Soulier de satin.
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Mon idée, c’est que le débat était à trois niveaux. Un enjeu officiel : le mariage homosexuel. Un thème sous-jacent : la question de l’homosexualité. Une préoccupation fondamentale : la sexualité tout court ; son irruption, en quelques décennies, dans la parole, dans le langage public, dans le spectacle ; la manière dont toutes les existences, sans exception aucune, en ont été percutées ; la complexité de ce que crée, ou ravive, ou manifeste cette irruption, les réactions qu’elle entraîne. Les députés et les sénateurs parlaient d’eux, parlaient de nous, mais en élèves sérieux qui ne se donnent pas le droit de sortir du sujet. Le non-dit débordait des colères, du silence trop discipliné, du lyrisme disproportionné. Des chevaux qui, à deux pas de l’immensité fraîche et verte, tondent rageusement l’herbe rase et jaunie de l’enclos. « Nous ne parlons que de ça ! », criaient les pour. « Que de ça ! », répondaient les contre. Allons. On ne parle pas du ruisseau sans parler de la rivière, ni de la rivière sans parler de la mer.
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Situation fréquente en formation, souvent touchante : les participants s’accrochent férocement sur un sujet alibi parce que la question réelle, comme on dit d’une marchandise trop coûteuse, est inabordable. Alibi n’est pas le mot juste. On aborde le vrai sujet, mais par un aspect si particulier qu’il paraît pouvoir être détaché de l’ensemble, les interlocuteurs se persuadant les uns les autres, tant ils redoutent qu’il en soit autrement, de la légitimité de cette opération. Aller au bout de ce qu’on pense, entrer dans la complexité de son originalité et même, au sens propre du mot, de son génie, avouer qu’une pensée sauvage gronde en soi et qu’elle a la redoutable particularité, sinon de dire toujours le vrai, du moins de l’aimer, tout cela est désirable, mais très inquiétant. On a peur des sujets brûlants qui brûlent, en effet, aux deux sens du mot : en obligeant à dévoiler ses batteries et en allumant des conflits intérieurs difficiles.
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Je retrouvais devant la télévision mes réflexes de formateur. Surtout ne pas perdre de vue l’évidence. Pas plus que de mes stagiaires d’autrefois, je ne sais rien de ces parlementaires, pas un traître mot, comme disait l’instituteur quand nous n’avions pas appris notre leçon. Ceux-ci sont groupés selon les appartenances politiques, ceux-là l’étaient selon les fonctions, le rang hiérarchique, les relations de travail : aucune conséquence à en tirer. Ma tâche, c’est de ne pas faire semblant et de tâcher d’être un témoin de bonne volonté. D’accueillir, d’accueillir autant que je le pouvais, sans me forcer, sans m’obliger. D’avoir, inch’Allah, la tête et le cœur aussi ouverts que possible. Par habitude, par plaisir, un peu par nostalgie, j’observais le spectacle de l’hémicycle avec les yeux qui considéraient les stagiaires.
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Mais un groupe ne se forme pas au hasard, ni à l’Assemblée nationale ni dans les entreprises. Des forces s’exercent sur lui, des logiques de pouvoir, des indications de sens. Un formateur se montre stupidement présomptueux s’il croit disposer de quelque moyen de sonder les reins et les cœurs, mais il se montre fainéant et irresponsable s’il n’étudie pas les conditions objectives qui ont présidé à la formation du groupe et ne s’interroge pas sur la relation qui existe forcément entre ces conditions et les attitudes qu’adoptent les participants durant les débats. Il était facile, par exemple, au début des années quatre-vingt-dix, de repérer ce qui, dans la parole des agents EDF, venait de la culture spécifique de cette entreprise, alors caractérisée par un sens affirmé du service public associé à un style paternaliste assez traditionnel, et ce qui, au contraire, relevait de l’agression de l’idéologie managériale, devant laquelle la hiérarchie, les syndicats et les salariés semblaient frappés de la même impuissance.
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Remarquons que si ces propos paraissent au lecteur orchestrer des évidences, ce n’est nullement le cas pour l’organisme mythique que j’appelle Stercora Consulting puisque tout ce qui relève de son influence, c’est-à-dire la quasi-totalité du gigantesque univers de la formation, du conseil et de la communication, adopte, sous son joug, une démarche rigoureusement opposée à celle que je viens de décrire. En effet, tandis qu’il se fait fort non seulement de décrypter, au moyen de mille et une méthodes dont la durée de vie est généralement comparable à celle des papillons, les dispositions intellectuelles et affectives des stagiaires, mais encore de motiver ces travailleurs pour les adapter efficacement à leurs tâches, il se montre d’une discrétion ineffable et virginale sur la réalité du monde extérieur, sur les forces qui y sont à l’œuvre, sur les conflits de l’entreprise, en un mot sur tout ce qui pourrait éclairer le travail du groupe et aider à lui donner un sens. Pour Stercora Consulting, rien d’autre n’existe dans le monde que ce que produit le travail du groupe quand ceux qui le forment apprennent à s’accorder sur la nécessité de poursuivre les objectifs de l’entreprise tels que ses dirigeants les lui ont fixés, et de les atteindre.
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Me gardant de toute espèce de jugement sur les personnes en présence, accueillant respectueusement toutes leurs différences, mais attentif à ce qui a pesé sur le débat et cherchant à comprendre, au-delà des subjectivités comme au-delà des positions partisanes, de quoi il s’agissait réellement dans l’affaire du mariage pour tous, j’ai formé l’hypothèse suivante : le vrai ressort du débat sur le mariage pour tous ne se trouvait pas dans le conflit des pour et des contre, mais dans la soumission des deux camps à deux visages différents du même pouvoir de l’argent. On peut essayer de montrer cela avec gaîté.
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Une interview de Patrick Buisson qui, explique Le Monde, voit « dans La Manif pour tous l’émergence d’un populisme chrétien », définit assez bien le sentiment des contre, même si des nuances de sensibilité existent, et si l’on peine, par exemple, à retrouver chez Béatrice Bourges ce qu’il y a de ludique dans l’étrangement nommée Frigide Barjot. Le propos de Patrick Buisson est clair : « On est passé, explique-t-il, d’un capitalisme entrepreneurial qui, en osmose avec l’éthique chrétienne, conférait une valeur morale au travail, à l’investissement à long terme, à l’ascétisme et la satisfaction différée à un capitalisme financier qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Passons sur cette conception d’une histoire aussi réversible qu’un manteau de pluie : la nostalgie n’a peur de rien. Et admirons la loufoquerie du projet. Ainsi Patrick Buisson veut en revenir au capitalisme de la production, cet abîme de frustration, à l’alliance du patron et du curé qui, moyennant la fidélité à la messe dominicale, subordonne en fait la famille au devoir d’état de l’ouvrier envers la fabrique et l’usine, et fait régner en son sein l’ordre moral, et d’abord sexuel, que prêche et contrôle le clergé. Que faire, sinon, à l’unanimité de toutes les facultés de l’esprit et du cœur, décerner le Prix Dinosaure à ce surprenant penseur ! Avec une couronne de laurier supplémentaire pour avoir cité ce propos de Nicolas Sarkozy : « La France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient. » Le christianisme au service de l’État ? Un néo-maurrassisme ? De l’État et de ceux qui assurent sa puissance, naturellement ? En somme, le CAC 40, les grands patrons et les financiers engagent Jésus-Christ comme communicancant ? C’est la sainte Vierge qui va être fière ! J’aime bien les gens qui croient au Ciel, j’aime bien les gens qui n’y croient pas : ceux qui lui donnent des ordres ou l’engagent à leur service me font rire. « Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme », lit-on encore au fronton de l’église de Paley, charmante commune de Seine-et-Marne aux confins de l’Yonne. Merci pour Lui !
