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Amour et rangement

LE MARCHÉ XV

Cette citation m’avait alerté. Je l’avais perdue. Elle figure au point cinq d’une enquête du magazine Ça m’intéresse, numéro d’avril 1993, intitulée Les patrons ont-ils changé ? Avec un sous-titre : Élever le niveau culturel. Et un chapeau : « Un salarié éduqué est plus heureux et donc plus productif ». Je n’osais pas en parler tant que l’icône n’était pas là, sur ma table. Sonnerie Auchan ! Car c’est d’Auchan qu’il s’agissait, d’une expérience culturelle qui proposait à des caissières ou à des livreurs de s’initier à la musique, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but principal de cette manœuvre, nous expliquait-on, était de « fournir aux employés les clés d’une meilleure relation avec les clients ». Bruno Lussato, conseil en entreprise et auteur d’un Bouillon de culture publié chez Laffont, dirigeait cette sonate pour épicerie et beaux-arts. Bien lui en prit. Elle lui valut une grande joie. « Une de mes plus belles récompenses, raconte-t-il, a été d’entendre un magasinier m’expliquer qu’après avoir assisté à un séminaire d’analyse de Guernica, de Picasso, il était rentré dans son atelier pour tout ranger : il ne supportait plus son désordre habituel. »
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Pas facile d’oublier cette énormité. Elle jette le doute sur ce que nous appelons culture. Ne chercherions-nous dans les livres, dans la musique, qu’un moyen de ranger nos humeurs ? Penser servirait surtout à ranger la société ? Tout nous rabattrait donc sur nous-mêmes ? Nous serions tous des techniciens de surface ? Pour qui ? Pour quoi ? Impossible. « De l’air ! De l’air ! Du bleu ! » disait le poète. Ranger et arranger, c’est faire le jeu de la bête. D’ailleurs, le temps des rangements est passé : le désordre, c’est nous. Rien à espérer des classements, des gentillesses, des élégances. Le néant nous mord. Pour lui échapper, il nous faut reconnaître que nous sommes revenus, ou arrivés, à la boue élémentaire. C’est notre première nuit à la caserne. Il y en aura huit cents autres. Tout va nous manquer et, finalement, rien ne nous manquera. Cessons de minauder, cessons de faire les délicats. Devant nous, en nous, la condition humaine à l’état brut. Pas le choix. L’étonnant, c’est qu’il en sourd parfois la plus aérienne des musiques. Mozart : élémentaire et détaché. Se réconcilier avec le trouble. Pas n’importe lequel. Pas celui qu’on fabrique en agitant un peu l’eau dans la mare. Celui qui nous fait, qui nous constitue. Le trouble inaugural qui, si notre cœur ne se ferme pas, renaît de chacun de nos instants. Inévitable débandade des illusions. Plus d’oasis nulle part. Je suis désert parmi le désert. Jamais à ma hauteur : toujours en deçà, toujours au-delà. Cloaque et espérance. Mais nous sommes ensemble, vraiment tous ensemble, plus que nous ne pouvons le croire. Quelque chose commence, à la mesure de ce qui s’écroule. Merci.
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En attendant, il y a le Crédit Lyonnais ! Il ressort toujours, virginal et souriant, ses nouveaux produits à la main, des crises de délire qui secouent périodiquement ses dirigeants. Le voici aujourd’hui avec une nouvelle proposition : la réserve de crédit Libre Cours. « En vous souhaitant de donner Libre Cours à vos envies, nous vous prions de croire, cher client, en notre considération distinguée. » La sexualité hypocrite de cette phrase. Les libérations de 68 finissent au guichet de l’agence. Dégoût. Ma plus grosse envie ? Revenir en arrière. Mais, en arrière, il y a quoi ? Les jeux de mots minables, en grosses lettres de lumière, devant Notre-Dame, Holly wine contre Halloween, le marketing de Dieu contre la pub du Diable, les parts de marché partout, le vice et la vertu traders en Bourse. Je déteste ce nouveau monde qui n’est pas nouveau. Je déteste ce monde ancien qui n’est toujours pas mort. Je me reproche de jouer encore trop souvent l’un contre l’autre, de chercher secours et recours auprès de l’un contre l’autre. Orages misérables, contrainte absurde, à quoi aurai-je donc échappé ? D’un côté, des gueules faussement libérées, de l’autre, des gueules faussement libérantes. Mais parfois, entre les deux, merci, l’instant prodigieux de l’inconfort confortable, quand je n’ai rien à vendre à personne ni à moi-même, rien à défendre, rien à réclamer, quand, tout seul, je me sens avec tout le monde.
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Elle sait tout des insectes. C’est rafraîchissant, un vrai savant ! Elle les connaît par chacune de leurs pattes, de leurs ailes. Elle raconte comme ils sont malicieux, comme, avec quelques grosses taches effrayantes, ils s’inventent des yeux pour épouvanter leurs ennemis. Surtout, elle parle admirablement des cafards, ces mal-aimés, ces exclus, ces bêtes à Satan pourtant parfaitement inoffensives et qui ne transportent jamais rien de mauvais. Quel beau plaidoyer ! Comme elle est à contretemps de l’époque avec sa façon intrépide d’aller d’emblée aux plus déshérités, de sauver d’abord les passagers de troisième classe, de rebâtir la cité des hommes et celle des insectes à partir de ses fondations, où sont aussi les égouts.
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Pascal : « Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez en dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant. » Et cela n’est pas vrai. Les maladies viennent. Le bonheur n’est ni en dehors de nous, ni en nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous. »
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Jamais je n’aurai été plus fidèle à rien ni à personne que je ne l’ai été à cette agence du Crédit Lyonnais. Quarante ans d’amour vache, de lettres recommandées, de réconciliations. Un jour, en sortant, sur une jolie camionnette bleue, mon nom : Jean Sur, faux plafonds. Nous sommes deux Jean Sur, semble-t-il, à cette agence. L’un vend des faux plafonds, l’autre aligne des mots. Pareil ?
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En gros, j’aime plutôt les gens. Sauf ceux qui prétendent mener les autres au bonheur, résoudre leurs problèmes, se dévouer pour eux, etc. Mon oreille reste fine : ceux-là chantent faux. Les couinements féroces de Sœur Emmanuelle. Pourtant, mieux encore que la dame aux insectes, elle s’occupe des infortunés. Navré. Je suis devenu philanthropophobe.
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Décembre. Entre le Téléthon et la dinde, la crasse. Que peut bricoler Noël là-dedans ? Pourvu que le petit Jésus n’oublie pas son balai ! J’ai intérêt à dire ça tout de suite. Dans quelques années, quand il y aura un Ministère du Langage et des Relations Modernes, ça me coûtera cher.
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Pour être cultivée, elle l’était, la dame, et aimait à le faire savoir. Nippée classe avec ça ; et la bonne cinquantaine tout ce qu’il y a de plus agréable. Avais-je eu tort de penser que le grand institut de formation où elle me recevait était une réserve d’abrutis ? Trois heures avec elle, et j’étais allé de surprise en surprise. Misérable parano, j’ouvrais enfin les yeux sur ma mauvaise foi. J’accueillis presque avec honte sa proposition de collaboration. Puis je pris congé, osant à peine la regarder. Elle me rappela. Elle avait oublié, fit-elle avec un sourire un peu forcé, une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, et puis, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna avec pudeur. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil. Elle travaillait au sommet du building, comme l’exigeait sa fonction. J’eus le temps de déguster, étage après étage, tout ce que les méchancetés que je venais de lui adresser m’avaient fait perdre : de l’argent, une idée rassurante de moi-même, quelques voyages, de bonnes conversations bien culturelles et, pourquoi pas ? le charme que quelques rides ajoutaient à son visage.
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L’ouvrier a monté tout seul l’énorme ballon à eau chaude. Il l’a déballé soigneusement, puis a lâché un juron discret. Un ballon vertical, quand il le fallait horizontal ! Il a téléphoné à son collègue, qui a appelé le fournisseur. Le collègue a rappelé. Qu’avait dit le fournisseur ? Ceci : « Il n’a pas bousillé le carton, au moins ? » Sisyphe a redescendu le ballon sur son dos, s’imaginant toujours heureux.
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Qu’est-ce qu’il lui prend ce soir ? Son kiosque est ouvert et éclairé, mais il en a barré l’accès par un demi-cercle de présentoirs. Il est là ? Il n’est pas là ? Si ! Sa tête vient de sortir des journaux, là, à droite ! Disparue. Non, la revoici ! Ce qu’il fait ? Sa prière, naturellement. « Ça dure longtemps ? » me demande une cliente avec un peu d’inquiétude et pas mal de respect.
