Tu vas continuer longtemps comme ça, M. Fouks?

LE MARCHÉ LXV

Un homme ne s’appartient pas. Comme il n’appartient pas à son temps même s’il doit y vivre. Il appartient au vent, au souffle, à la source, au chant, à tout ce qui demeure en s’absentant, en s’exilant, en passant…
Jean Lavoué
 

Il y a décidément, au Parti socialiste, un tropisme de réconciliation. Trente ans après François Mitterrand, qui voulait enterrer la hache de guerre avec les entreprises, François Hollande et Manuel Valls décident – à chacun ses mots – de faire la paix avec les entrepreneurs. Il se trouvera peut-être dans la foule sentimentale et bornée qui n’a pas accès à la pensée mondiale, des stupides comme moi pour se poser, à l’annonce de ces chevaleresques dispositions, une ou deux questions préalables et comme préjudicielles. D’une part, si les souvenirs de ma tumultueuse famille maternelle sont encore assez frais, on ne saurait se réconcilier si l’on ne s’est pas brouillé, et l’on ne saurait non plus commencer par la réconciliation avant d’en venir à la bouderie. On voit bien de quoi François Mitterrand parlait : les patrons avaient trouvé dans les deux premières années de son septennat plus de motifs de fâcherie qu’on ne ramasse de bigorneaux sur les plages bretonnes. Mais François Hollande ? Hormis, naturellement, dans ses discours électoraux, où sont les griefs ? Alors, quoi ? De vieilles querelles ignorées du public ? Le reliquat du gouvernement Jospin, les trente-cinq heures ? Peu vraisemblable. Le temps a fait son œuvre, la droite a largement détricoté l’ouvrage de Martine Aubry, des questions nouvelles ont déclassé les anciennes. Mystère… Voilà, en tout cas, quelques semaines de travail pour les analystes politiques. Je vous en prie.
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Autre question, plus préoccupante. Il y a beaucoup de façons d’envisager les relations de l’État avec les entrepreneurs et les entreprises. Le citoyen ordinaire incline à penser que, dans un domaine de cette gravité, un responsable ne se détermine pas à pile ou face ni dans le souci d’ennuyer ses adversaires, mais pour des raisons fortes et solides que le premier souffle de l’actualité ne démâtera pas. Si tel est le cas, tout le monde peut comprendre qu’on ait néanmoins à rediscuter ou à renégocier. Mais pourquoi parler de réconciliation ? La réponse est évidente : parce qu’on fait de la communication, autrement dit parce qu’on a intérêt à tout brouiller et qu’on y prend un plaisir vilain et puéril. C’est un si beau mot réconciliation, à qui ne ferait-il pas monter les larmes aux yeux avec ses connotations familiales, patriotiques, religieuses ? Il faut être un douanier bien vicieux pour lui demander d’ouvrir ses bagages.
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Les communicants sont désormais partout. On ne manque pas de communiquer sur cette nouvelle elle-même, et de s’en faire gloire. Dans ce domaine, le pouvoir actuel va bien au-delà de François Mitterrand : il transpose dans la politique de la nation les principes et les mœurs du management des entreprises, dont la communication est le fanion. Comme on dit désormais pour maquiller ses sottises, François Hollande brise le tabou. La communication prend ses aises à l’Élysée et règne à Matignon. Le Premier ministre est chargé par le Président du « marketing » de sa politique. La première sortie de Manuel Valls, chez Thales, est réglée par des metteurs en scène bien au fait de leur art. Mais, dira-t-on, la discipline qu’on exige des ministres, ces débats entre eux dont rien ne doit filtrer, quel rapport entre ce style et la communication ? N’est-ce pas le contraire ? Pas du tout. C’est la même chose. Stéphane Fouks le dit expressément : la communication est « un métier où l’on apprend à se taire ».
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Le cadenas sur la bouche des ministres et l’activation des vapeurs médiatiques, c’est l’avers et le revers du même système autoritaire, aucun de cette sorte n’a jamais fonctionné autrement. Tout pour la parole officielle qui vient de ce qu’on appelle, par pure métaphore, le « haut ». Avec, si possible, le petit côté photo de famille qui plaît bien, ou photo de classe, ou photo de régiment. « Quoi de plus beau qu’une direction générale en ordre de marche ? », demandait noblement une feuille interne d’EDF dans les années quatre-vingt-dix. « Un gouvernement à l’attaque », promet aujourd’hui un secrétaire d’État pour qui, scrogneugneu, « l’heure est à la contre-offensive ». En réalité, dans la com, explique encore Stéphane Fouks, derrière le zim boum boum, « vous apprenez à garder les choses pour vous ». Il ne dit pas cela n’importe où, Stéphane Fouks, ni à n’importe qui. À l’Assemblée Nationale. Aux députés de la commission Cahuzac.
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Il y a quelques mois, surfeur intrigué par cette romanesque affaire, j’étais tombé sur ce témoignage. Très vite, mon intérêt pour Stéphane Fouks l’avait emporté sur ma curiosité pour Jérôme Cahuzac. Je n’imaginais pourtant pas que ce personnage deviendrait – je ne dirai pas le marionnettiste en chef de la République car cela blesserait le souvenir de notre chère amie Brunella Eruli, qui savait tout de cet art et en avait fait pour elle-même comme une vie seconde où ferveur et dérision se faisaient la courte échelle -, mais quelque chose comme le Maître Jacques de la propagande officielle, le magasinier des leurres, le chantre des choses simulées, le régisseur des apparences, le greffier du non-être, le préposé à l’insignifiance, le scénographe du vide. Hasard ou pressentiment ? En tout cas, tout le confirme, M. Fouks est là, et bien là, même si, avec quelle douleur, il lui a fallu revenir sur son dessein de renoncer pour toujours à la communication politique. Quant à moi, je suis revenu sur le site de l’Assemblée Nationale, à la rubrique des commissions d’enquête. La vidéo de la séance en a été retirée, sur laquelle j’avais pris des notes, mais un presque verbatim subsiste, quelque peu réécrit et raccourci. C’est là, me dit-on, le résultat d’une mesure d’économie : la retranscription littérale coûtait trop cher. Tant pis pour les futurs talents parlementaires victimes de ce rewriting. Tant pis pour les historiens, tant pis pour les amoureux du langage. La Garde républicaine n’est pas réécrite, c’est l’essentiel.
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Représentons-nous la scène. Une affaire grave fournit à Stéphane Fouks l’occasion de parler devant une commission de députés, au-delà des précisions qu’on lui demande, de l’activité qui occupe son existence et lui tient donc vraisemblablement à cœur. La circonstance n’est pas à un exposé sur la communication, mais comment ne pas laisser parler son expérience, comment ne pas faire entrevoir à ces députés ce à quoi on consacre sa vie, et pourquoi ? On imagine ce que ferait à cette place un psychiatre, ou un urgentiste, ou un médecin légiste, ou un juriste, ou peut-être un formateur. Mais un communicant ! Comment ne saisirait-il pas la chance de faire d’une pierre deux coups, de parler de la communication et, tout en en parlant, de témoigner de ses talents ?
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Si le but de l’opération est de nous faire comprendre que la com, ce n’est rien, l’objectif est atteint. Ce n’est rien, c’est rien, rien dans toutes les langues de l’univers, dans tous les idiomes, dans tous les dialectes, dans tous les patois, dans tous les jargons et baragouins. Indigence intellectuelle totale, insurpassable, définitive. Aveuglante myopie. Rien. Petite et constante trichaillerie. Rien. Mensonge d’adultes prépubères. Rien. Pas la moindre émotion, pas la plus furtive jubilation de chercheur, pas la moindre trace de générosité. Les doigts, la confiture, la fessée. Rien. Un désert où un homme que personne n’accuse se défend avec agressivité. « Nous ne sommes pas une profession libérale héritée de Vichy », lance-t-il à tout hasard comme un étrange sauf-conduit. Les politiques qui l’écoutent, un peu trop patients à mon goût, en prennent pour leur grade, même si le ton fait songer au regretté Pierre Dac : « Notre métier est un métier qui est un métier d’exercice de la vérité. Parce que nous construisons des marques, nous travaillons à faire, dans le monde entier, des marques. Comment est-ce que vous pouvez construire la confiance sur le mensonge ? C’est d’ailleurs une problématique qui vaudrait d’une manière générale pour les politiques, alors que je vois des cultures qui sont différentes (mais cela nous emmènerait loin) entre le monde de l’entreprise et le monde de la politique sur ces sujets. »
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Derrière cette délicate éloquence, une opération de promotion d’une exceptionnelle banalité. Aujourd’hui tout se sait, explique Stéphane Fouks, les bons communicants disent donc forcément la vérité. Vérité ? Un parfum dont on fait la promotion n’est probablement pas composé, en effet, d’urine de lapin, de vinaigre et d’huile de foie de morue. C’est sans doute un bon parfum, peut-être un excellent parfum, mais parmi d’autres bons et excellents parfums : en quoi l’acte de persuader l’acheteur potentiel qu’il leur est préférable relève-t-il de près ou de loin de la vérité ? Le fait qu’il s’agisse vraiment d’un bon parfum confère-t-il la moindre vérité au tintamarre qu’on va faire à son propos, à l’opération financière qui va être engagée, au bénéfice qu’en retireront l’industriel et le communicant ? La réalité, c’est que la communication joue au bonneteau avec l’idée de vérité. Il faut que le public confonde la vérité formelle de la qualité du produit proposé avec la vérité de la communication elle-même, pas nécessairement immorale mais toujours radicalement amorale. Au-delà du produit qu’elle propose, la communication pense en effet à elle-même, d’abord à elle-même : plus que ce dentifrice, cette lingerie, cette automobile, cet homme politique, c’est elle-même qu’elle vend, c’est son insatiable délire qu’elle joue et rejoue. En cela, elle est bel et bien une école de mensonge : elle parle toujours d’autre chose que de ce dont elle parle.
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On ne lui reprochera pas de créer de l’illusion : l’art ne fait pas autre chose. Mais tandis que l’illusion artistique interroge l’apparente réalité et prend ses distances avec elle pour l’éclairer et la révéler à elle-même, la communication n’en est que la réduplication au service des intérêts les plus épais. Qu’on s’intéresse au langage de la communication, qu’on analyse le discours de ses opérateurs : on verra quelles ficelles ils tirent, et quelles valeurs il y a au bout. On verra pourquoi la communication est un ballon dirigeable incapable de quitter le sol et l’on ne s’étonnera plus de ne pas trouver dans les propos de Stéphane Fouks au Palais Bourbon le plus petit élan de sincérité, le moindre accent de simplicité, la plus étroite ouverture à une contradiction véridique par où pourrait s’engouffrer un peu de compréhension, un peu d’indulgence, un peu d’amitié. Rien. Cadenas sur cadenas. Une boutique à défendre, rien d’autre. Une odeur d’intérêts partout, qui suffoque. Une provocation au mépris. L’enfer des affaires à faire… Malaise. Communication est un mot beaucoup trop beau.
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Ne pas mentir parce que tout se sait, est-ce choisir la vérité ? Propos puéril, défense vicieuse. La communication ne prétend pas être morale. Elle affirme qu’il lui est impossible de ne pas l’être, que les circonstances lui épargnent d’avoir à choisir entre vérité et mensonge, qu’elle est forcément véridique. Autant dire qu’elle se croit, ou qu’elle se veut, en deçà de tout choix moral, donc en deçà de toute liberté. On ne peut dire plus clairement qu’elle est fondamentalement régressive, qu’elle s’intéresse à l’informe et fabrique de l’informe. Qu’elle est donc la parfaite incarnation de la complicité originaire que signale, après Freud et Keynes, le livre de Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort : l’argent, les excréments, la régression, la communication.
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Si toutefois Stéphane Fouks s’obstinait à soutenir que la communication des entreprises, par exemple, est « un métier d’exercice de la vérité », il s’exposerait à un énorme éclat de rire : c’est le carnaval des langues fourchues. Devrait-on lui rappeler les savants emboîtements de mensonges par lesquels les directions tentent stupidement de faire avaler leurs pires décisions, et qui ne manquent pas de leur valoir, à chaque fois, un surcroît de défiance ? Les mots pompeux sous lesquels on planque les coups tordus ? Les stupides appels à « positiver » quand la barque fait eau, et les chefs champagne ? Les protestations, main sur le cœur, du désir qu’on a d’aider les salariés à l’instant même où l’on s’acharne petitement à leur pourrir la vie ? Les « éléments de langage » – on ne les appelait pas encore ainsi – qui dégringolent l’escalier hiérarchique, à chaque marche un peu moins convaincants, mais de plus en plus menaçants au fur et à mesure que les chefs rapetissent et que leur peur grandit ? A-t-il une seule fois senti, M. Fouks, ce poids sur les intelligences, sur les consciences, cette chose opaque, obscure, indiscrète, indigeste, intraitable ? N’a-t-il jamais étouffé dans l’insoutenable lourdeur du non-être ? Et ces prescriptions cuisinées à la sauce morale comme si elles devaient piéger les âmes ? Et ces cadres qui tentent de les imposer à ce qu’ils pensent, à ce qu’ils sentent, à ce qu’ils aiment, et qui remportent chaque soir chez eux la honte vague qui les grignote ? Et le matraquage des slogans, la décourageante, l’écœurante répétition du même message jusqu’à ce qu’un autre, venu d’ailleurs, souvent contradictoire et tout aussi dérisoire, le remplace soudain, au gré d’intérêts obscurs, si clairement obscurs ? Tout ça ne rappelle rien à M. Fouks ? Allons, où ai-je la tête ? Son métier est un métier qui est un métier d’exercice de la vérité. Fermez le ban.
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Est-ce sous l’influence de cette puissante inspiration que Manuel Valls veut mettre fin aux « caricatures des entreprises » ? Caricatures ? Après tant de témoignages, tant de catastrophes, tant d’évidences ? Caricatures de suicides ? Caricatures d’angoisse ? Caricatures de désastres ? Un complot contre les entreprises, peut-être ? Vraiment ? Ce gardien de prison obligé de mettre en œuvre des méthodes qu’il n’approuve pas et qui s’en tire par cette formule terrible « Ça, ce n’est pas moi, c’est le travail », propos qui pourrait être celui de millions de travailleurs du public comme du privé, qui est-il ? Un terroriste ? Un saboteur ? Un mauvais élève, comme récite le premier cornichon venu ? Une victime de la propagande gauchiste ? Legendre, Baudrillard, Dejours, Ellul et cent autres, des agitateurs ? Mais, j’y pense, la caricature, ce ne serait pas la com, par hasard, cette ombre glacée sur la vie publique ? Ce ne serait pas une caricature de pensée, la com ? Une caricature de langage ? Une caricature d’action ?
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À la télévision, l’intervention de Manuel Valls chez Thales. Il parle, ou on le fait parler, comme un chef d’entreprise. Ce ton rassurera les gens pendant quelque temps – rien de tel que les angoisses connues pour faire oublier les nouvelles -, puis ils comprendront vite que les citoyens-consommateurs n’ont pas les mêmes raisons que les salariés de faire semblant d’être d’accord. Devant l’écran, je songe à l’exercice que je proposais aux stagiaires : écouter ensemble, pour en parler ensuite, l’allocution d’un patron, ou d’un syndicaliste, ou de quelque autre personnage. Le fond du discours, on le devinait si vite que ça nous faisait rire, on finissait les phrases avant l’orateur. Les trucs, on les connaissait par cœur : empathie programmée, fermeté sur la ligne à tenir, faire un peu le clown, revenir au sérieux en montrant ses muscles. Une rhétorique, somme toute, assez sommaire.
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Mais, comme on disait naguère, c’était là que les Athéniens s’atteignaient. Derrière ce mauvais cinéma restaient deux réalités. D’un côté, un être humain. De l’autre, en arrière-plan tumultueux et confus, le monde où nous vivions. Je proposais alors aux stagiaires de demander à ces images quelles relations cet être vivant entretenait avec le monde, ce qu’il pensait de lui, ce qu’il voulait en faire. Je suggérais quelques règles simples. Laisser au vestiaire opinions, convictions, hypothèses. Pratiquer l’attention flottante, légère, souriante, à la limite de l’indifférence. Se comporter en braconnier. L’être aux aguets, eût dit Deleuze. Aucun souci d’évaluation, naturellement, aucun parti pris non plus. À la manière des couturiers, nous cherchions, du même coup d’œil, à voir par où ça clochait et par où ça pouvait devenir génial.