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Voilà, pour ce côté de l’hémicycle. Mais l’éclat de rire que m’arrachent les propositions de Patrick Buisson pourrait bien, si je n’y prenais garde, cacher l’essentiel. Je ne crois pas un instant, parce que je les connais sans doute beaucoup mieux que Bernard-Henri Lévy, que les jeunes tradis qui ont défilé contre le mariage pour tous constituent « la marée noire de l’homophobie ». C’est facile à penser et pratique à dire, mais c’est faux. S’ils s’opposent aussi vigoureusement au mariage gay, c’est qu’il ébranle les fondements mêmes de l’univers dans lequel ils ont été élevés, et hors duquel ils sont des oiseaux tombés du nid. Mais il faut comprendre que la menace resserre encore leurs liens avec le monde de leur enfance. Seuls, parmi eux, des fous pourraient oublier, à cet instant, en quelque tentation qu’ils se trouvent de la transgresser, l’obligation fondamentale de la charité fraternelle ou, tout au moins, dans ce domaine pour eux si sensible de la sexualité, foyer de toute leur culpabilité, celle du pardon des offenses. En sorte que, par une nécessité intérieure difficilement perceptible et par le mondain et par le démagogue qui se relaient à l’écritoire de Bernard-Henri Lévy, ces opposants farouches au mariage homo pourraient être parfois les premiers à jeter l’anathème sur l’homophobie. Certes, on n’ira pas chercher dans leurs convictions une pureté de cristal, mais s’il fallait tout juger à ce critère… En tout cas, ils ne sont pas les monstres que l’on dit, et si leurs adversaires refusent de les regarder de trop près, c’est qu’ils redoutent confusément l’effet de miroir.
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Ces tradis sont des victimes. Des victimes de l’autorité, ou plutôt de la confusion qu’ils font, ou qu’on a faite pour eux, entre l’autorité et la transcendance, confusion qu’ils n’ont pas su, pas pu, pas voulu éviter. Cette transcendance à laquelle ils croient sincèrement, on leur a appris à l’enfermer dans le tiroir bien rangé de l’autorité et à lui faire une place parmi leurs petites affaires familiales, sociales, morales, mondaines, sexuelles, notariales, religieuses. C’est là une épreuve difficile. Cette transcendance qui est élargissement, c’est-à-dire à la fois ouverture et libération, une malédiction jetée sur eux s’acharne à l’emprisonner dans des formules, dans des alternatives simplistes et brutales, dans un volontarisme qui les laisse du matin au soir et du soir au matin dans l’obsession d’eux-mêmes. Ils ont le sort de ces prisonniers à qui l’on impose toute la nuit une lumière aveuglante : leur torture secrète, c’est l’impossibilité où ils sont de se reposer. D’où leur besoin maniaque de faire le point, de dresser le bilan. Sur le visage tendu de ces supposés privilégiés – Dieu me garde de tels privilèges ! – une dureté intransigeante succède en un instant à une tendresse douloureuse d’où l’espérance n’est pas absente. Le monde bourgeois, en eux, s’est payé le christianisme.
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« Un capitalisme financier, dit Patrick Buisson, qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Voilà bien, en effet, le monde où nous sommes, mais c’est le descendant légitime et l’héritier naturel de celui auquel il a la naïveté de nous proposer de revenir. Après le capitalisme de la production, celui de la consommation, puis celui de la communication : cette succession s’entend comme une intériorisation de la contrainte. La dure loi de la production, d’abord. La discipline sévère qu’elle installe parodie l’austérité chrétienne mais en renverse le sens : celle-ci est tournée vers le progrès de la vie intérieure qui est présence au monde, celle-là n’a pour but que d’écarter les êtres humains et du monde et d’eux-mêmes. Logique de contrainte, de séparation, d’enfermement : river les travailleurs à leur insécurité, à leur angoisse, à leur contingence. Leur docilité et les bénéfices du capital grandissant ensemble, ces mêmes individus dont, en tant que travailleurs, on niait la subjectivité, et qui sont désormais comme désamorcés d’eux-mêmes, vont pouvoir être utilisés comme objets économiques et servir de relais au progrès du capitalisme, dont le vecteur principal n’est plus le producteur, mais le consommateur, ce roi d’opérette. On ne voulait pas d’eux comme sujets, on va les récupérer comme instruments. Ce retournement suppose que le premier levier du pouvoir ne soit plus la contrainte, mais la séduction : l’actualité témoigne, jour après jour, de cette puissante transformation, dont la glorification de la jouissance est le trait le plus significatif : mais c’est une jouissance objectivée, qui trouve en elle-même sa propre signification et consacre l’isolement de l’individu. Le même capitalisme qui, dans l’horreur de la fabrique, a travaillé à réduire, autant qu’il le pouvait, la place du désir dans la vie des travailleurs, ou à le déshonorer, leur en réimplante ainsi, comme il le ferait d’un appareillage électronique, une version trafiquée, une copie frauduleuse qui assurera tout à la fois leur autonomie et leur dépendance, deux mots que tous les écoliers du monde devraient apprendre à reconnaître synonymes. Étape capitale, mais qui en suppose une autre, celle du capitalisme de la communication, des communicancant(e)s et de la communicancance. Les besoins objectifs de la propagande n’expliquent pas à eux seuls cette nouvelle évolution. Le XIXe siècle industriel a entrepris de déconstruire la personne humaine dans sa totalité : c’est la personne humaine dans sa totalité que le capitalisme moderne a besoin de reconstruire, elle ou, plutôt, son avatar. La jouissance de l’autonomie-dépendance en est le fondement, mais les superstructures font défaut qui, avec la rationalité de l’ensemble, assurent la mobilité et la sécurité du système et permettent d’interconnecter ses éléments. Voici donc le temps des bricoleurs, des fabricants de valeurs. Un moraliste à chaque coin de rue. L’obsession des dérapages. L’organisation de phobies collectives. La fabrication d’événements. Une suffisance bovine. « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé. » Lourd, vraiment lourd.
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Dans cette histoire, je ne crois personne. Si les tradis avaient un tel souci de l’Évangile, ils n’auraient pas attendu le débat sur le mariage homosexuel pour battre le pavé. On leur accordera que leur attitude témoigne d’une excellente estimation du risque : elle leur permet de jouer les prophètes sans avoir à se poser la moindre question sur leur adhésion de fait à une société dont ils devraient, s’ils avaient un peu de courage et quelques lectures, être les plus féroces adversaires. D’autres causes eussent été moins confortables à défendre, mais nettement plus chrétiennes.
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Je ne crois pas non plus leurs adversaires. Leur victoire les laisse étrangement amers. Trop de ressentiment chez ces vainqueurs. Quand on gagne, on est plus généreux que cela. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient défendu la liberté, l’égalité, la tolérance, je ne sais quoi. Je ne crois pas plus à leurs mots qu’à ceux des tradis. Il est vrai que je ne crois plus rien, jamais, de ce qu’un pouvoir politique me raconte. Non que je me veuille laudator temporis acti, la Quatrième République de ma jeunesse ne m’a pas laissé de si bouleversants souvenirs. C’est plutôt une question de tempo, très difficile à expliquer. Comme un homme qui aime les femmes et qui soudain, devant celle-ci, si belle, intelligente, sensuelle, aimable, bienveillante, hardie, tout ce qu’on voudra, peut-être pourrions-nous nous voir à mon retour ? Pourquoi est-ce que je dis aujourd’hui que la parole politique sent l’arnaque, la même arnaque différemment parfumée ? Peut-être parce que cette banalité est devenue si énorme, si envahissante qu’on ne voit plus qu’elle, comme une toile de maître quand elle s’est pris un pot de confiture de groseilles, qu’il ne faut plus essayer de faire avec, ni de faire sans, que c’est lui, le problème, lui, le pot de confiote, vous comprenez, et que le reste, on s’en tape, il est inaudible, insipide, invisible ? Comment est-ce que je peux dire que je flaire que les politiques eux-mêmes sentent cette arnaque qui rôde, surtout s’ils ne sont pas des arnaqueurs, ce que je crois possible ? Mais que, dans ce cas favorable, la tension s’accroît si vite et si fort qu’on attend la chute du funambule ? Quand un responsable tente péniblement de se faire proche et familier, comment est-ce que je peux expliquer que ça décourage en moi toute tentative de l’écouter ? Comment est-ce que je peux dire, en un mot, que ça pue le Stercora Consulting partout, sur les cravates et dans les décolletés, et que, si j’ai passé l’âge de dispatcher les bons et les mauvais, il y a quand même des partis et des discours sur lesquels cette odeur est particulièrement fétide ?
