De quoi Carmen Maria Vega se fout-elle?

LE MARCHÉ LVI

Quelques mots d’une chanson m’arrêtent, ou me mettent en marche, comme on voudra. Assez pour me donner le goût d’y aller voir. Je tombe sur un clip détestable. Un hebdomadaire que je n’aime pas beaucoup l’aime beaucoup, lui, le clip de Carmen Maria Vega, le clip officiel, ma chère ! Eh bien, non. Il est lourdingue et prétentieux. C’est un flan raté, piqué de pubs gentiment venues escorter la révolte de la nouvelle championne du On s’en fout, des pubs pour ce qu’elle n’apprécie pas trop si l’on en croit ses chansons, des pubs pour des cabriolets, pour une passionnante Banque postale jeunes, pour d’autres choses de ce goût. J’ai particulièrement apprécié celle-ci : « Célibataire et cadre sup, entrez dans le monde de la rencontre haut de gamme. » Je ne saisis pas. Elle ne s’en fout pas, Carmen Maria Vega, des rencontres haut de gamme ? La rencontre haut de gamme échappe à son jeu de massacre ? Elle respecte la rencontre haut de gamme ? Elle se montre tolérante à l’égard de la rencontre haut de gamme ? Elle défend les valeurs de la rencontre haut de gamme ? Qu’est-ce que cette annonce fabrique là, elle ne la gêne pas ? Pourquoi accepte-t-elle cette cohabitation ? Son tempérament, qui paraît solide et généreux, s’est effiloché d’un seul coup ? Il est tombé en syncope ? Parti en eau de boudin ? Bon, j’entends qu’on soupire, qu’on me plaint poliment. Sans doute, je ne peux pas comprendre. Mon âge, ma formation. La pub et la chanson, ça fait deux. C’est obligé. C’est le système. C’est comme ça que ça marche. Il faut bien en passer par là, ou alors… On me parle plutôt gentiment, mais on a envie de me rire au nez. Puis on redevient sérieux, on veut essayer de me faire comprendre, on me raisonne. On dit qu’on regrette, bien sûr, mais c’est ainsi, il faut qu’elle pense à sa carrière. Du coup, c’est moi qui souris. Je songe qu’une carrière, c’est un endroit où l’on casse tout pour que ça serve ailleurs. L’idée me plaît, je regarde l’interlocuteur en rigolant franchement, il n’aime pas ça, il se fâche, il me dit que je déraille, il se répète, il s’embrouille. La pub et Carmen, ça fait deux. Ah bon, je dis, je n’avais pas compris. Ah bon, c’est une autre question ! Un autre problème ! Une autre problématique, on va dire ? Une autre séquence, en somme ? Un autre volet de la réflexion ? Un autre point de l’ordre du jour ? Un autre aspect des choses ? Est-ce que, des fois, ce ne serait pas une autre vision ? Peut-être même un autre concept, non ? Oui, oui, je vois, bien sûr, je vois, je vois, il ne peut pas savoir comme je vois dans son ventre, le gars, il ne peut pas savoir comme je vois qu’il n’y a rien dans ce ventre-là.
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Pourtant, Carmen Maria Vega, c’est intéressant. Sa voix est juste, paroles et musique. Ce clip calamiteux, boursouflé, faux comme un jeton, ne m’aurait pas permis de m’en apercevoir. Heureusement, il y avait la radio et un matin tranquille, j’ai eu envie d’acheter le disque – je veux dire l’album. Je ne sortirai pas les grandes références. Ni Aragon, ni l’un de ces poètes en qui se reconnaissait mon adolescence, Jules Laforgue, Jehan Rictus, Jean Richepin. Mais quand même. Il y a des choses simples, et vraies :
Si tu t’en vas, là tu me tues
Vu que moi sans toi c’est du vent […]
Sans toi je suis une blague toute en longueur
Qu’on sait déjà, qui dure des heures
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Ou ceci encore, qui me permet, pour une fois, de laisser se reposer un peu le cher Stanislas Fumet. (Même si je vois bien comme il se serait frotté le menton : ce n’est pas grand-chose, eût-il dit, mais ça a de la valeur. Que voulez-vous, quand on a entendu Fumet parler de la valeur, quand on l’a vu la soupeser comme un melon, les yeux mi-clos, entièrement indifférent à son origine, à son propos, à sa gueule, à sa science, quand on a senti en ce vieux monsieur aux chemises éclatantes de couleurs la joie d’un enfant impitoyable et amoureux, la valeur que tentent de vous refiler politiquiciens, médéfoïdes et communicancants ne pèse pas lourd.) Encore ceci, donc :
Je n’oublierai jamais
Tu étais malheureux
Et tu me regardais
M’éloigner de nous deux
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Tout n’est pas si lumineux. L’époque la déconcerte, la désarçonne, lui fait mal. Même si, parfois, comme tout le monde, elle lui cède. Alors, elle ment et souffre de mentir. Ce ne sont pas de vrais mensonges, à mon avis. Des mensonges vrais, plutôt :
Ben quoi je mens même si ça ne vous plaît pas bien, vous qui faites comme si vous saviez rien. Au moins là, c’est donnant donnant, j’suis pas toute seule à faire semblant.
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La comparaison entre le clip et l’album est intéressante. Elle en dit long sur les transformations que fait subir à un texte, c’est-à-dire à l’expression d’une sensibilité, le conditionnement commercial qu’on lui inflige. La chanson est droite, le clip est tordu. La chanson est sincère, le clip noie cette sincérité dans une démonstration d’une rare vulgarité. Alerte et juvénile dans la chanson, la dérision s’épaissit dans le clip et devient équivoque, comme si les images étaient là pour redonner hypocritement prestige à tout ce dont, précisément, la chanteuse se moque, ou dit se moquer : l’argent, l’apparence, le luxe, la fausse désinvolture. Le clip est une trahison, ou une auto-trahison. Une récupération, ou une auto-récupération. La chanson vit, le clip fonctionne. Ses images s’écrasent contre la chanson à la manière des tartes à la crème d’autrefois. Tout ça est une démonstration simplissime, pas besoin de quarante-cinq volumes. Non, le monde où nous vivons n’est pas foutu, la verdeur lucide de cette chanteuse en témoigne. Mais si l’on ne veut pas qu’il crève, il va falloir vider pas mal de poubelles, et sèchement. Sinon on va tous s’embourber dans des contradictions inutiles, ce qui ne sera pas grave, mais aussi dans la mauvaise foi, ce qui sera mortel.
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Que décrit donc CMV quand elle dit :
Un jour que j’aurai enfin eu ma promotion
Un beau bureau, une secrétaire, des stocks options,
J’f’rai ma loi et on m’entendra quand je crie
en attendant je suis gentille,
Bonjour
Pardon
Merci
Oui, que décrit-elle ? Une vie au boulot joliment imaginée ou une existence de jeune chanteuse ? Un beau bureau ou un beau plateau ? Une secrétaire ou une attachée de presse ? Des stocks options ou de bons gros cachets ? Chanteuse ou secrétaire, c’est sans doute pareil. Au clip près. Peut-être même pas. Division du travail : l’une le tourne, l’autre le regarde. Dans les deux cas, il faut faire avec.
Les gens sont gentils, tolérants comme tout
C’est ma nouvelle philosophie
Même si c’est pas vrai, on ferait comme si, on simulerait
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On simulerait. On voudrait simuler. Et on n’y arrive pas, pourvu que ça dure ! Un désir de franchise, tout le monde a ça en soi, surtout les menteurs. Je ne parle pas de la fausse franchise, de la franchise coupable qui oblige à dévivre sa vie en l’écopant au fur et à mesure. Je parle de l’autre franchise, celle qui n’a pas peur du non-dit, de l’indicible, je parle de la franchise des profondeurs. De celle qui parie sur l’au-delà du mensonge, pas de celle qui pense à l’exactitude du compte-rendu. Je parle du désir d’être compris non seulement dans ce qu’on dit, dans ce qu’on explique, dans ce qu’on avoue, mais aussi, mais surtout, dans ce qu’on ne sait pas dire, dans ce qu’on ne peut pas dire, ou même, pauvres de nous, dans ce qu’on ne veut pas dire.
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L’argent, la puissance, l’image, il faudrait commencer à s’occuper sérieusement de ces clients-là. J’avoue que je ne fais guère confiance, pour le faire, à ces oppositions qui se veulent radicales, à ces flamboyantes proclamations anti-ceci, anti-cela. Je les sens en connivence avec ce qu’elles condamnent. Non qu’elles épousent en quoi que ce soit les positions de l’adversaire. Mais il y a de la fascination dans cette manière de les attaquer, une fascination qui confirme leur cohérence, qui valide leur puissance, qui contribue à les mythifier. Sous le désaccord radical, se dessine une convergence d’une autre nature. Les irréconciliables adversaires partagent la même conception fermée de la politique, et peut-être de la vie. À un mythe s’oppose un autre mythe. Rien de neuf. Dans ces systématisations, j’ai souvent flairé une peur secrète. Non pas la peur de l’adversaire : la peur de soi-même, la peur de ne pouvoir refermer le dossier à temps, d’être conduit au-delà de la politique, ou ramené en deçà. La peur de sortir de la question, du cadre, du sujet. La peur d’être ramené par l’oreille au vrai débat, comme les malheureux interviewés de la radio quand ils se risquent à s’écarter de l’itinéraire balisé par le journaliste.
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Je les regarde par-dessous, ces opposants-là, je cherche ce qu’ils ont dans la tête. Leur indignation est sincère, mais elle leur devient vite un refuge. C’est pourquoi, le tigre qu’ils combattent, il le leur faut d’acier ou de béton, pour que sa solidité les rassure, pour que le combat ne finisse jamais, pour qu’ils n’aient pas à changer de posture, de style, de manière d’être. Pour que tout le monde, amis et ennemis, reste dans le même film : l’hostilité inexpiable et les injures au-dessus de la ligne de flottaison, la complicité dans l’immobilité craintive au-dessous. Combien de fois l’ai-je vu jouer, ce film, dans les entreprises ! La différence entre ces absolutistes et moi, c’est que je sais que ce tigre-là est un tigre de papier, que j’ai constaté plus d’une fois, dans l’ancien Rhône-Poulenc ou à EDF, par exemple, à quel point il est fragile. Il m’est même arrivé de le froisser assez sérieusement avant que ses adversaires patentés ne se mobilisent, scandalisés, pour m’empêcher de lui couper les moustaches. Et quand cette mobilisation intervenait-elle ? Toujours au même moment, quand on s’approchait de la ligne de flottaison, quand il ne s’agissait plus du marchandage de routine entre les directions et les syndicats, quand il commençait à être question de ce que l’on sentait, de ce que l’on pensait, quand les salariés osaient regarder ensemble le monde où ils vivaient.
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Je ne me fais pas d’illusions. Il est féroce, cet animal, ce n’est pas une gentille bébête de pur vélin, c’est un tigre de papier journal très méchant, en effet, d’autant plus cruel qu’il est en train de perdre ses dents, et qu’il se sait infiniment fragile. Un tigre, pourtant, dont l’imagination n’est plus ce qu’elle était, et que ses adversaires aident puissamment quand ils lui opposent une symétrie vieillotte qui lui fait croire à sa jeunesse. Un tigre auquel leurs éructations sont comme autant de séances de renforcement positif. Un tigre qui soigne ses rhumatismes en fonçant sur les drapeaux rouges. Un tigre largement phantasmatique, en somme, dont ils pourraient assez aisément accélérer la déroute s’ils ne le faisaient pas toujours sauter dans les mêmes cerceaux. Mais cela supposerait qu’eux-mêmes se déséquilibrassent ! Qu’ils dispersassent leurs livres et renonçassent à leurs schémas mentaux ! Qu’ils regardassent le monde, et le vissent ! Qu’ils visitassent en eux des contrées inexplorées, indéchiffrées, indéfrichées ! Et que le goût leur vînt d’une parole neuve ! Et ça, mazette ! Tournez, manège ! Roulez, mécanique !
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Un homme libre ne se satisfait pas de ces facilités. Il ne pense pas que toutes les cartes aient été distribuées, il sait qu’il en reste toujours d’inattendues dans le talon. Il ne se plaît pas à opposer un tank de vérité à un tank d’erreur. Il n’a pas besoin de toute cette rhétorique. Il ne se baguenaude pas sur des nuages en carton. Je le vois plutôt comme un orpailleur de sens. De l’orpailleur, il a le désir farouche, la rage, l’espérance violente. Comme l’orpailleur, loin de la « fête servile », loin de la foire à la communication, je le vois se perdre dans des contrées ignorées et arides, je vois ses mains travailler la boue des circonstances, je vois son esprit, tout projet écarté, absorbé par la fièvre de l’instant, je vois son cœur lentement et voluptueusement dévoré par le mystère des choses simples et grandes.
