Le festin du boa

LE MARCHÉ XXIII

Le boa avait presque tout englouti. Il restait les banlieues. Le béton est indigeste, le boa hésitait un peu. Il y a pris quelques aigreurs d’estomac mais il y est arrivé. « J’ai tout fini, dit le boa performant. Toute la société est dans mon ventre. » Bravo, boa ! Dors maintenant et, si tu peux, crève.
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Les voyous de la communale, dont je parlais il y a quelques mois, ont de dignes successeurs. L’abbé qui régnait, dans les années quarante, sur le patronage de Montrouge, avait compris quel bénéfice il tirerait d’opposer ces pré-racailles aux doux enfants de l’école libre, qu’il chérissait d’une affection qui, de nos jours, ne passerait pas inaperçue. Terrible erreur de jugement. Hormis deux ou trois petits niais déjà définitivement empuantis par les parfums de leur mère et dont les voix fluettes semblaient étouffées par les poils des fourrures contre lesquelles elle les serrait, le tout-venant de l’école libre du coin, le Cours Saint-Jacques, n’était guère plus rupin, s’il était plus coincé, que celui de la communale. Je rends grâces à l’abbé de sa lecture approximative de Marx. Grâce à elle, l’idée me vint, comme à plusieurs autres, que non seulement je n’étais pas si différent de ces petits monstres dont les excès m’effarouchaient, mais encore que leur verdeur, leur vitalité, leur débraillé, leurs gros mots allaient avoir beaucoup à m’apprendre. Les injures dont l’abbé les couvrait, en me les rendant plus familiers, me faisaient curieux de les connaître et désireux de conquérir leur amitié.
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Qu’est-ce qu’ils foutent ces gamins dans les halls des immeubles ? Ils n’ont qu’à regarder TF1, bordel, ou rédiger leur CV !
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Penser à la banlieue me ramène à la mienne et à mon enfance : la fumée des bagnoles s’évanouira avant ce souvenir. Ce qui me frappe dans la crise actuelle, c’est la pérennité sinistre du langage. Les bons jeunes et les mauvais, les justes et les injustes, les purs et les impurs : comme je voudrais chasser de ma vie, après l’avoir marqué de deux gros cachets rouges GÂCHIS ! et POISON ! chacun des instants qu’on m’a fait perdre avec ces saletés ! Le bien existe bien sûr, et son absence est le mal. Mais les bons, les méchants, qui d’entre nous dira jamais où ils sont ? Qu’elle est laide l’exaltation de celui qui feint de le savoir, qu’elle est violente, qu’elle est meurtrière, qu’elle est inhumaine ! Et qu’ils sont misérables ceux qui applaudissent à ce mensonge ! Cela ne changera donc jamais ? Faire peur et diviser, pourquoi ne savez-vous jouer qu’à ça ? Ça vous amuse vraiment ? Pouvoir et image, vos vies ne s’étiolent pas dans ce cachot ? Vous êtes sûr, absolument sûr, de faire partie du club des bons, des justes, des purs ? Classez-moi en tout cas parmi les méchants, les injustes et les impurs : ce sera plus juste, et j’aurai moins honte.
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J’ai rencontré un homme libre : Philippe, chauffeur de taxi. À chaque feu rouge, il se saisit d’un livre posé près de lui. Un taxi, un livre : un client lui a demandé si c’était du porno. C’est du japonais. Philippe apprend le japonais aux feux rouges. Rageusement. Il ne mettra jamais les pieds au Japon. Il ne connaît pas de Japonais. Mais il apprend le japonais aux feux rouges. Il en sait déjà assez pour la conversation mais il n’y a pas de conversation. Alors il envoie aux clients des échantillons de sa science. L’absurdité, dernier refuge du sens. La gratuité provocante, dernier miroir de la réalité. Je lui demande ce qu’il pense des banlieues. Long silence, puis émeute verbale. La banlieue, il y vit depuis toujours. Il a des voisins Maghrébins, ça se passe très bien. Des voisins Noirs, ça se passe très bien aussi. Il se retourne vers moi : « Les Maghrébins, les Noirs, ceux qu’ils dérangent, c’est ceux qui ne les voient jamais. »
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Dans cette maison de retraite où, depuis dix ans, la fantaisie de ma mère s’épanouit au fur et à mesure que sa lucidité diminue, une part de tarte ou un sourire de l’aide-soignante déchaîne des passions aussi violentes qu’une circonscription ou un portefeuille. Comme la raison est en vacances et les oreilles peu performantes, pas besoin de président de séance;  personne ne se fâche si tout le monde parle en même temps. Celle-ci, de temps à autre, sort d’un assoupissement paisible, relève la tête, ouvre un œil sur l’horreur du monde, geint méthodiquement « Oh ! Monsieur, Monsieur, Monsieur… » et se rendort tranquillement. Celle-là, grande comédienne, poursuit à longueur de journée un époustouflant dialogue avec son père, marquant d’un léger silence le changement de personnage : elle le joue affectueux et solennel, tendre et noblement distant ; elle n’est, elle, qu’amour, soumission, humilité, mais avec quelle séduction ! Cette autre me remet en tête, en les récitant en boucle, les paroles d’une vieille chanson de mon enfance :
Il pleut sur la route.
Le cœur en déroute,
Toute la nuit j’écoute
Le bruit de tes pas.
En boucle, mais avec un progrès dramatique. La première version est comme on l’attend, mélancolique, tendrement chevrotante. Mais, foin de sensiblerie, au deuxième passage, l’artiste se fait ironique, guillerette, presque moqueuse. Puis, de fois en fois, la gaîté s’affirme et devient fracassante, tonitruante même à la dernière reprise, comme si des personnages de Giono errant au hasard de l’ivresse gueulaient une marche militaire. Triste tout cela ? Allons donc ! Moins qu’un congrès du Parti socialiste !
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Ce n’est pas triste. Ça vous précipite un grand trou noir devant les yeux ; on se dit que c’est la mort, puis on s’aperçoit que c’est trop simple, qu’on n’en sait rien. Comme dans ce beau pastel de Georges Dufrénoy dont j’ai chez moi la reproduction, et que j’ai vu, vraiment vu, l’autre nuit, à la faveur d’une insomnie. Il représente le porche de la chapelle des Salles-Arbuissonnas, haut lieu du Beaujolais, dont l’histoire, si j’avais meilleure mémoire, mériterait d’être contée. La porte en est ouverte sur l’obscurité du sanctuaire, au fond duquel rougeoie vaguement un vitrail. L’arc, les colonnes, les chapiteaux sont faits de ces pierres dorées qu’on trouve dans la région, et dont le soleil rehausse encore l’éclat. Tout cela est si lumineux, si simple, à la fois si solide et si léger qu’on en oublie ce gouffre d’ombre assis au milieu du pastel comme un berger parmi son troupeau. Ce gouffre, l’autre nuit, pour la première fois, je l’ai vu. Non seulement je l’ai vu : j’y ai pénétré corps et âme. C’est alors que m’est revenu un mot de mon père, passionné de photo, qui, quand il était mécontent de son travail, disait en jetant l’épreuve sur la table : « Ça ne rend rien du tout… » C’est le mot juste. L’autre nuit, les pierres dorées rendaient comme jamais. Elles rendaient au mystère du gouffre ce qu’il leur avait donné, la beauté du monde rendait à l’innommé, à l’innommable un rayon de sa splendeur. Et plus je me sentais absorbé par ce trou noir, plus ces pierres lumineuses affirmaient leur présence. Comme si ma disparition les faisait exister.
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Dans un journal, cette pensée de Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin… » Voilà un paradoxe qui convient parfaitement aux moments de crise. Le difficile, à certains moments, peut devenir le chemin. Mais gare à ne pas le choisir ! Gare à ne pas le préférer ! Claudel, moins aigu et plus large, dit tout le contraire : pour lui, c’est le bien qui est facile, le mal est compliqué comme tout. Après tout, aucune obligation de croire l’un ou l’autre ; le mieux est de faire sa tisane avec ses propres herbes. Quand même, se méfier des pensées qui donnent constamment dans le tragique. Rire est le propre de l’homme. Je me rappelle le sourire de Francis Jeanson : « Tu ne crois pas qu’il nous fatigue un peu, Kierkegaard ? »
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La hiérarchie catholique n’a pas trouvé que l’abbé Pierre avait perdu la tête quand il craignait qu’un non au référendum ne fût une mauvaise action. Mais quand il avoue avoir connu, lui aussi, les tribulations de la chair, les cadres dirigeants de la foi crient haro sur le pauvre homme ! L’un d’eux va droit au but et le déclare gâteux. Mais un autre tient le pompon : pour lui, de telles révélations susciteront dans le peuple la joie mauvaise et rassurante de voir « un héros fauter ». On ne peut avoir une idée plus méprisante de ses frères et sœurs. Toutes les boutiques se ressemblent, décidément. Je ne crois pas que l’humanité de l’abbé Pierre incite les gens à la facilité. Ils l’aiment, cet homme. En finir avec les mômeries d’une pureté imaginaire, apprendre de sa bouche même qu’il est du même bois qu’eux, très inflammable, voilà qui suggérera à beaucoup que, s’il est comme eux, c’est qu’ils sont comme lui. L’échange, la communion des saints, le fond même du christianisme. L’infinie largeur, l’infinie profondeur, l’éternel jaillissement, le pardon à portée du cœur, la simplicité de l’enfant. Le contraire de la boutique à vertus au fond de laquelle un tordu mesure anxieusement l’impact de la vérité sur la clientèle.