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La loi est passée, je n’en suis ni ravi ni accablé. Si elle n’était pas passée, je n’en aurais été ni accablé ni ravi. J’entendais l’autre jour un homme qui venait de l’étrenner, cette loi, en se mariant avec son copain. Ce n’est ni le tradi que je ne suis pas qui parle en moi, ni le progressiste que je ne suis pas non plus. Le formateur, seulement le formateur. Eh bien, non, Stercora Consulting aura beau balader un drone au-dessus de ma tête, on ne me fera pas dire que j’ai senti de la joie dans cette voix. Comment est-ce que je peux donc expliquer que je suis encore plus mal à l’aise avec les pour qu’avec les contre ? Pas à cause du fond. À cause du ton. Les tradis disent de magnifiques bêtises qui tombent régulièrement à côté de la plaque, mais ces bêtises se rattachent, même de très loin, à quelque chose qui a été un jour de la pensée. Alors, leurs conneries, on les écoute, et on les démonte. Les conneries des pour sont indémontables, probablement parce qu’elles n’ont jamais été montées. Elles sont en kit.
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J’en étais au mariage pour tous, et je voulais montrer que l’inspiration des pour et des contre se rattache à deux moments différents du capitalisme et qu’elle est profondément liée à l’histoire d’un double matraquage. Pour les contre, en gros les tradis, j’ai dit ce que je pensais. Aux autres maintenant. Et là, je regarde le prompteur. Ce qui m’arrive n’est pas banal. Fréquent à l’oral, rare à l’écrit. Le trou. Je n’ai rien à dire de ce qu’ont raconté les pour sur le mariage pour tous. Il faudrait que je fasse semblant, que j’aille piocher Internet, que je retrouve leurs considérations sur la justice, sur l’égalité, la démocratie, sans compter une pluie de grandes références. Toutes choses, je le dis comme je le pense, qui ne sont pas plus stupides que les divagations de Patrick Buisson sur le thème « comment rouler sur l’autoroute en marche arrière ». Mais c’est ainsi. Si je n’ai pas tout oublié, rien n’a accroché. Pas moyen d’adhérer. Pas moyen de me fâcher.
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Diogène, cette image que j’ai vue tout enfant, ce type en haillons, sa lanterne sous le nez des passants. Qu’est-ce qu’il vérifie ? Leur bulletin de vote ? Leur sexualité ? Leur déclaration d’impôts ? Leur acte de naissance ? Leurs diplômes ? Leur certificat de motivation ? Non. Il se demande s’il lui est encore possible de vivre. Si leur existence va lui donner le goût, ou non, de continuer sa promenade en dansant et d’aller planter sa lanterne sous d’autres nez. Si je dis qu’il y a des gens que je ne peux plus voir, ce n’est pas une façon désagréable de dire qu’ils me déplaisent. Les yeux de mon corps les voient toujours, mes yeux intérieurs les distinguent à peine. Même chose pour les oreilles. Et si ceux-là se trouvent généralement du côté des pour, je jure que ce n’est pas une façon hypocrite de choisir l’autre camp. Aucune prévention personnelle à chercher. Si les socialistes mettent souvent mes nerfs à rude épreuve, je n’ai jamais eu à souffrir d’eux ; ce n’est pas vrai de l’autre équipe.
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Quand je pense aux contre, leur thèse sur le mariage pour tous s’affiche immédiatement devant moi. Christine Boutin, sa France éternelle, les élans revanchards, tout cela m’évoque quelque chose, pour le pire plutôt que pour le meilleur. Ce n’est pas vrai de la thèse des pour. J’ai le sentiment, même si des développements ultérieurs sont plus que probables, qu’elle est déjà noyée, qu’elle s’est dissoute. Ou qu’il s’agit d’une pensée qui ne marque pas, comme on dit de certains tissus. Pour filer la métaphore, une pensée moulante. Pas vraiment un prêt-à-penser, qui suppose quand même une forme. Une pensée comme une combinaison élastique, de plongée peut-être. Qui s’ajuste si bien à l’individu qu’elle n’est pas autre chose que lui en tant qu’il se vit comme un pur donné, une pure contingence, en tant qu’il accepte de se réduire à son apparence.
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Stercora Consulting. Cette jeune porte-parole du gouvernement, aimable et sympathique, sans doute très bien douée, il faut être du métier pour repérer l’armure blindée, spéciale ministre, qu’on a forgée sur mesure pour elle, qui la protège de toutes les flèches, mais filtre impitoyablement tout ce qui, d’elle, pourrait me parvenir d’émotion, de simplicité, de doute. Même son beau sourire en est figé, privé de sa vérité. Ah ! si elle était ma fille, elle en entendrait, la ministre ! J’ai peu d’expérience des cortèges officiels, mais les rares fois où j’ai tâté de ça, j’ai senti une inavouable gaminerie se faufiler sous mes airs solennels. Je lui dirais que c’est l’esprit d’enfance qu’il faut sauver, que c’est une fenêtre toujours ouverte, qu’elle doit en faire la pierre de touche de sa pensée, de son action, de sa vie, que le reste est Rien à la puissance Rien. Puis j’irais retrouver mes copains en sifflotant, sûr qu’elle ne serait pas trop à l’aise quand Stercora Consulting lui apprendrait comment on baise les gens avec des mots, comment on fait pour avoir toujours raison. La fois d’après, on parlerait un peu tous les deux. Cette petite manœuvre au fond d’elle-même qu’on lui impose en souriant, et qu’elle accepte parce que ça marche et qu’apparemment ça lui enlève ses soucis, je lui ferais doucement comprendre que c’est aussi dégueulasse qu’une lobotomie. Que Buisson, au moins, qui vit encore au temps du catéchisme, endoctriné et endoctrineur comme tous ceux qui lui ressemblent, on voit sur son visage que ça souffre, que ça gueule, que ça discute, que ça dément. Toute ministre qu’elle est, il faut qu’elle se rende compte : ce qu’on lui fait est plus grave que ce qu’on a fait à Buisson, infiniment plus grave. C’est la retenue à la source, comme on dit à Bercy, c’est indolore. Si peu de traces sur son visage, à peine ce léger voile, les gens ne verront rien. Mais moi…
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Longues conversations avec une jeune femme professeur de lettres. Agrég, Normale, elle s’en excuserait presque. Elle a choisi la banlieue, un lycée où une équipe de professeurs hautement diplômés s’évertue à offrir une seconde chance à de jeunes décrocheurs en les préparant au bac. Elle y croit à fond, à mort. En parle très bien, en écrit mieux encore. Grande sympathie. Et projection : je revois mes premières années de formateur, quand je n’avais pas encore rompu avec le discours institutionnel et que je croyais avoir à transformer l’entreprise, la société, quoi encore. Je l’écoute, j’entends dans sa parole ce que je sentais alors dans la mienne, une gronderie raisonnable qu’on s’adresse à soi-même, une prudence qui dresse des barrières. Mais quoi ? Dans le désastre de ces jeunes, le feu qu’il faut sauver, n’est-ce pas leur révolte ? N’est-ce pas ce mouvement premier, vital, qu’il faut les aider à intérioriser, à épurer des tentations de violence, des systématisations politiques à deux sous, des rôles clés en main ? Est-il vraiment nécessaire qu’ils aillent augmenter de quelques unités les bientôt 90% de reçus au baccalauréat et de quelques décibels les hurlements de victoire rituellement poussés devant les résultats et les caméras ? Quand ils se retrouveront conformes, n’auront-ils pas perdu l’essentiel, ce désir d’une vie singulière qui est pour eux, comme il le serait pour tous les autres si on ne les en avait pas opérés, le nerf de la paix ? N’y a-t-il pas mieux à leur proposer que leur réintégration dans le désordre du monde ?
