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Le silence accueille tout

LE MARCHÉ III

Vive la séparation des pouvoirs ! Allergie totale aux associations de parents d’élèves, de quelque inspiration qu’elles se réclament. Si cette calamité avait existé à mon époque, il ne me serait rien resté des pauvres miettes de liberté que je ne picorais précisément que dans le no man’s land qui séparait les deux monstres, le brontosaure familial et l’ichtyosaure scolaire. Allez vous construire un imaginaire s’il n’est plus possible de mentir ! Peut-être faudrait-il fonder des associations d’enfants de parents d’élèves ?
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À la télé, un pur produit de la coalition brontosauro-ichtyosaurienne. Elle a dix ans, une bonne frimousse ronde. Elle dit que, quand elle était jeune, elle rêvait mais que, maintenant, elle doit penser à son avenir.
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On annonce le premier numéro de La Revue de l’Intelligent. Soit. Alors, devinette à l’Intelligent. Qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. »? Solution dans le Marché IV, inch’ Allah.
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Si je pense que ma tête va mieux que le mois dernier parce que j’ai mangé davantage, je suis un imbécile. Si je pense que le moral des Français est en hausse parce qu’ils consomment plus, je suis un expert.
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On en apprend à Monoprix ! Entre les pâtes alimentaires et le riz indien, une voix de femme surgit au micro. Assez joli timbre, distinction semi-luxe, ton familier, mais de quelqu’un qui sait des choses. La semaine dernière, cours de bronzage. Cette fois, c’est sérieux : sexualité. Les enfants ne doivent pas entrer dans la chambre de leurs parents sans frapper. Ce qui suppose, explique la dame, que ceux-ci aient pris la précaution de fermer leur porte. Qu’ils le sachent : ils ont droit à leur intimité.
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L’ennuyeux avec la bêtise, c’est qu’on ne peut jamais lui faire confiance. Ce pourrait être charmant d’écouter ces calembredaines en cherchant ses spaghetti fins. Mais voilà! Le tragique est de retour. La dame martèle maintenant avec solennité que tous les psychologues s’accordent à penser qu’il est ab-so-lu-ment né-ces-saire qu’un adolescent mette un nom sur ses émotions. De quelles émotions il s’agit, et si ça a un rapport avec la chambre des parents, je ne sais pas. J’ai raté la transition. Le propos, en tout cas, ne semble troubler personne, ni les clients, ni les caissières, ni les deux malabars en costume de pompes funèbres qui surveillent tout le monde. Moi non plus, d’ailleurs : chercher sa nourriture empêche de réfléchir. Et soudain : mettre un nom sur ses émotions quand on a douze ans! Saboteurs! Tueurs de rêves! Assassins de Mozart! J’ai eu ma vengeance : j’ai profité de ce que les malabars regardaient ailleurs pour cacher les paquets de spaghettis restants derrière des boîtes de conserves. Sanction économique.
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Vu un match de rugby à XIII, aussi appelé Jeu à XIII. En réparation d’une faute, une équipe a droit à jouer un tenu. D’un léger coup de talon, un joueur passe le ballon à un partenaire posté derrière lui. Celui-ci le ramasse, fonce héroïquement dans la ligne d’avants adverse et termine inévitablement les fesses dans l’herbe. N’empêche. Il a gagné un peu de terrain, un mètre peut-être, ou cinquante centimètres. Aurait-il dû s’interroger sur la faisabilité de son action ? « Mais quoi! c’est bien plus beau lorsque c’est inutile! »
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Épouvanté par le gouffre entre les salaires des dix patrons français les mieux payés et ceux de leurs collègues américains. Urgent de faire quelque chose pour cette grande cause nationale. Solidarité ! Solidarité ! Je propose que chaque Français poste un chèque, si modeste soit-il, à l’un de ces dix malheureux. But de la manœuvre : donner à choisir aux riches entre encaisser la colère des pauvres ou brûler des chèques.
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La C.G.T. ou le flirt révolutionnaire. Jamais jusqu’au bout de la chose. En 68, déjà… Un méchant patron m’avait soufflé : « C’est notre Chère Grande Traductrice! »