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André Glucksmann et Edgar Morin, chacun à sa manière, pensent que la solution de nos maux est dans l’amour. Difficile de les contredire. À cela près que sonner l’amour pour arranger les choses, ce n’est pas correct. L’amour n’est pas là pour faire le ménage. Ce n’est pas une solution, c’est une irruption. Il ne se préconise pas, il se reconnaît. Il n’est pas à notre disposition, c’est nous qui sommes à la sienne. J’imagine le crêpage de chignons si on convoquait un colloque Amour et désordre mondial ! Pour tout avouer, j’attends davantage, pour le progrès de la vie publique, d’un loyal « Je vous emmerde » que d’un inquiétant « Je vous aime ».
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Ce retraité prépare un CV et une lettre de motivation pour solliciter un poste de bénévole dans une association. Eh ! oui ! En écoutant les travailleurs, je le pressentais. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas le fond du problème. Ce que presque tout le monde demande à la société, c’est une occasion de soumission. Si on ne veut pas le comprendre, en avant pour la mauvaise foi, les discutailleries avec le Baron, etc.
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En France, pour les immigrés, une seule solution : l’intégration critique. L’expression est d’ailleurs pléonastique : comment s’intégrer autrement à la culture française puisque, sauf erreur, elle est critique ?
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De ses deux mains, elle tente rageusement d’enfoncer dans la boîte à lettres une enveloppe épaisse et flasque qu’elle tord et martyrise. Je lui suggère de la déposer au guichet. Hurlement. « Le facteur n’a qu’à mieux faire son travail ! » Le temps que j’interprète ce sibyllin courroux, elle a disparu. Je reste avec ma petite lettre ordinaire que je ne sais comment fourrer dans la boîte sans que le monstre mou de la folie ne la digère.
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Je suis atterré par la morgue des apparatchiks de la modernité vertueuse. Quand un professeur va glaner chez Voltaire, chez Diderot, chez Rousseau, quelques phrases sur les femmes qui ne correspondent pas aux conceptions de notre époque, quand il s’en étrangle d’indignation au point qu’on craint qu’il ne procède, séance tenante, à l’expulsion d’une bonne moitié des locataires du Panthéon, qui est-il ? Un intégriste, un intégriste en tout point semblable à ceux de là-bas ou d’ici. Comme eux, au bénéfice d’une passion simpliste, il nie la dimension historique de la pensée. Comme eux, il refuse toute mise en perspective. Comme eux, il colle au littéral mais, lui, d’une manière étrangement rétroactive. Les intégristes habituels refusent le présent au nom du passé. L’intégriste de la modernité, plus ambitieux, s’en prend au passé au nom du présent comme si, ayant atteint le sommet de la connaissance, il pouvait avoir de l’Histoire une vision à la fois panoramique et synchronique. L’avantage de la position sublime où il se juche, c’est qu’on n’y court pas le moindre risque. Perché sur la bonne branche, les bras tendrement serrés autour du cou de la grosse bête qui l’allaite, il peut paisiblement parler progrès, qu’il confond peut-être parfois avec avancement. Que répond l’inquisiteur quand on lui pose une question sur le siècle numéro 21 ? Qu’il ne lui appartient pas de porter des jugements de valeur. Magnifique ! Vraiment, il n’y a rien à dire sur le siècle numéro 21 ? Allons, c’est moins fatigant de tomber à bras raccourcis sur le pauvre Jean-Jacques, quitte à aggraver sa manie de la persécution ! Jacques Berque me parlait, en confidence, des liens étroits de certains orientalistes de jadis avec ce qu’on appelait alors le Renseignement. Inventera-t-on des contrôleurs des vertus passées qui réuniraient les compétences des indics, des policiers et des procureurs ? Que pensent les étudiants de tout cela ? Ont-ils encore le temps de penser quelque chose ? Leur a-t-on parlé, au moins, de l’horrible époque du fluide glacial et des boules puantes ?
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Vous voulez faire un parcours sans fautes ? Demandez aux fourmis.
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Comment Big Brother appelle-t-il ce repérage par l’œil auquel son sens élevé de la fraternité va lui faire un devoir de nous soumettre ? L’empreinte crétinienne ?
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L’éducation et la formation bourgeoises, quand aucun accident ne les détourne de leur destin ordinaire et qu’elles conduisent, comme prévu, à la flagornerie ou au mépris et, en tout cas, à l’obsession des postes, exposent la personnalité à un sinistre auquel il est rare qu’elle réchappe. Les sentiments habituels, chassés à la périphérie, centrifugés par le tourbillon d’angoisse narcissique de la vanité et de l’ambition, n’existent bientôt plus qu’à l’état de bribes, de paillettes, d’éclats – au sens où l’on parle d’éclats de chocolat – ou demeurent en suspension, comme la pulpe d’orange dans le jus. Le maelström central, machine à ne rien faire, organise tout, contrôle tout, commande tout. La vraie difficulté du bourgeois réussi est de s’accommoder d’une si exigeante passion, de tâcher d’en masquer, autant qu’il est possible, l’encombrante, et parfois obscène, vacuité. Tel est le rôle de l’idéalisme : mettre des mots sur rien. Je ne connais pas de grand bourgeois qui, le plus sincèrement du monde, ne soit persuadé d’avoir donné un sens à sa vie. Longtemps, fasciné par le pouvoir d’aspiration de cette rhétorique anxieuse, j’ai cru qu’elle cachait quelque chose en son fond. Elle ne cache rien. D’ailleurs, elle n’a pas de fond. Je passais à portée : par habitude, la pieuvre lançait un bras.
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Parfois, au centre, il y a un feu. Alors, on n’est plus en territoire bourgeois. Constamment alimenté par l’intelligence et l’action, comme chez Jacques Berque. Fantasque, imprévisible, dangereux, comme chez Maurice Clavel. Lumineux et serein, comme chez Stanislas Fumet. Et tant d’autres, feux de brindilles, feux de fortes bûches, feux d’un instant, feux de toute une vie. Ils me manquent, ces feux. Je vois bien ce que peuvent penser les jeunes. Qu’il y avait quand même un peu de théâtre là-dedans. Juste. Il arrivait à quelques pétards de vanité périphérique d’éclater. À la différence des bourgeois, elle se tenait autour, la vanité, pas au centre. Mais la vérité de ces feux se lisait dans les étincelles qui en jaillissaient et qui, si brillantes qu’elles fussent, ne parlaient jamais que du simple. À Asquins, près de Vézelay, on lit, sur la tombe de Clavel, qui était le plus remuant, le plus tourmenté, le plus fou, le verset de saint Matthieu dans lequel le Christ remercie le Père d’avoir révélé ces choses non pas aux puissants ni aux riches, mais aux petits et aux pauvres.
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Il est avec nous, le feu. Je n’en ai pas la preuve. Je le crois, je fais l’acte de le croire. Rien n’est plus raisonnable, ni plus désirable. Après tout, s’il se fait si discret, c’est peut-être pour que nous le cherchions mieux. Dans un très bel article de 1992, Bertrand Poirot-Delpech soutient que Clavel « aura illustré l’extinction d’une croyance trois fois millénaire dans la tirade qui tue et qui sauve, dans la formule qui fait bouger âmes et événements ». Rien ne se joue plus en fortissimo, c’est vrai, mais d’autres harmonies se préparent. Et d’autres dangers. Si j’avais un conseil à donner aux jeunes, je leur dirais de prendre garde à la conception, typiquement bourgeoise, du monde comme chantier, du monde comme terrain. Quand ils s’évertuent à couper les bras innombrables au fur et à mesure que la pieuvre les jette dans l’actualité, la bête sent que, malgré eux, ils lui rendent hommage ; et l’angoisse, en secret, leur confirme qu’elle a raison. « Venez à mon chantier, dit le monstre, vous y êtes les bienvenus ! Critiquez, attaquez, mordez : tout cela est caresse pour moi. Le terrain, comprenez-vous, vous êtes sur mon terrain. Je n’y risque rien. Tout s’y transforme en moi, même votre générosité. Une seule chose me blesserait à mort : qu’il y ait de l’ailleurs, que vous soyez ailleurs, que vous soyez d’ailleurs. »
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Ailleurs ? Quel ailleurs ? Celui qui est en nous tout simplement ! Celui dont nous faisons constamment l’expérience. De quoi d’autre pourrions-nous sérieusement parler ? Si Dieu existe, où nous rejoint-il, sinon en nous-mêmes ?
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RFI. Les gamins des banlieues expliquent qu’ils veulent se donner une meilleure image. Mais leur passif est si lourd qu’ils ne sont pas certains de réussir à l’imposer. Il n’est pas vrai qu’ils ne soient que des racailles : eux aussi, ils en sont persuadés, peuvent réussir. Voilà. Les psychomachins, les sociotrucs et les dévoués en tout genre ont réussi : les quartiers parlent comme le business. La modernité a eu leur peau. Le rap, c’est râpé. Imposer une nouvelle image, prouver la valeur par la réussite : message reçu. Contre-épreuve : inversons le jeu. Les bandes rivales des téléphones mobiles s’affrontent maintenant en plein jour. Bilan des violences : des milliers de salariés menacés de chômage. Une zone de non-droit s’est installée dans les affaires. Les responsables politiques n’osent plus y mettre les pieds. Une mission a été envoyée à New York pour étudier les méthodes mises en œuvre par les spécialistes américains.