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Les détails, s’occuper des détails. Exemple. Manuel Valls raconte l’histoire du logiciel anti-couacs. Pourquoi pas ? Mais là, déjà, un petit bourrelet. Le logiciel, il va demander au président Lévy de le construire. Pas à M. Lévy. Pas à Jean-Bernard Lévy. Pas à Jean-Bernard tout court. Cette solennité quand on rigole, voilà un faux pli, on dirait qu’un système de freinage est incorporé à la plaisanterie. Passons, il y a mieux.
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Je ferai breveter l’idée : chez Manuel Valls, comme sur les images que nous regardions, c’est aux jointures, aux empiècements, aux coutures, aux emmanchures que c’est le plus intéressant, c’est là que ça godille, que ça fripe, que ça fronce, que ça déconne. Le mal des transitions, en quelque sorte.
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Ainsi, quand le Premier ministre se lance dans la plaisanterie un peu téléphonée du logiciel anti-couacs, l’expérience me dit que l’atterrissage sera difficile, que le trapéziste loupera le trapèze. Il faudra bien qu’il revienne au sérieux et là, bonjour la transition. En effet. Le temps que Manuel Valls se refasse une tête de responsable et nous explique d’un ton pénétré que les ministres ont le droit de discuter, mais seulement jusqu’au coup de sifflet, il y a eu la petite chute de tension prévue, celle que tout le monde s’accorde à oublier, celle qui casse tout. Même s’il n’a été perçu qu’au tréfonds des consciences, il y a eu séisme. Deux ou trois stagiaires l’auraient senti, l’un d’eux peut-être l’aurait dit. Mais là, personne n’aura pipé. Roucoulez, courtisans, tout s’est très bien passé.
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Pourtant, entre les deux registres, le plaisant et le sérieux, le relais n’a pas fonctionné. Le témoin est tombé. En moins de temps qu’il ne faut pour le penser, le sourire a rendu le sérieux ennuyeux et le sérieux a déclassé le sourire. Là où il devait y avoir unité de pensée dans la distinction des genres, il y a eu confusion des genres et pensée disloquée. Personne ne l’avouera, personne. Pourtant, le temps bref et cruel d’un léger déplaisir, tout le monde l’aura senti : ce n’était pas une allocution, c’était une présentation de pièces détachées. Personne n’a parlé.
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Ce n’est pas pour les opposer sottement à Manuel Valls que je songe à Shakespeare, à Rabelais, à Léon-Paul Fargue, au volcan splendide des consciences à claviers multiples, à leurs fusées asymétriques et contradictoires, à l’embrasement de l’âme qu’elles provoquent, de la base de l’âme et du sommet de l’âme. Loin de moi de nier les qualités du Premier ministre. La netteté de son propos met en lumière des attitudes et des comportements que masqueraient des discours plus tortueux ; ainsi repère-t-on plus facilement une fêlure sur un objet que le temps n’a pas encore patiné. On n’empêchera pas un couturier, même laborieux, à l’instant où il repère un faux pli, de rêver de l’étoffe qui tombe droit et d’un Premier ministre qui se libère. Croyons donc que « là ou croît le danger, grandit aussi ce qui sauve ». Mme Royal, elle aussi, croit cela, après Hölderlin. Mais elle parle également de « gagnant gagnant », et cela, ce n’est pas un mot de poète.
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Du pur jus de management, cette intervention de Manuel Valls chez Thales, 100% fruits ! Quelques anciens stagiaires auront-ils repensé à nos débats ? Que faisions-nous donc ? Nous essayions de comprendre l’entreprise. En écoutant ces responsables, ces syndicalistes, nous nous demandions dans quel monde nous étions et ce que nous y faisions. Aucun de nous n’était né avec un gène particulier qui l’aurait fait irrémédiablement hostile à la technique, à la production, à l’industrie. Mais des doutes étaient là qui grandissaient, des interrogations qui s’approfondissaient ; au fur et à mesure que la contagion d’une forme inédite d’inhumanité progressait, notre refus progressait avec elle. Il était urgent d’y voir clair et de savoir ce que les responsables avaient dans l’esprit, dans le cœur, dans le ventre : les mêmes séquences dix fois interrogées étaient d’irrécusables témoins.
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À l’évidence, ces gens-là savaient qu’ils ne disaient rien, que leur propos était fait de bribes hétéroclites hâtivement cousues. Non pas un patchwork, qui joue de sa diversité. Non pas un centon, ce vieux genre littéraire qui est un réarrangement d’apports connus de tous. Nous avions devant nous une brocante pillée d’où l’on avait tiré des bouts de discours usés, des objurgations morales vieillissantes, tout un clinquant de modernité déjà rouillée, des déchets échappés à la décharge managériale, et que les rats avaient vomis en chemin. Le plus pénible, c’était l’embarras des acteurs, parfois tout misérables, si maladroits, comme repentants, parfois badins et primesautiers, pressés d’oublier, de gommer, de sourire pour démentir, parfois sûrs d’eux comme des gaveurs d’oies, l’agressivité à fleur de honte. C’était cela, le discours de l’entreprise. Le tort était à nous qui n’avions pas lu le mode d’emploi : cette sous-parole, cet infra-langage, ce n’était pas destiné à être écouté, réécouté, médité. C’était là pour déclencher les applaudissements des domestiques, après quoi on tirerait la chasse.
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Pour ne pas regarder la vérité en face, les stagiaires se disaient que l’entreprise était clouée à la fatalité économique, que, derrière ces mensonges, derrière ces bavardages bricolés par des faussaires, se tenaient des pouvoirs, se tenaient surtout des intérêts qui, indirectement et malgré tout, étaient aussi les leurs : s’ils l’oubliaient, la dégradation de leurs conditions de vie, exactement proportionnelle à l’alourdissement du discours des managers, se chargeait de le leur rappeler. Mais ils voulaient espérer que l’entreprise n’était finalement, dans un monde resté plus aimable, qu’une enclave particulièrement exposée aux fumées nocives et aux mauvais vents. Y travailler, c’était payer sa cotisation à un destin absurde : ils songeaient que beaucoup de gens, de par le monde, enviaient sans doute ce sort-là. Comme ils n’étaient pas malhonnêtes, cette idée terrible ne les faisait pas changer d’avis.
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Je les aurais voulus à mes côtés, ces deux ou trois stagiaires, quand je regardais la prestation de Manuel Valls dans l’entreprise du président Lévy. Aurions-nous partagé le même sentiment ? Désaccord flagrant de l’esprit, du cœur, presque des sens. Et, en même temps, soulagement de constater qu’on nous épargne enfin les circonvolutions et les périphrases, que le débat, cette fois, est ouvert, que la lutte commence, la seule vraie : initiale, originaire, fondamentale.
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Qui a jamais douté, sous François Mitterrand ou sous Nicolas Sarkozy, de l’écrasante présence de l’argent ? Rien de nouveau apparemment sous le ciel de Hollande et de Valls. À ceci près : en installant la communication au cœur de la vie publique, on signifie qu’on parle désormais officiellement le langage des intérêts, qu’on le civilise comme disait Stanislas Fumet, qu’on en fait le langage de la République. Ce pas, c’était celui qu’il n’aurait jamais fallu franchir et c’était celui qu’il n’était pas possible de ne pas franchir. Cette situation porte un nom : c’est la tragédie.
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Le discours managérial est là, tout entier, dans cette intervention. Avec ses références constantes à l’entreprise dont les jeunes générations ne verront même plus à quel point elles sont inadéquates et réductrices. « Y compris dans les entreprises, on débat, quand on a fixé la stratégie on s’y tient » « Notre seule obsession, réussir, faire réussir le pays. » Comparaison flatteuse pour le gouvernement de la France, il se comporte comme une fabrique de yaourts, comme une usine de détergents. À la fois étriqué et emphatique, on le reconnaît, le laïus. C’est bien sa monomanie de la réussite, d’autant plus furieuse que les échecs sont plus patents. C’est bien son étroitesse obstinée, qu’il voudrait déguiser en courage. C’est bien son indépassable narcissisme qui l’oblige à ne parler que de lui, de ses talents, de ses méthodes, au point que les auditeurs en sont comme déréalisés à leurs propres yeux. C’est bien sa manière de s’étouffer d’indignation à la moindre critique adressée aux entreprises, même et surtout quand leurs propriétaires les abandonnent à la première difficulté ou dès qu’un meilleur bénéfice pointe le nez ailleurs, opération que leur jargon nomme sans rire, pour épater les quelques ahuris qu’ils continuent d’impressionner, réflexion stratégique. C’est bien son vocabulaire bidonné et bidonnant, ses sourdes menaces, son enthousiasme prévisible, sa jubilation appliquée. C’est bien lui, il est là, sa réalité de bazar à la main, prêt à intervenir. La conjoncture est bonne, la situation est bonne, la Bourse est bonne, les affaires sont bonnes, la nourriture est bonne : il peut hisser ses couleurs sur Matignon, sur l’Élysée, n’importe où, n’importe quand, pour n’importe quoi. Comment dit-elle, cette théologienne canadienne quand la Bourse s’écroule ? Que c’est la chute des idoles et qu’il faut en remercier Dieu ?
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Mais parlons un peu réalité, celle dans laquelle on baigne au travail, celle qu’on sent encore, rentré chez soi, en retrouvant les mêmes mots devant l’écran. Si intelligent, si habile que soit un manager, son discours va toujours au fossé. Il parle, mais il ne parle pas. Un manager coaché par la communication ne parle jamais. Il récite, il plaide un dossier dont l’essentiel lui échappe, dont il ne contrôle ni le sens ni l’intention. Au mieux, il le « personnalise », au sens où les constructeurs d’automobiles proposaient à leurs clients de « personnaliser » leur véhicule en en modifiant un accessoire secondaire. Il serait naturel, et nullement malsain, qu’un manager eût parfois à se faire le haut-parleur de consignes venues de plus haut que lui : aucune organisation n’évite ce genre de transmission. Mais ce n’est pas là ce qu’on attend de lui. On veut qu’il fasse semblant d’être l’auteur d’un discours qui n’est pas le sien. C’est la meilleure manière de l’aider à se mépriser : le management, comme tous les systèmes totalitaires, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils chantent, a d’abord besoin de gens qui se méprisent.
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Le mal des transitions. Aucun mouvement harmonieux ne peut entraîner un tel discours, d’autant qu’il doit passer par toutes sortes d’approches différentes – rationnelles, affectives, théoriques, pratiques – et que les ruptures sont partout. Chaque transition témoigne de cette discontinuité angoissante, elle reconduit imparablement l’orateur à l’inauthenticité de son propos et à sa duplicité. « Je consens à l’absurde », voilà le fil rouge, ou noir, de l’intervention d’un manager. Accablement, perplexité, agressivité, autodérision, que peut-il attendre d’autre ? Quoi que proclame ce cadre, ce directeur, ce président, quelque appel viril qu’il lance à la plus héroïque conquête du marché, la communication donne à entendre, d’abord et toujours, l’angoisse originaire qui sous-tend son propos, faite de la haine de soi à laquelle il consent et qui, sous les turlutaines techniques et économiques, est le seul véritable rendez-vous qu’il propose à ses auditeurs. Rappelons, une fois de plus, cette évidence : l’inspiration de cette très vilaine chose n’est pas fondamentalement différente de celle des pires régimes du siècle dernier. L’appel à positiver, l’invitation à se montrer réaliste et efficace que lance la communication managériale, ainsi que toutes les variations qu’elle leur adjoint sur la morale, l’éthique, le vivre ensemble naissent, meurent et se transforment au sein d’une négativité absolue et militante. Si l’on accordait à la critique de la communication et du management, cancer du présent, le dixième (le dixième !) du temps et des moyens que l’on consacre à la mémoire des monstruosités passées, peut-être pourrait-on alors parler de civiliser la modernité. Et l’on trouverait là, par surcroît, une manière sensée d’éclairer les choix politiques. Refus tranchant et définitif de tout ce qui s’agrippe à cette monumentale épave. Bienveillance et amitié pour tout ce qui a le courage de la saborder et de chercher, dans les tribulations de la pensée et de l’action, une voie dont personne n’ait honte.
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Quand même ! Cette chose qui a précipité les grandes entreprises dans le malheur que l’on sait, qui, dans les plus petites, jusqu’au fond des plus lointaines campagnes, quand des démarcheurs cauteleux l’y ont installée, n’a jamais pu produire que du désordre, de l’angoisse, de la jalousie, de la consternation et, aussi sûrement que deux et deux font quatre, de l’échec – au point qu’il m’est arrivé qu’un petit patron me glisse à l’oreille : « Venez, ne le dites à personne, on va virer cette connerie, les gens n’en peuvent plus et moi non plus. » -, cette chose qui pourrira l’école comme elle l’a fait de l’entreprise si on la laisse l’infecter (et l’on sera bien avancé de savoir qu’elle pourrira laïque, l’école, ou je ne sais quoi d’autre), cette chose qui s’installe maintenant dans les ors de la République avant que notre Constitution ait l’honneur de l’accueillir, avant que quelque édifice public, peut-être un pavillon désaffecté de Sainte-Anne, devienne le siège du Haut Conseil du Management et de la Communication, cette chose, il en a fallu de la bêtise, il en a fallu de la lâcheté, il en a fallu de la honte de soi pour la laisser s’installer et proliférer !
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Nos mots sont piégés parce qu’on nous les piège : c’est là un des aspects les plus effrayants du mépris dans lequel la merdonité, comme disait Michel Leiris, tient le langage. Nous communiquons du matin au soir, bien sûr, et Monsieur Jourdain est bien le seul à être content de savoir qu’il fait de la communication, et pas seulement de la prose, quand il demande à Nicole ses pantoufles et son bonnet de nuit. Rien de fâcheux ne s’est produit quand la science et la technique ont parlé de communications téléphoniques, de Postes et Télécommunications, de communications spatiales, etc. Le mot prenait un sens nouveau, précis, qui n’entraînait aucune confusion, la langue vivait sa vie. Quand, par contre, l’entreprise, le commerce, les médias, la formation se sont mis à galvauder ce mot par extension illimitée, quand, jouant à la fois sur sa connotation scientifique et technique et sur ce qu’il entraîne d’implications subjectives, ils lui ont peu à peu conféré un statut d’activité autonome en parlant, par exemple, de stages de communication, quelque chose de grave est apparu : une sorte d’invasion des consciences par une donnée confuse à laquelle elles se sont senties vaguement associées et à laquelle, pourtant, elles sont demeurées étrangères.
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Un statut d’activité autonome, certes, mais surplombante. La communication est une courroie de transmission du pouvoir. Elle fabrique une socialité virtuelle qui puise sa matière dans les fantasmes des citoyens et sa forme dans les intérêts de l’argent mondialisé. En un sens, elle n’a rien inventé : bien des organisations de masse ont mis en œuvre les méthodes qu’elle emploie. Pourtant la différence est énorme. La puissance de l’argent qu’elle mobilise et la technique qui la démultiplie lui confèrent une plasticité qui lui permet de jouer sur tous les registres, de se déployer dans toutes les instances de l’humain, dans tous les ordres de la pensée, dans toutes les activités de l’esprit et, comme on le voit, dans toutes les sociétés. Et maintenant, il faudra nous y faire, rien ne lui échappera plus. À moins que…
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La communication, en effet, ne parle jamais que d’elle-même. En témoigne cette publicité pour une société d’assurance qui ne cesse de mettre en scène un client mécontent, d’allure franchouillarde, sorte de râleur professionnel qui rêve de prendre en défaut le directeur de la succursale qu’il fréquente et n’y parvient jamais. C’est très bien vu. Les revendications du client sont dérisoires et il est manifestement de mauvaise foi. Les gens de l’assurance, eux, patients, paisibles, gentiment ironiques, l’attendent tranquillement, certains d’avoir dans leur carquois les flèches commerciales qu’il leur faut pour repousser les assauts du mécontent. Saynète drolatique qui n’est pas sans intérêt. Si c’est une célébration de l’entreprise, elle est bien naïve. Est-ce autre chose ? Un lapsus ? Un cheval de Troie sorti d’un ordinateur pour prendre l’air ? Grossissez un peu l’image : ce bonhomme, c’est vous, c’est moi, c’est n’importe quel travailleur, n’importe quel citoyen. C’est l’Enfermé. C’est le Fasciné. C’est le Projectif. Qu’y puis-je, moi ? C’est le citoyen de la modernité/merdonité. Comment il en est arrivé là ? L’autorité, la coercition, la séduction – la coer-séduction disait un sociologue -, on peut imaginer tant de cocktails ! Il s’est jeté dans un langage comme l’oiseau dans le filet. Il s’y débat et, s’y débattant, s’y emprisonne de plus en plus étroitement.
