Un virus de merde …

LE MARCHÉ LXXIV

Une vie si laborieuse, une mort si négligée, cela est trop dur et rend les hommes sociaux et tristes.
Tchouang-tseu (IVe s. av. J.-C.)
 
Ce sont les solitaires qui font d’authentiques personnes solidaires.
Avempace (XIe-XIIe s.)
 

Le lundi 6 juin, France Inter m’apprend que dix spécialistes du marketing employés par la Fédération française de football interviennent sur Internet pour y lisser l’image des joueurs de l’équipe de France en sorte de susciter autour d’elle, durant l’Euro, un élan de fervente sympathie. Une trace infime, un cheveu, peut faire basculer une enquête, un symptôme minuscule modifier un diagnostic. Une société dont les citoyens non seulement ne s’indignent ni ne s’étonnent d’apprendre de ceux-là mêmes qui les concoctent qu’ils leur racontent des vérités lissées, c’est-à-dire des mensonges, mais encore trouvent naturel qu’on leur explique en détail pourquoi l’on compte sur eux pour les avaler et, de plus, s’apprêtent à les gober avec enthousiasme, dispense l’observateur de tout effort supplémentaire d’analyse, de toute finasserie sur la complexité des temps et les contradictions des consciences. Son rapport tient en peu de mots et ne justifie que des honoraires modestes : « Société hors d’usage. Danger. »
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Quoi d’autre ? Ce diagnostic, qui ne le fait ? Une fois admis que ceux qui manigancent de telles opérations de communication et ceux qui les valident en ne les critiquant pas ne méritent qu’une réprobation équitablement partagée, quoi d’autre ? Faute de réponse globale, une suggestion méthodologique : cesser de prendre les gens pour des imbéciles et, par-là même, de courir le risque de passer soi-même pour l’un d’eux.
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De toute façon, personne n’enverra cette société à sa destination logique, le service des soins palliatifs. Les médecins qui sont à son chevet sont bien trop attachés à sa pathologie et ont bien trop intérêt à ce qu’elle tienne le coup. Certes, crise cardiaque ou lent épuisement, elle finira par mourir comme elle pourra. La question, c’est qu’elle nous fait mourir avec elle et qu’en cherchant bien à fond dans notre citoyenneté, nous devrions trouver quelques arguments pour éviter ce désagrément.
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Faire société, répètent les bobos : invitation inutile, objurgation publicitaire, exaspérante suffisance. On ne demande pas aux citoyens de faire société comme on invite les bambins à faire la ronde. Ce refus, ce doute, cette lassitude, cet écœurement, cette tentation de cynisme, c’est cela la société : prenez ça à bras-le-corps ou allez chanter vos comptines ailleurs. La société n’est pas un modèle identificatoire, un prêt-à-vivre, une forme à remplir. Il n’y a pas de société quand personne n’ose plus descendre en soi. Le faire société si élégamment aliénant est la pire manière de faire perdre à tout le monde le goût de cette aventure. Cet empereur de Chine mythique dont le peuple est décimé par la peste, et qui va chercher sa guérison dans les profondeurs de la terre, il ne se demande pas s’il fait société, il sent au plus profond de lui le lien qui l’attache aux autres. Chacun de nous aujourd’hui est cet empereur que le malheur des autres supplie de descendre bravement en soi. Je ne suis pas la société, tu n’es pas la société, nous ne sommes pas la société. La société, c’est ce qui arrive quand on vit ensemble à hauteur d’homme. Ce n’est pas un préalable, ni un rêve à réaliser, ni une forme à révérer. Il n’y a pas de chose sociale à chouchouter, la chose sociale est pure invention de la puissance. Les associations qui se dévouent à cette mission reproduisent imparablement, et aggravent imparablement, si bonne que soit l’intention qu’elles nourrissent, les maux qu’elles s’imaginent soigner. On ne combat pas l’extériorité par l’extériorité. Un faire qui n’est pas issu de l’être est une pollution potentielle. Il n’y a pas d’être social, il n’y a pas d’être collectif : joujoux de manipulateurs ou mignardises de publicitaires. Il n’y en a jamais eu, il n’y en aura jamais, voilà ce que notre époque est en train d’apercevoir en pétochant, alors qu’elle devrait en pleurer de joie. Même à l’Euro 2016, événement capital s’il en est, il n’y a pas d’être collectif. La société, à l’Euro, ce ne sont pas seulement les gentils supporters. Les ivrognes aussi, les brutes, les imbéciles à fumigènes. Avec ce dont on ne parle pas dans les stades, et qui plane sur tous, gentils et méchants, ces négociations souterraines, ici et là, pour que la grande société du monde s’incline encore un peu plus bas devant les caïds de l’argent, ces frustrés de première grandeur. On ne fait pas société, voilà la limite de la fumisterie communicancante. La société advient comme un surcroît quand nous nous prenons pour ce que nous sommes, pour ce que nous sentons, pour ce que nous pensons, pour ce que nous aimons. Faire société est un slogan inquiet et secrètement résigné.
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Pas de manipulations, même pour la bonne cause. Un spécialiste lucide expliquait tranquillement, l’autre soir, pourquoi les tentatives de déradicalisation des jeunes attirés par le djihad resteraient à peu près inopérantes. Songeant à mon service militaire à Alger et à ces officiers du 5ème Bureau persuadés que leur propagande exaltée pour l’Algérie française allait retourner le peuple algérien comme une crêpe, j’étais porté à l’approuver. Comment ce qui était impossible quand il s’agissait d’une population paisible serait-il possible avec des fanatisés ? Mais j’étais surtout frappé de constater que ses contradicteurs n’avaient qu’un argument à lui opposer : il faut bien faire quelque chose. Je ne crois pas cela. Je ne crois pas qu’il faille agir parce qu’il faut bien faire quelque chose. Je crois que plus l’affaire est grave, moins il faut faire semblant. Je crois que le courage, c’est de s’appuyer sur la raison. Je crois que le but de l’action n’est pas de se donner une bonne image de soi, mais de faire des choses utiles. Le mot de déradicalisation est une facilité. Une bonne société, ce n’est pas quand les bons opèrent les mauvais de leur méchanceté. Quand on a affaire à des assassins ou à ceux qui les aident ou les favorisent, la sévérité va de soi. Quand on n’a pas affaire à des criminels, cette notion de déradicalisation n’est pas satisfaisante. Rien n’empêche de parler à cette jeunesse, bien sûr. Tout, au contraire, invite à le faire. Mais il s’agit alors d’éducation, et la formule d’Aristote prend ici toute sa force : l’éducation doit être l’acte commun de ceux qui éduquent et de ceux qui sont éduqués, non pas l’intervention des premiers sur les seconds. Plutôt que de parler à ces jeunes, il faut parler avec eux, et il faut leur parler comme des gens qui sont aussi concernés qu’eux non seulement par le danger terroriste, mais aussi par les contradictions de l’Occident. Quand le mal est si grave, les raccourcis qu’inventent, au nom de l’urgence, l’affolement et la démagogie se terminent très vite en impasses.
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Au fur et à mesure que l’argent et ses diacres resserrent systématiquement leur étreinte sur le monde où je vis, le sentiment grandit en moi de me trouver, comme on le disait en une autre circonstance, « en étrange pays dans mon pays lui-même ». Je ne crois pas que mes semblables, pour l’essentiel, sentent autrement. La différence, quand elle existe, vient du fatalisme auquel les a conduits l’éducation dont on les a affligés et que les difficultés de la vie ont aggravé. Ils savent comme moi que l’histoire que nous vivons, la vraie, n’a rien à voir avec celle qu’on leur raconte. Qu’elle est complexe, mystérieuse, souterraine, faite à la fois de dégagement et d’engagement, de fidélité sans lourdeur et de résistance tranquille. Que nous ne sommes aujourd’hui réellement des semblables que dans un effort commun de naître. Que cet effort, que nous le voulions ou non, creuse entre le monde et chacun d’entre nous un gouffre où l’inquiétude se mêle à l’espérance. Mais, quand tout alentour est simulacre, quand le langage de la société est aussi rafraîchissant qu’un ruissellement d’eaux usées, quand des techniques de plus en plus sophistiquées font circuler en circuit fermé des idées de plus en plus pauvres qu’il est devenu aussi inutile de combattre que d’approuver, l’étrange et profond mariage du doute et de l’affirmation qui se célèbre en secret dans une conscience est un signe irréfutable de vérité.
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Pour un peu, tant nous sommes las, nous renoncerions à parler du monde. Nous en avons pourtant tellement envie ! Tellement besoin ! Alors, puisque nous le désirons plus que jamais, peut-être faudrait-il vraiment oser ? Peut-être faudrait-il ne plus nous laisser impressionner ? Ou plutôt, peut-être faudrait-il cesser de faire comme si nous étions vraiment impressionnés ? Peut-être faudrait-il commencer à nous avouer que notre intelligence est capable, depuis toujours, de distinguer le vrai du faux, que notre oreille sait, depuis toujours, ce qui sonne juste et ce qui ne sonne pas juste, que notre cœur reconnaît, depuis toujours, ce qui est vivant et ce qui est mort. Et que ces choses, il ne faut pas les savoir en silence, en solitaire. Qu’il ne faut pas en faire un secret, une réserve, une cagnotte. Aussi sûrement qu’un vin est bon à boire et qu’une vérité est bonne à dire, elles sont à proclamer.  « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. » Ces choses, il faut les dire. Se les dire à soi-même. Les dire aux autres. Là où l’on peut les entendre et, surtout, là où l’on ne peut pas les entendre. Ces choses, c’est le pain et le vin de la pensée. Ces choses, ce sont les bons virus dont me parlait autrefois Nicole Van der Elst, ceux qui croquent les mauvais virus. J’entends encore son rire : imparable, disait-elle, imparable ! Rien à attendre de récitations idiotes et de grincements plus idiots encore. Rien à foutre de ce qu’on veut faire de moi. Je ne suis pas plus Charlie que je ne suis Bolloré. J’ai un nom, le mien. C’est en lui, en lui seulement, que je reconnais les autres. C’est par lui, par lui seulement, que j’ai accès aux autres. Un nom pour le temps de ma vie. À l’école élémentaire, nous disions : « C’est mon nom, signé sous mes talons ; quand mes talons sont usés, mon nom est effacé. » Un nom qui vaut et que vaut n’importe quel autre, mais le mien. Un nom à consumer, un nom à brûler, un nom pour l’user comme personne d’autre ne pourra ni ne saura l’user. Elle a raison, la comptine, de lier le nom à la marche. Celui qui ne marche pas, celui dont les pieds, l’esprit, le cœur ne marchent pas, son nom ne vit pas, son nom ne s’use pas, son nom se vide de lui-même, il devient un sigle, comme CIA ou PSG. Celui qui ne marche pas, son nom ne donne pas son plein. Celui qui ne marche pas, il n’aime rien et ne hait rien. Celui qui ne marche pas, il n’ose pas le tragique. Celui qui ne marche pas, il n’ose pas le plaisir. Celui qui ne marche pas, il n’a plus qu’à faire le malin. Plus rien, pour lui, n’est rien. Il ne sait pas ce qu’il aime, il ne sait pas ce qu’il déteste. Il passe son temps à se mesurer, à se comparer. Il s’évalue comme un idiot. Il ne sait même plus pourquoi ce qui est dégoûtant le dégoûte, pourquoi le charabia officiel le dégoûte. Et les commentaires. Les idéologies. La marmite d’opinions. Les indignations névrotiquement sélectives. Les frissons appliqués. Les marionnettistes d’idées. Les truqueurs. Les obsédés de la place à prendre. Celui qui ne marche pas, il ne peut plus comprendre qu’il comprend. Il ne peut plus comprendre qu’il comprend immédiatement. Im-média-tement. Et surtout, il ne peut pas, il ne veut pas comprendre qu’il est trop attaché, trop enfermé, trop prisonnier. Qu’il est lié à la bête, au gros animal, et que la bête est toujours la bête, même si on lui colle sur le mufle les étiquettes les plus nobles, les plus savantes, les plus modernes, les plus laïquement pieuses. Celui qui ne marche pas, il a dans la bouche des paroles sans chair, dans la tête des idées sans âme, dans le cœur des vérités sans vérité. Celui qui marche peut rêver d’éternité. Celui qui ne marche pas ne peut rêver que d’immortalité, comme un sac en plastique.
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On aide mieux ce monde si l’on n’attend rien de lui, si l’on n’est porteur de rien d’autre que d’une fierté droite de soi-même et d’une amitié droite pour les autres. S’il en est autrement, la parole cafouille. Contrainte à d’absurdes précautions tactiques, elle surplombe l’existence, elle fait du vol stationnaire au-dessus d’elle comme un hélicoptère de police. À moins qu’elle ne se dégrade en confidences oiseuses, qu’elle ne s’anémie, s’étrangle, s’étouffe.