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Il devrait téléphoner à Diam’s, ce Monseigneur. Sa chanson sur Marine Le Pen me touche. Violente, bien sûr, mais la tendresse est plus forte. Elle voudrait être copine avec Marine. Elle ne le peut pas. Elle le regrette. C’est tout simple. Il y a ce qu’on pense, ce qu’on sait, ce qu’on fera et ce qu’on ne fera pas. Il y a les mots qu’on dit, les combats qu’on mène, les causes qu’on défend. On ne calera pas. Mais il y a le désastre de n’être pas amis, d’où naissent une tristesse et un désir que ni la bataille ni la victoire n’apaisent ni ne comblent.
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Philosophe, islamologue et homme politique algérien, Mustapha Cherif souhaite engager son pays dans un double refus où je lis une aspiration d’une grande justesse et d’une vraie noblesse : ni la régression dans le fanatisme archaïque, ni l’engluement dans la mondialisation informe. Je ne puis qu’adhérer à ce projet dans lequel je retrouve l’influence de Jacques Berque, qui fut notre ami à tous deux : « L’authentique n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Reste à passer à l’action. Inventer des relations nouvelles avec l’univers technique et la modernité, trouver dans les intérieurs de la société algérienne les ressources de ce changement, repenser en ce sens l’enseignement et la formation, faire vivre ensemble, avec les métamorphoses nécessaires, la tradition et l’actuel, le projet est vaste. Mais Mustapha Cherif a raison : c’est la seule voie possible .
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« Le métier de parents, ça s’apprend. » Et, bien sûr, il existe, pour vous l’enseigner, des gugusses plus malins que d’autres, des sujets supposés savoir nantis d’une licence de psychologie ou d’une maîtrise de sociologie et, surtout, d’une importante expérience de terrain validée par une publication dans une revue scientifique ! Le beau créneau, Mme Royal ! Le superbe piège à culpabilité où le même élan de frustration fera se précipiter, réconciliés dans la satisfaction de l’impuissance, les cathos du dimanche matin – messe et pâtisserie – et les dévots de la rationalité sociale. Quelle connerie la vie, Barbara ! Comme tout ça me donnerait envie de ne plus fréquenter que des voyous si ces respectables citoyens n’étaient eux-mêmes en quête de légitimité et d’honorabilité ! La punition risque d’être peu efficace mais je vire solennellement de mes relations toute mère, tout père qui, ne serait-ce qu’une seconde, aura prêté attention à ce délire. Que ces gens aillent se faire éduquer ailleurs : ils me dégoûtent. Quoi ? Après la trousse d’écolier de deux à seize ou à vingt-cinq ans, après l’entreprise qui leur apprend, non seulement le savoir se faire truander par le patron mais encore le savoir être, après les corbeaux qui leur expliquent comment faire leur deuil, après les baisologues brevetés qui leur signifient quand et combien et avec qui et pourquoi et comment, après le tri sélectif des ordures et des comportements démocratiques, ils vont encore aller se rencarder auprès de l’autorité scientifique pour savoir comment élever leurs mômes, leurs moutards, leurs morveux, leurs chiards ? Diogène, Diogène, ouvre-moi ton tonneau, et merde à eux ! Le beau créneau, Mme Royal !
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Non, Monsieur le Contrôleur que j’ai interrogé sur le quai de la gare de Lyon pour vous demander si c’était bien là le train de Nevers, je n’ai pas commencé par le bonjour obligatoire. Je vous ai parlé poliment, gentiment même, mais je n’ai pas commencé par bonjour. Bien m’en a pris puisque cela vous a permis de m’articuler en pleine poire un bon-jour Mon-sieur où il y avait des envies de meurtre. Ah ! Monsieur le Contrôleur, c’est tellement plus compliqué que vous ne le pensez ! La gare de Lyon, pour des gens comme moi, c’est une affaire de famille. Tout gosse, j’y venais voir partir et arriver les trains en compagnie de mon copain Jean Bertin, natif du Nivernais précisément. Et mes vacances d’alors – troisième classe, banquettes de bois – ont toutes commencé là. Donc, à la gare de Lyon, pour le rêve comme pour la réalité, c’est la même voie. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, Monsieur le Contrôleur, mais ce que vous faites, je le sais depuis toujours. Vous êtes dans mon paysage, vous n’êtes pas un étranger. La conversation avec vous, je la prends en marche : il y a si longtemps que nous sommes là, vous à contrôler mon billet, moi à craindre de rater mon train. Quand je vous dis « Pardon, c’est bien le train de Nevers?  », il y a des tonnes de choses là-dedans, des paquets de réalité, une histoire si solide et tant de confiance ! Si un mot en sous-entend toutes sortes d’autres, les grammairiens appellent cette figure synecdoque. Peu importe que vous ignoriez le terme : ce qu’il signifie, je n’arrive pas à croire que vous ne puissiez plus le sentir. Une gare, ce n’est plus cette magie, ce lieu de lourde attente enfumée où les adieux et les retrouvailles ne cessent de fabriquer du commencement ? On n’y célèbre plus, au beau milieu de la ville, les noces inespérées de la solitude et de la foule ? Il n’y a plus rien à y sentir, à y rêver, à y retrouver ? Il faut y apporter ses signes et son bonjour calibré ? Comme autrefois son pain et son jambon ? Je veux bien vous le dire ce bonjour, Monsieur le Contrôleur, s’il peut reposer vos nerfs. Mais, pour moi, il a des allures de condoléances.
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Cet ami travaille dans une compagnie d’assurances. Il aimerait avoir de bonnes relations avec plusieurs des quarante collègues qui travaillent dans le même service. Eux aussi, sans doute. Ils ne peuvent pas. Lui non plus. Toute-puissance du rôle. Une société sous camisole de force. Il sait qu’il vit dans l’absurde. S’il prend le plus petit risque de se découvrir, il le sentira, ce qui est une autre affaire. Que lui dire ? Ce que je me dis à moi-même. Il faut aller dans le sens de la plus large espérance.
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Claire Chazal prononce l’oraison funèbre d’Arman. Match nul. L’hommage de TF1 enterre la révolte du sculpteur. Mais la présentatrice est elle-même emportée dans les déchets de la consommation. La modernité et son double critique se précipitent, enlacés, dans le non-sens.
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Faculté. « Le cours que vous faites, Monsieur, à quoi il sert pour l’examen ? » Seule réponse possible : à te montrer que tu ne comprends rien à rien.
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L’insupportable, ce n’est pas quand ça va mal. Tout le monde a toujours su dire bof ! et il n’est pas de douleur qui n’ait une fin. L’insupportable, c’est quand ça va très bien, presque parfaitement bien, quand tout est large et fort, trop large, trop fort. C’est à cet instant que nous choisissons ou non ce que nous sommes, que nous acceptons ou refusons le déséquilibre qui nous menace, nous sauve et nous révèle. Gaston Miron :
Ma belle folie crinière au vent
je m’abandonne à toi sur les chemins
avec les yeux magiques du hibou
jusque dans les fins fonds du mal monde
parce que moi le noir
moi le forcené
magnifique
.
J’observe l’attachement singulier, excessif, paralysant de plusieurs amis pour les entreprises nationales dans lesquelles ils travaillent. Difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République mais, apparemment, plus difficile encore d’en sortir. Le monde extérieur semble, à leurs yeux, frappé d’irréalité. L’histoire nous enseigne que les enclaves de justice et de bonheur finissent assez mal : voir les Jésuites du Paraguay. Et ce n’est pas le meilleur service que rend une entreprise à ses salariés que de les entourer d’une trop grande protection maternelle. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré quel poison secret distillent les sociétés qui veulent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Maman comprend tout, Maman permet tout, Maman arrange tout. Mais Maman veut tout savoir et Maman doit être aimée plus que tout.
