Penser ce qu’on ne sent pas, c’est mentir à soi-même. Tout ce qu’on pense, il faut le penser avec son être tout entier, âme et corps.
Joseph Joubert
Penser n’est pas piétiner en chœur dans les données, à la manière des vignerons qui foulaient le raisin. Je connais des clubs de gens fort distingués et croulant sous le poids de leurs diplômes qui, la retraite venue ou s’approchant, nostalgiques de leur immense passé de managers, ne cessent de rivaliser d’intelligence et d’échanger leurs informations sur le monde, soucieux de maintenir entre eux une sorte de fermentation qui semble n’avoir d’autre raison d’être que de prêter encore un peu de vie aux illusions de leur jeunesse. Ni raisin ni vin dans ce vignoble. Quand l’un d’eux s’en va faire profiter les anges de son expertise, les autres le saluent pieusement, et continuent. Je ne sais rien de plus triste. Comprendront-ils un jour, oseront-ils comprendre ? Personne ne méconnaît leurs qualités, leurs capacités, mais pourquoi en faire éternellement état ? Douteraient-ils d’elles ? Voudraient-ils faire sentir à quel point elles leur pèsent ? Et s’ils changeaient de manière ? S’ils se mettaient soudain à parler par l’envers d’eux-mêmes… Eux comme nous tous, bien sûr. Mais eux, particulièrement. Pas à cause de leurs médailles, de leur quotient ceci ou cela. À cause de leur énorme refoulé. Pas à cause de leurs fichiers. Pas à cause de leurs dossiers. À cause de leur corbeille.
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Il faut souvent du recul pour comprendre la poésie. Le temps doit avoir dénudé une époque pour qu’apparaisse clairement le lien entre ce qui la travaille et les mots que les poètes ont arrachés au langage pour se sauver et la sauver. Ainsi, par exemple, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, le négateur, et Pierre Reverdy, l’esprit le plus religieux qui soit. À partir de leurs points de vue inconciliables, de leur commune lucidité et de leur courage, ils nous ont envoyé le même signe. Quand Lautréamont trouve le beau dans la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », quand Reverdy nous demande d’établir, entre les mots et entre les choses, ces « rapports inouïs » qui créeront « le choc poésie », l’un et l’autre, chacun à sa manière, parlent à cette société future, la nôtre, dont ils pressentent l’étroitesse agressivement satisfaite. Elle ne les entend pas, bien sûr, ils sont trop vrais pour cette faiseuse avare. Pour protéger le même ordre bourgeois anxieusement possessif, étroit, jaloux, avare, les bigots de la religion ont fait de Lautréamont un infréquentable blasphémateur pendant que les bigots du rationnel rigolaient grassement de la pauvreté inspirée de Reverdy. Si nous lisions ces deux poètes, si nous les lisions ensemble, nous n’y trouverions le remède d’aucun de nos maux mais nous comprendrions à quel point il est vain de demander à ce qui enferme de libérer, à ce qui condamne de sauver, à ce qui rapetisse de grandir. Ne confondant plus ce qui relève de l’esprit et ce qui n’en relève pas, nous pourrions commencer à voir plus clair.
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Le monde bourgeois sait parfaitement ce qu’il fait quand il mêle à dessein l’or pur et le fumier pour s’inventer une solidarité frelatée avec le peuple qu’il jettera aux orties dès que la moindre menace s’approchera des privilèges sacrés qui sont à la fois sa drogue, sa malédiction et sa première raison de vivre. Partout, absolument partout, grâce à cette arnaque fondamentale, ses affaires tournent rond. La conjonction de sa réussite et de sa perversité constitutive lui vaut toujours plus d’abonnés. Tolérance bienveillante, très légèrement grondeuse et infiniment compréhensive, pour la déconstruction des valeurs sur lesquelles il s’est fabriqué mais engagement massif dans le réseau providentiel des servitudes nouvelles. Les mêmes qui sabotent la culture dont ils ont été allaités en mettant au même niveau Shakespeare, Dante et le communicancant du coin auraient honte de ne pas s’exposer matin, midi et soir, aux radiations salvatrices de la propagande et trouvent entièrement naturel qu’on leur chante les mérites de l’intelligence artificielle, ce concept, comme disent ceux qui le vendent, qui, si l’école avait encore quelque lointain rapport avec la connaissance désintéressée, vaudrait à ceux qui l’ont mis en circulation un bonnet d’âne dont au moins cinquante-trois générations garderaient le souvenir hilarant et navré.
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La phalange macédonienne, ou tortue macédonienne, vieille tactique militaire et ancêtre de la modernité conquérante : se protéger pour mieux attaquer. Hérissée de lances, la troupe avance lentement et serrée. Les boucliers des soldats périphériques couvrent ses flancs, ceux des autres combattants, dressés au-dessus de leurs têtes, stoppent les flèches et les traits. On ne vient pas à bout de cette machine de guerre en braillant des slogans ou en gigotant sur des estrades. Seule solution, sans succès garanti : chercher la faille.
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Une intuition, parfois, et le monde, pour un temps, s’éclaircit, comme si elle décapsulait un secteur de l’esprit. Je vais en proposer deux pour le prix d’une. J’ai trouvé la première chez Jacques Berque, la seconde dans un vieux souvenir d’étudiant. Elles n’ont apparemment aucun rapport avec ce qui nous préoccupe, ne mettront pas fin à la guerre d’Ukraine, ne feront pas peur au virus, ne rendront pas au climat sa sérénité. Pourtant, loin de les disqualifier, leur apparente inactualité leur confère une force qui serait irrésistible si nous la prenions en considération. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Pour une seule mauvaise bonne raison : parce que ce serait envoyer au diable – pourtant son unique destinataire – tout ce que notre fin de civilisation proclame avec une solennité comique. La pauvre ! Elle n’a plus que ses haillons à se mettre, toutes les fringues que l’Histoire lui a léguées, elle les a salopées ! Pour muscler nos cœurs et nourrir nos esprits, il lui reste le slogan fièrement proclamé par le nouveau Nouveau monde : Rapidité, Efficacité, Résultats. Facile à retenir : le RER. Pour nulle part.