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Lapsus ? Cheval de Troie ? Dénonciation clandestine ? Peut-être, mais le contraire aussi. Démonstration de force démultipliée, à la manière des fusées du 14 juillet qui engendrent interminablement leurs nouveaux bouquets. Ce crétin râleur bave devant le fric, devant l’organisation bovine qui l’accable et le rassure en même temps. Je le regarde ou, plutôt, je regarde en lui les progrès du pouvoir qui l’anéantit, je vois se dissoudre comme du sucre son espoir d’être jamais quelqu’un. Mais que fais-je d’autre à cet instant que subir ce qu’il subit, que reconnaître ce qu’en le vénérant ou – c’est kif-kif ! – en le maudissant, il reconnaît ? Je suis comme lui, je suis aussi absorbé que lui. Plus encore même, puisque la chose qui l’occupe et l’obsède, je peux, moi, la voir en lui. Comme mon lecteur, si le mécanisme ne se brouille pas, avant de la voir dans ce bonhomme, la verra aussi en moi, jusqu’à ce que l’ami à qui il racontera l’affaire…
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Une seule question se pose, une seule sérieuse. Est-ce que ça va s’arrêter ? Est-ce que ça peut s’arrêter ? Et là, je ne peux éviter de reproduire un paragraphe de ce Marché, écrit il y a presque dix ans : « En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça? » Il en finit alors instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle. »
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« Et tu vas continuer longtemps comme ça ? » C’est la seule réponse possible aux mauvaises questions que je viens de poser. Si ça va s’arrêter, en effet, je ne le sais pas. Si ça peut s’arrêter, je ne le sais pas. Je sais bien, par contre, qu’au fond de moi je ne désire pas que cela continue comme ça, même si je ne trouve pas les forces nécessaires pour y travailler, et si, d’en sentir si peu, le désir lui-même hésite. Tout cela me dépasse, je ne puis faire comme si cela ne me dépassait pas. Mais si quelqu’un m’interroge, alors, peut-être, j’aurai la force de répondre. Et, à mon tour, d’interroger.
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L’Enfermé. Le Fasciné. Le Projectif. Ah ! la fête quand quelqu’un échappe à cela ! Et comme on se fout de savoir comment il vit, à quoi il croit, pour qui il vote ! Mon ami, le peintre Michel Thompson était ainsi. Il avait depuis longtemps coupé les ponts avec la politique, mais sa jeunesse militante le rappelait parfois à l’ordre. Quand il y avait de l’élection dans l’air, il invitait les amis dans son appartement-atelier de la rue du Commerce – il insistait : il avait aussi des copains, mais les amis, c’était autre chose – et les interrogeait sur leur vote. Parfois il ouvrait la télé et, pour nourrir le débat, leur faisait écouter un peu de politique. Michel secouait la tête comme un cancre qui, décidément, n’y arrive pas. Puis il se levait, un peu penché en avant par les rhumatismes, écartait les bras dans un geste d’impuissance désolée, les laissait retomber lourdement sur ses cuisses et nous disait invariablement : « Moi, ces mecs-là, j’ai beau faire, je ne comprends pas ce qu’ils disent. »
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Il n’avait d’ailleurs pas compris grand-chose, Michel. Il n’avait pas compris pourquoi Maeght, qui l’avait remarqué très jeune et avait exposé ses toiles avec celles de Braque et de Bonnard, voulait à tout prix qu’il fasse de l’abstrait : alors, comme il ne comprenait pas, il avait quitté Maeght. Il n’avait pas compris non plus pourquoi des peintres et des écrivains qui n’avaient pas leur langue dans leur poche devenaient de si adorables moutons quand Laurent Casanova, oracle de la culture dans le PCF des années cinquante, racontait que tous les grands artistes étaient forcément progressistes, même et surtout Balzac. Alors, sous le regard encore plus épouvanté que furieux de Fougeron, il avait expliqué à Laurent Casanova qu’il ne comprenait pas, puis l’avait quitté, lui, le PCF et les moutons.
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J’ai repensé à Michel en lisant, dans Le Monde, une interview de Pascal Lamy. En rassemblant mon énergie, quelques lectures et beaucoup de vanité, j’arriverais peut-être, vaille que vaille, à articuler quelques objections qui laisseraient imaginer que j’aurais un peu compris. Non. Au fond de ce que j’aurais un peu compris, on verrait surtout ce que je n’aurais pas compris du tout, et cela ferait oublier le reste. Pascal Lamy m’explique que notre problème national tient à la contradiction entre une pensée française « fondée sur une ambition spécifique à la France » et un « monde où ce qui compte de plus en plus est la performance économique et sociale » : en quoi y a-t-il contradiction quand une ambition, un désir, une pensée refuse un état de choses ou entend le transformer ? Un socialiste peut-il s’étonner de cette supposée contradiction ? La « névrose française », continue l’ex-patron de l’OMC, c’est donc « d’avoir le corps quelque part et la tête ailleurs […] une partie du pays est mondialisée dans son corps, mais cette partie-là a renoncé à faire la pédagogie du rapport au monde et à l’Europe. » La névrose, c’est quand le corps ne commande pas à la tête ? Si cette partie-là a renoncé à faire de la « pédagogie », n’est-ce pas précisément qu’elle n’est mondialisée que dans son corps, c’est-à-dire dans les comportements qui lui ont été imposés et qu’elle n’approuve pas, et nullement dans son désir, et nullement dans son intelligence, et nullement dans sa volonté ? M. Lamy aurait-il jamais fréquenté les grandes écoles et l’OMC si son esprit ne s’était accordé à ces projets ? « Comprends rien ! », bougonnerait Michel Thompson. Et Gaston Miron, le poète, le Québécois, autre complice, aurait hurlé : « Min vieux, ça a pas d’bon sens ! »
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Je peux comprendre un peu, finalement. Surtout quand Pascal Lamy explique que le pessimisme français résulte de la distorsion entre cette « ambition spécifique à la France » et la « réalité ». Quelle réalité ? L’ensemble des comportements imposés par le train du monde, par le mouvement des affaires, ces chaînes que des battus agressifs feignent d’avoir marchandées à la bijouterie bobo du coin ? C’est ça la réalité, potaches prétentieux ? Attends un peu, le corps, par-dessus le marché, c’est l’économique et le social ? Qu’est-ce que c’est que cette organisation mondiale du bordel qui, dans le corps, par-dessus le marché du marché, ignore tout ce qui n’a rien à cirer de l’économique, et d’abord le sexe, et d’abord la mort, et d’abord la finitude, et d’abord l’infini ?
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Oh oui ! J’ai compris ! Mais ce que j’ai compris, je n’arrive pas à le comprendre. C’est le « parti pris des choses », mais vraiment pas à la manière de Francis Ponge ! Pas pour les saluer dans leur singularité, pas pour les laver de l’habitude et leur restituer leur juvénilité, leur étrangeté, leur force narquoise… Ça, c’est Michel Thompson qui le faisait, dans sa première manière, cette attention presque amoureuse aux tasses, aux assiettes, aux couverts, tous ces humbles objets comme autant d’empreintes de l’inconnu, familières et sauvagement glorieuses. Les choses, pour la merdonité bourgeoise triomphante et déjà, merci Seigneur, en voie de décomposition, ça n’a rien à voir avec Ponge. Les choses, pour ces malheureux, c’est ce qu’on peut mettre de soi, sans s’appauvrir, à la brocante universelle, c’est la bricole, la gnognote qu’on peut très économiquement, très rationnellement partager puisqu’elle ne vaut rien et qu’on n’y perdra rien. Les choses, c’est la démarque universelle des émotions, des sentiments, des mots. Les choses, c’est la petite banque de satisfactions moyennes qu’on cogère avec d’autres acnéiques du désir avant de rentrer chez soi pour se lugubrer d’insignifiante solitude.
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Najat Vallaud-Belkacem explique à la télé qu’elle veut rendre leur dignité à ceux des banlieues. Mazette, rien que ça ! Ministre du Sauvetage, du Sens et du Salut ! Elle se prend pour Dieu la Mère, ou quoi ? Se rend-elle compte qu’elle tient le langage d’une dame d’œuvres des années cinquante ? Vive la modernité ! À propos, comment ça se passe au ministère ? Y a-t-il une direction générale de la Dignité ? Des courbes de dignification? Des colloques sur l’endignement, avec perspectives à court et moyen terme ? Est-ce qu’on a pensé à dégager un budget Dignité ? Devant une idée pareille, on se protège, on ricane. Parce que c’est terrifiant. Puis la colère se pointe. Ceux qui viendront rendre sa dignité au vieux banlieusard que je suis, je leur conseille de numéroter préalablement leurs abattis ! Ceux ou celles, bien sûr, on n’est pas paritaire à temps partiel, quand même, faut pas pousser ! Puis la colère se tire. Sidération. Ils se serviront donc de tout ? Tout sera donc bon pour la gagne, tout ? Qu’espèrent-ils ? Ne voient-ils pas qu’ils creusent leur tombe dans le cœur des gens, pelletée après pelletée ? Non. Ils ne le voient pas, ils ne voient rien, ils ne voient plus que leur aveuglement. Se mettre dans le crâne qu’on va donner de la dignité aux gens, ou leur en rendre, ils trouvent ça normal. Ils récitent leur code, ils pensent que ça va marcher, donc que ce sera bon. Ils sont hors sol, hors ciel, hors tout. Intox totale. Les souvenirs, privilège de l’âge. Les loufoques d’Alger en 1960 ? Des enfants de chœur. Enfin ! À supposer que quelques verres de Morgon vous aient déclenché ce délire, et que vous prendre pour saint Jean-Paul II vous remonte le moral trois minutes, vous vous voyez partir à la télé avec votre chauffeur pour aller expliquer ça ? Vous vous voyez écrire sur votre agenda : « Penser à donner de la dignité au 9-3. En parler à NVB. » ? Vraiment je n’en veux pas à cette jeune femme dont les ruses crèvent si gentiment les yeux et dont l’habileté ferait presque de la peine. Mais stop ! Elle va à la catastrophe. Faites confiance là-dessus à l’expérience, il faut aider Najat. Avec des idées pareilles, elle est mal barrée, urgent de lui demander où elle les a trouvées. Toute l’équipe doit l’aider, Manuel Valls en tête, et, à cette occasion, se poser quelques questions auxquelles Stéphane Fouks ne saura pas répondre. Ce n’est pas du tout, mais alors pas du tout, que j’aie envie de porter secours au gouvernement socialiste. Le plus simple serait de le laisser faire : ni vu ni connu, rendez-vous dans le fossé. Mais pas possible. On ne peut pas rire avec ces choses-là. Que voulez-vous ? Tout le monde a sa dignité, tout le monde.
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Vous allez croire que je me moque du monde, ou que je suis gâteux. M’en fous. Je propose à Manuel Valls de consacrer la totalité du prochain conseil des ministres à un débat sur la question de savoir si un être humain peut rendre sa dignité à un autre. Ceci n’est pas une blague à tabac, dit Magritte. Les citoyens qui, éventuellement, comprendraient ce que je veux dire et faire ne seraient pas nécessairement plus vicieux que les autres, ni moins utiles. Côté pratique, je ne souhaite pas participer à l’opération, trop de travail au jardin. Aucune exclusivité sur l’idée, même Stéphane peut s’en emparer, ça sera le début de sa période anti-communicationnelle. Enfin, si tout ça supposait une rencontre, pas de blème. Ancien combattant, j’ai le métro gratos.

(4 mai 2014)

Bigoterie citoyenne

LE MARCHÉ LXIV

 Ne larmoie pas en souriant.
Blaise Cendrars
 

Ce sculpteur, il y a bien longtemps, vu à la télévision. Il travaille la matière plastique en fusion. Elle descend lourdement un plan incliné avant de s’affaisser sur la table de métal où, les mains fortement gantées, il a quelques secondes pour la modeler. « En si peu de temps, s’étonne le journaliste, vous pouvez concevoir une œuvre ? » « Je ne conçois rien du tout, répond-il. Je regarde la matière plastique. Elle ne coule jamais de la même façon. Je me pénètre de sa manière d’être et, autant que je le peux, je l’aide à prendre la forme qu’elle me semble appeler. »
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Quelle meilleure image de l’éducation, de la formation, peut-être même de l’amitié et de l’amour ? À cela près, bien sûr, que, là, rien n’est inerte, que tout y est réciproque, que l’œuvre y demeurera inachevée, qu’il ne s’agit pas d’œuvre, d’ailleurs, mais de transmission de la vie, de célébration de la vie. J’aurai toujours eu comme en surplomb ce rêve de formateur, discutable comme tous les rêves, qu’alimentait déjà, à quinze ans, dans la colonie de vacances, mon rôle de moniteur. Je ne sais rien de plus beau, de plus vrai que l’attention que l’on porte à ceux à qui, comme on dit en italien, on veut du bien. Là-dessus, autant essayer de faire vaciller le granit, je ne bougerai pas d’un iota, et si le monde entier me contredit, le monde entier est idiot. Amare est velle bonum, aimer c’est vouloir le bien, et merde ! [Toutefois, à l’abri de ces crochets, je dois reconnaître que c’est rarement dans les lieux d’importance que cette formule m’est sortie de la bouche. Elle s’acclimate mal à un conseil d’administration, à une réunion d’anciens combattants, à un bureau de vote le soir du dépouillement. Amare est velle bonum, voilà une idée qui ne me viendrait pas non plus en lisant Le Nouvel Obs ou le Monde de Nathalie Nougayrède, la dame qui « ose les valeurs». Les pensées de ce genre sont faites pour les cimes et les souterrains, pas pour le Grenelle des bonbons à la menthe ou la modernisation de la poste. Les jardiniers sont formels. Ces vérités-là, si on ne les laisse pas dans les couvents, où personne ne les fatigue, il faut les planter en pleine terre, même un peu fangeuse, dans des endroits beaucoup moins pieux où elles donnent d’étranges fleurs montées des profondeurs, de profundis comme on dit aux enterrements en croyant que c’est triste. L’ambiguïté, je vous jure, c’est la copine du vrai : et le trouble, c’est le terreau du simple.]
