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Une correspondance X

LE MARCHÉ XXIV

Je reçois une lettre d’un polytechnicien qui a occupé des fonctions de tout premier plan dans une entreprise de tout premier plan et qui, depuis quelques années, anime, avec ses associés, une société de conseil qu’il a fondée. La voici :
« L’entreprise a eu une forme. Certains, comme moi, l’ont aimée, et à la mesure de leurs espoirs, ont souffert de ses nombreuses maladies. Tel Aristote (on a la mégalo qu’on peut) regardant la démocratie athénienne s’effondrer et en faisant enfin la théorie, je m’apprêtais à écrire quelque ouvrage sur les maladies de l’entreprise, celles qui suscitent mes révoltes, et donc, en contrepoint, par nécessité, une description de la santé, en creux de la pathologie (avec le maître Canguilhem).
« Et puis soudain je m’aperçois que l’entreprise perd sa forme, que son enveloppe se dissout, laissant nues ses tripes processorales, valences ouvertes vers les partenaires de hasard, en Europe de l’Est, en Cochinchine ou à Madagascar, les liens se nouant et se dénouant au gré des contrats. Est-il possible de penser une entreprise qui n’a plus de forme ? Est-il possible d’aimer, d’adhérer à une chose sans forme, sans pérennité ? Est-il possible de ne vivre que de contrats à durée déterminée ?
« Je n’ai plus envie de me plaindre sur le passé qui n’était que potentiellement intéressant. Mais je voudrais comprendre les formes à venir, les nommer, les décrire, infléchir (ça, ce n’est pas mégalo mais carrément fou) leur évolution. Savoir où ce que devient l’homme se placera dans ce circuit volatile et implacable.
« Si vous partagez quelques craintes, ou désirez me contredire, je passerai volontiers un peu de temps avec vous. »
J’ai tâché de démêler les mouvements divers que cette lettre a provoqués en moi. En manière de réponse, et sous la forme d’une série de notes en marge et de commentaires, je dépose ces réactions sur l’étal de ce Marché.
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Le lieu d’où parle mon correspondant est le plus signifiant qui soit : c’est le point où sa conscience rencontre le monde. Il ne fait pas un discours sur le monde. Il ne lâche pas la bride à sa subjectivité. Il parle comme un homme dans le monde, comme un homme au monde éprouvant, d’un même mouvement, ce qu’il sent de ce monde et ce qu’il sent de soi-même. Il procède par double creusement, double forage : en lui et dans le monde. Sa conscience ne prétend pas soumettre le monde à ses analyses toutes-puissantes, à ses jugements souverains. Sa subjectivité ne se veut pas transcendante. Cet homme est tout simplement présent au monde. Plus il s’examine, plus il interroge le monde. Plus il interroge le monde, plus il revient à lui-même. Plus s’affirme sa solidarité avec le monde, plus son expérience se fait originale et solitaire. Réciproquement, plus sa subjectivité s’affirme en tant que telle, plus il la sent perméable au monde et sollicitée par lui.
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L’aller et retour entre le monde et la subjectivité : toute conscience est capable de ce mouvement, mais rien n’en garantit jamais la réalisation effective. Le plus souvent, dans notre société, il ne se fait pas, ou se fait mal. Il est freiné par la sacralisation d’une rationalité dévoyée qui s’arroge une autorité tyrannique, d’une part, par l’éthique de soumission universellement répandue, d’autre part. Tous les pouvoirs sont en complicité pour que notre relation au monde reste banale, impersonnelle et conventionnelle. Cela ne signifie pas que nous soyons nécessairement inintelligents et insensibles. Il arrive que nous soyons intelligents et sensibles. À cela près que notre sensibilité et notre intelligence ne s’exercent presque jamais en même temps, comme si elles n’étaient plus en phase. L’irresponsabilité qu’autorise ce décalage permet d’ailleurs à l’une et à l’autre de ces facultés de se livrer à toutes ces pirouettes, acrobaties et facéties dont raffole notre société médiatique. Mais, les paillettes balayées, le constat des dégâts commence. Choisissant de jouer perso, l’intelligence et la sensibilité prennent l’habitude de camper de part et d’autre du gouffre qui sépare la conscience et le monde. Certes, ce gouffre, en même temps qu’il sépare la conscience et le monde, les relie. Ce gouffre est aussi un pont. Mais il n’est un pont qu’en tant qu’il est un gouffre : c’est le gouffre qui est le pont. Or, ce gouffre/pont, ni l’intelligence ni la sensibilité n’osent plus le considérer. Chacune de son côté, l’une et l’autre lui tournent le dos. Côté monde, l’intelligence pérore ; côté sujet, la sensibilité s’ébroue. Elles ne se disputent pas. Elles s’ignorent. Elles ne sont d’accord sur rien, sauf sur la nécessité de ne jamais entrer en contact et d’empêcher ainsi, à tout prix, la rencontre franche et immédiate du sujet et du monde, circonstance toujours fatale à l’ordre établi et aux bavardages subalternes.
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Plus l’éducation conduit les jeunes à dresser des barbelés entre leur subjectivité et le monde, moins ils pourront échapper à cette schizophrénie douce et apparemment aimable où ronronnent les citoyens des démocraties occidentales. D’un côté, adhérer au monde en tant que système dont la rationalité, réelle ou supposée, garantit le sens ; de l’autre, nourrir des fantasmes de liberté, d’autonomie, de bonheur individuel. La recette conduit infailliblement à une tolérance ennuyée et sans générosité, fondée sur la célébration des choses. Une fois douchés les premiers enthousiasmes, la tolérance se transformera non moins infailliblement en un ressentiment que viendront barbouiller une sagesse fatiguée et un altruisme convenu, cela même qu’à la fin des discours on appelle humanisme. Le monde comme équation, le monde comme problème à résoudre, le monde comme partie de bridge, voilà les rassurantes impostures proposées aux futures élites. Elles ont un cœur, bien sûr, ces élites ! Personne n’a le monopole du muscle creux ! Mais le leur bat sur le seul rivage de la subjectivité. L’humanisme moderne fait la part du cœur comme on fait la part du feu. À la première occasion, et sous prétexte de rationalité, ce cœur montrera ce qu’il est : un rouage de la mécanique.
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Parenthèse 1. Une éducation digne de ce nom est aujourd’hui nécessairement clandestine, transgressive et paradoxale. Cette transgression est l’affaire des parents au moins autant que celles des enfants. Ce qui compte dans l’école, c’est ce qui permet aux enfants d’augmenter leur poids spécifique d’êtres humains : c’est là la finalité de l’enseignement, du dialogue avec les maîtres et de tout le climat créé, ou à créer, dans l’institution scolaire ; la réussite sociale est une finalité secondaire ; quant à l’insertion sociale entendue comme la distribution des itinéraires scolaires en fonction des mouvements de l’économie et des caprices de la finance, elle n’est pas une finalité du tout. On ne peut vouloir le bien de ses enfants en instillant en eux, dès leur plus jeune âge, la peur de vivre, en développant en eux des comportements de hamsters agités. Le dialogue entre les parents et les maîtres ne s’entend que comme une entente discrète et affectueuse pour aider leur liberté à éclore. Il n’existe pas de situations où cette éclosion aille de soi ; il n’existe pas de situations où elle soit impossible.
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Parenthèse 2. Le désir de rétablir le courant entre la subjectivité et le monde, le regard critique posé sur le passé comme sur le présent, ces attitudes sont proprement extraordinaires chez un polytechnicien qui, de plus, exerce comme consultant. Je connais trop peu mon correspondant pour deviner son itinéraire. J’imagine qu’il n’a pas toujours été jonché de pétales de roses et que l’angoisse et le doute ont fait partie du voyage. Nonobstant les maniaques distributeurs d’anxiolytiques, cette forme d’angoisse existentielle doit être considérée pour ce qu’elle est : une chance bien plus qu’un danger. Plutôt que de rêver sottement à la paix infantile d’avant les problèmes, il vaut mieux méditer sur la bonne fortune que représente l’angoisse, comprendre qu’elle est d’abord tension vers la liberté et aider les autres à s’en apercevoir. Il faut se livrer à cet exercice avec d’autant plus d’énergie et de détermination qu’à peu près tout ce qui a voix au chapitre des chanoines médiatiques manie désormais avec sadisme l’arme de destruction massive qu’est la geignardise démobilisatrice.
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Le passé, dit mon correspondant, était potentiellement intéressant. Il l’était en effet par ce qu’on pouvait imaginer qu’il ouvrirait, par ce sur quoi on pouvait espérer qu’il déboucherait. Au début des années 80, j’ai écrit, sur la vie des entreprises, un livre tout pétri d’optimisme. Il me semblait que la bonne volonté pourrait l’emporter, que la formation, par exemple, dont on parlait tant à l’époque, saurait assouplir, réchauffer, humaniser. La formation n’a rien assoupli ni réchauffé parce que les cadavres ne s’assouplissent ni ne se réchauffent. Un peu par naïveté, un peu par crainte, les formateurs de bonne foi – je crois que j’en étais – prenaient leur souffle pour celui du macchabée institutionnel qu’ils s’imaginaient pouvoir réanimer. Nous n’en sommes plus à ces plaisanteries. Quelque chose est mort, vraiment mort. Quoi au juste, toute la question est là. Dans l’état du cadavre, l’autopsie est malaisée.
