Le mousse du super

LE MARCHÉ V

Retour à Paris. On n’est pas des anges : d’abord le super. Comme d’habitude, pour déconcerter l’adversaire, c’est-à-dire le client, ils ont tout changé. Pas moyen de trouver les salades. Je demande à un grand gaillard vêtu de bleu s’il est du rayon. Il prend un air offensé. Non, il n’est pas vraiment du rayon : il est du magasin. Il me laisse le temps d’apprécier la différence puis, le coude sur un chariot de haricots, consent à m’expliquer. Le magasin, c’est un navire. Je ne suis donc jamais monté sur un navire ? Tout le monde y est solidaire. Pareil dans le magasin. Surtout, à notre époque, où c’est dur pour le commerce. Ce qu’il faut que je comprenne bien, c’est qu’il y a deux catégories dans l’équipage, aussi importantes l’une que l’autre pour la vie du navire. Les matelots à poste fixe, et les autres, disons… disons les mousses. Lui, il est un mousse, il fait ce qu’on lui dit, il va où on l’envoie, il est au service du capitaine. Bonne journée, Monsieur.
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Si seulement il se moquait de moi ! Hélas ! Il répète ce qu’on lui a raconté en formation. Le pauvre ! Ce qui lui arrive est bien plus grave que de suer sang et eau devant une chaudière. Ou de faire les quatre-vingts heures. Ou de fournir leurs bouquins à tous les Zola du monde. À tout cela on peut encore remédier par la révolte, l’espoir, la lutte. Au mousse du super, en revanche, il est arrivé l’irrémédiable : il s’est lui-même interdit de souffrance, de révolte, de cri. Comment oserait-on se plaindre quand on fait partie de l’équipage du paquebot Le Super qui fonce, de toutes ses machines, sur l’océan du Progrès infini, vers le Paradis du Cac 40 ? On a mis à portée des angoisses et des colères de cet homme, en manière d’extincteur, un délire d’aventures qui, tant qu’on ne l’aura pas licencié, le protégera de tout, lui cachera tout, lui traduira tout. Licencié, il pourra encore se raconter que, dans l’intérêt général, le capitaine doit parfois avoir le courage d’abandonner au port, le cœur déchiré, quelques-uns de ses meilleurs matelots.
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Plus naïf que la moyenne, ce mousse ? Peut-être. Mais, par là, superbe révélateur de l’escroquerie au rêve qui est la spécialité de toute une partie de ce qu’on appelle encore la « formation ». Son rôle ? Mettre ce qui reste dans les travailleurs d’enfance, de timidité, de gentillesse native, de docilité, au service de l’avidité du cynisme général et des quelques insuffisants existentiels qui l’organisent. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait rien à faire. On peut tout faire et tout de suite. On le peut en toute légalité, en tout esprit démocratique, en toute droiture. Si le monde économique est le centre vital de l’aberration moderne, si les entreprises sont le centre vital du monde économique, si la propagande managériale est le centre vital des entreprises, c’est là qu’il faut atteindre la bête. Par quelles armes ? La parole, le vocabulaire, le courage de nommer, l’invention drolatique. Rien d’autre, mais, cela, jusqu’au bout.
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On nous impose la propagande ? Cassons la propagande. Est-il crapuleux, oui ou non, le personnage qui a inventé cette histoire de navire ? Alors cette mystification doit être traitée pour ce qu’elle est. Il faut inventer un contre-langage qui la donne à voir. Par exemple : « Tu fais quoi la semaine prochaine ? » – « Je vais en formation. » – « Formation de quoi ? » – « De crapulerie. » Pas besoin de charger la barque à l’excès. L’animateur d’une crapulerie n’est pas forcément une crapule. On peut inventer un mot moins méchant, presque indulgent : crapulard irait bien. Nommer, ce n’est pas toujours faire changer, mais, ici, Sartre a raison : nommer la manipulation, c’est lui porter un sacré coup.