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L’attention à l’autre. Pas pour lui renouer son cache-col. Pas pour l’aider à préparer son entretien d’évaluation. Pas pour le protéger de la souffrance, c’est risible. Ni de la connerie, elle est en nous. Ni de la solitude, on l’y enfoncerait. Pas pour le comprendre, surtout pas pour le comprendre. Pas pour le convertir. Pas pour le rassurer. Pas pour le sauver, c’est grotesque. Pas parce qu’il le faut. Pas par humanisme, pas par compassion, ces fourriers de la volonté de puissance. À cause d’une espèce particulière de fun très menacée dans nos régions : le voir arriver tout faraud sur le plan incliné, le voir glisser, déraper, dégringoler, pirouetter comme un ours en peluche ; considérer, en le contemplant, que le cassage de gueule est inéluctable et imminent puis, soudain, se laisser attraper par quelque chose d’inattendu dans sa manière d’aller à la catastrophe, ou de touchant, ou de drolatique, ou d’absurde, ou de plus désolant que la moyenne ; sentir alors ses connexions mentales et affectives en état d’alerte rouge ; se persuader qu’il est horriblement déraisonnable d’imaginer que l’infime détail aperçu, ou enregistré, ou pressenti, puisse être de nature à faire se casser la gueule au cassage de gueule ; se traiter de moins que rien, de réactionnaire, d’humanophobe, de socialiste ; savoir pourtant que c’est vrai, qu’il y a eu un déclic, qu’il y a eu un truc, qu’il y a eu un flash ou un clash entre le temps et l’éternité, et voir, clair comme le jour, sans pouvoir en aucune manière le prouver ni à son percepteur ni à sa belle-mère, et sans qu’il y ait d’ailleurs la moindre utilité à le faire, que tout ce qui était vrai une seconde avant cette perception-là est devenu faux, véritablement faux. « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber »
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Le point de bascule, le point de danger, le point de grâce, voilà ce que guette le sculpteur quand la grosse vague de matière plastique commence à s’affaler voluptueusement sur la table d’acier. Attention diffuse : il va être surpris, il le sait, mais par quoi, comment, quand, où ? Que ressent-il à cet instant, l’artiste ? Rien de ce qu’imaginent les aimables passeurs de petits gâteaux dans les émissions culturelles de France Inter, rien qui soit de nature à alimenter leurs flatulences lexicales. Sont-ils touchants quand ils s’écrient « bordel de merde ! » sur ce ton de délicatesse distinguée ! L’artiste, lui, selon moi, ne sent rien, c’est pourquoi il est si facile de faire critique d’art. Il sent ses gants sur ses mains, ses pieds dans ses chaussures, quelque dent peut-être qui le taquine, quelque émotion ordinaire qui le pelote. Il est un téléphoniste, un employé préposé à l’accueil, une bonne volonté qui va se planter, forcément se planter, et qui s’y résigne. Il sent ce que tout le monde sent : sa supportable misère. Sa limite, en somme. Sa contingence, si l’on veut. Un peu d’entrain sur un peu de fatigue, un peu de fatigue sur un peu d’entrain, remettez-nous ça, patron !
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Il regarde couler son plastique. Pourquoi est-il allé inventer ce machin-là ? J’imagine que tout à coup un détail le préoccupe, un détail incurablement matériel, un agencement technique à perfectionner, quelque chose de trop grand à faire plus petit, quelque chose de trop carré à faire plus rond. Et çà, ça lui prend la tête pour de bon. Jusqu’à ce que cette pâte blanchâtre qui recouvre lentement l’acier, il la voie. Celle-là, pas celle d’hier, pas celle de demain. Celle-là qui vient de se révéler, lourde de sens, de vérité, d’avenir. La pesanteur du destin dans la légèreté de l’instant : deux fois insupportable.
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Ce qui se produit alors s’appelle l’échange. Pour qu’il y ait frontière, il faut qu’il y ait un pays de part et d’autre, n’est-ce pas, donc deux pays. Pour qu’il y ait limite, il faut qu’il y ait un en deçà et un au-delà de la limite. « Ces choses-là sont simples » dit Victor Hugo. Une limite, ce n’est pas une fin, un couvre-feu, une extinction, une mort. Il n’y a de limite que parce qu’il y a de l’illimité. Il n’y a de limite que parce que ça n’arrête pas de commencer, et parce que cet excès, qui n’a scandaleusement demandé son avis à personne, dépasse non seulement notre médiocre entendement, mais aussi celui des anciens élèves des grandes écoles, des grands élèves des anciennes écoles.
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Cela s’appelle l’échange oui. Le bonhomme artiste, le quidam artiste se retient de toutes ses forces de franchir la limite. Les cultivés qui batifolent dans les émotions radiophoniques leur assiette de petits gâteaux à la main, ils le soûlent, ils le gavent, ils le gonflent, ils le font marrer. La limite, il sait qu’il ne la franchira jamais. Pour mettre en mémoire l’au-delà de la limite, il lui faut camper dans son en deçà avec ses crayons, ses pots de peinture, son dégueuloir à matière plastique, ses potes, ses copines et quelques bouquins qui ne valent pas la peine d’être prêtés.
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Cela s’appelle pourtant l’échange. Car la matière plastique, elle, il l’a vue prendre ses grandes distances et se carapater de l’autre côté de la limite. Ou plutôt, non, il ne l’a pas vue partir. Il a vu son départ. La traîne d’une robe dans une porte, vivacité de l’étoffe. Et ses mains gantées, gantées et irréfléchies, ont immédiatement imprimé ce mouvement à la masse pâteuse qui commençait à tout oublier : elle ne durcira pas idiote. De l’en deçà de l’artiste est né l’au-delà de l’œuvre. Mais ça, c’est du commentaire, il n’a pas de temps pour ces bêtises. Il est rentré dans son terrier ; ce truc carré, il faudra vraiment l’arrondir.
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Quelle superbe occasion m’offrirait ce sculpteur de revenir, une fois de plus, à mes chères sessions de formation ! La métaphore coulerait plus aisément que la matière plastique. Ces hommes et ces femmes dans le huis-clos du séminaire, ces conformismes d’hier, d’aujourd’hui (et de demain) empilés sur nos tables, l’urgence de saisir le point d’inquiétude et d’authenticité, de « donner forme » à ce qui nous réunit, j’aurais vraiment toutes les raisons de m’imaginer sculpteur.
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Eh bien ! Non. Date de péremption dépassée. Prendre congé de ces souvenirs, même si ce n’est pas facile. Les laisser dormir dans les archives de mon cœur. L’évidence ne m’est pas venue d’une illumination intérieure, mais d’un projet de loi sur la formation professionnelle qu’on m’a mis sous les yeux et qui m’a persuadé, sans laisser la moindre place au doute, que la perspective que je défends est désormais définitivement fermée et, avec elle, l’espoir de garder, au flanc d’une société malade, une sorte de cathéter de liberté. Certes, cette vision maïeutique n’a jamais triomphé. Elle est restée une protestation, une provocation. Mais elle pouvait exister, rien d’officiel ne s’y opposait. Elle ne le peut plus. L’étanchéité du dispositif est désormais parfaite. Le marché, les besoins du marché, le pouvoir du marché, le réalisme du marché, voilà la seule chanson qui sera autorisée. Avec les deux couplets habituels, l’un, hard, pour les patrons, l’autre, soft, pour les syndicats, mais tout le monde se retrouve au refrain et, probablement, au restaurant.
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Entre le rêve et l’action, disait Berque, il ne faut pas que « l’alternance reste lâche ». Si je chantais plus longtemps ma romance nostalgique, mes pieux souvenirs me détourneraient du présent. Les bienveillantes connexions de ma mémoire m’ont remis sur la trace d’une pièce du dramaturge autrichien Fritz Hochwälder, Sur la terre comme au ciel, vue à vingt ans, qui traite des missions jésuites établies au Paraguay à partir du XVIe siècle, les fameuses Réductions, où les Pères accueillaient les indigènes tout à la fois pour les évangéliser et les protéger des chasseurs d’esclaves. L’action se déroule en 1767, après qu’un accord tout entier au profit des Européens eut établi que les Réductions devaient passer sous le contrôle des autorités coloniales portugaises du Brésil. Le sujet apparent est le drame de ces Jésuites, pressés d’obéir par leur Ordre, mais qui ne peuvent se résoudre à abandonner les Guaranis à la condition d’esclaves à quoi leur départ va forcément les conduire. Derrière cet épisode historique, se profile une question inquiétante : dans un monde de violence et de haine, peut-il exister durablement des oasis de paix ? Pourquoi ne pas me l’avouer ? La formation et le patronage de Montrouge auront été pour moi ces oasis, l’une et l’autre m’auront rapproché des êtres et écarté du monde : le paradis. « Et s’il était à refaire, je referais ce chemin. » Certes, mais ces souvenirs-là, il est temps désormais de les mettre à distance et de réinvestir dans le combat ce que je leur dois d’énergie : ce ne sont pas des drapeaux blancs, ce sont des bombes à retardement.
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Le plus important dans le projet de loi qui transcrira l’accord national interprofessionnel du 14 décembre 2013 n’est pas ce qu’il propose, mais ce qu’il sous-entend et ce qu’il interdit. On approuvera l’idée du « compte personnel de formation » dont chaque salarié pourra bénéficier, quel que soit son statut, tout au long de sa vie professionnelle. On n’aura pas la cruauté de souligner que 150 heures allouées pour toute une carrière font un peu moins d’un mois d’activité professionnelle. On se réjouira de voir inscrite dans la réalité l’idée de lifelong education ou de lifelong learning défendue par les spécialistes de la formation et, notamment, par ceux de l’Unesco. On se féliciterait donc de ce projet de loi s’il n’enterrait en silence la signification même de la formation professionnelle et si les dispositions qu’il contient, comme les buts qu’il se propose, ne témoignaient d’une évolution de la vie sociale bien plus significative que celle où les conformismes symétriques de la querelle du mariage pour tous voulaient voir un tournant de civilisation.
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Depuis les origines de la formation professionnelle, divers courants ont voulu l’empêcher de sombrer dans un utilitarisme aussi vain que désespérant. Dans les cinquante dernières années, la loi Delors de 1971 et les lois Auroux de 1982 ont réaffirmé cette exigence. On vient de l’assassiner et, avec elle, bien au-delà de la formation et des entreprises, un symbole majeur de la vie collective.
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La loi de 1971 concernait à la fois les entreprises et les salariés. Elle voulait favoriser le développement des premières, mais aussi l’émancipation des seconds. Elle s’inscrivait ainsi dans le climat de recherche qui, depuis Mai 68, s’était emparé d’une société en proie à toutes les contradictions. Jeune formateur, j’ai chaleureusement soutenu cette loi avant d’être épouvanté par la rapidité avec laquelle le patronat la vidait jour après jour de ce qu’elle avait de meilleur, puissamment aidé en cela par l’activisme de toutes sortes d’officines et la stupéfiante passivité des responsables politiques qui l’avaient instaurée. D’entreprise en entreprise, je mesurais le progrès des dégâts, alarmé par la facilité avec laquelle de nouvelles théories s’imposaient, stupéfait de les voir entrer comme dans du beurre dans la conscience molle des salariés qu’elles éblouissaient sans l’éclairer et droguaient sans la nourrir.
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Bien conçue, cette loi Delors fut en effet très mal défendue. L’histoire de la formation professionnelle, à partir de 1971, est celle d’une dégradation, d’une banalisation, d’une fuite du sens. Elle accompagne et reproduit, à sa manière, l’invraisemblable série de capitulations devant l’argent qui n’a cessé, sous tous les gouvernements, de ponctuer la vie politique et à laquelle la gauche, de la « réconciliation des Français avec l’entreprise » souhaitée par François Mitterrand au récent « pacte de responsabilité » courtoisement proposé par François Hollande, n’a jamais manqué de verser son obole ni de l’orner de toutes sortes de justifications contournées. L’improbable épisode de la loi sur l’expression des salariés, fleuron des lois Auroux, juste avant le virage politique de 1983, est aujourd’hui un souvenir presque tragique. Cette loi sonnait juste, plus juste encore que la loi Delors : elle fut massacrée encore plus vite qu’elle.
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Auroux avait vu clair. Il avait compris comment devaient s’articuler le progrès des entreprises et l’élargissement de la condition salariale. Il avait compris que l’expression est le cœur même de la formation, son principe, son moteur, sa charte. Il avait compris que le développement accéléré des techniques et la férocité de la compétition économique exigeaient qu’on leur opposât ce contrepoids. Que, maltraités par la modernité, les équilibres sociaux et culturels ne pourraient se rétablir si les salariés n’exprimaient pas les questions que la vie de l’entreprise leur suggère – questions sur eux, sur elle, sur le monde où ils vivent -, s’ils n’apprenaient pas à regarder bien au-delà de l’utilité immédiate qui fascine les patrons, bien au-delà aussi des revendications à quoi se limite trop souvent l’horizon des syndicalistes. Loin des embrouillaminis prétentieux et serviles de la littérature d’entreprise, cette loi permettait aux travailleurs d’exprimer leurs inquiétudes, leurs doutes, leurs colères et, par là, de peser sur la vie collective. Auroux avait compris que, grâce à l’expression, l’entreprise pouvait réapprendre à respirer et, peu à peu, se refaire plus humaine, plus ouverte, plus vivante.
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Ce fut une exécution. Les patrons ont condamné Auroux, les syndicalistes ne l’ont pas défendu : les uns et les autres craignaient pour leur pouvoir, pour leurs manies, pour leur importance, pour leur confort, pour leur silence. Surtout ne pas ouvrir les fenêtres ! Surtout ne pas aérer ! Surtout pas la vie ! Surtout pas la parole ! Tout, mais pas la vie ! Tout, mais pas la parole ! Le management, les libéraux, les socialistes, toutes les tisanes que vous voulez, mais pas la parole ! Jamais la parole ! La politique, mais pas la parole ! L’information, mais pas la parole ! La démocratie, mais pas la parole ! Les grands patrons rugissaient que jamais ils n’appliqueraient la loi sur l’expression des salariés, ils m’expliquaient en s’embrouillant pourquoi et comment elle allait anéantir l’entreprise : je voyais surtout qu’elle menaçait les protections accumulées en eux et que la seule idée d’avoir à franchir ces barrages de vanité pour dire ce qu’ils pensaient, ce qu’ils pensaient vraiment, pour dire simplement ce qu’ils pensaient vraiment, pour oublier une seule fois la putain d’autorité qui avait fait d’eux d’éternels petits enfants savants, pour ne plus être, un instant, les grands élèves d’une putain d’ancienne école attendant qu’une putain de bonne note leur garantisse une putain de réussite, cette seule idée, je voyais qu’elle les terrifiait plus que ne l’auraient fait trois cents dragons déchaînés. Et je sentais que quelque chose allait bientôt disparaître, mais que l’agonie serait longue. Il n’y avait rien à regretter, mais pas de quoi pavoiser.
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On lit ceci dans le projet de loi : « Le compte personnel de formation peut servir à financer des formations permettant d’acquérir des compétences attestées (qualification, certification, diplôme) en lien avec les besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme et la sécurisation des parcours professionnels des salariés. » Le diable n’est pas ici dans les détails mais dans une extrême violence cachée dans une infime nuance. Ainsi voit-on « les besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme » entrer dans la loi avec le statut de référence. Besoins de l’économie prévisibles par qui ? Pour qui ? Dans l’intérêt de qui ? En fonction de quels projets ? Pour quelle visée civilisatrice ? Substantialisation de l’arbitraire, de l’arbitraire le plus complet, le plus égoïste, le plus bête, le plus snob, le plus absurde, le plus pathologique. Promotion du dégueu, de l’inavouable, de l’innommable, à qui une grenellisade accorde un rond de serviette officiel à la table de la République, et qui devient le critère majeur de la formation professionnelle au moment précis où, virées comme des malpropres, la tentative de Jacques Delors, qu’il n’a pas soutenue avec assez de pugnacité, et celle de Jean Auroux, anéantie par les amis d’Yvon Gattaz – alors président du CNPF et père de l’actuel président du Medef -, disparaissent sans laisser de traces. De Jean Auroux, en effet, le nom apparaît une fois, en lanterne rouge, au bout d’une phrase. De la loi de 1971, dont le père n’est pas nommé, il est dit : « L’accord du 14 décembre est appelé à imprimer une marque décisive pour notre système de formation professionnelle, revenant par certains aspects à l’esprit de l’accord initial de 1970 et de la loi fondatrice de 1971, et les adaptant aux exigences d’une économie et d’un marché du travail qui ont profondément changé depuis quarante ans. » Certains aspects adaptés, tous les Jésuites ne sont pas à Rome, ni au Paraguay ! Il paraît qu’en première lecture les députés ont voté la loi à main levée, sans discussion. Ils eussent mieux fait de la voter à tête baissée.