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Ce qui est mort ? Une logique tordue, poussée comme un champignon sur le tronc de la société industrielle. Un cancer. Mais là s’arrête la comparaison biologique. Si quelque chose est mort et bien mort, un quelque chose qui n’est pas à réanimer, qu’il faudrait être un abruti pour songer à réanimer, si de ce quelque chose qui est en nous nous pouvons dire, comme dans la chanson de mon enfance, que n i ni, c’est fi-ni, nous, nous sommes vivants, jusqu’à ce qu’il plaira à Dieu bien vivants, nous sommes vivants d’une vie qui ne demande à personne l’autorisation de continuer, qui aura devant elle, comme d’habitude, des jours noirs parmi des jours roses, mais qui n’a aucune intention, nonobstant les difficultés à prévoir, de renoncer au scénario assez performant qu’elle a mis au point depuis un certain nombre de millions d’années.
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Première ineptie : nous sommes vivants, donc le monde est vivant. Deuxième ineptie : le monde est mort, donc nous sommes morts. Réalité : nous sommes vivants dans un monde mort. Mais je ne connais personne, je n’imagine personne en qui la joie d’être vivant soit un sentiment moins fort que la tristesse de vivre dans un monde mort.
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Je reviens à mon correspondant et aux entreprises, dont on nous dit imprudemment qu’elles sont au cœur de la modernité. Il est rare qu’un consultant ait une vision aussi large, qu’il ose s’engager d’une manière aussi profonde, aussi simple. Il est rare qu’un consultant soit animé par d’autres pulsions que la folie du pouvoir et l’épaisse, la grasse, l’écœurante sottise qui en suinte nécessairement. Que n’aurait-il pu me raconter, mon correspondant ? Que les entreprises, du fait de la mondialisation, rencontrent des situations nouvelles et des difficultés inédites. Qu’elles affrontent une concurrence redoutable. Que les problèmes sociaux y sont de plus en plus pesants, même si la peur bâillonne les salariés. Que la précarité et la flexibilité généralisées rendent l’atmosphère irrespirable. Que les cadres ont franchi depuis belle lurette le Rubicon de la contestation. Que plus les communicateurs communiquent, plus les gens se taisent et se haïssent. Que la formation est devenue la grand-messe de l’insignifiance (non pas, comme disent à la radio des gens qui n’ont sans doute pas connu leur grand-mère, la grande messe). Et, bien sûr, que la technique, etc.
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Une étude. Une série d’études. L’appel à des compétences indiscutables. Des séminaires où l’on découvre que le mal est encore plus sérieux qu’on ne l’imagine. L’invention de thérapies ad hoc. Le triptyque éprouvé : le mal, le médecin, la guérison. Ce n’est pas du tout de cela que parle mon correspondant et, surtout, ce n’est pas du tout comme cela. De quoi alors et comment ? Du lien social dont les mailles sont distendues et qu’il faut réparer comme l’épuisette du gamin ? Lamentable bricolage. Le monde n’est pas le Bazar de la plage. De la perte de la moralité ? De la nécessité de revenir à l’éthique ? On peut revenir où l’on veut : de toute façon, personne n’a bougé d’un poil. Mon correspondant, lui, même s’il en doute, a bougé : toute la question est là. Il a fait les deux minuscules pas de géant auprès desquels toutes les compétences du monde, toute l’éthique du monde, tous les bouillonnements critiques du monde ne sont que piétinement, rabâchage et gonflette. Deux pas minuscules in petto et, pourvu qu’ils soient honnêtes, la face du monde en est changée. Deux pas qui font comprendre ce qui est mort, ce qui était mort depuis longtemps. Deux pas qui laissent sur le sol la boue de ce qui est mort. Non pas chercher ce qui est mort et s’en écarter : se mettre à marcher comme un vivant et découvrir, le temps d’en sourire, ce qu’on trimbalait sous ses semelles.
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Si l’on a la chance d’avoir ses deux jambes, poser un pied sur le versant monde du gouffre et l’y laisser, l’autre restant, si j’ose dire, du côté de soi-même. L’inconfort, naturellement. Et si le gouffre venait à s’élargir, un grand écart un peu douloureux. Cet exercice est-il vraiment utile ? Non. Si l’on y réfléchit bien, il n’est même pas nécessaire de faire un pas. Comme on disait à l’école, les jours fastes, en regardant le cahier de textes : « Il n’y a même rien à faire ! » Cette position acrobatique, en effet, c’est la nôtre ; nous sommes voltigeurs de naissance. Dressés à nous raconter des histoires de stabilité, de sécurité, de cohérence, de continuité, de conformité à nous-mêmes, paralysés par les règles de fonctionnement que nous nous sommes laissé imposer, nous rechignons à reconnaître ce déséquilibre. Un pied de chaque côté du gouffre, c’est pourtant notre posture de toujours ! Nous ne sommes pas à ouvrir, telles les huîtres du Nouvel an : nous sommes ouverts ! Ouverts, même si nous faisons tout pour ne pas le paraître, surtout à nos propres yeux, même si nous nous acharnons à rester cohérents, c’est-à-dire droitement, convenablement, correctement, rationnellement, vertueusement fermés. Cohérents comme les managers, comme les tyrans, comme les donneurs de leçons, comme les champions de l’éthique, ou de la morale, ou d’un bout de terrain, ou d’une couleur, ou de n’importe quoi d’autre forcément baptisé Justice ! Cohérents avec notre monomanie, notre monovertu, notre monocertitude, notre monopassion, notre mono-identité ! Jusqu’au jour où l’illusion de cette cohérence s’effrite. On réalise alors qu’on ne s’appartient pas, qu’on ne s’est jamais appartenu, qu’on n’a aucune raison d’être à soi-même son tyran. On s’entrebâille la porte, on se l’ouvre un peu plus large, puis grande, toute grande. Pourquoi la prendre en si mauvaise part, cette belle expression, pourquoi la regarder de haut, pourquoi la charger de noirceur ? On se laisse aller. On se laisse aller : c’est mieux que sécher sur pied.
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Le second pas qu’a fait mon correspondant l’a débarrassé du langage des problèmes et des solutions. Constat et solution : ce schéma naïf, producteur infatigable et inusable dévoreur de culpabilité et de répétition, il a compris qu’il était à peine un alphabet, à peine un solfège. Que la maladie de l’entreprise ne relevait pas de la pharmacopée de la gestion, ni de la sociologie, ni de la communication. Il a surtout compris que la maladie de l’entreprise, qui est la maladie du monde moderne zoomée au maximum, est aussi sa maladie, la vôtre, la mienne. Nous ne sommes pas les médecins du monde, nous sommes ses compagnons de chambre. Nous souffrons du même mal, contre lequel il n’est pas de médecine parce qu’au fond, ce n’est pas vraiment un mal.
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Nous ne sommes pas les contrôleurs des poids et mesures du monde. Nous n’en sommes pas les instituteurs : c’est lui qui nous institue. Trop de soigneurs de monde, trop de diagnostics, trop de thérapies, trop de sauveurs ! Il y a de l’avarice et de la petitesse dans ce trop d’attention. Tant de gens surveillent le monde comme le lait sur le feu, de crainte qu’il ne déborde et ne les déborde, de crainte qu’il ne ressemble plus assez à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ! Dans quel miroir se regarderaient-ils alors ? Plus de miroir ? Se présenter à l’inconnu ? Terrifiant. Pour oublier ce cauchemar, travailler au monde, y travailler encore, y travailler toujours. Inventer la nécessité de produire. Inventer des ennemis, des méchants, des salauds. Tout pour ne pas se laisser aller, tout pour se retenir. L’œil critique, toujours l’œil critique : critique, mais incritiquable ! La vérité comme scalpel, jusqu’à s’en tuer ! Mon correspondant n’en est plus là. C’est rare. Sacré progrès. Il s’est installé au rez-de-chaussée de lui-même, à hauteur d’homme, de plain-pied avec le grand désordre où tout est irréversiblement réversible. « Change, change, demeure ! »
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Cinq voyages en Chine depuis un an et demi. Je m’étais immergé dans les grands textes. « Les anciens philosophes, m’a dit un diplomate fort distingué, n’ont plus aucune importance pour nous. » Presque vrai, semble-t-il, même si quelques jeunes s’intéressent encore à eux. Je n’ai vu que Pékin et, à Pékin, la société bourgeoise chinoise qu’emploie une grande entreprise française en cours de privatisation. Superbe et terrifiant. Que ces gens sont doués, rapides, aériens ! Des oiseaux, mais des oiseaux en volière. « Vous n’avez pas le droit de critiquer la compétition, m’a fait remarquer le même interlocuteur, c’est un slogan gouvernemental. » Aucune contradiction, à mon sens, entre les deux verrous de la société chinoise, le communiste et le libéral. Le saint empereur, le saint Mao, le saint Fric, trois cartes de la même famille. Depuis quelques siècles, obéissance et silence, en engrangeant, s’il est possible, quelques bénéfices secondaires : tout le monde semble content comme ça. Les hommes nuancent leur énergie furieuse par une gentillesse d’une belle simplicité. Les femmes semblent s’être incorporé la logique de pouvoir, l’avoir avalée comme une perle, comme un grain d’uranium qui donne à leur grâce, à leur fascinante intelligence, à leur indémontable ironie un éclat un peu métallique. Les Français ? Prêcheurs et sadomasochistes. Quand c’est l’heure de commander, ils y vont gaiement. Le reste du temps, ils baissent la tête, battent leur coulpe, s’humilient excellemment. Ils disent que, pour parler à des gens d’une autre culture, l’essentiel est de connaître leurs codes. Le business libère chez les Chinois une formidable agressivité. De cet ingénieur plus que doué, plus que compétent, je n’ai obtenu, en cinq semaines de dialogue, que ce refrain : « La seule chose qui compte, c’est d’avoir davantage de contrats pour vivre mieux. » Pour comprendre l’Occident, aller en Chine. Et m’expliquer, si on le peut, les aspects positifs de la mondiocolonisation.