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Changer la vie. Pense-t-on à ce qu’il a fallu de sottise et de prétention accumulées pour que la vie, aux yeux de l’adolescent Rimbaud, se soit si tôt confondue avec le conditionnement sinistre qui l’étouffe ? Devine-t-on quelle violence l’a acculé à cette identification désespérée ? Ce n’est pas la vie qu’il veut changer, c’est l’existence obscurcie par les choses : une nuit qui vole les étoiles. Qu’est-ce qu’une pensée qui ne cherche plus dans la vie ses racines, sa chaleur, sa lumière ? Une folie. Qu’est-ce qu’une cité dont la loi des lois n’est pas d’aimer et de faire aimer la vie, d’en partager l’évidence et le mystère ? Un crime. Qu’est-ce qu’une existence qui n’est pas exercice, méditation, célébration de la vie, combat d’amour avec elle ? Un néant.
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Les dommages causés à Vuitton, Lacoste, Cartier par la contrefaçon de leurs produits troublent le sommeil des justes. Pas la contrefaçon des penseurs chinois en vue d’épater les cadres des entreprises.
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« Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. […] Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. […] Les nazis germains et les communistes russes […] n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient […] ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. […] Le pouvoir a pour objet le pouvoir. » George Orwell, 1984, Folio, p.371.
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Multiplier les enfants pour sauver la patrie ? Non. Refuser les enfants pour sauver la patrie ? Non. La frustration des enfants uniques des Chinois, les fameux « petits empereurs », créera plus de désordres et de violences que n’en eussent produit leurs frères et sœurs. Dans ce domaine, la règle est simple : en cas d’hésitation, toujours faire le contraire de ce que recommande le gros animal.
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Dans les entreprises, une formation réussie, c’est quand le groupe est heureux, gavé de satisfaction, dégoulinant d’émotion. « Ça s’est bien passé », disent les participants aux petits chefs. Qui portent la nouvelle aux cadres moyens : « Très très bien passé. » Qui courent à la direction : « Un grand succès pour l’entreprise. » Qui réunit les représentants du personnel : « Voilà un point sur lequel nous tombons d’accord, je pense. » Enterrement. Crémation.
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Train de 8h27 à Paris Gare de Lyon. Deuxième arrêt : Bois-le-Roi. Les randonneurs commencent à déployer les cannes télescopiques, à ajuster les guêtres, à resserrer les lacets, à enfiler les passe-montagnes, à glisser les cartes dans leurs ceintures. Moyenne d’âge : soixante-dix ans. Atmosphère scoute. On n’entend qu’eux. La vipère de la dernière fois. Le restaurant pas terrible. Ils se montrent des photos, se complimentent sur leurs équipements. Parfois, ils baissent un peu la voix. Les visages se ferment. Irruption du tragique. J’entends : « Prostate, prostate… » Les femmes sont intarissables : « T’as essayé les ultrasons ? » Un étourdi confond Melun et Bois-le-Roi. « Non, mais tu m’vois randonner à Melun ? » Des enfances qui grimacent.
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Avoir dans sa famille une bibliothécaire, c’est ça la chance ! Voilà quarante-six ans que j’espérais retrouver ce numéro des Cahiers du Rhône sur Le vrai réalisme, paru à La Baconnière en 1943. Je l’ai lu en 1959, à Alger, dans les hauts de la ville, dans la bibliothèque du couvent des Dominicains où j’ai été hébergé pendant quelques semaines. Le religieux belge qui me l’a fait connaître, un énorme sexagénaire en bure blanche, à la voix de stentor, passait avec naturel d’une prodigieuse improvisation sur les Pères de l’Église à une histoire leste ou à une anecdote cocasse. Prisonnier de guerre, il avait observé qu’un gardien allemand allait fort régulièrement, chaque soir, pisser sur des barbelés. L’idée lui était venue d’y faire passer un courant électrique. Pas trop fort, ah ! ah ! ah ! on est des chrétiens quand même ! L’entreprise avait mis le moral du camp au beau fixe pendant plusieurs jours, il s’en délectait encore. Je reviendrai sur ce livre. Pour cette fois, à titre d’ouverture, quelques lignes de Jacques Maritain citées par Albert Béguin : « Il existe une authentique communauté temporelle de l’humanité – une profonde intersolidarité, de génération en génération, reliant ensemble les peuples de la terre – un commun héritage et un commun destin, concernant non pas l’édifice d’une société civile particulière, mais celui d’une civilisation, non pas le prince mais la culture, non pas la cité parfaite au sens aristotélicien, mais cette sorte de cité au sens augustinien, imparfaite et incomplète, constituée par un réseau fluide de communications humaines, plus existentielle que formellement organisée, mais d’autant plus réelle, vivante et fondamentale. Ignorer cette cité du genre humain, non politique, c’est réduire en poudre la base de la réalité politique, c’est méconnaître l’inclination progressive naturelle qui tend à une structure internationale plus organique des peuples. »

(29 novembre 2005)

Vive la paille !

LE MARCHÉ XXII

« L’amour qu’un homme se donne à lui-même est comme l’exemplaire de celui qu’il donne à autrui. Mais comme le modèle est plus que la copie, il est convenable que les hommes s’aiment eux-mêmes plus qu’ils n’aiment autrui. » C’est du saint Thomas d’Aquin. L’espace intérieur qu’ouvre l’amour de soi, et qu’il ne cesse d’élargir, est le jardin où poussent, comme autant de fleurs variées, nos affections et nos amitiés.
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Se méfier du pessimisme affiché. Cet homme cultivé m’assure que l’affaire Terre, comme disait Fargue, finira très mal, qu’on ne peut, au mieux, que retarder l’échéance, que l’espérance humaine est un dérisoire grain de sable jeté dans une mécanique qui s’en amuse. Pour un peu, il reprendrait le mot soufflé à Malraux par je ne sais plus quel grand de ce monde, Mao, je crois : la mort a toujours le dernier mot. Le grand écrivain le trouvait si profond qu’il le commentait gravement avec le général de Gaulle. À cinq ans et demi, je devais être aussi intelligent que Malraux, Mao et De Gaulle réunis puisque cette perspective m’était déjà familière. Donc, de la bouche de l’homme cultivé s’échappaient, comme des oiseaux de nuit, des évidences désolantes. Et, songeant sans doute à mes cinq ans et demi, il me semblait sonder de grandes profondeurs. J’imaginais ce sombre héraut en proie aux tourments de notre nature périssable, un crâne dans la main droite, abandonnant à chaque seconde un peu de sa soif et de sa faim, déserté par l’amour, terrifié par les progrès de l’Ennemie… Chansons ! Aussi tragique que mon genou, le bougre ! Le hasard, peu de temps après, me le fit voir en action dans une entreprise. Une machine à contrats, un bouffeur de réussite. Prêt à soutenir tout et son contraire selon le museau de l’interlocuteur. Un consultant orgastique et organisé. Dans cette frénésie, il y avait la caricature de l’éternité : l’immortalité désirante, ses mâchoires désarticulées, incapables de s’arrêter de claquer, l’enfer de la croissance. « Encore, encore ! crie le maître, répète-le que je jouisse ! » Et l’esclave de murmurer : « Rien ne vaut rien, rien ne vaut rien, je vous le jure, l’espérance est impuissante, la mort a le dernier mot, le dernier mot, le dern… »
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La dame ou le monsieur a mal dormi. Des rêves comme des godasses. Trop de fromage au dîner, peut-être, les impôts, un point perdu sur le permis, le sentiment d’inutile laissé par une autre dame ou un autre monsieur, la pluie au petit matin, une journée de plus… La dame ou le monsieur secoue sa torpeur, range ses états d’âme. Aujourd’hui, on boucle le magazine, il faut le titre de couverture. La dame ou le monsieur ouvre son ordinateur, contemple la corbeille à papier, songe à ce qui l’aura remplie ce soir, et écrit en grosses lettres rouges : VIVEZ VOTRE SEXUALITÉ !
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Les exclusives lancées contre les esprits hétérodoxes ou les opinions non conformes ressemblent à s’y méprendre à la distinction bien-pensante des gens fréquentables et non fréquentables. Moi, je me plais avec presque tout le monde et avec presque personne : avec presque tout le monde du point de vue de la vie, avec presque personne du point de vue de la pensée.