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La hiérarchie s’étonne du parcours marginal de cette jeune femme : avec ses diplômes, que fabrique-t-elle dans ce périlleux désert ? Je vois les choses autrement. Et si elle se servait de son talent, de sa culture, de sa conviction pour déstabiliser les bourgeois plutôt que pour intégrer les décrocheurs ? Ces apparents malchanceux, ne vaudrait-il pas mieux les aider à renverser la logique établie ? À s’inventer une vie de liberté, d’intelligence, d’amitié, au risque d’avoir à souquer ferme pour leur matérielle ? Quant aux bourginets et bourginettes, ne pourrait-elle, cette vaillante jeune femme, aller porter en eux « le fer dans la plaie » comme disait Albert Londres, ce journaliste dont mes capricieux neurones ont retenu le nom sans difficulté ? Cette déconstruction et cette construction, ce débroussaillage et ces semailles marchent ensemble, ont le même sens, construisent le même monde, sont les deux formes de la même amitié.
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J’aimais entendre Jacques Berque parler de l’identité, c’était pour lui une façon de méditer sur la conscience et l’Histoire, c’était un récit de déploiement. Des imbéciles qui ne militent guère que pour eux-mêmes ont fait du discours sur l’identité un exercice de vanité, l’alibi de leur névrose, la justification agressive de leurs blocages. La philosophe franco-tunisienne Myriam Marzouki a raison de juger ce thème assez pauvre ; plutôt que de disserter sur notre identité, nous ferions mieux de nous demander ce que nous pensons du monde où nous vivons. Le fond de l’aliénation, c’est de découper son terrain de chasse. Peu importe qu’il s’agisse d’augmenter ses parts de marché dans le sirop d’orgeat ou de contribuer à la supposée libération de quelque minorité. « Ce que nous cherchons est tout. » Donc, ne pas aller grossir les rangs des obturés de la politique, des plombés de l’économie, des bloqués du social, des engorgés de la culture, des capsulés des médias, des emmurés des syndicats, des obstrués du militantisme, des étanchés du juridisme, des cachetés de la pédagogie, des colmatés de la performance, des calfeutrés de la compassion, des encombrés de la revendication, et autres embouteillés des équipes, clubs, clans, gangs. Il faut qu’une âme soit ouverte ou fermée.

(28 juillet 2013)

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Notes:

  1. Stercora, mot latin, pluriel de stercus, excrément. Utilité du latin pour dire le mot juste sans trop blesser. Chez Tchouang-tseu, l’excrémentiel désigne ce qui reste de l’expérience humaine quand, dépouillée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle n’est plus qu’un produit qu’on colporte.

Cahuzac et les satisfaits

LE MARCHÉ LXI

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !
Victor Hugo
 

La morale à l’école, pourquoi pas ? Et qu’on la veuille laïque ou autre chose, qu’importe si elle est droite et juste ? Pour cela, des considérations sur le préservatif et le code de la route assorties de beaux élans d’indignation contre le racisme, la xénophobie et l’homophobie ne suffiront pas. Au-delà de l’actualité, l’enseignement de la morale devra retrouver les questions d’hier qui resteront, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, celles de demain. Ainsi faudra-t-il inviter les élèves à s’interroger, par exemple, sur l’amitié, sur la responsabilité, sur la faute, sur le pardon : il le faudra parce qu’ils en ont besoin, parce qu’ils le désirent, parce que ce sont des sujets plus actuels que l’actualité et plus urgents que l’auscultation de ses flatulences, parce que, de surcroît, ils sont aujourd’hui infiniment plus refoulés que ne l’était naguère la sexualité. De ces questions toujours neuves, on débattait autrefois dans la douce quiétude de la classe. La parole du maître se mêlait au ronronnement du poêle pour tenir à distance le monde des adultes, l’enfance bénéficiait d’une sorte d’exterritorialité, ses rêves avaient tout leur temps pour séduire la réalité. Fini tout cela. Les actes, les pensées, les désirs, les fantasmes des adultes sont partout. Le cours de morale laïque sera l’impitoyable miroir où se reflètera l’image du monde et, dans bien des cas, sa plus sévère contestation. Réjouissons-nous, il va falloir choisir. Ou bien la leçon de morale méritera son nom, et elle portera le fer dans la plaie. Ou bien, renonçant à toute vérité et vendue à la fourberie, elle deviendra le plus hideux des instruments d’asservissement.
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Quand, dans les petites classes, on parlera morale, il faudra prendre des exemples qui parlent aux enfants. On les fera réfléchir sur des événements de l’école, un élève qui se serait mal conduit, par exemple, et qu’il aurait fallu exclure. Appelons-le… Appelons-le Jérôme. Mettons qu’il ait un peu triché et pas mal menti. On expliquera à ses camarades qu’il a été convoqué par Madame la Directrice, qu’on a délibéré sur son cas, qu’une sanction a été prise contre lui. Le professeur ne manquera pas de montrer l’utilité et le sens de cette mesure, mais il le fera sans hargne, sans esprit de vengeance, et n’oubliera pas de prévenir les comportements pervers que la faute du petit Jérôme pourrait induire chez ses camarades. C’est pourquoi il leur rappellera les grandes qualités du coupable, et comme il était entouré d’admiration et d’affection dans la cour de récréation. En même temps qu’il condamnera fermement ses mensonges et justifiera sans faiblesse la sanction prise contre lui, il rappellera à ses camarades que, s’il a blessé leur amitié, il ne l’a pas pour autant détruite. Il leur fera observer que, pensant autrement, c’est contre eux-mêmes qu’ils travailleraient. Il saisira cette occasion de confirmer aux enfants que les êtres humains ne se partagent pas entre bons et mauvais, que tout le monde est faillible, et que le sentiment de supériorité morale est une illusion risible. Pour mieux se faire comprendre, il s’amusera à caricaturer les pharisiens et les satisfaits. Il pourra, par exemple, feindre de glisser ses pouces sous son gilet (à moins qu’il n’en porte un…), bomber le torse, prendre l’air avantageux et, sur un ton de stupide vanité, se mettre à chantonner : « Moi, je ne suis pas Jérôme, moi ! Moi, je suis parfait, moi ! Moi, je suis au-dessus de Jérôme, moi, la la la ! Moi, je ne commets aucune faute, moi ! Moi, je ne suis pas menteur, moi ! Moi, je ne suis pas tricheur, moi ! Moi, je ne suis pas vaniteux, moi ! » Il pourra aussi imiter des enfants qui s’adressent à la directrice, tantôt en prenant une voix pointue et un air supérieur, tantôt en se faisant une tête de victime hypocritement accusatrice : « Jérôme, Madame, ce n’est plus notre copain, c’est notre ex-copain, Madame, notre ex-copain ! Ce qu’il nous a fait, Madame, on ne l’oubliera pas, Madame, on ne l’oubliera jamais, Madame, on vous le jure, Madame, nous, on l’aime trop, l’école, Madame, on l’aime trop, l’école, Madame ! » Ou bien, de bout en bout et de part en part, j’aurai raté ma vie de formateur, ou bien le rire qui secouera ces enfants les remuera jusqu’au fond d’eux-mêmes et, leur donnant accès aux musiques que la sottise du monde leur refuse, renouvellera entre eux une amitié dont Jérôme, si coupable qu’il ait été, ne sera pas exclu.
