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L’humain d’abord ?

 LE MARCHÉ LVII

« La principale richesse de nos territoires, affirme cette jeune ministre, ce sont leurs habitants. » Je vaux donc plus, merci de la nouvelle, qu’une borne kilométrique ou un champ de betteraves. Merci, merci, merci.
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Je l’ai vue fonctionner de près, cette calembredaine. « L’entreprise, c’est vous, dit le grand patron. Sans vous, elle n’est rien. Sans vous, les dirigeants ne sont rien. » Puis, haussant le lyrisme d’un ton en même temps qu’il laisse l’utilitarisme pointer le nez, il poursuit : « Sans les hommes, rien n’est possible. » Alors la foule à laquelle il s’adresse retourne ses fusils. Petits fusils de carton, en vérité. Petits fusils de mauvaise humeur, de vanité blessée. Souvenirs de révoltes adolescentes, bribes de contestation comme une dent qui ne tient plus guère. Un gramme de séduction, quelques idées fausses mais apparemment larges, l’affaire est dans le sac, la réconciliation avec l’autorité consommée : les hommes sont la principale richesse de l’entreprise. Grand compliment ! Ils valent plus que les machines, plus que les bilans comptables ! Le plus stupide le sent : un cadeau pourri, c’est plus humiliant qu’une claque. Mais le patron est si gentil aujourd’hui, si humble, si accessible ! Si humain ! L’humiliation de chacun va se liquider en violence collective. Et, c’est parti pour la guerre, la guerre avec les autres boîtes, la guerre avec ceux de la boîte, toutes les guerres pour éviter la seule que l’on redoute, celle qu’on se déclarerait à soi au nom de soi. J’ai vu, atterré, ce hara-kiri collectif. J’ai vu avec quelle facilité peut s’abolir en chacun la distance qui le préserve. J’ai vu l’exaltation primitive de la gagne, cette saleté. J’ai vu, plus inquiétante encore, une sorte de sérénité lunaire, indémontable, inhumaine, asexuée. J’ai lu dans les yeux des gens le soulagement d’avoir déposé le fardeau : mais le fardeau, c’était eux. Leur émerveillement puéril de se sentir ensemble, châtrés mais ensemble, m’a épouvanté. J’ai vu naître de leur anxieuse satisfaction une connivence aveugle, prévenante, compréhensive, tolérante qui s’épanouissait en horreur aimable, en horreur diligente, en horreur active, en horreur terrifiée. Comme si, maintenant qu’ils n’avaient plus qu’à s’occuper des choses, tout allait devenir possible. Comme si un être humain, c’était une betterave, plus les droits de l’homme.
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N’allez pas vous raconter que cette sottise n’est qu’une formule. Quand je vous dis Bonjour, même si ma tête est ailleurs, même si je ne vous regarde pas trop, cela signifie que je vous souhaite un bon jour, que je vous souhaite de le vivre, ce jour, et de le vivre selon ce qui est bon. Si distrait que je sois, ou hypocrite, ou menteur, ou jaloux, ce mot Bonjour tient le coup, il a son sens et le garderait encore si je vous détestais. Je peux l’enrichir par ma sincérité ou l’appauvrir par ma désinvolture : je ne peux pas lui ôter ce sens qui ne m’appartient pas.
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« La principale richesse, c’est l’homme, etc. », c’est une ineptie, une pitoyable et solennelle ineptie. Ineptie dans la bouche d’une jeune ministre de gauche comme dans celle d’un vieux ministre de droite. Ineptie dans la bouche du grand patron qui n’a jamais digéré d’avoir été reçu deuxième au concours comme dans la bouche du syndicaliste qui s’excite sur le Front populaire en faisant son tiercé. Qu’elle saute, plus vite qu’un touite, d’un crâne encombré à un crâne inoccupé et d’une vieille expérience à une jeune ambition sans jamais rencontrer le moindre pompier du bon sens, le moindre gendarme du ridicule, le moindre douanier de la réflexion, le moindre instituteur du jugement, voilà qui devrait nous faire quelque souci.
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Mutilation rituelle, évidemment ! Circoncision ? Pas du tout. Excision. Excision, avec l’approbation experte de M. et Mme Tousse-Quicompte, politiquiciens, médéfoïdes et communicancants, de ce qui fait de nous des êtres humains : l’ailleurs, l’imaginaire, la transcendance, le mystère, de quelque nom que nous les nommions ou ne les nommions pas. Manière brutale, efficacement ignoble, de nous rabattre sur les choses, de nous coller au monde, de nous réduire à ce qui ne parle ni ne pense. Ignoble et, de plus, tellement, mais tellement bête ! Non seulement on nous compare à l’inerte, non seulement on nous mesure à l’aune des choses, mais on établit cette comparaison selon un critère dont la nature, précisément, se fout comme de colin-tampon : la richesse ! Comme si la nature jactait du Cac je ne sais quoi ! Comme si elle était actionnaire de Carrefour ! Comme si elle négociait avec Mme Merkel ! Que j’aurais donné gros pour voir Flaubert ou Léon Bloy massacrer cette crétinissime formule, jouer avec son inertie comme Shadow, le gentil petit chat d’Angélique, quand il vient déclarer la guerre aux souris du jardin. Je me trompais, tout à l’heure. L’être humain n’est pas une betterave, plus les droits de l’homme. C’est beaucoup mieux. C’est une betterave enrichie, plus les droits de l’homme.
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Shadow est vexé. Il se croyait la principale richesse du jardin, apprendre que c’est nous lui a mis un coup terrible dans les moustaches. Comprends bien ce qui se passe, Shadow. Un zozo, c’est quelqu’un qui joue sur tous les tableaux à la fois, qui fait gagnant gagnant avec lui-même. Eh bien, mon ami, nous avons affaire à des zozos. D’un côté, ils proclament qu’ils sont la principale richesse de ton jardin, et cela ne te fait pas plaisir, je le comprends aisément. Mais vois l’astuce. Quand je dis, ce qui est la pure vérité, que tu es le principal chat du village, cela veut dire qu’à l’évidence tu es le meilleur, qu’aucun des autres n’imite mieux que toi la démarche du tigre, qu’aucun ne s’aplatit sous les pommiers avec autant de grâce, qu’aucun ne sait se montrer si élégamment menaçant. Tu es d’accord, n’est-ce pas ? Qui ne miaule pas consent. Mais si tu es le principal chat du village, cela veut dire que les autres, même si on ne saurait les comparer avec toi, sont quand même tes semblables, et que tu partages pas mal de choses avec eux. Tu hésites à accepter cette idée, n’est-ce pas ? Je te comprends, mais je vois dans tes yeux que la raison l’emporte. Tu es un chat démocrate et républicain, bravo. Eh bien, mon cher, c’est exactement le raisonnement que les zozos veulent appliquer, mais cette fois à tort, aux humains. Quand ils disent que les hommes sont les principales richesses des jardins, c’est pour sous-entendre qu’ils sont aussi, dans ces jardins, des richesses parmi d’autres. Et que les points communs qu’ils ont avec les chats, avec les chiens, avec tous les autres vivants non humains sont si importants qu’ils peuvent partager avec eux ce qui, dans leur condition humaine, les embête le plus. Quoi, me demandes-tu ? Je vais dire des mots qui, je le crains, ne te diront pas grand-chose. La liberté, par exemple. Vois-tu, être les seuls dans la création à se taper une liberté et à se farcir une âme, ça les gonfle. Ils ont donc décidé, astucieuse générosité, que c’était une injustice de ne pas partager ces embêtements avec les animaux, avec les végétaux, avec d’autres encore. C’est pourquoi, mon ami, ils sont en train de te bricoler une personnalité, une conscience, je ne sais quoi d’autre encore, une appartenance sexuelle, sans doute, ou des convictions politiques, un profil de consommateur, une carte d’identité féline dûment sécurisée, toutes choses dont, à considérer ton air dubitatif, tu ne sembles pas spécialement préoccupé. Pas seulement à toi, note bien ! Au vieux poirier aussi ! Et à la mignonne vipère qui vient roupiller dans la terre bien humide des géraniums ! C’est ça leur astuce, Shadow. Se débarrasser sur toi et tes copains de ce qui les encombre, Punktum damit. Sans oublier les végétaux, of course. Mais oui, mon pauvre Shadow, ils veulent que tu les libères de leur liberté, ils veulent que tu les sauves de leur salut ! Ils veulent la responsabilité de l’humain, mais enchâssée dans l’irresponsabilité de la nature. Ta soucoupe de lait et l’argent de ta soucoupe de lait. La solitude de l’humain les terrifie. L’impénétrabilité de la nature les terrifie. Ce qu’ils veulent, au fond, je vais te le dire. C’est une patinoire à vivre. La créativité économique pour oublier la mort, la jouissance conforme pour oublier qu’on est un cas unique, que demande la démocratie ? Et plein de culture là-dessus pour oublier l’ennui, de la culture qu’on dévore à pleines dents, comme on dit à la radio. Et la tolérance. La tolérance non pas vraiment pour tolérer, ce qui serait superbe : la tolérance pour émousser, pour désamorcer, pour réduire. Tu as raison de hocher la tête, tout ça est plus ballot que méchant, au moins au début ; mais fais attention, après ça se gâte toujours. Une autre fois, je t’expliquerai pourquoi ils sont comme ça. Je te dirai ce que c’est qu’un puritain à l’envers, un janséniste décentré. Et puisque je lis la curiosité dans ton œil, je te montrerai comment un enfant de la technique devient nécessairement un cornichon de l’innocence, et parfois hélas ! un très méchant bonhomme. Tout ça pour te dire qu’ils vont venir te faire un gringue pas possible, te parler des droits de Shadow, te proposer de griffer une convention : leur idée, mon petit vieux, je t’affranchis, c’est de faire de toi le pot de chambre de leur âme. Mais pourquoi regardes-tu la porte comme ça ? Tu as besoin de sortir ? Sinon, c’est là où tu es ? Tu négocies sec, si j’ose dire ! Je ne te comprends pas, Shadow, je ne te comprendrai jamais. Mais c’est ça qui me plaît en toi, on dirait que c’est fait exprès, sacré allumeur d’on ne sait quoi. Allez, file, je leur dirai que Monsieur est sorti.
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La radio est le média du passage, en cela très supérieur aux autres. On traverse une pièce, on happe une phrase comme on pique une olive, on va la digérer plus loin. Quelques propos d’un économiste sur l’activité – et l’avidité – des banques m’ont ainsi renvoyé à un débat du début des années 70 dans un séminaire de formation destiné aux animateurs des Maisons de la Culture. Mai était encore très frais, il était inconcevable de canaliser les conversations. On parlait de tout, ou presque. Et, dans ce tout ou presque, la sexualité n’était jamais oubliée. On l’évoquait de toutes les manières possibles, sauf sur le mode grivois : dans le couple, dans la société, dans le travail, dans la vie politique, dans la culture. On disséquait les expériences alternatives. Mais on en traitait aussi d’une manière plus fondamentale, et le débat s’engageait alors sur la notion de désir, omniprésente.
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Tous les stagiaires étaient naturellement les enfants de 68, mais ils étaient loin de l’être de la même manière. Pour les uns, Mai avait renouvelé et « interpellé » une formation initiale qu’il avait ébranlée, mais pas forcément déclassée. D’autres semblaient être nés à la vie de l’esprit et à la conscience sociale sur les barricades, ou en les regardant à la télé. Entre eux aussi d’autres différences, imperceptibles au profane, qu’avait installées la profusion des groupuscules engagés dans les manifestations, et auxquelles ces jeunes gens tenaient d’autant plus qu’elles étaient plus ténues et rhétoriques. Sans parler de la diversité des complexions et des histoires personnelles. Ce soir-là, on avait encore parlé du désir, tant parlé que le silence avait recouvert la fatigue. Et qu’une voix, je ne sais plus laquelle, ce pouvait être n’importe laquelle, avait simplement laissé tomber : « Ce n’est jamais assez, hein ? » Et alors…
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Et alors, les choses sont devenues sérieuses. Et alors, les différences, et Dieu sait s’il y en avait dans ce groupe où chacun, de bonne foi, défendait sa vérité, ou plutôt son accès à la vérité, les différences se sont gentiment assises sur leurs tabourets de différences pour contempler ensemble, chacune y allant de son légitime commentaire, ce qui nous unissait. « Ce n’est jamais assez, hein ! » Le catho et le libertaire, le communiste et le manager, le sage et le dissipé, sont pauvres devant le désir. Il avait fallu toutes ces raisons échangées, ces histoires de vie, ces affrontements, ces savantes références aux auteurs, pour que cette simple évidence métamorphose le débat. Pour que les stagiaires, et moi avec eux qui ne me sentais bénéficier d’aucun statut privilégié, nous sentions ensemble qu’elle nous habitait au plus secret, au plus libre de nous, et que nous cédions à cette évidence, c’est-à-dire, comme dit Fumet, que nous nous rendions capables de penser.