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Désolé de ce brouillage culturel. À quelques grosses petites nuances près, Carmen sent comme Alphonse. Lamartine et CMV, c’est du pareil au même. Ils disent tous deux que la liberté n’est pas au fond. J’ai écouté plusieurs fois sur Internet la chanson vedette, On s’en fout. J’hésitais entre l’agacement et la sympathie. Un chamboule-tout adolescent, peut-être même enfantin. Des réseaux sociaux aux principes moraux les moins contestables en passant par les catastrophes écologiques, les footballeurs rupins, le changement climatique, de tout cela, en gros et en détail, on s’en fout. Bon. On en a entendu d’autres. Mais il y a plus intéressant, l’expression d’un sentiment d’étouffement qui, lui, n’est nullement une redite, mais une perception fraîche et précise :
Ne rien remettre à demain
Être sur le bon chemin
Jamais ne douter de rien
Toujours avoir un avis
Des nouilles ou des spaghetti
Des crevettes ou des sushi
On s’en fout […]
Et autant que faire se peut
Choisir la rouge ou la bleue
Savoir ce qui est le mieux
On s’en fout
La flèche n’est pas très acérée, elle ne vibre pas assez dans l’air, mais elle touche le centre de la cible. Dans cette langue approximative, un peu bâclée, des choses importantes sont dites, infiniment plus importantes – je le dis sans esprit de provocation – que tout ce que j’ai entendu durant cette campagne électorale. Il y est dit que le gros animal, le gros connard, écrase tout et nivelle tout. Il y est dit qu’il s’est maintenant immiscé, le porc, dans le for interne des gens. Il y est dit que ses méthodes sont celles d’un terroriste. Il y est dit qu’il fait tout pour nous obliger à entrer dans ses problématiques de crapule – de crapule moralisatrice dirais-je si ce n’était pléonastique. Et, entre les lignes, il y est dit qu’il fait souffrir, qu’il fait mal, qu’il fait du mal, qu’il fait le mal, qu’il est intrinsèquement pervers. « Coller avec son époque, dit Carmen, on s’en fout. » Une société qui, à l’instant précis où on veut lui passer une identité autour du cou, explique qu’elle n’a qu’un souhait, se détacher d’elle-même, une société qui demande ainsi à ne plus être de son temps, en quoi voulez-vous que ça intéresse le championnat électoral ? Comment un communicancant pourrait-il seulement imaginer de quoi il s’agit ?
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Ainsi, pour Le Nouvel Obs, le clip de CMV est « fou-fou, beau, drôle ». Ainsi, pour Le Nouvel Obs, sa chanson On s’en fout « est à s’injecter en perfusion auditive au réveil, tant c’est réjouissant. » Ainsi, pour Le Nouvel Obs, « le week-end s’annonçant mauvais, on dit : Merci, Dr Carmen ! » Bon. Il faut encaisser. En un tournemain, tout est au tapis, la vie, l’angoisse, l’ambiguïté, la petite touche de vérité souffrante. Putain, les mecs, c’est fort un journal ! Il reste un clip poisseux, deux feignants qui rigolent dans leur pieu, et l’univers mental des bobos. Quand je contemple ce sinistre, je cherche fébrilement autour de moi quelque aborigène d’Australie, ou quelque Pygmée, ou quelque Inuit, quelqu’un enfin qui vienne d’un ailleurs pour moi presque incompréhensible, quasiment inimaginable, pour fêter avec lui, en dépit de nos difficultés langagières, notre commune humanité, pour l’entendre me confirmer qu’elle existe.
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Bourgeois bohème, ce n’est pas un oxymore, c’est une connerie. Il n’y a pas de bourgeois bohèmes. Il y a des bourgeois voyageurs, des bourgeois explorateurs, des bourgeois touristes, des bourgeois ethnologues, des bourgeois aventuriers, il y eut les grands poètes bourgeois cosmopolites comme Valery Larbaud qui prenait les trains de luxe avec les revenus de Vichy Saint-Yorre, et il y eut, bien sûr, d’innombrables génies bourgeois. Il n’y aura jamais de bourgeois bohèmes, sauf dans les rêves. Aucun bourgeois n’est un oiseau de passage, un Wandervogel, car il n’est pas un bourgeois qui ne se réfère à quelque forme, élémentaire ou complexe, de possession. Et la bohème, avant d’être un style, c’est le goût de la dépossession lié au voyage de l’esprit, le goût, comme disait Balzac, d’être « au-dessus du destin » et « au-dessous de la fortune ». Rien d’étonnant si, en des temps un peu délicats pour elle, la bourgeoisie, qui n’a jamais supporté de voir un seul plat lui passer sous le nez, fait désormais un gros caprice et exige sans rire de posséder aussi la dépossession, ou de faire semblant, ni plus ni moins d’ailleurs que pour le reste de ses conquêtes.
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J’hésitais à parler de Carmen Maria Vega, la mode n’est pas trop mon fort. Tout s’est joué sur la dernière note du dernier des huit On s’en fout par quoi se termine la chanson, sur un ououou que la voix prolonge longuement. Je ne sais s’il y a eu plusieurs enregistrements, ou si mon oreille a fait des siennes, mais je n’ai pas pu retrouver cet ououououou qui m’a touché et convaincu. Une modulation dans laquelle, indifférent aux gloussements, je dis que se dévoile une signification majeure. À laquelle j’accorde ce que, pour une fois, je n’ai aucune difficulté à appeler une valeur parce qu’elle puise aux profondeurs, parce qu’elle rend compte d’une solitude et d’un choix, parce que son inachèvement désigne un au-delà.
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Trois temps. La chanteuse vient d’égrener la litanie moqueuse et inquiète de ses On s’en fout. Le ououououou final dresse le bilan. Il patauge d’abord dans la gouaille, s’ébroue dans la jubilation gamine de la provocation. Puis, peu à peu, comme un enfant qui sent sur lui un regard de tendresse, le chant s’apaise. D’abord éclatant et sûr de lui, il se nuance de doute, hésite, semble s’interroger. Et doucement, très doucement, de cette fragilité naît une force. Non pas une certitude. Une vibrante incertitude qui élargit la voix et en soutient l’écho. Le dernier instant est à la fois d’affirmation et de prière, un tremblement qui espère.
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J’ai rêvé ? Soit. Mais c’est ça qui m’a fait rêver. Pas le clip. Pas Le Nouvel Obs. Pas la campagne électorale. Vu ?
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Au point où nous en sommes, allons-y pour le people ! Mais changeons de clientèle. Je vais vous faire découvrir la vie secrète d’un historien célèbre, grand spécialiste du Moyen Âge, c’est un scoop Résurgences. Nous étions condisciples dans la khâgne de Louis-le-Grand, je le trouvais hautain, solennel, un peu méprisant, sans oser penser qu’il était surtout écrasé par une redoutable hérédité universitaire. Je l’ai oublié, puis retrouvé à Alger, en uniforme. Il était censé, comme moi, défendre la civilisation occidentale et chrétienne contre les rebelles algériens, évidents instruments du communisme international. Il avait beaucoup changé. Les succès et l’expérience l’avaient simplifié, il développait un scepticisme à peu près universel, franchement désabusé, mais jamais cynique. J’étais très loin de ses positions, ses analyses ne me convainquaient pas toujours, mais je trouvais en lui une ferveur secrète dont les manifestations, le plus souvent fort discrètes, éclatèrent une fois ou deux avec une vigueur surprenante. Nous devînmes amis. Puis, comme on dit, la vie nous éloigna. L’autre jour, à l’occasion de la parution d’une encyclopédie dont il est le maître d’œuvre, une radio l’avait invité. J’eus soudain la révélation de la place qu’une femme, une femme dont il parlait déjà à Alger, a tenue dans sa vie, une femme dont il n’a cessé de suivre la trace, de recueillir les signes. Elle s’appelle Jeanne, c’est une bergère lorraine. En visite à l’école de Domrémy, mon ami historien est allé droit à l’essentiel. Il a dit aux enfants que cette histoire-là est vraie, absolument vraie, vraiment vraie.
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Instant majeur pour ces écoliers. Il libère leur cœur, leurs rêves, leur imagination, il ouvre leur chemin. L’enfance est à l’aise dans ce climat de gravité familière, elle se plaît à cette légèreté, elle aime cette litote du sentiment. L’histoire de Jeanne a un énorme pouvoir de libération. Elle ne s’impose pas, elle suggère, elle invite doucement. Elle montre que tout est encore à payer mais, en même temps, que tout est payé d’avance. Instant majeur pour eux, instant majeur pour moi quand la modulation de Carmen fait signe aux souvenirs des sessions, quand, aujourd’hui comme hier, le surgissement d’un atome de simplicité renvoie au diable la pharmacie des commentaires, des supputations et des colères sur mesure. Rien n’est fermé, rien ne le sera jamais. Ces écoliers de Domrémy, quand on leur aura fourni les éléments de langage de la modernité, enseigné le code de la route, appris à classer les poubelles par couleurs, à lire les notices des boîtes de conserve, à se méfier des drogues interdites et à se gaver des autres, quand ils n’ignoreront plus rien de leur physiologie, quand ils sauront tout et davantage en matière d’Internet, de téléphones portables et de préservatifs, quand les missionnaires des entreprises leur auront prêché la croissance et l’efficacité, et d’aigres moralistes la tolérance, quand ils auront bien acquiescé à tout et tout oublié, il leur restera le vague souvenir d’un vieux monsieur un peu bizarre et d’une fille qui devait l’être encore plus, et ce sera la seule nouveauté dans ce bazar de jeunes vieilleries, le seul enseignement qui ne pourrira pas dans leur cœur.
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Vieilleries, nous vivons de vieilleries. Cruelle, la rediffusion de séquences d’anciennes campagnes électorales. À part les techniques modernes et la sophistication des communicancants, rien de neuf. Analyses, prospectives, menaces, vitupérations, promesses, dénonciations pathétiques, tout était au congélateur. Les révolutionnaires eux-mêmes… Ils veulent reprendre le pouvoir aux banques ? Allons-y, et tout de suite. Renégocier le Traité de Lisbonne ? Je suis leur homme. Partager les richesses ? Je ne demande que ça, d’autant que je ne serai pas parmi les débiteurs. Mais voilà, il y a les propositions et il y a les slogans. Il y a ce qu’on va faire et il y a l’esprit dans lequel on va le faire. Le premier plan et l’arrière-plan. L’historique et le fondamental, disait Berque. Prenez le pouvoir, chantent-ils. Et aussi : L’humain d’abord. Hélas ! Cent fois hélas ! Ce sont deux slogans typiquement managériaux. Le premier, c’est la double contrainte pur jus, l’essence même de l’arnaque : prenez le pouvoir, et obéissez-moi quand je vous dis de le prendre. Donc ne le prenez pas. De toute façon, si vous le prenez, ce ne sera pas le vôtre, mais le mien. Ce ne sera pas votre inspiration, mais la mienne. Quant à L’humain d’abord, il n’y a pas un manager que je n’aie vu se tordre les mains pour proclamer cette héroïque intention. Il y en avait de si bouleversés qu’ils renonçaient à finir leur saumon à l’aneth, qu’ils écartaient avec hauteur la tentation du dessert. L’humain d’abord, c’est comme Les femmes et les enfants d’abord. C’est infiniment noble, mais ça veut dire que le bateau est en train de couler, qu’on ne contrôle plus rien, qu’on file vers les chaloupes et qu’on agite des mouchoirs.
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Et je n’ai pas la moindre envie de filer vers les chaloupes et d’agiter un mouchoir. Et si, malgré tout, le vent mauvais ou la conspiration de mes ennemis m’y contraignait, je dis haut et fort que c’est ma chaloupe qui deviendrait le navire amiral et que je tiendrais ce gros joufflu pataud de paquebot pour une barcasse. [Ainsi parle l’enfant de banlieue qui sait par cœur Cyrano de Bergerac, le seul texte, raconte Jean d’Ormesson, dont il n’était pas séant de dire du bien dans les bureaux de la N.R.F. de la grande époque. Et s’il serait comique de demander qu’on voulût bien voir là de l’humilité, on pourrait au moins souhaiter qu’on n’y trouvât pas trop de présomption. La banlieue que j’ai connue nous mettait à une distance infinie des choses et de nous-mêmes, elle mûrissait en ceux qui l’aimaient d’amour une indifférence étrangement fervente. On s’y sentait n’importe qui, mais on sentait aussi que personne n’était n’importe qui. C’est donc sans la moindre hésitation que je confère à ma chaloupe les rang et prérogatives de navire amiral, certain que chaque passager du gros joufflu et chaque membre de son équipage a vu surgir de la mer profonde un esquif d’une égale dignité qui l’a, lui aussi, recueilli. Ainsi, tandis que notre flottille pointilliste chatouille en riant le dos des vagues, nous attendons sans tristesse le grand plouf où sombrent sans drame, pour le divertissement des poissons, les paquebots vides et les pensées mortes.]

(29 avril 2012)

Pourvu que la liberté soit au fond…

 

LE MARCHÉ  LV

 Trouvez votre cœur et changez-le en encrier !