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Je ne m’intéresse nullement à Jérôme Cahuzac, mais je m’intéresse beaucoup à ceux qui parlent de lui. L’agenda de ce bon professeur, apparemment, ne passait pas par le Palais-Bourbon. Les grands copains du grand Jérôme ne se sont pas conduits comme il l’enseigne aux petits copains du petit Jérôme. Ce fut un bœuf de déclarations pathétiques, de fureurs vengeresses, de soupirs accablés. Chaque député, une main sur le cœur, désignait de l’autre le coupable en détournant noblement son regard. Une anthologie de la bonne conscience. « Son honneur à lui s’il en a ! », grandiloquait le Premier ministre tandis qu’un député socialiste évoquait en écho le « reste de l’honneur dont il disposait ». Invectives de comptoir, hilarante scène de famille. Ainsi la tante chez laquelle nous allions en vacances, qui s’était sans doute disputée avec mon cousin, nous invitait-elle solennellement à boire à la santé de celui qui n’était plus son fils, tandis que le banni multipliait les signes d’apaisement à la cantonade. Cette fois, l’État lui-même, en majesté, s’est associé à l’exorcisme. « Une faute impardonnable », a tranché publiquement le Président de la République sans qu’on sache quel mandat lui faisait obligation de lancer ce surprenant anathème. Obsédé par l’insupportable image d’un Jérôme Cahuzac se rasseyant narquoisement à son banc de député, le président de l’Assemblée nationale n’a pas hésité à opposer aux textes qui le lui autorisaient un contexte qui le lui interdisait, sans paraître s’aviser que ce surprenant contexte pourrait lui-même créer un autre contexte qui permettrait à d’autres indignés officiels, dans d’autres situations tragi-comiques, de mettre à distance, à leur tour, d’autres textes. Avec la hardiesse qui caractérise le centre, un député UDI, soucieux de faire entendre les décibels de l’opposition, a franchi le Rubicon de la philosophie du droit et hautement affirmé : « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral », laissant les esprits médiocres que ne visitent pas de si fulgurantes intuitions s’interroger lourdement sur la nature et le fondement juridique de ce droit moral. Enfin le réalisme, le vrai, le dur, a parlé par la voix de deux députés UMP, sans doute musclés, qui se sont fait fort d’empêcher physiquement le proscrit d’atteindre sa place, sans qu’on puisse savoir si des huissiers plus musclés encore avaient été prévenus qu’ils auraient à décourager leur héroïsme.
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Quelques-uns, depuis, contraints et forcés, ont versé trois gouttes de sagesse dans le vin de leur sainte fureur en acceptant de s’en remettre au choix des électeurs si d’aventure leur ex-ami Jérôme souhaitait se présenter à leurs suffrages : on voit mal, au vrai, ce qu’ils pouvaient faire d’autre. Pour ma part, j’aurais souhaité qu’on se gardât, dès le début, de toute pression et qu’on laissât cet élu de la République prendre seul la décision de revenir siéger ou d’y renoncer. Quand on m’explique que, dans d’autres démocraties, la question de ce retour ne se serait même pas posée, cela ne les grandit nullement à mes yeux et témoigne seulement de la légèreté de leurs lois et de leurs usages : ce qu’elles appellent éthique, je l’appelle puritanisme. S’il m’avait demandé mon avis, j’aurais conseillé sans hésitation à Jérôme Cahuzac de récupérer son siège en lui faisant valoir que c’est au peuple seul de décider de son mandat. Il n’aurait pas été nécessaire de lui dresser un arc de triomphe et aucun silence n’aurait été trop glacial. Mais tous les députés, lui comme les autres, auraient montré en cette circonstance qu’au-delà de toute culpabilité et de toute innocence, ils sont là pour servir la loi et les citoyens, non pas les mouvements de leurs affects et l’humeur de l’opinion. Pour une fois, les fameuses valeurs n’eussent pas été bramées dans l’insignifiance des tréteaux : qui sait si elles n’en auraient pas repris quelque couleur. Dans le blizzard qui aurait soufflé sur l’hémicycle, chaque Français, au fond de soi, aurait senti le meilleur de la République. Cela eût été simple et grand. « Jérôme Cahuzac a le droit de venir. Il viendra donc s’il le souhaite. » Rien de plus ne devait être dit, rien d’autre. Et cela devait être dit. Et cela n’a pas été dit. Et tout ce qui a été dit d’autre était de trop. De trop, les leçons de morale. De trop, les colères utilitaires. De trop, les vertus autoproclamées. De trop, les bannissements hystériques. Il viendra s’il le veut, voilà tout. Et nous, nous serons là. Et chacun de nous sentira au fond de soi ce que tout cela signifie. Et, pour une fois, comme le pilote devant la mer, nous ferons face à quelque chose que nous n’aurons pas boutiqué. Et nous chercherons ce que ce quelque chose veut nous enseigner. Et nous ne le remplirons pas de notre peur. Et nous n’irons pas quémander les anxiolytiques consignes des partis. Et nous aurons le vertige. Alors, un instant, un brouillard enfermé en nous se dissipera, un trouble sans nom qui nous tourmente, nous les députés, comme il tourmente tout le monde. Une étrange culpabilité sans faute. Et autre chose finira par commencer, plus large, tellement plus large.
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Que craignaient-ils de cette séance, nos députés ? Les comptes en Suisse ne se transmettent pas par le voisinage des bancs ! Redoutaient-ils le « tous pourris » des braillards ? Absurde. Si c’est le cas, en quoi cette exclusion théâtrale les en protège-t-elle ? En quoi cette fuite par escamotage de l’autre les cache-t-elle ? Ce serait plutôt le contraire, non ? Bizarre. D’autant que la plupart se sentent à mille lieues de ce qui est reproché à l’ancien ministre, fifty par vertu, fifty par manque de tempérament ; cela, les Français ne l’ignorent pas. Pourtant, en jouant la pudeur offensée et la dignité meurtrie, en inventant ce qu’on pourrait appeler l’exclusion d’urgence, ils prennent le risque d’aggraver les soupçons. Quel conditionnement de terreur, quelle pathétique méfiance d’eux-mêmes les empêche d’affronter la présence de leur collègue, de s’asseoir à côté de lui ? Qu’est-ce qui les menace, ces innocents ?
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Facile à vivre le tous pourris ! Assez injuste et un peu pénible, d’accord, mais si protecteur, si efficacement protecteur ! Il va si bien au teint grisâtre de l’époque et des lieux, ce sentiment de culpabilité qu’on tricote une maille à l’endroit une maille à l’envers, qu’on traîne comme une vieille robe de chambre à qui l’on veut épargner la poubelle ! Le soupçon des autres, quel masque régénérateur, hydratant, pacificateur ! Ils vous le posent sur le visage, on passe sa vie à l’ajuster, à se l’ajuster. Désagréable, certes, mais il protège si bien de ce quelque chose que, pour en finir, on voudrait aussi nommer culpabilité : mais non, ce pincement de l’âme n’évoque pas la moindre Suisse, pas le moindre tribunal. Le tous pourris, au fond, il est facile de s’en dédouaner, facile de prouver qu’on n’est pas plus malhonnête qu’un autre, peut-être même un peu moins, qu’on est plutôt du bon côté de la moyenne. Facile de montrer qu’on est clean, ultra-clean, archi-clean : facile, mais terrifiant. À l’instant où l’on proclame sa pureté, on ne comprend pas seulement qu’on n’en a fini avec rien : on comprend surtout qu’on n’en a commencé avec rien. Ils l’ont senti tout de suite, les députés, c’est pourquoi, pour se protéger, ils se sont vite bricolé un film d’horreur : s’ils avaient siégé à côté de Jérôme Cahuzac, il aurait absorbé toute leur culpabilité, il l’aurait bue comme un buvard, il les en aurait dépossédés. Que leur reste-t-il sans elle, que nous reste-t-il ? Tout est bâti sur elle, les armes, les lois, les existences.
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L’affaire Cahuzac est l’illustration parfaite des thèses de René Girard sur le bouc émissaire. On espère que quelque thésard s’en apercevra, et qu’il trouvera un directeur pour le suivre. Le cœur en est probablement la violence des sentiments déployés par tous ceux qui, contre la lettre et l’esprit des institutions, faisaient pression pour empêcher l’ancien ministre de venir siéger. L’indignation étalée, la colère surjouée, l’autosatisfaction mise en scène, ce ton martial dans les voix les plus ternes, les formules définitives et creuses, le chamboule-tout des principes au nom d’une émotion travaillée dont l’objectif conscient était de faire oublier les minuscules intérêts qu’elle masquait, mais qui était elle-même asphyxiée par l’ignorance où elle était de ses sources secrètes, tout conspirait à nous dire : « L’humain, ce n’est pas lui ! L’humain, c’est nous ! » Et c’est là un abominable enfantillage, une abominable fuite, un abominable reniement. Qui n’a rien de commun avec la justice. Qui ne verse que de l’amertume dans le cœur des citoyens, quand bien même leur lugubre plaisir serait de hurler avec les loups.