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Si j’étais responsable politique, ou patron, et que mon pouvoir fût menacé, je n’aurais qu’un mot à la bouche : le concret. Premier avantage, mes interlocuteurs viendraient nécessairement se prendre dans mes filets. Le concret est toujours affaire de moyens, et c’est le pouvoir qui dispose des moyens. Je pourrais donc, du même coup, leur montrer à quel point je suis attentif à leurs préoccupations et leur assener des leçons de réalisme qui trouveraient nécessairement des complicités dans leur culpabilité. Deuxième avantage, en les collant au désir immédiat et au matériel par la glu du concret, je renforcerais en eux l’idée de la primauté absolue de ces catégories ; je les débarrasserais ainsi de leurs scrupules et chasserais de leur crâne toute tentation de critiquer les principes qui m’assurent la prépondérance. Tout cela est évident ; quiconque a observé plus d’un quart d’heure le fonctionnement d’un groupe humain l’a compris. Je trouve donc naturel que les dirigeants et les patrons en tout genre jouent le concret gagnant. Je reste par contre fortement étonné de voir leurs opposants politiques, associatifs, syndicaux entrer comme des moutons dans la bergerie de cette problématique. Rien ne permet de les croire franchement plus sots que la moyenne. Alors, l’intention de tromper ? Leurs avocats plaideront qu’incapables de s’arracher aux jeux de miroirs de la représentation, il leur reste à traîner leurs rêves dans les satisfactions fades de la négociation et les petites gâteries mondaines qui les pimentent.
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Le cerveau humain n’est pas un ordinateur. Un livre récent de Gérard Pommier nous délivre de l’absurde comparaison qui nourrit les analyses cognitivistes et comportementalistes. À ses explications savantes, je veux, revenant sur un thème déjà abordé ici, joindre l’annexe de mon témoignage. Le cerveau humain n’est pas un ordinateur mais il y a des raisons puissantes, au pays des Lumières, pour faire croire aux salariés des entreprises qu’il en est un, et des plus sommaires. Je ne souhaite pas imiter le docteur Knock qui s’exaltait en songeant qu’à l’instant où il parlait, des milliers de thermomètres brandis par des milliers de malades s’apprêtaient à rendre leur verdict. Pourtant, à l’heure où j’écris, d’un bout à l’autre de la France, des gens qui n’ont pas eu la possibilité d’étudier, ou qu’on a dressés à se fier aux beaux parleurs, s’imaginent sonder les reins et les cœurs quand un sansonnet surpayé découvre à leurs yeux éblouis ce qu’il appelle pompeusement la Théorie de la communication. L’émetteur, le récepteur, le message : voilà, plus ou moins savamment déclinée, toute la science de ce bel oiseau. J’accepte qu’on ironise sur la bénignité de mes indignations. À cela près que, si le lien entre les humains est le message, le monde est une boutique ; et la solitude, notre indépassable destin. Nous ne nous rencontrons plus ni dans les bases ni sur les sommets : nous vivons dans la prison du technico-commercial. La culture, la morale, l’éthique, l’idée du bonheur ? Des aérosols pour en renouveler l’atmosphère dans l’intérêt de la productivité. En un mot, le monde est une entreprise et l’entreprise, c’est le monde. Voilà trente ans que les salariés du privé et du public sont délibérément intoxiqués par cette saloperie. Y croient-ils vraiment ? Ils voient bien que l’humanité ne fonctionne pas ainsi. Ils font semblant. Mais c’est cela qu’on veut d’eux : qu’ils fassent semblant. Leur quant-à-soi ne gêne personne : la seule chose qui importe, c’est que leur quant-à-nous se taise.
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Des veaux, disait De Gaulle. Des cons, renchérit, paraît-il, son successeur. Je veux bien. La réaction de tant de mes concitoyens à l’égard de la Turquie ne me pousse pas à une énorme indulgence. Je ne ferai pas le bégueule pour une épithète un peu hard. À une condition. Si l’on pense que les gens sont des veaux ou des cons, on ne peut pas les laisser empoisonner par la clique managériale et sa claque médiatique. On me répondra que, là-dessus, le pouvoir n’a pas de pouvoir. Objection refusée. Un responsable peut toujours parler. Un responsable, même politiquement et juridiquement désarmé, peut toujours favoriser l’éclosion du quant-à-nous. Son quant-à-soi, en tout cas, ne produit pas de meilleurs effets que celui des veaux, ni des cons.
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Je feuillette une suite d’interviews récemment menées auprès de jeunes adultes. Jusqu’au mariage, on s’amuse ; après, place aux choses sérieuses : ce refrain m’horrifiait déjà il y a cinquante ans. Sont-ils sincères ? Pensent-ils convenable de parler ainsi ? Tout ça a un goût de salle de séjour trop briquée, de vaisselle du dimanche, de confidences sur la bagnole. Quel ennui ! Sinistre, cette idée fonctionnelle du plaisir ! Et l’amour, pour se ranger ! Voir plus haut : Picasso et le magasinier, Glucksmann, Morin. Je sais bien que beaucoup de gens vivent ainsi, pas plus mal que d’autres. Je ne veux pas faire le méchant. J’ai toujours été secrètement ému par ces vies patiemment composées. Je les fustige volontiers, mais je garde une réelle tendresse pour elles. La vaisselle du dimanche, au fond, ne me déplaît pas du tout. Le problème, c’est qu’à l’instant précis où s’exerce cette tendresse, elle agit, bien involontairement, comme un révélateur : ce qu’elle fait sourdre dans les gens de nostalgie, d’insatisfaction, de résignation m’est insupportable. Je ne m’en prends pas à la salle de séjour, à la bagnole, aux pots de fleurs. Ça ou autre chose ! Bibliothèques, tavernes, bordels, églises, tout est salle de séjour ! Je m’en prends à l’idée qu’il existerait, sur cette terre, des lieux où, tant bien que mal, on pourrait se donner le droit de vivre sans vivre.
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J’aime flirter avec les textes, ouvrir un livre au hasard, passer à un autre, écrire trois mots, touiller le tout dans l’imaginaire. Imbécile que je suis, je me le reproche, et m’applique encore à lire de la première à la dernière ligne ! Rassure-toi, petit ! Les vers ne te mettront pas de notes !
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L’émulation, c’est quand nous cherchons ensemble à faire mieux ce que nous faisons. C’est un sentiment noble, tourné vers l’intérêt général. Son ressort est l’amitié : pour ceux avec qui l’on travaille, pour ceux pour qui l’on travaille. La compétition, c’est quand nous voulons la peau de l’autre parce que la violence nous habite. Quels que soient les prétextes qu’elle mette en avant, elle est ignoble. Il n’est pas vrai qu’elle soit inscrite dans la nature des choses : seulement dans la logique de la veulerie. Mais, heureusement, la vie, c’est toujours la cour de récréation : que l’un d’entre nous dise « Je ne joue plus », voici les autres obligés de se poser des questions. Le petit jeu misérable et obsessionnel de la modernité ou le jeu immense et trouble de la vie : pensez ce que vous voulez de ce que vous voulez, voilà la question qui vous est posée aujourd’hui et qui vous sera posée demain. Personne n’a la solution pour personne. Silence, mystère, confiance, amitié.
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« La vie n’est pas un bouquet de conséquences », disait Léon-Paul Fargue. Abrutis par l’obligation d’afficher notre image, rendus fous par le devoir universel d’expliquer, nous finissons par devenir nos propres avocats, nos propres représentants. Tel est le fond de la logique de guerre : personne ne parle plus à personne. Nous nous hérissons d’arguments ; ce sont nos armes à feu. Notre peur de nous-mêmes nous lance inconsidérément sur l’autoroute de la causalité. Mauvaise défense. Pour se décoller de la société mécanique, il faut se décoller de soi. Suspendre son jugement. Prendre le temps de se promener dans ses rêves. Refuser la tyrannie du dialogue. Ne jamais se croire obligé de répondre. Face à l’agressivité, et à la peur qui la provoque, le raisonnement à quia : parce que, un point c’est tout. Pratiquer l’ignorance créatrice. N’accepter que les rôles cuisinés maison. Ne jamais se justifier, surtout à ses propres yeux. Ne pas résister au simple, qui n’est jamais le proclamé, ni au complexe, qui n’est jamais le compliqué.
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Curieux. Après avoir écrit ces lignes, je retrouve le sentiment de désolation qui m’assiégeait à la fin de chaque session. « Qu’est-ce que j’ai encore raconté ? Je ne peux donc pas me taire ? Je me prends pour qui, pour quoi ? Va te cacher. Va délirer un peu. Insupportable d’être ainsi reconduit à soi-même. C’est la dernière fois que je me livre comme ça. Je ferais mieux de m’occuper de ma pagaille. Désormais, je ferai technique, je ferai détaché. Tout ça se paye trop cher en orgueil égratigné, en désillusion. L’atterrissage est trop dur. L’image, je le jure, je jouerai l’image. » La prochaine fois sera comme celle-ci : ce n’est pas à moi que j’aurai affaire, mais aux autres. Et la folie de les rejoindre me reprendra. Tant pis. Arrivera ce qui arrivera. Va où tu veux, meurs où tu dois.