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Et personne, certes, ne démissionnait devant personne. Et le sage n’allait pas décider de se dissiper, ni le dissipé de s’assagir, même s’il ne renonçait sans doute pas à dissiper le sage, qui ne renonçait pas à l’assagir. Mais de quelle sagesse parlons-nous, de quelle dissipation? Qui est sage, qui dissipé ? Qui a la clef de tout cela, qui en dira la règle, qui en imposera la norme ? La seule réponse, alors, ce serait la tolérance ? C’est une triste et pauvre réponse. Elle affirme la puissance tutélaire du tolérant et la faiblesse reconnaissante du toléré. Elle suggère des relations humaines qui s’établissent entre des tolérants, forcément supérieurs, et des tolérés, nécessairement inférieurs. Que les rôles puissent s’inverser n’y change rien : le jeu se fait toujours entre une grande âme et une âme moins grande, celle qui comprend et celle qui est comprise. La tolérance n’est pas une réponse à la violence. C’est plutôt une défaite programmée, le dernier sursaut d’une morale morte. Deleuze avait raison : « La perception, pas la morale ! »
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Céder. Si quelqu’un voit de la démission là-dedans, qu’il veuille bien considérer qu’il n’a rien compris, vraiment rien. Céder à une évidence intérieure qui n’aliène pas, qui ne nécessite aucune explication, qui n’exige aucune justification. Céder à qui ? À soi, si l’on veut, mais à un soi infiniment plus profond que soi, infiniment plus jeune, infiniment plus large, infiniment plus paisible, infiniment plus fort parce qu’infiniment plus aimant, à un soi qui bouscule – presque à tous les sens du mot, même les plus triviaux -, le soi défensif et affolé, tout occupé à monter et à sécuriser la baraque de foire qu’il appelle avec quelque aigreur son identité. Penser, c’est céder.
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Quand je songe à ces instants de vérité, je veux dire de vérité sentie, je ne peux leur arracher que des bribes de sens, je ne suis pas capable d’en parler autrement. J’en ai connu plusieurs de cette sorte dans ma vie. Ce n’est pas que je les croie plus importants que l’ordinaire des jours : c’est que l’ordinaire des jours, ils l’aspirent, le détruisent et le recomposent. Tout passe par là, il ne me reste que des lambeaux d’idées, des traces de souvenirs.
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Il me reste qu’on peut désirer un instant de cette sorte, mais qu’on ne peut pas le vouloir ni se le proposer comme objectif. À lui seul, il périme et ridiculise le volontarisme niais de la pensée selon l’objectif.
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Il me reste qu’il survient d’une façon incompréhensible. Aucun des stagiaires ne se doutait, ni même espérait, que nos discussions interminables et approximatives nous conduiraient à ce silence et à ce sourire. Mais sans ces discussions, sans l’énergie, la loyauté, l’intrépidité avec lesquelles ils s’y étaient engagés, rien ne serait arrivé : voilà, en tout cas, ce que nous avons appris après.
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Il me reste que cette connaissance n’est d’ailleurs recyclable en aucune façon. La scène se vide à chaque fois, la matière se consume entièrement.
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Il me reste que nous étions séparés et ensemble. Aucun mot d’ordre, aucun projet commun. Rien d’autre que cette bonne volonté en chacun de nous, fragile, incertaine, hésitante. Des individus et, autour d’eux, le monde. Mais quand ces individus sont vraiment présents, présents selon eux-mêmes, non pas selon un projet, un parti, des intérêts, non pas selon quelque bout de gras à défendre ou à promouvoir, alors, au fur et à mesure que chacun apprend à céder à cette tentation de la liberté qui, du même mouvement, le nie et le recrée, celui-là sent qu’autour de lui, par des chemins dont personne ne sait rien, même ceux qui les empruntent, d’autres apprennent aussi à céder à leur différente et semblable liberté.
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Il me reste qu’il n’y avait aucun compromis entre nous, aucune recherche d’une position moyenne, raisonnable, acceptable. Les intérêts vont à Grenelle, la liberté n’y va pas. Aucun compromis, et même une étrange intransigeance. Parfois, il nous semblait que nous étions d’accord. Tant mieux. Parfois, il nous semblait que nous n’étions pas d’accord. Tant pis. Considérations subalternes.
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Il me reste qu’à certains moments, les échanges étaient plus que vifs. Dommage pour nos nerfs et pour la vaisselle. Mais se faire plus zen que nature, c’est absurde et hypocrite : la cruauté aussi peut prendre une gueule aimable et arrangeante. Et puis, la pensée, ce n’est pas le golf. Le pari n’est pas de réussir à être ou à paraître le DRH de ses propres humeurs, la cellule psychologique de ses passions. Le pari, c’est de croire que les passions elles-mêmes sont un chemin pour le vrai. Que, de cette chance ou de cette grâce, personne n’est exclu. Et que, quand on croit en être exclu, c’est qu’on est tout proche de l’accueillir.
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Ces instants-là sont des étoiles qui se fixent dans notre ciel. D’autres les ont vues avec nous, nous vivons donc sous le même ciel. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aussi clair. Quand des instants comparables surgissaient dans un séminaire en entreprise, ils ne sonnaient pas de la même manière. Une porte qui s’ouvrait, un responsable qui entrait, le jeu était cassé. C’était moins large, plus anxieux, avec un léger goût d’enfance retrouvée. Est-ce encore possible aujourd’hui, autrement qu’entre amis ? Je n’en suis pas certain. Pas dans l’entreprise, sans doute, pas dans la politique, pas dans l’Université, pas là où règne la guerre de tous contre tous, pas là où se débitent, pitié pour ces minables, des éléments de langage. Dans quelque endroit ignoré, alors ? Puisse-t-il le rester.
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Aujourd’hui, une amie pour qui j’ai considération et affection me glisse dans un mail qu’elle craint de tourner peu à peu à la misanthropie. Tant qu’elle ne m’explique pas qu’elle est devenue philanthrope, pas de souci.
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Nos associations d’idées sont gonflées, quand même ! Ainsi c’est en écoutant cet économiste décrire les mœurs des banques que j’ai songé à ces moments de bonheur ! Comme si je voulais qu’ils reviennent ! Indécent en un sens, tu en demandes trop, mon petit, tu as eu ta part, non ? Et je réponds : Je veux tout. Non pas parce que tout m’appartient. Parce que tout est payé pour tout le monde, tout de suite. Parce que, si je n’ai pas tout, personne n’aura tout. Parce que j’ai besoin que tout le monde ait tout pour avoir tout.
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Tout ? Ça peut se dire autrement. Ça peut se dire : Rien. Car si tout être humain mérite tout, chère amie exigeante et droite, le monde où nous vivons ne mérite rien. Et ta crainte d’être misanthrope, n’est, je crois, que l’embarras d’avoir à faire face à cette double évidence. Quand tu l’auras vraiment admise, tu seras redoutable pour les amis de la mort.
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L’humain d’abord ? Banco. Mais qu’on comprenne bien ce que ça veut dire. Ça ne veut pas dire les drapeaux rouges et les cortèges qui gueulent pendant que, dans leur fauteuil, les leaders préparent le coup suivant. Ça ne veut pas dire la vieillerie et, même peinturlurés d’écarlate, les mots d’ordre, les états-majors et les stratégies politiques. Des mesures de justice sociale ? Tout ce que vous voulez, je signe. Mais attention. Seule, la politique aujourd’hui ne peut plus rien. Non pas, naturellement, parce que ces Messieurs Dames sont des vendus ou des stupides. Parce que la politique n’est qu’un premier étage et que les fondations sont bousillées, toutes les fondations. Parce que toute mesure politique est désormais happée par le non-sens et que le seul effet des vocalises des communicancants, c’est de rendre cette évidence encore plus évidente.
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L’humain d’abord ? Bravissimo ! Eh bien, allons-y ? Qui ? Vous, naturellement, chère lectrice, cher lecteur, vous et moi, vos enfants, vos amis, vos parents, vos collègues et les miens. Pas besoin de tellement d’imagination. Descendons d’un étage. Passons du politique au pré-politique. Pour qui vous votez, je m’en fous. Moi, je ne vote plus, et le zigoto qui viendra m’expliquer que je n’ai pas une conscience citoyenne repartira avec, dans sa besace, un florilège d’amabilités montrougiennes des années cinquante dont il pourra faire profiter sa chère descendance.
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Pré-politique ? Simple. Faire ce qu’on dit. Dire ce qu’on pense. Penser ce qu’on sent. Je vois bien que cela ne va pas de soi. N’être l’interprète de rien, l’acteur de rien, un acteur social ne mérite que des pommes cuites. Aucune outrecuidance, pas le moindre esprit de supériorité. Ne jamais être inquisiteur, c’est une horrible tentation. J’y ai cédé parfois, c’est la seule de mes fautes qui me fasse vraiment honte, j’y ai cédé parce que j’étais malheureux. L’inquisiteur découvre que d’autres n’ont pas résisté à la tentation de la merde, mais, lui, il la désire.
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Ce que je pense des managers, je n’ai plus besoin de l’expliquer mais, vraiment, ce grand patron qui a des soucis avec la justice, qu’on ne compte pas sur moi pour l’accabler. C’est lui qui m’accable par les explications qu’il croit devoir donner dans Le Monde et qui, d’une certaine manière, le disculpent entièrement, tant il est évident qu’il n’a pas la moindre conscience des réalités. Mais il faut choisir. L’esprit qui règne dans les entreprises, on le conserve ou on le liquide ? Et qui le liquidera, si ce ne sont les travailleurs ? Et qui en première ligne ? Ceux qui ont le plus de responsabilité. Ceux-là, je les appelle à l’insurrection pacifique de la conscience et de l’intelligence. Pacifique mais dangereuse, figurez-vous que j’ai quelques raisons de le savoir. Mais ça conserve, voyez-donc ! Et puis, qu’est-ce qui est le plus intéressant ? Grimper comme un petit singe savant les échelons de la hiérarchie en enfilant de temps en temps son plus chouette costard pour aller réciter sa leçon d’humanisme, ou se faire virer la joie au cœur parce qu’avec ses petits moyens et sa grande bonne volonté, on a un peu fait chier les croque-morts de la guerre économique et que ça a réveillé quelques endormis ? Qu’est-ce qui leur fera le plus de bien, à vos gosses ? Votre feuille de gages ou l’exigence que vous leur aurez refilée, même si l’héritage ne suit pas ?
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Choisir la vie. Malgré tout. Non pas désirer l’insécurité, mais l’accepter comme une inévitable conséquence. Chacun à sa mesure, à sa manière, à son rythme, à son désir, personne n’a de comptes à rendre, personne n’a à en demander.
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Un professeur, c’est un homme ou une femme devant des jeunes. Une liberté plus forte devant des libertés encore faibles à affermir. C’est ça d’abord. Le reste vient après, le reste marche derrière, ou ne marche pas du tout. Si vous ne comprenez pas cela, si vous n’en prenez pas le risque, vos passions révolutionnaires et vos désirs de justice sont des fariboles que je n’ai aucune raison de respecter.
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Ton avenir, mon petit ? C’est cet instant même, ton avenir. Non pas détaché de la durée comme une cerise volée sur un gâteau. Lié à elle, au contraire, mais par les liens les plus ténus qui soient, par les mystérieuses connexions de l’âme, par l’incontrôlable déploiement du rêve. Méfie-toi de la sagesse quand elle se fait anxieuse, c’est le pire visage de la peur.
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Comptables, pas plus haut que les chiffres ! Nous parlions du désir, ces années-là, mais nous n’en parlions pas en comptables. Nous ne marquions pas des points quand nous lui résistions. Nous ne marquions pas des points quand nous lui cédions. Commun et incommunicable. Insoutenable légèreté ou poids qui ne pèse pas. Nous vivons vraiment sous le même ciel.