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Mettre systématiquement les salariés devant le libre choix. À eux de savoir, par exemple, si le mousse du super a bénéficié d’une session de communication ou s’il a subi une agression crapuleuse, un viol intellectuel. Pour qu’ils répondent à la question, encore faut-il qu’elle leur soit posée. Qu’attendez-vous, camarades syndiqués, pour porter le combat sur ce terrain-là ? Les autres aspects de la lutte en profiteraient. N’êtes-vous pas d’accord avec cet objectif très simple, très paisible, j’allais dire très français : aider les gens à employer les mots qui correspondent à ce qu’ils sentent, déblayer au maximum les bavardages meurtriers ? S’il faut à tout prix que le super devienne le paquebot Le Super, alors qu’il soit clair pour tout l’équipage, y compris pour le commandant, qu’il ne cinglera jamais que sur l’océan de la Connerie.
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Reconstituer une sensibilité sociale moins tordue, ce n’est pas un beau programme ? Quoi, vous ricanez ? Vous dites que le poids de la réalité est bien plus lourd que je ne l’imagine ? Ah! chers spécialistes de la pesanteur, comme elle vous colle le cul sur votre chaise aux normes syndicales, votre réalité ! Comme elle vous renvoie dans l’arrière-gorge toute parole un peu hardie qui voudrait aller prendre le frais dehors ! Comme ils vous embrument l’esprit, les psychotrucs et les sociomachins, ces cache-sexe de votre exquise délicatesse (privée) à l’égard des puissants ! Dire que vous allez me trouver intolérant, vous qui ne tolérez que votre paresse ! Comprenez-vous ? Ce que vous appelez le poids de la réalité, c’est la monotone, c’est l’inépuisable répétition de vos hésitations. Auriez-vous secrètement besoin, vous aussi, qu’un chat ne s’appelle pas un chat ?
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Ça commençait sec, l’année… Pourtant, au retour du Beaujolais, une courte halte à Sens avait été bien plus sereine. Il y avait concert d’orgue dans l’admirable cathédrale, et une exposition sur le vitrail qui représente l’histoire évangélique du fils prodigue parti bouffer sa part d’héritage « avec des filles » en laissant tomber son vieux père ; mais le père, quand son grand gamin revient, fait la plus belle fête de sa vie, enfile ses jeans les mieux troués et tue le veau gras sans hormones ; alors le frangin du fils prodigue, le gars sérieux, celui qui n’a rien loupé de ses devoirs, se met à faire la gueule ; et le père l’avertit qu’il n’a que peu de temps pour comprendre, que c’en est fini des comptes, et des calculs, et des vertus, que le climat du cœur a changé, qu’il peut se mettre son management où il veut. Et des beaux textes, sur les murs de la cathédrale, expliquent que le péché originel, ça doit se lire à l’envers, que le départ, c’est le pardon originel, le grand filet de l’amour où les petites sardines que nous sommes, à la fois créées et libres, donc forcément imparfaites, sont invitées à venir frétiller.
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Bien sûr que c’est vrai tout ça, c’est même plus vrai que le vrai ! Mais alors, mon super, qu’est-ce qu’il fabrique là-dedans ? Pourquoi toutes ces vies dominées par la bouffe des autres ? Pourquoi ce pauvre mousse intoxiqué ? Qu’est-ce qui peut sauver un super ? L’affabilité publique ? Porter le sac des vieilles dames, sourire aux caissières ? Un peu court, non ? Naguère des illuminés voulaient y installer des centres de méditation. Pourquoi pas des pédicures, des psychiatres, des bordels, des montreurs d’ours ? Les gens du super m’importent, pas le super. Rien à faire pour un super ; contre, non plus. C’est un déchet socio-culturel, comme on parle d’un déchet nucléaire. Rien ne mord sur un super, signe majeur de notre société. C’est du pratico-inerte organisé, cristallisé, du concret sans références, sans abstraction possible, c’est-à-dire du néant à l’état pur. Voilà pourquoi notre mousse avale tout ce qu’on lui raconte : trente-cinq heures de néant, c’est insupportable. Personne n’est taillé pour vivre dans le rien, comme un ermite à l’envers immergé malgré soi dans la matière.