Max Jacob

Le 10 juillet 1839, à la Chambre, Lamartine parle du principe démocratique. « Que ce principe, dit-il, triomphe sous une république ou sous cette forme mixte de gouvernement qu’on appelle système représentatif, peu importe. C’est affaire de temps et de mœurs. Les hommes vivent sous toutes les latitudes, et la liberté, la dignité du citoyen se développent sous toutes les formes de gouvernement, pourvu que la liberté soit au fond. » Ce pourvu que la liberté soit au fond me touche. Comme le « je ne dis pas cela pour démoraliser » d’Aragon, dont je parlais récemment, c’est un de ces propos tout simples, presque naïfs, que les grands écrivains laissent parfois en certains recoins de leurs œuvres comme des apartés, comme des bâtis de fil. Mieux que leurs plus grands textes, ils disent leur âme. J’y vois l’amicale précaution venue du cœur, l’humble témoignage de l’homme démuni que cache toujours le grand artiste. « Ce que je dis, vous savez, proteste l’écrivain, je le crois. N’y voyez pas seulement langage ou construction habile. C’est bien moi qui le pense, moi qui vous ressemble tant. » Cette phrase de Lamartine, mon voisin de métro peut la prononcer quand s’achève le bref échange qu’un incident a provoqué : « L’essentiel, Monsieur, c’est quand même que nous soyons libres. » Et c’est cela qui est prodigieux : qu’un homme d’une telle ampleur de pensée et de sensibilité me soit, en dépit des siècles, en dépit de tout ce qui nous sépare, comme ce voisin de métro. Ses livres prennent alors une couleur d’intimité qui me fournit un accès particulier à leur contenu, qui m’ouvre vers eux un chemin que je suis le seul à emprunter.
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C’est à moi que Lamartine s’adresse, à moi tel que je suis en ce début d’année 2012, à moi comme à chacun de ses lecteurs. Et je suis un misérable si ma simplicité ne répond pas à la sienne, si je ne laisse pas ce pourvu que la liberté soit au fond retentir librement en moi, si je ne le reçois pas dans mon désordre, si je lui assigne frileusement une place, un rôle, un statut. Il est vrai qu’un instant, j’ai le droit d’hésiter. L’affaire est sérieuse. Ces quelques mots tranquilles pourraient faire exploser en moi je ne sais quel arsenal de colère et de désir. Un peu comme au lycée Montaigne, durant les travaux pratiques de chimie, quand on me confiait un flacon d’acide dont je devais verser quelques gouttes sur de la craie. Allons. La craie est là, blanchâtre et inconsistante. Versons l’acide.
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Non. La liberté n’est pas au fond. Non, non et non. Certes, je l’ai vue habiter bien des cœurs. Certes, je l’ai rencontrée dans des situations où je ne l’attendais guère. J’en connais l’odeur, le goût. C’est pourquoi je dis qu’elle n’est pas au fond. Ou alors, si profondément enfouie, si inaccessible qu’elle n’est plus que nostalgie. Qu’on ne m’assomme pas avec les bavardages mondains. Les défenseurs de l’Occident, ces optimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Les accablés du fardeau de l’homme blanc, ces pessimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Vieilles lunes, tout ça, scoliose scolaire. Si notre civilisation vaut plus ou moins qu’une autre, je n’en sais rien, l’aide-comptable le calculera. Mais ce que vaut le monde où je vis, je le sens, tout le monde le sent : et c’est le refus général de le dire, sauf à la manière d’une cachotterie chuchotée, qui me fait affirmer avec certitude que la liberté n’est pas au fond. Je n’ai plus l’âge d’imaginer je ne sais quelle couillonnade utopique. Je ne milite ni pour l’exaltation individuelle du jouir sans entraves, ni pour un salut collectif que je crains comme la peste parce que c’est le choléra : exaltation individuelle et salut collectif, soit dit en passant, qui sont les deux visages de la récupération de Mai 68, assez largement couronnée de succès, comme on le sait. Quant à l’absolutisme nigaud de la pureté, il y a belle lurette qu’il me fait sourire. J’habite un monde confus ? Il l’a toujours été. Les autres ajoutent à la confusion ? Moi aussi. Mais, mais, mais…
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Mai et mais… « Au contraire… », murmure Ibsen en mourant. Tout est vrai de l’ambiguïté du monde, de la mienne, de la vôtre. Mais si demain est un autre jour, aujourd’hui est un jour nouveau. Et la confusion qui nous épuise, cette décourageante lourdeur, cette hâte bavarde dans la boue vers des objectifs qui tyrannisent tout le monde et ne concernent personne, nous ne pouvons la constater, aujourd’hui comme hier, qu’à partir de quelque promontoire, de quelque rocher encore épargné par la marée. À partir de quelque liberté. Sinon, nous ne nous en plaindrions pas, nous nous y étoufferions, nous nous y noierions. Qu’on me comprenne bien. Je ne parle pas d’une liberté-solution. Je ne parle pas d’une liberté-programme : en ces temps de championnat électoral, on ne me croirait pas. Je ne parle même pas d’une liberté-bonheur. Je parle d’une liberté-parfum, d’une liberté légère comme une brise, fragile et forte. D’une liberté comme une évidence rappelée à mi-voix, presque marmonnée, et qui tient à distance respectueuse le feulement éraillé de l’actualité. D’une liberté comme un frisson qui court à la surface du monde. D’une liberté comme un intrépide rond dans l’eau. Comme une douceur discrète qui ne soigne guère, qui ne fait pas oublier les blessures, mais qui donne des raisons profondes et véridiques de les supporter. Une liberté qui ne gouverne nulle part et suggère partout. Un recours gracieux auquel n’échappe aucun aspect du monde, comme dit Lamartine. Qui, comme il le dit encore, interroge chaque chose à sa place. Une liberté pauvre et taquine, juvénile et sage, qui tape gentiment du pied comme un enfant impatient de l’avenir, à qui l’on cédera.
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Aucun aspect du monde ne lui échappe, sans doute, mais non plus aucune zone de mon être. La liberté, pour moi qui suis aussi embrouillé qu’eux, c’est qu’il n’y a rien en moi, quoi que je fasse, qui ne soit pris dans un jeu qui me mobilise et me dépasse : je le sens, je le sais, je l’accepte, j’en suis heureux. Ce sentiment ne me blinde pas de certitudes. Il me frôle comme il frôle les autres, rien de plus. C’est à peine une caresse, et que j’aurai vite envie d’oublier : j’ai tant de matelas à entasser pour me protéger d’elle, tant de problèmes – et même de problématiques comme on dit aujourd’hui pour que ça fasse plus gros, pour que ça tienne plus chaud. Car la caresse, ni indiscrète ni policière, a des curiosités d’enfant. Mon cher Jean, me demande-t-elle, la liberté, en toi, est-elle au fond ? Quand as-tu eu le sentiment de t’en approcher ? Quand de t’en éloigner ? À quoi l’as-tu reconnue ? Que t’a-t-elle soufflé ? Qu’as-tu désiré en elle ? Qu’as-tu craint ? Qu’as-tu repoussé ? À quoi t’a-t-elle suggéré de consentir ? De ne pas consentir ? T’a-t-elle rapproché des autres ? De quelle manière ? T’en a-t-elle écarté ? Pourquoi ? Elle tourne, la caresse, ses questions ne mordent pas, ne contraignent pas. Elle virevolte, elle laisse d’infimes piqûres, presque indolores. Elle me parle de moi, qui suis dans le monde. Du monde, qui est en moi. Mais le monde n’est pas moi, même si je réponds pour lui.
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La liberté, c’est l’atmosphère du sens ; le sens, c’est le vecteur de la liberté. Comment pourrais-je en dire du mal ? Du paradis des incroyants, Francis Jeanson me ferait les gros yeux. Mais je ne vois plus rien de commun entre ce qu’il mettait sous ce mot et l’usage qu’on en fait aujourd’hui : le sens a perdu son sens. J’entends encore la vibration de sa voix quand il en parlait. Je le sentais décentré, comme si son être se portait à sa périphérie, montait à la barricade. Je le voyais chargé de présence, il se faisait tout entier rencontre, il était jeté dans un déséquilibre heureux plus fiable que l’équilibre. L’échange était évident. Il parlait de sens, et le sens le disait, lui, Francis.
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J’entends autre chose. La diligence du sens a été détournée par des bandits. La liberté était sur son siège de cocher, on l’en a fait descendre ; un margoulin a pris sa place. Produire du sens, disait-on imprudemment autrefois. Voilà qui est fait, on le produit, le sens : la production n’est jamais bien loin de la compétition. Bientôt soixante-cinq millions de sens habiteront la France et échangeront leurs adresses électroniques. Cela fera soixante-cinq millions de malheureux qui s’indigneront de l’indifférence des autres, ces décadents, ces brutes, ces inertes, et s’épuiseront à les démarcher. Et chacun, de tout son cœur, câlinera son sens à lui, bien à lui, rien qu’à lui, son sens breveté qu’il aura ramassé dans ses intérêts élémentaires, dans ce qu’il prendra fièrement pour son identité, dans son carquois citoyen de bons sentiments, dans tout ce qui aura défini la Cause qu’il se sera mis en tête de défendre, tellement plus urgente que celle des autres. Je le vois déjà : le même mot de sens qui faisait vivre Jeanson, qui élargissait ses rêves et ennoblissait sa vie, enferme ceux qui s’en réclament dans une solitude agressive. Soixante-cinq millions de sens, moins un, constituent aujourd’hui un danger pour soixante-cinq millions de citoyens. Ils savent pourtant bien, les soixante-cinq millions, ils le savent au fond d’eux, que ce n’est pas toujours si clair, si net, si glorieux, de se battre pour une Cause, même quand elle paraît excellente. De se laisser absorber par une Cause, comme si quelque chose pouvait absorber le désir. Qu’on va être obligé de doubler la mise, et de la doubler encore, qu’on va demander à la Cause de combler ce qui ne peut pas l’être. Qu’on finira forcément par être la cause de sa Cause. Ils sentent cela, les soixante-cinq millions, tout le monde sent toujours tout. Là est leur problème, là est leur angoisse, là est leur souffrance, là est leur vérité. Même si tout le monde s’en fout. Même si eux-mêmes s’en foutent. Pour que la liberté frisson, la liberté caresse, la liberté rond dans l’eau puisse les visiter, il suffit – mais le savent-ils, mais ne veulent-ils pas l’oublier ?- qu’ils cessent de renoncer si facilement, si docilement, à eux-mêmes. Qu’ils cessent de renoncer si égoïstement à eux-mêmes. Qu’ils cessent d’éponger leur malheur avec l’avarice grandiloquente de leurs Causes. Qu’à leur manière, à leur mesure, selon leur force – il faut se faire humble pour oser leur demander cette chose énorme – ils laissent percer un peu, un tout petit peu, un presque rien de ce problème, de cette angoisse, de cette souffrance, et que ce presque rien les régénère. Les Causes, ce n’est pas l’amour du prochain. Ce n’est même pas l’amour de soi, inséparable de l’amour du prochain. C’est l’amour d’une généralité sans existence, amour triste et sans espoir, amour menteur, c’est la fascination par la machine à fabriquer de la solitude, c’est la justification tonitruante de la fuite, du refus d’exister. En ce temps-là, les Scribes, les Pharisiens et les Humanitaires… De l’amour du prochain, la plus secrète des passions heureuses, la plus humble, la plus hésitante, la plus irréductiblement personnelle, elles font une obligation tribale, un concours de vanité. Qui ne se réjouirait d’une souffrance soulagée, qui ferait le dédaigneux devant une vie sauvée ? Mais rien ne produit tant de souffrances, rien ne fait tant de victimes que la machinerie sociale dont procèdent ces Causes qui parlent si haut, rien ne va couper plus profond les racines de la générosité, rien n’enclenche plus impitoyablement la logique de l’inhumain. Ce degré de moins au thermomètre qui nous fait nous soucier de ceux qui ont froid, qui va enchaîner les apitoiements saisonniers à ceux de l’an passé… Des décennies durant, sous tous les pouvoirs, j’ai vu, jour après jour, et avec quel effroi, comment des générations entières ont été abusées par une conception perverse de la solidarité dont le résultat, sinon l’objectif, est de châtrer, de rogner, d’empêcher, de justifier l’injustifiable. De massifier et de tenir. Jamais viol des foules ne fut plus aimablement accueilli. L’altruisme cérébral qui en est le produit est infiniment plus sale que l’égoïsme primaire. Le second fait des dégâts : le premier fait du mal. C’est à la qualité de l’intention, à la justesse du geste et du ton que se mesure l’amitié, non pas aux statistiques de la distribution. Le sens n’est pas un luxe, le mépriser se paie. Rien ne se règle au détail, à l’émotion énervée d’un instant. Tout un pays qui se dresse contre les misères que se font les enfants dans les cours de récréation, ce n’est pas plus bête que bête, ça ? L’affaire est sérieuse, dites-vous ? Peut-être. Mais on n’y remédiera pas, et vous le savez, vous qui braillez. Quand, sous l’œil des caméras, quelques figurants auront bien joué au gendarme ou à l’infirmier dans une cour de récréation, tout restera à faire : tarir le flot de bêtise et de basse cupidité qui suscite ces méchancetés. Ce flot, ces simulacres ne le tariront pas, tout le monde le sait, personne ne le dit. Et même, ils le grossiront, tout le monde le sait, personne ne le dit. Que nous le voulions ou non, que nous en tirions plaisir ou dégoût, c’est lui qui nous porte. Jusqu’au jour où, dans le secret de nous-mêmes, le simple sentiment de notre incomparable existence… Alors, peut-être… Là, ce ne sera pas le pharisaïsme des Causes, le bruit du sou dans la sébile de la chaisière, ce ne sera pas l’indifférence gueularde qu’elles suscitent. Alors, peut-être… Sinon, rien. Rien à dire. Rien à attendre. Rien à faire. Ce qui est mort est mort, vos communicateurs ne le ressusciteront pas.