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Mais les enfants du Bon Dieu, il ne faut pas les prendre pour des canards sauvages ! Toutes ces choses dont je parle mal, trop mal, vite, trop vite, elles sont si graves, si nécessaires ! Alors, de temps en temps, les amis, il faut se payer la tête des connards, et bien se la payer. Cette étudiante nous arrive affreusement inquiète. Elle a postulé pour un petit boulot, des sous-fifres excités de l’importance que ça leur donne exigent d’elle une lettre de motivation. On lui a raconté tellement de salades sur ce machin qu’elle ne sait pas, qu’elle ne sait plus, la pauvrette. On s’y met tous. T’as qu’à dire ça. T’as qu’à écrire ci. Non, rien ne lui va, elle croit toujours que ce n’est pas assez, que ce sera mauvais pour elle. Elle dit qu’on n’a pas mis les bons mots. Et nous, on est désolés.
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Alors, moi, manager général du site Résurgences, je prends une initiative. Je suggère à tous ceux qui auront à remplir une lettre de motivation d’unir leurs efforts pour renvoyer cette saloperie au diable qui nous l’a envoyée. C’est extrêmement simple. Il suffit que votre lettre de motivation comporte, en tout et pour tout, deux mots, deux mots dont on attestera, s’il le faut, la légitimité littéraire depuis la plus haute antiquité : Mon cul !
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On comprend, je pense, que je ne ris pas du tout.

(5 juillet 2012)

De quoi Carmen Maria Vega se fout-elle?

LE MARCHÉ LVI

Quelques mots d’une chanson m’arrêtent, ou me mettent en marche, comme on voudra. Assez pour me donner le goût d’y aller voir. Je tombe sur un clip détestable. Un hebdomadaire que je n’aime pas beaucoup l’aime beaucoup, lui, le clip de Carmen Maria Vega, le clip officiel, ma chère ! Eh bien, non. Il est lourdingue et prétentieux. C’est un flan raté, piqué de pubs gentiment venues escorter la révolte de la nouvelle championne du On s’en fout, des pubs pour ce qu’elle n’apprécie pas trop si l’on en croit ses chansons, des pubs pour des cabriolets, pour une passionnante Banque postale jeunes, pour d’autres choses de ce goût. J’ai particulièrement apprécié celle-ci : « Célibataire et cadre sup, entrez dans le monde de la rencontre haut de gamme. » Je ne saisis pas. Elle ne s’en fout pas, Carmen Maria Vega, des rencontres haut de gamme ? La rencontre haut de gamme échappe à son jeu de massacre ? Elle respecte la rencontre haut de gamme ? Elle se montre tolérante à l’égard de la rencontre haut de gamme ? Elle défend les valeurs de la rencontre haut de gamme ? Qu’est-ce que cette annonce fabrique là, elle ne la gêne pas ? Pourquoi accepte-t-elle cette cohabitation ? Son tempérament, qui paraît solide et généreux, s’est effiloché d’un seul coup ? Il est tombé en syncope ? Parti en eau de boudin ? Bon, j’entends qu’on soupire, qu’on me plaint poliment. Sans doute, je ne peux pas comprendre. Mon âge, ma formation. La pub et la chanson, ça fait deux. C’est obligé. C’est le système. C’est comme ça que ça marche. Il faut bien en passer par là, ou alors… On me parle plutôt gentiment, mais on a envie de me rire au nez. Puis on redevient sérieux, on veut essayer de me faire comprendre, on me raisonne. On dit qu’on regrette, bien sûr, mais c’est ainsi, il faut qu’elle pense à sa carrière. Du coup, c’est moi qui souris. Je songe qu’une carrière, c’est un endroit où l’on casse tout pour que ça serve ailleurs. L’idée me plaît, je regarde l’interlocuteur en rigolant franchement, il n’aime pas ça, il se fâche, il me dit que je déraille, il se répète, il s’embrouille. La pub et Carmen, ça fait deux. Ah bon, je dis, je n’avais pas compris. Ah bon, c’est une autre question ! Un autre problème ! Une autre problématique, on va dire ? Une autre séquence, en somme ? Un autre volet de la réflexion ? Un autre point de l’ordre du jour ? Un autre aspect des choses ? Est-ce que, des fois, ce ne serait pas une autre vision ? Peut-être même un autre concept, non ? Oui, oui, je vois, bien sûr, je vois, je vois, il ne peut pas savoir comme je vois dans son ventre, le gars, il ne peut pas savoir comme je vois qu’il n’y a rien dans ce ventre-là.
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Pourtant, Carmen Maria Vega, c’est intéressant. Sa voix est juste, paroles et musique. Ce clip calamiteux, boursouflé, faux comme un jeton, ne m’aurait pas permis de m’en apercevoir. Heureusement, il y avait la radio et un matin tranquille, j’ai eu envie d’acheter le disque – je veux dire l’album. Je ne sortirai pas les grandes références. Ni Aragon, ni l’un de ces poètes en qui se reconnaissait mon adolescence, Jules Laforgue, Jehan Rictus, Jean Richepin. Mais quand même. Il y a des choses simples, et vraies :
Si tu t’en vas, là tu me tues
Vu que moi sans toi c’est du vent […]
Sans toi je suis une blague toute en longueur
Qu’on sait déjà, qui dure des heures
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Ou ceci encore, qui me permet, pour une fois, de laisser se reposer un peu le cher Stanislas Fumet. (Même si je vois bien comme il se serait frotté le menton : ce n’est pas grand-chose, eût-il dit, mais ça a de la valeur. Que voulez-vous, quand on a entendu Fumet parler de la valeur, quand on l’a vu la soupeser comme un melon, les yeux mi-clos, entièrement indifférent à son origine, à son propos, à sa gueule, à sa science, quand on a senti en ce vieux monsieur aux chemises éclatantes de couleurs la joie d’un enfant impitoyable et amoureux, la valeur que tentent de vous refiler politiquiciens, médéfoïdes et communicancants ne pèse pas lourd.) Encore ceci, donc :
Je n’oublierai jamais
Tu étais malheureux
Et tu me regardais
M’éloigner de nous deux
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Tout n’est pas si lumineux. L’époque la déconcerte, la désarçonne, lui fait mal. Même si, parfois, comme tout le monde, elle lui cède. Alors, elle ment et souffre de mentir. Ce ne sont pas de vrais mensonges, à mon avis. Des mensonges vrais, plutôt :
Ben quoi je mens même si ça ne vous plaît pas bien, vous qui faites comme si vous saviez rien. Au moins là, c’est donnant donnant, j’suis pas toute seule à faire semblant.
Ξ
La comparaison entre le clip et l’album est intéressante. Elle en dit long sur les transformations que fait subir à un texte, c’est-à-dire à l’expression d’une sensibilité, le conditionnement commercial qu’on lui inflige. La chanson est droite, le clip est tordu. La chanson est sincère, le clip noie cette sincérité dans une démonstration d’une rare vulgarité. Alerte et juvénile dans la chanson, la dérision s’épaissit dans le clip et devient équivoque, comme si les images étaient là pour redonner hypocritement prestige à tout ce dont, précisément, la chanteuse se moque, ou dit se moquer : l’argent, l’apparence, le luxe, la fausse désinvolture. Le clip est une trahison, ou une auto-trahison. Une récupération, ou une auto-récupération. La chanson vit, le clip fonctionne. Ses images s’écrasent contre la chanson à la manière des tartes à la crème d’autrefois. Tout ça est une démonstration simplissime, pas besoin de quarante-cinq volumes. Non, le monde où nous vivons n’est pas foutu, la verdeur lucide de cette chanteuse en témoigne. Mais si l’on ne veut pas qu’il crève, il va falloir vider pas mal de poubelles, et sèchement. Sinon on va tous s’embourber dans des contradictions inutiles, ce qui ne sera pas grave, mais aussi dans la mauvaise foi, ce qui sera mortel.
Ξ
Que décrit donc CMV quand elle dit :
Un jour que j’aurai enfin eu ma promotion
Un beau bureau, une secrétaire, des stocks options,
J’f’rai ma loi et on m’entendra quand je crie
en attendant je suis gentille,
Bonjour
Pardon
Merci
Oui, que décrit-elle ? Une vie au boulot joliment imaginée ou une existence de jeune chanteuse ? Un beau bureau ou un beau plateau ? Une secrétaire ou une attachée de presse ? Des stocks options ou de bons gros cachets ? Chanteuse ou secrétaire, c’est sans doute pareil. Au clip près. Peut-être même pas. Division du travail : l’une le tourne, l’autre le regarde. Dans les deux cas, il faut faire avec.
Les gens sont gentils, tolérants comme tout
C’est ma nouvelle philosophie
Même si c’est pas vrai, on ferait comme si, on simulerait
Ξ
On simulerait. On voudrait simuler. Et on n’y arrive pas, pourvu que ça dure ! Un désir de franchise, tout le monde a ça en soi, surtout les menteurs. Je ne parle pas de la fausse franchise, de la franchise coupable qui oblige à dévivre sa vie en l’écopant au fur et à mesure. Je parle de l’autre franchise, celle qui n’a pas peur du non-dit, de l’indicible, je parle de la franchise des profondeurs. De celle qui parie sur l’au-delà du mensonge, pas de celle qui pense à l’exactitude du compte-rendu. Je parle du désir d’être compris non seulement dans ce qu’on dit, dans ce qu’on explique, dans ce qu’on avoue, mais aussi, mais surtout, dans ce qu’on ne sait pas dire, dans ce qu’on ne peut pas dire, ou même, pauvres de nous, dans ce qu’on ne veut pas dire.
Ξ
L’argent, la puissance, l’image, il faudrait commencer à s’occuper sérieusement de ces clients-là. J’avoue que je ne fais guère confiance, pour le faire, à ces oppositions qui se veulent radicales, à ces flamboyantes proclamations anti-ceci, anti-cela. Je les sens en connivence avec ce qu’elles condamnent. Non qu’elles épousent en quoi que ce soit les positions de l’adversaire. Mais il y a de la fascination dans cette manière de les attaquer, une fascination qui confirme leur cohérence, qui valide leur puissance, qui contribue à les mythifier. Sous le désaccord radical, se dessine une convergence d’une autre nature. Les irréconciliables adversaires partagent la même conception fermée de la politique, et peut-être de la vie. À un mythe s’oppose un autre mythe. Rien de neuf. Dans ces systématisations, j’ai souvent flairé une peur secrète. Non pas la peur de l’adversaire : la peur de soi-même, la peur de ne pouvoir refermer le dossier à temps, d’être conduit au-delà de la politique, ou ramené en deçà. La peur de sortir de la question, du cadre, du sujet. La peur d’être ramené par l’oreille au vrai débat, comme les malheureux interviewés de la radio quand ils se risquent à s’écarter de l’itinéraire balisé par le journaliste.
Ξ
Je les regarde par-dessous, ces opposants-là, je cherche ce qu’ils ont dans la tête. Leur indignation est sincère, mais elle leur devient vite un refuge. C’est pourquoi, le tigre qu’ils combattent, il le leur faut d’acier ou de béton, pour que sa solidité les rassure, pour que le combat ne finisse jamais, pour qu’ils n’aient pas à changer de posture, de style, de manière d’être. Pour que tout le monde, amis et ennemis, reste dans le même film : l’hostilité inexpiable et les injures au-dessus de la ligne de flottaison, la complicité dans l’immobilité craintive au-dessous. Combien de fois l’ai-je vu jouer, ce film, dans les entreprises ! La différence entre ces absolutistes et moi, c’est que je sais que ce tigre-là est un tigre de papier, que j’ai constaté plus d’une fois, dans l’ancien Rhône-Poulenc ou à EDF, par exemple, à quel point il est fragile. Il m’est même arrivé de le froisser assez sérieusement avant que ses adversaires patentés ne se mobilisent, scandalisés, pour m’empêcher de lui couper les moustaches. Et quand cette mobilisation intervenait-elle ? Toujours au même moment, quand on s’approchait de la ligne de flottaison, quand il ne s’agissait plus du marchandage de routine entre les directions et les syndicats, quand il commençait à être question de ce que l’on sentait, de ce que l’on pensait, quand les salariés osaient regarder ensemble le monde où ils vivaient.