(18 décembre 2004)

Valeurs et voleurs

LE MARCHÉ XIV

Métro. Mon oreille parvient à extraire des crachements de la sono un message m’invitant à ne pas fumer par application de la loi et par respect pour les autres voyageurs. Il y a là un attelage bancal, ce qu’on appelle, en grammaire, un zeugma. D’un côté, on me rappelle la loi. Soit. À moi de choisir de m’y conformer ou non. De l’autre, on me fait la morale. Je rejette catégoriquement ce mélange des genres, cet abus de pouvoir. La RATP est chargée de me transporter convenablement, pas de m’enseigner le respect. Cordonnier, pas plus haut que la chaussure.
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La réponse que j’attendais depuis longtemps est arrivée, fulgurante. Voilà trente-neuf mois que sa fille est morte. Le verdict a été rendu, le coupable condamné au maximum. Une écervelée lui plante un micro sous le nez et, comme à l’accoutumée, lui demande, l’air entendu, si elle va pouvoir enfin commencer son deuil. C’est son job de poser cette question : pas plus compliqué que de faire poinçonneuse aux Lilas. Depuis trente-neuf mois, dit cette femme, je pense que cette formule n’a pas de sens. Me voici aux anges, aux anges pleurant.
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Ces manies de langage inventées par des cuistres et colportées par des fainéants, plus cruelles que les loups pour les moutons que nous sommes, exécutons-les sans la moindre pitié : la vie de l’esprit commence par cette mise à mort. J’entends l’ironie de ces âmes plates, vastes comme des grandes surfaces, qui se sont aménagées en salles d’attente des opportunités réalistes : « Voyons, ce ne sont que des mots ! » Des mots, certes. À mon avis, quand il s’agira de chiffres, vous y regarderez de plus près.
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Il y avait des lois scélérates. La loi sur le voile, c’est vraiment la loi niaise. J’imagine quel démon passera dans le cœur de Dounia et de Khouloud, les petites exclues de Mulhouse, quand elles entendront Raffarin et Jack Lang célébrer la tolérance ! J’ai tout de suite pensé à la chanson de Pierre Perret : T’en fais pas, mon p’tit loup. T’inquiète ! La vie est plus large que le crâne des pharisiens, même s’ils sont paroissiens de la laïque. Ça fait froid dans le dos d’imaginer des enseignants qui se chamaillent pour savoir si un foulard un peu transparent, ou un bandana plus large, et si la racine des cheveux… Finalement, être virées les fera peut-être échapper au pire. La loi, c’est la loi, ça ne se discute pas, la loi : voilà toute l’argumentation que leur oppose le représentant d’un syndicat d’enseignants, voilà son progressisme, son humanisme, sa pédagogie. Un peu court, non ? Bizarre. Il a gagné, et il a toujours l’air aussi furieux. J’ai beau sonner le rassemblement de mon imagination citoyenne, je ne vois pas ce client-là désintégrer les intégristes. Les exciter, plutôt. On peut plaider pour lui. Ce n’est pas sa faute si l’enseignement – public et privé – a plaqué la vie pour se mettre en ménage avec l’efficacité, cette maîtresse vulgaire. La loi, c’est tout ce qu’on lui a laissé. L’affaire du voile lui donne un sentiment provisoire de puissance. Il en jouit. C’est un leurre, une tromperie. Il le sait. Il voudrait plus et mieux. Ressentiment. Tout cela est affreusement triste. On a fait de cet homme le gardien d’un temple sans autels ni divinités, le conservateur du Musée de la poussière.
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Un mot d’Amélie Nothomb me plonge dans la perplexité : « La faim, c’est vouloir. C’est un désir plus large que le désir. » C’est vrai. Largement vrai. Presque vrai. Mais ne pas régler trop vite la question du désir. Quand on est à barboter dans la pataugeoire commune pour tâcher de s’en débrouiller au moins mal, on n’est pas tellement vivant. Quand on s’en imagine débarrassé, on est déjà mort.
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À part cela, elle a raison, Amélie. La faim. Vous êtes devant le petit tas de misères qui vous accompagnera dans le cercueil. Il fait le temps qu’il fait, vous avez le moral comme vous pouvez. Soudain, il vous prend comme une érection de l’âme. Une envie de rire. Aux anges. Aux anges riant. Une satisfaction achevée, plénière, parce que piquée d’un manque délicieux. Une prodigieuse indifférence, une détermination de fer. Vous jouez et vous êtes joué. Vous vous savez inutile et indispensable. Vous n’êtes pas venu pour rien sur cette terre.
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À chaque fois, le même embarras. Entrer dans le hall d’une grande entreprise ou d’une institution publique me fait douter. Tout est si aimable ici, les hôtesses si accueillantes, le café si joliment servi. Pourquoi donc, lourdaud, es-tu en guerre permanente contre ce monde-là ? Hein ! Pourquoi ? La culpabilité m’envahit. En attendant qu’on me fasse signe, je m’assois. Je prends l’air qu’il faut, modeste mais quand même. Ma tête est vide. Je sens le poids de mon manteau, le tissu de mon pantalon sur mes jambes, le léger pincement que m’inflige une chaussure. Comme si mes vêtements, dressés à me servir, prenaient soudain de l’importance à mes dépens. Pendant qu’ils se livrent à ces agaceries, je regarde les gens. Ils ont l’air si à l’aise dans leurs uniformes ! Troublant. La bévue n’est pas loin, ou l’acte manqué. Qu’ai-je fait de mon badge ? Pour le trouver, je vide ma poche. Mon porte-monnaie est resté ouvert, les centimes d’euro s’égaillent gaiement sur la moquette. L’hôtesse vient m’aider à ramasser. Elle a de jolies jambes, je les regarde un peu trop. Je dois avoir l’air d’un zozo. C’est alors que s’établit une étrange familiarité avec les employés. Ils ne se moquent pas de moi : ils pensent que je n’ai pas l’habitude, que je suis un bleu de l’organisation moderne, que peut-être ça viendra. Leurs paroles ne me touchent pas vraiment ; elles me grattent, un peu comme mon pantalon. Pourtant, nous nous ressemblons ; eux et moi, ici, nous sommes tous à l’envers. Le dire nous remettrait peut-être dans le bon sens. Difficile. J’essaye une plaisanterie, une gaudriole : la moquette éponge tout. Allez, on m’attend là-haut. Dommage ! Les halls ont dû me faire rater bien des démarches : ce qui se dit dans les bureaux est tellement moins intéressant que ce qui ne se dit pas dans le hall ! Là-haut, on joue avec l’endroit, mais tout est faux ; en bas, on se bat avec l’envers, c’est plus juste. La preuve : quand je redescends, il y a toujours un ou deux sourires à l’endroit qui m’attendent.
Ξ
Rencontre avec un policier de la PAF, la police de l’air et des frontières, qui contrôle nos passeports aux aéroports. C’est un jeune, il veut humaniser le métier, donner une image moins grincheuse de la police. Il bavarde avec les passagers, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé. Tout ça est charmant. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Si ce jeune policier entrouvrait la porte à son débat intérieur, il aurait à choisir entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, il met la barrière. Il est là pour faire son travail, il est payé pour ça : il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis.