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Je laisserais volontiers Martine Aubry en paix si un hasard taquin n’expédiait chacun de ses livres sur ma table. Cette fois, c’est Agir pour le Sud, maintenant ! Il s’est ouvert à la page 35, à la fin d’un texte d’Alpha Oumar Konaré où l’on trouve ceci : « Nul ne fera la route sans nous. (…) Nous avons un destin partagé, le destin de voisinage, nous avons un destin commun, la destinée Homme ! » Voyons : le titre, c’est bien Agir pour le Sud, maintenant ? Mais alors, c’est juste le contraire de ce que demande Konaré ! Je n’irai pas plus loin. Avec, ce n’est pas pour ; pour, ce n’est pas avec. Pour parler prétentieux, il y a entre Martine Aubry et moi une insurmontable différence anthropologique, un fossé métaphysique impossible à combler. Elle ne veut pas que l’Occident se transforme, elle ne veut pas qu’il fasse sa révolution. Elle veut en faire une association de bienfaisance sponsorisée, une sacristie socialiste, un groupement de chaisières socioculturelles. Le Sudéthon, produit de l’Occident ! Quand Darius Shayegan, en un livre admirable, interpelle cet Occident qui a blessé le monde et, lui citant la phrase de Parsifal, Seule guérit la blessure l’arme qui la fit, l’exhorte à participer à la libération du monde en se libérant de soi-même, la prétendue gauche, la soi-disant gauche dit de lui qu’il est un réactionnaire, un occidentaliste. Curieux. Les Occidentaux reprochent à un Iranien d’être occidentaliste. Ils devraient être contents, non ? Pas du tout. L’Occident, le vrai, l’Occident de Shayegan, les cathédrales et la Révolution, l’esprit au-dessus de la matière, les trois ordres de Pascal, la dignité de penser, la liberté rousseauiste, la ferveur gidienne, l’engagement sartrien, les vingt bouches de Diderot, ces vieilleries ne les intéressent plus du tout. Ce qui les excite, c’est l’Occident mercantile, l’Occident profiteur, menteur, coincé, l’Occident compétitif, copieur et m’as-tu-vu, l’Occident des bavardages subalternes, des susceptibilités froissées, l’Occident des âmes mortes. Dans les futures ruines de ce supermarché minable, prospèrent leurs clubs, leurs névroses, leurs associations gérées comme des raffineries d’humanité. Ce qui les agace dans cet Iranien, c’est qu’il aime l’Occident sans l’idolâtrer, qu’il l’invite, sans haine et sans flagornerie, à se reconnaître le frère de ceux qu’il a blessés. Ce qu’ils lui reprochent, c’est d’être avec ! Avec : l’Occident aux piailleries grandiloquentes ne connaît plus ce mot. Avec met ses faibles nerfs à la torture. Il ne peut être qu’au-dessus ou au-dessous : au-dessus pour mépriser, au-dessous pour se mépriser. Il faut s’y faire : tout un monde qui, quoi qu’il proclame, conteste, dénonce, ne sera plus jamais à côté des autres, ne sera plus jamais avec les autres. Comment le pourrait-il ? Il s’est perdu de vue, il ne se souvient plus de lui. « Les peuples qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid. »
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Ce qui peut opposer un fils unique à une mère italienne d’une inépuisable vitalité, il faudrait une bonne dizaine de sites comme celui-ci pour commencer à l’apercevoir… Glissez mortels, n’appuyez pas. Toutefois, dans ce torrent de violence déguisée en affection et d’affection grimée en violence, il y avait de précieuses échappées. Échappées est le mot juste, je crois. Il arrivait que ma grand-mère, ou une voisine, presse ma mère de venir assister à quelque événement du quartier ou d’aller apaiser quelque conflit entre ménagères. Elle glissait alors un regard désolé sur sa tenue négligée et ses cheveux pas trop coiffés puis, jetant son tablier, s’écriait fièrement, comme on prend la Bastille : « Tant pis, j’y vais comme ça ! » C’était rare qu’elle sorte comme ça, sans ajustements, pomponnages et pomponneries, sans obsession de faire distingué. Ces déboulés enthousiastes vers le monde, c’est la meilleure leçon que je garde d’elle. Ils la libéraient et me libéraient.
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J’ai suivi de près l’évolution qui a conduit les entreprises nationales de la logique de moyens, ressort du service public, à la logique de résultats, perspective purement financière. Ce qui, dans la logique de résultats, a séduit une génération de dirigeants, c’était moins l’idéologie libérale, à laquelle la plupart n’avaient pas accès, que la manière dont elle faisait écho à leurs angoisses et s’accordait avec leur volonté de puissance. L’exaltation de la compétition, l’infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, une sorte de scoutisme cruel leur étaient d’excellents alibis pour oublier leur immaturité et fuir leurs problèmes les plus brûlants. Ces faibles aimaient les mots d’ordre. Ils aimaient aussi privilégier les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donnait du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans : les malheureux n’y résistaient pas, ils s’y grillaient tout vifs. Sort que veulent éviter leurs successeurs, qui travaillent parce qu’il faut bien vivre, mais en laissent beaucoup plus qu’ils n’en prennent.
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Déjà loin le 29 mai, non ? Pas de regrets. J’ai bien fait de participer à la bataille. Et j’ai bien fait de me retirer sous ma tente. Une fois poussé le cri du cœur, comment imaginer que les pros de la politique et des médias, à supposer qu’ils l’aient entendu et compris, ce qui est follement optimiste, veuillent l’accompagner et l’orchestrer ? Entre les intérieurs de notre société et sa jacasserie publicitaire, le joint est cuit. Les parlotes sur la question ne sont utiles qu’aux fournisseurs de petits fours. Tous ceux, conservateurs ou progressistes, qui disposent d’un pouvoir, grand ou petit, politique ou économique, culturel ou social, syndical ou patronal, officiel ou officieux, cynique ou humaniste, laïque ou religieux, travaillent aujourd’hui, volontairement ou non, consciemment ou non, à l’enfermement général et à la régression collective. Non que je rêve, à mon âge, d’une société sans pouvoir ! Vivant depuis quelques mois à la campagne et découvrant, pour la première fois de ma vie, les joies paisibles et difficiles du bricolage, je raisonne en plombier : le joint est foutu, voilà tout, changez-moi ça, ou ne me dérangez plus.
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Ne pas se faire penser. Trouver en soi-même le principe actif de son existence et décider, quoi qu’il arrive, de s’y tenir. Je ne crois pas qu’on puisse le découvrir si l’on feint d’ignorer ce qu’on a d’un peu fêlé. Personne ne peut aujourd’hui penser sérieusement sans sa paille. Je ne parle pas ici de la paille dans l’œil, la poutre, etc. : là-dessus, voyez Sulivan. Je parle de la paille dans l’acier, qui le fragilise. Mais l’être humain est d’un métal étrange : ses faiblesses le fortifient. Sans elles, ses idées sont plates et ses mots sont vides.
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Encore faut-il, dites-vous, qu’il s’agisse d’une bonne paille ! Toutes les pailles sont bonnes, toutes sont mauvaises. Se fier à ce principe intime de désorganisation du monde qui est en nous, et qui est aussi le principe de désorganisation de notre esprit. Ne se fier qu’à cela. Là est le danger, bien sûr, mais là est aussi ce qui sauve, et là est la création, et là est la vie. Pas un souffle, pas une pensée, pas un geste sans ce crochet par les souterrains. Le petit pas de côté que nous enseignait le professeur de tango, juste avant la figure appelée déboîté. En un clin d’œil, l’espace se décompose et se recompose ; la même cavalière devenue une autre. Le déboîté : sortir de la boîte.
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Les intellectuels aussi ont besoin de leur paille. Sinon, les idées les mènent par le bout du nez et ils sont comme des maîtres promenés par leurs caniches. Elles ont l’air de se laisser gentiment manier, les idées : peu à peu, elles prennent les commandes et elles vous momifient. Elles fonctionnent si bien ! On les dirait montées sur roulements à billes, elles s’articulent, elles s’emboîtent, elles s’imposent en toute rationalité démocratique, et vous déposent. Les gens qui travaillent dans les idées ont intérêt à s’accrocher à leur paille s’ils ne veulent pas dégringoler le toboggan du néant avec, de chaque côté, les militants en rang d’oignons qui les regardent filer, goguenards et méchants, vers leur cassage de gueule. Si tu es amateur d’idées, mon ami, attention à l’arthrose. Désarticule-toi. Cherche la tangente. Prends-toi à contre-pied. Embraye sur l’énorme. Dis ce que tu penses, mais ne pense pas ce que tu as dit. Fréquente les clowns. Méfie-toi de ce qui te rassure. Bluffe.