Ξ
Je ne me fais pas d’illusions. Il est féroce, cet animal, ce n’est pas une gentille bébête de pur vélin, c’est un tigre de papier journal très méchant, en effet, d’autant plus cruel qu’il est en train de perdre ses dents, et qu’il se sait infiniment fragile. Un tigre, pourtant, dont l’imagination n’est plus ce qu’elle était, et que ses adversaires aident puissamment quand ils lui opposent une symétrie vieillotte qui lui fait croire à sa jeunesse. Un tigre auquel leurs éructations sont comme autant de séances de renforcement positif. Un tigre qui soigne ses rhumatismes en fonçant sur les drapeaux rouges. Un tigre largement phantasmatique, en somme, dont ils pourraient assez aisément accélérer la déroute s’ils ne le faisaient pas toujours sauter dans les mêmes cerceaux. Mais cela supposerait qu’eux-mêmes se déséquilibrassent ! Qu’ils dispersassent leurs livres et renonçassent à leurs schémas mentaux ! Qu’ils regardassent le monde, et le vissent ! Qu’ils visitassent en eux des contrées inexplorées, indéchiffrées, indéfrichées ! Et que le goût leur vînt d’une parole neuve ! Et ça, mazette ! Tournez, manège ! Roulez, mécanique !
Ξ
Un homme libre ne se satisfait pas de ces facilités. Il ne pense pas que toutes les cartes aient été distribuées, il sait qu’il en reste toujours d’inattendues dans le talon. Il ne se plaît pas à opposer un tank de vérité à un tank d’erreur. Il n’a pas besoin de toute cette rhétorique. Il ne se baguenaude pas sur des nuages en carton. Je le vois plutôt comme un orpailleur de sens. De l’orpailleur, il a le désir farouche, la rage, l’espérance violente. Comme l’orpailleur, loin de la « fête servile », loin de la foire à la communication, je le vois se perdre dans des contrées ignorées et arides, je vois ses mains travailler la boue des circonstances, je vois son esprit, tout projet écarté, absorbé par la fièvre de l’instant, je vois son cœur lentement et voluptueusement dévoré par le mystère des choses simples et grandes.
Ξ
Désolé de ce brouillage culturel. À quelques grosses petites nuances près, Carmen sent comme Alphonse. Lamartine et CMV, c’est du pareil au même. Ils disent tous deux que la liberté n’est pas au fond. J’ai écouté plusieurs fois sur Internet la chanson vedette, On s’en fout. J’hésitais entre l’agacement et la sympathie. Un chamboule-tout adolescent, peut-être même enfantin. Des réseaux sociaux aux principes moraux les moins contestables en passant par les catastrophes écologiques, les footballeurs rupins, le changement climatique, de tout cela, en gros et en détail, on s’en fout. Bon. On en a entendu d’autres. Mais il y a plus intéressant, l’expression d’un sentiment d’étouffement qui, lui, n’est nullement une redite, mais une perception fraîche et précise :
Ne rien remettre à demain
Être sur le bon chemin
Jamais ne douter de rien
Toujours avoir un avis
Des nouilles ou des spaghetti
Des crevettes ou des sushi
On s’en fout […]
Et autant que faire se peut
Choisir la rouge ou la bleue
Savoir ce qui est le mieux
On s’en fout
La flèche n’est pas très acérée, elle ne vibre pas assez dans l’air, mais elle touche le centre de la cible. Dans cette langue approximative, un peu bâclée, des choses importantes sont dites, infiniment plus importantes – je le dis sans esprit de provocation – que tout ce que j’ai entendu durant cette campagne électorale. Il y est dit que le gros animal, le gros connard, écrase tout et nivelle tout. Il y est dit qu’il s’est maintenant immiscé, le porc, dans le for interne des gens. Il y est dit que ses méthodes sont celles d’un terroriste. Il y est dit qu’il fait tout pour nous obliger à entrer dans ses problématiques de crapule – de crapule moralisatrice dirais-je si ce n’était pléonastique. Et, entre les lignes, il y est dit qu’il fait souffrir, qu’il fait mal, qu’il fait du mal, qu’il fait le mal, qu’il est intrinsèquement pervers. « Coller avec son époque, dit Carmen, on s’en fout. » Une société qui, à l’instant précis où on veut lui passer une identité autour du cou, explique qu’elle n’a qu’un souhait, se détacher d’elle-même, une société qui demande ainsi à ne plus être de son temps, en quoi voulez-vous que ça intéresse le championnat électoral ? Comment un communicancant pourrait-il seulement imaginer de quoi il s’agit ?
Ξ
Ainsi, pour Le Nouvel Obs, le clip de CMV est « fou-fou, beau, drôle ». Ainsi, pour Le Nouvel Obs, sa chanson On s’en fout « est à s’injecter en perfusion auditive au réveil, tant c’est réjouissant. » Ainsi, pour Le Nouvel Obs, « le week-end s’annonçant mauvais, on dit : Merci, Dr Carmen ! » Bon. Il faut encaisser. En un tournemain, tout est au tapis, la vie, l’angoisse, l’ambiguïté, la petite touche de vérité souffrante. Putain, les mecs, c’est fort un journal ! Il reste un clip poisseux, deux feignants qui rigolent dans leur pieu, et l’univers mental des bobos. Quand je contemple ce sinistre, je cherche fébrilement autour de moi quelque aborigène d’Australie, ou quelque Pygmée, ou quelque Inuit, quelqu’un enfin qui vienne d’un ailleurs pour moi presque incompréhensible, quasiment inimaginable, pour fêter avec lui, en dépit de nos difficultés langagières, notre commune humanité, pour l’entendre me confirmer qu’elle existe.
Ξ
Bourgeois bohème, ce n’est pas un oxymore, c’est une connerie. Il n’y a pas de bourgeois bohèmes. Il y a des bourgeois voyageurs, des bourgeois explorateurs, des bourgeois touristes, des bourgeois ethnologues, des bourgeois aventuriers, il y eut les grands poètes bourgeois cosmopolites comme Valery Larbaud qui prenait les trains de luxe avec les revenus de Vichy Saint-Yorre, et il y eut, bien sûr, d’innombrables génies bourgeois. Il n’y aura jamais de bourgeois bohèmes, sauf dans les rêves. Aucun bourgeois n’est un oiseau de passage, un Wandervogel, car il n’est pas un bourgeois qui ne se réfère à quelque forme, élémentaire ou complexe, de possession. Et la bohème, avant d’être un style, c’est le goût de la dépossession lié au voyage de l’esprit, le goût, comme disait Balzac, d’être « au-dessus du destin » et « au-dessous de la fortune ». Rien d’étonnant si, en des temps un peu délicats pour elle, la bourgeoisie, qui n’a jamais supporté de voir un seul plat lui passer sous le nez, fait désormais un gros caprice et exige sans rire de posséder aussi la dépossession, ou de faire semblant, ni plus ni moins d’ailleurs que pour le reste de ses conquêtes.
Ξ
J’hésitais à parler de Carmen Maria Vega, la mode n’est pas trop mon fort. Tout s’est joué sur la dernière note du dernier des huit On s’en fout par quoi se termine la chanson, sur un ououou que la voix prolonge longuement. Je ne sais s’il y a eu plusieurs enregistrements, ou si mon oreille a fait des siennes, mais je n’ai pas pu retrouver cet ououououou qui m’a touché et convaincu. Une modulation dans laquelle, indifférent aux gloussements, je dis que se dévoile une signification majeure. À laquelle j’accorde ce que, pour une fois, je n’ai aucune difficulté à appeler une valeur parce qu’elle puise aux profondeurs, parce qu’elle rend compte d’une solitude et d’un choix, parce que son inachèvement désigne un au-delà.
Ξ
Trois temps. La chanteuse vient d’égrener la litanie moqueuse et inquiète de ses On s’en fout. Le ououououou final dresse le bilan. Il patauge d’abord dans la gouaille, s’ébroue dans la jubilation gamine de la provocation. Puis, peu à peu, comme un enfant qui sent sur lui un regard de tendresse, le chant s’apaise. D’abord éclatant et sûr de lui, il se nuance de doute, hésite, semble s’interroger. Et doucement, très doucement, de cette fragilité naît une force. Non pas une certitude. Une vibrante incertitude qui élargit la voix et en soutient l’écho. Le dernier instant est à la fois d’affirmation et de prière, un tremblement qui espère.
Ξ
J’ai rêvé ? Soit. Mais c’est ça qui m’a fait rêver. Pas le clip. Pas Le Nouvel Obs. Pas la campagne électorale. Vu ?
Ξ
Au point où nous en sommes, allons-y pour le people ! Mais changeons de clientèle. Je vais vous faire découvrir la vie secrète d’un historien célèbre, grand spécialiste du Moyen Âge, c’est un scoop Résurgences. Nous étions condisciples dans la khâgne de Louis-le-Grand, je le trouvais hautain, solennel, un peu méprisant, sans oser penser qu’il était surtout écrasé par une redoutable hérédité universitaire. Je l’ai oublié, puis retrouvé à Alger, en uniforme. Il était censé, comme moi, défendre la civilisation occidentale et chrétienne contre les rebelles algériens, évidents instruments du communisme international. Il avait beaucoup changé. Les succès et l’expérience l’avaient simplifié, il développait un scepticisme à peu près universel, franchement désabusé, mais jamais cynique. J’étais très loin de ses positions, ses analyses ne me convainquaient pas toujours, mais je trouvais en lui une ferveur secrète dont les manifestations, le plus souvent fort discrètes, éclatèrent une fois ou deux avec une vigueur surprenante. Nous devînmes amis. Puis, comme on dit, la vie nous éloigna. L’autre jour, à l’occasion de la parution d’une encyclopédie dont il est le maître d’œuvre, une radio l’avait invité. J’eus soudain la révélation de la place qu’une femme, une femme dont il parlait déjà à Alger, a tenue dans sa vie, une femme dont il n’a cessé de suivre la trace, de recueillir les signes. Elle s’appelle Jeanne, c’est une bergère lorraine. En visite à l’école de Domrémy, mon ami historien est allé droit à l’essentiel. Il a dit aux enfants que cette histoire-là est vraie, absolument vraie, vraiment vraie.
Ξ
Instant majeur pour ces écoliers. Il libère leur cœur, leurs rêves, leur imagination, il ouvre leur chemin. L’enfance est à l’aise dans ce climat de gravité familière, elle se plaît à cette légèreté, elle aime cette litote du sentiment. L’histoire de Jeanne a un énorme pouvoir de libération. Elle ne s’impose pas, elle suggère, elle invite doucement. Elle montre que tout est encore à payer mais, en même temps, que tout est payé d’avance. Instant majeur pour eux, instant majeur pour moi quand la modulation de Carmen fait signe aux souvenirs des sessions, quand, aujourd’hui comme hier, le surgissement d’un atome de simplicité renvoie au diable la pharmacie des commentaires, des supputations et des colères sur mesure. Rien n’est fermé, rien ne le sera jamais. Ces écoliers de Domrémy, quand on leur aura fourni les éléments de langage de la modernité, enseigné le code de la route, appris à classer les poubelles par couleurs, à lire les notices des boîtes de conserve, à se méfier des drogues interdites et à se gaver des autres, quand ils n’ignoreront plus rien de leur physiologie, quand ils sauront tout et davantage en matière d’Internet, de téléphones portables et de préservatifs, quand les missionnaires des entreprises leur auront prêché la croissance et l’efficacité, et d’aigres moralistes la tolérance, quand ils auront bien acquiescé à tout et tout oublié, il leur restera le vague souvenir d’un vieux monsieur un peu bizarre et d’une fille qui devait l’être encore plus, et ce sera la seule nouveauté dans ce bazar de jeunes vieilleries, le seul enseignement qui ne pourrira pas dans leur cœur.