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Deux textes auront tenu le coup toute ma vie, l’un pour me redonner le moral, l’autre pour m’aider à me débrouiller dans la morale. Le premier est de Claudel, dans Le livre de Christophe Colomb, découvert à quinze ans. Les caravelles sont perdues. Il n’y a plus d’eau, plus de bœuf salé. (Heureusement, remarque Christophe Colomb, ça donne soif, le bœuf salé. Comme il n’y a plus d’eau…) Ça gueule sec dans le personnel. Les matelots ont de l’idée : ils forment un syndicat. Mais le capitaine leur annonce que les choses vont encore plus mal qu’ils ne le pensent, que la boussole s’est affolée et qu’il a jeté à la mer cette petite boîte inutile. Les matelots : « Il a jeté la boussole à la mer! » Colomb : « Il nous reste le soleil » Et, à cet instant, de tout là-haut, la voix du mousse : « Terre! » Le second texte est un propos des stoïciens : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer celles qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Tout ce qui, dans ma vie, s’est à peu près inspiré de ça, j’en suis content. Le reste? Des conneries. Mais, s’il n’y avait pas de conneries, pourquoi aurais-je besoin de textes?
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Les sept œuvres de miséricorde représentées dans le panneau du Maître d’Alkmaar, au Rijksmuseum : nourrir ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, réconforter les prisonniers, soigner les malades, ensevelir les morts. Insuffisant? Je le crois. Mais commençons déjà par ça, non?
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La fraise, cette énorme collerette qui séparait la tête des hommes de leur corps. Au pays des étymologies fantaisistes, « Ne ramène pas ta fraise » serait une invitation à ne pas prononcer des paroles creuses, à soupeser en soi ce qu’on dit. Tout le monde a beau vivre plus ou moins à poil, l’époque moderne ne cesse de ramener sa fraise. C’est la petite tête, tout là-haut, qui parle du corps, c’est elle qui lui fixe, selon les circonstances, son programme d’ascèse ou son menu de jouissance. Ainsi font aussi les « élites » avec le corps social, les évêques avec le corps mystique, les généraux avec les corps d’armée, etc.
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Il y a des gens chez qui la sincérité est devenue impossible. Quand même ils la souhaiteraient, ils n’y parviendraient pas. Les managers. La quasi-totalité des hommes politiques. De façon générale, tous ceux qui aiment le pouvoir, qui s’y éclatent.
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Pour se protéger des agressions, cette banque affiche : « Le personnel n’a pas accès aux fonds. » Ni aux fonds de la banque, ni au fond de la société. Au fond, d’ailleurs, y a-t-il autre chose que des fonds? À terme, l’indifférence des gens pour le contenu de leur travail sera plus corrosive que l’engagement de jadis. Trente-cinq ou quarante heures sur les galères de la démocratie, et adieu… Entre vie publique et vie privée, la fraise. Et ils osent parler d’humanisme!
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Victor Hugo, pendant la famine de 1870, où tout était bon, à Paris, pour se nourrir, chiens et rats : « Nous mangeons de l’inconnu. » OGM, vache folle, tremblante du mouton : nous aussi. On a les aventures qu’on peut.
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J’avais enregistré une Radioscopie de Jean-Edern Hallier. Je l’ai très peu connu, mais j’ai une ou deux lettres de lui. Pas un mot dans cette émission qui ne renvoie à leur nullité les petits-bourgeois communicants. Il y parle avec ironie des safaris de la bienfaisance. Il dit que la seule vraie pensée, c’est celle qui réveille en touchant le point sensible. Que la pensée universitaire est une sous-culture. Que la vie créatrice est un déséquilibre constant. Il a raison, raison, raison. Et que ce déséquilibre l’ait conduit à ceci ou à cela n’est pas mon affaire : sur ce point, m’occuper de moi me suffit. Dans une de ces lettres, il parle de « grand courage solitaire ». C’était le sien. Je ne lui élève aucune statue mais je préférerais être méprisé avec lui qu’honoré avec ceux qui le méprisent. Il n’aura pas masqué les abîmes.
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Sur le chemin qui fait le tour de l’île de San Giulio, au centre du lac d’Orta, des suggestions spirituelles. J’ai aimé celle-ci : « Le silence accueille tout. » Elle me dit que je suis lourd, ce qui est vrai. Et que je voudrais être allégé, ce qui est vrai aussi.