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J’aime la vérité que laissent filtrer le doute, la souffrance, l’espérance modeste dont témoigne la lettre que j’ai recopiée. La simplicité va à la simplicité. L’expression de vos doutes appelle celle des miens : nous voici sur un terrain non miné ; votre indépendance n’a rien à craindre, la mienne non plus ; nos mots tissent une toile de confiance et de lucidité. L’ouvert va à l’ouvert. « Un parler ouvert, dit Montaigne, ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Qu’est-ce donc qu’un parler ouvert ? Quelle différence entre un parler ouvert et un parler fermé ? Celle-ci, peut-être : si vous me parlez fermé, vous cherchez à me conduire là où vous voulez que j’aille ; si vous me parlez ouvert, vous me reconduisez à un départ. Le parler fermé est nécessairement inauthentique : seule compte pour vous la conclusion à laquelle vous voulez que je parvienne. Vous m’attendez au tournant. Votre parler fermé est comme un bâti de couturière qui cédera rapidement la place à la couture définitive ; vous-même ne le prenez pas au sérieux. Naturellement, pour me faire oublier que vous me parlez fermé, et pour l’oublier vous-même, vous vous faites le fondé de pouvoir d’une grande cause, d’une idée noble, d’un sentiment immense ; vous me vendez de la civilisation, de la liberté, de la religion, de la justice. Si, au contraire, vous me parlez ouvert, vous n’avez rien à me vendre, vous ne cherchez à me conduire nulle part. Vous m’invitez à soupeser avec vous le poids de vos paroles. Votre parler ouvert, si modeste qu’il soit, est profond et large. Large, parce que je me sens d’emblée partie prenante de ce que vous me dites. Si différents que soient nos points de vue, nous envisageons ensemble le monde où nous vivons ensemble. Profond parce que, loin de me clouer à l’instant, vous m’invitez à parcourir ma durée intérieure et à en nourrir ce présent que nous partageons.
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« L’entreprise perd sa forme », dit-il. Voilà qui me ramène en Chine, à une brève, à une furtive conversation avec une jeune Chinoise à qui, de quinze à vingt ans, on a enseigné les vieux philosophes, Lao-tseu notamment, et qui, depuis, les fréquente avec un bonheur toujours renouvelé. Ce jour-là, presque sans y toucher, elle m’avoue dans quelle contradiction la jette désormais la lecture des grands textes. Ils l’invitent à la sérénité, à la modestie, à la discrétion, au silence : l’entreprise lui parle développement personnel, compétition, conquête, réussite matérielle, évaluation. À plusieurs reprises, j’ai tenté de reprendre avec elle cette conversation. Elle a éludé ce bavardage inutile. Le gouffre. On ne commente pas le gouffre.
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Au moins faut-il le nommer. Les affres interculturelles qui font vendre du colloque sont des fumisteries. Cette jeune cadre chinoise taoïste et le vieux catho français révolté que je suis s’entendent et se comprennent immédiatement. Le gouffre, ce n’est pas non plus l’ordinateur qui l’a creusé, ni l’avion dans lequel je suis venu. Le gouffre, c’est que nous nous laissons faire et que nous ne nous laissons pas aller.
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Les larmes viennent aux yeux des responsables français quand, sous couvert d’anonymat, je leur rapporte la substance d’une conversation comme celle-là. On ne sait pas comme c’est sensible, un manager. La mésange – ou parus major – qui vient picorer la boule de graisse qui s’est épanouie grâce à nous sur un arbre de Judée en prend des allures de déménageuse, de catcheuse. Que des propos aussi profonds aient pu être tenus dans leur entreprise, voilà qui leur va droit au cœur, justifie leur vocation, les emplit de bonté professionnelle et ouvre en eux les écluses jumelles de leur âme, celle du rêve et celle de la réussite. Ils sont fiers d’avoir choisi de si bons éléments. Voir leurs affaires nimbées d’une telle dimension humaine les réconforte. Ils y retourneront avec un appétit décuplé.
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Rien à faire, je vous dis. Dès qu’un embryon de mésange de complicité intérieure s’établit entre quelqu’un et le système foireux qu’il a la faiblesse de servir, la roue de son esprit se voile et les rayons de son cœur se tordent. Cette mécanique est implacable. Rien ne lui est opposable. Elle gagne toujours ; elle gagne, comme on dit au bridge et aux échecs, contre toute défense. J’en connais qui tentent de jouer au plus fin avec elle : la confiance de ces anciens bons élèves en leurs performances méningées cache mal la fragilité qu’ils demandent à l’institution de leur faire oublier. On ne triche pas avec le gouffre.
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Le racisme anti-managers ne serait pas plus acceptable qu’un autre. Non qu’il soit injuste de les titiller : moins de tam-tam autour de la guerre économique, et personne ne s’occuperait plus d’eux. Pourtant l’entreprise n’est que le cas de figure le plus spectaculaire, parce que le plus innovant et le plus fanatique, de la décivilisation occidentale. Un récent propos d’Alain Minc me paraît ouvrir une piste féconde pour l’intelligence de ce processus. Selon le président du conseil de surveillance du Monde, on a tort de reprocher aux médias, notamment au petit écran, d’avoir une mauvaise influence sur la population. La télé, pour Alain Minc, reflète tout simplement la réalité ; elle nous renvoie notre image. Quelle chance, ai-je pensé, qu’Alain Minc ne préside pas le conseil de surveillance des chaînes de télévision ! Il devrait alors avoir à l’œil non pas les gens des médias, mais les téléspectateurs ! Il faudrait un mot nouveau pour désigner la fonction. Commissaire du peuple, peut-être ?
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Ce qui reste de l’expérience humaine quand, privée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle devient un produit qu’on colporte, Tchouang-tseu le désigne par une formule sans équivoque : les excréments. Une fois dépouillée de son principe vital, toute réalité matérielle, intellectuelle ou spirituelle, devient excrémentielle. Par bien des aspects, la télévision me semble encourir un jugement de cette nature. Non que je fasse ici le dégoûté et que je veuille m’égosiller contre la pornographie. L’excrémentiel n’est pas lié au sujet traité mais à sa mutilation. Rien n’empêche théoriquement un film porno, s’il se trouvait habité par ce je ne sais quoi, ce presque rien – ce gouffre retrouvé – qui restitue à la réalité sa profondeur de champ, d’être vraiment vivant. Et rien ne garantit qu’un spectacle hautement culturel ne puisse devenir excrémentiel. L’excrémentiel n’est pas la conséquence de la grossièreté du choix, mais de la trahison de l’être, de l’évacuation de l’être, de la reconduite de l’être à la frontière.
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Délicats que nous sommes, nous voulons laisser excrémentiel à Tchouang-tseu ? Préférons donc résiduel, ou mieux fané, avec sa rassurante connotation florale. L’important est que le terme choisi évoque non seulement une dégradation, mais encore un état impossible à amender, à réanimer. C’est une image de cette sorte qui se présente à l’esprit de mon correspondant quand il considère ce qu’est devenue l’entreprise. Il fait ce constat sans plaisir et après mûre réflexion. Comment une collectivité de personnes bien vivantes exerçant une activité incontestablement utile peut devenir un non-être, c’est un grand mystère. Il faut une foi vigoureuse dans l’humanité pour oser l’affronter.
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Des témoignages comme celui de cette jeune femme chinoise, j’en ai recueilli plus d’un dans mon activité de formateur. C’était toujours une épreuve périlleuse que de les évoquer, même avec discrétion, devant un haut responsable. Il fallait une confiance solidement établie ; c’était rarement le cas. De toute façon, je savais que j’allais contraindre cet homme à un exercice trop difficile pour lui. L’émotion avec laquelle il accueillait mon témoignage n’était pas feinte ; ce que mon récit avait d’improbable et ce qu’il allait entraîner pour lui de douloureux l’exacerbait. Qu’il existe des couleurs ne meurtrit pas un aveugle, qu’il existe des sons n’accable pas un sourd : la liberté, la gratuité, la simplicité sont des poignards pour qui n’a pas choisi d’en vivre.
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Devant l’excrémentiel ou le fané, l’indignation et la révolte ne marquent pas une énorme différence avec la résignation et l’acceptation. Si, comme je le crois, l’ensemble du discours médiatique, politique, culturel, relève aujourd’hui de cette catégorie du fané, l’angle sous lequel on l’aborde est de peu d’importance : la vraie question, dans l’entreprise comme dans la sphère médiatique, est celle de la relation qu’on entretient avec ce fané, des culpabilités qu’elle nourrit, des élans qu’elle interdit ou dont elle protège, de la mort qu’elle garde au chaud, de la vie qu’elle laisse au frigo.

(13 janvier 2006)

Le festin du boa

LE MARCHÉ XXIII

Le boa avait presque tout englouti. Il restait les banlieues. Le béton est indigeste, le boa hésitait un peu. Il y a pris quelques aigreurs d’estomac mais il y est arrivé. « J’ai tout fini, dit le boa performant. Toute la société est dans mon ventre. » Bravo, boa ! Dors maintenant et, si tu peux, crève.