Première intuition, celle de Berque. Il s’intéressait aux mots. Il était, dirait-on, un homme de langage, formule dans laquelle peu de gens verraient encore un pléonasme vicieux : n’est-on pas un homme de langage comme on est un homme de droite ou un homme de gauche, un homme d’action ou un homme de science ? Dans l’une de nos conversations, il s’étonne ou feint de s’étonner : pourquoi le français ignore-t-il le mot élusion ? Pourquoi le français élude-t-il élusion ? Il était bien informé. Élider et élision marchent ensemble mais éluder se promène tout seul. L’ordinateur accepte le verbe mais souligne de rouge élusion. Littré ne reconnaît pas non plus ce mot. Le Dictionnaire de l’Académie française, Larousse et Le Robert pas davantage qui, tous les trois, proposent pourtant l’adjectif élusif. Les écrivains ne parlent guère d’élusion. À l’exception, paraît-il, de Georges Bataille : je n’ai pas vérifié. Et, indirectement, d’Albert Camus qui, Berque l’avait noté, emploie parfois élision dans le sens d’élusion.
Enfin. Si élider donne élision, pourquoi éluder ne donnerait-il pas élusion ? D’autant que les deux mots suggèrent la même idée : supprimer. Toutefois, les processus suggérés n’ont rien de commun, pas plus que les étymologies. Élider, c’est pousser dehors, chasser, expulser. Élider une voyelle, c’est la faire disparaître pour la remplacer par l’apostrophe. Éluder est autre chose. C’est jouer avec, esquiver, dérober (et se dérober) adroitement, brouiller les cartes, chercher l’échappatoire, faire glisser. Pourquoi donc peinons-nous à reconnaître élusion alors que nous acceptons élision ? « L’élusion, m’a répondu Berque quand j’ai cherché à en savoir plus, dissimule les vrais problèmes, les vraies nécessités, pour servir d’autres intérêts. »
Le souvenir de jeunesse me ramène, lui, au temps lointain où je lisais un peu de théologie. J’en ai rafraîchi le souvenir dans le frigo de Wikipédia. Encore une histoire de mots. Hérésie n’a pas toujours eu le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le grec ancien haíresis, qui signifie choix, n’avait aucune connotation négative ni péjorative : ainsi un Grec faisait-il le choix, l’haíresis, de l’école philosophique qui l’attirait le plus. En 1690, dans son Dictionnaire, Furetière constate déjà cette évolution avec une élégante netteté : « Ce mot vient du verbe grec haireomai, [latin] eligo, je choisis. Suivant cette étymologie, ce mot est du nombre de ceux qui tiennent le milieu, et qui peuvent se prendre en bonne et en mauvaise part. Cependant l’usage a tellement prévalu, que par le mot d’hérésie on n’entend plus autre chose qu’une attache opiniâtre à une proposition erronée et condamnée. Hérésie se dit, par extension, des propositions notoirement fausses qu’on avance dans d’autres sciences. C’est une hérésie, en morale, de dire qu’il ne faut pas être reconnaissant. C’est une hérésie, en géométrie, de dire que deux triangles qui ont les angles semblables ne sont pas proportionnels. Ce mot vient du grec, et n’était pas odieux autrefois, et signifiait seulement opinion particulière. »
Dans les années cinquante, j’avais trouvé chez les théologiens qui parlaient de l’hérésie une idée qui, au-delà du domaine religieux, pouvait s’appliquer à beaucoup d’autres et, notamment, à la politique. Ils faisaient observer que, dans le catholicisme, toutes les hérésies n’étaient pas venues d’une contestation de la doctrine et ne consistaient pas toutes à avancer des propositions qui la contredisaient ou lui étaient étrangères. Certaines hérésies, expliquaient-ils, sont filles de la pratique. Elles apparaissent quand la sensibilité de certains fidèles et la situation dans laquelle ils se trouvent les incitent à mettre l’accent sur un point particulier de la doctrine au détriment d’autres points, et les conduisent finalement, sans qu’ils en soient toujours conscients, à en modifier la perspective générale. Le modernisme, ce mouvement de contestation auquel l’Église catholique a dû faire face à partir de la fin du XIX° siècle, leur semblait appartenir à cette catégorie. Ils y voyaient un exemple d’hérésie de glissement, d’hérésie de jeu d’accents, d’hérésie de déséquilibre.
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Les deux intuitions, bien sûr, se rencontrent. Elles désignent le même jeu vicieux avec la réalité : tricher avec elle en l’éludant ou tricher avec elle par un système de choix truqués qui la défigure. Pas un aspect de notre vie collective qui ne soit affecté et infecté par ce mensonge premier, par cette cause première créée de toutes pièces. Là réside le péché originel de la modernité, sa maladie mortelle. Depuis quelque temps, il faut être drogué pour ne pas le sentir, la supercherie commence à vieillir, elle se fane, elle se fendille, elle se craquèle. Mais les mécaniciens de cette saleté, qui en sont aussi les bénéficiaires, ne manquent pas de munitions. Quand se révèle, si peu que ce soit, l’imposture, la découverte est si troublante, l’émoi si profond, qu’ils ont beau jeu de dénoncer le désordre et la violence qui vont presque toujours, presque nécessairement, l’accompagner. Il y a quelque chose de fascinant dans leur mensonge. Il n’est pas seulement le contraire de la vérité, il est une utilisation de la vérité en vue de la confirmation du mensonge. Ainsi nous rebat-on les oreilles avec l’idée lacanienne que « la réalité, c’est quand on se cogne ». C’est vrai, oui, mais quand on se cogne à quoi ? À l’indicible expérience de soi dans le monde ou aux conséquences douloureuses du sous-humanisme technocratique ? À du dur, du vrai dur, à ce qui s’impose à nous qui que nous soyons, quoi que nous fassions et pensions, ou à du faux dur, à ces situations entièrement trafiquées auxquelles on voudrait que nous reconnaissions une nécessité et un sens qu’elles n’ont pas et n’auront jamais ?