Ξ
La société contre-désir : ainsi faudra-t-il désigner le début du XXe siècle occidental. Que tant de gens se posent aujourd’hui la question de mettre la barrière, qu’un nombre toujours croissant de travailleurs aient le sentiment de vivre sans eux-mêmes et, de plus en plus souvent, comme l’écrit une correspondante, contre eux-mêmes, voilà qui devrait préoccuper au premier chef les responsables et les élites : presque personne, dans ces tribus, ne s’en soucie. Ignorance ? Non. Tout le monde sait. Ce poids sur toutes les épaules, tout le monde sait. L’aigreur, la méchanceté qui en résultent, tout le monde sait. Ce fantastique réservoir de violence, tout le monde sait. Évidence trop lourde, voilà tout, et dont l’élusion, pour parler comme Jacques Berque, signale l’extrême gravité. Nos professeurs de démocratie, nos experts, nos moralistes de pupitre sont d’éternels bons élèves, d’irréprochables enfants sages qui servent, aussi fidèlement qu’on le leur a appris, les deux déesses régnantes de la société française, Carrière et Sécurité. Rien de pendable là-dedans. Pourtant, à une époque qui exige bien plus, la réduction de leur champ de vision et les limites qu’elle impose à leur caractère comportent des conséquences monstrueuses auxquelles ne peuvent remédier ni leur intelligence ni leur travail. Cela aussi, ils le savent. Pour se dédouaner, ils bronchent un peu, et se font croire qu’ils ruent. J’en connais qui rampent pour avaler les miettes du petit déjeuner d’un grand patron mais qui, ventre et vanité une fois rassasiés, confient au premier venu que l’entreprise, entre nous, cher ami, avouez que ce n’est pas passionnant. Ils savent, j’y insiste, ils savent. Ce que je dis ici, ils le développeraient mieux que moi. Mais reconnaître qu’ils savent les conduirait au désastre. C’est pourquoi, par dépit plus encore que par passion, ils se condamnent à courir les médias et à lécher l’actualité. S’ils sortaient un instant de leur conditionnement, ils se décomposeraient. Pour survivre, ils nient ; optimisme, c’est le nom de code de leur inavouable désespoir. Non, leurs concitoyens ne sont pas rongés de doute ni de dégoût ! Non, la vie sociale n’est pas un jeu de rôle contrôlé par des pervers ! Non, les gens ne vivent pas dans des tranchées ! Non, nous ne sommes pas au temps des nouvelles catacombes ! Il ne peut pas en être ainsi puisque, si c’était le cas, ils ne trouveraient rien, ni dans leur présent ni dans leur passé, qui leur fût de quelque secours ; puisqu’ils se verraient protégés de cet enfer par la seule cloison de leurs dérisoires privilèges, et qu’ils ne le supporteraient pas. Nier, toujours nier. Vingt fois j’ai invité des journalistes influents, des intellectuels en vue à m’accompagner pendant trois jours dans une session de formation pour y entendre parler des techniciens, des secrétaires, des cadres. Ah ! les fins sourires qui m’étaient opposés ! Ah ! ces non-réponses plus terrifiantes que des refus ! Quel encanaillement je leur proposais là ! Que j’étais perfide de les tenter ainsi ! « Trois jours, leur disais-je. Pour vous, ce n’est pas du temps perdu. Vous les entendrez. Ce n’est pas moi qui les choisis, c’est l’entreprise. Il n’y a pas de piège, pas de manœuvre. Venez ! Écoutez ! Sentez ! Interrogez qui vous voulez. » Sentir : un mot terrible pour eux. Trop de nature là-dedans ? Trop d’abandon ? Trop d’enfance ? Trop d’oubli ? « Trois jours comme ça, m’a dit l’un d’eux, pourraient tout fausser. »
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Il dit juste, le policier de la PAF. Sans doute rêve-t-il d’un travail où il n’entendrait pas les clandestins hurler. Mais qui a vu verra. Il ne lui faudrait pas un mois, ailleurs, pour dresser d’autres barrières. Sans vous ou contre vous, c’est bien le mail que nous envoie le monde. Le Lai du Chèvrefeuille, lui, assurait : Ni vous sans moi ni moi sans vous. Bien sûr, si je dis que la société se fait sans les gens, quarante officines de voyous proposeront immédiatement, au même tarif, quarante moyens d’assurer leur participation à la décision, tandis qu’un notable glougloutant, réveillé en sursaut, m’accusera, à tout hasard, de calomnier les admirables efforts des populations laborieuses pour conforter la croissance. C’est vrai pourtant que la société se fait sans les gens, mais il faut, pour l’expliquer, baisser le ton, se mettre sur une fréquence clandestine : plus les quarante voleurs versent d’huile de vidange dans les rouages, plus les importants s’égosillent aux valeurs, plus la société se fait sans nous ou contre nous.
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Un professeur inspiré vous lit un poème. Vous avez dix-sept ans – on est sérieux quand on a dix-sept ans – et en voilà pour la vie. C’était la Complainte de Madame Louise de Savoie, mère du Roi, en forme d’églogue, de Clément Marot. Où l’on trouve ce vers : Songez la mort, songez le tort qu’elle a.
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Dans les cimetières, je l’oublie, ce vers, mais je ne peux mettre les pieds dans une cérémonie officielle ou dans une réunion publique sans qu’il ne vienne me tarauder. Nous, Occidentaux, nous ne sommes ni meilleurs ni pires que d’autres. Notre société est faite de vivants aussi vivants que d’autres. Mais cette société de vivants est une société morte. Voilà ce que trouve dans nos bagages ce jeune policier de la PAF qui n’a lu ni Marx, ni Léon Bloy, ni Baudrillard. Il sent juste. Il devine qu’il n’y a plus aucun point commun, nonobstant le discours des voleurs et le discours des valeurs, entre ce que nous désirons, ce que notre cœur, si corrompu qu’il soit, sait encore aimer et ce que nous vivons ensemble. Plus aucun rapport entre ce qui mûrit de bon en nous-mêmes et ce qu’on nous propose ou nous impose. Entre ce qui a du prix à nos yeux et ce qui a du prix aux yeux de la sale bête qu’est devenue la société. Mais alors, direz-vous ? Alors ? Je ne sais pas, moi. Je fais comme beaucoup. J’essaye. Je me débats. Qui dira ce qu’il faut faire? On peut supporter. On peut rêver. On peut rester. On peut claquer la porte. On peut ironiser. On peut se révolter. On peut crier. On peut se taire. On peut prier. On peut travailler. On peut dénoncer. On peut pardonner. On peut dormir. On peut réfléchir. On peut s’amuser. On peut oublier. On fait comme on veut, on fait comme on peut. On peut se risquer à ôter la barrière, si on n’a pas peur d’avoir très mal. On peut choisir d’attendre encore, si on a le courage de patienter dans la boue. La bonne solution n’existe pas, mais tout est bon qui ne triche pas avec l’évidence de cette barrière, avec l’évidence qu’elle est absurde et scandaleuse, avec l’évidence qu’il faut qu’elle tombe pour que nous vivions. Que tout est mauvais qui la justifie, qui la nie, qui l’évite, qui l’élude, qui prétend négocier avec elle, qui veut en tirer avantage ou plaisir. Songez la mort, songez le tort qu’elle a…
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Ils n’aiment pas la civilisation occidentale, ceux qui ne désirent pas la guérir de son effroyable blessure : ils ne veulent qu’en dilapider les restes à leur profit, vendre au monde ce qui la tue.
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Bush, donc. Je le craignais. Je m’en réjouis peu. Au fond, est-ce si étonnant ? Tout cela n’est-il pas un aveu ? Bush l’intégriste a gagné, Ben Laden avec lui et, avec ces deux-là, les missionnaires de tout poil, croyants ou non. La défense de la foi, ou de la liberté, ou de la démocratie, ou de la sécurité, ou du pétrole, autant de prétextes pour s’en prendre aux autres, pour s’ingérer, pour digérer. Les gouffres qu’ouvre la victoire de Bush, celle de Kerry n’aurait fait que les masquer. Il est devenu évident que les valeurs d’un Occident en phase finale de décomposition sont des produits d’appel pour ses supermarchés, ses banques, ses Patrick Le Lay. La modernité glorieuse, la voici : un fondamentalisme cruel contre un autre fondamentalisme cruel, les noces de l’argent et de la mort. Le scepticisme, la fausse pudeur, la mesure, ce qu’on appelait naguère le respect humain étaient, pour la vieille Europe, autant de protections contre une désillusion trop brutale. Trois ans, deux tours, deux avions, le culot d’un Texan d’opérette, faux mystique et vrai cynique, la voici toute nue. Toutes les lignes idéologiques de la démocratie communicationnelle, dont les conflits furent si longtemps de plausibles prétextes à de rassurants bavardages, ont le même terminus : la station Bush-Ben Laden. De quelque manière que, de l’extrême droite à l’extrême gauche, on s’évertue désormais à trousser ses jupons, l’envie n’y sera plus. Le sociodrame commence. Que ne va-t-on déverser sur ce George Bush, maintenant qu’il est trop tard, qu’il a joué son rôle, qu’il a frappé les trois coups et qu’il n’est plus, dans la pièce qui commence, si puissant qu’il soit, qu’un figurant sans texte ! Vaines et trop faciles imprécations. Nous avons devant nous une tâche plus modeste, mais immense. Comme on guette dans l’escalier les pas de qui on aime, il nous faut écouter grandir et s’étreindre les rumeurs sourdes et légères que les klaxons de la modernité veulent étouffer. Elles n’ont pas d’identité connue. Elles sont furtives, insaisissables, souterraines, aériennes. Elles nous invitent à renouer avec un commencement permanent qui nous attend depuis longtemps, depuis toujours. Elles nous font signe de lui tendre notre main pour qu’il la prenne. Elles disent à chacun de nous que tout le monde est là, que le couvert est mis, qu’il peut venir. Ainsi parle Agnès Gueneau, professeur de philosophie et poétesse de l’île de la Réunion :
Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques

seuls ceux qui interrogent
voient
seuls ceux qui souffrent
savent
seuls ceux qui depuis toujours
se sont mis en route
peuvent encore chanter
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Actuel, Nietzsche, non ? : « Personne n’ose plus mettre sa propre individualité en avant, on prend le masque de l’homme cultivé, du savant, du poète, du politicien. Si l’on s’avise d’attaquer de pareils hommes, avec l’illusion qu’ils prennent les choses au sérieux et qu’il ne s’agit pas pour eux d’une farce – attendu qu’ils font tous parade de sérieux- on s’aperçoit au bout d’un moment qu’on n’a plus entre les mains que des loques et des chiffons bariolés. (…) L’homme d’esprit sérieux (…) a mieux à faire que de se battre avec ces prétendues réalités. » À propos, George Bush est peut-être bien l’instrument de la Providence ? Pas comme il le croit, voilà tout. Allez savoir avec elle !