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Extraordinaires vendanges, cette année, dans le Beaujolais. De mémoire de vigneron, les plus précoces et, du point de vue de la quantité, les plus décevantes : la canicule, ajoutée à la grêle, au gel, au vent, au caprice de la nature, en a décidé ainsi. Mais le vin sera bon, bien sûr, très bon. Étrange comme cette crise, pénible pour tous, désastreuse pour certains, est une occasion, presque heureuse, de parler. Car, pour une crise, c’en était une : le vin, les saisons, l’avenir, tout semblait péter comme un bouchon sur une bouteille de paradis. Le village était en état d’expression. Et puis, les vendangeurs ne sont plus ce qu’ils étaient ; alors les commerçants se protègent. Mon ami Ettore Gelpi, qui nous a quittés l’an dernier, expliquait toujours que le caractère chinois qui désigne la crise est fait de deux caractères, l’un qui signifie chance, l’autre danger. Le danger qu’a couru le fils prodigue lui est devenu une chance ; la chance du fils vertueux lui est devenue un danger. Méfions-nous de ceux qui veulent nous éviter les crises : ils consolident leur pouvoir. L’autre avantage du Beaujolais, c’est que les vignerons ne suivent pas de formation au management ; ils parlent donc encore selon leur langue, selon leur esprit, selon leur cœur. On est bien avec eux.
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La jeunesse américaine qui s’interroge sur la triste aventure irakienne devrait méditer sur deux citations d’auteurs français du XXe siècle. La première est tirée d’un rapport présenté à l’Administration coloniale, en 1947, par Jacques Berque, alors en poste au Maroc, rapport qui lui valut d’être expédié dans le Haut Atlas : « Le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas. » La deuxième citation est d’Aragon. Elle parle d’un gentilhomme parti pour la guerre, et qui n’en revint pas, comme hélas! beaucoup de jeunes Américains emportés dans la tourmente avec ceux qu’ils croyaient devoir combattre :
Jean de Schelandre est mort à Saumazènes
D’une blessure à la guerre qu’il eut
Naguère allant sous Monsieur de Turenne
Porter la France ailleurs qu’il eût fallu
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Et la jeunesse française ? Une fille raconte à la télé qu’elle vient de passer le bac. Que l’épreuve était difficile ; que l’année, en gros, a été mauvaise, mais qu’elle a réfléchi sur sa vie. Elle dit qu’elle a envie de faire autre chose que l’école, et, comme cela, de se « casser la gueule » et de pouvoir se dire que l’école, c’était mieux. L’école comme pis aller, comme roue de secours, comme protection contre soi. Que dire ? Que plutôt que réfléchir sur sa vie, il vaut mieux laisser sa vie se réfléchir en soi ? Formules, formules…
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Quand même, il faut se poser la question. Qu’est-ce que je dirais à un jeune ? Allez, je me mets moi-même au défi. S’il faut vraiment répondre, ceci : « Accueille de tout ton cœur l’à venir. Sur ce qu’ils appellent tous ton avenir, tire la chasse. »

(15 septembre 2003)

Je ne communique pas, je parle

LE MARCHÉ IV

Il monte à Denfert. Il débite un laïus inaudible. Des mots surnagent : moindre des politesses, rester propre. Il traverse le wagon à la vitesse de l’éclair sans laisser le temps aux voyageurs de sortir leur pièce. Toujours courant, il descend à Raspail.