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L’émission Carnets de campagne est un formidable révélateur de la perversion du sens. Ce n’est pas seulement parce qu’elle sonne chaque jour l’heure de mon déjeuner que je ne la manque jamais. Les témoignages de ces excellentes personnes qui entendent réveiller un peu notre monde par leurs initiatives économiques, sociales ou culturelles sont souvent si généreux, si pathétiquement généreux, que je m’en voudrais de paraître, une seule seconde, afficher à leur égard je ne sais quel air de dédain. Ces leçons de courage, au contraire, inspirent de la modestie. Et pourtant, amitié oblige, elles restent empreintes d’une indécrottable tristesse qui découragerait tout autre appétit que le mien. Pourquoi ? Parce que le sens semble être pour ces personnes un refuge, une bouée de secours, un moteur auxiliaire. On dirait qu’elles s’acquittent de leur devoir de sens, qu’elles attendent de leurs initiatives qu’elles leur vaillent le coup de tampon qui les valide elles-mêmes, qui valide ce qu’elles font, ce qu’elles pensent, ce qu’elles sont. Qu’elles ont besoin, pour elles-mêmes, de la reconnaissance que leur procure l’émission. Leur vocabulaire stéréotypé évoque l’enfermement plus que la libération. Comme si, au départ, quelque chose n’avait pas joué, comme si le moteur de leur liberté ne s’était pas débridé, comme si elles s’y étaient résignées. Comme si elles hésitaient à parler franchement des bénéfices personnels, pourtant parfaitement légitimes, qu’elles tirent de leurs activités. Comme s’il leur fallait suggérer, d’une manière ou d’une autre, l’aspect sacrificiel de leur action. Et voici ce qui me trouble : chez tous ceux dont j’ai vu ou, plus rarement, dont je vois l’existence vraiment habitée par le sens, cette exigence, quel que soit leur degré de culture, quelle que soit leur vision du monde, provoque tout le contraire. Le sens les décolle d’eux-mêmes, de leurs passions, de leurs choix, de leurs idées, peut-être même de ce que leurs amitiés et leurs affections peuvent encore avoir de convenu. Du minuscule tremblement initial de leur liberté naît une joie indémontable, impérialement fraternelle. On sent en eux le bonheur d’être là. Les liens qui les attachent aux formes sociales sont légers, provisoires. On dirait des campeurs. Comme on a le vin gai, ils ont le sens gai. Ils prennent le sens comme on prend le soleil. Il ne leur fait pas froncer les sourcils, il n’arrache pas de leur poitrine de lourds soupirs de découragement, il n’encombre pas leur cerveau de noires supputations. À vrai dire, ils n’en parlent pas, ou guère. C’est qu’ils ne lui demandent rien. Ni d’arranger leurs affaires, ni d’apaiser leurs frustrations, ni d’augmenter leur taille, ni de gonfler leur identité, ni de valoriser leur image. Ils plongent en lui, tout simplement. Parce qu’ils y sont bien, est-ce qu’on peut comprendre cela ? Bien de corps, de cœur, d’esprit, d’humour. Bien avec eux, bien avec les autres. Ils y barbotent, ils s’y réjouissent, ils y rient, ils se confient à lui, ils en sont heureux. Ils en sont richement appauvris. Les Carnets de campagne ne rient jamais, même si l’animateur s’échine à bricoler des calembours qui ajoutent de la drôlerie triste à la générosité triste.
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Il est arrivé que la liberté, dont la seule demeure est l’intimité de l’esprit et du cœur, habite simultanément tant de consciences, et de façon si heureuse, qu’une société tout entière, pour un temps, semble en être transformée : le charme se rompt dès qu’elle s’imagine détenir le secret de ce changement, sa recette. Ainsi Mai 68, Mai l’exploité, Mai l’otage des minuscules, ainsi Mai tel que je l’ai vu, presque seul désormais. Cela a été. Brièvement. Mais cette brièveté-là, cet un peu, c’est le sel de la vie. Si je l’oublie, j’oublie tout.
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L’époque n’aime pas la liberté, voilà tout. Ce n’est pas là prophétiser des catastrophes, ni faire preuve d’un incurable pessimisme. Comment serait-on pessimiste quand on sait que le dernier des derniers porte la liberté en lui ? Mais l’esprit bourgeois, qui a désormais franchi toutes les frontières même s’il n’a pas déserté ses résidences traditionnelles, ne se satisfait pas de cet optimisme de l’être. L’esprit bourgeois, surtout quand il se barbouille de grands sentiments, d’aspirations culturelles et d’élans spirituels, tient uniquement à la bonne santé des divers systèmes qui l’épanouissent, c’est-à-dire le protègent, le dorlotent, l’engraissent : pourvu que la liberté n’y soit pas au fond, ces systèmes, à ses yeux, sont tous bons. L’esprit bourgeois, naguère méprisant et hautain, s’est fait tolérant et respectueux : il le peut puisqu’il a tout conquis, puisque tout, apparemment, est à lui, tout. Quand j’asticote un peu les citoyens-consommateurs, quand je tente de susciter en eux cette réaction d’heureuse fierté sans laquelle la liberté n’est qu’un sujet de bachot, savez-vous ce que disent les bourgeois ? Que je méprise les humbles. Le propriétaire défend l’honneur de ses domestiques contre ceux qui perturbent leur conscience et mettent ainsi en péril le service du château : on ne peut pas être plus salaud.
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Mais j’entends parler, et de source très fiable, des jeunes. Ce qu’il y a d’inutilement ronchon dans ce que j’écris, ils le mettront sur le compte de l’âge : vieux, on doit parfois se dégager la cervelle comme, chaque matin, les bronches. De plus en plus, me dit-on, ces jeunes comprennent qu’ils doivent vivre leur vie sur leur propre fonds, que c’est au fond de ce fonds que les attend leur liberté. Peut-être la déliquescence où ils voient le monde n’est-elle pas sans effets heureux ? Leur aurait-elle suggéré de visiter en eux, entre eux, des zones qu’une plus grande aménité sociale aurait pu leur faire négliger ? Ce serait un magnifique mouvement de bascule : prêts à s’investir dans le monde et découragés par la bassesse de ses propositions, par le climat infect qu’il crée entre les êtres, ils apprendraient peu à peu, d’abord effarouchés et dépités, à retrouver leurs caches d’intimité, leurs grottes de simplicité, leurs souterrains d’amitié. Non pour s’y endormir, bien sûr, ni pour y rêvasser ! Pour y retremper leur énergie, pour renouer avec la vie, pour se sentir être. Mais aussi, et du même mouvement, pour commencer à écrire le texte de leur existence adulte, pour rédiger leurs lettres de démission, leurs lettres de refus, pour prendre leurs distances, leurs grandes distances, pour réapprendre à nouer des relations droites, pour accueillir avec générosité, les bras ouverts, le destin que la vie va leur proposer. (Jeunes gens, jeunes filles, si vos parents vous parlent de sécurité, de carrière, de tranquillité, de confort, de bel avenir, ne soyez pas durs avec eux : il leur est très difficile de ne pas répéter ce qu’on leur a appris, d’autant qu’ils n’osent pas s’avouer qu’ils n’en croient pas un mot. Quand ils accusent votre liberté de les faire souffrir, ils mentent : c’est d’eux-mêmes qu’ils souffrent. Soyez donc patients. Mais, évidemment, ne cédez pas : vous vous le reprocheriez et vous le leur reprocheriez.) Et si vous pensez que c’est là un rêve, jeunes gens, jeunes filles, donnez raison à ce rêve.
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« Cravates, tissus d’ameublement, lingerie pour dames… » À chaque étage, dans les grands magasins d’autrefois, le liftier annonçait les rayons. La liberté n’a pas de rayon attitré dans le cœur de l’homme. À supposer qu’elle soit au fond, au fond de moi, au fond de mon acte ou, du moins, de mon intention, je ne la rencontre jamais qu’en désir, comme une promesse, un déjà pas encore. Dans La Ville, un des personnages de Paul Claudel dit de la femme aimée : « Tu es la vérité avec le visage de l’erreur, et celui qui t’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre. » On dirait cela de la liberté si elle avait un visage. Mais, dans l’étrange supermarché qu’est le monde où nous vivons, si rien ne l’exclut vraiment, rien ne la désigne vraiment. Aussi errons-nous d’un rayon à un autre. Tout finit par se ressembler. Tout est vendable, tout semble achetable. Blessures, séductions. Puis anesthésie, mithridatisation. C’est là que nous attend ce tremblement, cette palpitation que j’appelle au hasard liberté. Hors du sens et du non-sens. Dans une zone de vide, de non-monde. À un point d’absence. Au défaut de la cuirasse. Hors comptes, hors bilan. Pas de nom possible, liberté ira bien. De l’innommé.
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Non, non, disait Stanislas Fumet, non pas innommé, mais innomé : deux m dans innommable, un seul dans innomé. L’ordinateur confirme, même s’il tolère les deux orthographes. Pourquoi diable évoquer cela ? Peut-être parce que cette chicane inutile est comme une image de ce que je tente vainement de suggérer : aussi gratuite que l’expérience de la liberté. Mais là, Stanislas m’interrompt encore : « Ne parlez pas d’image, cher ami. Il ne s’agit pas ici d’images, mais de figures, comme dans la Bible, c’est-à-dire d’images douées de vie, chargées de vie par ce qu’elles représentent. Nous croyons en des réalités bien vivantes, n’est-ce pas, pas en de fumeuses abstractions. » Ai-je bien entendu ? Il me semble qu’il a ajouté : allemandes.
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Le désordre profond piqué de moralisme hargneux qui caractérise notre époque, personne ne l’a mieux compris que le philosophe écossais Alasdair McIntyre. Je ne peux saluer que de loin l’argumentation philosophique qu’il déploie dans Après la vertu, mais elle se développe à partir d’une intuition presque romanesque si simple et si puissante que les esprits peu familiers d’Aristote et de Hegel ne se sentent pas exclus de son propos. McIntyre suppose en effet qu’un mouvement politique ignorantiste vient soudain d’abolir l’ensemble de l’enseignement scientifique à l’école et à l’Université. Il a enfermé les savants ou les a massacrés, il a brûlé les bibliothèques, il a éradiqué de la vie culturelle toute allusion à la science. Après une période de stupeur et de résignation qui parachève cette singulière entreprise, se lèvent des gens curieux, ou nostalgiques, ou courageux, ou passionnés, qui vont tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Des fragments de cours réapparaissent, des bribes de démonstrations, des résumés de théories : assez pour que l’optimiste puisse considérer que le lien avec le passé est renoué et que la science reprend sa marche, pas assez pour que la réalité confirme cet optimisme. En effet, si les pans de connaissances récupérés restent valides, si les nouveaux champions de la science retrouvent rapidement leur méthode et leurs habitudes de travail, quelque chose a définitivement disparu : « Les enfants apprennent par cœur les fragments subsistants de la table périodique des éléments et récitent quelques théorèmes d’Euclide comme des incantations. Personne ou presque ne sait qu’il ne s’agit pas à proprement parler de science. Tout ce qui est dit et fait obéit à certains canons de cohérence, mais le contexte indispensable est perdu, peut-être à jamais. »
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Si l’on remplace la science par la morale, explique Alasdair McIntyre, on passe de la fiction à la réalité. Première étape : le « contexte indispensable » – pour notre auteur, il a été tissé par la philosophie d’Aristote et ses développements – s’est constitué. Deuxième étape : sa disparition, événement majeur et complexe de l’histoire de notre civilisation, a été enregistrée, bien plus que provoquée, par d’autres philosophes, et d’abord par Nietzsche. De même qu’à Hawaï, en 1819, un certain Kamehameha II avait pu abolir, sans la moindre difficulté sociale, des tabous obsolètes, quoique réputés intouchables, Nietzsche, ce Kamehameha II de la tradition européenne, n’a pas eu plus de mal à célébrer les funérailles solennelles d’un monde disparu depuis longtemps. Troisième étape : celle que nous vivons, et dont on nous assure sans rire que nous sommes les « acteurs ». Comme les nouveaux savants de la fiction faisaient resurgir des pans de connaissances scientifiques, nos élites font resurgir des pans de morale, voire des « éléments de langage », dont la signification, quand elle existe, est entièrement abolie par l’incohérence, elle aussi définitive, du contexte.