Ξ
Vieilleries, nous vivons de vieilleries. Cruelle, la rediffusion de séquences d’anciennes campagnes électorales. À part les techniques modernes et la sophistication des communicancants, rien de neuf. Analyses, prospectives, menaces, vitupérations, promesses, dénonciations pathétiques, tout était au congélateur. Les révolutionnaires eux-mêmes… Ils veulent reprendre le pouvoir aux banques ? Allons-y, et tout de suite. Renégocier le Traité de Lisbonne ? Je suis leur homme. Partager les richesses ? Je ne demande que ça, d’autant que je ne serai pas parmi les débiteurs. Mais voilà, il y a les propositions et il y a les slogans. Il y a ce qu’on va faire et il y a l’esprit dans lequel on va le faire. Le premier plan et l’arrière-plan. L’historique et le fondamental, disait Berque. Prenez le pouvoir, chantent-ils. Et aussi : L’humain d’abord. Hélas ! Cent fois hélas ! Ce sont deux slogans typiquement managériaux. Le premier, c’est la double contrainte pur jus, l’essence même de l’arnaque : prenez le pouvoir, et obéissez-moi quand je vous dis de le prendre. Donc ne le prenez pas. De toute façon, si vous le prenez, ce ne sera pas le vôtre, mais le mien. Ce ne sera pas votre inspiration, mais la mienne. Quant à L’humain d’abord, il n’y a pas un manager que je n’aie vu se tordre les mains pour proclamer cette héroïque intention. Il y en avait de si bouleversés qu’ils renonçaient à finir leur saumon à l’aneth, qu’ils écartaient avec hauteur la tentation du dessert. L’humain d’abord, c’est comme Les femmes et les enfants d’abord. C’est infiniment noble, mais ça veut dire que le bateau est en train de couler, qu’on ne contrôle plus rien, qu’on file vers les chaloupes et qu’on agite des mouchoirs.
Ξ
Et je n’ai pas la moindre envie de filer vers les chaloupes et d’agiter un mouchoir. Et si, malgré tout, le vent mauvais ou la conspiration de mes ennemis m’y contraignait, je dis haut et fort que c’est ma chaloupe qui deviendrait le navire amiral et que je tiendrais ce gros joufflu pataud de paquebot pour une barcasse. [Ainsi parle l’enfant de banlieue qui sait par cœur Cyrano de Bergerac, le seul texte, raconte Jean d’Ormesson, dont il n’était pas séant de dire du bien dans les bureaux de la N.R.F. de la grande époque. Et s’il serait comique de demander qu’on voulût bien voir là de l’humilité, on pourrait au moins souhaiter qu’on n’y trouvât pas trop de présomption. La banlieue que j’ai connue nous mettait à une distance infinie des choses et de nous-mêmes, elle mûrissait en ceux qui l’aimaient d’amour une indifférence étrangement fervente. On s’y sentait n’importe qui, mais on sentait aussi que personne n’était n’importe qui. C’est donc sans la moindre hésitation que je confère à ma chaloupe les rang et prérogatives de navire amiral, certain que chaque passager du gros joufflu et chaque membre de son équipage a vu surgir de la mer profonde un esquif d’une égale dignité qui l’a, lui aussi, recueilli. Ainsi, tandis que notre flottille pointilliste chatouille en riant le dos des vagues, nous attendons sans tristesse le grand plouf où sombrent sans drame, pour le divertissement des poissons, les paquebots vides et les pensées mortes.]

(29 avril 2012)

Pourvu que la liberté soit au fond…

 

LE MARCHÉ  LV

 Trouvez votre cœur et changez-le en encrier !
Max Jacob

Le 10 juillet 1839, à la Chambre, Lamartine parle du principe démocratique. « Que ce principe, dit-il, triomphe sous une république ou sous cette forme mixte de gouvernement qu’on appelle système représentatif, peu importe. C’est affaire de temps et de mœurs. Les hommes vivent sous toutes les latitudes, et la liberté, la dignité du citoyen se développent sous toutes les formes de gouvernement, pourvu que la liberté soit au fond. » Ce pourvu que la liberté soit au fond me touche. Comme le « je ne dis pas cela pour démoraliser » d’Aragon, dont je parlais récemment, c’est un de ces propos tout simples, presque naïfs, que les grands écrivains laissent parfois en certains recoins de leurs œuvres comme des apartés, comme des bâtis de fil. Mieux que leurs plus grands textes, ils disent leur âme. J’y vois l’amicale précaution venue du cœur, l’humble témoignage de l’homme démuni que cache toujours le grand artiste. « Ce que je dis, vous savez, proteste l’écrivain, je le crois. N’y voyez pas seulement langage ou construction habile. C’est bien moi qui le pense, moi qui vous ressemble tant. » Cette phrase de Lamartine, mon voisin de métro peut la prononcer quand s’achève le bref échange qu’un incident a provoqué : « L’essentiel, Monsieur, c’est quand même que nous soyons libres. » Et c’est cela qui est prodigieux : qu’un homme d’une telle ampleur de pensée et de sensibilité me soit, en dépit des siècles, en dépit de tout ce qui nous sépare, comme ce voisin de métro. Ses livres prennent alors une couleur d’intimité qui me fournit un accès particulier à leur contenu, qui m’ouvre vers eux un chemin que je suis le seul à emprunter.
Ξ
C’est à moi que Lamartine s’adresse, à moi tel que je suis en ce début d’année 2012, à moi comme à chacun de ses lecteurs. Et je suis un misérable si ma simplicité ne répond pas à la sienne, si je ne laisse pas ce pourvu que la liberté soit au fond retentir librement en moi, si je ne le reçois pas dans mon désordre, si je lui assigne frileusement une place, un rôle, un statut. Il est vrai qu’un instant, j’ai le droit d’hésiter. L’affaire est sérieuse. Ces quelques mots tranquilles pourraient faire exploser en moi je ne sais quel arsenal de colère et de désir. Un peu comme au lycée Montaigne, durant les travaux pratiques de chimie, quand on me confiait un flacon d’acide dont je devais verser quelques gouttes sur de la craie. Allons. La craie est là, blanchâtre et inconsistante. Versons l’acide.
Ξ
Non. La liberté n’est pas au fond. Non, non et non. Certes, je l’ai vue habiter bien des cœurs. Certes, je l’ai rencontrée dans des situations où je ne l’attendais guère. J’en connais l’odeur, le goût. C’est pourquoi je dis qu’elle n’est pas au fond. Ou alors, si profondément enfouie, si inaccessible qu’elle n’est plus que nostalgie. Qu’on ne m’assomme pas avec les bavardages mondains. Les défenseurs de l’Occident, ces optimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Les accablés du fardeau de l’homme blanc, ces pessimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Vieilles lunes, tout ça, scoliose scolaire. Si notre civilisation vaut plus ou moins qu’une autre, je n’en sais rien, l’aide-comptable le calculera. Mais ce que vaut le monde où je vis, je le sens, tout le monde le sent : et c’est le refus général de le dire, sauf à la manière d’une cachotterie chuchotée, qui me fait affirmer avec certitude que la liberté n’est pas au fond. Je n’ai plus l’âge d’imaginer je ne sais quelle couillonnade utopique. Je ne milite ni pour l’exaltation individuelle du jouir sans entraves, ni pour un salut collectif que je crains comme la peste parce que c’est le choléra : exaltation individuelle et salut collectif, soit dit en passant, qui sont les deux visages de la récupération de Mai 68, assez largement couronnée de succès, comme on le sait. Quant à l’absolutisme nigaud de la pureté, il y a belle lurette qu’il me fait sourire. J’habite un monde confus ? Il l’a toujours été. Les autres ajoutent à la confusion ? Moi aussi. Mais, mais, mais…
Ξ
Mai et mais… « Au contraire… », murmure Ibsen en mourant. Tout est vrai de l’ambiguïté du monde, de la mienne, de la vôtre. Mais si demain est un autre jour, aujourd’hui est un jour nouveau. Et la confusion qui nous épuise, cette décourageante lourdeur, cette hâte bavarde dans la boue vers des objectifs qui tyrannisent tout le monde et ne concernent personne, nous ne pouvons la constater, aujourd’hui comme hier, qu’à partir de quelque promontoire, de quelque rocher encore épargné par la marée. À partir de quelque liberté. Sinon, nous ne nous en plaindrions pas, nous nous y étoufferions, nous nous y noierions. Qu’on me comprenne bien. Je ne parle pas d’une liberté-solution. Je ne parle pas d’une liberté-programme : en ces temps de championnat électoral, on ne me croirait pas. Je ne parle même pas d’une liberté-bonheur. Je parle d’une liberté-parfum, d’une liberté légère comme une brise, fragile et forte. D’une liberté comme une évidence rappelée à mi-voix, presque marmonnée, et qui tient à distance respectueuse le feulement éraillé de l’actualité. D’une liberté comme un frisson qui court à la surface du monde. D’une liberté comme un intrépide rond dans l’eau. Comme une douceur discrète qui ne soigne guère, qui ne fait pas oublier les blessures, mais qui donne des raisons profondes et véridiques de les supporter. Une liberté qui ne gouverne nulle part et suggère partout. Un recours gracieux auquel n’échappe aucun aspect du monde, comme dit Lamartine. Qui, comme il le dit encore, interroge chaque chose à sa place. Une liberté pauvre et taquine, juvénile et sage, qui tape gentiment du pied comme un enfant impatient de l’avenir, à qui l’on cédera.
Ξ
Aucun aspect du monde ne lui échappe, sans doute, mais non plus aucune zone de mon être. La liberté, pour moi qui suis aussi embrouillé qu’eux, c’est qu’il n’y a rien en moi, quoi que je fasse, qui ne soit pris dans un jeu qui me mobilise et me dépasse : je le sens, je le sais, je l’accepte, j’en suis heureux. Ce sentiment ne me blinde pas de certitudes. Il me frôle comme il frôle les autres, rien de plus. C’est à peine une caresse, et que j’aurai vite envie d’oublier : j’ai tant de matelas à entasser pour me protéger d’elle, tant de problèmes – et même de problématiques comme on dit aujourd’hui pour que ça fasse plus gros, pour que ça tienne plus chaud. Car la caresse, ni indiscrète ni policière, a des curiosités d’enfant. Mon cher Jean, me demande-t-elle, la liberté, en toi, est-elle au fond ? Quand as-tu eu le sentiment de t’en approcher ? Quand de t’en éloigner ? À quoi l’as-tu reconnue ? Que t’a-t-elle soufflé ? Qu’as-tu désiré en elle ? Qu’as-tu craint ? Qu’as-tu repoussé ? À quoi t’a-t-elle suggéré de consentir ? De ne pas consentir ? T’a-t-elle rapproché des autres ? De quelle manière ? T’en a-t-elle écarté ? Pourquoi ? Elle tourne, la caresse, ses questions ne mordent pas, ne contraignent pas. Elle virevolte, elle laisse d’infimes piqûres, presque indolores. Elle me parle de moi, qui suis dans le monde. Du monde, qui est en moi. Mais le monde n’est pas moi, même si je réponds pour lui.
Ξ
La liberté, c’est l’atmosphère du sens ; le sens, c’est le vecteur de la liberté. Comment pourrais-je en dire du mal ? Du paradis des incroyants, Francis Jeanson me ferait les gros yeux. Mais je ne vois plus rien de commun entre ce qu’il mettait sous ce mot et l’usage qu’on en fait aujourd’hui : le sens a perdu son sens. J’entends encore la vibration de sa voix quand il en parlait. Je le sentais décentré, comme si son être se portait à sa périphérie, montait à la barricade. Je le voyais chargé de présence, il se faisait tout entier rencontre, il était jeté dans un déséquilibre heureux plus fiable que l’équilibre. L’échange était évident. Il parlait de sens, et le sens le disait, lui, Francis.