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Les voyous de la communale, dont je parlais il y a quelques mois, ont de dignes successeurs. L’abbé qui régnait, dans les années quarante, sur le patronage de Montrouge, avait compris quel bénéfice il tirerait d’opposer ces pré-racailles aux doux enfants de l’école libre, qu’il chérissait d’une affection qui, de nos jours, ne passerait pas inaperçue. Terrible erreur de jugement. Hormis deux ou trois petits niais déjà définitivement empuantis par les parfums de leur mère et dont les voix fluettes semblaient étouffées par les poils des fourrures contre lesquelles elle les serrait, le tout-venant de l’école libre du coin, le Cours Saint-Jacques, n’était guère plus rupin, s’il était plus coincé, que celui de la communale. Je rends grâces à l’abbé de sa lecture approximative de Marx. Grâce à elle, l’idée me vint, comme à plusieurs autres, que non seulement je n’étais pas si différent de ces petits monstres dont les excès m’effarouchaient, mais encore que leur verdeur, leur vitalité, leur débraillé, leurs gros mots allaient avoir beaucoup à m’apprendre. Les injures dont l’abbé les couvrait, en me les rendant plus familiers, me faisaient curieux de les connaître et désireux de conquérir leur amitié.
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Qu’est-ce qu’ils foutent ces gamins dans les halls des immeubles ? Ils n’ont qu’à regarder TF1, bordel, ou rédiger leur CV !
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Penser à la banlieue me ramène à la mienne et à mon enfance : la fumée des bagnoles s’évanouira avant ce souvenir. Ce qui me frappe dans la crise actuelle, c’est la pérennité sinistre du langage. Les bons jeunes et les mauvais, les justes et les injustes, les purs et les impurs : comme je voudrais chasser de ma vie, après l’avoir marqué de deux gros cachets rouges GÂCHIS ! et POISON ! chacun des instants qu’on m’a fait perdre avec ces saletés ! Le bien existe bien sûr, et son absence est le mal. Mais les bons, les méchants, qui d’entre nous dira jamais où ils sont ? Qu’elle est laide l’exaltation de celui qui feint de le savoir, qu’elle est violente, qu’elle est meurtrière, qu’elle est inhumaine ! Et qu’ils sont misérables ceux qui applaudissent à ce mensonge ! Cela ne changera donc jamais ? Faire peur et diviser, pourquoi ne savez-vous jouer qu’à ça ? Ça vous amuse vraiment ? Pouvoir et image, vos vies ne s’étiolent pas dans ce cachot ? Vous êtes sûr, absolument sûr, de faire partie du club des bons, des justes, des purs ? Classez-moi en tout cas parmi les méchants, les injustes et les impurs : ce sera plus juste, et j’aurai moins honte.
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J’ai rencontré un homme libre : Philippe, chauffeur de taxi. À chaque feu rouge, il se saisit d’un livre posé près de lui. Un taxi, un livre : un client lui a demandé si c’était du porno. C’est du japonais. Philippe apprend le japonais aux feux rouges. Rageusement. Il ne mettra jamais les pieds au Japon. Il ne connaît pas de Japonais. Mais il apprend le japonais aux feux rouges. Il en sait déjà assez pour la conversation mais il n’y a pas de conversation. Alors il envoie aux clients des échantillons de sa science. L’absurdité, dernier refuge du sens. La gratuité provocante, dernier miroir de la réalité. Je lui demande ce qu’il pense des banlieues. Long silence, puis émeute verbale. La banlieue, il y vit depuis toujours. Il a des voisins Maghrébins, ça se passe très bien. Des voisins Noirs, ça se passe très bien aussi. Il se retourne vers moi : « Les Maghrébins, les Noirs, ceux qu’ils dérangent, c’est ceux qui ne les voient jamais. »
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Dans cette maison de retraite où, depuis dix ans, la fantaisie de ma mère s’épanouit au fur et à mesure que sa lucidité diminue, une part de tarte ou un sourire de l’aide-soignante déchaîne des passions aussi violentes qu’une circonscription ou un portefeuille. Comme la raison est en vacances et les oreilles peu performantes, pas besoin de président de séance;  personne ne se fâche si tout le monde parle en même temps. Celle-ci, de temps à autre, sort d’un assoupissement paisible, relève la tête, ouvre un œil sur l’horreur du monde, geint méthodiquement « Oh ! Monsieur, Monsieur, Monsieur… » et se rendort tranquillement. Celle-là, grande comédienne, poursuit à longueur de journée un époustouflant dialogue avec son père, marquant d’un léger silence le changement de personnage : elle le joue affectueux et solennel, tendre et noblement distant ; elle n’est, elle, qu’amour, soumission, humilité, mais avec quelle séduction ! Cette autre me remet en tête, en les récitant en boucle, les paroles d’une vieille chanson de mon enfance :
Il pleut sur la route.
Le cœur en déroute,
Toute la nuit j’écoute
Le bruit de tes pas.
En boucle, mais avec un progrès dramatique. La première version est comme on l’attend, mélancolique, tendrement chevrotante. Mais, foin de sensiblerie, au deuxième passage, l’artiste se fait ironique, guillerette, presque moqueuse. Puis, de fois en fois, la gaîté s’affirme et devient fracassante, tonitruante même à la dernière reprise, comme si des personnages de Giono errant au hasard de l’ivresse gueulaient une marche militaire. Triste tout cela ? Allons donc ! Moins qu’un congrès du Parti socialiste !
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Ce n’est pas triste. Ça vous précipite un grand trou noir devant les yeux ; on se dit que c’est la mort, puis on s’aperçoit que c’est trop simple, qu’on n’en sait rien. Comme dans ce beau pastel de Georges Dufrénoy dont j’ai chez moi la reproduction, et que j’ai vu, vraiment vu, l’autre nuit, à la faveur d’une insomnie. Il représente le porche de la chapelle des Salles-Arbuissonnas, haut lieu du Beaujolais, dont l’histoire, si j’avais meilleure mémoire, mériterait d’être contée. La porte en est ouverte sur l’obscurité du sanctuaire, au fond duquel rougeoie vaguement un vitrail. L’arc, les colonnes, les chapiteaux sont faits de ces pierres dorées qu’on trouve dans la région, et dont le soleil rehausse encore l’éclat. Tout cela est si lumineux, si simple, à la fois si solide et si léger qu’on en oublie ce gouffre d’ombre assis au milieu du pastel comme un berger parmi son troupeau. Ce gouffre, l’autre nuit, pour la première fois, je l’ai vu. Non seulement je l’ai vu : j’y ai pénétré corps et âme. C’est alors que m’est revenu un mot de mon père, passionné de photo, qui, quand il était mécontent de son travail, disait en jetant l’épreuve sur la table : « Ça ne rend rien du tout… » C’est le mot juste. L’autre nuit, les pierres dorées rendaient comme jamais. Elles rendaient au mystère du gouffre ce qu’il leur avait donné, la beauté du monde rendait à l’innommé, à l’innommable un rayon de sa splendeur. Et plus je me sentais absorbé par ce trou noir, plus ces pierres lumineuses affirmaient leur présence. Comme si ma disparition les faisait exister.
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Dans un journal, cette pensée de Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin… » Voilà un paradoxe qui convient parfaitement aux moments de crise. Le difficile, à certains moments, peut devenir le chemin. Mais gare à ne pas le choisir ! Gare à ne pas le préférer ! Claudel, moins aigu et plus large, dit tout le contraire : pour lui, c’est le bien qui est facile, le mal est compliqué comme tout. Après tout, aucune obligation de croire l’un ou l’autre ; le mieux est de faire sa tisane avec ses propres herbes. Quand même, se méfier des pensées qui donnent constamment dans le tragique. Rire est le propre de l’homme. Je me rappelle le sourire de Francis Jeanson : « Tu ne crois pas qu’il nous fatigue un peu, Kierkegaard ? »
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La hiérarchie catholique n’a pas trouvé que l’abbé Pierre avait perdu la tête quand il craignait qu’un non au référendum ne fût une mauvaise action. Mais quand il avoue avoir connu, lui aussi, les tribulations de la chair, les cadres dirigeants de la foi crient haro sur le pauvre homme ! L’un d’eux va droit au but et le déclare gâteux. Mais un autre tient le pompon : pour lui, de telles révélations susciteront dans le peuple la joie mauvaise et rassurante de voir « un héros fauter ». On ne peut avoir une idée plus méprisante de ses frères et sœurs. Toutes les boutiques se ressemblent, décidément. Je ne crois pas que l’humanité de l’abbé Pierre incite les gens à la facilité. Ils l’aiment, cet homme. En finir avec les mômeries d’une pureté imaginaire, apprendre de sa bouche même qu’il est du même bois qu’eux, très inflammable, voilà qui suggérera à beaucoup que, s’il est comme eux, c’est qu’ils sont comme lui. L’échange, la communion des saints, le fond même du christianisme. L’infinie largeur, l’infinie profondeur, l’éternel jaillissement, le pardon à portée du cœur, la simplicité de l’enfant. Le contraire de la boutique à vertus au fond de laquelle un tordu mesure anxieusement l’impact de la vérité sur la clientèle.