(14 juin 2003)

Et les enfants jouent…

LE MARCHÉ II

À Amsterdam, le Science and technology center. Cette énorme coque verdâtre imaginée par Renzo Piano, est-elle sur le point d’être mise à l’eau? S’est-elle échouée? Elle a quelque chose de puissant et d’entravé. En son centre, une entaille étroite et profonde. Ce navire est notre monde blessé. Son nom, si bien trouvé : le Nemo. Il paraît que, dans le ventre de cette grosse bête, les enfants s’initient gaiement à la technique. Tagore : « La tempête erre dans le ciel sans routes, les navires sombrent dans la mer sans sillages, la mort rôde, et les enfants jouent… »
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Force est de constater », dites-vous? Mais si les faits sont faits? Farce est de constater?
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Mustapha Cherif me cite ce hadith : « Ce que vous ne pouvez pas faire par la main, faites-le par la parole ; ce que vous ne pouvez pas faire par la parole, faites-le par le regard ; ce que vous ne pouvez pas faire par le regard, faites-le par le cœur. »
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L’audioguide du Rijksmuseum, à propos d’une toile de Koekoek : « On renforce l’effet de la lumière en plaçant dans l’ombre quelques petits personnages. » Cette remarque me touche. Rien ne me plaît davantage que d’être un petit personnage qui rend la lumière encore plus lumineuse, et qui n’y est vraiment pour rien.
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Une cène hollandaise. Les apôtres sont assis autour d’une table ronde. Tous regardent Jésus, sauf Judas, qui se détourne, prend la pose pour le spectateur, et se sert du vin en solitaire. Judas, le communicant consommateur.
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Pourquoi parle-t-on si peu de cet artiste africain qu’évoque Jean Baudrillard dans Power Inferno, à qui on avait commandé une œuvre pour la dalle du World Trade Center, qui avait choisi de se représenter lui-même en saint Sébastien transpercé non pas par des flèches, mais par des avions, et qui, « venu le matin du 11 septembre pour travailler dans son atelier, (…) est mort enseveli avec [son œuvre] sous les décombres des tours »? Est-ce dangereux de faire savoir au peuple que l’imaginaire touche parfois terriblement juste?
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Quelle copieuse, cette époque! Les cafés philo sont intéressants et sympathiques, bien sûr! De là à penser que le XVIIIe siècle est de retour et que des révolutions y mijotent! Les changements à venir ne se préparent pas dans le discursif, mais au-dessous. On peut chanter sur tous les tons que c’est dangereux : c’est ainsi. Et le danger vient surtout de la peur d’y aller voir, parée, comme toutes les peurs, d’excellentes raisons. Armé de la petite lampe de l’amitié, descendre un peu dans les caves, visiter les arrière-cours, ouvrir les malles. Sans oublier de commencer par soi-même. Il doit falloir, pour ces explorations-là, quelque chose comme la foi. « Dieu intervient entre l’homme et son propre cœur. » (Coran, XXXVIII, 35)
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Une autre copieuse, cette dame qui, mécontente du tour que prend le débat télévisé auquel elle participe, plante là l’assemblée et s’en va. Pourquoi pas? Mais, en partant, elle lance : « Messieurs les censeurs, bonsoir… » Fâcheux. C’est par ces mots-là, qui avaient fait un joli tintamarre, que Maurice Clavel, il y a plus de trente ans, s’était insurgé contre la censure qu’on lui avait infligée. Pas de copyright sur cette phrase-là. Mais si l’indignation elle-même est imitée… On pourra rétorquer que la plupart des déclarations d’amour le sont aussi.
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Il n’a pas fallu moins de vingt-trois collaborateurs au Nouvel Observateur pour établir, dans son n° 2008, un dossier sur « les familles d’influence » en France, ces « cinquante tribus » qui sont d’ailleurs, si j’ai bien compté, cinquante-sept. Rien d’inattendu : les Giscard, les Mitterrand, les Bouygues, les Rothschild, les Michelin, les Poivre, etc. Qu’allait-on me demander de faire de toutes ces vieilles connaissances? Peut-être de les classer par ordre de taille, de poids, d’âge, de fortune, de capacité respiratoire, de tonus sexuel? D’imaginer des mariages, des filiations, des liaisons? Vive les tribus! Honneur aux tribus! Mais quand je lis sur la couverture qu’elles font la France, je n’ai plus du tout envie de rire. Elles ne font pas plus la France que la soixantaine de millions de Français et de Françaises qui n’ont pas eu l’honneur de leur être présentés. Elles font comme les autres, même si elles le font en plus grand ; des choses utiles et des conneries : en petit ou en grand, la somme en est à peu près nulle. La France n’a rien à voir avec leurs succès, leur talent, leur pouvoir, leur argent. J’aurais honte, à leur place, d’être ainsi mis en vitrine. Le Nouvel Observateur dira qu’il n’est plus un journal de gauche. Bien sûr. Qu’il n’a pas le moindre sens du peuple. En effet. Que la démocratie qu’il défend, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Parfait. France est une vocation, disait Stanislas Fumet. Le Nouvel Obs a dû entendre vacation. La voilà cette vulgarité, toujours proche de la volonté de puissance, où Lanza del Vasto voyait un « mal sans péché, sans châtiment, sans remède ». En attendant, les cinquante-sept font la France et les vingt-trois font le journal ; et nous, nous payons la vanité des uns et le salaire des autres. En nous laissant chasser de ce qui est à nous autant qu’à eux, de ce qui est nous autant qu’eux. Stop. Je ne donnerai plus un millième d’euro au Nouvel Observateur.