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Un détail de l’hypothèse de McIntyre nous reconduit à l’actualité la plus brûlante. Si, explique-t-il, dans la troisième étape de la fiction qu’il propose, les savants employaient des expressions telles que neutrino, masse, gravité spécifique ou poids atomique, « la plupart des croyances présupposées par l’usage de ces expressions étant perdues, un élément d’arbitraire et même de choix apparaîtrait dans leur application ». Remplacez neutrino, masse, etc. par solidarité, humain, équité, valeurs, voire par république ou par démocratie : vous avez rédigé le bulletin de santé de notre société. Ces mots, quand ils ne sont pas choisis à dessein par des communicateurs pour leur résonance affective particulière ou leur utilité tactique immédiate, sont réduits au statut d’« éléments de langage » susceptibles d’apporter leur vapeur spécifique au brouillard intellectuel qui est le climat préféré du top de la mondialisation, comme d’ailleurs de la plupart de ses censeurs patentés. Pour trouver des exemples, il suffit de faire les poubelles de la communication. Voici pour humain et voici pour valeur : « Pour la Caisse d’Epargne, l’humain sera toujours une valeur sûre. »
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L’humain, la solidarité, la responsabilité, l’équité, la démocratie, on ne ferait pas de ces mots des slogans, on ne les brandirait pas comme des pancartes si l’on était à l’aise avec eux. Ils seraient la basse continue de la société, ils constitueraient un trésor immatériel dont on n’aurait pas besoin de proclamer ni de vérifier les mérites à tout bout de champ. Qu’ils soient allègrement trahis dans la pratique n’enlèverait rien à leur statut. Ils resteraient un recours. À la fois un intérieur et un ailleurs. Un ailleurs dans un intérieur. Une réserve, même si on n’y puise pas. Un amour, même si on le trahit. Mais le choc a eu lieu. Le vieux monde a bougé. Le paquebot est en train de couler, ces mots-là prennent un statut d’épaves qui nous épouvante. Ils gardent leur vérité, mais ils ont perdu leur sens. Ils sont comme ces petits cadeaux de la compagnie que les naufragés ont emportés sans y penser en quittant leur cabine et qu’ils tripotent nerveusement devant le bâtiment qui sombre : parfum de luxe pour le riche, sachet de madeleines pour le pauvre.
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Les mots qu’agitent les puissants pour dominer les faibles sont comme des branches coupées. À peine brandis, ils sèchent et ils meurent. Il faut d’autres branches, d’autres mots, toujours d’autres mots. Jusques à quand ?
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Un souvenir d’enfance. 1944, Paris va être libéré. La nuit dernière, sous nos fenêtres, une barricade s’est dressée. Quelque chose d’énorme va arriver, quelque chose de puissant dont je ne comprends pas la genèse, dont je ne mesure pas l’importance, mais qui me touche au fond. J’ai eu l’âge de raison en 1940. Depuis, il y a eu les uniformes verts, les gâteaux vitaminés distribués à l’école, les alertes, les sirènes, les masques à gaz, les heures passées à la cave, Radio-Londres en sourdine, l’exode, nos départs pour la campagne, les trains bondés. Un grand coup de vent va passer sur tout cela, et l’emportera très loin, très profond, et aussi les moments heureux, les copains, les visages de petites filles miraculeusement entrevus. Je ne suis ni triste ni content, stupéfait plutôt que de tels changements soient possibles, que des choses si graves puissent avoir été, puissent n’être plus, puissent rester dans ma mémoire, s’y déposer en m’élargissant.
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La journée a été confuse, plusieurs voisins sont venus discuter, jamais les gens n’ont été aussi animés. Si je me tais, on me demande si je comprends bien ce qui se passe. Si je mets mon grain de sel dans la conversation, on m’envoie jouer plus loin. La nuit va revenir, l’inquiétude gagne. « Ça va faire du vilain », dit ma grand-mère. C’est alors qu’un cri retentit dans la cour. Un ivrogne s’est autoproclamé chantre de la liberté. Sa bouteille à la main, il braille : « Tous les hommes valides sur les barricades ! » Mon père a hésité un instant. Un regard de ma mère l’a immobilisé. Choc de sens. Dégoût. Ce pauvre bougre, tout le monde le connaît, les bouteilles sont ses seules victimes. Ce soir, il a la rage.
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Jamais il ne s’est fait remarquer mais les événements l’obligent à se donner un rôle. Il veut en être, il en a le droit. Pour le dire, il n’a pas de mots, il n’a que sa bouteille. Au moins, est-ce sa bouteille, pas celle de Lamartine. Tel n’est pas toujours le cas des grands éclats rhétoriques, nous confirme Dominique Dupart dans son beau livre Lamartine orateur lyrique. Ainsi l’allocution du général de Gaulle sur les marches de l’Hôtel de ville de Paris, le 25 août 1944 : désolé, c’est du Lamartine. « Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré… », s’écrie le Général. Mais Lamartine, le 21 janvier 1841, quand il s’oppose au projet de Thiers d’entourer Paris de fortifications : « Quoi, Paris fortifié, Paris ville de guerre, Paris dominé par vingt forts, Paris cerné par 2400 canons… » Quant au fameux « La France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté, que la profession tient pour un pressentiment de Mai 68, c’est aussi du Lamartine. « Ces tristes et prophétiques paroles », comme dira Odilon Barrot, l’auteur de Graziella les a prononcées à la Chambre le 10 janvier 1839.
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J’aime infiniment Lamartine. Il a tous les défauts, et bien d’autres. Mais il croit en la parole, comme il croit au mystère, comme il croit à l’amour. Je ne l’imagine pas racontant à la télé, comme ce zozo classe qui a fait courir à mon poste un risque sérieux de défénestration, qu’il a « beaucoup aimé ». Il est dans ce qu’il dit, toujours, en amour comme en littérature, en littérature comme en politique, et ce qu’il dit est dans ce qu’il aime, dans ce qu’il croit. C’est l’anti-stratège, l’anti-communicant. Il se lance en politique comme l’amoureux va vers sa belle, de chic, de cœur, sans rien calculer. Il encaisse les coups comme un grand boxeur, sans s’inquiéter du développement durable de son moi. À la tribune comme dans la vie, il n’est jamais meilleur que quand il improvise. Pour le reste, à Dieu vat ! À peine est-il au sommet, en 48, que la dégringolade commence. Il ne compte jamais, sauf pour payer ses dettes : mais là, trop dur, même si, en homme d’honneur, il se donne un mal de chien pour y parvenir, même si Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, n’arrivent pas, à elles deux, à recopier ce qu’il écrit. « Le vain de Mâcon », comme disent ses meilleurs amis, se croit un immense vigneron parce qu’il aime ses vignes, sa terre, les paysans. Pas sûr, mais tant pis. Si on le déteste, tant pis aussi. Si on l’aime, tant mieux, c’est cadeau. Il ne raconte pas d’histoires au peuple, il n’a pas d’illusions sur les bourges, Napoléon l’emmerde. Mais pas un mot qui ne sorte de son cœur. Un autre jour, changeant de ton, je tenterai peut-être de parler de ce poète, de ce très grand poète.
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Pour l’instant, quelques envolées de l’orateur, tirées du livre de Dominique Dupart :
Sur la protection que les puissants accordent aux faibles : « Le premier qui éleva une tour ou un donjon, au-dessus de quelques misérables chaumières dit aussi à ses voisins, devenus ses vassaux : « C’est pour vous protéger.  » Et, en effet, il fut longtemps leur protecteur, à la manière de la Compagnie de la Loire, jusqu’à ce qu’il devînt à toujours et pour jamais leur oppresseur et leur tyran. Voilà le vrai sens de ces paroles. »
Sur l’« entreprise France » : « On dirait aujourd’hui qu’à leurs yeux la société humaine de France ne se compose que de pain et de viande, et que toute la civilisation d’un peuple comme nous se borne à des espèces de râteliers humains. […] En vérité, il semble que vous pourriez effacer ces trois mots magnifiques que nous nous proposons d’inscrire sur le frontispice de votre Constitution : liberté, égalité, fraternité, et les remplacer par ces deux mots immondes : vendre et acheter. »
Sur la fierté de l’homme politique : « Eh bien, si le peuple se trompe, s’il se laisse aveugler par un éblouissement de sa gloire passée, s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’empire ; […] s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien. Tant pis pour le peuple. Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage. »
Sur la tentation bonapartiste populiste : « Le despotisme redoré à neuf par la main des prolétaires eux-mêmes, vil comme une lâcheté de peuple, bête comme un anachronisme de la France. »
À l’usage des politiques « réalistes » : « Après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution de la conscience publique, vous aurez la révolution du mépris. »
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La Libération, à onze ans, je ne la comprends pas vraiment, mais j’en devine la grandeur. Un événement que je ne peux pas mesurer, mais qui me touche personnellement : c’est la première fois, probablement, que je me sens au monde. Rien ne m’en donne idée, ni les bavardages que j’entends, ni la carte de France que mon père a affichée dans l’entrée, et sur laquelle des punaises bleues, blanches, rouges marquent l’avance des Alliés. Mais la Libération, c’est aussi cet ivrogne qui hurle, qui menace, qui ordonne. Hier, il poussait la romance sur le trottoir, aujourd’hui il joue à la brute. J’imagine que ces deux images se sont longtemps heurtées en moi, comme le rêve et la réalité sans doute, comme le bien et le mal peut-être. Puis, peu à peu, à cause du bien qui est en moi, à cause du mal qui est en moi, elles se sont rapprochées, presque superposées. Le rêve n’est rien s’il ne descend dans les gouffres, tel Enée aux enfers, tel l’empereur de Chine du Repos du septième jour. La Libération n’est pas la Libération si, en quelque manière, elle ne touche pas cet ivrogne, si je ne peux rien voir d’autre en lui qu’un malheureux qu’on plaint par habitude.
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Vice de formateur ou faiblesse de vieil enfant, j’imagine machinalement dans la personne que j’entends ou que je vois, surtout si je ne la connais pas, ce qu’elle deviendrait si se faisait en elle cette jonction du rêve et de la réalité, si un double mouvement d’incarnation et de spiritualisation lui conférait ce qu’elle pourrait appeler sans ridicule son identité, et la mettait définitivement en marche. On est dispos le matin, plutôt amical, vaguement taquin. J’écoute les voix de la radio, ce qu’elles disent, comment elles sonnent, je joue au conseiller bénévole. Certaines serviraient mieux la justice si elles ne se faisaient pas sacristines de l’indignation. D’autres saisiraient mieux la réalité si elles cessaient d’être les bigotes du conformisme. Pas de liberté sans libération. Pas de libération sans liberté. Tout cela est inaccessible, sans doute, en tout cas insaisissable. Mais vivre, ce n’est pas saisir.
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Une civilisation qui ronge comme un rat les échanges du rêve et de la réalité est une civilisation malade, sans grandeur, sans avenir. Même si elle règne, glorieuse, sur toute la surface de la terre. Même si ceux qui la haïssent le plus s’échinent à en copier les manies.
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Je n’aperçois aucune Libération. Cette ribambelle de sommets décisifs – j’ai entendu « des Sisyphe » : sortir la bête économique de sa cage, la pousser devant soi jusqu’à ce qu’elle retombe, et recommencer -, seront aussi vains quand le peuple aura changé de cavalière. Reste que l’abbé, au patronage, mettait tout son talent de comédien à nous parler de saint Jean devenu vieux qui, à peu près gâteux, ne savait que répéter à qui voulait l’entendre : « Et nous, à l’Amour, on n’a pas arrêté d’y croire, et nos credidimus caritati. ». Il est bien loin, ce temps, je ne sais plus trop ce que je réponds aux mails de saint Jean. Mais il a raison. Ce qu’on a vu une fois, on est obligé d’y croire, forcé. Forcé de prendre, comme on disait en jouant aux dames, forcé. Plus le choix. Je crois la Libération possible parce que, deux ou trois fois dans ma vie, je l’ai vue d’assez près pour être sûr qu’elle existe.
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N’en serais-je pas sûr qu’il me resterait l’ivrogne, sa rage, cet éclat de Libération qu’il a pris en pleine poitrine. Il a senti qu’il n’allait pas s’en tirer, alors il a quitté le living-room de sa chansonnette, il en a fini avec ses grâces de mendiant pittoresque, il a enfin osé être ce qu’il était, il s’est traîné jusqu’à son poste de sentinelle, il a retrouvé le goût de gueuler, de gueuler, de gueuler…
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Mais la liberté, c’est toujours du présent. L’échelle des besoins de Maslow, alias pyramide de Maslow, Kheops de la démission de l’esprit, Khephren de la balourdise mercantile, des millions de gens en ont entendu parler. C’est bête comme chou : nos besoins élémentaires ou inférieurs doivent être satisfaits pour que nos besoins plus élaborés ou plus élevés puissent éventuellement l’être. Telle est la thèse, rien de moins, rien de plus. C’est peu dire qu’elle ne va pas de soi. Pas nécessaire que tout tourne rond dans mes instances fonctionnelles pour que je puisse comprendre, m’émouvoir, chanter, aimer. Hormis les nécessités corporelles et la banque, rien n’est de l’ordre du besoin. Sauf dans le délire bourgeois, naturellement, qui pétrifie tout ce qu’il touche. La pyramide, en ce sens, est typiquement bourgeoise : tout tient dans le besoin et la possession, le reste – grands sentiments, culture, spiritualité – est manière de faire. Exploitée dans les sessions de formation, cette théorie pataude constitue un outil idéal pour river les gens à leurs préoccupations matérielles, à l’angoisse qu’elles entraînent, à la soumission qui s’ensuit. Elle visse hermétiquement le couvercle de la nécessité sur leur liberté, et leur rend périlleuse ou inconvenante toute échappée personnelle. Des millions de travailleurs ont dû avaler cette ânerie, ou faire semblant. Dans les entreprises, dans les administrations, dans le privé, dans le public, on l’a fourguée aux jeunes, aux vieux, aux femmes, aux hommes, aux instruits, aux ignorants, aux cadres, aux employés, aux ouvriers, aux secrétaires, en sorte qu’elle leur soit un « élément de langage » commun. C’est là une intox d’une profonde perversité. Elle n’a pu être inventée, soutenue, répandue que par des imbéciles ou par des malveillants. Pas un seul de nos glorieux patrons n’a jamais levé son petit doigt pour s’y opposer. Pas un seul de nos valeureux syndicalistes n’a jamais levé son petit poing. Pas un seul de nos éblouissants intellectuels n’a jamais présenté sa petite objection. Hélas ! Pas un seul de nos gentils participants n’a eu la seule réaction convenable : envoyer au bain le supposé formateur.