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Il devrait téléphoner à Diam’s, ce Monseigneur. Sa chanson sur Marine Le Pen me touche. Violente, bien sûr, mais la tendresse est plus forte. Elle voudrait être copine avec Marine. Elle ne le peut pas. Elle le regrette. C’est tout simple. Il y a ce qu’on pense, ce qu’on sait, ce qu’on fera et ce qu’on ne fera pas. Il y a les mots qu’on dit, les combats qu’on mène, les causes qu’on défend. On ne calera pas. Mais il y a le désastre de n’être pas amis, d’où naissent une tristesse et un désir que ni la bataille ni la victoire n’apaisent ni ne comblent.
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Philosophe, islamologue et homme politique algérien, Mustapha Cherif souhaite engager son pays dans un double refus où je lis une aspiration d’une grande justesse et d’une vraie noblesse : ni la régression dans le fanatisme archaïque, ni l’engluement dans la mondialisation informe. Je ne puis qu’adhérer à ce projet dans lequel je retrouve l’influence de Jacques Berque, qui fut notre ami à tous deux : « L’authentique n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Reste à passer à l’action. Inventer des relations nouvelles avec l’univers technique et la modernité, trouver dans les intérieurs de la société algérienne les ressources de ce changement, repenser en ce sens l’enseignement et la formation, faire vivre ensemble, avec les métamorphoses nécessaires, la tradition et l’actuel, le projet est vaste. Mais Mustapha Cherif a raison : c’est la seule voie possible .
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« Le métier de parents, ça s’apprend. » Et, bien sûr, il existe, pour vous l’enseigner, des gugusses plus malins que d’autres, des sujets supposés savoir nantis d’une licence de psychologie ou d’une maîtrise de sociologie et, surtout, d’une importante expérience de terrain validée par une publication dans une revue scientifique ! Le beau créneau, Mme Royal ! Le superbe piège à culpabilité où le même élan de frustration fera se précipiter, réconciliés dans la satisfaction de l’impuissance, les cathos du dimanche matin – messe et pâtisserie – et les dévots de la rationalité sociale. Quelle connerie la vie, Barbara ! Comme tout ça me donnerait envie de ne plus fréquenter que des voyous si ces respectables citoyens n’étaient eux-mêmes en quête de légitimité et d’honorabilité ! La punition risque d’être peu efficace mais je vire solennellement de mes relations toute mère, tout père qui, ne serait-ce qu’une seconde, aura prêté attention à ce délire. Que ces gens aillent se faire éduquer ailleurs : ils me dégoûtent. Quoi ? Après la trousse d’écolier de deux à seize ou à vingt-cinq ans, après l’entreprise qui leur apprend, non seulement le savoir se faire truander par le patron mais encore le savoir être, après les corbeaux qui leur expliquent comment faire leur deuil, après les baisologues brevetés qui leur signifient quand et combien et avec qui et pourquoi et comment, après le tri sélectif des ordures et des comportements démocratiques, ils vont encore aller se rencarder auprès de l’autorité scientifique pour savoir comment élever leurs mômes, leurs moutards, leurs morveux, leurs chiards ? Diogène, Diogène, ouvre-moi ton tonneau, et merde à eux ! Le beau créneau, Mme Royal !
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Non, Monsieur le Contrôleur que j’ai interrogé sur le quai de la gare de Lyon pour vous demander si c’était bien là le train de Nevers, je n’ai pas commencé par le bonjour obligatoire. Je vous ai parlé poliment, gentiment même, mais je n’ai pas commencé par bonjour. Bien m’en a pris puisque cela vous a permis de m’articuler en pleine poire un bon-jour Mon-sieur où il y avait des envies de meurtre. Ah ! Monsieur le Contrôleur, c’est tellement plus compliqué que vous ne le pensez ! La gare de Lyon, pour des gens comme moi, c’est une affaire de famille. Tout gosse, j’y venais voir partir et arriver les trains en compagnie de mon copain Jean Bertin, natif du Nivernais précisément. Et mes vacances d’alors – troisième classe, banquettes de bois – ont toutes commencé là. Donc, à la gare de Lyon, pour le rêve comme pour la réalité, c’est la même voie. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, Monsieur le Contrôleur, mais ce que vous faites, je le sais depuis toujours. Vous êtes dans mon paysage, vous n’êtes pas un étranger. La conversation avec vous, je la prends en marche : il y a si longtemps que nous sommes là, vous à contrôler mon billet, moi à craindre de rater mon train. Quand je vous dis « Pardon, c’est bien le train de Nevers?  », il y a des tonnes de choses là-dedans, des paquets de réalité, une histoire si solide et tant de confiance ! Si un mot en sous-entend toutes sortes d’autres, les grammairiens appellent cette figure synecdoque. Peu importe que vous ignoriez le terme : ce qu’il signifie, je n’arrive pas à croire que vous ne puissiez plus le sentir. Une gare, ce n’est plus cette magie, ce lieu de lourde attente enfumée où les adieux et les retrouvailles ne cessent de fabriquer du commencement ? On n’y célèbre plus, au beau milieu de la ville, les noces inespérées de la solitude et de la foule ? Il n’y a plus rien à y sentir, à y rêver, à y retrouver ? Il faut y apporter ses signes et son bonjour calibré ? Comme autrefois son pain et son jambon ? Je veux bien vous le dire ce bonjour, Monsieur le Contrôleur, s’il peut reposer vos nerfs. Mais, pour moi, il a des allures de condoléances.
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Cet ami travaille dans une compagnie d’assurances. Il aimerait avoir de bonnes relations avec plusieurs des quarante collègues qui travaillent dans le même service. Eux aussi, sans doute. Ils ne peuvent pas. Lui non plus. Toute-puissance du rôle. Une société sous camisole de force. Il sait qu’il vit dans l’absurde. S’il prend le plus petit risque de se découvrir, il le sentira, ce qui est une autre affaire. Que lui dire ? Ce que je me dis à moi-même. Il faut aller dans le sens de la plus large espérance.
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Claire Chazal prononce l’oraison funèbre d’Arman. Match nul. L’hommage de TF1 enterre la révolte du sculpteur. Mais la présentatrice est elle-même emportée dans les déchets de la consommation. La modernité et son double critique se précipitent, enlacés, dans le non-sens.
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Faculté. « Le cours que vous faites, Monsieur, à quoi il sert pour l’examen ? » Seule réponse possible : à te montrer que tu ne comprends rien à rien.
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L’insupportable, ce n’est pas quand ça va mal. Tout le monde a toujours su dire bof ! et il n’est pas de douleur qui n’ait une fin. L’insupportable, c’est quand ça va très bien, presque parfaitement bien, quand tout est large et fort, trop large, trop fort. C’est à cet instant que nous choisissons ou non ce que nous sommes, que nous acceptons ou refusons le déséquilibre qui nous menace, nous sauve et nous révèle. Gaston Miron :
Ma belle folie crinière au vent
je m’abandonne à toi sur les chemins
avec les yeux magiques du hibou
jusque dans les fins fonds du mal monde
parce que moi le noir
moi le forcené
magnifique
.
J’observe l’attachement singulier, excessif, paralysant de plusieurs amis pour les entreprises nationales dans lesquelles ils travaillent. Difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République mais, apparemment, plus difficile encore d’en sortir. Le monde extérieur semble, à leurs yeux, frappé d’irréalité. L’histoire nous enseigne que les enclaves de justice et de bonheur finissent assez mal : voir les Jésuites du Paraguay. Et ce n’est pas le meilleur service que rend une entreprise à ses salariés que de les entourer d’une trop grande protection maternelle. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré quel poison secret distillent les sociétés qui veulent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Maman comprend tout, Maman permet tout, Maman arrange tout. Mais Maman veut tout savoir et Maman doit être aimée plus que tout.
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Changer la vie. Pense-t-on à ce qu’il a fallu de sottise et de prétention accumulées pour que la vie, aux yeux de l’adolescent Rimbaud, se soit si tôt confondue avec le conditionnement sinistre qui l’étouffe ? Devine-t-on quelle violence l’a acculé à cette identification désespérée ? Ce n’est pas la vie qu’il veut changer, c’est l’existence obscurcie par les choses : une nuit qui vole les étoiles. Qu’est-ce qu’une pensée qui ne cherche plus dans la vie ses racines, sa chaleur, sa lumière ? Une folie. Qu’est-ce qu’une cité dont la loi des lois n’est pas d’aimer et de faire aimer la vie, d’en partager l’évidence et le mystère ? Un crime. Qu’est-ce qu’une existence qui n’est pas exercice, méditation, célébration de la vie, combat d’amour avec elle ? Un néant.
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Les dommages causés à Vuitton, Lacoste, Cartier par la contrefaçon de leurs produits troublent le sommeil des justes. Pas la contrefaçon des penseurs chinois en vue d’épater les cadres des entreprises.
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« Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. […] Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. […] Les nazis germains et les communistes russes […] n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient […] ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. […] Le pouvoir a pour objet le pouvoir. » George Orwell, 1984, Folio, p.371.
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Multiplier les enfants pour sauver la patrie ? Non. Refuser les enfants pour sauver la patrie ? Non. La frustration des enfants uniques des Chinois, les fameux « petits empereurs », créera plus de désordres et de violences que n’en eussent produit leurs frères et sœurs. Dans ce domaine, la règle est simple : en cas d’hésitation, toujours faire le contraire de ce que recommande le gros animal.
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Dans les entreprises, une formation réussie, c’est quand le groupe est heureux, gavé de satisfaction, dégoulinant d’émotion. « Ça s’est bien passé », disent les participants aux petits chefs. Qui portent la nouvelle aux cadres moyens : « Très très bien passé. » Qui courent à la direction : « Un grand succès pour l’entreprise. » Qui réunit les représentants du personnel : « Voilà un point sur lequel nous tombons d’accord, je pense. » Enterrement. Crémation.