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Un jour, peut-être, si j’en ai l’audace et si je crois cela utile aux autres et à moi-même, je parlerai ici de ma sexualité. S’il ne s’agissait que de mon « petit tas de secrets », peu importe ce que j’en déballerais ou non : aucun sens pour personne, pas même pour moi. J’appartiens sans doute à la dernière génération qui se souviendra de la haine de la sexualité et de l’horreur qu’elle entraînait. Comme tant d’autres, j’ai affronté la négation bien-pensante du sexe. Quand, adolescent, j’avouais au confesseur ce qu’on appelait alors les « tentations solitaires », l’abbé, qui voyait en moi un bon élément du patronage, prenait un air offusqué : « Non, pas toi, disait-il, pas toi ! » Puis il se faisait bonhomme : « Résiste ! Ça fait moins mal que de se faire arracher une dent ! » Je me suis débattu longtemps (comment puis-je écrire longtemps : ça ne m’a jamais quitté) avec cette impossible négation ; j’ai subi, et aggravé, la mauvaise foi où elle me jetait. Ensuite, je me suis, comme on dit, éclaté, rageusement éclaté : c’était à la fois, et indissolublement, le bonheur de l’élargissement et la « joie de descendre » dont parle Baudelaire. Tout cela paraîtra bien étrange à la jeunesse. Longtemps ce curieux vers d’Aragon a chanté dans mon oreille : « On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». N’empêche : si c’était à refaire, je le referais. Mais la question demeure. Notre société ne veut pas de la sexualité. Naguère elle la niait ; désormais elle la dissout. C’est toujours le sale duo de l’intolérance et de la tolérance qui mène le bal : cruauté par la contrainte, cruauté par l’indifférence. Car l’hypocrisie des classes dominantes n’était pas dictée par la pudeur mais par le sentiment, fort lucide, que le sexe était capable de bouleverser l’ordre social. Les mêmes classes dominantes, désormais couvertes de perruques démocratiques, pensent s’en protéger en en vulgarisant l’obsession. Privé ou gavé, on est inoffensif. Il reste à se consoler avec des appartenances religieuses, politiques, philosophiques hors jeu depuis longtemps : que nous soyons ou non amis du ciel, de la révolution, du situationnisme, notre horizon commun, si on laisse faire, c’est l’esclave qui bouffe. Oui, il faudra que je tâche de revenir sur la question. Je ne m’en cache pas : c’est pour moi horriblement difficile. J’essayerai de ne pas faire le malin. Je ne rêve pas de la fête permanente. Mais il ne suffit pas qu’on puisse parler du sexe, par un étrange contresens d’ailleurs, comme on parle de l’estomac ou des orteils. Il est vital que tout ce qu’il évoque contradictoirement, quoi qu’on en fasse, qu’on en use beaucoup, ou peu, ou pas du tout, – l’harmonie et le délire, le don et l’offrande, le plaisir et la souffrance, la fusion et la solitude, l’abandon et la possession, la tendresse et la fureur, la ressemblance et la différence – soit comme l’arrière-plan discret, mais constamment présent, de ce que nous pensons, disons, faisons, comme la pierre de touche de la raison et du sentiment, comme notre secret commun à tous, jamais épuisé mais jamais nié, jamais divulgué mais jamais oublié, comme l’essence vivante de notre condition mortelle, au-delà de tout, malgré tout, comme une dangereuse et forte réserve de sens qui, par elle-même, ne rend compte de rien mais sans laquelle notre vie ne vivrait pas.
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Ceux qui de toute leur bonne volonté et de toute leur maladresse, de tout leur cœur et en dépit de leurs limites, ne renoncent pas à vivre dans ce monde invivable, l’instant vient toujours où ils sont tentés de retourner contre eux-mêmes l’amertume qui les envahit et de se reprocher leur orgueil. Mais c’est dans ce reproche qu’est l’orgueil, pas dans le désir d’une vie plénière, même constamment frustré, même constamment contrarié par le désordre mécanique.
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Quelqu’un me parle de « l’innocence à rebours de notre identité européenne. » Très bien. Photo : le sourire angélique de Jean-Marie Messier. Tiens, on ne le voit plus chez Drucker…
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À propos de maître du monde, l’autre – le vrai – arrive au Sénégal. Pour la visite de l’adjudant, la chambrée doit être nickel. Hors de sa vue tout ce qui fait désordre : mendiants, clochards, prostituées, jeunesse pas trop nette ! Qu’on sorte les habitants de Gorée de chez eux, qu’on les rassemble sur la place ! Sécurité, sécurité ! Oyez, bonnes gens! Le Croisé en chef va se fendre d’une allocution. Sujet : la condamnation de l’esclavage.
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Les importants savent parfaitement qu’ils ont tort de prendre les gens pour des imbéciles. Mais, à peine une claque encaissée, ils se demandent comment ils s’y prendront, la prochaine fois, pour mieux les rouler. Le pouvoir ? Une manie ? Un tic ? Un « toc » ? À moins que la raison de ce comportement suicidaire ne soit beaucoup plus grave : qu’il n’y ait plus aucun moyen de ne pas tricher.