L’élusion de la condition humaine, l’escamotage du fondamental, l’incroyable mutilation de l’existence, je l’ai vue dans le monde des entreprises. Elle m’a épouvanté. C’est le code des codes. Je l’ai vue chez ceux qui se moquaient du sort des salariés et chez ceux qui en avaient réellement le souci. Je l’ai vue dans le patronat et dans les syndicats. Si tous, au fond d’eux, en avaient conscience et à quel degré, je n’en sais rien mais je sais bien que, les rares fois où elle se disait ou s’avouait – presque toujours dans une conversation privée -, c’était comme une confidence dangereuse, comme une déclaration de paix qui pourrait avoir des conséquences terribles. Le code des codes, oui. La mutilation première qui donnait sens à tout, faux sens à tout. Qui, une fois mise entre parenthèses la nature même de la condition humaine, permettait à toutes sortes d’ingénieurs de l’intelligence et des affects de résoudre les faux problèmes qu’ils avaient posés. Et tant pis s’ils ne savaient pas à qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas de qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas qui, en eux, parlait.
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Le plus intéressant, aujourd’hui, c’est l’expérience ordinaire qu’on prend au sérieux. Par exemple le dialogue secret qu’on entretient avec une image, un propos tombé des médias, d’Internet, de n’importe où. Pour soi, pour soi seul, ruminer la chose. Non pas la décrypter, le décrypteur a toujours une clef à la main. La contempler. Ne rien penser. La laisser tomber en soi, attendre qu’elle dise son vrai nom. Accepter que ce soit ingrat, ennuyeux, décourageant. Il n’y a pas que la Joconde qui puisse être contemplée. Elle mérite de l’être, certes, mais si on ne s’intéresse qu’à elle, c’est mauvais pour le monde, et pour elle. Contempler une pub jusqu’à ce qu’elle écaille en soi un peu de pensée, qu’elle crache sa vérité, quelques bribes au moins. Expérience dangereuse ? Oui. Pour le confort. Pour l’image. Pour ce qui ne vaut rien.
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La pandémie qu’on fait semblant de croire terminée a été un grand moment d’élusion et de trucage. Le plus souvent, élusion de rattrapage, élusion de confort. Ce maire qui, en se réveillant, découvre qu’au plus fort du Covid, quinze cents jeunes se sont installés dans une usine désaffectée de sa commune pour y faire héroïquement la fête. Il est gentil, cet homme. Quand il va voir les envahisseurs, il trouve que « ce sont des jeunes vraiment bien élevés ». Il a été heureux – et probablement surpris – de constater « qu’ils se montraient très respectueux envers le maire de la commune. » Il a discuté « avec au moins cent cinquante d’entre eux » et n’a pas souvenir de « personnes complètement alcoolisées ». Mieux, il a eu la merveilleuse surprise d’apercevoir un peu partout des sacs-poubelles. Au fond, cette soirée lui a été un chemin de Damas : ces jeunes tout contents de se retrouver ne sont pas du tout ce qu’on dit qu’ils sont. Il a honte de son scepticisme passé : « On a des idées toutes faites sur la jeunesse ». Les choses, en réalité, sont infiniment simples : « C’est là une jeunesse qui voulait faire un 1er janvier entre eux, c’est tout. »
Eh non, ce n’est pas tout, l’essentiel n’y est pas, on l’aura constaté dans les hôpitaux. Mais cet homme sympathique et probablement bien plus désolé qu’il ne le montre n’est nullement responsable de cette invasion. Qui lui en voudrait de ne pas accabler ces jeunes ? On sera moins indulgent pour la maire de Paris. Le lundi 22 juin 2020, six jours avant le second tour des élections municipales, revenant sur la Fête de la Musique dont, en dépit du virus, elle avait voulu, la veille, enfiévrer la capitale, elle déclarait : « Je pensais que, bien sûr, il y aurait du monde parce que les Parisiens, les jeunes Parisiens ont été comme tous confinés pendant deux mois, et on sent bien qu’il y a cette envie de sortir, de faire la fête. Bien sûr, c’eût été mieux avec des masques, c’eût été mieux avec peut-être moins de monde mais c’est difficile de contester cette soif de vivre, de se projeter et d’être à l’extérieur. » Que dire ? Si c’eût été mieux avec des masques, il eût fallu les trouver ou interdire de sortir sans. Si c’eût été mieux avec moins de monde, il eût fallu en tenir compte. Quarante-neuf pour cent pour l’idéal, cinquante-et-un pour le réalisme résigné et efficacement électoral, ça gagne à tous les coups, sa ration correcte de valeurs est distribuée au troupeau avec la certitude qu’il ne vous en voudra pas d’avoir fait semblant. « À partir de la semaine de la Fête de la musique, le taux de reproduction [du virus] augmente. Ça n’a pas été complètement inopérant sur cette tendance. », constate pourtant l’adjointe à la santé. Je ne sais pas estimer ce genre de dégâts mais je crois deviner les conséquences plus lointaines d’un tel langage. Pour qui n’a pas le nez coincé sur le tout de suite, elles sont immenses. Aucune confiance ne peut y résister. Sous les braillements d’une joie forcée, s’alourdit une angoisse pâteuse que chacun enferme férocement en soi, qu’on nie tous ensemble à qui gueulera le plus fort, et qui, un jour, ne trouvant d’autre issue, explosera en violence. « Si le Covid est synonyme de drame, la musique, la danse, la joie tous ensemble est synonyme de vie », roucoulait à la fête un gentil chanteur qui, en ce jour de gloire de l’élusion, tenait à nous faire profiter de sa généreuse sottise.