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Train de 8h27 à Paris Gare de Lyon. Deuxième arrêt : Bois-le-Roi. Les randonneurs commencent à déployer les cannes télescopiques, à ajuster les guêtres, à resserrer les lacets, à enfiler les passe-montagnes, à glisser les cartes dans leurs ceintures. Moyenne d’âge : soixante-dix ans. Atmosphère scoute. On n’entend qu’eux. La vipère de la dernière fois. Le restaurant pas terrible. Ils se montrent des photos, se complimentent sur leurs équipements. Parfois, ils baissent un peu la voix. Les visages se ferment. Irruption du tragique. J’entends : « Prostate, prostate… » Les femmes sont intarissables : « T’as essayé les ultrasons ? » Un étourdi confond Melun et Bois-le-Roi. « Non, mais tu m’vois randonner à Melun ? » Des enfances qui grimacent.
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Avoir dans sa famille une bibliothécaire, c’est ça la chance ! Voilà quarante-six ans que j’espérais retrouver ce numéro des Cahiers du Rhône sur Le vrai réalisme, paru à La Baconnière en 1943. Je l’ai lu en 1959, à Alger, dans les hauts de la ville, dans la bibliothèque du couvent des Dominicains où j’ai été hébergé pendant quelques semaines. Le religieux belge qui me l’a fait connaître, un énorme sexagénaire en bure blanche, à la voix de stentor, passait avec naturel d’une prodigieuse improvisation sur les Pères de l’Église à une histoire leste ou à une anecdote cocasse. Prisonnier de guerre, il avait observé qu’un gardien allemand allait fort régulièrement, chaque soir, pisser sur des barbelés. L’idée lui était venue d’y faire passer un courant électrique. Pas trop fort, ah ! ah ! ah ! on est des chrétiens quand même ! L’entreprise avait mis le moral du camp au beau fixe pendant plusieurs jours, il s’en délectait encore. Je reviendrai sur ce livre. Pour cette fois, à titre d’ouverture, quelques lignes de Jacques Maritain citées par Albert Béguin : « Il existe une authentique communauté temporelle de l’humanité – une profonde intersolidarité, de génération en génération, reliant ensemble les peuples de la terre – un commun héritage et un commun destin, concernant non pas l’édifice d’une société civile particulière, mais celui d’une civilisation, non pas le prince mais la culture, non pas la cité parfaite au sens aristotélicien, mais cette sorte de cité au sens augustinien, imparfaite et incomplète, constituée par un réseau fluide de communications humaines, plus existentielle que formellement organisée, mais d’autant plus réelle, vivante et fondamentale. Ignorer cette cité du genre humain, non politique, c’est réduire en poudre la base de la réalité politique, c’est méconnaître l’inclination progressive naturelle qui tend à une structure internationale plus organique des peuples. »

(29 novembre 2005)

Vive la paille !

LE MARCHÉ XXII

« L’amour qu’un homme se donne à lui-même est comme l’exemplaire de celui qu’il donne à autrui. Mais comme le modèle est plus que la copie, il est convenable que les hommes s’aiment eux-mêmes plus qu’ils n’aiment autrui. » C’est du saint Thomas d’Aquin. L’espace intérieur qu’ouvre l’amour de soi, et qu’il ne cesse d’élargir, est le jardin où poussent, comme autant de fleurs variées, nos affections et nos amitiés.
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Se méfier du pessimisme affiché. Cet homme cultivé m’assure que l’affaire Terre, comme disait Fargue, finira très mal, qu’on ne peut, au mieux, que retarder l’échéance, que l’espérance humaine est un dérisoire grain de sable jeté dans une mécanique qui s’en amuse. Pour un peu, il reprendrait le mot soufflé à Malraux par je ne sais plus quel grand de ce monde, Mao, je crois : la mort a toujours le dernier mot. Le grand écrivain le trouvait si profond qu’il le commentait gravement avec le général de Gaulle. À cinq ans et demi, je devais être aussi intelligent que Malraux, Mao et De Gaulle réunis puisque cette perspective m’était déjà familière. Donc, de la bouche de l’homme cultivé s’échappaient, comme des oiseaux de nuit, des évidences désolantes. Et, songeant sans doute à mes cinq ans et demi, il me semblait sonder de grandes profondeurs. J’imaginais ce sombre héraut en proie aux tourments de notre nature périssable, un crâne dans la main droite, abandonnant à chaque seconde un peu de sa soif et de sa faim, déserté par l’amour, terrifié par les progrès de l’Ennemie… Chansons ! Aussi tragique que mon genou, le bougre ! Le hasard, peu de temps après, me le fit voir en action dans une entreprise. Une machine à contrats, un bouffeur de réussite. Prêt à soutenir tout et son contraire selon le museau de l’interlocuteur. Un consultant orgastique et organisé. Dans cette frénésie, il y avait la caricature de l’éternité : l’immortalité désirante, ses mâchoires désarticulées, incapables de s’arrêter de claquer, l’enfer de la croissance. « Encore, encore ! crie le maître, répète-le que je jouisse ! » Et l’esclave de murmurer : « Rien ne vaut rien, rien ne vaut rien, je vous le jure, l’espérance est impuissante, la mort a le dernier mot, le dernier mot, le dern… »
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La dame ou le monsieur a mal dormi. Des rêves comme des godasses. Trop de fromage au dîner, peut-être, les impôts, un point perdu sur le permis, le sentiment d’inutile laissé par une autre dame ou un autre monsieur, la pluie au petit matin, une journée de plus… La dame ou le monsieur secoue sa torpeur, range ses états d’âme. Aujourd’hui, on boucle le magazine, il faut le titre de couverture. La dame ou le monsieur ouvre son ordinateur, contemple la corbeille à papier, songe à ce qui l’aura remplie ce soir, et écrit en grosses lettres rouges : VIVEZ VOTRE SEXUALITÉ !
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Les exclusives lancées contre les esprits hétérodoxes ou les opinions non conformes ressemblent à s’y méprendre à la distinction bien-pensante des gens fréquentables et non fréquentables. Moi, je me plais avec presque tout le monde et avec presque personne : avec presque tout le monde du point de vue de la vie, avec presque personne du point de vue de la pensée.
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Je laisserais volontiers Martine Aubry en paix si un hasard taquin n’expédiait chacun de ses livres sur ma table. Cette fois, c’est Agir pour le Sud, maintenant ! Il s’est ouvert à la page 35, à la fin d’un texte d’Alpha Oumar Konaré où l’on trouve ceci : « Nul ne fera la route sans nous. (…) Nous avons un destin partagé, le destin de voisinage, nous avons un destin commun, la destinée Homme ! » Voyons : le titre, c’est bien Agir pour le Sud, maintenant ? Mais alors, c’est juste le contraire de ce que demande Konaré ! Je n’irai pas plus loin. Avec, ce n’est pas pour ; pour, ce n’est pas avec. Pour parler prétentieux, il y a entre Martine Aubry et moi une insurmontable différence anthropologique, un fossé métaphysique impossible à combler. Elle ne veut pas que l’Occident se transforme, elle ne veut pas qu’il fasse sa révolution. Elle veut en faire une association de bienfaisance sponsorisée, une sacristie socialiste, un groupement de chaisières socioculturelles. Le Sudéthon, produit de l’Occident ! Quand Darius Shayegan, en un livre admirable, interpelle cet Occident qui a blessé le monde et, lui citant la phrase de Parsifal, Seule guérit la blessure l’arme qui la fit, l’exhorte à participer à la libération du monde en se libérant de soi-même, la prétendue gauche, la soi-disant gauche dit de lui qu’il est un réactionnaire, un occidentaliste. Curieux. Les Occidentaux reprochent à un Iranien d’être occidentaliste. Ils devraient être contents, non ? Pas du tout. L’Occident, le vrai, l’Occident de Shayegan, les cathédrales et la Révolution, l’esprit au-dessus de la matière, les trois ordres de Pascal, la dignité de penser, la liberté rousseauiste, la ferveur gidienne, l’engagement sartrien, les vingt bouches de Diderot, ces vieilleries ne les intéressent plus du tout. Ce qui les excite, c’est l’Occident mercantile, l’Occident profiteur, menteur, coincé, l’Occident compétitif, copieur et m’as-tu-vu, l’Occident des bavardages subalternes, des susceptibilités froissées, l’Occident des âmes mortes. Dans les futures ruines de ce supermarché minable, prospèrent leurs clubs, leurs névroses, leurs associations gérées comme des raffineries d’humanité. Ce qui les agace dans cet Iranien, c’est qu’il aime l’Occident sans l’idolâtrer, qu’il l’invite, sans haine et sans flagornerie, à se reconnaître le frère de ceux qu’il a blessés. Ce qu’ils lui reprochent, c’est d’être avec ! Avec : l’Occident aux piailleries grandiloquentes ne connaît plus ce mot. Avec met ses faibles nerfs à la torture. Il ne peut être qu’au-dessus ou au-dessous : au-dessus pour mépriser, au-dessous pour se mépriser. Il faut s’y faire : tout un monde qui, quoi qu’il proclame, conteste, dénonce, ne sera plus jamais à côté des autres, ne sera plus jamais avec les autres. Comment le pourrait-il ? Il s’est perdu de vue, il ne se souvient plus de lui. « Les peuples qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid. »
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Ce qui peut opposer un fils unique à une mère italienne d’une inépuisable vitalité, il faudrait une bonne dizaine de sites comme celui-ci pour commencer à l’apercevoir… Glissez mortels, n’appuyez pas. Toutefois, dans ce torrent de violence déguisée en affection et d’affection grimée en violence, il y avait de précieuses échappées. Échappées est le mot juste, je crois. Il arrivait que ma grand-mère, ou une voisine, presse ma mère de venir assister à quelque événement du quartier ou d’aller apaiser quelque conflit entre ménagères. Elle glissait alors un regard désolé sur sa tenue négligée et ses cheveux pas trop coiffés puis, jetant son tablier, s’écriait fièrement, comme on prend la Bastille : « Tant pis, j’y vais comme ça ! » C’était rare qu’elle sorte comme ça, sans ajustements, pomponnages et pomponneries, sans obsession de faire distingué. Ces déboulés enthousiastes vers le monde, c’est la meilleure leçon que je garde d’elle. Ils la libéraient et me libéraient.