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Impossible, bien sûr, de repartir de zéro, impossible d’inventer des alphabets nouveaux. Pourtant, du lieu où nous nous trouvons, quel qu’il soit, il n’est pas impossible de faire un point de départ. Car, dans notre malheur, nous avons quand même une chance, une chance merveilleuse à saisir pleinement, à dévorer goulûment. Notre chance, c’est que ce monde, au fond, est bête, qu’il est prodigieusement bête, même et surtout quand il mobilise pour sa bêtise une intelligence absolue. Rien, vraiment, n’aura jamais été aussi rationnellement bête. Notre chance, c’est qu’un monde trop bête pour construire quoi que ce soit est également trop bête pour détruire vraiment quoi que ce soit. Le plaisir de détruire, disait l’anarchiste russe, est aussi une joie créatrice. Qui ne crée pas ne détruit pas, qui ne peut pas créer ne peut pas détruire. Le monde moderne ne détruit pas : il esquinte, il abîme, il dégrade, il sabote, il salope. Il cochonne. Et produit des déchets qui ne sont pas tous nucléaires, qui n’ont pas tous devant eux l’espérance de vie d’une douzaine de Mathusalem. Il en existe plein d’autres, plein d’autres dont le monde moderne emplit les consciences et les cœurs. C’est un petit mal élevé, le monde-moderne, il fait ses besoins partout, voyez-vous. Mais attends un peu ! Les besoins, ça fait du fumier. Et, sur le fumier, poussent les fleurs. Pour qui aime les fleurs, il y en a toujours à faire pousser dans le monde moderne, puisqu’on y trouve toujours du fumier, puisque ça, c’est sa production de base, inépuisable, renouvelable, encadrée par le management, stimulée par le marketing et, avec ça, écolo comme tout ! Pour que poussent les fleurs, il suffit de trouver le fumier, d’appeler le fumier fumier, de le travailler comme du fumier, de le retourner comme du fumier. Autrement dit, de ne pas avoir les yeux dans ses livres ni la langue dans sa poche. Pour qui ose partir de sa solitude, pour qui espère parler avec les autres de solitude à solitude, il y a toujours un coin de fumier à faire fleurir. À nommer fumier et à faire fleurir. Pas à nommer progrès sous prétexte qu’un petit fumier est capable de devenir un grand fumier. Pas à nommer égalité sous prétexte que chacun doit avoir sa part égale de fumier. Pour qui aime la vie et ose appeler fumier le fumier, il est possible de retrouver la beauté dans le désordre, dans la chienlit, même dans la chiure de manager. De retrouver le projet dans le non-projet. Pour qui va droit à ce qui semble perdu, il y a toujours des roses à faire pousser. Pour qui ose aller à l’éphémère. Au douteux. Pour qui desserre son corset de principes. Pour qui en a un peu marre de faire semblant de souffrir pour la justice tout en organisant sa planque. Pour qui veut parler d’éphémère à éphémère. De douteux à douteux. Et même de louche à louche. De fervent à fervent, en somme. De vivant à vivant, si j’ose encore dire. Pour qui aime les choses qui viennent des profondeurs, qui viennent de profundis, vice ou vertu, amour ou haine, pour qui aime les choses qui attendent anxieusement notre simplicité, notre trouble, notre embarras, pour qui ne se met pas de notes et n’en met pas aux autres, pour qui ne donne pas d’ordres à la vie, pour qui ne l’encadre pas, il y a toujours un point de départ. Quel mot d’amour, je ne peux pas t’encadrer ! Quel hommage à ta transcendance ! Rassurons-nous, les amis. Ce monde est prodigieusement con, infiniment con, providentiellement con. Il suffit, pour en être sûr, qu’un frisson de vérité passe en fraude. Comme il suffit d’un sourire d’infirmière, à l’hôpital, pour que l’espoir éclate comme une grenade juteuse.
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Respecter ? Minute, papillon. Pas au sens où l’entendent les techniciens en morale qui ont scalpé ce mot, qui l’ont vidé de ses entrailles pour en faire cette sorte de gargouillis bêtement approbateur dont chaque citoyen est fermement prié d’accompagner l’évocation d’un autre citoyen, quoi qu’il pense de lui, et surtout s’il le déteste. Bidonnants les officiels quand ils parlent de respect, ça fait de la peine pour eux. Ils prennent une grosse voix, on dirait qu’ils se grondent eux-mêmes. Leurs joues se creusent. Leur menton a l’air de s’agenouiller. Puis ils descendent de la tribune, se refont la gueule de tout le monde et s’en vont retrouver les copains en rigolant. Poubelle, ce respect-là, poubelle ! Respecter, respicere, c’est autre chose, quelque chose que ce public-là, ce virage-là, ignore. C’est voir à nouveau, c’est se retourner pour voir, c’est reconsidérer. C’est un acte, un acte grave, précis, unique. Oui, en ce sens-là, je les respecte, les gens, en ce sens-là seulement. J’essaye de les lire, de les imaginer par l’intérieur, j’essaye de voir ce qui a pu leur arriver comme panne, comme misère, comme honte, comme souffrance pour qu’ils deviennent les citoyens muets d’une aussi crasseuse société, pour qu’ils soient assez bêtes et malheureux pour désirer y jouer un rôle, pour qu’ils aient envie d’afficher leur nom dans son casting ! En les respectant ainsi, je me respecte avec eux, je cherche et je trouve ce qui en moi m’empêche de les comprendre assez, de les aimer assez, et je me promets que ça changera même si je sais que ça ne changera guère. En ce sens seulement, en ce sens unique – pas dans le sens inique qui traîne partout – je les respecte, et me respecte avec eux. C’est que je leur dois de la tendresse, mais que je m’en dois aussi à moi-même. Et de la sévérité, et même de la férocité, comme à moi-même. Peut-être êtes-vous comme moi : je me sens rien et je désire Tout.
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Délire ? Projection loufoque sur un monde dont les sceptiques m’expliquent, avec leur inénarrable dogmatisme, qu’il ne mérite pas qu’on se fâche si fort contre lui ? Bon. Reprenons les choses autrement et, pour cela, qu’on me permette un détour.
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Arte donnait l’autre soir le film de Fabrice Luchini et Philippe Le Guay, Alceste à bicyclette. Lambert Wilson y joue le rôle d’un comédien vedette, Gauthier Valence, qui rend visite à un autre comédien, Serge Tanneur, son aîné, interprété par Luchini. Ce Tanneur, naguère glorieux au théâtre, vit retiré dans une maison branlante de l’île de Ré. Motif ou prétexte de la venue de Valence : une nouvelle mise en scène du Misanthrope à laquelle il dit vouloir associer Tanneur. On comprend vite que le projet a peu de choses d’aboutir, et que la vraie raison de la visite, bien plus complexe, est le lien qu’a créé entre eux leur commune réflexion sur le personnage du Misanthrope. L’un et l’autre, différemment, vivent depuis toujours en Alceste comme d’autres vivent en Shakespeare. Et pas seulement au théâtre. Valence n’a jamais digéré une remarque fulgurante de Tanneur : c’est l’ami et le confident d’Alceste, le conciliant Philinte, l’homme de l’arrangement, l’homme du consensus, l’homme de la synthèse qui est le véritable pessimiste, non pas l’atrabilaire, l’excessif, le féroce, le caractériel, l’inclassable, l’inapprivoisable Alceste. Ainsi, en Alceste, se rencontrent ces deux comédiens, ces deux hommes à qui leur art fait enjamber quatre siècles dans la foulée de Molière. Tous les deux, l’un furieusement, l’autre anxieusement, attestent de la modernité de ce rôle par l’intensité des échanges qu’il provoque entre eux. Masqué derrière des considérations théâtrales ou de naïves vanités de comédiens qui leur sont autant de voiles pudiques, leur dialogue en devient encore plus urgent, plus nécessaire, plus fracassant. Bien sûr, chacun veut rester dans son personnage. Tanneur le peut, qui ne négocie rien sur Alceste. Valence lui a proposé, preuve qu’il ne le connaît pas encore très bien, que chacun d’eux joue en alternance l’un et l’autre rôles. Tanneur fait semblant de discuter mais, finalement, reste dans sa solitude et continue de contempler l’océan, un sourire de défi aux lèvres, amer, triomphalement résigné, presque heureux. Valence, lui, joue Alceste avec un autre partenaire. Ou essaie car, le soir de la première, le doute semé par son ami refleurit cruellement.
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Un élève de sixième peut voir de quoi il s’agit. C’est pour parler de ce qui les blesse tous les deux, de ce que personne aujourd’hui n’avoue, ni eux ni nous, que Valence est venu débusquer sur son île cet ami dont le jugement lui importe, dont la carrière lui a été comme un modèle, et parce qu’il a reçu comme une écharde dans sa chair l’annonce de son exil volontaire. Chacun de nous, évidemment, est à la fois Tanneur et Valence, Alceste et Philinte. Ce qui se joue dans ce film, c’est notre manière d’habiter le monde, d’être au monde. Comment s’interpénètrent le texte de Molière et les douleurs de notre siècle, comment un vers – un mot de ce vers, une infime et puissante nuance – va cristalliser le conflit qui oppose les deux amis et fournir au film une conclusion digne du problème qu’il a le courage d’aborder, je laisse au lecteur le plaisir de le découvrir en s’installant, s’il ne l’a déjà fait, devant cet admirable Alceste à bicyclette.
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Pour ma part, le but de ce détour était de témoigner de mon ahurissement quand, désireux d’en savoir un peu plus, j’ai lu, dans la notice Wikipédia du film, la présentation générale qui en est faite. Je ne sais rien de son auteur. Jusqu’à la dernière phrase, son texte m’a semblé pertinent, fort convenable, nullement scandaleux. Et puis je suis arrivé à cette dernière phrase, et l’enfer m’est tombé sur la tête.
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La voici. L’auteur, de toute évidence, veut recentrer son propos sur ce qui lui semble l’essentiel en formulant la question que, selon lui, pose le film : « Les deux acteurs auront-ils assez de respect l’un pour l’autre, assez de contrôle d’eux-mêmes pour que l’alternance hebdomadaire du meilleur rôle de la pièce puisse entrer dans les faits lors de la tournée prévue?»
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D’abord, stupéfaction hagarde. De quoi être atterré. Puis j’ai imaginé un professeur qui s’inspirerait de ce commentaire. Là, fureur noire, j’ai vu rouge ! Qu’ai-je pensé au juste, ai-je même pensé quelque chose, je ne sais plus. Me voici maintenant remis, avec une proposition paisible. Si ces trois lignes ne déchaînent pas chez ce professeur, surtout s’il enseigne la littérature française ou la philosophie, quelque désordre physique ou psychique apparent, une sudation excessive et brutale, par exemple, ou un tremblement des mâchoires, ou une soudaine pâleur, s’il ne se met pas à jurer comme un charretier, si ses yeux ne s’injectent pas de sang ou si, en l’absence de ce symptôme, on ne lit pas en eux, une fraction de seconde, une lueur proprement meurtrière, alors pas de temps à perdre : on envoie illico ce pédagogue comme petite main de renfort à la police ou à la gendarmerie, l’une et l’autre aujourd’hui, comme on le sait, surmenées. On ne peut pas laisser des élèves avec un type pareil. C’est plus dangereux que tout, plus grave que tout.
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La colère passe, l’excès, la joie vengeresse et douteuse. Il reste ce qui ne peut pas passer. Peut-être ce site tout entier, avec ses articles trop longs, son acharnement, son piétinement était-il tout entier destiné à mettre en évidence ces quelques lignes. Celui qui les a écrites, il n’est pas mon adversaire, il est mon collègue de labo, sa paillasse est proche de la mienne. Nous avons ensemble isolé le virus que je cherche depuis si longtemps, que je connaissais par ses effets multiples, que j’avais traqué, de toutes les manières possibles, dans mes sessions de formation comme dans ma vie à moi, dans celle de mes proches et de mes amis, dans les témoignages volontaires ou involontaires des romans ou de la poésie, dans les textes des braves qui affrontent l’époque à mains nues.
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Je sais comment elle m’est venue, cette obsession qui m’a été à la fois une amie et une douleur. En 1981, j’ai publié un petit livre auquel j’avais donné pour titre ce clin d’œil impertinent à Rousseau : Émilie ou de l’éducation des adultes. Il s’agissait d’une série de saynètes directement inspirées de sessions de formation que j’avais animées, et dont les personnages faisaient écho à des hommes ou à des femmes bien réels. En dépit de son titre provocant, je ne pensais pas que ce livre contribuerait de manière décisive au progrès de la pensée contemporaine. Mais je l’avais voulu joyeux et amical, comme les circonstances qui l’avaient fait naître, et j’avais pris un grand plaisir à y travailler. Il eut le destin modeste et sympathique qu’il méritait, puis je l’ai oublié. Plusieurs fois pourtant l’envie m’est venue de donner une suite à Émilie, de présenter d’autres personnages tirés d’autres sessions. Je ne me suis jamais décidé à le faire, même si, dans les années 90 ou 2000, je disposais d’une matière bien plus vaste que celle de 1981. Je sentais qu’il m’aurait fallu changer entièrement de ton et que ma gentille Émilie, dont beaucoup de traits appartiennent à la serveuse d’un hôtel normand où s’était tenue l’une de nos sessions, serait devenue problématique, un peu triste et lourdement discoureuse. Ce constat eut une grande importance pour moi, ce fut ma manière de percevoir l’évolution de notre société : dans ses conséquences sur l’être des gens, en quelque sorte, sur l’intimité de leur pensée et de leur sensibilité, bien en-deçà et bien au-delà des débats auxquels donnait lieu, paradoxalement avais-je l’optimisme de croire, ce septennat de François Mitterrand durant lequel la modernité fut exaltée comme jamais et ses plus discutables figures mises en scène avec une emphase qui donnait la mesure exacte de la lucidité des médias et du taux de confiance qu’il était déjà raisonnable de leur accorder.
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Début d’une interrogation. Rumination plutôt qu’analyse. Une intuition simple : Émilie décrit une période où je pouvais encore m’entretenir avec des travailleurs en oubliant, dans une large mesure, le monde où nous vivions. Il était là, évidemment, et sa présence dans l’entreprise n’était pas toujours légère. Pourtant, même si les gens apprenaient à se méfier de lui, lui c’était lui, et eux c’était eux. L’entreprise, dans ce livre, n’a qu’une présence discrète. C’est un décor qui s’invite parfois sans trop d’égards dans l’existence des salariés, mais jamais sans sonner à la porte. Même malcommode et envahissant, même exigeant et injuste, le monde était et restait, à cette époque, une troisième personne, celle dont on parle.
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J’ai découvert récemment que la même année 1981 avait été marquée par un événement discret et fort important qui m’avait échappé. La plus glorieuse des revues littéraires françaises, la NRF, La Nouvelle Revue Française, a en effet publié, en tête du sommaire de sa livraison d’octobre 1981 (n°345), un article de Michel Leiris dont le titre fait réfléchir. J’ai appris à mes dépens ce que signifie, pour le monde littéraire, la place attribuée, dans le sommaire d’une grande revue, à telle ou telle contribution. De 1961 à 1967, mois après mois, j’ai eu à procéder à des arbitrages de cette sorte dans une autre revue, La Table ronde, qui était à la NRF, pour employer un langage que les élites puissent entendre, ce qu’est aujourd’hui, dans un cadre quelque peu différent, l’Olympique Lyonnais au PSG : un second largement distancé, mais qui sait quand même marquer des buts. Peu familier des usages de la tribu littéraire, j’avais placé en tête de mon premier sommaire un texte dont l’auteur, quoique respecté, ne faisait pas partie du podium de l’époque alors même que j’avais relégué, en quelque sorte en Ligue 2, je ne sais quel Zlatan de la critique. Une bombe sur la Bibliothèque nationale n’eût pas davantage affolé le Landerneau littéraire. Minuscule souvenir, certes, mais qui donne toute son importance au choix de la NRF et m’oblige à le considérer avec la gravité qu’il faut. C’était un message, un avertissement, une alerte. Presque une prophétie. Le titre de cet article ? Une délicieuse anagramme : Modernité, merdonité.