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Quand on a roulé sa bosse aussi longtemps que moi dans les entreprises, quand on sait avec quelle science et quelle perfidie on y jette systématiquement les travailleurs dans l’inquiétude et le déséquilibre, on ne peut pas être léger avec leur demande de sécurité : les défendre est une obligation de justice. Cela ne signifie pourtant nullement que la sécurité soit une valeur en soi, surtout dans un monde aussi étouffant que le nôtre. Mais rien n’est plus opposé à l’insécurité choisie que l’insécurité subie. Pour ma part, je considère que les objectifs de production et de compétition – c’est-à-dire de domination et de dépersonnalisation – que nous propose notre société non seulement ne méritent pas d’être pris en considération mais encore doivent être refusés, ridiculisés, méprisés. Pour moi, les itinéraires les moins absurdes et les moins tristes de ce temps sont faits d’errance, d’hésitation, de consommation minimum, d’éducation spartiate, de recherche constante de liberté, de relations vraies, et d’une connaissance intime du vocabulaire de Cambronne. Un tel choix, loin de me pousser à fermer les yeux sur les violences faites aux travailleurs, m’oblige au contraire à m’y opposer plus fermement qu’un autre puisqu’elles menacent leur liberté, c’est-à-dire, à terme, leur possibilité de choisir l’insécurité. Un vrai syndicat, soucieux de la totalité de la personne humaine, se donnerait trois objectifs nullement incompatibles : défendre sans faiblesse ceux que l’insécurité subie précipite dans l’angoisse et le malheur ; promouvoir avec énergie un ordre social dont le dernier mot ne soit pas la sécurité de la mangeoire ; maintenir et expliquer cette apparente contradiction et, par-là, débloquer les conditions de l’expression. Je ne vois rien de tel nulle part. Ringardise partout, chez les vieux renards comme chez les jeunes facteurs. Idées toutes faites. Ressentiment. Mauvais cinéma. Aucune simplicité. Continuez comme ça, ne vous changez pas : le Medef gagnera par abandon. Mais pas d’inquiétude, les gars ! Il ne vous sucrera pas vos postes.
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L’évidence biblique du « Tu ne tueras pas » ne crée aucune espèce d’obligation de tolérance à l’égard de l’insupportable. Elle libère au contraire la violence verbale, où gît souvent le seul respect possible. C’est parce que les Occidentaux ferment leur gueule sur le monde qu’on leur fabrique, parce que la culpabilité, le confort petit-bourgeois et la politesse les ont rendus (momentanément ? définitivement ?) impuissants qu’ils laissent à des forcenés ivres d’humiliation et de revanche l’exclusivité de la protestation. « Tu ne tueras pas » : tout l’interdit est là. Si vous ne trouvez pas en vous le millionième du courage d’un Gandhi, ne vous étonnez pas qu’on ne vous accorde pas plus de considération qu’aux produits qu’on vous fait consommer. Et sachez que ceux qui viendront vous consoler des vilaines choses que je vous dis là, et qui voleront au secours de votre dignité, sont des boutiquiers intéressés qui se moquent de vous.
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« Patience, mes frères, la terre n’est que la terre ; préparez votre ciel ! » : discours de mauvais curés, trahison de l’Évangile. « Patience, camarades, les lendemains chanteront ; en attendant soyez réalistes ! » : discours de mauvais révolutionnaires, trahison de la justice. « Patience, les patients, soyez lucides ; occupez-vous d’abord de vos névroses ! » : discours de geôliers savants, trahison de la liberté. Rien de tout cela. Et encore moins, bien sûr, la violence : injustifiable et, de plus, signe de faiblesse. Alors, la parole, la parole partout, aux risques de ceux qui la prennent. Ouvrez la bouche, et l’aventure est à vous. Vos gosses seront contents et ne vous embêteront plus avec la moto. La parole à la fois réfléchie et spontanée. Ces deux adjectifs ne s’opposent pas : la spontanéité, c’est de la réflexion accélérée. La réflexion, c’est de la spontanéité développée. Réfléchi et spontané s’opposent ensemble à truqué, à négociateur, à faux cul, à managers, à trouillard, à médias.