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« Nous sommes venus sur cette terre, dit-on dans la tribu amérindienne des Cree, pour bénéficier des leçons de la vie. » D’accord avec les Cree. La vie est un cadeau qui m’est fait, pas une mission qui m’est confiée. Il m’a fallu réprimer un sourire bien triste quand, rendant visite à l’un de mes meilleurs amis que le cancer allait emporter, j’ai entendu ce militant, aussi courageux devant la mort que devant la vie, déplorer de devoir quitter cette terre alors que tant de travail restait à y faire. Je n’aurai pas de si nobles soucis. Les rôles qu’on m’a assignés, ou que je me suis provisoirement attribués, je les ai toujours sentis raides et froids comme des armures. Je n’y entendais pas battre mon cœur. Comme je voyais là de la médiocrité, je me forçais à prendre la pose. Maintenant, les craintes se sont enfuies avec les illusions, et je reste à déballer le paquet reçu il y a soixante-douze ans, me piquant encore à ses épingles avec la même impatience.
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Une belle exposition de l’Institut du monde arabe. Vers le IIe siècle, sous les Antonins, la statuaire d’Afrique du Nord incise la pupille de l’œil, comme pour laisser s’exprimer l’être intérieur. Tel est notre plus grand désir, en effet : désir de vertige, ô modernité barbare, non pas de transparence.
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Cette collaboratrice du Crédit mutuel commente le service bancaire minimum dont vont bénéficier les plus pauvres. Il leur en coûtera quelque trois euros mensuels qu’elle justifie ainsi : « Un service gratuit est sans valeur. » Je me retiens de ne pas fracasser la télé. Une bordée d’injures pour cette pauvre femme, et des plus grasses ! Puis, l’accablement. Tout ce qu’elle a dû taire en elle depuis longtemps pour répéter ce que le consultant lui a mis dans le crâne. Cette zone de non-intelligence, cette interdiction de penser qu’elle l’a laissé installer en elle, cette désertion de soi-même… Si quelqu’un, dans le métro, la frôle d’un peu près, elle va hurler au harcèlement, mais elle se laisse fouiller l’âme et pétrir les méninges par n’importe quel maquereau cravaté. Tout à coup, nouveau changement de pied. Oui, tout ça est répugnant. Mais tu attends quoi, de la télé, pauvre nigaud ? Des idées généreuses ? Des rêves angéliques ? Des chants d’amour ? Tu es bête, mon petit. Allez, cesse de faire le dégoûté, cherche ce qui peut pousser sur ce fumier, ne donne pas de leçons à Dieu. Et rappelle-toi l’avertissement de Louis Massignon : « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu. »
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En moi, est-ce mieux que sur TF1 ? Non. Fraternité des ronces, de l’ivraie, du chiendent. Hors d’une certaine conscience de participer, consciemment et volontairement, à l’horreur, les dénonciations sont stériles. C’est l’incision de ma pupille qui ouvre celle des autres. Je ne dis pas cela pour décourager les combattants, bien au contraire. Plutôt pour leur éviter les étonnements naïfs, les indignations prudes, les vociférations répétitives. Pour fonder en eux leur bataille, pour greffer en eux leur refus. Ne pas craindre de perdre quelques faciles effets de nerfs ou de gosier. Nous sommes dans ce combat, nous ne sommes pas de ce combat.
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Depuis plusieurs générations, les enfants, au fond des voitures, jouaient à reconnaître les numéros des départements, façon sympathique d’apprendre un peu de géographie. Fini. Paradoxe de la décentralisation, on va passer à l’immatriculation nationale. Comprenne qui pourra. Là-dessus, pour vendre sa camelote, SFR leur fait croire, sur de grandes affiches idiotes, que Paris est à Madrid ou Marseille à Athènes. « Abêtissons-les. »
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Au sortir d’un musée, j’ai rencontré un zozo. Il avait de hautes fonctions, autrefois, dans une entreprise ; j’avais eu maille à partir avec lui, ça avait chauffé dur. Il se précipite sur moi, lit dans mon œil que je n’ai rien oublié. Lui ? Tout ! Le management brutal, les licenciements, à peine s’il consent à se souvenir. Entre nous, mon cher, chacun était dans son rôle, voilà tout. Maintenant, il fait dans la culture. Il dit que ça lui permet des rencontres d’un autre niveau.
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Jacques Dutronc raconte qu’à ses débuts il ne chantait guère que pour Gainsbourg, qui croyait en lui et l’appelait « le petit Pierrot ». L’oreille de Serge lui suffisait. L’universel singulier. L’unum necessarium.
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Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas, deuxième ! La modernité mondialisée est en train de fédérer contre elle des critiques et des recours venant d’horizons différents, voire traditionnellement opposés. C’est l’être humain lui-même qui est désormais à défendre en tant que sujet de sens, pouvoir d’initiative, liberté créatrice : personne n’en possède la vérité. Des textes de penseurs laïques consonent superbement avec ce que je relis ces jours-ci dans Jean Sulivan. Empêtrés dans le pragmatisme, condamnés à l’impuissance par l’archaïsme de leurs ambitions, paralysés par les médias, les politiques seront bientôt les seuls à ne pas reconnaître que l’heure est à la critique fondamentale, à la plongée anthropologique, à la dérision radicale des valeurs convenues. Ne pas désespérer. Le temps des bigots de tous bords est révolu. La raison est plus que la raison et nul n’est le familier du mystère.
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Pas de débat intellectuel fructueux qui ne pousse sur le terreau de l’amitié, de la simplicité, du cœur à cœur discret et affectueux.
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Ne pas regarder le soleil avec les yeux des autres.
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Le désespoir est une réaction de rage devant ce que nous avons d’irréductiblement sauvage et transcendant, devant l’impossibilité où nous sommes de rendre compte de notre existence, de la dominer, d’en mesurer la valeur, de l’encadrer dans un système de droits et de devoirs. Au contraire de la souffrance, le désespoir est théâtral, verbeux, discoureur. C’est un bavardage d’enfant raisonneur qui ne s’est pas encore affronté à l’injustifiable. La souffrance appelle l’amour, le désespoir l’ironie. Tu ne l’exploreras pas, ton gouffre ! Toute ta vie pour t’habituer à ce mystère, toute ta vie pour t’habituer à ne pas t’habituer. Ne nous fatigue pas avec ton désespoir. Il chante faux.
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Le Beaujolais que j’aime tant – un petit morceau de Paradis terrestre oublié par Dieu, disait Édouard Herriot – est en crise. Des vignes sont à vendre, qui ne trouvent pas preneurs. Beaucoup de cuves ne se vident qu’avant la vendange. Les petites exploitations sont menacées. Les jeunes renoncent au métier, farauds mais le cœur gros. Des boutiques ferment. Des bandes déferlent : pendant les mariages, des vigiles protègent les parkings. Ce n’est pas vraiment le drame, plutôt le rideau de scène qui tombe lentement, pli après pli. La solidarité des vignerons est touchante. Ici, on ne dit pas n’importe quoi. Pendant la solitude des longues semaines de taille, l’hiver, entre transistor et brasero, les mots ont le temps de s’ajuster aux vies.
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La campagne, le monde paysan, je n’aurai connu tout cela que bien tard. J’ai le sentiment heureux et naïf que les romans disaient vrai : la nature y est vraiment présente aux relations humaines et sociales, elle en est la matière première, la trame, elle en est le goût. Le fond de la ville, c’est la représentation ; l’essence de la campagne, c’est la liturgie. La culture ouvrière, chaleureuse et généreuse, reste une culture mondaine, mondaine pauvre, mondaine populaire, mais mondaine, c’est-à-dire déterminée par les rôles sociaux. En cas de menace, la différence est sensible : une campagne qui souffre n’est pas une ville dont l’usine cesse de tourner. La jeune génération du Beaujolais peut bien renoncer à la vigne : le pays est en elle. Au contraire, quand un pan de la société industrielle s’écroule, la friche envahit les âmes. Tel était le souci premier de Jacques Berque : comment nos sociétés, qui ont perdu, sans retour possible, l’accès à la nature première, vont-elles trouver, ou retrouver, une nature seconde qui reconnaisse, assume, dépasse, transcende la révolution technologique et ses suites. La question décisive de l’époque est celle-là, avant celle de la répartition du profit, du pouvoir, de la jouissance, des savoirs, des loisirs, des valeurs. Sans doute serait-il illusoire de se confier à je ne sais quelle sensibilité champêtre et pastorale désormais hors de propos. Mais, à ne pas dépasser la problématique fonctionnelle de la société post-industrielle, à ne pas la contester dans ses fondements, l’on s’enlise dans cette vision sociale et mondaine qui est la prison de l’époque et l’on perd toute chance d’arracher la vie commune et les relations sociales aux artifices qui les dessèchent. L’idée de ce renouvellement fondamental ne peut surgir que dans des consciences lucidement et volontairement décentrées des préoccupations dominantes, dans des existences pionnières et exploratrices qui se tiennent fermement à l’écart des problématiques en cours. La quête de cette nature seconde pourrait être la grande aventure des esprits fervents de ce temps : aventure de l’intelligence et de la parole, aventure de la liberté et du sens, aventure de la sensibilité et de la relation. Plus que l’esprit critique, plus encore que le désir de justice, cette quête suppose l’énergie de la rébellion, le mépris des grandeurs d’établissement, la fidélité à l’injustifiable, l’acceptation du risque et le goût de l’hypothèse, la volonté de décomposer et de recomposer, en un mot la passion de la dépossession.