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En tout cas, vive l’Amérique du western ! Vous me direz que le western, ce n’est pas loin des Indiens et que là… Oui, oui, excellents jeunes gens, c’est vrai. Mais dites-moi : connaissez-vous un chant qui, de quelque manière, ne soit tissé de tristesse, escorté d’injustice ? Même Homère, même la Bible. L’amour le plus fort, le plus vrai, croyez-vous qu’il ne verse jamais de tristesse dans un autre cœur ? Allons, soyez généreux, laissez-moi aimer le western. Ne reprochez pas à l’oiseau qui s’envole la décharge d’où il sort. Ne refusez pas le chant qui vous envahit, même s’il est immérité. Et reprenons ensemble le refrain du film de Sydney Pollack qui nous fut proposé deux jours avant la cérémonie de confirmation de George Bush, deuxième du nom :
La route où tu chemines
Doit être celle de ton cœur.
Le jour où tu t’arrêtes,
Dis adieu au bonheur.
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Je lis La Croix dans l’avion : un peu d’altitude lui fait du bien. Soudain, le trou d’air fatal. Savez-vous qui est Sœur Marie-Christine Bernard dont une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire taquin à la Zazie ? Sœur Marie-Christine Bernard est une ancienne assistante sociale devenue professeur de théologie, d’anthropologie et de philosophie, spécialiste d’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… On sent la rédaction de La Croix un peu gênée. Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est tout près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Air France ! Dieu ne déteste probablement personne, même pas Patrick Le Lay. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les entrepreneurs, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table français aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »
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Rien à dire sur l’expédition du député Didier Julia. Beaucoup à penser sur le conseil d’un de ses collègues de l’UMP qui l’invite à « rester dans sa case ». D’un côté, une possible imprudence ; de l’autre…
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Ce je sais pas qu’on ne cesse d’écraser, flaque d’ignorance satisfaite, sur la vitre de mon visage, ne me dit rien de bon. Le discrédit de la gentille particule ne est injuste. Je partage là-dessus l’opinion de Jacques Pohl, rapportée par Grévisse : « L’élimination de ce mot léger, plein de finesse, mais peu utile, sera sans doute un des faits marquants de notre siècle… » Provocation ? Pas du tout. Entre je ne sais pas et je sais pas, on pourrait repérer un glissement de civilisation. Le ne marque une minuscule suspension du jugement, une manière de prendre date. Je ne sais pas, mais l’inutilité que ce ne discret confère à mon ignorance la met un peu à distance, la nuance, laisse espérer que peut-être, un jour… En même temps, cette mention esthétique, picturale, est comme un signe à l’interlocuteur. Je sais pas, c’est une pierre qui tombe entre nous, le colis qu’on m’a dit de vous livrer ; je m’en débarrasse, débrouillez-vous en, le travail est fini, je ne suis plus là pour personne, ni pour moi-même. Chacun dans sa case. Je ne sais pas me laisse présent, me garde un peu avec vous, crée entre nous un lien ténu. Dans je ne sais pas, quelque chose résiste, regimbe contre la certitude pesante, l’objectivité mécanique, le renoncement paresseux. Quoi donc? Je ne sais pas, précisément ; il faudra que nous en reparlions.
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Mon ami le clochard, qui m’ouvre généralement la porte du Monoprix, patrouille ce matin sur le trottoir d’en face, devant la boulangerie. Je lui adresse un petit bonjour. Quand il voit ma main plonger dans ma poche, il lève très légèrement la sienne, comme pour prévenir une offense : « C’est dimanche, aujourd’hui, dit-il d’une voix déjà pâteuse, on ne travaille pas. » Il a ses têtes. Je le sens outré d’entendre son collègue habituel, formé à l’ancienne manière, injurier un chaland récalcitrant. Lui, il connaît son monde. Il ne confond pas vie professionnelle et vie personnelle. Il respecte ses partenaires économiques. À qui se détourne ou l’ignore, il souhaite, pour toute vengeance, une excellente journée. Une bonne douche, et il est prêt pour un grand poste.
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Une note joyeuse : la danse macabre. On m’avait appris qu’il s’agissait d’un thème chrétien du Moyen Âge, illustrant notre égalité devant la mort : hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, beaux et laids, la Faucheuse nous entraîne tous dans sa ronde ricanante, perspective qui propose assez peu d’aperçus encourageants à la vie terrestre. Avant de se désoler, mieux vaut se rendre à La Ferté-Loupière, dans l’Yonne. L’église Saint-Germain y abrite une fresque représentant une des rares danses macabres qu’on puisse voir en France. Un étonnant personnage à la voix de stentor sort de derrière un pilier et vous propose humblement de vous fournir quelques explications. À peine avez-vous accepté qu’un déluge chaleureux de mots et d’idées s’abat sur vous ; quand vous partirez, Julien – c’est son nom – vous donnera les textes qu’il a écrits. Il dit tant de choses, il a lu tant de livres, il brasse ses références avec une allégresse si puissante que vous en restez sonné, épuisé, ravi. N’oubliez pas de lui demander de vous conduire, pour finir, derrière l’ancien presbytère, dont les toits, enchaînant sur celui de l’église, semblent un océan vertical partant à l’assaut du ciel. De cette singulière visite, je ne peux livrer que quelques souvenirs. Une étymologie surprenante, d’abord. Je ne l’ai pas vérifiée. Si elle n’est pas vraie, elle est bien trouvée. La cabre serait un vieil outil français servant au puisatier. Il s’agit de trois fortes perches qui, liées à une poulie au sommet de l’engin, arrachent la terre du puits. Ma mort, c’est ma cabre. Les trois perches, image de la Trinité de Dieu, m’arrachent à la terre et m’invitent à danser la cabriole de l’éternité. Mais il y a surtout, à La Ferté-Loupière, l’admirable fresque de la fin du XVe siècle, étonnant catéchisme mural. Dix-neuf couples, dix-neuf vivants et leurs dix-neuf macabres, y forment cortège. Observez comme ces squelettes dansent, exulte Julien, comme ils sont gais et farceurs. Ils ne sont pas là pour faire peur. Ils parlent de votre forme spirituelle, nullement ennemie de votre forme corporelle : son guide plutôt, sa complice bienveillante, son amie de l’intérieur, ironique et intransigeante. Voyez aussi les différences subtiles dans le vêtement des macabres. Elles ne doivent rien à leur condition sociale. Voyez ces voiles, signes de la bénédiction divine. Observez qu’ils sont d’ampleur inégale et cherchez comment ils ont été distribués. Au cœur spirituel, à celui qui annonce la bonne nouvelle, un grand voile pour son macabre. Au ménestrel, qui chante la beauté et la joie de la terre, un petit voile sympathique. À celui qui a choisi le pouvoir, spirituel ou temporel, « pas d’honorabilité d’éternité », explique Julien. Pas le moindre voile. Son macabre va à poil ! À os !

(7 novembre 2004)

À contre-voie

LE MARCHÉ XIII

Pourquoi parler de politiques plutôt que de politiciens ? La pratique, le praticien. La technique, le technicien. La politique, le politicien. Pourquoi punir un mot de l’insuffisance de ceux qu’il désigne ?
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Le remplacement progressif, dans les pays occidentaux, de la misère la plus criante par une fatigue de vivre décourageante, l’impossibilité où se trouvent les plus démunis de s’y faire entendre, l’exil des enjeux essentiels vers les buildings de la mondialisation, la résignation consensuelle, quoique douloureuse, qui atteint toutes les classes de la société tandis que les nouveaux jeux du cirque, à la portée du moindre clic, plantent leur tente au beau milieu de notre intimité, tout cela émousse la fièvre des débats publics et oblige les politiquiciens à hausser d’un ton le niveau de leur égosillement. Si je ne m’en réjouis pas, je ne m’en attriste pas outre mesure. Les conséquences fâcheuses, voire désastreuses, nous les voyons déjà. Braquons plutôt le projecteur sur un effet paradoxal possible. Cet impitoyable décapage pourrait nous reconduire, par des voies certes périlleuses, à la question centrale de la vraie démocratie : comment voulons-nous vivre ensemble, pour quoi et pourquoi ?
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On me demande : êtes-vous optimiste ou pessimiste ? Si la France, l’Europe, l’Occident suivent, en la descendant, la pente de la modernité, je suis pessimiste à 100%. Pessimiste pour les individus, pessimiste pour la société, pessimiste pour la paix du monde. L’optimisme ne peut venir que de l’espoir d’un imprévisible élan qui surgirait soit d’une zone de pureté ou de vigueur miraculeusement préservée, soit d’une perfection dans la décomposition, d’un excès de dégoût.