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Instant de contre-révolution. Les textes ? Non ! Notre loi, disent-ils, la loi de l’indignation utile, la loi de la colère stratégique ! Il ne doit pas revenir, c’est la loi des lois, la vérité au-dessus des textes. La loi écrite, le contexte la balaye. Vive la loi non écrite, vive la loi de l’exclusion, notre loi, dont la fureur tout à la fois nous protège et nous donne consistance ! Voici Antigone à l’envers, devenue la putain du réel. Voici sa loi non écrite devenue la voiture-balai des manœuvres, des arrangements, des circonstances. Non plus la voix du dedans, non plus l’exigence de l’amour fraternel, non plus le risque de la liberté : le carrefour des opinions, la surveillance réciproque des inhibitions, le point de convergence des médiocrités, le qu’en dira-t-on de la chambrée médiatique. Non pas une pensée plus haute à laquelle on se confie : un canapé de démissions où l’on va s’avachir. Non pas une invitation à se dépasser : la permission de se lâcher. Ah ! Les infects grumeaux du mal quand, dans une société, dans un groupe, dans une famille, la haine agglutine ses ferveurs anxieuses !
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Je sais comment on va me répondre. On va regarder le ciel, dilater ses poumons, respirer amplement. On va me parler de l’honneur. De la parole donnée. De tout ce qu’on ramassera de grand et de noble. Du mensonge aussi, en baissant la voix. Tout cela pour que la présence de Jérôme Cahuzac ne vienne pas changer la donne. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas obliger chacun à descendre en soi. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas imposer à chacun d’être chacun. Tout cela pour qu’on ne confonde pas les bons avec le méchant désigné par les bons. Les fonctionnaires des partis vont me mettre l’humain dans les pattes. Comme les managers, après qu’ils ont garrotté les gens, après qu’ils les ont abrutis de principes vicieux qui sont autant de menaces, autant de poignards, autant de poisons, après qu’ils leur ont brouillé l’intelligence et la volonté, comme les managers quand leurs victimes sont prêtes à baisser leur culotte, leur raison, leur fierté, on va me dire, comme les managers, qu’en toute chose il faut considérer l’humain. Comme les managers, on va faire de l’humain le drap de dessus qui cache la literie dégueu, ou le dais, ou le catafalque. En espérant que, peut-être, je me révolterai, que je l’enverrai chier, cet humain-là, et qu’on pourra ainsi, en pleurnichant, me désigner comme un salaud, comme un type sans générosité qui ne reconnaît que la lettre, qui ne fonctionne qu’au droit, qui ne marche qu’à la loi.
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Alors, dans un rapide fondu-enchaîné, l’hémicycle du Palais-Bourbon devient ce supermarché de l’Yonne où je mène depuis des années le plus dérisoire des combats, et pourtant le plus sérieux. Dans ce lieu sans grâce, il paraît qu’on vole beaucoup, qu’on pique, qu’on fauche, qu’on chourave. La direction s’en émeut, même si cela ne la met pas sur la paille. Parmi les coupables, des jeunes venus d’une ville voisine, mais aussi des gens du cru, parfois les moins soupçonnables. La crise n’arrange rien. Des affichettes ont été placées près des caisses, priant les clients de présenter leurs sacs ouverts aux caissières. La plupart se défilent, laissent leurs sacs dans leur voiture et replacent dans le caddie les emplettes scannées. D’autres plient les sacs dans leur poche et, trois pas après la caisse, y rangent leurs achats. Un bon tiers s’exécute.
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Les femmes d’un certain âge apportent à l’opération une résignation rieuse où l’on sent poindre une secrète jouissance. Trace de perversité issue des temps d’imparité, elles font comme si elles étaient les organisatrices de ce contrôle et non ses victimes. Comme dans l’entreprise, les hommes tentent lugubrement de transformer l’humiliation en jeu et lancent deux mots idiots à la caissière. Garçons ou filles, les plus jeunes ouvrent leur sac sans un coup d’œil à l’employée. En rigolant. En téléphonant. En s’en foutant. Te prends pas la tête, ce soir on s’éclate.
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Les clients obéissent, ou contournent la difficulté, mais personne ne refuse jamais. Une bonne vingtaine de fois, je me suis présenté à la caisse, un grand sac accroché à mon caddie. Une formation-action, comme on disait autrefois. Aucune provocation, parfaite politesse, pas la moindre collaboration. Mon sac ? Mais oui, naturellement, Madame, je vais vous le présenter. Une toute petite chose auparavant. Heu… Auriez-vous la gentillesse de me montrer votre carte d’officier de police ? Sinon, comme votre direction vous l’a sans doute expliqué, la loi ne me fait aucune obligation, vraiment aucune…
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« Si vous avez votre conscience pour vous, hurle un jour une femme qui attend dans la file, pourquoi ne l’ouvrez-vous pas, votre sac ? » « Moi, le mien, je l’ouvre, ajoute-t-elle. Tenez ! Tenez ! » Et elle l’ouvre, elle l’ouvre large, de plus en plus large, à le faire craquer. Elle l’ouvre pour la caissière, pour moi, pour toute la file. Elle l’ouvre comme elle s’ouvrirait elle-même. La haine dans les yeux, elle exhibe son vide. C’est plus obscène qu’obscène. Une expiation immonde. Un sacrifice barbare. Une demande effrayante, à quoi rien ne peut répondre.
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Tout ce que j’aurai jamais humé de vrai me le confirme : les exhibitions de vertu sont plus sales que les vices. Mais prenons garde. Les politiciens croyaient avoir tout à gagner, bien sûr, à cette curée inutile, même si elle ne servait pas la justice. Leur image en bénéficierait, la plâtrée de maquillage qu’elle leur balancerait sur la tronche tiendrait bien deux mois. Je vois d’ici la fébrilité des communicancants : dénoncez, dénoncez le mensonge, c’est bon pour vous, c’est bon pour la démocratie, c’est bon pour nous, c’est bon, le mensonge, c’est bon ! Mais l’essentiel n’est pas là. À supposer que les politiciens aient réellement intérêt à se démarquer de l’image de leur ancien collègue, à quoi peut donc bien servir aux clients du super de clamer si haut qu’ils ne sont pas des voleurs, pas des piqueurs, pas des chouraveurs ?
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Députés et clients, même combat : ils se défendent, ils défendent les frontières à l’abri desquelles la vie n’est pas tout à fait la vie. Animée, discutailleuse, pittoresque, mais pas vraiment vivante. Une vie sans contrepoint, légèrement édentée, avec des combats programmés, et des arènes pour les accueillir. Une vie sans autre danger que l’irrémédiable, qui n’est pas un danger. Une vie sans menaces. Une vie sans le mal. Ils n’ont rien à voir avec le mal, ils ne sont pas de son côté, il est impossible qu’ils le soient. Il n’y a rien entre les clients du super et les voleurs, rien du tout, absolument rien. Il n’y a rien entre les députés et Jérôme Cahuzac, rien du tout, absolument rien. Les députés et les clients n’ont pas la moindre relation avec le mal, ils ne savent de lui que ce qu’on leur en a dit. C’est une menace théorique, une fatalité distante qui flotte sur le monde comme un nuage noir. Parfois, comme on le rapporte, elle descend sur quelqu’un, et l’effleure. Elle devient alors si effrayante qu’il ne faut même plus prendre le temps de vérifier s’il s’agit d’elle ou d’une ombre, il ne faut plus se soucier que de s’en protéger, et hurler qu’on ne la connaît pas, qu’on ne sait rien d’elle, qu’on ne l’a jamais vue, qu’on ne la verra jamais.
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Cette femme qui ouvre son sac de cette abominable manière, comme elle s’arracherait les entrailles, et qui exsude la peur, je ne parviendrai pas à dire ce qu’elle évoque en moi, rien ne peut me toucher aussi profond. Comment, un seul instant, la regarderais-je de haut quand, à bientôt quatre-vingts ans, je continue à me débattre comme elle contre l’horrible conditionnement qui la persécute, quand je bredouille en tentant de l’évoquer, quand les souvenirs et les idées se télescopent, quand la haine inassouvie et la tendresse impossible luttent incompréhensiblement en moi.