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1981. Émilie a perdu le goût de rire. La NRF, cette vieille dame, a tout compris. Ce qui va arriver en douce, cet étouffement, cette réduction, cet aplatissement, cette façon de vider la réalité d’elle-même, cette compensation cérébrale d’une dévitalisation de l’intelligence, j’ai tâché, comme bien d’autres, de l’ausculter, de le décrypter et, comme bien d’autres, j’ai rêvé de le conjurer. Entreprise difficile. Il faut manier les multiples langages dans lesquels s’exprime la modernité, il faut surtout être capable de saisir et de transcrire ce qui se produit dans une conscience quand elle se trouve solitairement affrontée à cette énorme machine. Il faudrait être là à l’instant de l’accident, du choc, de l’agression. Comprendre par où ça a cédé et comment et pourquoi, savoir si une résistance était possible, s’il y avait des complicités dans la place et lesquelles, expertiser le monde ancien. Et puis, quand quelqu’un commence à y voir un peu plus clair, tout est démocratiquement agencé pour que sa parole ne porte pas, ou ridiculement peu. Les champions de la modernité développent un sixième sens extraordinairement habile à déceler dans leurs interlocuteurs cette recherche, ce souci, cette curiosité, ce doute. Ils ont une perception presque animale du danger que fait courir à l’échafaudage de leurs éléments de langage le moindre mulot, la moindre souris, le moindre ver de terre qui cherche à vérifier les fondations sur lesquelles il repose. Les mêmes qui n’ont aucune réticence à recevoir de leurs adversaires autant de coups qu’ils leur en assènent, les mêmes qui acceptent avec la plus paisible tolérance qu’on se montre l’ami ou l’ennemi de la modernité, son thuriféraire ou son contempteur, qu’on la bénisse ou qu’on la maudisse, qu’on s’extasie sur ses réalisations ou qu’on pourfende rageusement sa légèreté et ses injustices pourvu que, d’une manière ou d’une autre, on accrédite son mythe et sa puissance, ceux-là tremblent de terreur à l’idée que le peuple comprenne enfin qu’elle n’est qu’une bulle de savon qui crèverait à l’instant où il soufflerait dessus, et que tout, dès lors, se réorganiserait autrement en engloutissant, avec cette construction de carton, les intérêts épais et les vanités froussardes qu’elle héberge. Un monde où l’on repartirait des êtres, des choses, de leurs relations naturelles, un monde sans boursouflures où chacun serait à la fois centre et périphérie, un monde sobre et modeste mais vif et chaleureux, un monde où le langage des éléments ferait oublier les éléments de langage, ce monde-là, même à l’état de préfiguration, même à l’état de très lointaine promesse, même à l’état de rêve, leur est insupportable. Quand tout ne tient pas dans leur rien, ces malheureux ne vivent plus. Ce ne sont pas des monstres. Ils n’ont pas fini de naître, c’est tout leur drame, et ne supportent pas qu’on le sache. Ils se protègent, se répètent, s’imitent : c’est ainsi qu’ils font le malheur du monde.
Ξ
En tout cas, nous l’avons, notre virus. Même si la recherche n’en est qu’à ses balbutiements, nous pouvons commencer à comprendre. Considérons-le encore une fois : « Les deux acteurs auront-ils assez de respect l’un pour l’autre, assez de contrôle d’eux-mêmes pour que l’alternance hebdomadaire du meilleur rôle de la pièce puisse entrer dans les faits lors de la tournée prévue ? »
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Comment cette phrase est-elle arrivée là ? A-t-elle échappé à son auteur ? Est-elle tombée dans son texte comme un rocher se détache de la montagne ? Serait-ce un canular ? Dans ce cas, eût demandé Freud, pourquoi ce canular-là, et pas un autre ? D’où qu’elle vienne et quoi qu’elle cherche, elle a quelque chose d’extraordinaire. Dogmatisme ou humour au nème degré, toute la stratégie du discours de la modernité, telle qu’elle apparaît dans la communication politique, dans la publicité commerciale, dans la propagande de l’entreprise, est là. Je ne sais si l’auteur, soudain débordé par ce que sa vie d’étudiant, de travailleur, de citoyen a dû ingurgiter, a ressenti le simple besoin de le vomir sans se poser davantage de questions ou si, Flaubert qui s’ignore, il a voulu au contraire saisir impitoyablement la quintessence du mal principal, fondamental, qui nous harcèle. Le résultat est saisissant. Je gage que le ministère de l’Éducation nationale, soucieux comme il l’est du progrès de la conscience civique, incitera chaleureusement les enseignants à le commenter devant leurs élèves.
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Qu’on n’oublie pas. Le sujet de ce film, c’est une méditation sur l’homme libre face au monde qui, partant de Molière, enjambe quatre siècles. Elle met en scène, dans un même mouvement, trois duos de personnages : Alceste et Philinte, ceux du Misanthrope, Valence et Tanneur, ceux du film, et, compte tenu de ce que l’on connaît d’eux et, singulièrement, du premier, deux grands acteurs de notre temps, Fabrice Luchini et Lambert Wilson. Alceste à bicyclette, c’est une interrogation à plusieurs voix et plusieurs visages sur un thème d’une actualité criante qui se réfléchit dans le miroir de l’histoire, c’est une occasion de considérer ensemble notre vie et de jeter sur elle un regard libre et droit. C’est une fête grave et c’est un repos, tout cela non dépourvu de drôlerie. Et alors ?
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Quel rapport avec cette phrase ? Aucun. Ni dans le fond ni dans la forme. Pas plus que la modernité n’en a avec la vie. Parachutage nocturne de munitions managériales. Mais qu’est-ce qu’elle fout là, cette phrase ? Rien. Elle s’impose, c’est tout. Une goujate. Aucune conscience du ridicule, de l’espèce d’obscénité. Un cauchemar ? Le technicien a mélangé les bobines ? Voici ce qu’on a compris d’Alceste, et de Luchini, et de Molière : le sujet du film, c’est de savoir si l’usine du spectacle va tourner ou pas. Stupéfiant, mais totalement véridique car, c’est ça la modernité, c’est ça les valeurs, c’est ça et rien d’autre, jamais. Et c’est bien avec cette inconscience et cette lourdeur, c’est bien avec cette grossièreté-là qu’on vous en bourre le crâne.
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Tout le reste, comprenez bien, Molière, Alceste et tout le toutim, c’est du blablabla, voilà ce qu’on vous envoie à la gueule, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, et comme vous avez été très mal élevés, vous vous croyez obligés de rester polis. Vous prenez donc l’air du citoyen qui joue à l’esprit large quand on lui explique que la seule chose qui compte, c’est la production. Luchini, n’en doutez pas, a fait ce film pour des cadres commerciaux en formation. Pour qu’ils repèrent les obstacles que la culture et la subjectivité placent vicieusement sur la route du progrès économique. Et vous continuez à admettre, n’est-ce pas ? À sourire ? Dans certains cas, c’est mordre qui est humain, et sourire qui est animal.
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D’où parle l’auteur, c’est limpide. Il est assis dans le fauteuil du commissaire aux comptes d’une association récemment créée, la MAP (Molière, Alceste, Philinte) dont Luchini et Wilson sont les cogérants. Ou il rêve qu’il y est assis. Il professe que cette position lui assure une visibilité maximale sur la situation. Comique ou tragique, mais tout à fait vrai : c’est bien ça qu’on fait entrer dans la cervelle des gens.
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On notera que la question posée n’en est pas une. C’est par un artifice éléphantesque que le propos affecte un tour interrogatif. De quoi il s’agit, l’auteur, sujet supposé savoir comme on n’en fait plus, n’en doute pas un instant. Il a d’emblée ramené cette histoire d’intellos à l’essentiel : le business. L’écrasement des plans est si parfait que tout s’affale sur la perspective de l’entreprise. Le point d’interrogation final est le string de doute dont se pare un dogmatisme sans faille. Ce monsieur sait tout parce qu’il pense que le business c’est tout. Sans s’apercevoir un instant qu’il se met exactement dans la position des pédants solennels contre lesquels, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes en passant par Le Misanthrope, Molière n’a cessé de nous mettre en garde.
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On croit rêver tant c’est ressemblant. Une fois fixé l’objectif économique dans la perspective de la production et de la rentabilité, une fois repérés les meilleurs moyens de l’atteindre, reste, comme d’habitude, à motiver le personnel. Tel est le rôle des valeurs. Les personnages et les comédiens sont devenus des cadres ou des sous-cadres qu’on va maintenant manipuler sans modération. M. Philinte et M. Alceste, comme M. Tanneur et M. Valence, comme M. Wilson et M. Luchini, tous rôles confondus, toute verticalité abolie, sont jetés dans la même marmite pour qu’ils y dégorgent ce qu’ils pourraient encore avoir en eux d’un tout petit peu spécifique. Quand l’anonyme de service les en tirera, blanchis comme des endives, il pourra leur enseigner à son aise un respect et un contrôle d’eux-mêmes qui semblent tout droit sortis d’un manuel d’éthique publié par la FIFA.
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Tout cela, bien sûr, dans l’environnement stylistique qui convient. Alceste, c’est « le meilleur rôle de la pièce ». J’entends : le meilleur produit. Et pour que l’alternance (bientôt l’alternance quinquennale du meilleur rôle de la République) puisse entrer dans les faits, ces faits qui sont le produit du faire, même si faire, comme le rappelle le Traité du style d’Aragon, a parfois, dans notre langue, un sens plus trivial.
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Quelle est donc cette intelligence supérieure qui s’installe dans une position aussi profondément débile ? Quel est ce pédagogue truqueur qui pose de si fausses questions ? Quel est ce moraliste d’opérette ? De quel perchoir s’égosille-t-il ? Pourquoi ? Quel est ce contrôleur de gestion déjanté qui semble prendre un tel intérêt à ce que cette tournée se fasse ? Quel réducteur de têtes s’est installé dans la peau de celui qui a tenu la plume ? Quel malpropre a laissé derrière lui cette odeur de rentabilité que dégage ce meilleur rôle de la pièce ? Et les faits, où est le peureux qui a besoin de s’enfermer en eux comme un gamin dans les chiottes ?
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Je dis chiottes. Je dis fiente. Je dis déchets. Je dis excréments. Je le dis avec Tchouang-tseu et avec saint Paul. Je le dis avec Freud et avec Keynes ; je le dis, avec ces deux derniers comme Bernard Maris m’a appris à le dire. Je le dis avec Michel Leiris et la Nouvelle Revue Française. Je le dis comme le pensait Alain et comme le pensait Bernanos à l’époque où, pourtant, ils se chamaillaient beaucoup. Je le dis comme cette étudiante, l’autre soir, à qui je commençais à expliquer que ce monde est odieux de mesquinerie et qui m’interrompt avec un gentil sourire pour laisser tomber calmement : « … tout le monde le sait ». Je le dis avec tous ceux qui, dans leurs langages différents, disent la même chose : quand, dans une vie humaine, dans une société humaine, il n’y a pas « autre chose qui compte que ce qui compte », cette vie ou cette société entre fatalement, nécessairement, obligatoirement, dans un processus d’excrémentation.
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Alain ne dit pas « autre chose que ce qui compte ». Ça, on nous le sert à gogo, jusqu’à plus soif : ce sont les valeurs, sortes d’hôtesses décoratives qui ne servent à rien du tout, si ce n’est à faire oublier la laideur des chevaliers du Cac 40 ; ce sont aussi les idéalisations et sublimations frauduleuses en tout genre, toutes, sans exception, des plus charnelles aux plus spirituelles, des plus sensibles aux plus éthérées. Elles ont d’ailleurs le même nom de famille : ce sont les demoiselles Bidons. Autre chose que ce qui compte, c’est une fumisterie largement répandue dans la famille Bidons, dans sa branche rose, dans sa branche bleue, dans toutes les autres, dans sa branche riche, sa branche pauvre, sa branche pieuse, sa branche pas pieuse. Autre chose que ce qui compte, c’est marquer le pas sur place, c’est parler pour ne rien dire. Alain, lui, a parlé d’« autre chose qui compte que ce qui compte ». Et là, bye bye ! À la prochaine, Mesdemoiselles Valeurs Bidons ! Là, ça devient sérieux. Là, on n’en est plus au clapotis d’émotion dans un gosier ministériel. Avec autre chose qui compte que ce qui compte, le jeu est cassé. Dernier virage, vérifiez les toboggans. Fini de faire semblant. « Appelez-ça comme vous voulez, moi j’m’en fous », chantait Maurice Chevalier, mais tout est bouleversé, sens dessus dessous. Fini de se croire dans le bon camp. Résiliée l’assurance « position intellectuelle ». La transcendance a pointé son nez. En secret, dans cette personne-là ou dans cet individu-là comme doit dire un ministre d’une personne qui a fait une connerie. La transcendance, on l’a repérée à son parfum de toujours connu-jamais connu, elle fait signe de là où l’on est vraiment soi, de là où l’on n’ose pas être vraiment soi. Geyser de liberté, d’une liberté animée du dedans, par le dedans, douche froide et chaleureuse. Autre chose qui compte que ce qui compte, c’est quand aucune raison supérieure n’est admise avant qu’elle ne soit passée sous le portique du sens, avant qu’elle n’ait été fouillée par une droite méfiance, avant qu’elle n’ait été pesée sur la balance de l’amitié. Quand aucun gang n’est cru sur parole, ni même aucun clan, ni même aucun club, ni même aucune équipe, et encore moins sur silence. Quand votre dernier mot et le mien, qui n’est jamais un ordre, et qui se mépriserait d’être un slogan, vient en vous et en moi d’un je ne sais quoi plus sûr que toute notre science réunie. Quand l’avarice, soudain mise nue par la simplicité du cœur, n’a plus qu’à aller se cacher. Alors, peut-être, la société… Peut-être. Mais, à coup sûr, pas autrement.
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Merci, mon camarade de labo. Même si, au passage, il vous a un peu mordu, vous ne m’en avez pas moins fortement aidé à le trouver, ce virus de merde.