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Vulgarité bis. À l’émission politique de Christine Ockrent, un avocat international proclame : « L’opinion publique, ça se travaille… » Encore un qui a dû faire de bonnes études.
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Entre tolérance et intolérance, qui hésite? Mais mon cœur ne bat guère plus pour la première que pour la seconde. La tolérance, je la tolère, faute de mieux… Quelque chose me dit que c’est la version policée, diplomatique, sceptique, intelligente de l’intolérance. J’ai beau faire, je n’aime pas ce vieux couple. Il y manque l’amour, l’étreinte, la rencontre, l’audace, la liberté, la vie. Je cherche autre chose. Intolérance, tolérance, rance…
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Dans le train d’Orléans, une annonce au micro : « La vente ambulante est immobilisée en voiture 13. » Moi, où?
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Si encore la bêtise savait s’arrêter! Si elle s’interdisait de franchir certains seuils, si les grandes choses terribles de la vie en étaient dispensées! Qu’importe d’être bête dans la vie quotidienne? Mais devant la mort, la souffrance! Donc, pour que la victime ou la famille de la victime puisse faire son deuil, il faut que le coupable ait été condamné au maximum. Moitié de peine : moitié de deuil. Quart de peine : quart de deuil. Pas de peine : pas de deuil. Les charlatans qui ont inventé cette ânerie, les journalistes qui l’ont sentencieusement répétée, avec cet air d’importance que leur donne toujours la proximité de la science, peuvent être contents d’eux. Ils ont enchaîné des malheureux à une haine qui ne les lâchera jamais, et dont ils seront évidemment les premières victimes. Bien vu. Ainsi iront-ils chercher du secours du côté de ceux qui, précisément… Qui va écrire un Traité de gestion efficace de la douleur humaine?
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Pourquoi diable ce souvenir? Les doigts d’une seule main sont de trop pour compter les soirées parisiennes auxquelles j’ai participé. Cette fois-là, quelque chose manquait aux invités que le fils de la maison devait filer chercher au Drugstore. Je vois encore le père sortir de sa poche, sans même les regarder, une poignée de gros billets. Voulait-il m’éblouir? Je ne crois pas. Du point de vue de l’image, c’était match nul entre nous : ma pauvreté l’impressionnait, et j’en jouais. Ce qu’il voulait me montrer, c’était son désir de dépenser et l’impossibilité où il se trouvait de le satisfaire. Dépenser, ce n’est ni investir ni claquer son superflu ; c’est toucher ses limites, se mettre nu devant la vie, s’obliger à sortir de soi. Un riche n’en a pas les moyens. « Je ne peux pas te le donner, il est à moi », répond, chez Claudel, le banquier au pauvre qui lui demande un billet. C’est pourquoi il n’est que deux sortes de riches. Les avares, intelligents et tristes, amarrés à leur argent, qui ont renoncé à la dépense comme d’autres aux plaisirs de la terre, et à qui tout est menace. Ce sont, en quelque sorte, les moines de la richesse. Qui a aussi son clergé séculier, les farceurs, agités et naïfs, qui passent leur vie dans les bonnes œuvres, les comités ceci et les fondations cela, dans le seul but de garder l’espoir d’une dépense imaginaire. La richesse est un handicap. En réduire les effets chez les riches, en protéger les autres, telle serait certainement une des fonctions essentielles de l’éducation. Non?
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Soyons réalistes, ré-a-lis-tes! Considérons donc cette toile du Moyen Âge : autour d’une fosse ouverte au fond de laquelle gît un cadavre, saint Jérôme, saint Augustin et quatre ecclésiastiques anonymes méditent. Le peintre, qui est aussi un pédagogue, a déchiffré le message du mort : « Je suis ce que tu seras. Ce que tu es, je l’ai été moi-même. » Morbide cette image? Morbide plutôt son refoulement imbécile qui gâche tout, qui fausse tout, qui fait de chaque instant heureux un tourment secret. Considérer la mort est précieux. Si nous nous y risquons un peu, il se fera en nous comme un tri. Ce qui appartient déjà à la mort, apprendre à nous en séparer sera un bonheur. Ce qui, au contraire, la défie, l’ignore ou, au moins en puissance, en triomphe déjà, ce sera un autre bonheur que d’en jouir sans arrière-pensées. Comment se fait ce tri, par où passe cette frontière, heureux qui, au bout de son âge, commence à le deviner pour soi-même : il n’aura pas bourlingué en vain. Idiot celui qui prétend le savoir pour les autres. Idiot aussi celui qui feint de croire que les autres sont dispensés de cette épreuve. « La nuit commune et incommunicable », dit encore Claudel.