Ξ
J’entends autre chose. La diligence du sens a été détournée par des bandits. La liberté était sur son siège de cocher, on l’en a fait descendre ; un margoulin a pris sa place. Produire du sens, disait-on imprudemment autrefois. Voilà qui est fait, on le produit, le sens : la production n’est jamais bien loin de la compétition. Bientôt soixante-cinq millions de sens habiteront la France et échangeront leurs adresses électroniques. Cela fera soixante-cinq millions de malheureux qui s’indigneront de l’indifférence des autres, ces décadents, ces brutes, ces inertes, et s’épuiseront à les démarcher. Et chacun, de tout son cœur, câlinera son sens à lui, bien à lui, rien qu’à lui, son sens breveté qu’il aura ramassé dans ses intérêts élémentaires, dans ce qu’il prendra fièrement pour son identité, dans son carquois citoyen de bons sentiments, dans tout ce qui aura défini la Cause qu’il se sera mis en tête de défendre, tellement plus urgente que celle des autres. Je le vois déjà : le même mot de sens qui faisait vivre Jeanson, qui élargissait ses rêves et ennoblissait sa vie, enferme ceux qui s’en réclament dans une solitude agressive. Soixante-cinq millions de sens, moins un, constituent aujourd’hui un danger pour soixante-cinq millions de citoyens. Ils savent pourtant bien, les soixante-cinq millions, ils le savent au fond d’eux, que ce n’est pas toujours si clair, si net, si glorieux, de se battre pour une Cause, même quand elle paraît excellente. De se laisser absorber par une Cause, comme si quelque chose pouvait absorber le désir. Qu’on va être obligé de doubler la mise, et de la doubler encore, qu’on va demander à la Cause de combler ce qui ne peut pas l’être. Qu’on finira forcément par être la cause de sa Cause. Ils sentent cela, les soixante-cinq millions, tout le monde sent toujours tout. Là est leur problème, là est leur angoisse, là est leur souffrance, là est leur vérité. Même si tout le monde s’en fout. Même si eux-mêmes s’en foutent. Pour que la liberté frisson, la liberté caresse, la liberté rond dans l’eau puisse les visiter, il suffit – mais le savent-ils, mais ne veulent-ils pas l’oublier ?- qu’ils cessent de renoncer si facilement, si docilement, à eux-mêmes. Qu’ils cessent de renoncer si égoïstement à eux-mêmes. Qu’ils cessent d’éponger leur malheur avec l’avarice grandiloquente de leurs Causes. Qu’à leur manière, à leur mesure, selon leur force – il faut se faire humble pour oser leur demander cette chose énorme – ils laissent percer un peu, un tout petit peu, un presque rien de ce problème, de cette angoisse, de cette souffrance, et que ce presque rien les régénère. Les Causes, ce n’est pas l’amour du prochain. Ce n’est même pas l’amour de soi, inséparable de l’amour du prochain. C’est l’amour d’une généralité sans existence, amour triste et sans espoir, amour menteur, c’est la fascination par la machine à fabriquer de la solitude, c’est la justification tonitruante de la fuite, du refus d’exister. En ce temps-là, les Scribes, les Pharisiens et les Humanitaires… De l’amour du prochain, la plus secrète des passions heureuses, la plus humble, la plus hésitante, la plus irréductiblement personnelle, elles font une obligation tribale, un concours de vanité. Qui ne se réjouirait d’une souffrance soulagée, qui ferait le dédaigneux devant une vie sauvée ? Mais rien ne produit tant de souffrances, rien ne fait tant de victimes que la machinerie sociale dont procèdent ces Causes qui parlent si haut, rien ne va couper plus profond les racines de la générosité, rien n’enclenche plus impitoyablement la logique de l’inhumain. Ce degré de moins au thermomètre qui nous fait nous soucier de ceux qui ont froid, qui va enchaîner les apitoiements saisonniers à ceux de l’an passé… Des décennies durant, sous tous les pouvoirs, j’ai vu, jour après jour, et avec quel effroi, comment des générations entières ont été abusées par une conception perverse de la solidarité dont le résultat, sinon l’objectif, est de châtrer, de rogner, d’empêcher, de justifier l’injustifiable. De massifier et de tenir. Jamais viol des foules ne fut plus aimablement accueilli. L’altruisme cérébral qui en est le produit est infiniment plus sale que l’égoïsme primaire. Le second fait des dégâts : le premier fait du mal. C’est à la qualité de l’intention, à la justesse du geste et du ton que se mesure l’amitié, non pas aux statistiques de la distribution. Le sens n’est pas un luxe, le mépriser se paie. Rien ne se règle au détail, à l’émotion énervée d’un instant. Tout un pays qui se dresse contre les misères que se font les enfants dans les cours de récréation, ce n’est pas plus bête que bête, ça ? L’affaire est sérieuse, dites-vous ? Peut-être. Mais on n’y remédiera pas, et vous le savez, vous qui braillez. Quand, sous l’œil des caméras, quelques figurants auront bien joué au gendarme ou à l’infirmier dans une cour de récréation, tout restera à faire : tarir le flot de bêtise et de basse cupidité qui suscite ces méchancetés. Ce flot, ces simulacres ne le tariront pas, tout le monde le sait, personne ne le dit. Et même, ils le grossiront, tout le monde le sait, personne ne le dit. Que nous le voulions ou non, que nous en tirions plaisir ou dégoût, c’est lui qui nous porte. Jusqu’au jour où, dans le secret de nous-mêmes, le simple sentiment de notre incomparable existence… Alors, peut-être… Là, ce ne sera pas le pharisaïsme des Causes, le bruit du sou dans la sébile de la chaisière, ce ne sera pas l’indifférence gueularde qu’elles suscitent. Alors, peut-être… Sinon, rien. Rien à dire. Rien à attendre. Rien à faire. Ce qui est mort est mort, vos communicateurs ne le ressusciteront pas.
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L’émission Carnets de campagne est un formidable révélateur de la perversion du sens. Ce n’est pas seulement parce qu’elle sonne chaque jour l’heure de mon déjeuner que je ne la manque jamais. Les témoignages de ces excellentes personnes qui entendent réveiller un peu notre monde par leurs initiatives économiques, sociales ou culturelles sont souvent si généreux, si pathétiquement généreux, que je m’en voudrais de paraître, une seule seconde, afficher à leur égard je ne sais quel air de dédain. Ces leçons de courage, au contraire, inspirent de la modestie. Et pourtant, amitié oblige, elles restent empreintes d’une indécrottable tristesse qui découragerait tout autre appétit que le mien. Pourquoi ? Parce que le sens semble être pour ces personnes un refuge, une bouée de secours, un moteur auxiliaire. On dirait qu’elles s’acquittent de leur devoir de sens, qu’elles attendent de leurs initiatives qu’elles leur vaillent le coup de tampon qui les valide elles-mêmes, qui valide ce qu’elles font, ce qu’elles pensent, ce qu’elles sont. Qu’elles ont besoin, pour elles-mêmes, de la reconnaissance que leur procure l’émission. Leur vocabulaire stéréotypé évoque l’enfermement plus que la libération. Comme si, au départ, quelque chose n’avait pas joué, comme si le moteur de leur liberté ne s’était pas débridé, comme si elles s’y étaient résignées. Comme si elles hésitaient à parler franchement des bénéfices personnels, pourtant parfaitement légitimes, qu’elles tirent de leurs activités. Comme s’il leur fallait suggérer, d’une manière ou d’une autre, l’aspect sacrificiel de leur action. Et voici ce qui me trouble : chez tous ceux dont j’ai vu ou, plus rarement, dont je vois l’existence vraiment habitée par le sens, cette exigence, quel que soit leur degré de culture, quelle que soit leur vision du monde, provoque tout le contraire. Le sens les décolle d’eux-mêmes, de leurs passions, de leurs choix, de leurs idées, peut-être même de ce que leurs amitiés et leurs affections peuvent encore avoir de convenu. Du minuscule tremblement initial de leur liberté naît une joie indémontable, impérialement fraternelle. On sent en eux le bonheur d’être là. Les liens qui les attachent aux formes sociales sont légers, provisoires. On dirait des campeurs. Comme on a le vin gai, ils ont le sens gai. Ils prennent le sens comme on prend le soleil. Il ne leur fait pas froncer les sourcils, il n’arrache pas de leur poitrine de lourds soupirs de découragement, il n’encombre pas leur cerveau de noires supputations. À vrai dire, ils n’en parlent pas, ou guère. C’est qu’ils ne lui demandent rien. Ni d’arranger leurs affaires, ni d’apaiser leurs frustrations, ni d’augmenter leur taille, ni de gonfler leur identité, ni de valoriser leur image. Ils plongent en lui, tout simplement. Parce qu’ils y sont bien, est-ce qu’on peut comprendre cela ? Bien de corps, de cœur, d’esprit, d’humour. Bien avec eux, bien avec les autres. Ils y barbotent, ils s’y réjouissent, ils y rient, ils se confient à lui, ils en sont heureux. Ils en sont richement appauvris. Les Carnets de campagne ne rient jamais, même si l’animateur s’échine à bricoler des calembours qui ajoutent de la drôlerie triste à la générosité triste.
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Il est arrivé que la liberté, dont la seule demeure est l’intimité de l’esprit et du cœur, habite simultanément tant de consciences, et de façon si heureuse, qu’une société tout entière, pour un temps, semble en être transformée : le charme se rompt dès qu’elle s’imagine détenir le secret de ce changement, sa recette. Ainsi Mai 68, Mai l’exploité, Mai l’otage des minuscules, ainsi Mai tel que je l’ai vu, presque seul désormais. Cela a été. Brièvement. Mais cette brièveté-là, cet un peu, c’est le sel de la vie. Si je l’oublie, j’oublie tout.
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L’époque n’aime pas la liberté, voilà tout. Ce n’est pas là prophétiser des catastrophes, ni faire preuve d’un incurable pessimisme. Comment serait-on pessimiste quand on sait que le dernier des derniers porte la liberté en lui ? Mais l’esprit bourgeois, qui a désormais franchi toutes les frontières même s’il n’a pas déserté ses résidences traditionnelles, ne se satisfait pas de cet optimisme de l’être. L’esprit bourgeois, surtout quand il se barbouille de grands sentiments, d’aspirations culturelles et d’élans spirituels, tient uniquement à la bonne santé des divers systèmes qui l’épanouissent, c’est-à-dire le protègent, le dorlotent, l’engraissent : pourvu que la liberté n’y soit pas au fond, ces systèmes, à ses yeux, sont tous bons. L’esprit bourgeois, naguère méprisant et hautain, s’est fait tolérant et respectueux : il le peut puisqu’il a tout conquis, puisque tout, apparemment, est à lui, tout. Quand j’asticote un peu les citoyens-consommateurs, quand je tente de susciter en eux cette réaction d’heureuse fierté sans laquelle la liberté n’est qu’un sujet de bachot, savez-vous ce que disent les bourgeois ? Que je méprise les humbles. Le propriétaire défend l’honneur de ses domestiques contre ceux qui perturbent leur conscience et mettent ainsi en péril le service du château : on ne peut pas être plus salaud.
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Mais j’entends parler, et de source très fiable, des jeunes. Ce qu’il y a d’inutilement ronchon dans ce que j’écris, ils le mettront sur le compte de l’âge : vieux, on doit parfois se dégager la cervelle comme, chaque matin, les bronches. De plus en plus, me dit-on, ces jeunes comprennent qu’ils doivent vivre leur vie sur leur propre fonds, que c’est au fond de ce fonds que les attend leur liberté. Peut-être la déliquescence où ils voient le monde n’est-elle pas sans effets heureux ? Leur aurait-elle suggéré de visiter en eux, entre eux, des zones qu’une plus grande aménité sociale aurait pu leur faire négliger ? Ce serait un magnifique mouvement de bascule : prêts à s’investir dans le monde et découragés par la bassesse de ses propositions, par le climat infect qu’il crée entre les êtres, ils apprendraient peu à peu, d’abord effarouchés et dépités, à retrouver leurs caches d’intimité, leurs grottes de simplicité, leurs souterrains d’amitié. Non pour s’y endormir, bien sûr, ni pour y rêvasser ! Pour y retremper leur énergie, pour renouer avec la vie, pour se sentir être. Mais aussi, et du même mouvement, pour commencer à écrire le texte de leur existence adulte, pour rédiger leurs lettres de démission, leurs lettres de refus, pour prendre leurs distances, leurs grandes distances, pour réapprendre à nouer des relations droites, pour accueillir avec générosité, les bras ouverts, le destin que la vie va leur proposer. (Jeunes gens, jeunes filles, si vos parents vous parlent de sécurité, de carrière, de tranquillité, de confort, de bel avenir, ne soyez pas durs avec eux : il leur est très difficile de ne pas répéter ce qu’on leur a appris, d’autant qu’ils n’osent pas s’avouer qu’ils n’en croient pas un mot. Quand ils accusent votre liberté de les faire souffrir, ils mentent : c’est d’eux-mêmes qu’ils souffrent. Soyez donc patients. Mais, évidemment, ne cédez pas : vous vous le reprocheriez et vous le leur reprocheriez.) Et si vous pensez que c’est là un rêve, jeunes gens, jeunes filles, donnez raison à ce rêve.