18 juin 2016

Autorisé

LE MARCHÉ LXXIII

Un changement petit et suffisant, par une liberté et une résistance diffuses, dont l’exemple ne s’est pas vu encore.
Alain
 

Le texte de Renan auquel on a vilainement arraché le slogan du vivre ensemble devrait être commenté, chaque début d’année, dans les lycées et les collèges. Je le recopie pour le plaisir, pour le sens, pour le plaisir du sens : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
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Pas question que des directives pédagogiques et citoyennes expliquent aux professeurs comment ils doivent s’y prendre. Liberté absolue. Qui préfère s’abstenir s’abstient. Qui accepte puise ses mots dans son intelligence, son cœur, sa culture, son expérience. D’année en année, le propos évolue, s’affine, s’élargit, se confronte à la vie.
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Conséquence indirecte mais précieuse : quand les enfants entendent le slogan, ils comprennent ce qu’est la trahison du sens et ce qu’il faut faire subir à un texte pour faire de ses restes un pont aux ânes politique. La propagande, c’est toujours enlever le meilleur. La pensée de Renan, c’est le lait. Le vivre ensemble, cette abstraction secrètement agressive qui endort et nivelle, ce machin sans corps et sans âme, c’est la peau du lait. Quand on veut aider un ami en détresse, on ne lui lit pas des prospectus. Le vivre ensemble n’est pas un raccourci, c’est une contrefaçon. D’un témoignage d’amitié, on fait un mot d’ordre. Contrefaçon. Du fruit d’une longue méditation, on fait une recette. Contrefaçon. Il fallait venir à la radio ou à la télévision, lire ce texte, puis se retirer en silence. Trahison par omission démagogique, par pression morale. Et pour cause : le « riche legs de souvenirs » dont parle Renan, c’est celui qu’on dilapide pièce à pièce. Du festin de pensée qui tient en ces quelques lignes, on jette à la jeunesse une carcasse, une arête. Avares !
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Ernest Renan. Le pieux élève du petit séminaire de Tréguier devenu « blasphémateur européen », comme c’est étrange de le retrouver ici ! Plus jeune, je me lancerais dans la rédaction d’une Encyclopédie de la bigoterie ! De ce que des esprits faux qui croyaient au ciel faisaient de la charité à ce que d’autres esprits faux qui n’y croient pas font du vivre ensemble, quelle continuité, quelle persévérance, quelle belle logique dans le culte du faire semblant ! Bigoterie laïque, bigoterie religieuse, même fromage ! Une seule question à poser, aussi sérieuse que l’œuf et la poule : est-ce l’hypocrisie moralisatrice qui rend idiot ou est-ce parce qu’on est idiot qu’on la débite ? N’allez surtout pas m’expliquer que parler de la charité ou du vivre ensemble sans y croire, c’est toujours mieux que rien. Faux. C’est toujours pire que tout. C’est ce qui tue le mieux.
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Une âme, dit Renan. Un principe spirituel. Un héritage indivis. Les cathédrales et la Révolution, évidemment. Difficile d’aimer tout cela en bloc ! L’Inquisition, la Terreur… Mais, disait Berque, on n’aime pas parce que, on aime malgré. Et dans cette longue histoire, malgré tout, nous nous reconnaissons toujours. Elle a su parler à notre cœur, à notre âme, à notre esprit, à notre imagination. Tandis que la plate aventure où l’on nous entraîne désormais, de quelques paillettes qu’on la décore, est incapable de cuisiner autre chose qu’une dérisoire morale d’opportunité, fille débile du réalisme économique et de la publicité. Elle engloutira en même temps les souvenirs des cathédrales et les grandes journées de la Révolution si ceux qui les méditent encore, ensemble ou séparément, ne voient en elle leur ennemie commune. Il faut de l’héroïsme à ceux-là pour ne pas renoncer à toute espérance, pour ne pas admettre que la référence à l’esprit, legs des cathédrales et de la Révolution, est déjà potentiellement liquidée, qu’elle est en voie d’élimination par lente aspiration et patiente succion. Stupéfaction d’entendre un Premier ministre de la République déclarer, à propos du terrorisme : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Vraiment ? Éteintes les Lumières ? Soufflées ? À moins que la raison ne serve qu’à la bricole, aux amuse-gueule citoyens, à l’interminable jacasserie autour d’une déchéance de nationalité où l’on feint de voir un symbole alors qu’il ne s’agit que d’un fantasme ? Ou peut-être – souci d’avenir – sa fonction est-elle de nous aider à décider quels jouets il nous faut offrir aux petits garçons et aux petites filles ? Pour ces billevesées, vive la raison ! Mais quand le sang coule, changement de pied, elle devient l’ennemie de la justice. Rome n’est plus dans Rome. Mais, au juste, où est-elle ?
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Mehr Licht ! demandait Goethe en mourant, davantage de lumière ! La lumière nous vient par la parole. Mais, de la base au sommet et du sommet à la base, nous vivons à l’époque des mots truqués. Détournés. Désamorcés. Châtrés, comme ce pitoyable vivre ensemble, de leur souffle, de leur écho, de leur vie. Ou rendus imprononçables par la peur, par un monstrueux et puéril soupçon. On fait comme si expliquer le terrorisme allait démobiliser, allait nuire à l’efficacité. Alibi. Ce qu’on craint, en réalité, c’est que l’explication nous conduise plus loin que nous ne voulons aller, qu’elle nous mène on ne sait où et que la condamnation des assassins, si solennelle qu’on la veuille, soit loin de fermer le terrible dossier. Donc en revenir très vite à l’émotion, non pas à celle qui, au cœur même de la souffrance, en appelle à la vie, mais à celle qui étreint, à celle qui se fige en spectacle, qui remue les peurs, excite le ressentiment et, en les consolant frauduleusement, aggrave les frustrations. Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ? Quelle bronca si ce propos était tombé de la bouche d’un responsable religieux !
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Pas de chirurgie esthétique possible pour les mots. Quand ils sont blessés, le monde l’est aussi, et devient dangereux. Elle le sent, cette adolescente que j’ai croisée au bas de chez moi, retranchée dans le blockhaus d’une combinaison bleu ciel qui l’enserre de la tête aux pieds, armée d’énormes chaussures à marcher sur la lune, le casque sur les oreilles et, sur le casque, un bonnet qui lui mange le front tandis que le col de la combinaison masque le bas du visage et que d’épaisses lunettes noires complètent le dispositif ; toute mince, toute droite, elle semble avoir fait vœu de ne rien voir et de ne rien entendre ; de son pas souplement automatique, elle marche, énergiquement résignée, vers elle-même. Absente ou absentée. Présente à son absence. Condamnée à ce jeu défensif. Pauvre ! Elle n’a plus de monde. Elle fait semblant. Que peut-elle faire d’autre ? Où peut-elle filer, sinon en elle-même, avec, pour seul horizon, quelques réfugiés de l’intérieur qui lui ressemblent ?
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Une prison, cet univers, mais dont les murs, parfois, semblent de papier. Cet astronome, c’est certain, habite les étoiles. Satellisé par sa recherche, décentré, sécurisé par son grand écart, il ne touche presque plus terre mais, pour un peu, nous ferait toucher ciel. Pourtant, à ma désolation, il tient encore par un fil à notre planète managée, pédagogisée, communicantée. Parlant de son travail, il dit qu’il lui faut avoir des objectifs. Toi aussi, mon ami ? Me voici accablé, mais je vais vite me remettre. « Les objectifs, reprend-il, ça permet de savoir si on les a atteints ou non. » Cette réponse-là, seul un savant peut la trouver. Un réacteur nucléaire dans une gentille récitation. À quoi sert de mettre son chapeau le matin, Monsieur ? À savoir, le soir, si on l’a perdu, Madame ! Les objectifs, il les voit du ciel, les critiquer n’est pas son affaire. Il les voit et il les classe. Dans la colonne Rien, bien sûr. Sans s’émouvoir, sans faire d’histoires. Évidence scientifique. Si la petite cosmonaute pouvait faire ça, ses godasses deviendraient des tremplins, sa vie commencerait.
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Elle n’a pas tort, la petite, de s’isoler. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas à quel point elle a raison. En fait, il faudrait que sa solitude change de signe. Qu’elle ne la vive pas comme une négation mais comme une affirmation. Comme un départ, pas comme un retrait. Ni comme un signe de méfiance. Comme un élan souriant et contagieux. Facile à dire ! Il faudrait quelque chose comme une pirouette anthropologique ! Mais déjà elle devine qu’on ne résiste à ce monde en toc que si l’on a la tête ailleurs, vraiment ailleurs. La tête. Et le cœur. La comprenette et l’imaginative. Elle le devine, mais elle ne le croit pas vraiment. Ou elle le croit mais en se donnant tort de le croire, donc sans le croire tout à fait. Derrière ses lunettes noires, elle garde intacte une réserve de docilité, qu’elle appelle sans doute réalisme. Et ça, c’est intenable, c’est le malheur assuré. Il faudrait lui arranger un rendez-vous avec l’astronome, quelque part entre deux planètes. De là-haut, il lui apprendrait à regarder le monde comme il regarde les objectifs. Calmement. Poliment. Sans crier, sans faire d’histoires. Parce que c’est ainsi. Parce que les objectifs existent. Comme existe la poussière intergalactique. Comme existe tout ce qui existe sur terre et ailleurs. Sans que cela ne vienne encombrer la tête des chercheurs, sans qu’ils le prennent trop au sérieux. En somme, il lui donnerait une leçon de recherche fondamentale. Comme il y a la poussière intergalactique, les autobus et la crème de marrons, il y a trois manières de prendre ce monde au sérieux, trois manières de jouer sur son terrain. Les trois sont à éviter. La première, c’est de croire ce qu’il raconte, de faire ce qu’il dit, de vivre comme il le veut. La deuxième, c’est de discutailler pied à pied avec lui comme s’il était un modèle indépassable, une inévitable référence. La troisième, c’est de jouer gentiment son jeu dans la journée puis, le soir, avec des copains cultivés, se payer élégamment sa tête. Bon. Où est le problème ? Une question, Mademoiselle ? Vous me demandez si l’on peut vivre vraiment libre quand, au fond de soi, on n’a pas rompu radicalement avec la logique de ce monde-là ou si cette rupture potentielle ne s’actualise jamais ? Non, évidemment, non.
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Radicalement ? Voyons. Le mot terroriste n’est pas sujet à discussion. Il renvoie au sang, à l’assassinat, à l’arbitraire, à la fureur, à la folie. Un terroriste, c’est quelqu’un qui sème la terreur. Aucune ambiguïté. La série radical, radicalisé, radicalisation, radicalisme, etc. est, elle, infiniment plus confuse. Ces mots se rapportent tous à la notion, matérielle ou symbolique, de racine. Ainsi voulait réfléchir et agir le parti radical – le plus vieux de France : en prenant les contradictions et les difficultés de la société à leur racine. Il s’agissait, on le sait, d’une radicalité bienveillante, soucieuse de culture, et sans mépris pour un art de vivre, notamment en matière gastronomique et œnologique, dont quelques déjeuners en Bourgogne en compagnie de personnalités politiques, dans les années 90, m’ont prouvé que la tradition n’avait pas succombé à un excès de cholestérol.
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Mais alors pourquoi islamisme radical ? Pourquoi pas terroriste ? Cela éviterait aux collégiens et aux lycéens, déjà passablement perturbés, de ne pas prendre les grands hommes du parti radical, d’Édouard Herriot à Pierre Mendès-France en passant par le philosophe Alain, pour des assassins. Et surtout, on ne priverait pas le mot radical de la complexité dont l’usage l’a chargé en lui reconnaissant à la fois une connotation négative et une autre plus ambiguë, un peu narquoisement ambiguë, mais positive. « Toi, tu parles trop, on va te couper la langue, ce sera radical ! » disait M. Ferrière, mon premier instituteur de Montrouge, à un petit bavard récidiviste. Je me rappelle aussi ce médicament contre la constipation – alors toujours noblement qualifiée d’opiniâtre – dont l’effet devait être radical. Ajoutons à cela un argument d’un autre ordre. Entendre dire que l’islamisme était radical mettait Jacques Berque en fureur, à moins que cela ne le fît éclater de rire. Il le jugeait absolument – radicalement – incapable d’aller à la racine de quoi que ce fût. Il était, à ses yeux, philosophiquement nul et théologiquement nul. « Ces gens-là n’ont pas trouvé une tête d’épingle, me disait-il, vous m’entendez bien, Sur, pas une tête d’épingle ! »
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Renoncer au vocabulaire de la radicalité et appeler par leur nom terrorisme et terroristes favoriserait beaucoup la réflexion des jeunes que tente cette sombre aventure. Radicalisation, se radicaliser, être en voie de radicalisation, ce vocabulaire abstrait sonne technocratique et atténue par sa modernité la violence de ce qu’il désigne en le présentant dans le langage du processus et de la procédure. Le choix du mot juste est déjà une résistance. Ce qu’on apprend peu à peu de ces criminels montre qu’ils ne sont nullement ces épris de piété et ces fanatiques d’absolu que suggère une imagerie archaïque. Quant à l’organisation qui les recrute, elle excelle dans le maniement des technologies les plus sophistiquées et de la communication la plus retorse. Nous n’avons pas à valider par notre suivisme lexical la contamination qui s’installe, une fois de plus, entre le langage technocratique et le crime. Même s’il nous est plus confortable, quand il s’agit des terroristes, de parler de processus de radicalisation plutôt que de propagande, voire de communication.
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Nous avons beaucoup de raisons secrètes de dévaloriser l’esprit radical et, en ignorant ce qu’il a de fécond, de ne prendre son vocabulaire qu’en mauvaise part en l’identifiant à la violence. Aller à la racine des choses, voilà qui n’est pas la pente de notre modernité, de son relativisme commercial, de son pragmatisme soumis et de la batterie de vertus quincaillères qu’elle nous prescrit. En stigmatisant d’un seul coup toute la famille lexicale du mot radical, on nous fournit le moyen de lutter en même temps contre le terrorisme, ce qui satisfait notre conscience, et contre un esprit d’exigence et peut-être d’absolu incompatible avec l’arbitraire de la modernité gestionnaire.
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Cette collusion est une défaite. Elle contribue, à sa manière, à faire résonner le terrorisme comme un glas universel. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Certes. Tout ce qui mutile aussi. Lutter du bout des lèvres contre le terrorisme nous éloigne de nous-mêmes, nous dissout dans l’univers véhément mais rassurant de la projection : célébrations, paroles enflammées, émotion. Lutter radicalement contre le terrorisme nous interroge sur nous-mêmes : élargissement et approfondissement du champ de bataille, lucidité, affirmation, projet. Combattre le terrorisme, sans la moindre faiblesse, pour ce qu’il est, pour ce qu’il est odieusement. Mais le combattre aussi pour ce qu’il signifie, pour ce qu’il ne sait pas qu’il signifie, pour le vide que sa folie, tout à la fois, dénonce et propage. Et là, il nous faut, par le chemin de nous-mêmes, descendre jusqu’à la racine commune de notre humanité.
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Ces quelques notes sur L’enracinement, un texte que Simone Weil écrivit à Londres en 1943, peu de temps avant sa mort, et qu’Albert Camus fit publier en 1949 avec le sous-titre Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, je ne savais qu’en faire. Je les retrouve aujourd’hui comme l’exemple même de cette radicalité que je ne veux pas voir sombrer dans le sillage du crime. Je dois à une brillante femme politique contemporaine d’avoir rouvert ce livre. Sa compétence polytechnicienne en parlait à la radio comme s’il s’agissait d’un plaidoyer régionaliste, feu de bois de chez nous, cuisine au beurre, souvenirs attendrissants et bidonnés. Ce n’était pas l’image que j’en gardais. Je suis allé vérifier et j’ai trouvé notamment ces deux passages :
« La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par la suite, c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. »
Et celui-ci, symétrique :
« D’une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin. Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. »