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En 1970, à l’occasion d’un entretien à Esprit, Paul Thibaud disait à son invité, Jacques Berque : « Vous parlez d’un lieu – et c’est là à mon avis l’intérêt particulier de ce que vous écrivez – d’un certain lieu qui est commun au monde colonisé et au monde décolonisé, alors qu’on a trop entendu parler de notre univers comme en deux parties : les problèmes des riches, les problèmes des pauvres – et cette pensée nous a conduits à des impasses de tous les côtés – , alors que vous, justement, vous nous ouvrez une porte vers quelque chose qui surmonte cette division facile et qui masque tant de questions. » En trente ans, malgré Jacques Berque, peu de progrès ont été faits dans cette remise en cause radicale de l’idée que nous nous faisons de notre présence sur terre. Sans cela, pourtant, rien n’est possible. Cette remise en cause, c’est notre tâche politique. La politique, ce n’est pas d’abord l’éclairage municipal, le statut des footballeurs professionnels, la Commission européenne. Si ces fantasmes-là nous viennent à l’esprit, c’est que nous restons prisonniers de vieilles habitudes. « Nous ne nous serions pas révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions pas rêvé. » Faire de la politique, pour nous Occidentaux, c’est tout reconstruire en commençant par les fondations, c’est-à-dire en laissant nos rêves nous habiter : au barrage de mauvaises raisons, de préjugés mesquins, de « réalisme » pourri, de suffisance savante que nous trouvons en nous quand nous nous y essayons, nous mesurons la difficulté de l’opération, mais surtout sa vérité et sa nécessité. Si nous nous laissons rêver vrai, notre parole sera vraie, puis nos actes. Alors, de proche en proche…
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Voici les vacances. Je reste un peu étourdi de l’idée qui m’a saisi de faire Résurgences. Je vais mettre le mois d’août à profit pour réfléchir à ce que je ferai à la rentrée puis, courant septembre, inch’Allah, je reviendrai. Je vis ça comme une épreuve de simplicité. Conscience aiguë des insuffisances. Mais aller au bout de ce que je pense, de ce que je sens. Renvoyer un peu de ce que la vie m’a proposé. Aller à mes enthousiasmes, à mes doutes, à mes complications, à mes conneries. Ne pas trop filtrer : c’est le démon du formateur. Je vais penser à tout ça. Personne à convaincre de rien. Je ne sens pas la non-interactivité de ce site comme un obstacle. Au contraire. J’écris seul pour des lecteurs seuls. Cette solitude nous relie mieux que les mots forcément hâtifs que nous pourrions échanger. « Je ne me promène pas, je marche », disait Péguy. Moi je ne communique pas, je parle. Qui veut le faire le peut. Et puis, accepter la technique sans accepter la culture qu’elle induit, ce n’est pas incohérent. Encore une chose. Le patronage, même si les vicaires n’étaient pas trop au point en sexologie, ce n’était pas toujours idiot. Quand on se séparait, après la colonie de vacances d’été, on nous disait de prendre quelques minutes, le soir, pour regarder les étoiles et penser aux camarades qui, ailleurs, les regardaient aussi. Chiche ! Nonobstant les lazzis, cet été, je penserai aux amis inconnus, sans oublier les proches et les amis connus sans lesquels je continuerais à m’emmerder avec les éditeurs.
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P.S. Solution de la devinette du Marché III. C’est Aragon qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. » C’était vrai, et c’est exactement la raison pour laquelle je lui reste fidèle. Ne pas avoir peur d’avoir dans son Panthéon des gens qui seraient surpris de se retrouver ensemble. J’ai eu la chance de bien connaître Aragon. Je reparlerai de lui.