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Oui au non de Laurent Fabius. La France, aiguillon têtu de l’Europe, c’est bien. Et la résistance de Chirac et de Villepin aux USA, c’est toujours bien. Verrions-nous se composer peu à peu, sous nos yeux incrédules, le puzzle d’une politique du sens ? Je ne suis pourtant ni du côté de Chirac ni de celui de Fabius. Peu importe. C’est l’honneur de la liberté que de saluer ce qui est bon. Et c’est l’espérance obstinée qui donne sa dignité à la critique. « Vieil homme recru d’épreuves, disait de lui-même le général de Gaulle, jamais las de guetter dans l’ombre la moindre lueur de l’aube. »
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Je ne sais ce que guette le receveur de mon bureau de poste, mais il est grand, poncé, majestueux et impeccable. Je lui fais part de mon sentiment sur la dégradation des relations humaines dans son royaume. L’attente est trop longue. Les employés, peu nombreux, ne semblent plus là pour répondre aux demandes des usagers mais pour leur placer de nouveaux produits. Ils le font du bout des lèvres, l’air écœuré. Les altercations se multiplient avec des clients excédés. J’explique au maître des lieux que cette situation est malsaine, qu’il doit le faire savoir à ses supérieurs. Il me regarde fixement. « Le point de rupture va bientôt être atteint », lui dis-je. « Probablement », constate-t-il avant de prendre congé.
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Une œuvre perspicace du sculpteur Chen Zhen : une table de salle à manger entourée de sièges de toutes sortes qui se sont hissés au niveau du plateau de la table et encastrés en lui. Belle image. La seule instance possible, c’est nous. Faire monter ce nous à l’assaut de tous les pouvoirs. Le reste est tyrannie.
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On le voit bien dans l’œuvre d’un autre sculpteur, Beng Thi. Deux tiges métalliques verticales (structure, idéologie, transcendance truquée) soutiennent la rouille et les ruines d’un personnage déchiqueté. Le corps est posé sur les tiges comme un vêtement sur un cintre, un épouvantail sur son bâton. Il ne tient plus à rien. Il ne ressemble à rien. Il n’est pas là. Il n’a jamais été là.
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Le Français moyen, même s’il joue rarement à la manille aux enchères avec Ben Laden, sent que la politique selon Bush, ça ne va pas. Il est donc urgent de lui prouver qu’une fois de plus, il se montre borné et sommaire, et que les choses sont bien plus compliquées que ses neurones hexagonaux ne peuvent le percevoir. Plusieurs livres s’en chargent, ces temps-ci. Que sait-il d’ailleurs de la société américaine, ce péquenot, et, notamment, de cette bonne société où se recrutent les candidats à la présidence ? J’ai feuilleté ces livres. Ils ne sont pas inintéressants mais tout se passe comme si ce déluge d’informations avait pour fin principale, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, de noyer dans la honte de l’ignorance un sentiment populaire premier, tenace, élémentaire, dont les élites américaines n’ont pas grand-chose à redouter mais qui pourrait se mettre fâcheusement en travers des intérêts de leurs cousines françaises. Rien ne me ferait plus plaisir que d’être commis d’office à la défense de ce sentiment-là. Je ne crois pas que le peuple pense que tous les Américains soient des clones de leur président actuel, ni d’obèses dévoreurs de hamburgers armés jusqu’aux dents qui se trompent obstinément de far west. Le peuple est plus fin qu’il n’en a l’air même si, snobé en permanence, il lui arrive souvent d’avoir honte de sa lucidité et de parler contre ce qu’il sent. Que George W. Bush soit un personnage habité par le vide, une coquille où retentissent les échos entrecroisés des peurs archaïques et des violences qui les justifient, le populaire n’a pas besoin de s’appesantir longuement sur cette évidence : c’est gros comme une maison blanche. Ce n’est pas de lui, pourtant, qu’il se soucie, mais de ce qu’on ne l’a pas empêché de commettre, cette effroyable guerre d’Irak dont les conséquences néfastes et perverses poursuivront ses enfants. Et qui lui rendra très difficile de ravaler sa nausée si, Bush regnante, on lui parle encore des valeurs communes censées rassembler les États-Unis et la France.
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Il faut saluer une manière de perfection dans la loi qui, désormais, punit toute tentative d’évasion, même non accompagnée de violences ni de dégradations : cette disposition est désastreuse autant par les conséquences qu’elle va entraîner que par les principes qu’elle engage. Côté bon sens, d’abord. La question de l’évasion ne se pose sérieusement que pour les longues peines. On ne voit pas comment la menace de quelques mois ou de quelques années supplémentaires d’enfermement dissuaderait un condamné à vingt ans de tenter l’aventure. Le seul résultat de la nouvelle loi est d’ôter de son esprit l’idée qu’une évasion pacifique lui serait avantageuse. « Ça passe ou ça casse », tel est le slogan qu’on impose aux prisonniers qui rêvent de la belle. Les plus cyniques y verront une justification de leur violence ; les autres seront inutilement induits en tentation. Les victimes potentielles de ces évasions courront des risques infiniment plus grands. Il ne fera pas bon se trouver sur le chemin d’un évadé qui ne pourra pas espérer la moindre clémence de la loi. Quant aux gardiens de prison, leur sécurité n’aura rien à gagner de cette nouvelle dramatisation de l’univers carcéral. En un mot comme en mille, il est déraisonnable de décourager, là où il vit encore, l’esprit chevaleresque d’Arsène Lupin. Comment ces évidences ont-elles pu échapper à ceux qui ont rédigé ces dispositions et à ceux qui les ont votées ? Est-ce là le pragmatisme de la gouvernance moderne ? Est-ce là son réalisme ? Nous voici en tout cas fortement incités à rompre avec une critique idéaliste de ce pragmatisme-là. La modernité n’est pas à condamner parce qu’elle limiterait son horizon à un utilitarisme un peu court, parce que, trop occupée des choses et de l’argent, elle délaisserait de plus nobles horizons. La vérité est qu’elle se moque comme d’une guigne de l’efficacité entendue comme la recherche des moyens les plus propres à assurer la paix civile et la sauvegarde des citoyens. Efficacité, utilité, pragmatisme, réalisme sont des manières de dire, des prétextes, des paravents derrière lesquels se cache une passion despotique. Ne pas punir une évasion pacifique, c’est laisser du jeu, au sens mécanique du mot, à la liberté ; c’est ne pas voir a priori dans l’évadé un récidiviste en puissance, c’est ne pas exclure, par exemple, qu’aller embrasser sa femme et ses enfants puisse être la raison d’une tentative d’évasion. En un mot, c’est choisir la confiance contre la défiance, l’esprit contre la lettre : un tel choix est insupportable au despote et aux esclaves du despote. Il déclenche en eux une transe de sombre prophétie, seule capable de leur faire supporter leur immaturité ; quand apparaîtront les conséquences cruelles de leur aveuglement, ils y trouveront matière à des prophéties plus sombres encore. C’est que, moins ils sont capables de faire face à leur liberté, plus il leur est nécessaire de contrôler celle d’autrui, de s’installer dans son âme à la manière d’une force d’occupation qui, naturellement, proteste hautement de sa bienveillance. Leur but n’est pas d’apaiser les peurs d’aujourd’hui, mais de mûrir la violence de demain : elle porte en elle la promesse d’une répression accrue, c’est-à-dire d’une jouissance plus exaltante encore.
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Telle est la logique de guerre, comme on disait lamentablement lors de la précédente guerre d’Irak, que nous voyons George W. Bush et ses conseillers tenter d’imposer au monde. Loin de susciter en moi un antibushisme primaire, la guerre d’Irak me conduit à le vouloir primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. Primaire : parce que nos valeurs morales, si elles ne sombrent pas dans l’ignoble, auront du mal à s’accorder avec la manipulation de la peur, de la haine et du mensonge. Secondaire : parce que nos valeurs démocratiques, si elles ne sombrent pas dans la fumisterie, auront du mal à accepter qu’on ruine un pays tout entier, qu’on le mette à feu et à sang sous prétexte de le libérer en prétendant, en outre, faire de ce viol la première étape d’un brigandage généralisé dans la région à laquelle il appartient. Tertiaire : parce que nos valeurs humanistes, de Descartes à la Révolution, si elles ne sombrent pas dans la trahison, auront du mal à admettre que les intérêts les plus gras de la nation la plus riche du monde puissent être mis en balance avec le désespoir où sont jetées tant de consciences et tant de sociétés. Quaternaire : parce que nos valeurs religieuses, celles du christianisme et des autres cultes présents sur notre sol, si elles ne sombrent pas dans l’ordure de l’occultisme, auront du mal à accepter que le citoyen Bush se prenne pour l’élu de Dieu et à voir dans son ubuesque croisade autre chose qu’une opération de marketing inventée par des milliardaires psychopathes.