Le pire n’est pas là. Le pire, le vraiment moche qui était aussi le vraiment idiot, c’étaient ces pleurnicheries de notables venus soutenir à la radio, entre deux zooms d’affaires, les malheureux jeunes gens à qui la monstrueuse inhumanité des pouvoirs publics interdisait d’aller siffler leur inspirante petite bière aux bucoliques abords du canal Saint-Martin. Quel cœur ils y mettaient, Seigneur, quelle indignation, quelle compassion rageuse ! Si vous les aviez entendus, la Cène, c’eût été, comme dit Hidalgo, la bière et non le vin ! Comme quelques autres, j’imagine, le virus m’a filé les foies, les chocottes, peut-être même un brin de trouille. Comme d’autres peut-être, j’ai eu peur pour moi (charité bien ordonnée…), pour elle, pour eux, pour tous. Jamais, je le jure, je n’ai pourtant atteint le point d’abattement auquel m’ont conduit ces pleutreries. Ces jeunes, enfin, vous imaginez ? Le surgissement de la mort. Non pas la mort localisée, étiquetée, cancer ou bagnole. Non pas la mort dûment enregistrée, mise en mémoire. La mort partout, la mort au milieu de la vie, une mort qui ne sait pas vivre ! La mort dans le monde entier, qui s’invite. Sans carton. La mort qui se fout des privilèges. Le monde entier, oui, et tous égaux devant elle, mazette, et pas un bistrot épargné, même pas les clubs chics, même pas la propriété de Bonne Maman, avec la piscine. On rêve ! La mort dans les librairies, la mort à la fac, la mort dans les bureaux. Objectif mort, partout. Tout ce que leur éducation a travaillé à dissimuler, à arranger, à édulcorer. Vous imaginez ce qu’ils ont senti, vous imaginez à quel point la stupidité de leur formation – de leur conformation – les a laissés, au fond d’eux, à un fond qu’on leur a appris à ignorer, démunis, tremblants, affolés. Minéralisés, ces pauvres enfants. Et ils ont dû nier ça de toutes leurs forces, les malheureux, avec les dégâts collatéraux d’une élusion cette fois tellement compréhensible.
Et pour les aider, quoi, qui ? Ils ont quoi dans leur sacoche, les notables ? La petite bière ! Rien d’autre à leur dire. Pas une parole du dedans, pas un souvenir lumineux, rien qui touche le cœur, déserts, déserts encombrés, vieux déserts ! Les vieux gamins parlent aux jeunes gamins. Oh ! qu’un instant j’ai eu de vilaines pensées, qu’il m’aurait semblé juste et équitable de la leur faire avaler, à ces étriqués compatissants d’opérette, par litres et par hectolitres, leur bière ! La colère, c’est comme la musique, c’est comme la messe, ça ne se quitte pas au milieu, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on revienne à soi. Et là, au bout, j’ai vu leur nullité, j’ai vu leur désarroi, j’ai vu aussi leur hargne et qu’un instant éclipsé par le Covid, le virus Esprit bourgeois, – pseudo : Modernité – quand il se réinstallerait en force, ne ferait de cadeaux à personne et rattraperait vite le temps perdu !
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Un instant, c’est vrai, j’avais pensé que le Covid pourrait tout changer. Macache ! Le monde occidental a un cul de plomb. Tout autrement, tout pareillement que le poète, je me sens, moi aussi, en étrange pays dans mon pays lui-même. Mais, cette fois, rien à attendre de l’extérieur, rien. Si j’écrivais le récit de mes relations avec le monde où j’ai vécu, ça s’appellerait Histoire d’un désamour. Pourtant, le goût de vivre ne m’est pas passé, même à l’entrée de la dernière ligne droite. Alors, on recommence. D’abord, tâcher de sauver quelques bribes qui peuvent servir. Souvenirs, peut-être signes.
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Bribe. Au supermarché du village, il y a quelques années, une famille avait installé son caddie au milieu d’une allée. Quand ils y déposaient les boîtes de sardines ou les paquets de pâtes et de café qu’ils étaient allés chercher dans les rayons, le père, la mère et les deux filles s’amusaient à faire de ce geste une solennité, presque une liturgie. Chacun prenait à deux mains l’article qu’il avait trouvé, l’installait délicatement dans le caddy et disait d’une voix claire et sérieuse, comme dans l’émission de télévision que personne ne manquait à l’époque : « C’est mon choix ! » C’était drôle, gai, gentil. Un peu inquiétant aussi, comme s’ils conjuraient, en public, un mauvais sort. Je ne sais ce que disait exactement la scène mais elle disait qu’elle disait quelque chose. Il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose à sentir, même si l’on ne savait pas quoi. Rien n’est plus précieux de nos jours que ce je ne sais quoi. Surtout ne pas le lâcher, c’est notre bouée. C’est lui qui sauvera l’époque de son dogmatisme du néant, infiniment plus pernicieux que l’autre : j’ai connu les deux, je peux témoigner. Le cueillir, le garder en soi. Le je ne sais quoi, c’est la trace laissée en douce par les amis de la vie en exil.
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Bribe. Une philologue qui sait ce qui pèse aujourd’hui sur notre langue française et son expression écrite veut rendre ou donner aux enfants, aux étudiants, et à bien d’autres, le goût et le plaisir de la fréquenter. Elle n’ignore rien de la crise en cours mais refuse, avec raison, de la dramatiser. Elle ne méconnaît pas les ressources de notre langue, elle sait sa capacité de rebond. Il lui paraît toutefois raisonnable, pour ne pas aggraver la situation, de nettoyer l’orthographe du français moderne de ses complications indéfendables et des décourageantes bizarreries dont il a hérité. Et de citer ce h que nous nous croyons obligés de loger, en hommage au thêta grec, derrière le t de bibliothèque. Pourquoi ne pas le supprimer ? Des langues sœurs l’ont fait et ne se sont pas écroulées. Le sacrifice de ce h, s’il ne procure pas un immense plaisir aux plus anciens d’entre nous, ne raccourcira pas leur existence. Il leur sera moins douloureux, de toute façon, que le martyre que leur inflige quotidiennement l’écran des chaînes d’infos, ce paradis des fautes d’orthographe honteuses.
J’avais oublié ce h quand, quelques jours après, un commentaire d’internaute m’y a reconduit. L’article que cet estimable citoyen honorait de son précieux grain de sel racontait avec quelque complaisance les malheurs d’un homme politique. La réaction était courte et probablement lourde de sens, mais j’avais du mal à en mesurer la portée. Elle tenait en un mot : « Tammieux ». L’allusion m’échappait, je n’en étais pas fier. Un fait divers ancien ? Ce Tammieux, un Landru parlementaire de jadis ? Un Petiot ministériel ? Et soudain l’évidence et, pour moi, la dégringolade : Tammieux, c’est tant mieux, tout simplement ! Tant mieux s’il a des emmerdes !