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Réalisme ? Non. Capitulation. La même, en infiniment plus grave, que celle des responsables de formation qui, sur l’ordre de leur direction, n’appliquaient pas la loi Auroux. Faut-il redire l’évidence ? Que personne n’attend d’un gouvernement qu’il triomphe des forces qui écrasent le monde ? Ni même qu’il modifie de manière significative le rapport de force? Le marché est là, il nous occupe, il est puissant, multiforme, vicieux, pervers, imprévisible, il aime la mort, la trouille, l’ordre, les prix de vertu, les classements, les carrières et les couillons qu’il couillonne. Je demande quoi à un gouvernement ? Qu’il sache et qu’il dise que c’est l’occupation, qu’il la haïsse, qu’il la combatte et me donne envie, pour ma modeste part, de la combattre aussi. Le reste, mots, valeurs, commémorations, fines analyses de cerveaux bien irrigués et gravement déconnectés, c’est de la tambouille. Le voient-elles, les supposées élites, que c’est l’occupation ? Comprennent-elles, ou non, qu’une contre-poussée d’expression est plus urgente encore, infiniment plus urgente qu’il y a trente-deux ans pour contenir l’effroyable propagande que co-fabriquent la rationalité sans raison de la technique et l’avidité démente des financiers ? Cette expression des salariés et des citoyens, personne, évidemment, ne demande au gouvernement de l’organiser : ce serait pire que tout. Mais quand existent, dans la loi, des dispositions qui la favorisent et, en tout cas, ne l’empêchent pas, les ignorer ou les supprimer parce qu’on a peur du marché et/ou qu’on veut lui faire plaisir, c’est montrer qu’on a un mauvais esprit.
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Que feraient-elles, ces élites, si elles comprenaient vraiment ? Que nous suggéreraient-elles ? Ceci. Que nous devons supporter ce que nous ne pouvons pas changer. Que nous devons changer ce que nous pouvons changer. Que nous devons avoir la lucidité de ne pas confondre les deux situations. En somme, que nous devons nous faire stoïciens, en tout cas stoïques. Parce que c’est l’occupation, et donc la guerre. C’est cela qu’il faudrait dire aux enfants : que la vie est occupée par de la non-vie. Et le leur montrer. À mon avis, ce serait encore plus utile que de leur expliquer le zizi et les nichons même si, je l’espère, ce précieux enseignement leur offre une occasion rêvée de se poêler deux fois comme des baleines : parce qu’ils trouvent ça marrant et aussi – il ne faudrait pas que leurs dévoués enseignants se méprennent -, parce qu’ils sont passablement au courant. L’esprit des enfants, selon moi, la première urgence serait de le laisser reposer comme une pâte à crêpes pour que le lait de leur intelligence se mêle à la farine de la vie. Il suffirait de leur montrer le monde comme il est, sans mensonge ni dramatisation, sans parti pris ni préjugé, et de les laisser chercher dans leur cœur ce qui, là-dedans, vaut quelque chose et ce qui ne vaut rien. Leur suggérer de faire le départ, au fond d’eux, entre ceci et cela. Belle expression, faire le départ. S’ils se donnent le droit et la liberté de cette distinction, de ce départ, c’est toute leur vie qui va être un départ, ils ne seront plus collés à eux-mêmes, ils se donneront de la marge, du souffle, ils seront vaccinés contre toute espèce de propagande, leur esprit et leur cœur pourront s’envoler. Une démocratie devrait peut-être pouvoir supporter ça, non ? Et, en plus, ce départ, ce double départ, distinction et voyage, ils auraient le sentiment de le faire ensemble, gars et filles. Je ne voudrais pas être sacrilège, mais cela pourrait peut-être créer entre eux un sentiment d’égalité au moins aussi profond que la nécessité, pour les uns, d’enfiler une robe à fleurs et l’urgence, pour les autres, de se faire grenadières.
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« Quelque chose est en train de se passer ici, Monsieur Jones, et vous ne savez pas ce que c’est. » Je n’attends pas d’un dirigeant politique qu’il me définisse ce quelque chose. Il ne sait pas mieux le faire que moi ; comme moi, il patauge, il hésite, il bafouille. Je n’exige pas de lui qu’il ne se trompe jamais, mais si je ne sens pas ses choix graviter autour d’une inquiétude centrale que je puisse reconnaître, je ne lui accorderai pas ma confiance. J’ai besoin qu’il protège en lui une certaine sorte de solitude, qu’il cherche à voir plus profond que les apparences, à penser plus vrai que les opinions, à désirer plus fort que les modes. J’ai besoin qu’il prenne ses distances, qu’il s’écarte. Ce qu’implique cet écart, je peine à le dire, mais je vois bien ce qu’il ne peut admettre : la fidélité maniaque à une idéologie mais, pas davantage, l’absence d’horizon qui tue la pensée. La défense des intérêts d’un clan, d’un groupe, d’un parti. L’ambition, quand elle n’est pas maîtrisée par une instance plus forte qu’elle, et plus noble. La stupide volonté de durer. Le souci de la carrière, verrue sur la liberté. La rhétorique facile, le langage convenu, la mondanité de l’esprit. L’angoisse de prouver, c’est-à-dire de se rassurer en inquiétant les autres. L’obsession de l’échec et l’illusion de la réussite. Le souci excessif de répondre à des exigences subalternes. Le goût du pouvoir, ennemi du bonheur d’agir. Trop d’attention portée aux opinions des gens, pas assez d’attention portée aux gens. La peur de la solitude, des grands fonds d’indifférence et de sa propre médiocrité. Le mépris des choses de l’esprit et la méconnaissance de la poésie.
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De ce projet de loi sur la formation professionnelle, je retiens qu’il a été mutilé de l’essentiel, qu’on n’y a pas trouvé de place pour le sens. M. Forget, à Louis-le-Grand, quand il comparait l’Antigone d’Anouilh et celle de Sophocle prenait une image de metteur en scène. Il nous disait que les personnages de la tragédie grecque évoluaient sous un ciel vers lequel criaient leurs souffrances, et que les mêmes souffrances, dans la version moderne, interdites de ciel par ce que nous appellerions aujourd’hui un plafond de verre, ne cessaient de se rabattre sur eux comme de mauvaises fumées qui ne se dissipaient jamais. Peut-être est-ce cela : le monde moderne se rabat sur lui-même, sinistrement, et s’étouffe. Il est confus, indistinct. À preuve, la double inflation du « réalisme » et de la morale, et cet étranglement de toute chose, avant même qu’elle n’éclose, par le jugement social. Rien n’est plus effrayant qu’un monde privé d’ailleurs : une caricature d’ailleurs, bricolée et tyrannique, s’installe aussitôt dans son ici. Angoissée d’être abandonnée à elle-même, la contingence veut se faire principe mais, incapable de s’imposer à qui ou à quoi que ce soit, ne peut qu’exhiber, de façon de plus en plus agressive, les preuves toujours plus flagrantes de son insuffisance ; enfin, sous les braillements angoissés des supporters, elle finit stupidement en valeur. Ainsi, privée de ce que l’histoire et le désir avaient inventé pour elle et lui avaient confié, la formation professionnelle est-elle réduite par des semi-habiles à un dispositif dont la compétitivité attendra, sans y croire, qu’il améliore ses performances.
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Banalisation, édulcoration, castration, à force d’observer la manœuvre, on se prendrait à prêter des raisons à ceux qui la renouvellent. Pas facile à un individu de protester, à un anonyme comme disent les gens de radio – par ailleurs empressés à nous faire savoir que c’est dans l’émission d’Ursule Monego, assistée de Frédéric Dabormoi, que les auditeurs ont été si aimablement traités – mais un ministre, un chef d’État, comment ne serait-il pas aspiré par le gouffre, comment, malgré lui, ne collaborerait-il pas à l’organisation de la régression?
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Collaborer, le mot monté tout seul du clavier aura sonné étrangement pour ma génération, induit bien des réflexes, soutenu bien des révoltes. Je n’en ai jamais abusé, mais les impressions d’enfance demeurent. En 1944, à Montrouge, ça chassait sec le collabo. J’avais mes idées, je les gardais pour moi. Les temps n’étaient pas à l’expression libre. Avant la Libération, je ne devais surtout pas parler du grand général. Après la Libération, je ne devais surtout pas parler du vieux maréchal. Collabo, c’étaient des tas de choses dans le même panier. Collabos, les filles qui avaient couché avec les Allemands ? Même si – riez, les enfants ! – je n’avais pas la moindre idée de l’activité en question, je les admirais franchement. Ce sont elles qui, les premières, ont posé à mes onze ans la question de la sexualité. Quand je les ai vues défiler dans la cour du HBM, le crâne rasé et presque nues, sous les lazzis de crapules autoproclamées résistants, j’ai eu des envies de meurtre. Collabo, le marchand de volailles, collabo pour blanchir son marché noir ? Celui-là, j’étais loin de l’admirer mais je ne le haïssais pas. Mes souvenirs sont flous, souvenirs de sentiments plus que d’événements précis. Côté haine, seules me restent dans l’oreille quelques voix sentencieuses, monocordes, leur tristesse profonde pour annoncer de fausses bonnes nouvelles, que Pétain c’était une chance, que les Allemands n’étaient pas pires que les Français. J’ai curieusement idée que ce sont là des souvenirs de souvenirs, que ces types me rappelaient eux-mêmes autre chose, que mon dégoût était récurrent, une vilaine odeur de pluie qui, depuis longtemps, montait de la terre.
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Comparaison n’est pas déraison. Quand je dis, par exemple, que la monstrueuse imbécillité que constitue la lettre de motivation instaure entre les entreprises et les salariés une relation semblable à celle qu’on trouve dans les gangs, je ne dis pas que les chefs d’entreprise sont des gangsters. Je compare seulement la lettre de motivation au pot d’entrée dont, sous forme d’un vol ou d’un crime, le candidat au gang est prié de s’acquitter ; et j’affirme que le vol ou le crime qui scelle son appartenance est exactement de la même nature que le mensonge public dont témoigne la lettre de motivation : dans les deux cas, c’est par la honte qu’on accède à la reconnaissance de l’une et l’autre institution. De la même manière, je n’établis aucune correspondance directe entre ce que j’ai vu, de mes six ans à mes onze ans, dans ma banlieue occupée et ce que je vois maintenant dans l’Occident de la mondialisation : la gravité des deux situations n’est pas de même nature. C’est entre moi et moi que j’établis la relation, entre l’enfant et le vieillard. Et je dis que l’enfant et le vieillard frémissent de la même façon devant des justifications également mensongères.
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Étrange ce mot de l’Évangile : « Ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche qui souille l’homme, mais ce qui en sort. » Ce n’est pas vivre dans l’univers de la collaboration ou sous le règne de l’argent qui souille le citoyen, c’est l’indulgence et le crédit que sa résignation coupable accorde à ces saletés. Ces pauvres gens qui se débattaient au milieu des difficultés des années quarante, et qui, parfois, ne résistaient plus à l’énorme pression qui s’exerçait sur eux, il fallait être un niais solennel pour s’en faire le procureur. L’horreur n’était pas dans ce système D – système débrouille – qui tissait souvent avec l’Occupant des liens discutables. L’horreur, c’était quand sortait d’une bouche d’adulte, dont j’attendais autre chose, l’infâme justification. Là-dessus, l’octogénaire que je suis sent comme l’enfant que j’étais, il a horreur des justifications. Nous sommes dans ce système fondé sur l’argent, vous y êtes, j’y suis, il nous arrive de céder à ses avances, que ceux qui croient ne pas y être avec nous nous jettent la première pierre ! Il entre en nous, ce monde, par tous les pores de notre peau, par toutes nos terminaisons nerveuses, il assiège notre esprit, il infiltre notre sensibilité. Seule question sérieuse : en faisons-nous, individuellement et collectivement, notre vérité ? Il entre en nous, c’est vrai, mais en sort-il justifié ?
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Cette loi sur la formation professionnelle, je la critique au nom de ce que je sais, en vertu d’une longue et multiple expérience. Je dis que la subordination de la formation professionnelle au marché est une grave erreur, que l’alourdissement de la pression sur le monde du travail exige au contraire qu’on élargisse, qu’on approfondisse et qu’on généralise les suggestions des lois Delors et Auroux en matière de formation culturelle et d’expression des salariés, que c’est ainsi qu’on commencerait à répondre aux attentes des travailleurs. Je m’invite donc dans le débat. Je constate que l’on n’est pas de mon avis, ce qui ne me coupe pas l’appétit. S’il ne s’agissait que d’un désaccord de méthode, d’une différence de perspective, je n’insisterais pas davantage.
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Mais on me fait sentir que ces « exigences d’une économie et d’un marché du travail qui ont profondément changé depuis quarante ans » périment les efforts, pourtant modestes, des lois Delors et Auroux. On m’explique qu’il y a là une évidence objective, quasiment scientifique, partagée, d’ailleurs, à la table des négociations, par des libéraux, des socio-démocrates, des marxistes, etc. On me glisse à l’oreille que c’est par absolue nécessité qu’on bazarde la parole des salariés. On m’assure qu’on voudrait bien faire autrement, mais qu’on ne peut plus. De toutes les manières possibles, on m’explique que la difficulté des temps – est-ce que j’oublierais le chômage ? – oblige (hélas ! cent fois hélas !) à se soumettre à la loi du marché.
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Navré. Je crois le contraire. Je crois que la difficulté des temps est un excellent alibi, une opportunité historico-providentielle de curer la formation de toute perspective d’expression en sorte de ne pas gêner le marché ou, plutôt, de ne pas se gêner soi-même dans la complicité qu’on a avec lui. Pour tout dire – car, au fond, le marché, tout le monde s’en moque – je crois que c’est une occasion rêvée de se protéger de l’effrayante nécessité de penser, de créer et de vivre librement. Là, l’affaire se corse. Il ne s’agit plus d’acter un désaccord, mais de désigner une arnaque, une arnaque majeure, fort répandue ces temps-ci : se débarrasser de quelque chose qui a du sens pour se vautrer dans quelque chose qui n’en a pas en prenant l’air désolé de celui qui ne peut pas faire autrement. L’air de quelqu’un qui se voit obligé, comme dit le trouillard ou le salaud. Et il a bien raison, ce type, de se voir obligé. Comment se verrait-il libre quand il court derrière ce qui fait de lui un larbin ?
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Mais quand se voit-on obligé ? Quand on a perdu contact avec son trouble, siège de la liberté. Je ne crois pas que la liberté soit d’abord l’exercice d’un choix, moins encore l’enjeu d’un défi ou le prix de quelque compétition d’héroïsme. Ce n’est pas un état, pas une situation. Un acte, plutôt, quelque chose comme l’exploration de cette zone de recouvrement entre le monde et nous dont nous sommes les seuls à posséder la clé, et que, tout à la fois, nous trouvons et inventons. C’est là que nous installons avec les autres, avec le monde, la relation que nous sommes seuls à pouvoir établir, là que se constitue la réserve de sens et de perceptions qui inspire nos pensées et nos actes, nourrit et enseigne notre fragile liberté et donne naissance à notre regard.
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On se voit obligé quand, pour une raison ou pour une autre, on n’a pas pu ou pas voulu explorer le domaine de sa liberté. Quand on n’a pas trouvé, ou qu’on a perdu, ou qu’on n’a jamais cherché, la clef qui vous ouvre le monde. Quand on l’a laissée, ou remise, à un autre ou à un groupe et, avec elle, la responsabilité de l’inaliénable domaine dont on est le seul à pouvoir cueillir le sens.
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Le mot de celui qui se voit obligé, c’est réalisme. Dans sa bouche, c’est un mot de dépit et de ressentiment. La dimension intérieure dont il s’est dépouillé, la seule à pouvoir donner sens à sa vie, et dont l’absence l’obsède, il ne cesse de la chercher, avec une agressivité croissante, là où il sait parfaitement qu’il ne la trouvera pas.
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C’est à la mesure de l’extension en soi du domaine de la liberté qu’on peut résister à la pression du monde, non pas en rabâchant des théories ni en accumulant de l’indignation. Quand Jacques Berque, en 1968, me donnait pour conseil d’augmenter mon poids spécifique, la voie que son amitié me proposait était celle d’une solitude qui fleurit. Si nul n’est en effet capable de renverser l’ordre d’une société et d’un monde entièrement dévoués à des enfantillages aussi cruels qu’absurdes, il n’est personne qui ne puisse renverser cet ordre en soi et, en se consacrant à l’élargissement de sa liberté, porter, du même coup, la contradiction dans le monde.