( 13 mai 2003)

Quelques traces…

LE MARCHÉ I

Le point de départ de L’Adieu aux importants, qu’on peut trouver dans la section Ouvrages de ce site, est une affichette collée sur la vitre arrière d’une voiture, où on lit : « Ne me suivez pas, je suis perdu. » Hugo, lui, disait : « Je suis un guide échoué. »
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De Guillevic :
Il y aura toujours
À ne pas s’arrêter
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L’aide-soignante maghrébine de la maison de retraite où ma mère a entamé sa quatre-vingt-quinzième année, quand elle apprend que je suis son fils unique : « Que Dieu vous garde jusqu’à sa finition! » Ma mère reconnaissait la qualité des vêtements qu’elle achetait à leurs finitions. Quelle belle manière de parler de la mort!
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Hugo encore : « Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience. »
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La conscience de la réalité. La conscience du temps. La conscience des limites. Je m’amusais à expliquer tout ça aux cadres de la manière suivante. La réalité : « Si ma grand-mère avait des roues, ça serait un autobus. » Le temps : « Il ne faut pas tirer sur les laitues pour les faire pousser. » Les limites : « On fait ce qu’on peut, on n’est pas des bœufs. » Ça les agaçait, puis ils éclataient de rire. Transvaser, toujours transvaser. Ce qui ne peut pas être transvasé est insignifiant.
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Ce slogan à la devanture d’une banque de la rue de Charenton : « Ma ligne de conduite : penser en spécialiste, agir en être humain. » Songer au type qui a pondu ça. Pauvre gars… Dommage qu’il ait trouvé ce boulot.
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D’autant qu’il n’a pas dû gagner autant que les farceurs qui ont inventé le mot Natexis pour désigner le produit de la fusion de plusieurs banques. Un coup de génie. Natexis, anagramme d’Antisex…
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Victor Segalen : « J’aurai rempli mon rôle : voir le monde et dire ma vision du monde. »
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À Turin, devant l’église Santa Cristina, piazza San Carlo : »Vous n’êtes pas mauvais au point de ne pouvoir entrer ; mais vous n’êtes pas assez bons pour pouvoir rester dehors. »
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Le terrain, c’est les autres vus d’un bureau. On pense à la réplique de Pagnol : « La marine française, elle vous dit merde. » Et le terrain, qu’est-ce qu’il dit ?
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Coran, XLVII, 38 : « Qui est avare ne l’est qu’à l’encontre de soi-même. »
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Dans le métro, il y a un ou deux ans, ce poème d’Hortense Ylou :
Il se sentait si seul dans
ce désert
que parfois il marchait
à reculons
pour voir quelques traces
devant lui.
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« Pourquoi les penseurs occidentaux ne font-ils pas rupture avec la réalité politique occidentale? » (Adonis, in La Prière et l’épée)
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Ces phrases de François Perroux, je les avais recopiées sur plusieurs petits cartons que j’avais rangés un peu partout, pour être sûr de ne pas les perdre : « Au fond les images de l’homme heureux – les images du bonheur – et les images de l’homme créateur – l’homme de la création – sont les images d’un homme qui veut changer parce qu’il perçoit premièrement sa souffrance et son inertie. Qu’il veuille changer, faire éclater sans répit ses chrysalides volant vers quel terme ou plutôt refusant de borner son vol, c’est le plus haut témoignage de sa liberté vécue. » C’est l’auteur qui souligne ces trois mots. Je retrouve un de mes petits cartons. Ce premièrement m’embarrasse. Je ne suis pas sûr que Perroux ait raison. Je ne suis pas sûr non plus qu’il ait tort. Ce qu’on perçoit premièrement, ne serait-ce pas à la fois le bonheur et la souffrance, un grand écart heureux-malheureux? Double invitation à vivre : parce que tout est déjà là ; parce que rien n’est encore là.
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« Nous ne sommes que le fumier sur lequel pousseront les générations futures. » Cette idiotie prétentieuse se répétait en URSS, au temps de Staline. Envie de répondre : « C’est bien fait! » Toutes les générations sont perdues, camarade! Si l’on n’était pas perdu, comment ferait-on pour se trouver?