(13 juillet 2003)

Le silence accueille tout

LE MARCHÉ III

Vive la séparation des pouvoirs ! Allergie totale aux associations de parents d’élèves, de quelque inspiration qu’elles se réclament. Si cette calamité avait existé à mon époque, il ne me serait rien resté des pauvres miettes de liberté que je ne picorais précisément que dans le no man’s land qui séparait les deux monstres, le brontosaure familial et l’ichtyosaure scolaire. Allez vous construire un imaginaire s’il n’est plus possible de mentir ! Peut-être faudrait-il fonder des associations d’enfants de parents d’élèves ?
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À la télé, un pur produit de la coalition brontosauro-ichtyosaurienne. Elle a dix ans, une bonne frimousse ronde. Elle dit que, quand elle était jeune, elle rêvait mais que, maintenant, elle doit penser à son avenir.
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On annonce le premier numéro de La Revue de l’Intelligent. Soit. Alors, devinette à l’Intelligent. Qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. »? Solution dans le Marché IV, inch’ Allah.
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Si je pense que ma tête va mieux que le mois dernier parce que j’ai mangé davantage, je suis un imbécile. Si je pense que le moral des Français est en hausse parce qu’ils consomment plus, je suis un expert.
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On en apprend à Monoprix ! Entre les pâtes alimentaires et le riz indien, une voix de femme surgit au micro. Assez joli timbre, distinction semi-luxe, ton familier, mais de quelqu’un qui sait des choses. La semaine dernière, cours de bronzage. Cette fois, c’est sérieux : sexualité. Les enfants ne doivent pas entrer dans la chambre de leurs parents sans frapper. Ce qui suppose, explique la dame, que ceux-ci aient pris la précaution de fermer leur porte. Qu’ils le sachent : ils ont droit à leur intimité.
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L’ennuyeux avec la bêtise, c’est qu’on ne peut jamais lui faire confiance. Ce pourrait être charmant d’écouter ces calembredaines en cherchant ses spaghetti fins. Mais voilà! Le tragique est de retour. La dame martèle maintenant avec solennité que tous les psychologues s’accordent à penser qu’il est ab-so-lu-ment né-ces-saire qu’un adolescent mette un nom sur ses émotions. De quelles émotions il s’agit, et si ça a un rapport avec la chambre des parents, je ne sais pas. J’ai raté la transition. Le propos, en tout cas, ne semble troubler personne, ni les clients, ni les caissières, ni les deux malabars en costume de pompes funèbres qui surveillent tout le monde. Moi non plus, d’ailleurs : chercher sa nourriture empêche de réfléchir. Et soudain : mettre un nom sur ses émotions quand on a douze ans! Saboteurs! Tueurs de rêves! Assassins de Mozart! J’ai eu ma vengeance : j’ai profité de ce que les malabars regardaient ailleurs pour cacher les paquets de spaghettis restants derrière des boîtes de conserves. Sanction économique.
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Vu un match de rugby à XIII, aussi appelé Jeu à XIII. En réparation d’une faute, une équipe a droit à jouer un tenu. D’un léger coup de talon, un joueur passe le ballon à un partenaire posté derrière lui. Celui-ci le ramasse, fonce héroïquement dans la ligne d’avants adverse et termine inévitablement les fesses dans l’herbe. N’empêche. Il a gagné un peu de terrain, un mètre peut-être, ou cinquante centimètres. Aurait-il dû s’interroger sur la faisabilité de son action ? « Mais quoi! c’est bien plus beau lorsque c’est inutile! »
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Épouvanté par le gouffre entre les salaires des dix patrons français les mieux payés et ceux de leurs collègues américains. Urgent de faire quelque chose pour cette grande cause nationale. Solidarité ! Solidarité ! Je propose que chaque Français poste un chèque, si modeste soit-il, à l’un de ces dix malheureux. But de la manœuvre : donner à choisir aux riches entre encaisser la colère des pauvres ou brûler des chèques.