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Un conseiller en communication de François Mitterrand raconte ses souvenirs. Les soirs de face-à-face électoral, il munissait le président d’une fiche sur laquelle était mentionné un détail à ne pas oublier : « Être vrai ». L’un des deux se moquait-il de l’autre ? Rien de moins certain. La communication politique calquée sur celle de l’entreprise, la campagne électorale alignée sur la communication politique, tout cela me laisse pantois. J’ai toujours eu à parler en public : comme professeur, comme formateur, comme conférencier. Chaque fois a été la première, c’était dangereux, imprévisible, exaltant. Je ne sens rien de tel quand les politiques parlent : du surgelé calibré, de l’émotion prévisible. Et même, pour me faire éclater de rire, de l’indignation feinte, des hochements de tête et des gros soupirs de chef de bureau prenant ses subordonnés à témoin de la difficulté de sa tâche. Cette pratique de la parole publique est à l’art oratoire ce que le catch est à la boxe : le mauvais cinoche, d’un côté, le noble art de l’autre. Il est naturel qu’un président ait des collaborateurs. Il est bon qu’il ait des conseillers, et tant mieux s’ils sont ses amis, ils le conseilleront mieux encore. Sans doute veilleront-ils à son succès, mais dans la perspective du succès des idées qu’ils partagent avec lui, de l’action qu’ils mènent ensemble. Manipuler l’opinion pour la rendre favorable au prince, je le dis comme je le pense, ce boulot ne m’inspire aucun respect. C’est du Maslow en plus cynique, c’est bête et nuisible. Plus grave que le renversement des valeurs produit par la pyramide, cela conduit à la dénaturation de la réalité, cela procède d’une volonté obscène de mutilation. Les gens qui s’y consacrent ont sans doute été de ces vilains gamins qui lèchent la confiture et laissent la tartine. Encore gardaient-ils le meilleur ; c’est le pire qui fait désormais leurs délices, le plus sale. Il faudrait se tordre cruellement les méninges pour trouver le moindre atome d’esprit démocratique là-dedans. On cherche des économies : il y en a là. La mise au rebut de la communication, voilà l’acte fondateur d’un nouveau quinquennat.
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Maslow est moins utilisé, me dit-on, on est plus direct désormais : ferme ta gueule ou dégage. N’importe. Comme on disait à Montrouge, elle me revient comme la morue, cette pyramide. Finalement, je lui dois beaucoup. On savait ce que je pensais d’elle, on venait en parler avec moi. Je me souviens comme ils étaient prudents, surtout les trente-quarante ans. Dans leur conscience, c’était la mêlée de rugby : d’un côté, la vie qui se construit, le couple, les enfants ; de l’autre, l’énorme héritage merdique gratiné de spirituel bidon, de culturel bouleversant, de toutes ces belles et nobles choses, ma chère, qui finissent toujours par le devoir de silence, le droit de s’écraser, la couardise baptisée respect. En attendant, ils y allaient mollo, les gaziers, ils tâtaient la liberté avec leur gros orteil, il ne la leur fallait ni trop froide ni trop chaude.
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« Mais enfin, disaient-ils, il y a bien des nécessités quand même ! Vous ne vivez pas d’amour et d’eau fraîche, pas seulement… » Mais non, mais non… Je ne savais comment me défendre, je bafouillais, ce que je leur répondais ne me convainquait pas, je disais qu’il y avait autre chose que la nécessité, autre chose, j’étais en déroute. Se laisser enfermer de cette manière, pas trop fort pour un formateur. Tant pis, ils étaient si touchants à cet instant, si touchants. Le doute sincère inspire le respect : il creuse dans le vrai. La certitude, c’est le contraire, elle ne progresse qu’en s’étranglant, c’est lugubre et ça finit par faire rigoler. Je crois qu’on se mettait d’accord en douce pour laisser venir le silence. Avec les gens simples, il arrivait très vite. Les plus savants obligeaient à des détours : c’est ça la science. Je me souviens d’une fille genre grandes écoles, un peu coincée, jolie mais sévère, avec plein de théories sur le visage, qui s’est soudain mise à crier « Ah ! putain, ah ! putain… » avant de se lever et de partir. Je n’étais pas trop fier, non. Eux non plus sans doute, pour des raisons opposées. Dire qu’on aime la liberté, dire qu’on s’en méfie, tout pareil : des mots vides.
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Thank you, Maslow ! Personne n’est si con que ça, finalement. La bêtise, c’est comme les restes, il suffit de savoir l’accommoder. Merci, Alphonse ! La liberté ne se gueule pas, ou alors une fois de temps en temps, par hasard, de chic, en improvisant, quand on est bien remonté, bien chaud, bien bourré, parce que c’est la Libération et qu’on ne sait pas comment la fêter autrement. Le reste du temps, elle nage tout au fond de nous, insaisissable, dans la banlieue sous-marine où toutes les consciences communiquent. Et nous, accoudés autour de l’aquarium comme des mômes en vacances, on la cherche des yeux, on fait comme si on la voyait, et on rit.

(11 février 2012)

L’honneur de sentir

LE MARCHÉ LIV

Parfois, quand quelque circonstance solennelle marquait le dimanche, j’étais invité à laisser la chapelle du patronage, ses bancs poussiéreux, son harmonium poussif, pour aller grossir les rangs des enfants de chœur à l’église Saint-Jacques de Montrouge, un parallélépipède de béton qui m’intimidait. Je me solennisais le cœur en y entrant, un peu comme dans le beau pavillon de Sceaux de ma riche marraine, ou quand quelque bonne nouvelle décidait ma mère à mettre le couvert dans la salle à manger. Cette église est trop vaste, trop haute, mais elle a quelque chose d’emprunté qui la rend touchante comme une adolescente grandie trop vite. Tout y était pour moi à déchiffrer, les personnages anguleux des fresques et les armoiries qui figuraient dans les vitraux, parmi lesquelles celles du curé d’alors, le chanoine Louis de Boissieu, un petit monsieur affable et doux qui portait un pince-nez, signait à l’ancienne, avec des s en forme de f, et semblait pouvoir tout supporter sur cette terre, hormis les voyous, qui le jetaient dans de terribles colères. L’église, c’était la religion du vaste et du mystère ; la chapelle, celle de l’intime et du secret. Enfant de chœur occasionnel, mon statut de figurant – nous disions pot de fleurs – laissait à cette dialectique tout le temps de se développer en moi : je n’avais rien d’autre à faire durant la cérémonie que de me tenir à mon banc ; arrivé avec la procession, je repartais avec elle.
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Le pot de fleurs, c’est le deuxième classe des enfants de chœur. Je n’étais pas sans rêver qu’un jour, moi aussi, comme ces camarades un peu plus âgés que je voyais s’agiter dans le chœur, je pourrais peut-être faire thuriféraire, et même cérémoniaire. Tout cela est bien ancien, et la grand-messe est devenue la grande messe des journalistes. Mais qu’importe le décor d’une enfance, qu’importe le lit où l’on a rêvé ! J’admirais le cérémoniaire, cet adolescent qui est comme le chef du protocole, arbore une grande croix sur son surplis et tient dans ses mains jointes un claquoir de bois par lequel il intime aux enfants de chœur, aussitôt imités par les fidèles, l’ordre de se lever, de s’asseoir, de s’agenouiller. J’enviais le thuriféraire, je rêvais de porter l’encensoir, de le présenter au diacre pour qu’il répande un peu d’encens sur les charbons, d’être inondé de sa fumée odorante, de le balancer lentement avant d’aller saluer, par trois fois trois encensements, le peuple chrétien debout, tandis que la chaînette dorée, en heurtant le foyer, scande le rite d’un tintement cristallin.
Ξ
Toutes les joies, tous les soucis du pot de fleurs… L’ambition, bien sûr, si évidente, si épaisse, un désir de gloire qui arrive par tous les sens, par le bruit sec du claquoir – une branche qui se casse, un destin qui se rompt -, par le parfum de l’encens – certitude sauvage et douce -, par la pluie d’or des ornements des prêtres, par les éclats de l’orgue, par la petite grimace rieuse que nous adresse de temps à autre le chanoine de Boissieu. Ivresse, exacerbation des sens, exaltation, certitude du havre, humilité orgueilleuse ou humble orgueil, le pot de fleurs ne manque rien de tout cela, il en est arrosé plus que de besoin. J’ai envie, férocement envie, d’être cérémoniaire, je donnerais tout pour être thuriféraire. Mais, en secret, – est-ce que je l’invente, ce secret, est-ce bien ainsi que déjà je sentais ? – la partie se joue autrement. Ce que je devine, c’est que le plus dur n’est pas de manquer, de ne pas être ce qu’on voudrait être. Moi, pot de fleurs, j’ai mieux, j’ai tout, et tous les autres pots de fleurs, violettes ou orchidées, sont ainsi. Aucun besoin de prendre, ni de chercher à prendre. Tout ce que je n’ai pas, je le tiens entre mes mains vides. Tout ce que je ne fais pas, le parfum en est sur moi mieux que l’encens sur le thuriféraire, la musique en est en moi plus triomphante que celle de l’orgue. Et c’est cela le plus dur, l’insupportable. Non pas le désir déçu, non pas l’ambition entravée : le plus dur, l’insupportable, c’est que tout soit là, toujours, si près, si loin.
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Je ne parle pas ici de la religion dans laquelle je suis né, encore moins de la foi, mais du climat qui fut celui de mon enfance, de quelques impressions premières que d’autres, j’en suis certain, ont rencontrées sur d’autres chemins. J’ai besoin de les évoquer. C’est par elles que m’est arrivé ce que Léon-Paul Fargue appelle l’honneur de sentir, et qui tisse le fil très solide qui lie toute existence à elle-même. Solide et discret. Quand les échauffements du cœur, du corps ou de l’esprit exigent la vedette, il la leur laisse, et revient quand on l’attend le moins. À l’hôpital, par exemple. Le brancardier vient de garer mon chariot à l’entrée du bloc dont la large porte coulissante s’ouvre et se ferme comme un cœur. Instants redoutés, magnifiques. Liturgie de la vie, plus belle encore que celle de Montrouge. Je suis recouvert d’un drap blanc, linceul ou robe baptismale. Me voici, moi, vieux pot de fleurs, dépouillé, comme de mes vêtements, de mes regrets et de mes calculs, de mes mérites et de mes fautes, me voici au carrefour où destin et liberté s’étreignent, où subir et choisir marchent du même pas. Situation ordinaire. La banalité, loin d’en gâter l’intensité, en multiplie le sens à l’infini. Pour un quart d’heure, pour une demi-heure, l’honneur de sentir me fait savoir, comme il fait sentir à chacun des autres, qui il est, et qui je suis. Je ? Non pas. À cet instant, je n’est pas seul ; en lui, il y a toute la procession, comme à Saint-Jacques. Tous les autres, chacun à son rang. Les plus proches je les vois à peine, ils sont entrés sans que je les remarque, leurs places sont réservées.
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L’honneur de sentir. L’église Saint-Jacques, l’hôpital : la circonstance n’est pas toujours si solennelle. Ça vient comme ça peut, quand ça veut. Le plus souvent, ça arrive comme un voleur. L’irruption est si rapide, si forte, on ne se préoccupe pas de ce qui l’a provoquée. Si naturelle, si évidemment vivante, on la reçoit comme un sourire, une caresse, un baiser, un bienfait. Ça s’enfuit aussi vite. On n’a pas eu le temps de songer à penser, mais on a eu mieux : c’est presque comme si l’on avait été pensé, finement pensé, avec une générosité incroyable. Il arrive aussi que le voleur oublie son manteau, laisse derrière lui ses traces. Alors, comme un rêve qui se prolonge dans la veille, elles émigrent dans le souvenir et vont offrir à l’existence ses jalons lumineux. Ainsi, pour moi cette église, ainsi cet hôpital. Tellement évident ! Et pourtant, quand je cherche, avec une joie mêlée d’un peu d’inquiétude, ce qui a bien pu arriver de si important à ce jeune garçon et à ce vieux patient dont les liens semblent bien étrangement serrés, il m’arrive encore de me demander si j’ai bien le droit, en ce monde où nous sommes, de me poser des questions aussi teintées de subjectivité, et peut-être, je le dis en tremblant, de narcissisme.