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
Pareils, tous pareils avec vos différences de pacotille ! Chacun devant son océan, ne bougez pas de cette idée, ne vous occupez de rien d‘autre. « La nuit commune et incommunicable », Claudel a tout dit. Et Cendrars : « Quand tu aimes, il faut partir. » Si vous ne quittez pas les êtres, quittez l’univers qui les meurtrit, ne songez pas à le convertir, à le transformer, à l’améliorer : son destin, c’est la poubelle ! Faites la guerre, pas l’amour, personne n’a jamais fait l’amour, vivre est chose militaire, l’amour c’est, au cœur de la guerre, ce que vous ne pourrez jamais nommer, l’amour c’est ce qui vous fracasse, pas ce qui vous tracasse quand, aides-comptables de vous-mêmes, vous procédez stupidement à l’évaluation de vos désirs et à l’étiquetage de vos pulsions ! Comment pouvons-nous ignorer le mal au point qu’un vol de whisky ou un compte en Suisse nous plonge dans cette terreur, au point qu’il nous faille jurer devant tous que nous, nous sommes des purs, des purs étincelants de pureté, châtrés de la vie comme il est convenable, désactivés de nous-mêmes comme il est nécessaire, et que tous les mensonges du monde nous conviennent pourvu qu’ils y mettent les formes, qu’ils roucoulent les vertus, les valeurs, la famille, l’âme, les ancêtres, la grande distribution, n’importe quoi ! Qui nous a volés, qui ? Ce n’est pas Cahuzac, les amis, ni les petits connards du coin !
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Chercher. Non pas chercher des solutions, elles n’arrivent que lorsque les problèmes sont partis. Chercher les instants où le sac s’est ouvert tout seul, sans qu’il y ait besoin de simagrées, chevaucher le souffle ancien et le laisser nous mener à sa guise.
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J’ai trouvé sur Internet un texte de Harold Vasselin sur Claude Lévi-Strauss qui m’est allé droit au cœur, surtout quand il cite cette phrase : « Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Vasselin la commente ainsi sur sa revue en ligne Alliage : « Cela m’a vraiment traversé, culbuté. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase qui déchire : voile, brume, paroi lisse, impossible d’avancer – et puis, tout d’un coup, « c’est possible, ça passe.  » Elle se déplie, cette phrase : « toujours là », « pas en être honteux », « non pas que nous devions ». On peut la goûter, la mâcher longuement. »
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Elle me reconduit à mon enfance, cette phrase de Claude Lévi-Strauss, une enfance qui me pousse, m’illumine, me jette hors de moi-même, loin des vicieuses vertus qu’on voulait m’enseigner, et dont je retrouve l’haleine dans ce climat de susceptibilité pointilleuse qui m’étouffe, dans la voix de ces petits donneurs de leçons qui tournent comme des guêpes, dans ces instructeurs sociaux aigres et avares, dans ces légions d’âmes organisatrices plus promptes à l’indignation que des vipères ; chatouilleuses, disait Fumet, nullement sensibles. Tout était rugueux dans mon enfance, parce que tout était à vif, les mots comme les passions, parce que tout était flagrant.
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« Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Quoi de plus simple, de plus clair ? Quoi de plus inconditionnellement ouvert à tous les tempéraments, à toutes les formations, à toutes les différences ? Nul besoin de pédagogie, comme chantent des régiments de crétins, pour faire passer le message. La pensée sauvage, c’est ton cœur aux prises avec le monde, elle est en toi, en toi aussi, en toi aussi, en toi aussi, il suffit que tu n’en sois pas honteux. Elle a la complexité des grands nœuds routiers urbains et la simplicité des flammes dans le foyer. Elle ne suppose aucun préalable : c’est en elle que l’ordre des choses s’établit, que les urgences se précisent. Elle ne suppose aucun militantisme, elle ne nous demande pas de jouer à l’infirmier, à l’éducateur, au confesseur, à l’analyste, au policier. Elle est attention aux autres par elle-même, en elle-même, sans qu’on ait besoin de s’appliquer, encore moins de se motiver : elle est attention aux autres parce qu’elle est attention à nous-mêmes. À la fois antérieure et actuelle, et donc puissante, elle réside au beau milieu de ce qui nous blesse ou nous a blessés, elle a sa demeure dans les interstices qui subsistent, et subsisteront toujours, entre les fardeaux dont nous sommes accablés, elle vibre dans le jeu premier, irrépressible, qui nous fait être ce que nous sommes, et qu’aucun coup de sifflet jamais n’interrompra.
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Le monde moderne fragmente nos existences et uniformise nos pensées. La pensée sauvage unifie nos vies et diversifie nos jugements. Le monde moderne se construit tout entier sur sa négation, sur la haine qu’il nourrit pour elle, sur sa volonté d’en finir avec cette éternelle rebelle. Prendre le parti du monde moderne, c’est choisir la mort de la pensée sauvage ou, du moins, le délire de l’imaginer possible. Choisir la pensée sauvage, ce n’est pas tuer le monde moderne, c’est lui donner son sens. Je ne puis en dire plus. Ce qui me requiert d’exister m’appelle depuis des zones de moi-même dont j’ignore presque tout : comment connaîtrais-je en mes semblables ce que j’ignore en moi ? Mais si je ne sais rien des mouvements secrets de cette résistance créatrice, je vois bien se masser, jour après jour, les forces monstrueuses qui rêvent stupidement d’en finir avec elle. À l’évidence, rien d’autre n’a de véritable importance que de les décourager ; seule peut le faire la liberté vécue, imprévisible, non négociée, jaillie de la nécessité du dedans. Au regard de ce combat central, les querelles de l’époque sont des manœuvres de diversion, le néant y affronte le néant. Le « Il n’y a plus rien à faire » de Tristes tropiques prend ici tout son sens. Pas un sou de résignation là-dedans, pas un sou d’abandon. Une stratégie inspirée. Où j’entends l’écho d’une invitation : « Laissez les morts enterrer leurs morts. »
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Ainsi, du supermarché à l’Assemblée nationale, la faute d’un homme ou de quelques-uns affole les nobles citoyens. Ils se précipitent en bêlant dans la bergerie de leur bonne conscience puis, s’y sentant protégés, osent poser la tête sur la barrière et vomissent leur peur. Là, est la misère de l’époque, et non pas que quelqu’un cède à l’argent, ou au mensonge, ou se noie dans le plaisir. Et si la docilité des clients du super émeut en moi une sorte de pitié fraternelle, la satisfaction des puissants me met en tentation de mépris. Ce n’est pas que je protège les coupables, comme il se trouvera bien un beauf pour le suggérer ! C’est qu’il ne m’étonne pas qu’on puisse être coupable, que cela ne fait pas chavirer mon univers, que cela m’incite tout juste à réfléchir un peu plus, et à me taire. Et même si mon casier judiciaire est d’une parfaite virginité, je ne me sens pas du tout, mais pas du tout, du côté des innocents. Parce qu’il n’y a pas de côté des innocents. Un innocent ne se planque pas dans un club, il ne brait pas son innocence. À vrai dire, il est innocent de son innocence, il n’en sait rien, il fait ce qu’il fait, il vit sa vie.
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Je dis « la faute d’un homme… ». Ils ne disent plus la faute, maintenant, les influents. Ils disent le dérapage. Machin a dérapé. Machin est sorti de la piste. Machin a quitté les rails. Je ne voudrais pas terminer ces terrestres vacances avant d’avoir alerté quelques personnes sur l’incurable imbécilité de cette formule et la honte que laisseront à leurs descendants les pauvres gens qui la répandent. Quelle piste ? Quels rails ? Fantasmés par quels malades ? Moi qui suis sorti de je ne sais où pour aller je ne sais où, les décennies que je passe sur cette terre ont donc été balisées par de puissants esprits, jalonnées de panneaux indicateurs par des spécialistes du sens de la vie, et chacun de mes pas, par conséquent, et chacun de mes désirs, soumis au contrôle de savants vérificateurs agréés ? De qui se fout-on ? Pourquoi trois cent mille radios ou trois cent mille télés ne se ferment-elles pas immédiatement dès qu’une demi-portion d’intelligence nous parle de dérapage ? Voilà un beau jeu vraiment républicain, un grand jeu vraiment citoyen.