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Pas d’inquiétude. Inutile de réunir d’urgence le bureau de l’association pour organiser un rassemblement sur la place de la République. Il ne se trouvera pas, dans les décennies à venir, une majorité parlementaire pour s’inspirer de ces propositions. Aucune « loi Weil » à l’horizon. Pourtant, c’est dans un climat de cette sorte, pacifiquement radical, que combattre le terrorisme prend pour moi sa pleine signification. Nous ne sommes pas ici dans la protestation, dans l’indignation, nous ne sommes pas ici dans la défense haletante des principes : nous sommes dans l’affirmation éclatante de la liberté. Dans quelque chose de plus fort que la rhétorique terroriste, dans une vérité qui dissipe le mensonge. À une telle densité d’absence, à une telle puissance de négation on ne répond pas avec des valeurs cuisinées à la financière, on ne répond pas avec de la croissance, on ne répond pas avec du vivre ensemble, on ne répond pas avec un respect en chewing-gum, on ne répond pas avec une solennité compassionnelle, on ne répond pas en imitant les colères adjudantesques du regretté Noël Roquevert : ces simagrées, le terroriste les a anticipées, méprisées, soufflées. On ne répond pas à l’absence par la négation verbale de l’absence : on lui répond par la présence, par la transcendance de la présence. On ne combat la négation que par une affirmation qui la subsume, et qui ne peut naître que de la solitude. On répond à l’absence et à la négation en traversant soi-même l’épreuve de l’absence et de la négation, et en se confiant à ce qu’elle nous confie. Si le terrorisme n’est pas pour nous l’occasion paradoxale de nous évader de notre prison et d’affronter notre liberté, alors c’est lui que nous protégeons en secret, lui qui, de toute évidence, a partie liée avec ce qui nous enchaîne.
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Les prétendues réponses au terrorisme qui ne nous reconduisent pas à nous-mêmes sont vaines. Le terrorisme n’est pas seulement un mal à éradiquer, c’est la vague la plus visible de la pulsion de mort que nous voyons déferler sur le monde, une vague dont nous ne sommes pas seulement les victimes, une vague trop forte et qui vient de trop loin pour que nous lui opposions des barrages de carton. « Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère du profond de soi-même ? » Ce n’est pas le terrorisme qui nous pose la question, c’est chacun de nous qui, dans cette sinistre circonstance, s’interroge lui-même, c’est-à-dire commence à résister et, dans cette résistance, refonde sa liberté. Il y a mille manières de faire ce chemin. La question nous saute à la tête et au cœur quand elle veut, comme elle veut. Je l’ai retrouvée en lisant un livre bien de mon âge, le De senectute de Cicéron, fameux traité sur la vieillesse qui était un grand pourvoyeur de douloureuses versions latines. À mon grand étonnement, et un peu malgré lui, il m’a éclairé sur notre époque.
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L’un de ses ouvrages les plus parfaits, dit l’illustre Désiré Nisard quand il publie, en 1874, les œuvres complètes de Cicéron. Parfait, oui. Le mot de l’appréciation maximale. Et du dossier qu’on ferme. Étrange sentiment : Cicéron, c’est du passé parce que c’est du présent. Non que je veuille, après sept décennies, lui décocher le coup pied de la mule en guise de remerciement pour les versions. Ce n’est pas parce que ce texte a plus de vingt siècles qu’il appartient au passé – Homère et Virgile sont vivants -, mais parce qu’il parle comme aujourd’hui, parce qu’il pense comme aujourd’hui, c’est-à-dire parce qu’il ne pense pas du tout, parce qu’il a une frousse noire de penser.
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Un grand texte ? Certes. Intelligent ? Très. Mais, non, je ne marche pas. J’admire, je décerne le grand prix de ce qu’on veut, puis je rentre chez moi, et je me déshabille de cette solennité. Et je pense avec colère que les gens qui me parlaient de ce De senectute quand j’avais douze ans bordaient déjà mon lit d’octogénaire pour s’assurer que je ne me décacherais, comme disait ma mère, jamais, que je resterais sagement dans les draps de cette sagesse-là, que pas un orteil de révolte n’en dépasserait, que mon lit de mort serait mon lit de vie. Libre à moi, naturellement, dans cette situation douillettement carcérale, d’inventer à ma guise, sur l’écran de mon imaginaire, toutes sortes de compétitions imbéciles et de triomphes inutiles…
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Un monsieur romain de soixante-trois ans, infiniment distingué, que tourmente l’approche de la vieillesse et qu’inquiète la situation politique dangereusement troublée dont il est l’un des protagonistes (de fait, il sera assassiné un an plus tard) s’adresse à son ami Atticus, son aîné de trois ans accablé des mêmes soucis, pour lui remonter le moral et, par la même occasion, se donner à lui-même un peu de cœur au ventre. Un illustre patriarche de l’histoire romaine, Caton l’Ancien, qu’il fait dialoguer avec deux jeunes gens, lui sert de porte-voix.
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Texte magistral. Écriture inatteignable par une plume d’aujourd’hui, même assistée de sa plume adjointe et rémunérée. Érudition, virtuosité rhétorique, souffle, langue précise, souple, forte. Des anecdotes roboratives. Des arguments puisés aux meilleures sources de l’histoire romaine et de la philosophie. D’admirables intuitions sur l’immortalité de l’âme. De grands souvenirs, de hauts exemples, de la sagesse, de la bienveillance. Et ce réalisme, cette lucidité dans la contemplation de la condition humaine ! Mais c’est mort, et ça ne me fait pas plaisir de le dire : c’est radicalement mort.
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Certaines maximes stoïciennes m’aident puissamment à vivre. Je les ai récitées aux amis, ils m’ont dit parfois qu’elles leur avaient été utiles. Mais, là, un thème stoïcien s’est dressé entre Cicéron et moi comme un obstacle infranchissable, le rôle. On le voit apparaître à plusieurs reprises dans le De senectute mais c’est Épictète, près de deux siècles plus tard, qui lui donnera sa formulation la plus connue : « Souviens-toi que tu es l’acteur d’un rôle, tel qu’il plaît à l’auteur de te le donner : court, s’il l’a voulu court ; long, s’il l’a voulu long ; s’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le naïvement ; ainsi d’un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné ; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. »
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« Tout ce qui est profond aime le masque », écrit Nietzsche. Sans doute. Mais, sauf au théâtre, déteste le rôle. Au théâtre, le rôle, c’est la vie. Ailleurs, c’est la mort. Le rôle, c’est le masque vissé, l’apparence imposée, l’impudeur au second degré, la tyrannie du normal et du normé. Il faut une grande circonstance pour que le rôle soit crédible, il faut qu’une tragédie l’aspire, qu’une victoire souffle dans ses voiles. Il lui faut un grand texte. Dans ce cas, on oublie sa faiblesse et l’on fait comme si les voiles inventaient le vent. Mais quand l’histoire est gâteuse, quand les événements bafouillent, quand les têtes sont confuses, le rôle montre ce qu’il est : rien. Alors c’est l’angoisse. Alors Cicéron écrit de géniales variations sur la vieillesse. Alors les citoyens-consommateurs comprennent qu’ils n’ont plus à jouer que des pannes. Alors, en secret, ils apposent sur le sentiment qui les étreint le mot terrible de désespoir. [C’est cela que faisaient les stagiaires dans la première matinée de la session : ils mettaient sur la table, et moi avec eux, tout ce que leur soufflaient leurs rôles, dans l’entreprise et ailleurs. Les deux jours et demi qui restaient servaient à déconstruire ce fatras pour faire place à un on ne savait quoi qui n’était pas un rôle, mais la conscience d’une nécessité, d’un devoir heureux, d’une aventure fragile et véridique.]
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L’adversité, c’est la pierre de touche, la teinture de tournesol : ce qui ne lui résiste pas est un rôle. La seule chose dont veuille vraiment se persuader Cicéron en écrivant le De senectute, c’est que la vieillesse, c’est tout bon, et qu’il a, malgré tout, bien de la chance. Rassurer son auteur, telle est la fonction de ce texte. Si un petit insolent le résumait en disant qu’un baveux y explique à quel point il est épatant d’être vieux, je lui ferais les gros yeux mais ne pourrais lui donner entièrement tort. Tout fout le camp, le palpitant et la cité, mais le personnage de Marcus Tullius, garanti sur facture, c’est sûr qu’il va tenir le coup, c’est sûr qu’il va tenir son rôle, merci M. Coué. C’est pourquoi, dans ce petit traité, de si belles choses qui devraient me réjouir le cœur ont autant d’effet sur lui qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Je vois un pauvre homme immensément doué et un peu capon s’installer dans un rôle en se raccrochant aux branches de sa jeunesse et de sa gloire. Je vois un avocat trop systématique descendre, comme au bowling, toutes les objections qu’on pourrait opposer à la béatitude du quatrième âge, sulfater et volatiliser tout ce qui pourrait faire douter de la félicité de vieillir ! Autre chose me fascinait, jeune homme, dans quelques grands vieillards heureux. Pas de peur en eux, ni de peur d’avoir peur. Même intermittente, leur joie n’était pas un kit de consolations et de justifications. Je les voyais vieillards et les sentais vivants. Leur apparente indifférence m’étonnait jusqu’à ce qu’un trait d’une lucidité fulgurante la traverse. La considération, les honneurs, la préséance, ils s’en moquaient comme de colin-tampon : du recyclé, tout ça, de la resucée, des sous-produits, des soldes. Ils n’étaient pas restés jeunes : ils s’apprêtaient à l’être. Détachée de l’avenir, leur présence l’était aussi de l’angoisse. Ils étaient sur le départ. Moi, je me sentais embourbé, empêché, retenu.
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On n’échappe pas plus au rôle qu’à la nécessité d’uriner. Les rôles sont des déchets de nous-mêmes, à éliminer. Dès qu’une attitude se durcit en répétition, dès qu’une manière d’être se transforme en savoir-être, c’est-à-dire se fige en rôle, elle est à rejeter. Quand EDF a basculé de la logique du secteur public à la logique managériale, j’ai été deux fois navré. De voir cette entreprise adopter ce modèle détestable, mais aussi de constater à quel point le modèle précédent se montrait incapable de la moindre résistance. Au théâtre et dans la vraie culture, le rôle est ouverture, franchissement des limites, traversée du miroir. Dans la vie sociale et l’existence personnelle, il est le contraire : réduction arbitraire, malthusianisme de l’imagination, piétinement dans l’habitude, la justification et la flatterie. Impossible de ne pas constater que les préconisations éducatives et culturelles de l’époque vont exactement à contresens. Elles se plaisent à installer dans l’éducation et la culture, sous prétexte de réalisme quand ce n’est pas d’égalité, les données de l’expérience quotidienne et ordinaire au détriment du travail de l’imagination alors qu’en même temps, sous prétexte de réenchanter le monde, elles décorent hypocritement de sens et de valeurs un secteur économique qui leur est structurellement étranger et fondamentalement hostile.
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Mais alors ? Et si je n’accepte pas d’entrer dans le rôle ? Et si je rejette les rôles au fur et à mesure que le monde les produit en moi, que suis-je ? Un démiurge ? Je me prends pour Dieu ? Non, je ne crois pas. Je pense même que je suis homme comme jamais. Dans l’incertitude, mais sans la craindre : c’est une extraordinaire distributrice de signes. Dans un présent que ne ferme pas la peur, que ne stérilise pas l’ambition, que ne paralysent pas les objectifs. Un présent qui hume le passé, en décante le parfum et le laisse filer en avenir.
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Il y avait autrefois, en face de la célèbre collection Que sais-je ? une autre collection qui eut un beau destin, Ce que je crois. Si elle existait encore et qu’on me demande d’en écrire un volume, je lui donnerais peut-être le même titre que ce Marché LXXIII, Autorisé. Voici ce que je veux dire. Je ne crois pas que nous soyons des acteurs, des interprètes, que nous soyons sur terre pour jouer des rôles écrits par d’autres ou, plus grave encore, écrits par personne ou tout le monde, sous la contrainte de l’argent, ou du pouvoir, ou de quelque délire. Je n’ai pas d’amitié pour une société qui se dégrade ainsi, je n’ai ni considération ni respect pour ceux qui la dévoient de cette manière. Je crois à la liberté, même si je la sais incertaine et flageolante, souvent paresseuse et toujours encadrée de déterminismes. J’y crois parce que je la pense capable de dépasser ces limites et de dominer ces déterminismes. Mais la liberté à laquelle je crois n’est pas une valeur, un principe, un idéal. C’est une liberté sensible, sentie, une liberté rencontrée, une liberté dont chacun peut faire l’expérience quand il se laisse emporter par elle, et même, par la négative, quand il se refuse à elle. C’est une liberté fondamentale, intime, sans doute fondatrice de toute une série de libertés particulières, mais qui ne se confond nullement avec elles.
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Mais si je ne suis pas un interprète, un comédien de l’existence, un acteur social, qui suis-je donc ? L’auteur de mon existence ? Formule ridicule. Je ne suis pas plus auteur que je ne suis acteur. Pour ma part, je fais confiance au sentiment qui s’est imposé à moi, très délicatement mais très fortement, dans quelques circonstances où la question de ma liberté était directement posée. Je me suis alors trouvé dans une étrange contradiction : je me sentais quasiment l’auteur de ma vie alors que je savais parfaitement que je ne l’étais pas ; ma liberté avait un goût d’absolu mais, en même temps, j’étais certain qu’elle ne m’appartenait nullement. Je devinais en moi, ou imaginais, ou pressentais, à ces instants-là, quelque chose comme une plaque tournante, ou encore un point de contact extrêmement sensible, où ma liberté rencontrait quelque chose que j’étais incapable de nommer ; je n’en avais d’ailleurs aucun besoin, aucune envie. Quelque chose qui, tout au contraire, me nommait, me reconnaissait. Quelque chose qui m’autorisait – j’allais dire, horriblement : m’auteurisait – c’est-à-dire tout à la fois me faisait auteur et, par là, me permettait d’être libre, de vivre et d’agir comme tel. Auteur, vraiment auteur. Non pas co-auteur, ce qui aurait supposé un partage de responsabilité. Aucun partage : ma liberté est intégralement la mienne, et la responsabilité, qui en est la conséquence, intégralement la mienne. Aucune métaphore de télécommande. Auteur donc, vraiment auteur, mais parce qu’autorisé, parce que fait auteur, parce qu’invité à la liberté, à l’absolu de la liberté, à la radicalité de la liberté, d’une liberté qui a à voir avec une transcendance elle-même libérante, libératrice. Je n’en sais guère plus. J’imagine que tout le reste, tout ce qui occupe la conscience, l’intelligence, le cœur, tout ce qui fait ma vie, celle des autres, celle de la société, celle du monde, se déploie, imprévisible, dans le champ infini de cette liberté autorisée.
Ξ
J’emploie la première personne pour décrire cette expérience car je ne veux rien lui enlever de son caractère personnel et, si l’on veut, individuel. En réalité, les circonstances dans lesquelles elle s’est présentée à moi étaient bien loin de ne concerner que moi. La conscience de cette liberté radicale m’est venue avec celle de la liberté des autres et, très largement, grâce à elle. Je veux donner ici au mot radical son sens le plus fort. Je n’ai en aucun cas senti quoi que ce soit qui pût ressembler, ni de près ni de loin, à une conscience collective. Je n’ai pas eu la moindre envie de célébrer avec les autres je ne sais quelle appartenance commune, de quelque ordre qu’on l’imagine ou qu’on la souhaite. Les autres dont je parle, d‘ailleurs, je les connaissais fort peu et ne me souciais pas de savoir en quoi nous nous ressemblions ni en quoi nous différions, si toutefois une telle recherche a le moindre sens. J’ai eu le sentiment très fort, par contre, que nos libertés se reconnaissaient dans leur essence, antérieurement à tout ce qu’elles pourraient se dire d’elles-mêmes, antérieurement à ce qu’elles pourraient se proposer et entreprendre ensemble. Le mot essence n’a pas bonne presse aujourd’hui ? Tant pis. Nos libertés se reconnaissaient, vêtues de leurs contingences diverses, dans la nudité entrevue, mystérieuse mais entrevue, d’une racine commune. Pour un instant, pour un instant seulement. Sans doute, encore une fois, ces libertés pourraient-elles se manifester, d’une manière ou d’une autre, ensemble. Mais cette manifestation ne serait pas une réalisation : rien ne serait jamais plus réel que ce qui se donnait là à nous, entre nous. Un instant seulement, oui. Il eût été mal élevé d’en redemander. Chacun de nous savait qu’il avait de quoi vivre, et qu’il n’était pas seul. Quoi de plus ? Envoyez la musique