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Avenue de Wagram, collée sur un kiosque à côté d’affichettes pornographiques, cette pathétique supplique : « Très Saint Père, de nombreux jeunes catholiques veulent la messe de saint Pie V. » Sur le papier, une réponse manuscrite, du tac au tac : « Et beaucoup de vieux catholiques, qui l’ont connue avant le Concile, n’en veulent plus. » Je suis resté longtemps à contempler cet échange. Ce n’est pas mon goût de faire l’esprit fort. La question de la foi, je n’en ris pas plus qu’il y a cinquante ans ; rien ne peut faire qu’elle ne soit en moi. Mais ce n’est pas cela qui m’immobilisait, au moins apparemment, devant les affichettes porno. Je songeais à ces débats, à ces situations qui ont fait sens, et qui ne font plus sens. L’absurde effort pour retrouver. La nécessité d’oublier. Le passage par la page blanche, par l’écran vide. J’aurais pu, autrefois, rédiger de semblables adresses au pape. Est-ce que j’en ris ? Même pas. C’était ainsi, et ce n’est plus. En y réfléchissant, ce passé ne m’est pas un début dont le présent serait la suite, ou la fin, ou l’échec, ou le contraire, ou la solution, ou le progrès. Ce passé, qui n’est plus du tout présent, se fond pourtant avec ce présent dans l’attente du vrai début ; et ce vrai début a son siège dans un avenir qui n’est pas un tout possible mais qui, fiché dans le présent, en est comme la blessure et la nécessité. Et qui, ainsi, retourne le temps comme un gant. Mais cela, n’est-ce pas la réapparition de la question de la foi ?
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Je dîne avec un ami d’il y a cinquante ans, perdu de vue après nos années d’étudiants. Nos itinéraires ont été différents, contradictoires sans doute sur certains points. D’emblée je reconnais sa vivacité d’esprit, sa droiture, ce goût de l’indépendance dont, comme autrefois, il semble se méfier un peu. J’ai le sentiment très fort que, pour lui comme pour moi, tout était en germe il y a cinquante ans ; que, s’il y a eu développement, c’est au sens photographique du mot. Pas de constat à dresser, encore moins de bilan. Après le café, exceptionnellement, on s’est offert un petit cognac. Non pas un cognac : un armagnac.
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C’est rêverie, c’est même mauvaise foi, de soutenir que les valeurs chrétiennes ou les valeurs laïques inspirent notre société. L’époque se caractérise, au contraire, par l’exil de ces deux formes de cléricalisme. Les sermons de mon curé de paroisse, comme ceux de Régis Debray, m’affligent par leur côté vieilles dentelles ; ils sont désuets, voire posthumes. Peppone et don Camillo se sont entretués. Cela ne signifie nullement, à mon sens, que la religion et la raison aient sombré, mais que nous traversons une crise inédite, inouïe, sur les eaux boueuses de laquelle les références habituelles flottent comme des bouchons. Apparemment, il n’y a pas à s’en réjouir. Ce qui l’emporte, et probablement pour longtemps, c’est l’épais, l’indistinct, l’informe, le sommaire, l’inattentif, le massif. Comme on comprend, comme on partage la tentation de la nostalgie ! Et qu’on s’étonne peu de voir la violence séduire les plus faibles ou les plus furieux ! Personne, au fond de soi, n’a aucun doute sur la réalité du cataclysme. Bien sûr, ceux dont il contrecarre sévèrement les projets et l’ambition, ces acteurs institutionnels qui, par construction, parient sur la survie de l’ordre ancien, multiplient les tentatives de réanimation de l’univers défunt : ils ne ressusciteront rien, et ils le savent. Pourtant, ils s’obstinent, ils gagnent du temps, ils repoussent les échéances, terrifiés à l’idée d’affronter une tempête qui emporterait comme fétus de paille les barrières entre lesquelles, dès l’école élémentaire, on leur a appris à penser, à sentir, à respirer. Dès lors, par un étrange retournement, il y a moins à craindre de leurs vices que de leurs vertus, de leurs insuffisances que de leurs qualités. Ils sont inappropriés, comme on dit en américain. Comme est inapproprié au devenir de ce monde terrible tout ce qui ne plonge pas ses racines dans le mouvant, dans l’incertain, dans le marais originaire. Cette plongée-là aussi, bien sûr, peut être caricaturée : les médias grouillent de cette tolérance affectée et de ce scepticisme agressif qu’il suffit d’un claquement de doigts des maîtres pour changer en soumission féroce à leurs intérêts. Non, apparemment, il n’y a pas lieu de se réjouir. Ce chamboule tout des repères a cependant quelque chose d’heureux, d’inaugural. Il suggère que l’artifice n’est pas notre destin ; que notre esprit n’est pas assis sur le petit banc de lui-même ; que derrière les fenêtres, ça souffle ; que, sous les pieds, ça gronde ; que, sous la mort, ça vit ; que, sous la haine, ça aime.
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Il est un journal parisien que je ne peux regarder, depuis vingt ans, sans colère ni, surtout, sans tristesse. L’humanisme que professe cette publication m’avait incité à aller chercher de l’aide auprès d’un de ses responsables. Je venais en effet de participer aux préparatifs d’une émission de télévision sur le divorce. Le principe m’en avait semblé intéressant mais la réalisation aurait fait chavirer de dégoût le cœur le mieux accroché : entre autres délicatesses, une jeune fille devait y apprendre, en direct, qu’elle était le produit d’un viol. Le responsable en question m’avait reçu avec courtoisie, s’était indigné avec moi de ce qui m’indignait, et m’avait promis de me donner des nouvelles de la protestation que je déposais entre ses mains. Des nouvelles, j’en reçus : pas celles que j’attendais. Le lendemain, une collaboratrice de la productrice de l’émission m’appelait chez moi. Au bord des larmes, elle me racontait qu’à peine étais-je sorti de son bureau, mon interlocuteur avait téléphoné à sa patronne pour la prévenir que quelqu’un en voulait à son émission. Cette complicité sale l’avait bouleversée. Le dire à quelqu’un lui faisait du bien. Quant à moi, ça m’apprenait l’époque.
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La banlieue que j’ai connue ne ressemblait en rien à celle qu’auscultent des personnages importants, qui se fatigue pour son identité et reproduit, casquette à l’envers, l’univers dont elle se sent exclue. Je ne puis rencontrer un de mes camarades de cette époque sans replonger avec lui, pour un instant, dans notre fraternité originelle. Peu importe ce que nous sommes devenus, quels aléas nous furent réservés : nous rions du même rire qu’autrefois, un rire où il y a du triomphe. Exclus, nous ? La barrière de sarcasmes et de fierté, c’est nous qui la dressions. Les sciences humaines ne nous avaient pas encore colonisés : le centre, c’était nous, pas les autres. Nous nous sentions au monde, nous nous sentions à la vie : ça nous suffisait, tel était notre secret. Les autres, les tout proches et très lointains riches, avaient à s’encombrer de mille et une considérations subalternes : il nous fallait constater, en toute objectivité, que nous leur étions supérieurs !
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Autre legs précieux de la banlieue qui m’a nourri, le sens aigu de la fragilité, de la contingence, du provisoire. La banlieue n’a pas d’histoire ; elle n’a rien à raconter. Elle sait d’instinct que l’essentiel, dans toute construction en dur, c’est la fissure. Rien ne la fait plus rigoler que les généalogies qu’on s’invente pour bétonner, ou plâtrer, sa conscience d’exister. De la graisse, tout ça, de la mauvaise graisse. Les gars de la banlieue subissaient, de gré ou de force, une sorte de circoncision de l’origine. « Tu ne viens de nulle part, mon pote. Où tu vas, tu le verras bien. » Dans ce no man’s land du sens, il y avait tous les sens. Pas de haine, donc pas de déclarations d’amour. La fraternité, oui, mais merci de ne pas empiéter. Un sentiment constant de présence avec, en son centre, l’évidence d’une absence qu’il serait balourd de commenter : tout ce qui a l’air d’exister, il est tellement clair que ça n’existe pas ! Ici est une allusion à un ailleurs dont personne ne peut parler, et qui n’existe peut-être pas non plus. Mais nous, pour l’instant, nous sommes là : ça suffit.
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Juste pour le plaisir. Une fabuleuse image d’Aragon qui me poursuit depuis longtemps. C’est dans un poème du Roman inachevé, l’archi-célèbre Après l’amour, d’où Léo Ferré a tiré sa chanson L’étrangère, juste après la strophe qui se termine par
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant
Voici :
Les choses sont simples pour elles
Elles touchent ce qu’elles voient
Leur miracle m’est naturel
Comme descendre à contre-voie
Nous sommes en plein Tao, non ? Cette voie à contre-voie qui est la voie, et qu’ouvre un simple geste de la main vers le monde en quoi se résume – et qui annule – tout langage…
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Sagan est morte. Elle ne savait pas vivre. Nous non plus.

(28 septembre 2004)