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Peut-être l’a-t-on remarqué, je n’écris pas ces Marchés pour faire de la promotion pour quoi que ce soit, même pas pour le catholicisme de mon enfance, que j’ai aimé. Et je sais trop ce que ce mot de péché peut évoquer de niaiserie sournoise et libidineuse pour oser le proposer encore. Alors « appelez ça comme vous voulez, moi j’m’en fous », comme chantait Maurice Chevalier. Mais pour qui cherche à comprendre, au-delà du gouffre de sottise qu’il trimballe, ce que ce mot veut vraiment dire, je vous assure que l’univers qu’il porte a plus de gueule que celui du dérapage. Parce que c’est une logique de désir, pas de calculette. Parce que ces péchés, fussent-ils aussi énormes qu’injustes et désordonnés, en même temps qu’ils nous écartent de nous-mêmes, nous y reconduisent par l’insatisfaction, par le vertige, par la béance de l’inachevé, par l’impossibilité de planter sa tente dans l’imaginaire. Parce qu’il n’y a pas de notice pour leur échapper, parce que c’est affaire de vivant qui cherche la vie et s’y cogne, et s’y heurte, et s’y obstine, et la provoque, parce que le péché nous est connaturel, et qu’il y a du rire là-dedans, une immense simplicité, une invitation souvent taquine à une dépossession que tout indique, plaisir comme douleur, malheur comme bonheur, joie de vivre comme force de mourir. Parce que le péché, ce n’est pas quand je fais semblant de regarder mon désir avec condescendance, c’est quand je m’aperçois qu’il rate sa cible, quand le supposé bonheur tourne boudin et qu’instantanément le croupier du casino céleste me refile une cagnotte trois fois plus grosse que celle que j’ai dilapidée, le règlement lui faisant d’ailleurs obligation de renouveler l’opération septante fois sept fois, c’est-à-dire de manière illimitée. Tandis que la prétention d’être un pur, un vrai, un bon, un juste, quand l’orgueil, assisté de sa fidèle compagne, la très studieuse bêtise, la souffle à notre lassitude, non seulement nous enferme derrière nos propres barreaux, mais projette leur quadrillage sur la gueule des autres.
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Qui est innocent à ses propres yeux, d’ailleurs, sauf l’hypocrite, sauf l’idiot ? J’aime le coupable qui ne se laisse pas intimider par les clubs de soi-disant innocents. J’aime le coupable qui garde sa faute au fond de lui, en une cache qu’aucune lampe ennemie n’éclairera. J’aime le coupable assez généreux pour faire face à la meute. Si coupable qu’il soit, j’aime qu’il se laisse encore traverser par les grands élans de son âme, j’aime cette dépossession salutaire, j’aime cette affirmation solitaire, j’aime ce pari contre le désespoir. Et si, tout à coup, il réduit les vertus hargneuses à leur statut de grotesques, je ris avec lui, je ris d’elles avec lui. Et, en secret, je pleure avec lui.
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Quand, après l’interview de Jérôme Cahuzac, on parle de la « part d’ombre » qui est en chacun, le Premier ministre explique que sa part d’ombre à lui, c’est son combi Volkswagen. Je vois bien que cette blague n’est pas pendable mais – qu’y puis-je ? – elle me meurtrit plus que d’effroyables aveux. Les fautes abîment la carrosserie de notre être, un mot comme celui-là jette le doute sur son moteur. Que je le connais, cet humour ! Cette drôlerie qui élude, c’était le lot quotidien dans les sessions, elle ouvrait sur des paysages intérieurs désolés. Comme si toute notre société se tenait hors de la présence du mal, comme si les épreuves quotidiennes, même les plus rudes, étaient protégées par un statut rassurant de soucis, comme si les souffrances étaient l’effet d’un dysfonctionnement, comme si l’ordre du monde n’était pas affecté par d’autres perturbations que celles qu’identifient les mécaniciens sociaux ! Qu’un homme de ce rang puisse se faire le héraut d’un univers aussi plat sans que personne ne s’en étonne, voilà de quoi notre époque aura à rendre compte, et non pas des frasques de celui-ci ou de l’avidité de celui-là.
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Tous ces susceptibles vertueux me sont bien suspects. Se mettre dans des états pareils parce que le copain a fait une connerie, c’est y pas Dieu possible ! À croire que cette société de cyniques est aussi une société de puceaux. Les puceaux cuculs et bêlants, le côté idiot de Mai 68. Les puceaux technocrates, et leurs écrans qui font écran. Les puceaux moralisateurs, dénonciateurs, inquisiteurs, plus puceaux encore que les autres, des puceaux au carré qui veulent imposer leur loi à la pucellerie. Mais ça a douze ans et demi, tout ça, mon pote ! Les belles leçons de morale spéciales petites tailles qu’ils nous distribuent ! Vous aimez le décaféiné, vous ? Avec un petit-beurre sans beurre ?
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La crétinissime collusion de la foi chrétienne avec la société industrielle a fait du péché une chose si immonde que quiconque avait un peu de fierté s’est détourné de cette saleté, comme disait Berque. L’obsession de la chair, le culte épais de la famille deux fois productrice, à l’intérieur et à l’extérieur, la soumission au devoir d’état, c’est-à-dire à la manufacture et à sa logique castratrice, les crasseuses vertus bourgeoises et leur projection sur les choses de l’esprit ont réduit la morale à un statut ridiculement diététique. Le christianisme y a perdu, le faux-culisme y a gagné. Comment, au travers de cette horreur, des leçons fortes et vivantes ont pourtant continué de filtrer, c’est affaire de romancier que de le montrer. Trop difficile pour moi. Je m’en tire par une formule, celle de saint Augustin : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Quoi ? Ma mémoire me trahit ? Elle n’est pas de saint Augustin, dites-vous ? D’Aragon ?
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La banlieue où j’ai vécu était bruyante, elle retentissait de rires, de colères, de disputes, mais rien d’autre ne pesait sur nos esprits que ce que nous avions sous les yeux et ce que nous essayions d’en sentir et d’en penser. Nous n’avions aucun rôle à jouer, aucune pose à prendre, nous n’étions les dépositaires de rien, même pas de la banlieue, même pas de la pauvreté, tout était quotidien et surquotidien, tout se passait entre le monde et nous ; c’est pourquoi, si laid qu’il fût, nous le trouvions beau. Le soleil m’interdisait de douter de cette beauté, même quand ses rayons n’avaient à chauffer que le ciment, même quand ils se glissaient sous la voûte encombrée de poubelles renversées par les chiens, même quand ils n’éclairaient que la misère. Je voyais aussi qu’il faisait la laideur encore plus laide, comme une lumière trop vive sur un visage mal fardé. La beauté ne m’a jamais fait oublier la laideur, ni la laideur la beauté. Ni vous sans moi, ni moi sans vous. Très tôt, je les ai senties indissociables, et que les séparer était plus qu’une erreur : une faute de goût, une puérilité, un défaut d’espérance. La coexistence du beau et du laid dans le HBM inondé de soleil me troublait, m’angoissait, me faisait fébrile ; tantôt je voulais oublier le soleil, tantôt la grisaille du ciment. Puis la coexistence est devenue confrontation et combat. Puis le combat s’est changé en étreinte. J’ai senti, entre le beau et le laid, une fatalité d’amour que Léon-Paul Fargue, quand j’ai découvert Haute solitude, m’a rendue évidente, irrémédiable. De ce choc, de cette double évidence, m’est venue l’espérance – la presque certitude – de voir naître, ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain, ce que Jacques Berque aurait appelé une beauté seconde, jaillie, ou à jaillir, de la tension entre le beau et le laid, entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal. Et, en l’attendant – ou en ne l’attendant pas, ce qui, au fond, est pareil -, m’est venu aussi le goût de chercher dans mes rêves à quoi peut bien faire allusion ce monde qui pue si fort la mort, et qu’on n’aimerait pas vraiment si l’on ne pouvait retrouver en soi quelque chose de son chaos.

(19 mai 2013)