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Il arrive que le démon de la polémique me rende sévère à l’égard de la militance et des militants : j’en ai pourtant connu beaucoup et estimé plusieurs. Pourtant, non, ce n’est plus de militer qu’il s’agit, au moins pour l’essentiel. Je ne suis le soldat de personne et ne me connais pas d’officier, en uniforme ou non, à qui rendre des comptes. Ma vie dans le bruit et la fureur de ce siècle, avec son bruit et sa fureur à elle : rien de mieux pour apprendre le prix du silence. La découverte d’un territoire intérieur, des bêtes sauvages qui ne le sont pas toujours, l’invention permanente, l’aridité, le mélange des genres, des soucis, des désirs. La proximité des autres, oui, mais une proximité qui se tient à distance, comme si solitude et relation croissaient ensemble. Fragilité absolue, mais quoi d’autre ? Des heurts constants, avec moi-même, avec d’autres, avec le monde. Suspendre son jugement, l’exercice est difficile : tellement plus commode de se faire le publicitaire de soi-même ou de se convoquer tous les matins à son propre tribunal ! Difficile, la patience de soi. Difficile, le refus de se juger, qui n’est pas une absolution. Difficile, cette récupération constante et ironique de soi dans l’indifférence souveraine aux ukases des donneurs de leçons et aux cris d’orfraie des émeutiers terrifiés. Difficile, mais les autres sont de plus en plus présents et le monde, ce connard, de plus en plus absent. Comme dans la formation ou au patronage mais, cette fois, plus besoin d’un refuge, d’un lieu dédié, ça joue en plein air, et en live !
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« Bigoterie ! », crient les Femen ! Elles ont un métro de retard, les Femen, voilà pourquoi elles n’ont pas eu le temps de mettre leur soutien-gorge ! La bigoterie n’est plus à chercher dans les églises, à preuve les hurlements d’indignation des cadres de l’archevêché, en tous points semblables à ceux d’un commerçant tagué, et qu’un André Frossard ou un Maurice Clavel auraient ridiculisés en quatre lignes. Elle s’est civilisée la bigoterie, Mesdemoiselles, c’est dans les hauts lieux de la politique communicancante qu’il faut maintenant la chercher, réfléchissez un peu et n’attrapez pas de bronchite ! Mon copain vicaire de banlieue, je l’entends d’ici, il m’aurait dit de sa voix un peu inquiète, avant d’enfourcher sa René Gillet 125 : « Tu sais, entre ce que font ces filles et les bourges de la messe de onze heures, si tu regardes bien l’Évangile… »
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Les petits intérêts à l’ombre des grands idéaux, la surveillance maniaque du langage des concurrents au cas où ils déraperaient, les obsessions morales féroces, la complicité du non-dit, le batifolage dans les surfaces, la justification au bord des lèvres, toute prête à être crachée, ce ton de dureté pour parler de fraternité, le langage foireux des valeurs, les sourires figés et l’incapacité d’entendre, la mauvaise foi, la mauvaise foi partout à vous en faire devenir chèvre, et cette manière de se marquer à la culotte pour surveiller celui qui, par hasard, comme disait un ballot à propos de Jean-Claude Michéa, « romprait avec son temps», ouvrez un peu vos mirettes, jolies Femen !
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Cas d’école de la bigoterie, l’affaire des ABCD de l’égalité. Quel dégourdi sans malice, comme disait ma grand-mère, militerait aujourd’hui sérieusement pour l’inégalité des garçons et des filles ? Et pourtant, quand on s’amuse à jouer les sémiologues du dimanche, on en trouve des choses !
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Sur le Portail du Gouvernement, cinq courtes vidéos enregistrées par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, durant l’examen, à l’Assemblée nationale, du projet de loi pour l’égalité femmes-hommes. Elles présentent les différents sujets abordés par le projet de loi. La quatrième évoque notamment le programme qui, sous l’intitulé ABCD de l’égalité, veut travailler, dès la petite enfance, à mettre un terme aux inégalités entre les petites filles et les petits garçons, entre les hommes et les femmes.
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Pourquoi pas, vraiment ? Même s’il n’est pas interdit de se poser des questions. Faut-il mettre l’accent sur les inégalités à une époque où filles et garçons affrontent ensemble des difficultés lourdes : Internet, chômage, transformation des représentations de la sexualité, évolution de la famille, crise de l’autorité, etc. Ne faudrait-il pas commencer par les sujets qui concernent tous les enfants et, chemin faisant, résoudre les problèmes d’inégalité qu’on rencontrerait ? Est-ce vraiment une bonne méthode que d’insister sur les injustices ? Plutôt que le doute, ne faudrait-il pas, chez des petits enfants passablement nerveux, semer d’abord la confiance ? Est-il vrai, d’ailleurs, que la principale question qui nous attend soit celle de la supériorité scolaire des filles ? Aucune idée arrêtée sur tout cela. J’hésite, je réfléchis, c’est bien ça un citoyen, non ? Et je laisse ma souris grignoter irrespectueusement le Portail du Gouvernement.
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Elle fait une découverte, la souris. Chacune des cinq vidéos de Najat Vallaud-Belkacem est précédée d’une courte introduction, la même pour les cinq. Il s’agit de trois phrases très brèves prononcées par trois personnes : un homme, puis une femme, puis un autre homme. Une série de petites photos, en haut de l’image, permet d’identifier les orateurs. Je pense que la voix de femme est celle de Marisol Touraine. Il me semble, sans en être certain, que Jean-Marc Ayrault est le premier des deux hommes. Je ne reconnais pas le second.
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Voici les propos de ces trois intervenants. « La compétitivité, c’est l’emploi », assène la première voix mâle. « Eh bien, nous, nous réparons cette injustice ! », assure la voix féminine. Et le troisième conclut : « J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. »
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J’ai écouté trop vite, recommençons. « La compétitivité, c’est l’emploi » « Eh bien, nous, nous réparons cette injustice ! » « J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. » Curieux. Une bonne âme entre deux guerriers. Deux voix ronflantes, une voix douce, charitable. Deux voix entraînantes, une voix attentive. Deux voix pour l’extérieur, une voix pour l’intérieur. Misère ! Le stéréotype ! Les femmes aux pansements, les hommes à la bagarre, tout ce que Mme la Ministre récuse ! Rome n’est plus dans Rome. L’ennemi est dans la place. Ma souris sourit. « Elle a du pain sur la planche, Najat ! », me souffle-t-elle.
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« N’en fais pas un fromage », dit encore la souris. Bon, je reviens au texte. Mais, un remords, je veux écouter encore une fois. Là, ce ne sont plus les voix que j’entends, ce sont les mots, on ne les a quand même pas mis là par hasard. Une introduction, c’est fait pour introduire, pour introduire quelque part. Eh bien ! C’est clair. Le discours sur les inégalités entre les filles et les garçons est invité à prendre place entre la guerre économique (« La compétitivité, c’est l’emploi ») et le patriotisme officiel (« J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. »). La même place qu’occupe dans la mise en scène la voix féminine : celle de l’infirmière, celle de la bonne dame. La question de l’inégalité des sexes, question féminine, est invitée à s’asseoir entre la performance et le drapeau, questions masculines.
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Ne pas faire semblant. On comprend tout de suite ou jamais. On a compris. Le respect, l’égalité, les filles-ci, les garçons-là, tout cela n’est qu’un aspect de la guerre économique, tout cela n’a de sens que pour fabriquer une société poreuse à ses exigences, sensible à sa propagande. Pas cache-faute pour un sou, le Portail du Gouvernement a craché le morceau tout seul, sans que personne ne lui demande rien, sans aucun recours à la gégène. Nous sommes là dans ce qu’on appelle peut-être, dans quelque officine discrète des beaux quartiers, une OMPF : opération de modélisation de la population féminine. Du management tout craché. Très astucieux, mais totalement en dehors de la réalité, au point que ceux-là mêmes qui sont chargés de l’appliquer montrent qu’à l’évidence ils ne croient pas un traître mot de la doctrine. Les seuls à la prendre au sérieux seront, comme d’habitude, ses opposants : leur indignation hystérique assurera sa publicité. Flan sur flan. Piqués au vif, ses partisans leur répondront sur le même ton, et tout se terminera dans une mêlée confuse qui ne profitera qu’à la guerre de tous contre tous, aux peurs nouvelles qui en sortiront, et aux nouveaux dispositifs qui, sous couleur de les apaiser, les exciteront.
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Un complot ? Nullement. Le système marche tout seul, personne ne machine rien, tout le monde a le cœur pur, l’esprit clair, les mains blanches. Mme la Ministre n’a ni la volonté ni le sentiment de tromper qui que ce soit. Je parie même qu’elle croit à ce qu’elle dit.
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Mais il y a sa façon de parler. Ce ton qui va si mal à un visage jeune et agréable. Comme si, à trente et quelques, on avait déjà tout vécu, tout compris, tout dépassé, comme si l’on était inaccessible au doute, comme si rien ne vous travaillait plus, comme si l’on n’avait rien à faire d’aucune objection, d’aucune protestation, d’aucune tomate. Comme si, côté boulot, on avait surmonté toute passion – sauf l’ambition, cet ersatz. Comme si l’on n’avait plus qu’à dérouler. Je le connais, cet indécrochable sourire. C’est celui du chat de Chester d’Alice : je ne sais rien de Najat Vallaud-Belkacem, mais ce sourire-là – qui n’est pas le sien – ce sourire qu’on lui a fabriqué pour sa fonction, c’est une vieille connaissance, il m’a été cent fois opposé par des grands responsables. S’il éclaire un visage âgé, il peut tromper, faire croire à quelque sagesse. Chez les jeunes, on ne s’y méprend pas, c’est un cadenas, une porte de congélateur. Je sais d’expérience ce qu’il entraîne de violence, j’ai vu quelles passions brûlantes et anxieuses déchaîne la passion glacée qu’il protège.
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La violence, je n’ai pas tardé à la rencontrer. Ma souris, qui voulait en savoir plus et continuait à trotter sur le Portail du Gouvernement, m’a conduit, cette fois, à la dernière phrase du texte de présentation des ABCD. La voici : « Il s’agit de faire prendre conscience aux enfants des limites qu’ils se fixent eux-mêmes, des phénomènes d’autocensure trop courants, leur donner confiance en eux, leur apprendre à grandir dans le respect des autres. »
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L’arbre, jugeons-le à ses fruits, pas à l’aune de nos fantasmes. D’un côté, le désir de voir les hommes et les femmes, les filles et les garçons, vivre dans l’amitié de la justice, dans la justice de l’amitié. De l’autre, ces trois lignes que je viens de citer, par lesquelles est officiellement présenté ce projet de réconciliation. Non, cela ne va pas, habille-toi autrement, ma société, ça jure !
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Je lis et relis cette conclusion et me demande, comme au bon vieux temps, d’où parle celui qui l’a écrite, de quelle plate-forme de certitudes, d’où lui vient ce pouvoir de formuler un diagnostic aussi précis et de préconiser une thérapie aussi clairement élaborée. Rien, je ne sens rien dans ces mots juxtaposés qui, même de très loin, me rende présents ces enfants dont on me parle, rien qui m’évoque la moindre expérience vivante, rien qui me laisse apercevoir la moindre trace d’une intelligence soucieuse des êtres, rien qui laisse affleurer, si pudiquement que ce soit, le moindre sentiment d’amitié. Un ton de boutiquier aigri pressé de fermer son échoppe, une prétention de charcutier qui se mêle de chirurgie cardiaque, une assurance de cartomancien qui délivre ses prophéties à distance. Enfin, choisissez un pédagogue du bord qui vous convient, ouvrez au hasard, selon votre inclination, une page de Tchouang-tseu ou de Jean Guéhenno, de Rousseau ou d’Ivan Illich, de Maria Montessori ou de Jean Guitton, de Paolo Freire ou de Jean-Baptiste de La Salle, et placez-la seulement à côté de ce racontar, vous le verrez s’évaporer, partir en quenouille, retourner, honteux, au néant d’où il n’aurait jamais dû sortir.
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Et voilà ! Un projet qu’on peut discuter de toutes les façons possibles mais qui, dans son essence, n’est pas mauvais. Eh bien ! Fini, mort avant d’être né. Fossilisé dans le pire langage qui soit, asphyxié dans l’utilitarisme, incinéré dans le formalisme. Le comprendra-t-on un jour ? Rien de ce qui s’insère dans le dispositif de manipulation désormais imposé au monde entier ne peut, un seul instant, servir l’authenticité ou la liberté. Rien, quelle que soit la bonne volonté de ses promoteurs. Rien, quelle que soit la justesse de la cause qu’ils défendent. La pensée officielle, souterrainement officielle, celle dont l’argent enserre la politique, les médias, l’économie, la société tout entière, n’est rien d’autre qu’une castration de l’esprit, une limite arbitrairement imposée à l’intelligence, un frein moteur greffé sur le désir. On peut tâcher de supporter les difficultés quotidiennes, il n’y a pas à essayer de négocier avec cette saleté. Elle est perverse, les méthodes qu’elle met en œuvre sont perverses, leurs effets seront pervers, les relations qu’elle induira entre les êtres seront perverses, les débats qu’elle produira pervers et inutiles.
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Hôpital de campagne, dit François en parlant du monde où nous vivons. Oui. On soignera les bobos plus tard, on verra qui est à gauche qui à droite, qui croit croire et qui croit ne pas croire, qui est naturel et qui artificiel, qui se libère et qui s’enchaîne, qui est pur qui impur, qui juste qui injuste. Quelque chose de plus urgent, quelque chose de sauvage et de nécessaire nous appelle, nous requiert, nous exige et, en même temps, nous supplie : l’évidence que nous ne sommes pas des êtres pour le monde, des êtres pour l’argent, des êtres pour le pouvoir. L’évidence de notre fragilité, mais aussi de notre amoureuse fierté et de notre refus de la brader.