Mettre en présence, laisser tomber ensemble au fond de soi ce Tammieux et la voix de cette philologue. Chercher la relation, si elle existe. Ou avouer qu’on ne la trouve pas, que ces deux êtres de langage ne se rejoignent pas – pas sur un terrain, en tout cas, qui nous soit accessible. Qu’ils resteront deux étrangers, comme les mondes qu’ils représentent. Ne pas argumenter qu’il s’agit, d’un côté, de la boutade d’un illettré et, de l’autre, de l’analyse d’une savante. D’un propos pour rien et d’une démarche culturelle. En Occident comme en Orient, au-delà de toutes les différences et de tous les conflits, la rencontre est longtemps restée possible entre ceux qui savaient tout et ceux qui ne savaient rien, entre l’empereur et le paysan, entre le sage et l’ignorant : c’était même très exactement cet immense détail qu’on appelait civilisation et qu’on essaye aujourd’hui vainement et sottement de retrouver en agençant des événements arbitrairement spectaculaires. On parle de produits de synthèse. Il n’y a pas de relations de synthèse.
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Bribe. Au patronage, Jean-Pierre était le seul vrai bourgeois de nous tous. Un jour où notre imagination avait, une fois de plus, transformé la poussière de la cour en terrain de foot, il eut à tirer un penalty, un péno. J’y suis encore. C’est la fin du match. Un but partout, le péno va être décisif. Le goal, trop serré dans sa chemise, se met torse nu. Deux tas de pull-overs délimitent la cage imaginaire. Jean-Pierre s’essuie les yeux : la poussière, bien sûr, comme toujours ici. Il prend du recul, puis frappe. Et rate. Il regarde ses pieds, comme si c’était leur faute. Il reste un instant ainsi, puis se redresse et crie. Je sens qu’il a envie de crier Merde ! Mais il ne crie pas Merde ! Il crie Miel ! l’imbécile traduction bourgeoise d’alors. Et des sentiments inconnus montent, comme des baleines furieuses, à la surface de mon âme. Je n’ai pas changé d’idée là-dessus. On ne fait jamais bien, et toujours mal, quand on interdit des mots. On ne jette pas des mots au tribunal, aucun ne serait acquitté, aucun, même pas liberté, même pas amour, même pas je t’aime. Même pas déconstruction ! Les mots sont comme nous. Salis, mais l’espérance les sauve. Ils vieillissent, mais elle les rajeunit. On ne sépare pas les pourris des vendables, comme les fruits sur les rayons. C’est ainsi : aucun n’est jamais vraiment pourri, aucun n’est jamais vraiment vendable.
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Bribe. Je suis client de la même agence bancaire depuis 1963. En visite dans les lieux un jour de 2013, année où je fêtais à la fois mes quatre-vingts ans et mes cinquante ans de fidélité à ce noble établissement, je me suis amusé à signaler ce double anniversaire à l’employé qui allait me remettre un carnet de chèques tout neuf. Ce fut un événement majeur, un des grands instants de mon existence, un moment fort comme on dit à la télé, un de ceux où l’époque est toute nue devant vous, où vous ne pouvez pas douter de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle vaut. L’homme m’a regardé puis, saisi d’une intuition majeure, a filé comme une flèche avant de revenir tout sourire en brandissant une brochure. « Permettez-moi de vous faire cadeau de ceci », m’a-t-il dit avec chaleur. Je ne savais pas ce qu’il y avait en lui, mais j’étais sûr de l’arnaque. J’ai fabriqué le sourire ravi qu’on attend des vieux. J’ai signé le papier qu’il me tendait. Une formalité, une formalité, balbutiait-il. J’étais presque heureux, il y avait de la nécessité dans l’air, tout cela était horrible et encore plus grotesque qu’horrible mais enfin, pour une fois, dans ce temple de la fausseté, quelque chose se dévoilait. Il ne m’a fallu que trois jours pour être débité de quelques euros – l’abonnement à la brochure – et cracher au responsable de l’agence la lettre qu’il méritait et à laquelle il répondit bêtement, machinalement, misérablement, comme des conformateurs le lui avaient enseigné pour la gloire de la banque.
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Bribe. Les terribles difficultés de certains quartiers ou de certaines zones justifient-elles qu’on qualifie les délinquants de sauvages ? Pourquoi serait-ce un crime, d’ailleurs, d’être sauvage ? Tout le monde a du sauvage en soi, heureusement, même les professeurs à Sciences Peu. Disqualifier en chacun de nous cette dimension fondamentale et tordre l’idée de laïcité pour arracher de la vie sociale toute perspective de transcendance relève de la même intention élusive. Plus de bases, plus de sommets, au turf de l’actu, tous ! Délinquants, ces jeunes qui brûlent les voitures le sont assurément et doivent être traités comme tels, c’est-à-dire, indissociablement, être punis et, autant qu’il est humainement possible, être aidés. Mais ceux qui les disent sauvages devraient y réfléchir à deux fois. Ce mot n’est pas seulement odieux. Il est surtout entièrement inapproprié. Aucun groupe social ne reflète mieux que les quartiers la superbe « civilisation » du management et de la communication. Aucun autre n’a cette particularité d’avoir été condamné à ne boire qu’à cette source. Le monde ouvrier l’a très longtemps ignorée. Le monde paysan vit toujours de ses valeurs propres, même s’il s’en porte mal. Les bourgeois aussi vivent des leurs, et s’en engraissent de mieux en mieux. Les jeunes des quartiers, eux, sont arrivés nus à la modernité. C’est elle qui les a vêtus, nourris, instruits, blessés, c’est elle qu’ils dégorgent dans le flux intarissable et amer de leur musique. Voilà l’œuvre d’un demi-siècle de sottise et de prétentieuse légèreté. Insupportable, n’est-ce pas ? On raconte que Picasso, quand un visiteur allemand lui demande, en désignant du doigt Guernica, si c’est lui qui a peint cette toile, répond : « Non. Ça, c’est vous. » Eh bien, les quartiers, indissociables réalistes de droite et de gauche, c’est vous, ça ! C’est votre œuvre et ce sont vos enfants.