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« Cravates, tissus d’ameublement, lingerie pour dames… » À chaque étage, dans les grands magasins d’autrefois, le liftier annonçait les rayons. La liberté n’a pas de rayon attitré dans le cœur de l’homme. À supposer qu’elle soit au fond, au fond de moi, au fond de mon acte ou, du moins, de mon intention, je ne la rencontre jamais qu’en désir, comme une promesse, un déjà pas encore. Dans La Ville, un des personnages de Paul Claudel dit de la femme aimée : « Tu es la vérité avec le visage de l’erreur, et celui qui t’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre. » On dirait cela de la liberté si elle avait un visage. Mais, dans l’étrange supermarché qu’est le monde où nous vivons, si rien ne l’exclut vraiment, rien ne la désigne vraiment. Aussi errons-nous d’un rayon à un autre. Tout finit par se ressembler. Tout est vendable, tout semble achetable. Blessures, séductions. Puis anesthésie, mithridatisation. C’est là que nous attend ce tremblement, cette palpitation que j’appelle au hasard liberté. Hors du sens et du non-sens. Dans une zone de vide, de non-monde. À un point d’absence. Au défaut de la cuirasse. Hors comptes, hors bilan. Pas de nom possible, liberté ira bien. De l’innommé.
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Non, non, disait Stanislas Fumet, non pas innommé, mais innomé : deux m dans innommable, un seul dans innomé. L’ordinateur confirme, même s’il tolère les deux orthographes. Pourquoi diable évoquer cela ? Peut-être parce que cette chicane inutile est comme une image de ce que je tente vainement de suggérer : aussi gratuite que l’expérience de la liberté. Mais là, Stanislas m’interrompt encore : « Ne parlez pas d’image, cher ami. Il ne s’agit pas ici d’images, mais de figures, comme dans la Bible, c’est-à-dire d’images douées de vie, chargées de vie par ce qu’elles représentent. Nous croyons en des réalités bien vivantes, n’est-ce pas, pas en de fumeuses abstractions. » Ai-je bien entendu ? Il me semble qu’il a ajouté : allemandes.
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Le désordre profond piqué de moralisme hargneux qui caractérise notre époque, personne ne l’a mieux compris que le philosophe écossais Alasdair McIntyre. Je ne peux saluer que de loin l’argumentation philosophique qu’il déploie dans Après la vertu, mais elle se développe à partir d’une intuition presque romanesque si simple et si puissante que les esprits peu familiers d’Aristote et de Hegel ne se sentent pas exclus de son propos. McIntyre suppose en effet qu’un mouvement politique ignorantiste vient soudain d’abolir l’ensemble de l’enseignement scientifique à l’école et à l’Université. Il a enfermé les savants ou les a massacrés, il a brûlé les bibliothèques, il a éradiqué de la vie culturelle toute allusion à la science. Après une période de stupeur et de résignation qui parachève cette singulière entreprise, se lèvent des gens curieux, ou nostalgiques, ou courageux, ou passionnés, qui vont tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Des fragments de cours réapparaissent, des bribes de démonstrations, des résumés de théories : assez pour que l’optimiste puisse considérer que le lien avec le passé est renoué et que la science reprend sa marche, pas assez pour que la réalité confirme cet optimisme. En effet, si les pans de connaissances récupérés restent valides, si les nouveaux champions de la science retrouvent rapidement leur méthode et leurs habitudes de travail, quelque chose a définitivement disparu : « Les enfants apprennent par cœur les fragments subsistants de la table périodique des éléments et récitent quelques théorèmes d’Euclide comme des incantations. Personne ou presque ne sait qu’il ne s’agit pas à proprement parler de science. Tout ce qui est dit et fait obéit à certains canons de cohérence, mais le contexte indispensable est perdu, peut-être à jamais. »
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Si l’on remplace la science par la morale, explique Alasdair McIntyre, on passe de la fiction à la réalité. Première étape : le « contexte indispensable » – pour notre auteur, il a été tissé par la philosophie d’Aristote et ses développements – s’est constitué. Deuxième étape : sa disparition, événement majeur et complexe de l’histoire de notre civilisation, a été enregistrée, bien plus que provoquée, par d’autres philosophes, et d’abord par Nietzsche. De même qu’à Hawaï, en 1819, un certain Kamehameha II avait pu abolir, sans la moindre difficulté sociale, des tabous obsolètes, quoique réputés intouchables, Nietzsche, ce Kamehameha II de la tradition européenne, n’a pas eu plus de mal à célébrer les funérailles solennelles d’un monde disparu depuis longtemps. Troisième étape : celle que nous vivons, et dont on nous assure sans rire que nous sommes les « acteurs ». Comme les nouveaux savants de la fiction faisaient resurgir des pans de connaissances scientifiques, nos élites font resurgir des pans de morale, voire des « éléments de langage », dont la signification, quand elle existe, est entièrement abolie par l’incohérence, elle aussi définitive, du contexte.
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Un détail de l’hypothèse de McIntyre nous reconduit à l’actualité la plus brûlante. Si, explique-t-il, dans la troisième étape de la fiction qu’il propose, les savants employaient des expressions telles que neutrino, masse, gravité spécifique ou poids atomique, « la plupart des croyances présupposées par l’usage de ces expressions étant perdues, un élément d’arbitraire et même de choix apparaîtrait dans leur application ». Remplacez neutrino, masse, etc. par solidarité, humain, équité, valeurs, voire par république ou par démocratie : vous avez rédigé le bulletin de santé de notre société. Ces mots, quand ils ne sont pas choisis à dessein par des communicateurs pour leur résonance affective particulière ou leur utilité tactique immédiate, sont réduits au statut d’« éléments de langage » susceptibles d’apporter leur vapeur spécifique au brouillard intellectuel qui est le climat préféré du top de la mondialisation, comme d’ailleurs de la plupart de ses censeurs patentés. Pour trouver des exemples, il suffit de faire les poubelles de la communication. Voici pour humain et voici pour valeur : « Pour la Caisse d’Epargne, l’humain sera toujours une valeur sûre. »
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L’humain, la solidarité, la responsabilité, l’équité, la démocratie, on ne ferait pas de ces mots des slogans, on ne les brandirait pas comme des pancartes si l’on était à l’aise avec eux. Ils seraient la basse continue de la société, ils constitueraient un trésor immatériel dont on n’aurait pas besoin de proclamer ni de vérifier les mérites à tout bout de champ. Qu’ils soient allègrement trahis dans la pratique n’enlèverait rien à leur statut. Ils resteraient un recours. À la fois un intérieur et un ailleurs. Un ailleurs dans un intérieur. Une réserve, même si on n’y puise pas. Un amour, même si on le trahit. Mais le choc a eu lieu. Le vieux monde a bougé. Le paquebot est en train de couler, ces mots-là prennent un statut d’épaves qui nous épouvante. Ils gardent leur vérité, mais ils ont perdu leur sens. Ils sont comme ces petits cadeaux de la compagnie que les naufragés ont emportés sans y penser en quittant leur cabine et qu’ils tripotent nerveusement devant le bâtiment qui sombre : parfum de luxe pour le riche, sachet de madeleines pour le pauvre.
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Les mots qu’agitent les puissants pour dominer les faibles sont comme des branches coupées. À peine brandis, ils sèchent et ils meurent. Il faut d’autres branches, d’autres mots, toujours d’autres mots. Jusques à quand ?
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Un souvenir d’enfance. 1944, Paris va être libéré. La nuit dernière, sous nos fenêtres, une barricade s’est dressée. Quelque chose d’énorme va arriver, quelque chose de puissant dont je ne comprends pas la genèse, dont je ne mesure pas l’importance, mais qui me touche au fond. J’ai eu l’âge de raison en 1940. Depuis, il y a eu les uniformes verts, les gâteaux vitaminés distribués à l’école, les alertes, les sirènes, les masques à gaz, les heures passées à la cave, Radio-Londres en sourdine, l’exode, nos départs pour la campagne, les trains bondés. Un grand coup de vent va passer sur tout cela, et l’emportera très loin, très profond, et aussi les moments heureux, les copains, les visages de petites filles miraculeusement entrevus. Je ne suis ni triste ni content, stupéfait plutôt que de tels changements soient possibles, que des choses si graves puissent avoir été, puissent n’être plus, puissent rester dans ma mémoire, s’y déposer en m’élargissant.
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La journée a été confuse, plusieurs voisins sont venus discuter, jamais les gens n’ont été aussi animés. Si je me tais, on me demande si je comprends bien ce qui se passe. Si je mets mon grain de sel dans la conversation, on m’envoie jouer plus loin. La nuit va revenir, l’inquiétude gagne. « Ça va faire du vilain », dit ma grand-mère. C’est alors qu’un cri retentit dans la cour. Un ivrogne s’est autoproclamé chantre de la liberté. Sa bouteille à la main, il braille : « Tous les hommes valides sur les barricades ! » Mon père a hésité un instant. Un regard de ma mère l’a immobilisé. Choc de sens. Dégoût. Ce pauvre bougre, tout le monde le connaît, les bouteilles sont ses seules victimes. Ce soir, il a la rage.
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Jamais il ne s’est fait remarquer mais les événements l’obligent à se donner un rôle. Il veut en être, il en a le droit. Pour le dire, il n’a pas de mots, il n’a que sa bouteille. Au moins, est-ce sa bouteille, pas celle de Lamartine. Tel n’est pas toujours le cas des grands éclats rhétoriques, nous confirme Dominique Dupart dans son beau livre Lamartine orateur lyrique. Ainsi l’allocution du général de Gaulle sur les marches de l’Hôtel de ville de Paris, le 25 août 1944 : désolé, c’est du Lamartine. « Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré… », s’écrie le Général. Mais Lamartine, le 21 janvier 1841, quand il s’oppose au projet de Thiers d’entourer Paris de fortifications : « Quoi, Paris fortifié, Paris ville de guerre, Paris dominé par vingt forts, Paris cerné par 2400 canons… » Quant au fameux « La France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté, que la profession tient pour un pressentiment de Mai 68, c’est aussi du Lamartine. « Ces tristes et prophétiques paroles », comme dira Odilon Barrot, l’auteur de Graziella les a prononcées à la Chambre le 10 janvier 1839.
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J’aime infiniment Lamartine. Il a tous les défauts, et bien d’autres. Mais il croit en la parole, comme il croit au mystère, comme il croit à l’amour. Je ne l’imagine pas racontant à la télé, comme ce zozo classe qui a fait courir à mon poste un risque sérieux de défénestration, qu’il a « beaucoup aimé ». Il est dans ce qu’il dit, toujours, en amour comme en littérature, en littérature comme en politique, et ce qu’il dit est dans ce qu’il aime, dans ce qu’il croit. C’est l’anti-stratège, l’anti-communicant. Il se lance en politique comme l’amoureux va vers sa belle, de chic, de cœur, sans rien calculer. Il encaisse les coups comme un grand boxeur, sans s’inquiéter du développement durable de son moi. À la tribune comme dans la vie, il n’est jamais meilleur que quand il improvise. Pour le reste, à Dieu vat ! À peine est-il au sommet, en 48, que la dégringolade commence. Il ne compte jamais, sauf pour payer ses dettes : mais là, trop dur, même si, en homme d’honneur, il se donne un mal de chien pour y parvenir, même si Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, n’arrivent pas, à elles deux, à recopier ce qu’il écrit. « Le vain de Mâcon », comme disent ses meilleurs amis, se croit un immense vigneron parce qu’il aime ses vignes, sa terre, les paysans. Pas sûr, mais tant pis. Si on le déteste, tant pis aussi. Si on l’aime, tant mieux, c’est cadeau. Il ne raconte pas d’histoires au peuple, il n’a pas d’illusions sur les bourges, Napoléon l’emmerde. Mais pas un mot qui ne sorte de son cœur. Un autre jour, changeant de ton, je tenterai peut-être de parler de ce poète, de ce très grand poète.