11 février 2016

Être ou savoir-être : la nouvelle question ?

LE MARCHÉ LXXII

Autant que les hommes affirment qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte, la tyrannie est morte.
Alain, Propos sur l’Éducation
 

M. Jacques Séguéla est probablement un homme heureux. Point seulement parce que Mme Jacques Séguéla lui a offert pour son quatre-vingtième anniversaire la Rolex gracieuse qui exauce ses désirs et fait tinter son espérance. Les riches sont infiniment moins attachés à l’argent que ne l’imaginent les pauvres. Sans doute ne professent-ils pas tous avec Esprit Fléchier, illustre prédicateur du XVIIe siècle, que « les richesses sont le fruit des péchés qu’on a déjà faits et les moyens de ceux qu’on veut faire. » Mais il leur plaît de rappeler à leurs proches, les soirs de vague à l’âme, que le caviar, après tout, c’est des œufs, et la Rolex une mécanique. Les pauvres, qui manquent d’expérience, comprennent mal que les riches vivent surtout de symboles, de signes, en un mot de valeurs. Ainsi, quelque satisfaction que prenne M. Séguéla à exhiber la noble patraque qui orne son poignet, son vrai bonheur vient de plus profond, d’une grâce qui ne s’achète pas : le Ciel a envoyé un disciple au penseur roléxien, Séguéla a désormais son Séguélito.

Et quel disciple ! La culture et l’argent. Le pouvoir et la jeunesse. Les diplômes et la grâce. Un in tout ce qu’il y a de off, un off tout ce qu’il y a de in. Expert et touche-à-tout. Plus moderne tu meurs, plus classique tu ne vis pas. Entre Jacques Séguéla et Emmanuel Macron, un enchaînement de pensées presque aussi fluide que les délicats ajustements de la montre bien-aimée. Et peut-être comparable au passage de relais entre Augustin et Thomas d’Aquin, l’expérience existentielle et mystique d’abord, l’élaboration de la doctrine ensuite. « On a le droit de rêver, nom de Dieu ! » s’est récemment écrié notre pieux communicant pour justifier son intuition fondatrice de 2009 : « Si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » La tocante de Séguéla, en effet, c’est la pomme d’Augustin, celle qu’il vola, enfant, sans autre appétit que celui de la perfidie, et dont la douce acidité l’obligea à méditer sur sa peccamineuse nature. À la différence près, naturellement, que loin de le plonger, comme le naïf Augustin, dans la douloureuse contemplation de son néant, la Rolex fait de Jacques Séguéla l’enfant chéri de cette déesse Réussite que nous implorions, une fois par an, dans la seule circonstance qui nous semblait à sa mesure : la confection des crêpes de la Chandeleur. En tout cas, même si c’est avec la prudence qui convient à la science, il n’est pas déraisonnable de penser que les intuitions fécondes de Jacques Séguéla sont à la source du déjà fameux précepte du ministre de l’Économie : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Propos indicatif, assertif, normatif et, de surcroît, intrépide, qui, en soumettant la puissante émotivité séguélienne à l’ascèse intellectuelle et au devoir de largeur du responsable politique, puise en elle le suc qui nourrira l’action. Bien sûr, quand Emmanuel Macron s’indigne de voir sa pensée grossièrement assimilée à une défense et illustration du grisbi, nous partageons affectueusement sa douleur. Il a, c’est certain, appris et fort bien compris beaucoup de choses bien plus belles, et qui l’ont conduit au poste qu’il occupe. Mais Hector lui-même a son talon d’Achille. À quoi bon, n’oserez-vous peut-être pas dire mais oserez-vous sans doute penser, à quoi bon ces choses bien plus belles si elles font parler Macron comme Séguéla, à quoi bon je vous le demande ?

Si, d’aventure, la question ne leur semblait pas subalterne, Emmanuel Macron et Jacques Séguéla seraient bien inspirés d’aller revoir le fameux Quai des Orfèvres de Clouzot que j’ai récemment redécouvert alors que l’actualité était précisément aux milliards et aux milliardaires. Le revoir au cinéma, j’entends, non pas dans leur appartement ni dans leur bureau. Le cinéma, c’est vrai comme la vie : les autres sont là, on les devine sans trop les voir, on les remarque quand ils s’en vont. Et, à mon avis, pour bien comprendre ce film, il est mieux de les savoir tout près, les autres, même silencieux, même noyés dans l’obscurité.