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Bribe. Avant de se saisir du tensiomètre et du stéthoscope, mon médecin, le temps d’une petite plaisanterie, jette sur son patient un regard rapide mais circulaire et enveloppant qu’aucun appareil n’enregistrera. Il est infiniment précis dans ses observations mais je sens toujours plus dans sa parole que le constat auquel elles l’ont conduit. S’établit en lui, à chaque consultation, une correspondance entre ce premier regard – presque un coup d’œil de peintre – et le diagnostic que ses appareils l’aideront à établir. S’il tombe sur une anomalie sérieuse, cette distance qu’il préserve entre lui-même et les informations qu’il va me communiquer me sera plus précieuse que les mots les plus rassurants. S’il ne trouve rien que de bénin, elle m’évitera de sombrer dans un optimisme fabriqué. J’espère évidemment qu’il va m’annoncer de bonnes nouvelles mais je me dis parfois que si je ne sentais plus dans sa voix ce quelque chose qui dépasse, et de beaucoup, l’instant de cette consultation, les heureuses perspectives qu’il m’annoncerait ne me seraient guère moins accablantes que les pires révélations.
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Bribe. Les sirènes d’Ukraine ne chantent pas autrement que celles de Montrouge, il y a plus de quatre-vingts ans, quand d’autres avions s’en prenaient, une fois de plus, à l’usine des Compteurs. Même hurlement mais, surtout, soudain, même décrochage du son qui devient un hululement que l’angoisse fait interminable, comme s’il était lui-même cette machine furieuse qui n’en finit pas de se précipiter sur son objectif. Dans la cave où tout l’escalier 17 du HBM est descendu, je ne songe pas à avoir peur, même si, en m’offrant biscuits et bonbons, les adultes échangent devant moi leurs plus noires inquiétudes et me révèlent avec une totale impudeur le monde où je vis. Je garde de cet instant un souvenir très précis. Tout cela est terrible, infiniment plus terrible que je ne peux l’imaginer. Un gouffre s’ouvre devant moi mais je n’ai pas de temps à perdre avec lui : la présence des deux gracieuses petites filles du quatrième et le sentiment tout nouveau qu’elles m’inspirent, tout nouveau et si extraordinairement ordinaire qu’il me semble couvrir en un instant la planète, me rend invulnérable. Je ne rêve pas. Leur présence ne nie pas le mal, le mal en moi, le mal hors de moi, la guerre, la cave. Elle ne gomme pas la souffrance, celle des autres, celle qui sera forcément, qui est déjà, la mienne. Le fond de mon cœur me dit que tout ça existe, que tout ça est en moi, que je n’ai pas à m’en étonner. Aucun idéalisme là-dedans, aucune rêverie. Le mal est bien en moi et le mal ne gagnera pas. Dans cette guerre-là, je ne suis pas le général, je ne suis même pas le sous-off. Je suis le troufion de base, le troufion périphérique. Dans la cave, en regardant ces petites filles, je ne peux pas penser aujourd’hui. Je pense aujourd’hui et à l’heure de notre mort. Ce bonjour est un adieu mais, dans cet adieu, il y a un nouveau bonjour. Cette nuit, les bombes ne se sont pas trompées d’adresse, demain sera un autre jour. Je me sens définitivement comme tout le monde c’est-à-dire que, comme tout le monde, je me sens comme personne. Le chant des sirènes garde toujours pour moi quelque chose de ce mystère. Il plane longtemps dans le ciel puis, à l’instant où il va fondre sur sa proie et m’anéantir, je ferme les yeux et c’est comme si, attendri, il me tendait une main secourable. J’étais bien loin de ce souvenir d’enfant quand, il y a dix-neuf ans, dans le premier texte écrit pour ce site, je recopiais cet aveu de Victor Hugo : « Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience. » C’est vrai. On ne peut pas oublier ces hôtes mystérieux, de quelque nom qu’on les nomme. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. On ne peut pas.
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Bribes, parmi cent autres. Ni jugement ni confession. Journal de bord, journal de guerre. Tâcher de tenir le coup, passer l’épreuve. L’époque est terrible, sauf pour les brutes. La seule chose qu’on puisse souhaiter à ceux qu’on aime, et même à ceux qu’on déteste, c’est de conserver, dans un coin de leur tête et de leur cœur, quelques très forts souvenirs de vérité pour y puiser du courage. Ce bagage est largement suffisant pour vivre, le reste est sottise, prétention, mauvaise graisse. Une époque assez idiote pour s’imaginer qu’elle va « rendre leur dignité » à ceux dont elle déclare, l’imbécile, qu’ils l’ont perdue ou qu’elle va « sauver la planète » ne mérite rien, mieux vaut la laisser flatuler dans son coin. Si vous voulez monter dans mon canot, venez, venez, on se serrera et on partagera le pain qui me reste, mais n’espérez pas que j’irai crever avec vous dans votre cale.
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Mais parfois, il y a du lourd, l’Ukraine par exemple, et il est impossible d’esquiver la question posée. J’ai essayé de regarder la guerre à la lumière de l’intuition de Berque. Ce grand homme n’agitait pas les mots pour le plaisir. On rencontre rarement un esprit aussi construit, aussi attentif, aussi étagé. Il faisait sonner ses intuitions à toutes sortes de niveaux, de l’expérience la plus ordinaire à la perception la plus aiguë, la plus rare. Il avait une manière de relier qui distinguait. Et, quand il distinguait, c’était pour faire sentir un lien plus fort que celui qu’il venait de dénouer. Il se mouvait toujours dans la variation et toujours dans l’unité. Dans cet aller et retour, il puisait son humour, sa gaîté. Parfois, dans une transgression inattendue, le savant un peu solennel ouvrait un instant la porte au gamin indocile qui l’assiégeait discrètement. Le croirez-vous ? Il aimait faire des blagues.