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La C.G.T. ou le flirt révolutionnaire. Jamais jusqu’au bout de la chose. En 68, déjà… Un méchant patron m’avait soufflé : « C’est notre Chère Grande Traductrice! »
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Deux textes auront tenu le coup toute ma vie, l’un pour me redonner le moral, l’autre pour m’aider à me débrouiller dans la morale. Le premier est de Claudel, dans Le livre de Christophe Colomb, découvert à quinze ans. Les caravelles sont perdues. Il n’y a plus d’eau, plus de bœuf salé. (Heureusement, remarque Christophe Colomb, ça donne soif, le bœuf salé. Comme il n’y a plus d’eau…) Ça gueule sec dans le personnel. Les matelots ont de l’idée : ils forment un syndicat. Mais le capitaine leur annonce que les choses vont encore plus mal qu’ils ne le pensent, que la boussole s’est affolée et qu’il a jeté à la mer cette petite boîte inutile. Les matelots : « Il a jeté la boussole à la mer! » Colomb : « Il nous reste le soleil » Et, à cet instant, de tout là-haut, la voix du mousse : « Terre! » Le second texte est un propos des stoïciens : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer celles qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Tout ce qui, dans ma vie, s’est à peu près inspiré de ça, j’en suis content. Le reste? Des conneries. Mais, s’il n’y avait pas de conneries, pourquoi aurais-je besoin de textes?
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Les sept œuvres de miséricorde représentées dans le panneau du Maître d’Alkmaar, au Rijksmuseum : nourrir ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, réconforter les prisonniers, soigner les malades, ensevelir les morts. Insuffisant? Je le crois. Mais commençons déjà par ça, non?
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La fraise, cette énorme collerette qui séparait la tête des hommes de leur corps. Au pays des étymologies fantaisistes, « Ne ramène pas ta fraise » serait une invitation à ne pas prononcer des paroles creuses, à soupeser en soi ce qu’on dit. Tout le monde a beau vivre plus ou moins à poil, l’époque moderne ne cesse de ramener sa fraise. C’est la petite tête, tout là-haut, qui parle du corps, c’est elle qui lui fixe, selon les circonstances, son programme d’ascèse ou son menu de jouissance. Ainsi font aussi les « élites » avec le corps social, les évêques avec le corps mystique, les généraux avec les corps d’armée, etc.
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Il y a des gens chez qui la sincérité est devenue impossible. Quand même ils la souhaiteraient, ils n’y parviendraient pas. Les managers. La quasi-totalité des hommes politiques. De façon générale, tous ceux qui aiment le pouvoir, qui s’y éclatent.
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Pour se protéger des agressions, cette banque affiche : « Le personnel n’a pas accès aux fonds. » Ni aux fonds de la banque, ni au fond de la société. Au fond, d’ailleurs, y a-t-il autre chose que des fonds? À terme, l’indifférence des gens pour le contenu de leur travail sera plus corrosive que l’engagement de jadis. Trente-cinq ou quarante heures sur les galères de la démocratie, et adieu… Entre vie publique et vie privée, la fraise. Et ils osent parler d’humanisme!
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Victor Hugo, pendant la famine de 1870, où tout était bon, à Paris, pour se nourrir, chiens et rats : « Nous mangeons de l’inconnu. » OGM, vache folle, tremblante du mouton : nous aussi. On a les aventures qu’on peut.
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J’avais enregistré une Radioscopie de Jean-Edern Hallier. Je l’ai très peu connu, mais j’ai une ou deux lettres de lui. Pas un mot dans cette émission qui ne renvoie à leur nullité les petits-bourgeois communicants. Il y parle avec ironie des safaris de la bienfaisance. Il dit que la seule vraie pensée, c’est celle qui réveille en touchant le point sensible. Que la pensée universitaire est une sous-culture. Que la vie créatrice est un déséquilibre constant. Il a raison, raison, raison. Et que ce déséquilibre l’ait conduit à ceci ou à cela n’est pas mon affaire : sur ce point, m’occuper de moi me suffit. Dans une de ces lettres, il parle de « grand courage solitaire ». C’était le sien. Je ne lui élève aucune statue mais je préférerais être méprisé avec lui qu’honoré avec ceux qui le méprisent. Il n’aura pas masqué les abîmes.
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Sur le chemin qui fait le tour de l’île de San Giulio, au centre du lac d’Orta, des suggestions spirituelles. J’ai aimé celle-ci : « Le silence accueille tout. » Elle me dit que je suis lourd, ce qui est vrai. Et que je voudrais être allégé, ce qui est vrai aussi.

(14 juin 2003)