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J’ai suivi de près l’évolution qui a conduit les entreprises nationales de la logique de moyens, ressort du service public, à la logique de résultats, perspective purement financière. Ce qui, dans la logique de résultats, a séduit une génération de dirigeants, c’était moins l’idéologie libérale, à laquelle la plupart n’avaient pas accès, que la manière dont elle faisait écho à leurs angoisses et s’accordait avec leur volonté de puissance. L’exaltation de la compétition, l’infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, une sorte de scoutisme cruel leur étaient d’excellents alibis pour oublier leur immaturité et fuir leurs problèmes les plus brûlants. Ces faibles aimaient les mots d’ordre. Ils aimaient aussi privilégier les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donnait du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans : les malheureux n’y résistaient pas, ils s’y grillaient tout vifs. Sort que veulent éviter leurs successeurs, qui travaillent parce qu’il faut bien vivre, mais en laissent beaucoup plus qu’ils n’en prennent.
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Déjà loin le 29 mai, non ? Pas de regrets. J’ai bien fait de participer à la bataille. Et j’ai bien fait de me retirer sous ma tente. Une fois poussé le cri du cœur, comment imaginer que les pros de la politique et des médias, à supposer qu’ils l’aient entendu et compris, ce qui est follement optimiste, veuillent l’accompagner et l’orchestrer ? Entre les intérieurs de notre société et sa jacasserie publicitaire, le joint est cuit. Les parlotes sur la question ne sont utiles qu’aux fournisseurs de petits fours. Tous ceux, conservateurs ou progressistes, qui disposent d’un pouvoir, grand ou petit, politique ou économique, culturel ou social, syndical ou patronal, officiel ou officieux, cynique ou humaniste, laïque ou religieux, travaillent aujourd’hui, volontairement ou non, consciemment ou non, à l’enfermement général et à la régression collective. Non que je rêve, à mon âge, d’une société sans pouvoir ! Vivant depuis quelques mois à la campagne et découvrant, pour la première fois de ma vie, les joies paisibles et difficiles du bricolage, je raisonne en plombier : le joint est foutu, voilà tout, changez-moi ça, ou ne me dérangez plus.
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Ne pas se faire penser. Trouver en soi-même le principe actif de son existence et décider, quoi qu’il arrive, de s’y tenir. Je ne crois pas qu’on puisse le découvrir si l’on feint d’ignorer ce qu’on a d’un peu fêlé. Personne ne peut aujourd’hui penser sérieusement sans sa paille. Je ne parle pas ici de la paille dans l’œil, la poutre, etc. : là-dessus, voyez Sulivan. Je parle de la paille dans l’acier, qui le fragilise. Mais l’être humain est d’un métal étrange : ses faiblesses le fortifient. Sans elles, ses idées sont plates et ses mots sont vides.
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Encore faut-il, dites-vous, qu’il s’agisse d’une bonne paille ! Toutes les pailles sont bonnes, toutes sont mauvaises. Se fier à ce principe intime de désorganisation du monde qui est en nous, et qui est aussi le principe de désorganisation de notre esprit. Ne se fier qu’à cela. Là est le danger, bien sûr, mais là est aussi ce qui sauve, et là est la création, et là est la vie. Pas un souffle, pas une pensée, pas un geste sans ce crochet par les souterrains. Le petit pas de côté que nous enseignait le professeur de tango, juste avant la figure appelée déboîté. En un clin d’œil, l’espace se décompose et se recompose ; la même cavalière devenue une autre. Le déboîté : sortir de la boîte.
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Les intellectuels aussi ont besoin de leur paille. Sinon, les idées les mènent par le bout du nez et ils sont comme des maîtres promenés par leurs caniches. Elles ont l’air de se laisser gentiment manier, les idées : peu à peu, elles prennent les commandes et elles vous momifient. Elles fonctionnent si bien ! On les dirait montées sur roulements à billes, elles s’articulent, elles s’emboîtent, elles s’imposent en toute rationalité démocratique, et vous déposent. Les gens qui travaillent dans les idées ont intérêt à s’accrocher à leur paille s’ils ne veulent pas dégringoler le toboggan du néant avec, de chaque côté, les militants en rang d’oignons qui les regardent filer, goguenards et méchants, vers leur cassage de gueule. Si tu es amateur d’idées, mon ami, attention à l’arthrose. Désarticule-toi. Cherche la tangente. Prends-toi à contre-pied. Embraye sur l’énorme. Dis ce que tu penses, mais ne pense pas ce que tu as dit. Fréquente les clowns. Méfie-toi de ce qui te rassure. Bluffe.
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« Nous sommes venus sur cette terre, dit-on dans la tribu amérindienne des Cree, pour bénéficier des leçons de la vie. » D’accord avec les Cree. La vie est un cadeau qui m’est fait, pas une mission qui m’est confiée. Il m’a fallu réprimer un sourire bien triste quand, rendant visite à l’un de mes meilleurs amis que le cancer allait emporter, j’ai entendu ce militant, aussi courageux devant la mort que devant la vie, déplorer de devoir quitter cette terre alors que tant de travail restait à y faire. Je n’aurai pas de si nobles soucis. Les rôles qu’on m’a assignés, ou que je me suis provisoirement attribués, je les ai toujours sentis raides et froids comme des armures. Je n’y entendais pas battre mon cœur. Comme je voyais là de la médiocrité, je me forçais à prendre la pose. Maintenant, les craintes se sont enfuies avec les illusions, et je reste à déballer le paquet reçu il y a soixante-douze ans, me piquant encore à ses épingles avec la même impatience.
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Une belle exposition de l’Institut du monde arabe. Vers le IIe siècle, sous les Antonins, la statuaire d’Afrique du Nord incise la pupille de l’œil, comme pour laisser s’exprimer l’être intérieur. Tel est notre plus grand désir, en effet : désir de vertige, ô modernité barbare, non pas de transparence.
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Cette collaboratrice du Crédit mutuel commente le service bancaire minimum dont vont bénéficier les plus pauvres. Il leur en coûtera quelque trois euros mensuels qu’elle justifie ainsi : « Un service gratuit est sans valeur. » Je me retiens de ne pas fracasser la télé. Une bordée d’injures pour cette pauvre femme, et des plus grasses ! Puis, l’accablement. Tout ce qu’elle a dû taire en elle depuis longtemps pour répéter ce que le consultant lui a mis dans le crâne. Cette zone de non-intelligence, cette interdiction de penser qu’elle l’a laissé installer en elle, cette désertion de soi-même… Si quelqu’un, dans le métro, la frôle d’un peu près, elle va hurler au harcèlement, mais elle se laisse fouiller l’âme et pétrir les méninges par n’importe quel maquereau cravaté. Tout à coup, nouveau changement de pied. Oui, tout ça est répugnant. Mais tu attends quoi, de la télé, pauvre nigaud ? Des idées généreuses ? Des rêves angéliques ? Des chants d’amour ? Tu es bête, mon petit. Allez, cesse de faire le dégoûté, cherche ce qui peut pousser sur ce fumier, ne donne pas de leçons à Dieu. Et rappelle-toi l’avertissement de Louis Massignon : « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu. »
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En moi, est-ce mieux que sur TF1 ? Non. Fraternité des ronces, de l’ivraie, du chiendent. Hors d’une certaine conscience de participer, consciemment et volontairement, à l’horreur, les dénonciations sont stériles. C’est l’incision de ma pupille qui ouvre celle des autres. Je ne dis pas cela pour décourager les combattants, bien au contraire. Plutôt pour leur éviter les étonnements naïfs, les indignations prudes, les vociférations répétitives. Pour fonder en eux leur bataille, pour greffer en eux leur refus. Ne pas craindre de perdre quelques faciles effets de nerfs ou de gosier. Nous sommes dans ce combat, nous ne sommes pas de ce combat.
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Depuis plusieurs générations, les enfants, au fond des voitures, jouaient à reconnaître les numéros des départements, façon sympathique d’apprendre un peu de géographie. Fini. Paradoxe de la décentralisation, on va passer à l’immatriculation nationale. Comprenne qui pourra. Là-dessus, pour vendre sa camelote, SFR leur fait croire, sur de grandes affiches idiotes, que Paris est à Madrid ou Marseille à Athènes. « Abêtissons-les. »
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Au sortir d’un musée, j’ai rencontré un zozo. Il avait de hautes fonctions, autrefois, dans une entreprise ; j’avais eu maille à partir avec lui, ça avait chauffé dur. Il se précipite sur moi, lit dans mon œil que je n’ai rien oublié. Lui ? Tout ! Le management brutal, les licenciements, à peine s’il consent à se souvenir. Entre nous, mon cher, chacun était dans son rôle, voilà tout. Maintenant, il fait dans la culture. Il dit que ça lui permet des rencontres d’un autre niveau.