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Élision/élusion, serait-ce l’histoire de cette guerre ? L’élision, c’est quand on tranche. Mais l’on ne peut trancher que si l’on a d’abord construit et ajouté, donc affirmé. L’élision renvoie à une affirmation qu’on protège en tranchant ce qui la menace, donc à l’affirmation d’un pouvoir, quelle qu’en soit la forme politique. D’un pouvoir et d’une identité. Le vieux monde, en somme, celui qui a commencé à prendre de la gîte à la fin du XXe siècle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, c’est encore largement celui de la Russie. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, ce n’est plus celui des pays européens, moins encore celui des États-Unis. Là, les révolutions techniques successives ont tout recouvert, tout emporté, tout assujetti. Le pic de l’acceptabilité de l’emprise technique, comme on dit si savamment, a été franchi il y a à peu près un demi-siècle. Mai 68 a été l’éclair avant l’orage mais les décrypteurs n’y ont rien vu : il y a des formations qui aveuglent, ce sont donc, très logiquement, les plus cotées. Depuis cette date, l’Occident court derrière lui-même sans la moindre chance de se rattraper. Incapable de parler sérieusement, il a laissé la parole à une tribu toujours renouvelée de bateleurs pédantesques. Depuis cette date, il est progressivement passé de l’élision à l’élusion, c’est-à-dire à la dissimulation, au faire semblant, à la séparation radicale de la réalité et du discours sur la réalité : plus il se laisse mener par le bout du nez, plus il nous bassine de ses valeurs. Toujours riche et encore puissant, il ne tient pourtant plus grand-chose, ne domine plus ses illusions et reste en tête-à-tête avec ses fantasmes. Sûr de ne plus vouloir comprendre, il s’entoure de machines à tout brouiller qui le font tricher et mentir. Comme il a perdu de vue la réalité, qu’il ne peut plus parler d’elle et qu’il ne le veut plus, il en invente une autre à son goût ou, plutôt, au goût de ses maîtres. Ainsi le but de l’hôpital n’est plus de soigner mais de gagner de l’argent en soignant. Ainsi le but de l’éducation n’est plus d’instruire mais de grossir le potentiel économique en instruisant. Ainsi le développement technique, moyen parmi les moyens, devient fin parmi les fins. Ainsi la morale n’est plus le respect de valeurs transcendantes mais la transcendisation à tout va d’opinions contingentes ou de billevesées démagogiques. Un esprit simple dirait : l’Occident est paumé. Et, sous les applaudissements, s’adjugerait la médaille d’or.
Ce que nous empruntons aux États-Unis nous enfonce un peu plus profond dans notre narcissisme. Il faut reconnaître que nous ne choisissons pas le meilleur. Manie des pétoires, management, Woke, en voilà, semble-t-il pour les goûts les plus divers et, parfois, les plus opposés. Apparemment. Être le plus fort, être le plus malin pour trouver des sous, être le plus vertueux, tout cela marche très bien ensemble et répond au même désir du petit bonhomme occidental du XXe siècle, tout cela soigne la névrose qui le dévore, tout cela construit l’image de lui qu’il veut accréditer pour la vaincre, et qui l’aggrave. Il est au centre de tout, comprenez-vous, au centre de l’espace et au centre du temps. Il fait pan-pan mieux que tout le monde, il joue mieux que tout le monde avec l’argent, sa sagesse et sa science sont universelles et refont le passé à son image, il est vraiment le meilleur, en lui culmine l’humanité, en lui et dans le petit espace de temps miraculeux qu’il habite, il résout la question de l’homme et il sait qu’il la résout. Comprenez qu’il est enfermé comme jamais, le pauvret. Sentez sa frousse de gosse dans le cirque qu’il nous monte. Sous ce ton de fermeté, sentez le désarroi. Sentez la pusillanimité : ces guignolades demandent moins de courage et d’énergie que n’en exigerait la volonté de se repenser fondamentalement, mot majeur de Berque, en prenant le taureau par les cornes : mais, au fait, où est-il donc passé, le taureau ?
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Dans les premières années de mon activité de formateur, une énorme contradiction me posait problème. Au restaurant d’entreprise, quand quelque actualité horrible mais lointaine s’imposait à la conversation, j’étais frappé par la fureur prophétique qui se déchaînait. Une heure après, devant un hiérarchique ou à la seule évocation de méthodes d’entreprise infiniment humiliantes, elle cédait la place à un ton jésuitique, à une hypocrite compréhension, à une fausse générosité de victimes, à un détestable parti pris de conciliation. Les voix elles-mêmes changeaient, elles semblaient vouloir se ravaler, comme s’il fallait s’excuser d’être soi-même, d’oser penser, de s’essayer à sentir. Comment les mêmes individus pouvaient se montrer si différents, je l’expliquais par une raison qui ne me convainquait qu’à moitié. Je me disais qu’ils n’y étaient pas pour grand-chose, qu’on les avait rendus vantards et pleutres. Je ne me sortais pas du lot mais il me semblait vital et prioritaire que nous apprenions tous à en sortir. Le reste attendrait.
Quelque analyse qu’on fasse de la situation, Poutine vient de changer cette donne. Entre les envolées du restaurant d’entreprise et la prudence quand se pointait la hiérarchie, il y avait de la place pour le lyrisme. Le tragique restait loin. De son exil, il exerçait parfaitement la mission qui lui avait été assignée : il permettait de comparer l’horreur de là-bas et les petits ennuis d’ici. En leur faisant honte de pleurnicher, il donnait aux salariés le droit de manquer de courage. Cette époque est terminée. L’Ukraine, c’est la porte à côté. Rien ne dit que nous serons épargnés. Si nous le sommes cette fois, il y aura d’autres occasions. Sans compter la bombe : la diplomatie avait-elle oublié ce détail ? Le tragique, ce monstre lointain qui nous valait de si belles dissertations, s’est soudain dangereusement rapproché. Il est là et ne partira plus. Le souffle des commentateurs en est coupé. Plan fixe sur Poutine.