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Tendre à être absolument relatif : chaque relation comme un chemin vers l’absolu. Anticiper la déception.
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Trouvé sur Internet l’admirable cours de Gilles Deleuze sur Spinoza, enregistré et retranscrit par ses étudiants de Vincennes. Magistrale aptitude à saisir les aspects de la doctrine spinoziste qui entrent en résonance avec l’auditoire. Deleuze avance sans effort sur deux fronts, la pensée pure et la pédagogie, qu’il ne songe pas à distinguer. Une allusion discrète au danger des drogues et une invitation à la modération dans la sexualité me surprennent. Voulait-il mettre ses étudiants en garde contre les excès de 68 ? Il en était tout autrement, quinze ans auparavant, dans la classe de M. Forget, à Louis-le-Grand, qui nous alimentait de fantasmes grandioses : Michaux et la mescaline, l’érotisme de Baudelaire. J’étais le contraire d’un dégourdi, mais l’imaginaire superbe où nous entraînait notre professeur m’a ouvert des recours qui ne m’ont jamais manqué. Prestiges du refoulement ou héritage secret ? Je me demande parfois si les hérauts de 68 ont vraiment rêvé.
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« La crise de projet historique pèse », déplore un professeur de science politique, spécialiste du syndicalisme. Voyez le drame : sans projet historique, la science et la contestation sont comme des poissonniers sans poisson. Mettons à leur décharge qu’elles ne se découragent pas. Elles ont une idée, et même une idée récurrente : « L’idée récurrente est que seul un grand mouvement social serait susceptible d’accélérer, de mettre en branle les partis, les syndicats, les associations et de créer de l’Histoire en grand format. » Vous avez bien lu : il est urgent de fabriquer un grand mouvement social pour permettre aux partis, aux syndicats, aux associations de fonctionner, pour organiser des colloques, écrire des livres et regonfler les pneus de l’Histoire. Et cela, qui en constitue la négation caricaturale, au nom de Marx ! Je suggère à cet enseignant de demander de l’aide à ses étudiants. L’un ou l’autre trouverait bien un bout de projet historique au fond de ses poches, sous un banc de la fac, dans une poubelle, dans son sandwich, voire à la bibliothèque. Peu importe si les recherches n’aboutissent pas : il est bon d’occuper les jeunes. D’ailleurs, c’est mieux qu’ils oublient, ils ne supporteraient pas. De vieilles choses leur trottent encore au fond de la tête, qui pourraient se réveiller : « Enseigner, c’est dire espérance, étudier fidélité. » Non seulement ils ne supporteraient pas : ils ne pourraient pas imaginer. Que ce type derrière son bureau ne voit rien de ce qu’il a devant lui. Qu’il ne sent pas que le projet historique est là, tout frais, tout chaud, entre lui et eux, entre sa liberté et la leur, entre son cœur et le leur. Que ce savant qui distribue des leçons de démocratie est un vieux gamin formalisé et formolisé qui a besoin de pomper son idée de l’Histoire comme il pompait ses devoirs sur table. Une machine à évaluer, une photocopieuse de principes. Faut-il le dire aux jeunes ? Dans la tête de leur maître, le réel et l’imaginaire, le fond et la forme, le signifié et le signifiant sont cul par-dessus tête. Leur professeur est un homme à l’envers. Ce qu’il fait là, devant eux, c’est de la représentation, rien de plus : il est là comme n’y étant pas. La réalité, pour lui, ce n’est pas ce que les choses sont, c’est ce que l’université et le syndicat veulent qu’elles soient. La réalité, pour lui, c’est sa qualité d’universitaire et de syndicaliste. La réalité, pour lui, c’est l’histoire du monde telle qu’on la lui a enseignée, telle qu’elle lui permet de gagner son pain et de faire son cinéma. Pour le citoyen-consommateur qu’il est, c’est parfait. Pour dire espérance, c’est bien peu.

(21 octobre 2005)

Enchantement vital

LE MARCHÉ XXI

Jean Sulivan. Il donnait ses rendez-vous au Champ-de-Mars, on marchait et on parlait. Il disait que, pour pouvoir dire « bonjour », il fallait toujours commencer par dire « au revoir ». Il conseillait aussi de vivre comme on conduit la nuit, sans prétendre éclairer la route plus loin que ne le font les phares : quelques semaines, quelques mois devant soi, c’est assez. Parfois, avec un vague mot d’excuse, il vous plantait là et continuait tout seul.
Ξ
« La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » remarque la nouvelle présidente du Medef. Elle nous fournit là la matière d’un quiz d’une clarté inespérée. Si vous pensez, ne serait-ce qu’une seconde, qu’il y a le moindre rapport entre ce propos et celui de Sulivan, reprenez-vous tout de suite et hurlez au secours : vous avez déjà dans la gueule la vase de la modernité. Vous êtes entièrement à refaire.
Ξ
Déprimé, tout le monde peut l’être. Pourvu qu’on ait au fond de soi, même défraîchi, même froissé, quelque chose qui ait pu passer à ses propres yeux pour un sentiment religieux, il suffit de prendre l’Itinéraire spirituel de Sulivan. C’est plus efficace qu’un anxiolytique et ça ne creuse pas le trou de la Sécu. L’ennui, c’est qu’il peut y voir accoutumance. Quelques miettes : « Sept siècles avant Jung, saint Bonaventure a écrit que l’espérance s’enracinait dans l’agressivité. » Ou encore : « Peut-être ne devient-on réellement adulte que lorsque l’on a compris que tout est enchantement vital, comme dit John Cowper Powys, c’est-à-dire illusion. Impossible de s’arrêter dans un lieu, pas plus que de faire une demeure définitive de mots. La vie spirituelle est un dégrisement incessant pour une plus grande joie. Le Sens, Dieu, qu’est-ce que c’est sinon ce mouvement en nous qui traverse nos désirs, le presque rien qui nous fait vivre et nous tue ? »
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Perles pêchées par Sulivan. De Malebranche : « Porter assez de mouvement en soi pour aller plus loin. » De Mallarmé : « La mort est un peu profond ruisseau calomnié. » Et de Chestov, cette merveille : « La pensée est fille de la peur. »
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Il s’étonne : « Je n’aime pas les gens qui aiment Jésus, le disent. Et me voici à écrire de lui. » Sartre, raconte Simone de Beauvoir, n’avait rien contre les animaux mais détestait ceux qui prétendaient les aimer. Et le Castor d’expliquer à voix basse qu’il n’avait pas davantage d’amitié pour les belles âmes qui clament à tous les vents leur passion pour l’humanité. L’amour, quel que soit son objet, c’est toujours en live. Pub impossible.
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La route, métaphore de la vie moderne. On se protège des sales brutes, on se méfie des gendarmes. De moins en moins de chemins tranquilles, jamais plus de vagabondage. Pareil partout.
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Le président de l’Olympique Lyonnais n’est pas content des dirigeants de Chelsea avec lesquels il négocie. « Ils nous prennent pour des franchouillards, avec le béret et la baguette de pain. » Un sujet pour le prochain bachot : « Dites en quoi ce propos est vulgaire. »
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En fait de baguettes, plus rien à la boulangerie ce matin. Un type qui voit ma mine déconfite enfonce le clou avec une exaltation digne de l’Apocalypse. « Rien non plus à l’autre boulangerie, Monsieur ! Et rien non plus à la pâtisserie ! » L’esclave, dit Deleuze, se sent bien quand tout va mal.