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Pour l’instant, quelques envolées de l’orateur, tirées du livre de Dominique Dupart :
Sur la protection que les puissants accordent aux faibles : « Le premier qui éleva une tour ou un donjon, au-dessus de quelques misérables chaumières dit aussi à ses voisins, devenus ses vassaux : « C’est pour vous protéger.  » Et, en effet, il fut longtemps leur protecteur, à la manière de la Compagnie de la Loire, jusqu’à ce qu’il devînt à toujours et pour jamais leur oppresseur et leur tyran. Voilà le vrai sens de ces paroles. »
Sur l’« entreprise France » : « On dirait aujourd’hui qu’à leurs yeux la société humaine de France ne se compose que de pain et de viande, et que toute la civilisation d’un peuple comme nous se borne à des espèces de râteliers humains. […] En vérité, il semble que vous pourriez effacer ces trois mots magnifiques que nous nous proposons d’inscrire sur le frontispice de votre Constitution : liberté, égalité, fraternité, et les remplacer par ces deux mots immondes : vendre et acheter. »
Sur la fierté de l’homme politique : « Eh bien, si le peuple se trompe, s’il se laisse aveugler par un éblouissement de sa gloire passée, s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’empire ; […] s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien. Tant pis pour le peuple. Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage. »
Sur la tentation bonapartiste populiste : « Le despotisme redoré à neuf par la main des prolétaires eux-mêmes, vil comme une lâcheté de peuple, bête comme un anachronisme de la France. »
À l’usage des politiques « réalistes » : « Après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution de la conscience publique, vous aurez la révolution du mépris. »
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La Libération, à onze ans, je ne la comprends pas vraiment, mais j’en devine la grandeur. Un événement que je ne peux pas mesurer, mais qui me touche personnellement : c’est la première fois, probablement, que je me sens au monde. Rien ne m’en donne idée, ni les bavardages que j’entends, ni la carte de France que mon père a affichée dans l’entrée, et sur laquelle des punaises bleues, blanches, rouges marquent l’avance des Alliés. Mais la Libération, c’est aussi cet ivrogne qui hurle, qui menace, qui ordonne. Hier, il poussait la romance sur le trottoir, aujourd’hui il joue à la brute. J’imagine que ces deux images se sont longtemps heurtées en moi, comme le rêve et la réalité sans doute, comme le bien et le mal peut-être. Puis, peu à peu, à cause du bien qui est en moi, à cause du mal qui est en moi, elles se sont rapprochées, presque superposées. Le rêve n’est rien s’il ne descend dans les gouffres, tel Enée aux enfers, tel l’empereur de Chine du Repos du septième jour. La Libération n’est pas la Libération si, en quelque manière, elle ne touche pas cet ivrogne, si je ne peux rien voir d’autre en lui qu’un malheureux qu’on plaint par habitude.
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Vice de formateur ou faiblesse de vieil enfant, j’imagine machinalement dans la personne que j’entends ou que je vois, surtout si je ne la connais pas, ce qu’elle deviendrait si se faisait en elle cette jonction du rêve et de la réalité, si un double mouvement d’incarnation et de spiritualisation lui conférait ce qu’elle pourrait appeler sans ridicule son identité, et la mettait définitivement en marche. On est dispos le matin, plutôt amical, vaguement taquin. J’écoute les voix de la radio, ce qu’elles disent, comment elles sonnent, je joue au conseiller bénévole. Certaines serviraient mieux la justice si elles ne se faisaient pas sacristines de l’indignation. D’autres saisiraient mieux la réalité si elles cessaient d’être les bigotes du conformisme. Pas de liberté sans libération. Pas de libération sans liberté. Tout cela est inaccessible, sans doute, en tout cas insaisissable. Mais vivre, ce n’est pas saisir.
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Une civilisation qui ronge comme un rat les échanges du rêve et de la réalité est une civilisation malade, sans grandeur, sans avenir. Même si elle règne, glorieuse, sur toute la surface de la terre. Même si ceux qui la haïssent le plus s’échinent à en copier les manies.
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Je n’aperçois aucune Libération. Cette ribambelle de sommets décisifs – j’ai entendu « des Sisyphe » : sortir la bête économique de sa cage, la pousser devant soi jusqu’à ce qu’elle retombe, et recommencer -, seront aussi vains quand le peuple aura changé de cavalière. Reste que l’abbé, au patronage, mettait tout son talent de comédien à nous parler de saint Jean devenu vieux qui, à peu près gâteux, ne savait que répéter à qui voulait l’entendre : « Et nous, à l’Amour, on n’a pas arrêté d’y croire, et nos credidimus caritati. ». Il est bien loin, ce temps, je ne sais plus trop ce que je réponds aux mails de saint Jean. Mais il a raison. Ce qu’on a vu une fois, on est obligé d’y croire, forcé. Forcé de prendre, comme on disait en jouant aux dames, forcé. Plus le choix. Je crois la Libération possible parce que, deux ou trois fois dans ma vie, je l’ai vue d’assez près pour être sûr qu’elle existe.
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N’en serais-je pas sûr qu’il me resterait l’ivrogne, sa rage, cet éclat de Libération qu’il a pris en pleine poitrine. Il a senti qu’il n’allait pas s’en tirer, alors il a quitté le living-room de sa chansonnette, il en a fini avec ses grâces de mendiant pittoresque, il a enfin osé être ce qu’il était, il s’est traîné jusqu’à son poste de sentinelle, il a retrouvé le goût de gueuler, de gueuler, de gueuler…
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Mais la liberté, c’est toujours du présent. L’échelle des besoins de Maslow, alias pyramide de Maslow, Kheops de la démission de l’esprit, Khephren de la balourdise mercantile, des millions de gens en ont entendu parler. C’est bête comme chou : nos besoins élémentaires ou inférieurs doivent être satisfaits pour que nos besoins plus élaborés ou plus élevés puissent éventuellement l’être. Telle est la thèse, rien de moins, rien de plus. C’est peu dire qu’elle ne va pas de soi. Pas nécessaire que tout tourne rond dans mes instances fonctionnelles pour que je puisse comprendre, m’émouvoir, chanter, aimer. Hormis les nécessités corporelles et la banque, rien n’est de l’ordre du besoin. Sauf dans le délire bourgeois, naturellement, qui pétrifie tout ce qu’il touche. La pyramide, en ce sens, est typiquement bourgeoise : tout tient dans le besoin et la possession, le reste – grands sentiments, culture, spiritualité – est manière de faire. Exploitée dans les sessions de formation, cette théorie pataude constitue un outil idéal pour river les gens à leurs préoccupations matérielles, à l’angoisse qu’elles entraînent, à la soumission qui s’ensuit. Elle visse hermétiquement le couvercle de la nécessité sur leur liberté, et leur rend périlleuse ou inconvenante toute échappée personnelle. Des millions de travailleurs ont dû avaler cette ânerie, ou faire semblant. Dans les entreprises, dans les administrations, dans le privé, dans le public, on l’a fourguée aux jeunes, aux vieux, aux femmes, aux hommes, aux instruits, aux ignorants, aux cadres, aux employés, aux ouvriers, aux secrétaires, en sorte qu’elle leur soit un « élément de langage » commun. C’est là une intox d’une profonde perversité. Elle n’a pu être inventée, soutenue, répandue que par des imbéciles ou par des malveillants. Pas un seul de nos glorieux patrons n’a jamais levé son petit doigt pour s’y opposer. Pas un seul de nos valeureux syndicalistes n’a jamais levé son petit poing. Pas un seul de nos éblouissants intellectuels n’a jamais présenté sa petite objection. Hélas ! Pas un seul de nos gentils participants n’a eu la seule réaction convenable : envoyer au bain le supposé formateur.
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Un conseiller en communication de François Mitterrand raconte ses souvenirs. Les soirs de face-à-face électoral, il munissait le président d’une fiche sur laquelle était mentionné un détail à ne pas oublier : « Être vrai ». L’un des deux se moquait-il de l’autre ? Rien de moins certain. La communication politique calquée sur celle de l’entreprise, la campagne électorale alignée sur la communication politique, tout cela me laisse pantois. J’ai toujours eu à parler en public : comme professeur, comme formateur, comme conférencier. Chaque fois a été la première, c’était dangereux, imprévisible, exaltant. Je ne sens rien de tel quand les politiques parlent : du surgelé calibré, de l’émotion prévisible. Et même, pour me faire éclater de rire, de l’indignation feinte, des hochements de tête et des gros soupirs de chef de bureau prenant ses subordonnés à témoin de la difficulté de sa tâche. Cette pratique de la parole publique est à l’art oratoire ce que le catch est à la boxe : le mauvais cinoche, d’un côté, le noble art de l’autre. Il est naturel qu’un président ait des collaborateurs. Il est bon qu’il ait des conseillers, et tant mieux s’ils sont ses amis, ils le conseilleront mieux encore. Sans doute veilleront-ils à son succès, mais dans la perspective du succès des idées qu’ils partagent avec lui, de l’action qu’ils mènent ensemble. Manipuler l’opinion pour la rendre favorable au prince, je le dis comme je le pense, ce boulot ne m’inspire aucun respect. C’est du Maslow en plus cynique, c’est bête et nuisible. Plus grave que le renversement des valeurs produit par la pyramide, cela conduit à la dénaturation de la réalité, cela procède d’une volonté obscène de mutilation. Les gens qui s’y consacrent ont sans doute été de ces vilains gamins qui lèchent la confiture et laissent la tartine. Encore gardaient-ils le meilleur ; c’est le pire qui fait désormais leurs délices, le plus sale. Il faudrait se tordre cruellement les méninges pour trouver le moindre atome d’esprit démocratique là-dedans. On cherche des économies : il y en a là. La mise au rebut de la communication, voilà l’acte fondateur d’un nouveau quinquennat.
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Maslow est moins utilisé, me dit-on, on est plus direct désormais : ferme ta gueule ou dégage. N’importe. Comme on disait à Montrouge, elle me revient comme la morue, cette pyramide. Finalement, je lui dois beaucoup. On savait ce que je pensais d’elle, on venait en parler avec moi. Je me souviens comme ils étaient prudents, surtout les trente-quarante ans. Dans leur conscience, c’était la mêlée de rugby : d’un côté, la vie qui se construit, le couple, les enfants ; de l’autre, l’énorme héritage merdique gratiné de spirituel bidon, de culturel bouleversant, de toutes ces belles et nobles choses, ma chère, qui finissent toujours par le devoir de silence, le droit de s’écraser, la couardise baptisée respect. En attendant, ils y allaient mollo, les gaziers, ils tâtaient la liberté avec leur gros orteil, il ne la leur fallait ni trop froide ni trop chaude.
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« Mais enfin, disaient-ils, il y a bien des nécessités quand même ! Vous ne vivez pas d’amour et d’eau fraîche, pas seulement… » Mais non, mais non… Je ne savais comment me défendre, je bafouillais, ce que je leur répondais ne me convainquait pas, je disais qu’il y avait autre chose que la nécessité, autre chose, j’étais en déroute. Se laisser enfermer de cette manière, pas trop fort pour un formateur. Tant pis, ils étaient si touchants à cet instant, si touchants. Le doute sincère inspire le respect : il creuse dans le vrai. La certitude, c’est le contraire, elle ne progresse qu’en s’étranglant, c’est lugubre et ça finit par faire rigoler. Je crois qu’on se mettait d’accord en douce pour laisser venir le silence. Avec les gens simples, il arrivait très vite. Les plus savants obligeaient à des détours : c’est ça la science. Je me souviens d’une fille genre grandes écoles, un peu coincée, jolie mais sévère, avec plein de théories sur le visage, qui s’est soudain mise à crier « Ah ! putain, ah ! putain… » avant de se lever et de partir. Je n’étais pas trop fier, non. Eux non plus sans doute, pour des raisons opposées. Dire qu’on aime la liberté, dire qu’on s’en méfie, tout pareil : des mots vides.
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Thank you, Maslow ! Personne n’est si con que ça, finalement. La bêtise, c’est comme les restes, il suffit de savoir l’accommoder. Merci, Alphonse ! La liberté ne se gueule pas, ou alors une fois de temps en temps, par hasard, de chic, en improvisant, quand on est bien remonté, bien chaud, bien bourré, parce que c’est la Libération et qu’on ne sait pas comment la fêter autrement. Le reste du temps, elle nage tout au fond de nous, insaisissable, dans la banlieue sous-marine où toutes les consciences communiquent. Et nous, accoudés autour de l’aquarium comme des mômes en vacances, on la cherche des yeux, on fait comme si on la voyait, et on rit.

(11 février 2012)