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J’ai le droit. Et si je ne l’ai pas, je le prends ! Je ne vis pas en caisson étanche, en rêve encapsulé, en autosuffisance intérieure. Je les vois, les autres, je les entends, les gens, j’ai mille occasions de surprendre en eux les frissons d’angoisse et les éruptions de vérité. Je les vois, je les entends comme un pauvre homme voit et entend de pauvres gens. Nous sommes entre désarçonnés, entre désolés. Et si je cours au fond de moi plutôt que de discuter le bout de gras sur les niouses du jour ou, plus dégoûtant encore, de jouer à qui grattera le plus salement les plaies du monde, c’est comme j’irais vérifier à la cave qu’il me reste bien une bouteille, une vraie bouteille, que nous puissions sérieusement boire ensemble. Parce que je n’entends pas me moquer d’eux, encore moins de moi. Je les entends, les gens, mais je sais que je n’ai rien à leur répondre, ou du flan. Et je sais aussi que ce qu’ils me disent n’est pas ce qu’ils voudraient me dire. Alors je tâche d’installer entre nous, le temps d’un sourire, d’un regard, d’une blague, quelque chose comme une fosse d’orchestre, ou comme un large vide sanitaire, ou comme un bac à linge sale, ou comme un crachoir gigantesque pour que nous nous y débarrassions ensemble de ce qui nous fait du mal.
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Je ne fuis pas le monde, je ne trahis pas les autres quand la criaillerie lugubre de l’époque me précipite au fond de moi-même. Je n’y cherche pas un refuge, une noble retraite : un recours plutôt, une archéologie de sens, des germes de présence, des armes pour lutter plus dur et, finalement, même si les doctes bredouilleurs du néant n’y voient rien, quelque chose comme de l’amitié. Je ne m’isole pas parce que je m’imagine d’une autre essence, mais parce que je sens notre essence commune menacée, et que c’est ainsi que je peux aider à la protéger. Mais voilà : parmi tant d’intelligences si lucides, si certaines de ce qu’il faut faire, moi, je ne sais pas, je ne sais rien. Quelque chose me dit seulement qu’il faut brouiller les cartes, toutes les cartes. Alors j’envoie un signe à l’enfant qui, le dimanche après-midi, dispersait en riant les dominos que la famille alignait sur la table de la cuisine. Ils pesaient pourtant leur poids de raison, ces dominos, et de bonne volonté, et de sagesse, et presque de paix. Ils valaient de l’or au regard de ce qui s’ajuste désormais entre les humains. Et je ne retrouverais pas le tour de main de mes dix ans ? Malheur à toi, bonhomme, si c’était le cas. Il n’y aurait qu’un mot à écrire sur ta tombe : Loupé.
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Que va-t-on faire au fond de soi quand l’infernal bavardage du monde ne laisse plus d’autre choix ? Mûrir une stratégie ? Préparer son come back ? Se mitonner un ulcère en maudissant l’époque ? Rêver d’un très hypothétique bon vieux temps ? Non. Se recueillir peut-être, mais alors en arrachant au mot, d’un même mouvement, la connotation sirupeuse, douceâtre, écœurante que lui a infligée l’éducation religieuse et l’ennui dont l’ont empesé les cérémonies républicaines. Non pas mimer les sentiments nobles qu’on croit devoir faxer à la statue de la Vierge ou au monument aux morts. Se recueillir, oui. Comme les débris d’un vase. Comme celui qui est tombé de sa bicyclette se ramasse : les lunettes dans le trèfle, une chaussure dans le fossé, la pompe à vélo dans la bouse de vache, la roue en huit, débrouille-toi mon gars. Récupérer les bouts de soi-même que le formidable pouvoir de disjonction de la modernité a dispersés. Les dominos qu’il a fallu brouiller pour ne pas crever dans le désordre de l’ordre imposé.
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Hier matin, des étudiants parlaient de la crise, de ses acteurs, de ses figurants. J’entends murmurer, tout près de moi : éponges à poncifs. C’est cela, exactement cela, et c’est terrible. Des gens malades d’eux-mêmes, des bouffons bouffis de fausse science ont dressé ces enfants à déchiqueter des bouts d’actualité, à gratter les médias jusqu’à l’os, et, comme une mauvaise viande en une mauvaise saucisse, à transformer ces reliefs en ce qu’ils appellent fièrement des problématiques et des thématiques, sortes d’abats de pensée qu’on leur a appris à assaisonner méthodiquement d’indignations calculées, éculées. Leur évidente bonne volonté a la même voix, une seule voix, la voix de personne. Des gens qui ont perdu leur clef, est-ce toi qui l’as emportée, ou toi, ou toi peut-être ? Pas un mot cuisiné maison, pas un pli de sourire, pas un souffle de souffle. Et Patricia Martin admire qu’ils aient si bien su se dégager des idéologies, s’émeut de sentir en eux un tel sens du terrain, elle les trouve vraiment pragmatiques, ces jeunes, sa voix vibre quand elle prononce le mot magique. Nous ne trouvons rien à dire, rien. Rien à penser, rien. Le cañon de silence et de lassitude dont parle Fargue. Le pain de cette boulangère est vraiment très bon, tu ne trouves pas ?
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Ils m’étonnent, ces jeunes, avec leur façon de grimper sur la chaise du juge-arbitre pour regarder les balles s’échanger, leur manière de prendre d’eux-mêmes et du monde une vue cavalière, et cette sagesse trop sage qu’ils savent affecter à l’occasion, même à leurs dépens, entre deux séquences folâtres, comme s’ils étaient toujours et simultanément le juge et le suspect. Passe pour leur vocabulaire, pour leur manie de poser sur des réalités futiles des mots trop sérieux qui me restent dans l’oreille comme les arêtes du poisson dans le gosier. Où en trouveraient-ils d’autres, les pauvres, depuis que l’école elle-même, colonisée par les managers, croit puissamment réaliste de leur servir une tisane sociétale tiédasse dont le seul avantage, côté maîtres, est d’être nettement moins difficile à préparer que l’explication d’une scène de Racine ? Si les étudiants qui parlaient ce matin à la radio me rendaient visite, je crois que je les écouterais avec attention. Je découvrirais probablement en eux de meilleures qualités que celles qui enthousiasment Patricia Martin, des traits dont les générations précédentes sont dépourvues, une simplicité de bon aloi, une certaine agilité à l’égard de la vie, toutes choses que ne favorise pourtant pas une prestation médiatique. Je les admirerais sincèrement de passer, tellement plus facilement que je ne le faisais à leur âge, des problèmes du monde aux soucis de leur existence. Et je ne prendrais pas contre eux le parti des adultes.
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Il paraît qu’ils les trouvent égoïstes. Qu’espéraient-ils donc ? Avaient-ils imaginé que leur docilité à épouser le cynisme du monde, leurs courbettes compulsives, leurs reniements réalistes, leurs indignations rituelles, leurs précautions anxieuses, leur chatouilleuse insensibilité mériteraient mieux ? Un égoïste, disait ma petite cousine, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. En ce sens, c’est vrai, cette jeunesse est égoïste. Non qu’elle veuille du mal à son papa et à sa maman ! Mais elle a beau faire : ce qu’ils lui ont proposé ne pèse rien, ne vaut rien, ils l’ont envoyée à la vie à la fois désarmée et encombrée. Ah ! Les ai-je vus fleurir, les champs de l’impossible, dans les vies de leurs parents ! En ai-je entendu de ces protestations de liberté, de ces éclats de justice que le moindre trouble entrevu dans une existence machinale, le moindre noyau de cerise dans ce clafoutis de confort mental qu’on veut prendre pour une sagesse, congédiait plus rapidement et plus durement que nulle brute managériale ne le fit jamais pour aucun salarié ! Je l’avoue, je doute. Si trente ans étaient soudain effacés de mon ardoise, croirais-je encore ce que j’ai voulu croire, irais-je encore chercher à ranimer dans ces gens ce souffle de la parole dont ils n’ont voulu faire qu’un appréciable élément de confort pour leur prison ? Allons, bien sûr que je le ferais.
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Rien ne m’autorise, quand je songe à ma confuse jeunesse, à poser sur les jeunes un regard de condescendance. Ni facile désespérance, ni optimisme professionnel. Mais ils m’obligent à me demander ce qui, dans ma vie, a eu du sens, ce que le tamis du temps a retenu, ce qui a fait écho, un peu. Cela, ils pourront le recevoir et, s’ils ne l’accueillent pas en l’état, ils le transmuteront. Et cela, c’est dans les instants privilégiés du sentir que je le trouve, dans les impulsions qu’ils ont proposées à mon existence. Je dis qu’ils surviennent à l’improviste, que rien ne les annonce. C’est vrai, mais il y a d’autres signes. Ces instants-là suscitent un assentiment qui vient de plus loin que nous, une adhésion qui se donne en nous sans nous, et que nous reconnaissons. Le temps, les événements, le hasard, l’âge, le colorent de mille nuances diverses, mais chacun de ces rayons annonce un même soleil, chacune de ces facettes un même cristal. L’exaltation de l’enfant, l’étonnant printemps de la vieillesse, toutes les visites de l’honneur de sentir n’ont pas été si solennelles. Il y en eut beaucoup de furtives, de presque indétectables, il y en eut de surprenantes. Aucune circonstance ne l’arrête, aucun lieu, pas même ceux dont on disait autrefois qu’il s’y commettait de grrrros péchés. Là aussi, oui, il m’a visité, l’honneur de sentir, ce seigneur est chez lui partout, il s’est glissé dans les pas de l’angoisse et du désir, il m’a dépouillé de moi-même, il m’a fait danser au-dessus du vide, il m’a rendu distant et familier. Assentiment, assentiment, assentiment. Refus, refus, refus. L’un et l’autre ouvrent un espace et procèdent de lui. Un espace qui s’ouvrira à chaque jeune, inch’Allah, comme il s’est ouvert pour moi, un peu, assez.
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Il s’ouvrira. Le mot du Père Sanson est indépassable. L’espérance spirituelle porte avec elle un peu d’espoir temporel et l’offre à notre simplicité. Et prière de ne pas trafiquer des quotas, prière de ne pas exiger quelque carte de séjour, quelque ancienneté dans la compagnie, quelque certificat de virginité, ou de conformité morale. Cet un peu a pour destinataire tout homme venant en ce monde, omnem hominem venientem in hunc mundum, je ne vois pas qu’il puisse y avoir égalité plus décisive, plus totale, plus complète et, s’il faut lâcher ce mot idiot, plus concrète. Mais, en même temps, cet un peu qui est accordé à chacun, c’est à sa mesure, et selon son besoin qu’il l’est, non pas à la mesure d’un autre ni selon son besoin : peut-on imaginer traitement plus personnel, attention plus rigoureuse ? Cette égalité ne conduit pas à une distribution mécanique, elle ne cherche pas à satisfaire un principe, à appliquer une théorie, à valider une équation : elle est la conséquence d’une infinité de dons particuliers éternellement et inconditionnellement renouvelés, si énormes, si inattendus, si libres de tout marchandage qu’ils ne peuvent se proposer autrement que dans l’humour et le paradoxe. Et ainsi l’égalité et la différence, deux bonnes copines, jouent-elles à se faire réciproquement la courte échelle : l’une grandit avec l’autre, sans limites, personne n’oserait rêver si haut, si simple. Même si personne n’a jamais rêvé autrement.
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Un peu. Ou, comme on me disait autrefois : déjà pas encore. Un rai de lumière, oui, mais où brillerait-il si ce n’est dans les ténèbres ? Et les ténèbres, aujourd’hui, ou bien nous nous empressons de les appeler lumières, ou bien, terrifiés, nous leur tournons le dos, laissant Pamino et Tamina les affronter à notre place. Nous ne voulons pas accepter que le déjà pas encore nous enseigne à la fois l’humilité et l’espérance, nous ne voulons pas que l’absolu et le relatif s’y conjoignent. Alors, scénographes de nos peurs, nous ouvrons de fausses fenêtres sur des paysages en carton, l’air conditionné devient le climat de nos âmes, et je ne cesse de me demander si, comme le croyait Fargue, « l’affaire Terre est liquidée » ou si cet énorme refus, ce monstrueux enfermement prépare, dans l’effroi, quelque imprévisible naissance, quelque miraculeuse éclosion. Puis je songe au déjà pas encore de ma jeunesse, et il m’écarte de ces facilités. Il me rappelle que le vent souffle où il veut, que l’Apocalypse n’est pas dans mon contrat, que le combat continue, obscur, ambigu, incertain, que je ne sais rien des printemps ni des métamorphoses, et qu’un pas, c’est assez pour moi. Mais encore faut-il que ce soit mon pas, vraiment mon pas, et qu’une trop arrangeante modestie ne me précipite pas vivant dans la consensuelle marmite des facilités triomphantes et des démissions beuglantes. « Voir le monde et dire ma vision du monde » : je fais mien le programme de Victor Segalen, et il m’importe fort peu de savoir le prix de mes découvertes. Si elles ne valent pas un clou, peut-être en vaudront-elles la moitié d’un : c’est sur cette moitié de clou que je joue mon existence, c’est du haut de cette moitié de clou que je jette sur les évaluations, les évaluateurs, les évalués cocus et complaisants et tout le bazar qui les fonde, les soutient, les entoure, les surplombe et les contrôle, comme une pelletée de terre sur un cercueil, un œil faussement désolé et carrément rigolard.