Ξ
Quelle merveille de déménager ! Je retrouve mon diplôme d’études supérieures sur Romain Rolland ! Qui, soudain, me pose une question refoulée depuis toujours. Charles Dédeyan, mon professeur de la Sorbonne, voulait qu’il soit publié et m’avait envoyé aux éditions Minard. Accord de l’éditeur. J’ai vingt-et-un ans. Et je disparais, je ne réponds plus à ses lettres, je me rends odieux. Sûrement pas par modestie, j’étais vaniteux comme un paon ! J’entrevois des raisons ; aucune n’explique vraiment. Je rêvais pourtant de gloire littéraire. Alors, pourquoi, pourquoi donc ? Vraiment je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais. Mais, bizarrement, ce que je ne comprends pas me comprend un peu.
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Les vignerons du Beaujolais sont en colère. Leur affiche représente un verre retourné sur une table, avec cette légende : « L’interdit est-il notre seul avenir ? » Un peu emphatique, mais leur angoisse est touchante, profonde. « Ils répriment le terroir », dit l’un d’eux.
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Pierre Mari me lit un texte de Baudrillard, qui cite Borges. « Le nazisme, écrit Borges, souffre d’irréalité comme les Enfers d’Origène. Il est inhabitable. Les hommes ne peuvent que mourir pour lui, mentir ou tuer pour lui. Personne, dans la solitude centrale de son moi, ne peut souhaiter qu’il triomphe. Hitler veut être battu. D’une manière aveugle, il collabore avec les inévitables armées qui l’anéantiront. » Et Baudrillard de commenter : « Ceci s’applique mot pour mot à la civilisation mondiale, confortable et impériale. Dans la solitude centrale de ceux mêmes qui en profitent, elle est invivable. Et tous sont strictement acquis à ce qui la détruira. » Baudrillard a raison. Je veux lui apporter là-dessus mon témoignage. Je n’ai jamais rien fait d’autre dans les entreprises que de prendre, au vu et au su de tout le monde, le contre-pied des logiques en place. J’ai eu naturellement à affronter une assez jolie série de bagarres. Pourtant, si la porte ne me fut jamais largement ouverte, elle ne m’a jamais été non plus complètement fermée. Je ne m’opposais ni par sadisme ni par provocation. Je disais ce que je pensais, voilà tout, n’ayant jamais su faire autrement, et je le disais avec d’autant plus de vigueur que je sentais l’intérêt des stagiaires. J’essayais d’éviter, autant que possible, les éclats inutiles mais je n’y réussissais pas toujours et il m’arrivait de franchir, sans déplaisir, la limite de l’acceptable. Je tenais alors, devant des cadres « de haut niveau », des propos qui, rapportés à la direction de l’entreprise, m’auraient valu des ennuis. Je quittais certaines séances fort perplexe : fier de moi, au fond, un peu inquiet quand même. Mais personne ne rapportait jamais. Personne n’a jamais saisi l’occasion d’un de mes déboulés pour me mettre en difficulté. Je n’avais pourtant pas que des amis dans ces séances, bien des gens voulaient ma peau. Pourquoi donc ce silence ? Parce qu’ils n’osaient pas ? Ils n’étaient pas si nuls ! Parce qu’ils étaient tolérants ? Ils n’étaient pas si généreux ! Baudrillard et Borges ont raison : ils se taisaient parce qu’ils étaient, au fond d’eux-mêmes, mes complices. Le secret du monde moderne est là : ceux qui le bâtissent et le dirigent le haïssent et se haïssent de le bâtir et de le diriger. Ils le construisent contre les autres parce qu’ils le construisent contre eux-mêmes. Ils n’ont pas honte d’en tirer profit : ils en tirent profit pour avoir honte. C’est pourquoi les protestations humanitaires, les indignations vertueuses, les interpellations moralisantes ne sont pas seulement inutiles : elles sont perverses. C’est du petit bois pour la haine de soi. Mais alors ? Alors, deux solutions. Ou bien vous parvenez à atteindre dans un champion de la modernité le cœur même de sa contradiction, c’est-à-dire, en quelque sorte, la salle des coffres symbolique de son esprit : cette effraction ne résout rien, mais elle a le mérite de dénuder le vrai problème et de disqualifier une fois pour toutes, aux yeux de votre interlocuteur et aux vôtres, les alibis foireux et les apitoiements baveux. En cela, elle est très utile. Elle suppose, il est vrai, une capacité d’amitié et d’indifférence dont tout le monde ne dispose pas tous les jours. Ou bien, calmement, tranquillement, vous laissez tomber, c’est-à-dire que vous mettez toute votre patience, toute votre intelligence, tout votre cœur à vous fabriquer une existence qui s’écarte autant qu’il est possible de la fumisterie mondialisée. Vous vivez alors comme en transit, parmi de nobles déceptions amoureuses et des amitiés sauvages. Vous êtes triste, un peu, mais vous vous décongelez, vos rêves sortent prudemment de prison.
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Zidane est revenu. « Que pouvait-on nous apprendre de mieux ? », s’exclame, à la radio, un supporter en lévitation. Il a raison. Rien.
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L’humilité et l’humanité, c’est de toujours commencer. Un bilan, c’est un singe qui compte ses puces.
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Il doit arriver d’Irak. Hybride d’actualités ringardes et de bandes dessinées, il n’a pas eu le temps de se défaire de son casque lourd, de ce fusil qu’il tient comme un cierge et qui ressemble à un jouet du BHV, de sa veste à piéger les balles. « Besoin de tout ça à La Nouvelle-Orléans ? » « On ne sait pas ce qui nous attend ici », répond-il. Facile pour un prédicateur de tonner en chaire. Dix minutes pour s’énerver, puis il finit sa messe, serre quelques mains et s’en va déjeuner. J’ai failli me montrer injuste envers ce pauvre garçon. À sa place, je n’aurais pas peur ? Les pillards professionnels d’un côté, ceux que la faim, la soif, la détresse transforment en pillards occasionnels, de l’autre ! Et tout le monde est armé dans ce foutu pays ! Pas un dollar à parier qu’il ne se trouvera pas un type à bout de force, à bout de nerfs… Il ne sait pas ce qui l’attend et il a peur. Ok.
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Mais l’écart, l’écart terrible, l’écart obscène ! Ces malheureux, d’un côté, ces guerriers de l’autre. Brutes ! Rien à voir avec ça. Antiaméricanisme primaire ? Pas d’injures, je vous prie. Mon antiaméricanisme n’est pas primaire. Il est primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. C’est la seule manière que j’aie trouvée de ne pas haïr les Américains, de leur laisser une chance, de leur tendre une main prudente et comme conditionnelle. Dans le bordel de La Nouvelle-Orléans, je ne me sentirais pas plus fier que ce pauvre troufion. Bien sûr qu’il ne sait pas ce qui l’attend, le bougre ! Mais, quand toute l’Amérique de l’Ahuri pétrolifère pète de trouille sur ses dollars et, parce qu’elle ne sait pas ce qui l’attend, invente ses simiesques attaques préventives qui, si j’ai bien lu, pourraient être bientôt – prudence oblige – nucléaires, alors c’est plus que du dégoût : un doute horrible sur notre commune humanité. Tocqueville ou pas, seuls des lèche-cul peuvent approuver ça ! Pas des lèche-cul ordinaires, naturellement ! Des lèche-cul supérieurs, des omnilèches interculturels. Qui se préparent déjà à changer de cul d’ici vingt ou trente ans. Hé ! hé ! la Chine ! Pour mieux lécher, ils apprennent la langue !
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Cette Amérique qui ne sait pas ce qui l’attend, vraiment je n’ai pas de parti pris contre elle. Mais, bien avant que je n’entende parler de Tocqueville, bien avant tous les 11 septembre imaginables, c’est contre ce qui l’abrutit qu’il m’a fallu lutter pour tenter d’exister : contre le sale esprit de précaution, contre la haine de soi et des autres qu’engendrent l’avarice de l’esprit, la lucidité défensive, les sectes et les clans, la béatification de la trouille. Je ne hais personne, même pas ce niais d’Ahuri. Mais, quand tout ce qu’il m’a fallu si douloureusement extirper du microcosme de mon existence revient avec cette puissance dans le macrocosme du monde, c’est à hurler ! Car, de source très certaine, je sais que le malheur est là.
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Piqûre de rappel. Ne jamais oublier de dire avec Bonaventure : « L’espérance s’enracine dans l’agressivité. »
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« Quand j’ai découvert Brahms, dit Hélène Grimaud, la pianiste amie des loups, j’ai compris que c’était le monde d’où je venais et le monde que je devais creuser. » Oui. Tout à coup, un immense présent, un « déjà/pas encore » furtif et irrésistible. C’était là et ça vient. L’impalpable, avec un rythme sexuel. Les artistes et les créateurs aiment le sauvage et les loups. Les loups, dites-vous ? Savez-vous ce qui vous attend avec les loups ?