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Jacques Dutronc raconte qu’à ses débuts il ne chantait guère que pour Gainsbourg, qui croyait en lui et l’appelait « le petit Pierrot ». L’oreille de Serge lui suffisait. L’universel singulier. L’unum necessarium.
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Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas, deuxième ! La modernité mondialisée est en train de fédérer contre elle des critiques et des recours venant d’horizons différents, voire traditionnellement opposés. C’est l’être humain lui-même qui est désormais à défendre en tant que sujet de sens, pouvoir d’initiative, liberté créatrice : personne n’en possède la vérité. Des textes de penseurs laïques consonent superbement avec ce que je relis ces jours-ci dans Jean Sulivan. Empêtrés dans le pragmatisme, condamnés à l’impuissance par l’archaïsme de leurs ambitions, paralysés par les médias, les politiques seront bientôt les seuls à ne pas reconnaître que l’heure est à la critique fondamentale, à la plongée anthropologique, à la dérision radicale des valeurs convenues. Ne pas désespérer. Le temps des bigots de tous bords est révolu. La raison est plus que la raison et nul n’est le familier du mystère.
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Pas de débat intellectuel fructueux qui ne pousse sur le terreau de l’amitié, de la simplicité, du cœur à cœur discret et affectueux.
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Ne pas regarder le soleil avec les yeux des autres.
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Le désespoir est une réaction de rage devant ce que nous avons d’irréductiblement sauvage et transcendant, devant l’impossibilité où nous sommes de rendre compte de notre existence, de la dominer, d’en mesurer la valeur, de l’encadrer dans un système de droits et de devoirs. Au contraire de la souffrance, le désespoir est théâtral, verbeux, discoureur. C’est un bavardage d’enfant raisonneur qui ne s’est pas encore affronté à l’injustifiable. La souffrance appelle l’amour, le désespoir l’ironie. Tu ne l’exploreras pas, ton gouffre ! Toute ta vie pour t’habituer à ce mystère, toute ta vie pour t’habituer à ne pas t’habituer. Ne nous fatigue pas avec ton désespoir. Il chante faux.
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Le Beaujolais que j’aime tant – un petit morceau de Paradis terrestre oublié par Dieu, disait Édouard Herriot – est en crise. Des vignes sont à vendre, qui ne trouvent pas preneurs. Beaucoup de cuves ne se vident qu’avant la vendange. Les petites exploitations sont menacées. Les jeunes renoncent au métier, farauds mais le cœur gros. Des boutiques ferment. Des bandes déferlent : pendant les mariages, des vigiles protègent les parkings. Ce n’est pas vraiment le drame, plutôt le rideau de scène qui tombe lentement, pli après pli. La solidarité des vignerons est touchante. Ici, on ne dit pas n’importe quoi. Pendant la solitude des longues semaines de taille, l’hiver, entre transistor et brasero, les mots ont le temps de s’ajuster aux vies.
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La campagne, le monde paysan, je n’aurai connu tout cela que bien tard. J’ai le sentiment heureux et naïf que les romans disaient vrai : la nature y est vraiment présente aux relations humaines et sociales, elle en est la matière première, la trame, elle en est le goût. Le fond de la ville, c’est la représentation ; l’essence de la campagne, c’est la liturgie. La culture ouvrière, chaleureuse et généreuse, reste une culture mondaine, mondaine pauvre, mondaine populaire, mais mondaine, c’est-à-dire déterminée par les rôles sociaux. En cas de menace, la différence est sensible : une campagne qui souffre n’est pas une ville dont l’usine cesse de tourner. La jeune génération du Beaujolais peut bien renoncer à la vigne : le pays est en elle. Au contraire, quand un pan de la société industrielle s’écroule, la friche envahit les âmes. Tel était le souci premier de Jacques Berque : comment nos sociétés, qui ont perdu, sans retour possible, l’accès à la nature première, vont-elles trouver, ou retrouver, une nature seconde qui reconnaisse, assume, dépasse, transcende la révolution technologique et ses suites. La question décisive de l’époque est celle-là, avant celle de la répartition du profit, du pouvoir, de la jouissance, des savoirs, des loisirs, des valeurs. Sans doute serait-il illusoire de se confier à je ne sais quelle sensibilité champêtre et pastorale désormais hors de propos. Mais, à ne pas dépasser la problématique fonctionnelle de la société post-industrielle, à ne pas la contester dans ses fondements, l’on s’enlise dans cette vision sociale et mondaine qui est la prison de l’époque et l’on perd toute chance d’arracher la vie commune et les relations sociales aux artifices qui les dessèchent. L’idée de ce renouvellement fondamental ne peut surgir que dans des consciences lucidement et volontairement décentrées des préoccupations dominantes, dans des existences pionnières et exploratrices qui se tiennent fermement à l’écart des problématiques en cours. La quête de cette nature seconde pourrait être la grande aventure des esprits fervents de ce temps : aventure de l’intelligence et de la parole, aventure de la liberté et du sens, aventure de la sensibilité et de la relation. Plus que l’esprit critique, plus encore que le désir de justice, cette quête suppose l’énergie de la rébellion, le mépris des grandeurs d’établissement, la fidélité à l’injustifiable, l’acceptation du risque et le goût de l’hypothèse, la volonté de décomposer et de recomposer, en un mot la passion de la dépossession.
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Tendre à être absolument relatif : chaque relation comme un chemin vers l’absolu. Anticiper la déception.
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Trouvé sur Internet l’admirable cours de Gilles Deleuze sur Spinoza, enregistré et retranscrit par ses étudiants de Vincennes. Magistrale aptitude à saisir les aspects de la doctrine spinoziste qui entrent en résonance avec l’auditoire. Deleuze avance sans effort sur deux fronts, la pensée pure et la pédagogie, qu’il ne songe pas à distinguer. Une allusion discrète au danger des drogues et une invitation à la modération dans la sexualité me surprennent. Voulait-il mettre ses étudiants en garde contre les excès de 68 ? Il en était tout autrement, quinze ans auparavant, dans la classe de M. Forget, à Louis-le-Grand, qui nous alimentait de fantasmes grandioses : Michaux et la mescaline, l’érotisme de Baudelaire. J’étais le contraire d’un dégourdi, mais l’imaginaire superbe où nous entraînait notre professeur m’a ouvert des recours qui ne m’ont jamais manqué. Prestiges du refoulement ou héritage secret ? Je me demande parfois si les hérauts de 68 ont vraiment rêvé.
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« La crise de projet historique pèse », déplore un professeur de science politique, spécialiste du syndicalisme. Voyez le drame : sans projet historique, la science et la contestation sont comme des poissonniers sans poisson. Mettons à leur décharge qu’elles ne se découragent pas. Elles ont une idée, et même une idée récurrente : « L’idée récurrente est que seul un grand mouvement social serait susceptible d’accélérer, de mettre en branle les partis, les syndicats, les associations et de créer de l’Histoire en grand format. » Vous avez bien lu : il est urgent de fabriquer un grand mouvement social pour permettre aux partis, aux syndicats, aux associations de fonctionner, pour organiser des colloques, écrire des livres et regonfler les pneus de l’Histoire. Et cela, qui en constitue la négation caricaturale, au nom de Marx ! Je suggère à cet enseignant de demander de l’aide à ses étudiants. L’un ou l’autre trouverait bien un bout de projet historique au fond de ses poches, sous un banc de la fac, dans une poubelle, dans son sandwich, voire à la bibliothèque. Peu importe si les recherches n’aboutissent pas : il est bon d’occuper les jeunes. D’ailleurs, c’est mieux qu’ils oublient, ils ne supporteraient pas. De vieilles choses leur trottent encore au fond de la tête, qui pourraient se réveiller : « Enseigner, c’est dire espérance, étudier fidélité. » Non seulement ils ne supporteraient pas : ils ne pourraient pas imaginer. Que ce type derrière son bureau ne voit rien de ce qu’il a devant lui. Qu’il ne sent pas que le projet historique est là, tout frais, tout chaud, entre lui et eux, entre sa liberté et la leur, entre son cœur et le leur. Que ce savant qui distribue des leçons de démocratie est un vieux gamin formalisé et formolisé qui a besoin de pomper son idée de l’Histoire comme il pompait ses devoirs sur table. Une machine à évaluer, une photocopieuse de principes. Faut-il le dire aux jeunes ? Dans la tête de leur maître, le réel et l’imaginaire, le fond et la forme, le signifié et le signifiant sont cul par-dessus tête. Leur professeur est un homme à l’envers. Ce qu’il fait là, devant eux, c’est de la représentation, rien de plus : il est là comme n’y étant pas. La réalité, pour lui, ce n’est pas ce que les choses sont, c’est ce que l’université et le syndicat veulent qu’elles soient. La réalité, pour lui, c’est sa qualité d’universitaire et de syndicaliste. La réalité, pour lui, c’est l’histoire du monde telle qu’on la lui a enseignée, telle qu’elle lui permet de gagner son pain et de faire son cinéma. Pour le citoyen-consommateur qu’il est, c’est parfait. Pour dire espérance, c’est bien peu.

(21 octobre 2005)