Terreur. La guerre est là, presque chez nous, plus trop de place pour l’éloquence. Que penser, que dire ? Que c’est terrible, que c’est monstrueux. Et quand on l’a pensé, quand on l’a dit ? Le redire avec plus de rhétorique ? Chercher dans les infos du jour d’autres manières de le répéter ? Et puis ? Cul-de-sac. Chez les gens qui parlent à la télévision, le phénomène est moins visible, le temps est compté, une séquence chasse l’autre. Dans la vie, c’est différent. Des esprits qui ont de la ressource et du langage semblent anesthésiés par l’événement, comme si les chars de Poutine bloquaient leur expression, la contraignaient à tourner en boucle, à se faire de plus en plus répétitive, de plus en plus rhétorique, à se vider de sa substance. Comme si elle ne pouvait plus embrayer sur rien. Comme s’ils étaient arrivés au bout. Comme si, enfin, ils pouvaient affirmer.
Si tout le monde se félicite prudemment qu’il n’ait pas été fait appel, jusqu’ici, aux démentes ressources nucléaires, cette abstention qu’on espère durable n’a pas été sans conséquences. Même si les armes ont aiguisé leur cruauté et si des drones nouveau-nés batifolent au-dessus du champ de bataille, les belligérants semblent nous rejouer des scènes déjà anciennes dont les plus âgés d’entre nous ont gardé le souvenir, voire la cicatrice, et que leurs descendants ont retrouvées dans les livres et sur les écrans. C’est bien ce que déplorent, d’ailleurs, les spécialistes des stratégies internationales : perdre son temps à de pareilles vieilleries quand le monde entier est un chantier d’innovations prodigieuses !
Ces réalistes sont légers, comme d’habitude. Ce réalisme-là, pourtant, va encore perdre du poids. Sans perdre de son sens : il n’en a jamais eu. Ils sont légers comme l’Europe politique est légère, comme est léger le climat bruxellois, comme est finalement légère cette pesante machine, comme est légère la pensée qui l’anime, comme sont légères les disputes qui l’occupent, comme est légère cette permanente répartition des charges et des bénéfices. Même sous des forêts de drapeaux, même arrosée d’une goutte de Beethoven, même si tout le monde, faute d’avoir le cœur sur la main, se met la main sur le cœur. De ce qui se passe vraiment dans les êtres, de leur infini découragement, de leur asservissement à d’absurdes abstractions, de leur néantisation par une propagande d’une exceptionnelle vulgarité, tout ce monde ne voit strictement rien. Les rapports qu’il entasse sont faits pour le lui cacher. Sa position lui est un vaccin contre toutes les angoisses du monde. Dans la solennité de l’hémicycle, il poursuit ses jeux d’enfants.
Nous, en silence, nous regardons la guerre et nous la reconnaissons. Un sentiment tapi au profond de nous-mêmes resurgit avec une force qui nous étonne, nous embarrasse, nous déchire. Le mal existe. Le tragique est une dimension de l’existence. Aucun pass ne nous l’épargnera, aucun. Aucun bavardage, aucune élusion. Autre chose encore, étrangement. Le tragique c’est terrible, certes, vraiment terrible. Mais ce qui arrive quand on prétend le nier est plus terrible encore : l’existence n’est plus alors qu’une écharpe qui se détricote et pourrit. Le tragique, c’est terrible, mais faire croire et se faire croire qu’il n’existe pas ou qu’on l’amadouera avec des balivernes, c’est la fin de tout, c’est l’absolue défaite, la débâcle avant le combat. En refusant de se regarder elle-même, la société occidentale ne fait pas autre chose qu’organiser ce désastre, le fêter et en jouir. Dans ces conditions, plus elle parle haut, plus elle est ridicule. Elle est complice de ses virus.
Guerre d’Ukraine. Devant nous, la violence. Elle n’a pas changé, elle a toujours la même gueule de provocation foireuse. Et ce monde d’éludeurs élusifs qui, faute de vouloir la vaincre, espérait au moins la nuancer, la transformer, la civiliser, la mondaniser ! La culturaliser ! Le traitement homéopathique commençait à faire ses effets, bientôt tout en aurait été saupoudré, parfumé, délicieusement aromatisé, délicatement épicé. Présente partout à sa juste dose, la violence aurait été partout courtoisement ignorée. Elle nous aurait tués, naturellement, mais comme il faut. À petit feu discret, consensuel, résigné, citoyen. Quand, ici ou là, dans une banlieue braillarde ou un immeuble classé, elle resurgissait sous sa forme première, dans sa tenue classique, hurlante et ensanglantée, nous nous pincions le nez et poussions des cris aigus.
On le savait pourtant bien avant le christianisme, le tragique et le sens, ça marche ensemble. La tragédie grecque ne dit rien d’autre. Hölderlin le répète : « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Je n’avais aucune idée de ce poète, à douze ans, quand j’ai appris avec stupeur que le latin altus signifiait à la fois haut et profond. Tout ce qui s’entassait en moi, tout ce qui me rivait à l’obscur, tout ce qui me faisait peur, c’était donc quelque part en rapport avec ce qui me rendait heureux, avec la beauté, avec la joie, avec le rire ? Ce qui stagnait avec ce qui fusait ? L’étang n’ignorait pas le ciel ? Le ciel ne méprisait pas l’étang ? Le vaste, un jour, commanderait vraiment ? Ah, putain, comme on disait à Montrouge !
Le sens… Le premier ballot qui trouve quelque chose à vendre inscrit désormais le mot, bien en gros, sur sa camelote, bientôt il se l’agrafera à l’oreille, comme le cochon à la ferme. Pauvre vieille époque, quel besoin elle a d’être aimée et secouée, comment a-t-elle pu devenir aussi bête ? Pauvres enfants déchiquetés, pauvres cibles pour les marchands d’illusions. Le sens… J’entends encore le mot vibrer dans la voix de Francis Jeanson quand il s’adressait aux fervents animateurs des Maisons de la Culture. Ce secret du cœur, de l’esprit, de l’âme, nous rêvions de le partager avec eux, avec tous, comme une défense, comme une promesse. Il nous rendait graves et heureux.
1er juillet 2022