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Parler des relations entre les petits garçons et les petites filles, des représentations que les sexes se font d’eux-mêmes et de celles qu’ils se font l’un de l’autre, cela supposerait peut-être un peu plus de délicatesse. Les colporteurs ne devraient-ils pas rester dans la salle d’attente où, s’il leur faut vraiment placer leur discours, ils pourraient haranguer les poissons rouges ? Il y a du stéréotype dans les rôles traditionnels ? Évidemment, bien sûr, naturellement ! Il y en aura aussi dans les comportements que vous voulez induire, rassurez-vous, et peut-être, du fait de votre esprit de système, bien davantage. Comment peut-on, une fois débarrassé de son acné juvénile, tailler aussi aveuglément dans le vivant, dans les sentiments, dans toutes sortes d’attachements élémentaires ? Comment, surtout, peut-on fonder une pédagogie sur la déconstruction et le soupçon ? N’avez-vous pas d’ailleurs remarqué que tout est déconstruit et que la seule chose qui reste à soupçonner, c’est le soupçon ? En pédagogie comme en économie, toujours à la bourre, la modernité européenne…
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Souvenirs, souvenirs…. Cette abstraction autoritaire, ce schématisme ronflant, j’en reconnais le style, celui du mécanicisme de la formation de type managérial qui aura abruti des générations de travailleurs. Il a ravagé l’intelligence du monde du travail, le voici à la conquête de l’école, merci beaucoup ! La bigoterie dans tous ses états. Le plafond de verre, mais aussi le plancher de verre, plus de sommet plus de base, mais aussi les murailles de verre, le tête-à-tête avec sa rancœur, l’objectif qu’on se donne pour masquer l’horizon, et l’infini : la lèpre ordinaire. Petites filles, petits garçons, j’aurais voulu pour vous le regard du sculpteur, pas celui de l’apparatchik. Un regard qui ne sache rien, un regard qui vous attende et vous sourie. On n’a pas beaucoup plus de temps pour vous former, on le sait bien, que pour modeler la matière plastique : ce regard vous aurait dit que ce temps-là était à vous. J’aurais voulu qu’on vous laisse être, qu’on ne vous charge pas de vieilleries ridiculement fardées. J’aurais voulu qu’on vous montre de belles grandes choses, et aussi qu’on vous fasse rire. J’aurais voulu que les adultes n’entrent pas comme des brutes dans vos sentiments à peine bâtis, qu’ils n’aient pas l’idée idiote de vous changer. Idiote et méchante. Petites filles, petits garçons, les gens qu’on veut changer, on ne les aime pas : si on les aime, ils changent tout seuls. Petites filles, petits garçons, si par hasard, un jour, vous tombez sur ces pages, qu’elles vous disent que je n’étais pas d’accord, et que beaucoup d’autres étaient comme moi. À tout âge on peut retrouver son enfance, vous aurez tout le temps de commencer, de commencer à commencer, d’oublier qu’on vous a fait commencer par la fin, par le scrupule, par la culpabilité, qu’on vous a donné « la clef fausse pour la porte vaine. »
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La crainte que j’ai toujours eue de cette horreur. La stupéfaction de la voir croître comme une mauvaise herbe. Toute une société devenue bigote, la mort à crédit, oui, et au compte-goutte. L’obligation de trouver des remèdes, d’installer des contre-feux. Le plaisir comme élargissement, bien sûr comme élargissement, même si, bien que et malgré tout. Parfois, une parole – pour moi, ces vers d’Aragon, déjà cités, et à quoi peut, au fond, se résumer ce site : « Le malheur où te voilà pris / Ne se règle pas au détail. » Et, bien avant, dès la jeunesse, le précepte évangélique auquel peuvent faire écho ces deux vers : on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. Sans compter, parfois, une blague du hasard qui remet opportunément les pendules à l’heure. L’honorable scripteur de cette détestable conclusion, s’il expérimente jamais dans une classe son propos émancipateur, je souhaite qu’il lui arrive la même aventure que moi, un jour où j’avais généreusement enfourché le destrier de je ne sais plus quelle révolution en conviant mes auditeurs à jeter par-dessus bord frustrations, limites et autocensures. J’étais très fier d’être un aussi remarquable agent de libération, au moins jusqu’à ce que je surprenne le coup d’œil rapide d’une jeune femme sur son bracelet-montre. Elle avait envie de s’en aller, elle n’osait pas, mon prêche sur la liberté la collait à sa chaise, ça m’avait un peu vexé, puis follement fait rire. Les gamins et les gamines (les gamines et les gamins…) quand on leur parlera de leurs autocensures, qu’ils confondront probablement avec les autos tampons de leurs parents, se demanderont surtout, à mon avis, à quelle heure c’est, la récré.

(28 février 2014)

Jacques Lacan : « La communication, ça fait rire. »

LE MARCHÉ LXIII

« Chaque année, quelques centaines de milliers de jeunes se présentaient, nus et candides, aux portes de la cité que gardent les chiens à collier d‘or. Ils n’y seraient admis qu’après avoir revêtu la robe prétexte de la docilité. 1 » Le révolutionnaire farouche et inspiré qui fait tenir Mai 68 en trois lignes s’appelait Maurice Grimaud. Il était, durant les événements, préfet de police de Paris. Il ne regardait pas le monde par le trou de serrure de l’ambition conforme, où s’arrondissent les yeux de Monsieur Cancan-Lobjectif et ceux de Madame, née Forcenée de la Motive.
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Une phrase de cet inconnu me suffit, comme suffit parfois un visage. Je ne veux rien savoir de plus, j’abandonne le reste au hasard et à l’oubli, comme je repousse le gros dictionnaire où je viens de trouver le mot que je cherchais, comme s’envole la fatigue du voyage quand le port est en vue, ou le clocher, ou la mort. « Les chiens à collier d’or » : il a tout dit, Maurice Grimaud. Mais s’il savait ! La jeunesse désormais fanfaronne entre leurs mâchoires, et, en secret, s’épouvante. La jeunesse ? Alors nous sommes tous des jeunes…
Ξ
Cette jeune fille, l’autre soir, chez des amis. Elle arrive d’une fac de province où elle vient de passer un entretien. C’est une étudiante sérieuse : cinq ans d’Université, aucun échec. Elle s’engage maintenant dans le cursus final dont elle a déjà franchi le premier obstacle, l’avant-dernier avant cet entretien de dix minutes qu’elle vient d’affronter, ou de subir, puisque parler avec des gens, aujourd’hui, ça s’affronte, ça se subit… Elle explique que trois sur quatre des entretenus seront éliminés. Pas besoin d’en entendre davantage. Dans mon crâne de formateur, tout est là, moi aussi j’ai envie de mordre…
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Le plus intéressant dans les discussions avec les patrons des entreprises ou leurs fidèles contradicteurs des syndicats, c’était la généalogie. Tous, au vrai, ne formaient qu’une seule famille, les Vazy-Lamoulinette, dont il était passionnant de reconstituer peu à peu l’histoire, d’y dénicher des apparentements secrets, d’en exhumer des séquences vaguement incestueuses et des filiations un peu limites, comme on dit à mon âge. Le sérieux, bien sûr, n’était pas là. Il ne recevait jamais sur rendez-vous et m’arrivait par exemple de la gentille secrétaire, ma voisine de table à la cantine, qui avait aimablement renversé sur mon pantalon la vinaigrette de son artichaut. Ou d’un petit monsieur très doux, promis à une proche retraite, que son humilité empêchait de se présenter à l’amour conjugal débordant dont il allait bientôt déguster, à plein temps, les délices. Avec l’une, avec l’autre, je me souviens d’avoir parlé, ce qui s’appelle parler. Telles étaient les pattes de colombe sur lesquelles me venait un peu de vérité. Pour les Vazy-Lamoulinette, c’est toujours la mode des pattes d’éph, personne n’y changera rien : énorme question philosophique et théologique, celle que pose un non-péché tellement plus désastreux que le péché.
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Bien sûr, je ne prétends nullement que Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou jouissent de je ne sais quelle qualité qu’un vilain destin réactionnaire aurait refusé aux Vazy-Lamoulinette. Mais nommez-les à la tête, si tête il y a dans ces officines, d’une entreprise, d’un syndicat ou de quelque corps que ce soit, nécessairement non glorieux, même si les gardes républicains font ce qu’ils peuvent pour la déco et la promo : ils entrent instantanément dans la famille, deviennent des V-L, mangent V-L, sentent V-L et, je le crains, aiment V-L. Pensent V-L, aussi, c’est-à-dire ne pensent plus. Tout en eux s’empâte, on leur dit qu’ils se structurent. Une charge, ça alourdit, ça alourdit vraiment, sans alléger.
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Rien contre les V-L, rien contre les patrons, contre les syndicats, rien contre les jurys universitaires. Mais cette jeune fille, un instant, m’a parlé. Je l’ai entendue comme j’ai entendu Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou, par hasard, par heureux hasard. Ce qu’elle m’a dit, et surtout ce qu’elle ne m’a pas dit, ça ne pouvait pas passer. Allons. Trouver naturel de condamner trois entretenus sur quatre avant de les avoir vus, trois entretenus dont on a jugé la candidature légitime et justifiée, c’est sérieux ? Décider du destin de ces jeunes en dix minutes, sur un bavardage, dans une situation où ils ont le trouillomètre à zéro, elle est si humaniste que ça, l’Université ? Quelle différence avec le tirage au sort, sinon la volonté d’éviter les tomates ? La tomatophobie comme valeur universitaire ? Enfin ! Des adultes qui parlent faux demandent à des jeunes de parler vrai ? Des adultes qui font semblant demandent à des jeunes d’être sincères ? Des adultes qui trichent demandent à des jeunes de jouer cartes sur table ? Ça s’appelle un entretien, ça ? Fait-on passer un entretien à la friture qu’on vient de pêcher ? En quelle langue ? Rien à voir avec la vérification des connaissances : c’est rugueux, mais droit ; pour dures qu’elles soient, les sanctions qui s’ensuivent ne sont pas infâmantes. La comédie sous la menace, c’est humiliant pour les uns, dégradant pour les autres. À quoi joue-t-on ? Au faux psy, au faux policier, au faux expert ? Tout ça avec une politesse appliquée d’où suinte en filet d’ironie une agressivité refoulée dont on est soi-même la cible ! Un jury, est-ce un bouillon de culpabilité où surnagent des fragments de science ?
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Pas la faute des jurés, bien sûr. Nommé membre d’un jury dont il sait le fonctionnement plus que discutable, ce professeur ne veut ni perdre sa place, ni entrer dans le jeu qu’on lui impose. La veille de l’entretien, il a fort mal dormi, beaucoup rêvé et, dans ses rêves, trouvé la solution. Aux étudiants qui se succèdent, il déclare avec quelque solennité qu’il va exercer ses fonctions SRB. Le candidat panique, fouille les recoins de sa mémoire, se voit déjà exécuté. « Vous savez ce que signifient ces initiales ? », demande aimablement le professeur. Le candidat avoue son ignorance en tremblant. « Cela veut dire Sous Réserve de Bidonnage. Et signifie que nous sommes ici, vous et moi, par la force des choses, par la force de choses très lourdes que nous n’avons ni vous ni moi le pouvoir de changer, mais que ces choses très lourdes, nous ne les acceptons pas sans inventaire. Alors voici, jeune homme, jeune fille. Nous allons faire l’exercice pour lequel, vous et moi, sommes venus. Mais je veux que vous sachiez, quand vous en détecterez la perversité, que je la détecte aussi, et que je la déteste autant que vous. Je n’ai pas les moyens de l’abolir et, après avoir longtemps hésité, je ne crois pas que démissionner serait la meilleure solution. Je vais donc jouer le jeu de cet entretien et vous invite à le jouer aussi. Mais je vais le jouer SRB, et vous demande de faire de même. Ainsi vivrons-nous en même temps deux entretiens, et non pas un seul. Le premier, celui pour lequel nous sommes venus, vous et moi. Le second, celui qui va s’instaurer en silence entre nous du seul fait que nous décidions de vivre le premier sous réserve de bidonnage. Ce que cela changera, ce que cela changera concrètement, comme il faut toujours préciser pour avoir l’air réel, je ne sais vraiment pas. Presque rien ? Beaucoup ? Rien du tout ? Nous verrons bien. À mon avis, l’entretien numéro 2 aura une bonne influence sur l’entretien numéro 1. Je le crois, je le crois vraiment. Pour vous dire vrai, si je ne le croyais pas, mon métier aurait peu d’intérêt, l’entretien numéro 1 moins encore. Voilà, jeune homme, jeune fille. Vous êtes étudiant, étudiante. Je suis professeur. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, nous sommes égaux. »
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Le professeur s’est réveillé, et a souri de son rêve… « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
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Il s’est réveillé, s’est récité Jacques Berque, et s’est dit que le sol ne se dérobe pas sous les pieds des jeunes quand ils voient les adultes au moins aussi faibles qu’eux, et qu’ils réparent sans drame les erreurs de leurs parents et de leurs maîtres pourvu qu’ils aient une fois trouvé en eux, comme une invitation venue de loin, comme un relais passé du bout des doigts, une note, un écho, un tintement arraché aux ruses féroces du gros animal, du gros connard, à ses grands intérêts minables et aux passions inférieures tapies sous ses raisons supérieures de carton. Il ne se le cache plus, ce professeur : ce jury est largement malséant. Certes, il ne se prend pas pour Socrate. Pour parler comme Maurice Clavel, il ne se voit pas jeter un tel profond silence dans l’Université qu’elle se dissolve par conséquence et surcroît, mais enfin, entre Socrate et une mascarade pitoyable, il y a une place pour lui, il y a un créneau d’où il peut lancer ses flèches, il faut bien que la chaîne de servitude casse quelque part, quand même ! Pourquoi, après tout, le maillon qu’il est, si ahurissant que cela paraisse à toutes les cléricatures, ne donnerait-il pas le signal de la rupture ? Le distinguo et le sed contra désertent-ils ses méninges quand s’élève la voix de l’autorité ? Ses universaux s’appellent-ils compétition, efficacité, réussite ? Un professeur, est-ce un vendeur raté ? S’il est vrai qu’on le traite mal, compte-t-il sur un meilleur confort pour aiguiser sa lucidité ? Sur l’indice pour le rendre libre ? Oisive jeunesse / À tout asservie / Par délicatesse / J’ai perdu ma vie.
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Elle n’est pas trop pessimiste sur le résultat du prétendu entretien. Polis, ils ont été polis. Pas méchants, pas vraiment. Mais décevants, c’est ça, décevants. Elle dit qu’elle s’est sentie devant une rangée de petits coqs, à tour de rôle ils avançaient le bec pour la piquer un peu, chantaient un instant, jetaient un regard rapide sur le reste de la rangée, puis baissaient la tête et ne bougeaient plus. Pas méchants, juste à la limite. Ils jouaient à la faire douter, d’abord elle a trouvé ça pénible, puis franchement bête. Sur le fond des choses, presque rien, quelques questions ultra-précises, des dates, des chiffres, ce qui se mélange le mieux dans la tête quand on est troublé. Elle croit qu’elle ne s’en est pas trop mal sortie. Beaucoup de remarques sur son dossier qu’ils avaient devant eux et considéraient d’un air sceptique, découragé, accablé. L’important, ne cessait de répéter celui du bout, c’est la motivation, la motivation… « Ah ! Vous êtes venue de Paris ? disent-ils aussi. C’est cher le train, non ? » Elle conclut par les mots qui consolent sa génération : « Bon… Bof… Enfin… Faut faire avec… » Puis, juste avant de s’en aller, elle lance : « On aurait dit que c’était la guerre… » Et je songe à Jean-Claude Michéa, à ses commentaires sur Hobbes et « la guerre de tous contre tous ». Ces Messieurs Dames du jury connaissent tout ça mieux que moi et l’enseignent sans doute admirablement.
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Une chose encore qu’elle raconte en riant. Un type entretenu avant elle est sorti épanoui, sûr de sa victoire. On lui avait demandé s’il s’était intéressé à un congrès récent, et ce qu’il en avait pensé. « C’était un moment très fort », avait-il répondu aussi sec. Il avait bien vu qu’il avait mis dans le mille.
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Des deux côtés de la table, liturgie de soumission. Faire croire aux candidats que l’Université s’intéresse à eux de manière personnelle, dans l’espoir que cette illusion atténue l’aigreur de la foule des refusés, et limite l’impression désastreuse produite par l’incroyable sévérité d’une sélection malthusienne. Cette manœuvre de contournement de la réalité est toute semblable à celle que soufflent les théories managériales aux responsables des entreprises. Enfumage, embrouillage, bavardages d’alentours. Voir l’embarras des membres du jury quand un fâcheux les interroge sur les critères de sélection qui régissent leurs décisions. Mais cela ne les empêche pas de s’atteler à ce mauvais chariot. Pourquoi?
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La vie circule aussi mal dans l’Université que dans l’entreprise. Il ne peut en être autrement quand un pouvoir européen nécrosé fait de l’enseignement « un levier de croissance ». Maquerelle avisée et rationnelle, la communication le sait, qui ne doute pas de régler la question en introduisant dans la mécanique, comme l’huile dans le moteur qui chauffe, la dose d’humain adéquate. Et voilà pourquoi, de part et d’autre de la table des entretiens, étudiants et professeurs communient pendant dix minutes dans la cérémonie lugubre où leur est fournie l’occasion de l’humain, comme autrefois, au garçon et à la fille que de puissants intérêts voulaient marier, la promenade au bord de l’eau.