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Entendu à la télé, dans la bouche de Derrick (oui, oui…) : « Quand on a peur, on ne pense qu’à soi. »
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À tous ceux qui me bassinent avec leur identité, l’histoire du fou qui se prenait pour un grain de blé. Que l’on soigne dans un hospice, à la campagne. Qui guérit. Que le directeur convoque : « Vous êtes guéri, vous pouvez rentrer chez vous! » Qui s’en va tout faraud, en faisant tourner sa petite valise au bout de son bras. Qui s’arrête soudain : dans la cour de l’hospice, une poule. Qui revient précipitamment : « Monsieur le Directeur, puisque je suis guéri, je sais bien que je ne suis pas un grain de blé. Mais est-ce que la poule le sait, elle? » L’identité, c’est quand on ne s’occupe plus de l’avis de la poule, ni de personne, ni de soi-même. Ce jour-là, on est au monde, on naît au monde, les autres cessent d’être des ombres.
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Les partis politiques vus par Lamartine : « Blancs, rouges, bleus, (ils) ne sont que des passions haineuses, honteuses et féroces qui exploitent en riant quelques sentiments généreux et nobles. »
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Lamartine, ce doux violent. Qui a jamais eu une plus haute idée de la République? Dans le livre de Maurice Toesca, Lamartine ou l’amour de la vie, on trouve cet extrait d’une lettre à Charles Rolland, en février 1848 : « La République nouvelle, pure, sainte, immortelle, populaire et transcendante, pacifique et grande, est fondée! » Mais, un peu plus tard, le mot perd sa majuscule : « La république est le règne de l’opinion ; or l’opinion se fabrique avec l’argent; la république en France serait donc le régime de l’argent, c’est-à-dire du pouvoir le plus avilissant et le plus dangereux. » Voir les choses à la fois dans ce qu’elles peuvent être et dans ce qu’elles ne sont pas. Le grand écart… Un esprit large n’est pas un esprit qui avale n’importe quoi. C’est un esprit exercé à l’ascèse heureuse-douloureuse du grand écart.
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Autre grand écart lamartinien. Sur les rapports entre les élites et le peuple. Deux propositions citées par Toesca. La première : « Les idées viennent toujours d’en haut. Ce n’est pas le peuple qui a fait la Révolution, c’est la noblesse, le clergé et la partie pensante de la Nation. Les superstitions prennent quelquefois naissance dans le peuple, les philosophies ne naissent que dans la tête des sociétés. Or, la Révolution française est une philosophie. » La seconde : « Nous avons une maxime de notre philosophie française qui dit avec raison que les grandes pensées viennent du cœur… On peut avec plus de raison la retourner et dire qu’en politique les grandes pensées viennent du peuple. » Les deux propositions sont vraies en même temps. Se tenir dans cette tension qui fait un peu tourner la tête comme, aux cantatrices, une certaine justesse extrême de la note. Toute vérité est vertigineuse, toute erreur vraie aussi. Le reste n’a qu’un nom : la crasse. Monarchiste par tradition, Lamartine menaçait pourtant ce régime d’une « révolution de mépris » s’il continuait à s’entourer « d’une aristocratie électorale au lieu de se faire peuple tout entier. » Sur les écrans des agences de presse, un de ces jours, on lira : « Le terrain annonce qu’il s’engage dans la révolution de mépris. » Alors, la Bourse…
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« Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre », disaient les vigoureux pamphlétaires d’après 14-18. Et, l’œil fixé sur les importants de l’époque : « Ces salauds-là ont l’esprit mou et le cœur dur. »
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Un ami de quarante ans m’aura cité toute sa vie la phrase la plus simple et la plus tonique que j’aie jamais entendue. Le piquant c’est que, pendant ces quarante ans, il en a constamment cherché l’auteur, hésitant entre deux ou trois possibilités. Vraiment tonique, oui : « On arrive novice à tous les âges de la vie. » Et la poule, bête comme un magnétophone, n’en sait rien.

(2003)