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Il viendra aux jeunes comme il m’est venu, l’honneur de sentir, parmi leurs sottises et leurs hésitations comme parmi les miennes. Je le souhaite, je le crois. Que me serait-il resté sinon ? Qu’aurais-je été ? Un producteur de réussites et d’échecs ? Une mécanique à plaisirs et à douleurs ? Un acteur économique ? Une chair à évaluation ? Ils le rencontreront, c’est sûr, beaucoup sauront ne pas le rejeter. Mais on ne se met pas l’espérance sur le nez comme une paire de lunettes noires. Ce vœu serait une fumisterie de plus sous notre ciel démocratique si, pour les inciter à chercher leurs voies, je ne leur parlais des miennes. Non que je songe à vanter mon expérience comme un produit, non que je l’imagine exemplaire, ni particulièrement intéressante, ni remarquable en aucune façon. Mais je porte en moi, comme un autre, à cette époque comme à une autre, et sans avoir à en demander à quiconque l’autorisation ni la confirmation « la forme entière de l’humaine condition ». Je leur mettrai bien les points sur les i : cette phrase n’est pas un sujet de dissertation. Elle s’adresse à eux ici et maintenant, et exige une absolue priorité. Si haut qu’ils crient, si gentiment qu’ils fassent les perroquets, ils n’auront rien compris à rien tant qu’ils chercheront à lui échapper, tant qu’ils se paieront la tête des uns pour imiter plus fidèlement celle des autres.
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À chaque fois que m’était accordé l’honneur de sentir, c’était comme si je pouvais laisser tomber ma vie dans la vie. Ce n’était pas toujours aisé. Souvent elle s’accrochait, ma vie, à quelque aspérité, à quelque exigence, à quelque beau souvenir, à quelque droit orgueilleux dressé sur ses ergots, à quelque vilain remords. Mais la vie, à chaque fois, comme on revient sur ses pas pour aider un aveugle à traverser la rue, remontait vers ma vie, l’arrachait à ce qui la retenait, l’entraînait en riant. Et je trouvais naturel de m’abandonner à elle, mon enfance m’y avait habitué. Je la vois naviguer, cette enfance, entre le Charybde de la névrose familiale et le Scylla de l’accablant ennui scolaire. Pas un drame. De l’ordinaire, de l’habituel : l’entreprise de démolition au nom des valeurs. À la maison, elle ne se mettait guère en congé que les jours de fête : la joie que je voyais alors chez mes parents, plus précieuse que leurs assommants conseils, me rapprochait d’eux et m’aidait puissamment à supporter comme une grippe le cocktail de crainte, de ressentiment et d’ambition transférée en quoi se résume le plus souvent une éducation. Je les aimais pour ce que je voyais en eux ces jours-là ; le reste du temps, j’essayais de les supporter. De même, au lycée, le lot d’aigres vaniteux qu’il me fallait subir, aussi attirants que des tampons-buvards, était miraculeusement serti de quelques maîtres magnifiques. Les deux prisons n’étaient donc pas sans recours, c’était assez. Vivre était simple et passionnant, excitant comme passer entre les gouttes, heureux comme échapper à la mitraille. Grâce à Dieu, les deux postes-contrôles de l’amour familial et de la science, fondements de la civilisation, s’ignoraient, aucune association de parents d’élèves ne favorisant la copulation des deux virus. Les relations parents-professeurs, c’était moi, et c’était très bien ainsi : j’ai excellé très tôt dans l’imitation des signatures et l’invention des alibis. Et je regarde avec une attentive commisération les adultes qui parlent si haut des affaires de leurs enfants pour digérer le ruban de couleuvres qu’ils ont gentiment avalé dans la journée.
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En m’obligeant à les contourner, ces deux citadelles pimentaient ma liberté. Car, à douze ans, je me sentais libre. Avec de grands pans d’angoisse, mais libre : quand l’étau des contrôles parentaux et scolaires se resserrait, il me restait l’imaginaire, on ne m’y rattraperait pas. Je n’ai jamais vécu comme une contrainte le climat religieux du patronage. Il était large, nourri de la formidable diversité de ceux qui le fréquentaient. Il était l’ami du rêve, comme à peu près tout dans ce quartier populaire. Le cinéma hebdomadaire avait une gravité liturgique, les chansons que j’entendais à la radio fécondaient ma nostalgie. Je marchais beaucoup, j’aimais être seul dans l’obscurité des rues, piquante le matin, douce le soir. Quand on me parlait de ma situation future, je prenais un air sérieux, certain qu’en un clin d’œil j’aurais tout oublié. Le monde était une inépuisable réserve de vie qui ne me refusait jamais, le reste était circonstances. Je ne me demandais pas si j’étais heureux.
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Et maintenant, je m’interroge. Comment ferais-je, si la jeunesse m’était rendue, mais si tout conspirait contre ma solitude, contre mon rêve ? Me visiterait-il encore, l’honneur de sentir ? Il ne suffit pas, pour qu’il s’éveille, de regarder le monde et d’examiner son cœur, il naît du terreau du silence, de l’engrais des songes, du bonheur d’être commun et incommunicable, des sentiments qui s’arrêtent au seuil de la parole, d’une façon qu’on a de rire et de souffrir. Ne prendrait-il pas ses jambes à son cou s’il entendait des ordres partout et ne voyait l’ordre nulle part ? Ces deux tours d’autrefois, la famille, l’école. Tout le reste, le meilleur, s’inventait en moi, s’y fabriquait sous mes yeux. J’étais sûr du texte que la vie, jour après jour, m’écrivait, je le lisais avec une confiance énorme. Où vais-je les attendre, comment vais-je les recevoir, les instants de vérité, quand l’inutile s’entasse sur l’inutile, quand l’intérêt engrosse la sottise, quand chaque voix se fait salement impérieuse, quand n’importe qui crache n’importe où son expérience de vivre pourvu qu’un mouchard traîne dans les parages, quand le dernier des domestiques, après qu’il a obéi tout son saoul, éjacule orgueilleusement ses leçons de morale ? Voudra-t-il se manifester, l’honneur de sentir, dans ce climat de terreur ouatée ? Et les mots, tous ces mots autour de lui, tous ces mots préservatifs, tous ces mots paravents, tous ces mots boucliers, tous ces mots comme des arbres qui marchent pour l’étouffer, je n’entends donc pas comme il rit, je n’entends pas ce rire terrible ? Je m’interroge. Il y a de quoi douter. Mais voilà. Il y a aussi le proverbe portugais, en tête du Soulier de satin, et finalement, dans mon cœur, c’est lui qui l’emporte : « Dieu écrit droit sur des lignes courbes. » Qui imaginait, quand j’étais petit garçon, que je nourrissais d’autres rêves que ceux que me prêtait la frustration chaleureuse des adultes qui m’aimaient ?
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Ellul, Debord, Baudrillard, Legendre, Clavel, Berque, maintenant Michéa, d’autres encore : presque tout a été dit, il faut se boucher les oreilles pour ne pas entendre. Mais que faire de ces textes ? Sûrement pas des éléments de doctrine, les chapitres d’un grotesque catéchisme antimondialisation, des pense-bêtes pour panneaux électoraux, des coupe-faim de l’esprit, des barrages rassurants. Ce sont des cris surgis d’expériences vivantes, de contradictions douloureuses, de passions généreuses. Seuls des marchands sans scrupules pourraient s’aviser de les enseigner. Non sans d’abord les embaumer, les momifier, les objectiver. Alors, correctement dévitalisés, convenablement dénaturés, joliment emballés, ils trouveraient aisément leur place dans quelque élégant baise-en-ville de culture générale. Pourquoi pas, entre la gestion et le marketing, un cursus de Déglingologie contemporaine ? Pour en obtenir le diplôme, nos étudiants auraient à choisir deux ou trois unités de valeur parmi celles dont une commission spéciale aurait établi la liste. Par exemple : Consommation et logique de mort. La croissance par la peur. L’infaillibilité financière. La vie intérieure comme obstacle au développement. Apprendre à ne pas parler. La guerre de tous contre tous. La com vous rend comme. Freud, les banques, les toilettes. Une nouvelle spécialité médicale : la médiatrie. La morale, arme fatale. Notre bonne alliée la culpabilité. La culture de l’élusion. La vie privée… de quoi ? Les pauvres, ces intolérants. Outre une majorité de personnalités du sport et des variétés appréciées du grand public, la commission comprendrait un responsable du MEDEF, un cadre de la CGT, un psychosociologue de l’éducation, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, un représentant des instituts de sondage, tout ce qu’il faudrait de journalistes, et quelques professeurs tirés au sort.
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On trouve dans l’admirable Épilogue, que chantait Jean Ferrat, deux petites choses simplissimes qui sentent la cafetière sur la toile cirée à carreaux, le mégot qui se consume, les miettes qu’on ramasse dans le creux de la main. Deux petits trombones qui tiennent les feuilles d’un poème gigantesque. La première : « Il faut regarder la réalité en face. » La seconde : « Je ne dis pas cela pour démoraliser. » La première marche toute seule. On se donne du cœur au ventre, on en donne à d’autres. On prend les choses au sérieux, on n’a pas peur, on est un grand, un chef, un solide, on connaît la musique, on est brave comme disent mes cousins de Grasse. L’autre ne va pas de soi. Elle a attendu longtemps avant de venir. Elle est infiniment grave. Pas naturelle du tout. Si la réalité est ce qu’on voit, bordel, peu m’importe qu’il veuille ou non me démoraliser : il le fait ! Non, ce n’est pas possible, il se serait tu, ce poème-là ne parle pas pour ne rien dire, il y a une pièce manquante là-dedans, ça boite, ça cloche. Ça a saigné, puis fleuri. Il s’est passé quelque chose entre ces deux phrases, on a descendu la gnole, ou c’est nous qui sommes descendus. Mais où ? Il y a une chute dans cet intervalle, ça s’est éboulé. Mais quoi ?
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Celui que n’étreint pas, quand il regarde le monde des humains, cette chute, ce désastre, celui qui se sent de plain pied avec ce vertige comme on peut l’être parfois avec la nature, celui qui se fait fort de mettre un nom sur ce qui le bouleverse, peu m’importe ce qu’ils disent : je ne les crois pas, je ne les ai jamais crus, je ne les croirai jamais, plus ils parlent fort plus ils mentent, leurs grands mots grandissent mon dégoût. Et je crois moins encore ceux qui jacassent sur ce mystère, ceux qui s’en font une élégance comme une plume à leur chapeau, une restriction mentale distinguée, je hais les goujats qui le dégustent comme une mise en bouche, une mise en gueule avant les choses sérieuses. Mes frères et mes sœurs, quels qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, sont ceux qui en ont été meurtris et revigorés. Les autres, je les attends, frères et sœurs des lointains, frères et sœurs potentiels. Aucune porte n’est fermée, comme il est dit dans Épilogue, mais une porte, il faut bien que quelqu’un la franchisse ou ne la franchisse pas, et je n’ai pas de dispenses à distribuer, pas de dérogations, tout cela ne dépend pas de moi, vraiment pas, vraiment pas, je voudrais bien, mais non, non, non, tout cela est plus fort que moi.
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L’honneur de sentir. La jeune infirmière trotte-menu qui se penche sur mon brancard, les paroissiens de Montrouge le nez dans leur missel, le peu de temps que flambent les lumières et la souffrance, ce geyser soudain entre le monde et moi. Mon âme, mon âme, où m’entraînes-tu ?

(8 décembre 2011)

J’ajoute. Le poème Épilogue, on le sait, est d’Aragon. Le vers qui termine ce Marché aussi. Mais si, d’aventure, il se trouvait parmi les lecteurs des étudiants en lettres en quête d’un sujet de thèse, je leur en souffle un fort excitant : Claudel et Aragon. Les liens apparents sont minces même si, dans La Mise à mort, on trouve un texte sur Tête d’or qui est beaucoup plus qu’un hommage littéraire. Et même si la famille Claudel aurait volontiers tenu Louis pour l’héritier de Paul… si leurs milieux sociaux avaient été moins disparates. Mais je dois être juste : avec les Claudel, bourgeois inspiré n’est pas un oxymore. Sur l’essentiel, mon idée est simple, et j’imagine que c’était la leur : Aragon, c’est Claudel vu d’en bas ; Claudel, c’est Aragon vu d’en haut. Nous voici, cela fait trois, en plein René Char : Recherche de la base et du sommet. Reste à trouver un directeur de thèse qui ne trouverait pas le projet trop hasardeux. Qui sait ? Ce ne serait peut-être pas plus difficile que de rester fidèle en même temps à deux poètes dont les perspectives semblent si éloignées : les amis de l’un m’accusent de racoler, ceux de l’autre, mon douar d’origine, de trahir. Comme on dit à la radio, à propos de bottes : J’adore !