Quai des Orfèvres n’est pas le polar qu’on croit, c’est une merveilleuse aventure d’innocence, une histoire de douce pitié, comme disait Georges Bernanos, dans laquelle chacun des protagonistes, qui ne sont ni des petits saints ni de mauvais diables, est prêt à se sacrifier pour un autre. La scène que je préfère, c’est celle où l’explosive et tendre Jenny Lamour (Suzy Delair) confie à l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet), un homme qui sait ce qu’être seul veut dire, ce qui l’attache à son mari Maurice (Bernard Blier), aussi jaloux que falot. Pour évoquer ses relations avec Maurice, Jenny dit précisément ceci : « C’est pas une question de peau, c’est une question d’être. »

Curieux comme cette réplique m’a ramené au propos d’Emmanuel Macron. À celui de Jacques Séguéla aussi, mais pas de la même manière. Elle garde un peu de fraîcheur, quand même, la Rolex, son aspect joujou de vieux monsieur donne envie de rire. En cherchant bien, on peut encore trouver en elle une toute petite trace d’être, un résidu d’enfance gâtée, une dragée de vanité gamine, une grosse bulle de rêve idiot sur le point d’éclater. Indulgence du jury. Sans compter que je serais bien content de vérifier si elle est aussi lumineuse que l’était ma montre de première communion, une Lip naturellement, bonjour Maurice Clavel.

La proposition de Macron, par contre… « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Ah bon ? Il le faut pourquoi ? À qui ? À Macron ? À vous, lecteur ? Il vous faut des jeunes Français qui aient envie, etc. ? Pas à moi, en tout cas, pas à moi, je me passe parfaitement de jeunes Français qui, etc. Naturellement je ne comprends rien aux raisons supérieures, et c’est évidemment pour des raisons de ce genre, le progrès, l’économie, l’emploi, la puissance, l’Europe, les élections, la croissance qu’il faut des jeunes Français qui aient envie de voilà. Mais, attendez, quelque chose me chiffonne. C’est un ami d’Esprit qui pense des choses comme ça ? Enfin, si je suis marxiste, je ne peux pas envoyer l’aliénation à l’incinérateur, quand même ! Ni les lettres de saint Paul au tri sélectif si je suis chrétien ! Et un collaborateur d’Esprit peut se mettre au service de ce qu’Emmanuel Mounier haïssait par-dessus tout ? « Un homme abstrait, écrivait-il dans Le personnalisme, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de la civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connus. » On ne me montrera pas une ligne, une proposition, un mot, une syllabe, une lettre, un silence de ce texte qui ne soit la condamnation totale, définitive, radicale, absolue de l’absurde et vil désir de fabriquer des milliardaires, du projet lourdingue et élégamment pataud de produire du milliardaire, de sortir du milliardaire, de faire du milliardaire. Aucune indulgence du jury.

« Une question d’être ». Vraiment, j’y insiste, je souhaite à Emmanuel Macron et à Jacques Séguéla de ne pas être seuls quand ils entendront ou réentendront cette réplique. Je ne crois pas fâcher la mémoire de Mounier en suggérant qu’une salle de ciné, à sa manière, a quelque chose de personnaliste et de communautaire. Le silence, la presque obscurité, les émotions partagées créent le dépaysement et le repaysement. Une salle de cinéma, c’est un sauna de simplicité, on y prend un bain d’autres. Ces inconnus comme autant d’énigmes irréfutables, leurs raclements de gorge discrets, tout ce remuement dans le noir, le frisson léger qui parcourt l’échine des fauteuils, on le sent se transmettre de rang en rang, le vrai, dans la tendresse ou la colère, comme jadis, de main en main, l’esquimau que les enfants réclamaient à grands cris quand ils étaient assis trop loin de l’ouvreuse.

Dans une salle de spectacle, si la musique est belle, si le propos est puissant, on sent très bien comment la vie se régénère, s’anime, se diversifie. Double mouvement, double propagation. Verticalement, par forage et creusement dans les abîmes inviolables et, quelque cochonnerie qu’on puisse inventer, toujours inviolés de la conscience personnelle. Horizontalement, d’intelligence à intelligence, de sensibilité à sensibilité, de cœur à cœur, en une irrésistible traînée de poudre. Avec, entre ces deux mouvements, d’imprévisibles correspondances, des échanges constants, une alimentation réciproque. Le tout dans un climat d’entière liberté et d’absolue gratuité, radicalement et sauvagement opposé – un lecteur de Mounier ne me contredira pas – à ce que le premier nigaud venu, à peine sorti de son école de journalisme, appelle aujourd’hui, avec un air de supériorité navrant, la pédagogie, bavardage insignifiant et intéressé qui fait de lui en quelques semaines un décrypteur appointé du rien du tout, un professionnel du décodage de l’inerte apte à nous dire, sans rougir, ce qu’il faut penser de la poisse qui nous encolle.

Et donc, ce soir-là, je me laissais envahir, comme à quinze ans, par la vérité de cette admirable scène, par la vérité douloureuse d’Antoine, par la vérité confiante de Jenny, par la vérité souffrante de ce bourgeois de Maurice qui aura tout bravé pour vivre avec elle. Bien sûr, s’il fallait justifier tout ce temps englouti, je pourrais essayer d’expliquer, un peu plus précisément que je ne l’aurais fait autrefois, ce que le film de Clouzot me dit sur le désir, sur la solitude, sur l’amour. À quoi bon ? La vérité, c’est que le temps n’a pas passé, que mes mots n’ont rien appris, que je retrouve mon rêve, un peu plus net peut-être mais d’autant plus mystérieux, comme ma grand-mère retrouvait son tricot, près de la fenêtre, sur la chaise d’où elle surveillait la rue de la Solidarité par-dessus ses lunettes. Je songe à Maurice qui ne regarde pas le clavier de son piano quand Jenny parle à un homme, mais ne le regarde pas non plus quand elle chante. Je songe à l’inspecteur Antoine qui s’enfonce dans la nuit avec ce petit garçon qu’il a ramené des colonies sans qu’on sache lequel des deux protège l’autre. Je songe à Jenny qui parle si bien d’être sans comprendre au juste ce que lui veut ce gros mot. À quoi se reconnaissent ces trois-là, je ne le sais pas plus qu’autrefois mais, eux et moi, nous sommes de la revoyure, c’est certain, et si ce n’est ni maintenant ni ici, comme dit Erri de Luca, j’espère, certains jours, que ce sera pour ailleurs et pour un temps d’une autre façon.

Mais voici que le monde, qui n’est jamais loin, ce pignouf de monde si intelligemment stupide, pointe son groin dans mes songes, cherchant quelque beauté à acheter, quelque vérité à mutiler, quelque élan à décourager. Regardez-le bien, ce monde ! Voyez comme il est toujours un demi-ton en dessous, une question en dessous, une pointure en dessous, une liberté en dessous, un amour en dessous, voyez comme, par tous ses pores, il transpire le semblant ! Parole, il vient leur fourguer son vivre ensemble, ce crétin ! Joie, pleurs de joie ! Un regard d’Antoine le perfore. Maurice lui ferme son piano sur les doigts. Le rire de Jenny l’engloutit. Et, sur le calicot de fin qui défile, on lit : « Enfoncez-vous bien ça une fois pour toutes dans la caboche, chers citoyens consommateurs, et, par sécurité, collez-vous le aussi dans le ciboulot : vivre, ce n’est pas la petite bière qu’on vous pisse. »

Enfin. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » C’est ça le vivre ensemble ? Le plus affamé des chiens errants ne trouvera pas sur cette phrase un gramme de chair à se mettre sous la canine, ni la trace d’une goutte de sang à lécher, ni le souffle, même lointain, d’une quelconque humanité, de quelque espèce vivante. On aura beau passer sur elle le petit plumeau dont les gendarmes époussettent les objets que le voleur a manipulés, nulle empreinte ne sortira – je ne dirai pas de ce squelette car, pour qu’il y ait squelette, il faut bien qu’il y ait eu corps vivant, mais de cette forme éternellement morte, de ce continuum de non-vie, de cette effrayante abstraction de rien, de cette pétrification pétrifiante. Et vraiment, comme je ne suis pas très maniaque pour ranger mes livres et mes idées, mes auteurs préférés doivent, dans ma tête comme dans ma bibliothèque, s’accommoder de voisinages qui sont loin de leur plaire toujours. Mais ça à côté de Mounier, ah ça, non ! Jamais de la vie, jamais ! Non recyclable. Poubelle marron.

« Où est le problème ? se demande ce grand talent industriel qui vaut son pesant de chômeurs, quelle difficulté ces personnages de cinéma ont-ils avec la réalité contemporaine dans ce qu’elle a d’objectivement irréversible et avec un ministre somme toute remarquable ? » Je vous explique, señor Grand-Talent. Le problème, ce n’est pas la Rolex. Pas sûr que si Maurice, en piquant un brin dans la caisse de papa, l’offrait à Jenny, elle ne mettrait pas tout son cœur à lui dédier, en secret, un bon mois de fidélité. Et Antoine, qui a vu tant de loufoqueries, est loin de trouver bizarre que des gamins mal élevés soient assez fêlés pour vouloir devenir milliardaires. Tout ça pourrait passer. Ce qui ne passe pas, voyez-vous, grand homme, ce sont les deux petits mots il faut. Ils n’entrent pas davantage dans les oreilles de Jenny, Antoine et Maurice que le museau du renard dans le vase de la cigogne. Et vous aurez beau trépigner, vous n’y pourrez rien.

Placer ses il faut, ça s’apprend, señor Grand-Talent ! Comme placer sa voix, comme placer ses doigts sur l’archet… Mais non, pas comme placer son argent, vous dites des sottises, Grand-Talent ! Moi aussi, d’ailleurs. Les il faut, en réalité, se placent tout seuls. Tenez, on va faire un graphique, pour ça vous êtes un as. Vous savez à quoi on reconnaît la plus ou moins grande humanité de quelqu’un ? Voici mon idée là-dessus, ma Borne de Froissart à moi, en quelque sorte, pour saluer au passage le départ en grandes vacances de mon petit camarade de quatrième au Lycée Montaigne devenu un si grand savant, un inoubliable petit bonhomme tout rond, le plus jeune d’entre nous et le seul en culotte courte, rieur, taquin, sa tête arrivait à la solution des problèmes avant que toute la question n’ait été posée, vous voyez que je ne déteste pas les scientifiques, et parfois quelque chose de grave, proche et fier à la fois, comme s’il venait de sauter un ruisseau d’être, traversait son sourire, son visage, son air… N’allez pas me demander ce qu’est la Borne de Froissart, vous m’embarrasseriez. Ma découverte est plus simple et, entre nous, ce n’en est pas une : le degré d’humanité d’un être est proportionnel au degré d’universalité des il faut qu’il considère. De vous à moi, Grand-Talent, le il faut des il faut étant que nous n’éviterons pas de rejoindre Marcel Froissart en ses vacances éternelles, voilà notre égalité plus sûrement établie que lorsque des gens au sourire pincé nous en jettent des volées, comme aux poulets leur graine, pour acheter notre silence et vérifier que nous sommes toujours aussi bêtes. Et pas seulement notre égalité, me semble-t-il : notre capacité à distinguer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Les il faut véridiques et les il faut truqués.

Dans le cœur de Jenny, d’Antoine, de Maurice, les il faut se sont placés comme ont surgi les montagnes, comme sont apparues les vallées, comme sont venus les fleuves et les rivières, dans d’indescriptibles bouleversements, d’improbables ajustements, de hasardeuses circonstances. Et les gens, dans la salle, figurez-vous, se reconnaissent en Jenny, Antoine et Maurice. Vous, vous avez perdu le contact avec ces gens-là, Maxi-Talent, vous l’avez perdu une fois pour toutes, c’est une chose effroyable, et il est inutile que vous dépensiez vos sous pour engraisser des zigotos qui vous promettent de le rétablir. Vous ne savez plus, ou vous n’avez jamais su, qu’ils se préparent à coups d’hésitations, les il faut, à coups d’erreurs, de remords, de contradictions, à coups de désirs discutables et de générosités discutées, mais aussi de désirs discutés et de générosités discutables. Vous ne savez plus comment ils se bricolent tout au long d’une vie, dans le coin le plus secret de soi-même, vous ne savez plus quelle dose de doute ça suppose, et que le meilleur cuisinier est toujours persuadé que son il faut ne tient pas la route, qu’il ne gagnera pas la moindre branche d’étoile avec lui, qu’il est trop cuit ou pas assez, trop dur ou trop mou, tandis que ses voisins, c’est évident, s’en fabriquent, eux, des solides, des durables, des impeccables. Puis, un jour, l’accident de bagnole, une coqueluche particulièrement opiniâtre, la montagne qui dégueule et les il faut sortent de leur planque ; pour tout le monde, c’est un soulagement en même temps qu’un vertige de constater qu’ils sont tous aussi fragiles les uns que les autres, aussi incertains, aussi bidons, aussi tordus, aussi amoureux.