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Si j’en ai la force, un jour, j’aimerais parler des grands-pères. Père, ça marche surtout selon la nature. Grand-père, c’est déjà de la culture. Donc, ne pas faire semblant, ne pas inventer du touchant, ne pas jouer à l’expert en existence. L’ignoble papy des caramels à la télé, dont le petit-fils est un être exceptionnel parce qu’il bouffe les mêmes bonbons que lui, qu’il se la foute où il veut, sa confiserie ! La tentation des grands-pères, c’est de mimer le naturel, de jouer aux fabricants de nostalgie. C’est gentil, parfois ; mais c’est faux. Ne pas faire croire aux enfants que, parce qu’on est vieux, on vit dans les souvenirs et les émotions plaisantes. Les petits-enfants méritent mieux qu’un jeu de rôles, il ne faut pas les nourrir de précuit. Le grand-père qui admire et bénit est un gamin inquiet qui veut être admiré et béni. Il retient plus qu’il ne libère. Rien du tout ! Mon petit gars, ma petite fille, on parle en mortels tous les deux ; j’ai de l’avance, si on peut dire, mais on est pareils.
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J’ai bien dû voir cinq ou six fois mon grand-père italien. Vers mes treize ans, un rassemblement familial me fit passer deux jours à la montagne avec lui. Le soir, en riant très fort, il m’annonça qu’il viendrait me réveiller à quatre heures pour aller aux champignons. Je n’en crus pas un mot. À l’heure dite, il tambourinait à ma porte. Nous partîmes dans la nuit. J’étais avec un étranger qui m’était vite devenu familier, qui marchait sans s’occuper de moi. Il nous fallut plusieurs heures pour trouver un champignon, un gros, que mon grand-père plaça dans un sac qu’il me confia. En descendant, je fis tournoyer le sac et le champignon s’écrasa. Je ne suis pas sûr que cette maladresse l’ait vraiment amusé. Dans la descente, je le voyais peiner. Je me souviens de très hautes herbes, d’un vieux monsieur qui cachait sa souffrance. Un signe discret et propice.
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La Galerie du Lys, une boutique d’antiquités, ou de brocante, dans la campagne française. Tout est dit. Un royaliste, un vrai, un dur, un légitimiste, quoi ! Pas un de ces dialecticiens d’orléanistes ! Un comme on les aime : une encyclopédie généalogique, le Tout en Un de la particule ! Et ça tranche, et ça tranche ! Les gens au pouvoir ? Douze balles ! L’opposition ? Douze balles ! Le socialisme ? Douze balles ! Le libéralisme ? Douze balles. « Et que pensez-vous d’Untel ? » « Une crapule, Monsieur, une crapule et un imbécile ! » De la fraîcheur amère, de la fraîcheur en danger mais, quand même, dans ces braillements désespérés, quelque chose qui voudrait ne pas mourir.
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Cette jeune femme se rend à l’ANPE où on lui parle d’un poste d’assistante de communication. Elle n’a pas les moyens de se montrer difficile. Voyons cela, donc. De quelle entreprise il s’agit, de quels interlocuteurs, elle ne le saura pas. Il convient d’abord qu’elle fasse une lettre de motivation. De motivation pour quoi ? Pour le poste. Dites en quoi, dans l’essence éternelle de votre être, devenir assistante de communication vous paraît désirable. Curieux que si peu de gens se révoltent.
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Train de banlieue. La casquette à l’envers, les espérances aussi, il râle sec : « Je pensais pourtant avoir réussi ma culture gé ! »
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Musée-Jardin Bourdelle, en Seine-et-Marne. Cette sculpture est trop académique pour m’émouvoir vraiment mais l’endroit est beau. Je serais parti assez content s’il n’y avait pas eu la vidéo. Le maire y explique que Bourdelle est bénéfique aux commerçants de la commune ; le président du Conseil général fait de la réclame pour les réalisations de son département. Qu’importe l’ivresse pourvu qu’on voie le flacon !
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Je parcours le livre de Frédéric Mitterrand, Une mauvaise vie. Sympathie immédiate. Un homme et le fardeau de son âme, la seule chose qui compte sur cette terre. Prise sous cet angle, toute expérience, même la plus glauque, vous allège et vous fait fraternel. Propagandistes de la chasteté conjugale, apôtres de la lubricité galopante, conquérants des terres homosexuelles, si vous saviez, honorables flacons, comme vous sortez de la même fabrique, et comme elle m’ennuie ! Ne me parlez ni de vos choix ni de vos camps, le catalogue en est mince et monotone, j’en ai lu toutes les pages. Qui que tu sois, parle-moi de ton cœur, dis-moi l’élan et la déception, la ferveur et la fureur, dis-moi, dis-moi ce que tu ne peux pas me dire, dis-moi ce que tu ne sais pas. Ton secret commence là où il n’y a plus de secrets, comprends-tu, là où il n’y a plus rien à taire ni à éventer, là où tu es seul, seul, seul, là où nous sommes tous, tous, tous…
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J’ai dit ferveur. Tout gosse, j’ai appris à sentir chez André Gide. Je ne me suis jamais débarrassé du parfum des Nourritures terrestres, je ne l’ai jamais pu, ni voulu. L’air n’en est peut-être pas très sain, mais je lui dois d’avoir respiré.
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« À cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. » C’est dans En attendant Godot, de Beckett. Seuls les grands cinglés et les grandes entreprises s’imaginent pouvoir changer d’identité. La nôtre, c’est ça et rien d’autre : l’humanité. Bien sûr, à un autre niveau de langage, selon un autre régime de pensée, nous pouvons nous considérer comme les représentants d’une équipe, d’un parti, d’un club, d’une firme, d’une cause. Mais la règle du jeu est simple. Dès que ces intérêts particuliers s’opposent à ceux de l’humanité, nous devenons instantanément, si nous ne trahissons pas sur-le-champ notre équipe, notre parti, notre club, notre firme, notre cause, des imbéciles et des voyous ; les consolations matérielles ou morales que nous prodigueront, pour prix de notre « fidélité », ces supposées « familles » nous rendront plus stupides encore et plus malfaisants.
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Lu Xun : « John Stuart Mill a dit que la dictature rendait les hommes cyniques. Il ne se doutait pas qu’il y aurait des républiques pour les rendre muets. »
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On peut parfaitement vivre dans une société finissante. Le tout est de ne pas finir avec elle.
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Un très intéressant article pourfend l’illusion de l’Andalousie. Pour la compréhension et la paix entre les religions, il paraît qu’il faudra repasser. À mes yeux, l’Andalousie sort plutôt grandie de l’épreuve. Une légende, c’est ce qui doit être lu, ce qui est à lire. Il y a légende lorsque la réalité d’une situation n’est pas donnée par l’examen objectif des faits, quand, bien au-delà du constatable, il se fabrique du sens, il se tisse du rêve, il se trame du complexe. Cette dimension ne peut être perçue par un esprit que mutile un souci exclusif d’information, ou une vision chosiste de l’Histoire. Ce n’est pas le mythe de l’Andalousie que cet article cloue au pilori, c’est la logique du signe. En réalité, il s’agit moins de savoir si musulmans, juifs, chrétiens se comportaient constamment comme des frères réconciliés que de s’interroger sur ce que leur coexistence, même difficile, a bien pu produire d’étonnant pour porter de tels fruits. Aucune légende de l’Irak bushien, ni de Garges-lès-Gonesse ne sera jamais à démystifier. Les grands moments de l’Histoire ne se comprennent jamais que par adhésion intime au mystère qu’ils révèlent, et qu’ils trahissent. En va-t-il autrement d’un couple ? Le hasard d’un petit séjour à l’hôpital me fit partager la chambre d’un artisan de Saint-Arnoult-en-Yvelines qui avait travaillé dans le Moulin d’Aragon et d’Elsa. Il me confiait que ça chauffait très fort quelquefois, entre eux. Des gens comme tout le monde, en un sens ! « Mais, quand même, concluait-il, M. et Mme Aragon, c’est quelque chose ! » Le quelque chose de l’Andalousie ou du Moulin se reconnaît à ce que nous le fabriquons en même temps qu’il nous fabrique. Nous voici revenus à l’enchantement vital de Sulivan. Dans tout démystificateur, je vois un enfant qui ne sait pas encore tout à fait vivre.

(15 septembre 2005)