Les il faut ne sont pas votre fort, señor Hyper-Talent, mais n’attendez pas que, là-dessus, je me moque de vous. On ne se moque pas de la souffrance. Les gens comme vous, on ne leur a laissé ni le temps ni le droit de fabriquer eux-mêmes leurs il faut. On a installé dans leur vie la chasse la plus cruelle qui soit, la plus infâme, la plus inhumaine : la chasse au vide, à la faille, au jeu, à l’élan, à l’imprévu, à l’injustifiable, à l’inédit, au risqué, c’est-à-dire, pour parler français, à l’amour et à la vie. Un vrai il faut, voyez-vous, ne prend pas ses marques dans la stabilité, dans la normalité, dans la comptabilité, dans la respectabilité, toutes charmantes oiselles dont on lira le nom sur le faire-part de Culpabilité, leur Mémé commune. Et si je vous dis qu’un vrai il faut ne prend corps, ne prend sens, ne prend âme que dans le vide, n’allez pas sourire trop vite, je vous prie, et laissez là votre yoga, vos séances de méditation et les week-ends campagnards où vous vous gavez de joie simple et de carottes râpées en vous ressourçant d’œuvres classiques quand je vous parle d’un mouvement obscur qui vous chasserait, si vous y cédiez, de toutes vos positions et, sans rien changer à votre apparence, à votre emploi du temps, à vos manies, ferait de vous instantanément un pauvre, un ignorant, un chemineau, un mendiant d’être, une flamme et une brûlure, un danger et un recours, une liberté, une contradiction, un signe incompréhensible, un vivant et donc, évidemment, dans ce monde de simulacres, un révolté. Et ne me parlez pas de la sérénité nécrosée des managers quand je vous parle, moi, d’affronter cette vie tumultueuse et grondeuse qu’on vous a interdite, dont on vous a pieusement châtré, bourgeoisement châtré, élégamment châtré, scientifiquement châtré, culturellement châtré, et qui, désormais, dans la prison d’affaires où vous faites semblant de survivre, ne peut, elle qui ne sait qu’éveiller des sources et faire surgir des forêts ignorées, que dégoutter en eau sale dans la variété monotone de vos projets.

Les lourds-légers, ainsi désigne-t-on une catégorie de boxeurs professionnels. Quel mot magnifique ! On est lourd et on est léger. On pèse du plomb, on pèse une plume. On se croit lourd ? On s’envole. On se croit léger ? Le cul poise, dit Villon. Je n’ai jamais fréquenté les rings mais, dans la vie, j’ai appris à connaître, à comprendre, à aimer les lourds-légers. Victor Hugo, Léon-Paul Fargue, Jacques Berque, Bach, Colette, Georges Braque, Edith Piaf sont des lourds-légers. Sur les balances de l’être, Jenny, Antoine et Maurice sont eux aussi, à leur manière, des lourds-légers. Ces choses qui pèsent sur nous tous, les gens de cette sorte les supportent sans les maudire ni s’en vanter, sans les haïr ni les célébrer, ils les écoutent, les entendent, les auscultent, et passent à la suite. Et ce qui, comme vous et moi, les traverse parfois de léger, ils ne tentent pas de l’attraper, de le piquer comme un papillon sur leur curriculum vitæ, de s’en faire leur marque de fabrique, leur garantie de distinction, leur attestation d’élégance. La beauté n’est pas leur copine, l’âme n’est pas leur spécialité. Les lourds-légers sont les vivants comme je les aime, les autres sont des morts qui font semblant. Les lourds-légers savent qu’au fond de toute responsabilité, palpite une irresponsabilité supérieure en quoi consiste, pour le grincement des dents avares, l’amitié véritable, naturelle et surnaturelle, bio et surbio. Des passants, ils sont des passants qui aiment passer, d’imprévisibles passants.

Lourds, légers, lourds, légers, ils entrent dans le monde et, au même instant, en sortent. Chaque seconde, mille allers et retours, ils ne sont plus que ce voyage. Maintenir cette tension, cette instabilité féconde, cela nous épouvante, n’est-ce pas ? Nous avons été si mal élevés ! Comme des volailles ! Oh ! Que ce monde est laid ! Et ces gens bien intentionnés qui veulent le rendre stable ! Comme c’est mignon, comme c’est à côté ! Mounier a bien vu : « un des plus pauvres que l’histoire ait connus ». Depuis, il ne s’est pas enrichi. Merci, M’sieurs Dames, de ne pas nourrir sa folie, merci pour nous, merci pour lui.

Allons donc ! Qui, au fond de soi, pense avoir jamais été léger, même un instant ? Jenny Lamour ne s’y trompe pas, elle. Elle ne parle pas de légèreté. Le léger, c’est le lourd qui se met à l’aise ; le lourd, c’est le léger qui s’installe. Elle parle d’être, un grand mot pas du tout de son monde, comme si, un soir, un de ses pigeons l’avait conduite, un peu soûle, à un belvédère vertigineux et qu’elle y avait entrevu je ne sais quoi, une fin, un commencement, un espace où filer. Une question d’être, ce mot d’Henri-Georges Clouzot est génial, renversant. Il ne dit rien, il dit tout. Allez savoir d’où Jenny l’aura tiré ! De son enfance, de son vert paradis ? Pourquoi pas ? Mais peut-être est-ce le pigeon qui le lui a soufflé ou, à son insu, le cher Maurice, et si c’est dans le plaisir, ou dans la lassitude, ou dans l’absurde, ou dans la tendresse, ou dans l’ennui, ne me le demandez pas, vraiment.

Peu importe comment la réplique est arrivée dans sa bouche. Quand elle la prononce, quelque chose se produit. Un peu comme sur la rambarde du belvédère. Elle s’est penchée, un peu trop peut-être, un bras a entouré sa taille, merci pigeon tu m’as sauvée, c’est bon de retrouver l’équilibre et le monde, c’est bon de dire que c’est bon, mais ta ta ta ta, comme disait mon grand-père, le monde, l’équilibre et tout le cher bazar, tout cela vient d’en prendre un coup terrible dans les gencives. Pas un coup mortel ! Ni Jenny ni Lamour ne veulent faire du mal au monde, pas le moindre mal. Un coup sympa comme tout, mais robuste. Voilà. Le monde est remis à sa place. À ta place, Monde ! Et ta place, c’est d’être légèrement à distance, là où tu signifies, là où tu témoignes, là où tu es comme un phare déconcertant, immobile et toujours changeant. Quand Jenny a cru basculer, son esprit a déboîté comme au tango, et l’âme a suivi, ceux qui dansent le tango comprennent.

Le point d’application, je ne sais plus qui m’a parlé de cela, ou si je l’ai lu quelque part. Que nos rêves, pour qu’ils soient vraiment des rêves, pour qu’ils déploient leur être de rêves, pour qu’ils aient leur fabuleuse efficacité de rêves, il faut qu’ils tiennent, comme la montgolfière par son câble, à quelque chose de la terre, à quelque chose du présent, simple et incontestable. Et qu’alors…

Deux ou trois semaines après ma redécouverte de Quai des Orfèvres, il y eut un déjeuner à la campagne dont j’étais très largement le doyen. Quelques adultes étaient là, et une grosse dizaine de jeunes qui parlèrent de leurs études, ou de leur métier, ou de Pôle emploi en me laissant un sentiment étrange : en dépit des difficultés très inégales qu’ils avaient à affronter, le même destin semblait planer sur ceux d’entre eux qui appartenaient déjà au mythique Monde du Travail et sur ceux qui n’y avaient pas encore accès ou qui en avaient été chassés. Et tous se souciaient davantage du Monde que du Travail, de la manière dont ils devaient se tenir et se comporter dans ce Monde plutôt que de l’activité qui leur y était confiée, ou qui l’avait été, ou qui le serait. Je ne sentais en eux ni enthousiasme ni colère : ils énonçaient des informations. C’est alors que ce savoir-être qu’on enseigne désormais partout est sorti de toutes les bouches, de toutes, d’absolument toutes, de bouches d’infirmières, d’étudiants en gestion, de techniciens, de secrétaires. Ils en parlèrent comme du reste, avec une neutralité tranquille, sans rien approuver, sans rien refuser.

J’en avais entendu parler, bien sûr. Ce n’est rien, le savoir-être, un rien où se trouve résumée la signification du travail qu’on propose ou qu’on refuse aux jeunes et aux adultes. Son objectif tient en une phrase : tenter de contraindre les travailleurs à intérioriser la logique et les intérêts de l’organisation et de ceux qui la possèdent ou la dirigent pour en faire les critères de leur jugement et de leur comportement. Pure propagande. Pure manipulation. Un vilain rien monté en épingle par des faussaires. Savoir et être : quelqu’un dit que l’accouplement de ces deux mots est obscène. C’est vrai. Décourageant, aussi. Car si bête, si formidablement bête ! Si prodigieusement, si invraisemblablement bête ! Et si bas ! À Montrouge, on n’aurait pas fait le détail, la réfutation eût été du genre implicite : ça, mon pote, c’est la pensée trou-du-cul !

Les jeunes parlaient, gentiment, raisonnablement. J’étais tout à fait là, là où le câble retient la montgolfière qui se balançait doucement en faisant signe que non, comme Jenny Lamour, avant de dire oui au ciel. L’idée m’est venue d’expliquer, puis je n’ai pas trouvé que ça en valait tellement la peine, je me suis vite tu. Assez de prendre au sérieux ces histoires de commerçants ! Le savoir-être, c’est du délibertisant, ça se vend au même rayon que le désherbant ou le démoustiquant, vu ? Que voulez-vous raconter à ces mecs-là ! Ils font le job, point final, ils fabriquent leur délibertisant et ils le vendent, quoi de plus ? Pourtant, convaincre ces jeunes qui m’écoutaient un peu, l’envie ne m’en manquait pas.

Inutile. Ils ont compris l’essentiel, ça se lit dans le blanc de leur voix, dans le neutre de leur parole. Ils n’osent pas se l’avouer tout à fait, mais ils ont compris. Ils savent que tout cela n’est rien, c’est pourquoi ils jouent les indifférents, rien qu’un maquillage qui fond sur la gueule des vendeurs. Il y aurait bien des choses à leur expliquer si on commençait à leur parler. Leur dire que beaucoup d’indocilité libère mais qu’un peu d’indocilité asservit. Que le pied-de-nez aux parents abrutis de savoir-être et de valeurs et la main tendue pour les prier de s’abrutir davantage, c’est la voie royale de la nullité. Que la vérité, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes, peur de leur révolte. Qu’au fond, ils ne se font pas confiance, et qu’en cela ils ont tort. Qu’il n’est pas vrai que leur indocilité soit seulement leur truc, leur manière de prendre leur pied en cassant la baraque et en emmerdant les adultes. C’est là qu’il faudrait les accrocher, si l’on n’est pas soi-même un vendeur. Il faudrait leur dire que la vérité est beaucoup plus dure. Qu’ils ont raison d’être indociles et que ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils le sont, mais parce qu’ils comprennent que l’argent, la réussite et le savoir-être ne justifient aucune docilité, ne méritent aucune considération, aucun respect, aucune attention. Oui, ils sentent qu’ils valent mieux que cela et oui, ils ont raison de le sentir. Mais surtout, ne pas leur faire de cadeaux. Les prévenir tout de suite : ils ne s’en tireront pas par le bas, ils ne s’en tireront pas par des ricanements, pas plus que par des astuces et des arrangements, pas plus qu’en signant pour le parti machin : dans tous ces cas-de figure, une sale bestiole les attendra au tournant et les récupérera en rigolant.

Alors, leur dire de faire comme Jenny Lamour ? Leur conseiller de chercher ce qui est pour eux une question d’être, vraiment une question d’être ? Oui, mais ça, ça ne passera pas dans leurs oreilles parce que ça ne passera pas dans ma gorge, personne ne peut dire des choses de ce genre à personne, personne n’est à ce point le copain de l’être. Mais j’y pense. Jenny Lamour, si c’était eux ? S’ils n’arrêtaient pas de me parler de l’être, en mineur, en douce, en off, et si je ne voulais rien entendre ? Névrose de responsabilité, peut-être, c’est tellement agréable de jouer au mentor, tellement gratifiant ! Ceux-là pourtant n’ont pas besoin de mentors, mais de consciences compagnonnes. Non pas de pédagogues fabriqués à la chaîne comme des flans et faits pour enchaîner, mais de gens qui leur ressemblent, habités autant qu’eux par le doute, l’inconstance, la lâcheté, mais en qui, quoi qu’il puisse arriver, il y a, comme le dit magnifiquement Alain dans l’épigraphe donnée à ce texte « autre chose qui compte que ce qui compte ». Le savoir-être, si élégamment fringués que soient ceux qui le vendent, c’est sale, sale comme la soumission à ce qui compte, au fric qui compte, à l’image qui compte, au pouvoir qui compte, au slogan qui compte. C’est sale, c’est bête, c’est plat comme le bureau des grands patrons. Oui, je crois fermement qu’au fond de la responsabilité, au cœur de la responsabilité, si des curés vicieux ou des militants vicieux ou des vendeurs vicieux ne l’ont pas trop salopée, réside une irresponsabilité supérieure, sorte d’indifférence rieuse qui est un hommage à la vie, celle-là qu’allait taquiner Jenny quand elle s’est un peu trop penchée sur la rambarde parce qu’elle savait que le pigeon allait la rattraper par la taille. Confiance un peu folle, abandon, les houles qui déferlent n’auront pas le dernier mot. C’est la fête en semaine, viens ! Salut, Guy Béart ! Mais voyez, pour leur dire ça, je n’ai pas de mots, pas de mots, Heureusement, notez ! Si j’en avais, les amis devraient m’apporter des oranges à la maison de repos où je jouerais à la manille coinchée avec les forts en être du CAC 40 !

(8 novembre 2015)