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Travailleurs des entreprises et enseignants, supérieurs et subalternes, entretenants et entretenus, chasseurs et renards, les pièges de la communication sont fabriqués pour niquer tout le monde à la fois. En captant, pour le pervertir, l’immense besoin de parole qui travaille au corps, au cœur, à l’esprit toutes les consciences. En misant sur l’angoisse, sur les embarras, sur les contradictions où les jettera nécessairement un effort si désirable et si difficile. En bricolant des mots, des valeurs, des sentiments, des modèles de comportement pour faire croire à ces innombrables révoltés potentiels, tout en les menaçant sourdement, qu’on les a compris, et même devancés. En pariant que leur lassitude et leur peur les persuaderont de se faire complices de ce détournement. Dans l’entreprise, dans l’Université, même situation. Partout le même scénario, qui ne cesse de s’alourdir. Plus elle réprime le désir d’expression, plus la cruauté diffuse de ce monde tordu l’exacerbe ; sa névrose de trucage le porte à incandescence, réactivant dans les âmes des désirs lumineusement obscurs. La plupart ne sauront que les nier, et ramperont sous les barbelés du ressentiment. Quelques-uns iront au drame, à la maladie, au suicide, désespérés contagieux dont les fleurs envoyées par les Cancan-Lobjectif voudront cacher le cercueil. Mourir, mourir, les vivants n’ont plus que ça en tête. Mourir soft ou mourir hard, le monde moderne n’a rien d’autre en magasin. Il a perdu son match, irrémédiablement, il ne peut plus faire entrer sur le terrain que des quinzièmes couteaux, des toquards, et tant pis si le public fout le camp. Quelque chose est fini, irrémédiablement. Le tocsin qui l’annonce, c’est le brame hypocrite et langoureux : « L’Homme…, l’Homme…, l’Hooooommme… »
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Un jour qu’il prenait le café chez Maurice Clavel, à Asquins, près de Vézelay, Michel Foucault eut cette formule décisive : « Ne jamais se donner l’homme ni comme préalable ni comme objectif » 2. Foucault contredit ici tout ce qui se chante partout, tout ce qui prospère sur l’ignorance de malheureux citoyens élevés dès leur naissance, comme les volailles au grain, à la gestion et à la communication. Fourguer l’humain comme une potion, un calmant, un moyen de clouer le bec aux gens, il faudra bien comprendre un jour que c’est une méthode de voleurs. Et comprendre aussi que désigner une place à l’humain, même dans la meilleure loge, c’est le congédier. Et admettre qu’ouvrir une séquence consacrée à l’humain, c’est avouer qu’on accepte d’être impuissant aujourd’hui, qu’on acceptait de l’être hier, qu’on acceptera de l’être demain. Et tenir pour acquis que la sectorisation de l’humain, ce charcutage, ce démembrement, est le signe le plus sûr de la décadence. Et se dire, une fois pour toutes, que les spécialistes de l’humain, quand ils ne se cachent pas chez les assassins ou chez les fous, vivent en coloc avec le Père Noël. Un spécialiste de l’humain, c’est un veau démissionnaire, un domestique qui, pour satisfaire ses maîtres, a renoncé à agir selon le cœur et la raison ; persécuté par une mauvaise conscience plus écœurante que le cynisme, il court comme tout le monde derrière le premier objectif venu, mais cherche avec une pieuse hypocrisie comment le badigeonner d’humanité. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir que l’homme est inobjectivable, qu’il est en deçà de tout préalable et au-delà de tout objectif. Que l’humain flotte, tout proche et inaccessible, dans l’inachevé. Que l’existence humaine n’est pas une page de livre, qu’elle ressemblerait plutôt à une page Internet, illimitée, inépuisable. Que l’humain n’est pas un arrangement. Que l’humain n’est pas une qualité de la vie. Qu’il n’est pas la dentelle au col de la robe, mais qu’il en est la texture, l’étoffe, le fil, la matière, l’infroissable vérité. Qu’il n’a pas, ce pauvre homme, à faire sa vie plus humaine : quoi qu’il fasse, le meilleur et le pire, elle l’est et le restera, mais qu’il a à faire son humanité plus vivante, c’est-à-dire plus libre, plus créatrice, plus féconde, plus heureuse.
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Je tiens pour des gangsters ou des niais ceux qui prétendent me donner des leçons d’humanité. M’aider à vivre mieux, seuls des amis peuvent le faire, connus ou inconnus, qui, le plus souvent, ignorent qu’ils le font, et n’y réussissent jamais que par la liberté ou le bonheur dont, à leur insu, ils témoignent. Tant qu’on n’a pas compris cela, on peut bien collectionner les connaissances et les émotions qu’on voudra, accumuler les militances, les militements et les militations, jouer au procureur, à l’inquisiteur, à l’indigné permanent qu’étrangle la médiocrité du monde, en un mot faire le fier sur tous les chevaux du manège en jouant, à son goût, à la liberté, au progrès, à la jouissance ou à la vertu : la vérité, c’est qu’on n’est pas encore entièrement sorti du ventre de sa mère. Pas grave, dites-vous ? Vous avez raison. Remédiable ? Certainement. À condition de ne pas se raconter d’histoires et, surtout, de brader son stock d’inhibitions. Pas difficiles à reconnaître, ces garces d’inhibitions ! Elles ont des noms de scène, comme les strip-teaseuses. La peur s’appelle Sécurité. L’indifférence, son pseudo, c’est Tolérance. La capitulation devant l’angoisse, c’est la Réussite. Et Réalisme, c’est l’avatar de la castration.
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Dans l’entreprise comme dans l’Université, comme ailleurs, comme partout, on en vient aux séances d’humain quand tout a foutu le camp, quand le règlement de la course est trop dur, trop bête, quand on n’a plus les jambes pour monter les cols, quand il n’y a plus que le dopage. La communication, c’est le dopage officiel, licite, bienséant : aussi détestable que l’autre mais, en plus, inefficace et contreproductif. Les travailleurs auraient-ils besoin de se prendre la tête avec les valeurs de l’entreprise et autres fumisteries si le travail était un lieu de sens, si l’effort qu’il exige transpirait le sens, si les relations qu’il crée irradiaient le sens, si le résultat auquel il aboutit proclamait l’évidence du sens ? Les enseignants ont-ils besoin, pour connaître leurs étudiants, de ces entretiens ampoulés et faufilés de susceptibilité quand ils ont, une fois pour toutes et à leurs risques, tiré la chasse sur « l’enseignement comme levier de croissance », quand il n’y a aucune place dans leur classe pour aucun Cancan-Lobjectif, de quelque boutique qu’il soit le représentant, quand leurs cours sont ce qu’ils doivent être, tout ce qu’ils doivent être, seulement ce qu’ils doivent être, je veux dire des aventures de l’esprit et de la sensibilité sans cesse reconduites, non pas des promenades sur le gazon artificiel des experts ou sur le mini-golf des conventions médiatiques, mais des marches exigeantes et amicales dans les landes de l’expérience humaine, des repérages passionnés sur les sentiers de la création, des expéditions dans l’aridité de la recherche et de la méthode, avec, très loin et tout près, en bienveillant surplomb, l’heureuse insécurité de ceux qui se sentent prolonger ce qui a toujours été quand ils inventent ce qui n’a jamais existé ?
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Facile à dire… Plus dur de se retrouver au cœur de la bataille, face à l’impossible. Un grand personnage de l’entreprise nous arrivait parfois à la fin des sessions, feignant de se faire médiateur entre les participants et moi. Sa chanson, toujours la même, j’aurais pu la chanter avec lui. « Toute la question, M. Sur, c’est que, vous, vous vivez dans les livres, n’est-ce pas, ce qui est très bien, notez, mais nous, qui sommes bien différents de vous, nous vivons dans la réalité, voyez-vous… » Le propos ne s’adressait pas à moi, je ne répondais rien, je me demandais comment les participants allaient réagir. J’attendais le chirurgien à la sortie du bloc, je n’osais pas être optimiste. Les dés étaient jetés. Une sorte d’ordalie par la liberté. Les premiers sourires m’inquiétaient, un peu gentils, un peu moqueurs. Puis les gens se mettaient à parler tous en même temps, aussi indifférents à mon contradicteur officiel qu’à moi. Leurs voix étaient étrangement fortes, ils formaient un seul chaudron où ils précipitaient des arguments contradictoires, des bribes de colère, des je vais te dire… impérieux, des rappelle-toi… définitifs. Le plus souvent, ça se calmait, il restait un presque silence embarrassé. Alors, sentant que le moment était venu de reprendre la main, l’homme de l’ordre économique se lançait dans une des ces synthèses calibrées à quoi, mieux qu’à l’allongement du nez, se reconnaît le mensonge. Les stagiaires l’écoutaient, mais pas comme d’habitude. Ils l’écoutaient vraiment, comme s’ils avaient changé d’oreilles, comme s’ils voulaient faire peser sur lui quelque sourde menace. Et, en effet, presque toujours, dans une voix ou dans une autre, bien poliment, soufflait un petit vent tiède de révolte : « Je ne suis pas d’accord avec vous, Monsieur », disait quelqu’un. Nos arrière-petits-enfants s’étonneront, je l’espère, d’apprendre que c’était là une déclaration courageuse. Était-ce aussi une acquisition définitive ? Pas sûr. Mais ce n’était pas rien.
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L’autre matin, j’ai entendu parler de François. À propos de ces problèmes moraux de la sexualité qui chatouillent la culpabilité des uns, excitent l’agressivité des autres et, dans les deux cas, aident puissamment pas mal de médias à résister à la crise, il a expliqué que l’Église catholique est aujourd’hui un hôpital militaire où affluent les blessés, et que la première urgence n’est pas de vérifier leur cholestérol et leur sucre, mais de les empêcher de mourir. Qu’a-t-il dans l’esprit ? Pas seulement l’Église, à mon avis, c’est du monde qu’il parle, du monde entier ! Miracolo ! Un homme important vient de dire quelque chose d’intelligent, et avec des mots simples ! Si quelque résistance n’était pas à redouter du côté des articulations, je saluerais volontiers ce propos par un triple salto dans la salle de bains. Enfin ! Enfin quelqu’un ! Tu as trouvé, Diogène, souffle ta lanterne, les gens vont se réveiller tout seuls, assez de gens en tout cas pour que cet automne ait une gueule de printemps !
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Cette image, mon projet de triple salto, même contrarié, l’aurait saluée d’où qu’elle fût venue. Disons qu’elle est venue du pape : parce que c’est vrai. Puis oublions-le : parce que c’est juste. Et surtout, sans lui poser plus de questions, laissons-la vivre.
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Elle me touche, cette image, elle traduit avec une simplicité magnifique ce qui m’aura occupé toute ma vie. Dans la formation, bien sûr, ce microcosme, mais bien avant aussi, et bien après. J’ai senti dès l’enfance que les gens ne se réduisent pas à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, à ce qu’ils croient être. Que nous manquons d’un manque, comme disait Lacan. Que nous voulons à toute force combler l’incomblable béance, comme ajoutait Deleuze. L’impossibilité de réduire un être humain à lui-même, cette évidence terrible et magnifique, m’a protégé de toutes les tyrannies : la familiale, la morale, la culturelle, la cléricale, la politique, toutes.
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La béance, il y a des gens qui la portent sur leur nez : ah ! les bons compagnons ! D’autres, au contraire, tâchent de l’estomper, la camouflent comme un comédon. Pénibles, ceux-là, fatigants, mais si l’on s’arme de patience, on est récompensé : la béance qu’ils se payent, je ne vous dis que ça…
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Mon grand père paternel, sa béance, je n’avais pas besoin de la chercher très loin. Je vois encore le doigt tremblant que l’irascible Pépère promenait sous le nez de ses contradicteurs, dans notre cuisine de Montrouge, durant les discussions politiques furieuses qui l’opposaient chaque semaine au reste de la famille, j’entends ses « Ta, ta, ta, ma fille ! » qui voulaient couvrir toute tentative d’intervention de ma mère, laquelle ne s’en laissait pas conter, ce qu’il appréciait. J’écoutais, je regardais, j’étais au théâtre. Pépère n’aurait pas fait peur à une mouche, mais pourquoi se mettait-il dans des états pareils, pourquoi ces colères disproportionnées ? On m’explique aujourd’hui qu’il se défoulait dans un rôle qui le valorisait et le consolait un peu d’une vie monotone et grise : je hoche la tête avec conviction jusqu’à ce que s’allume le clignotant de l’importance dans les yeux de mon savant interlocuteur, et que j’en rigole in petto. Un peu court pour expliquer Pépère, son numéro était plus compliqué que ça. Son existence monotone et grise était surtout très ordinaire. Sur ces vies-là, comme sur les petites routes, les accidents sont plus mauvais qu’ailleurs, on ne s’attend pas à la catastrophe. Pépère ou la pédagogie du gouffre : un bon sujet de conférence ; avec une bonne promo, ça devrait attirer le chaland. En tout cas, après Pépère, les gens avaient l’air de parler tisane. Je devais sentir, quand je l’écoutais, que je n’aurais plus grand-chose à comprendre de la vie, juste des détails, juste des bricoles, et que je passerais mon temps, sinon à chercher des gouffres sur les petites routes, en tout cas à me cogner à l’étrangeté d’un monde que je saurais superbement inapprivoisable, comme il se cognait, lui, Pépère, à je n’ai jamais su quoi. Mais le summum, c’était l’atterrissage. Mythique. Mon grand-père descendu en plein vol par un terrible missile tiré de la bouche de ma grand-mère qui, jusque-là, était restée planquée dans sa tranchée, l’index sur la joue droite, le menton entre le pouce et le majeur, je l’entends siffler, le missile : « Bois ton café, il va encore être froid. »
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Il faisait une grimace, puis le buvait d’un trait et parlait d’autre chose. Il était redevenu comme qui dirait normal. Normal ? Et ta sœur ? Les histoires qu’il essayait maintenant de nous raconter, et le soin qu’il mettait à repousser le serpent de cendres que sa cigarette avait laissé dans la soucoupe pour qu’il ne s’effondre pas sur la toile cirée, et sa façon appliquée de taquiner ma grand-mère, elle était tout sauf normale, ta normalité, Pépère !
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Rien n’est normal, rien, ni la douleur, ni la joie. La maman de la petite fille morte n’était pas venue expliquer aux organisateurs de la marche blanche qu’elle avait menti. Ils en ont été écœurés, ces humanistes : leur compassion leur est restée sur les bras comme une salade invendable. Tout ce cinéma pour rien, toutes ces larmes, tout ce bazar ; la gratuité est gratuite maintenant ? Heureusement, ils n’ont pas tout perdu. L’image de la petite fille, ils disent qu’on ne la leur enlèvera jamais, que, toute leur vie, ils la garderont dans leur cœur, toute leur vie, toute leur vie ! Pauvres gens, pauvre chair à fric, pauvre chair à valeurs, pauvre chair à communication, comprendront-ils jamais de quel effroyable vaudeville les chiens à collier d’or font d’eux les figurants ?
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J’approuve qu’on prie les personnalités politiques qui s’estiment chargées d’enseigner la morale à leurs concitoyens d’avoir l’obligeance de s’occuper de leurs fesses. Le mot morale sonne désormais si faux dans la bouche des responsables qu’on souffre de les voir ânonner des principes auxquels ils ne croient pas un instant. Dans ce rôle, les plus âgés semblent les moins odieux, à moins qu’on ne leur pardonne plus facilement. Chez les plus jeunes, le spectacle devient vite inquiétant. On s’étonne. Comment des gens instruits peuvent-ils adopter, sans rire, ce ton sentencieux et constamment solennel qui les fait paraître si nigauds ? Qui leur a taillé ces déguisements de carnaval, et d’où vient qu’ils les aient si facilement adoptés ? Leurs amis ne les mettent pas en garde ? Personne ne leur parle vrai ? Personne ne leur dit que rien ne peut se construire sur ces pitreries ? Personne ne leur dit qu’ils trichent, que tout le monde le voit et en déduit qu’ils ne croient en rien ?
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Climat malsain. Trop de mots pour rien. Tout fout le camp dans l’inconscient, mauvais ça. La vie sociale n’est plus qu’un décor pour communicancants. Ne pas oublier. Le virus de la tyrannie, comme celui d’une méchante grippe, est capable de muter. À trop nous montrer son image d’hier, on nous fait oublier sa réalité d’aujourd’hui. La première leçon du passé, et la plus forte, c’est qu’il ne faut pas s’exiler du présent.
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Qu’il ait muté, et qu’une forme inédite de tyrannie nous menace, deux signes l’indiquent irréfutablement. Du côté du pouvoir, le déferlement d’une marée de slogans tous plus humains, plus généreux et plus ouverts les uns que les autres. De l’autre, côté du peuple, le très caractéristique mélange de servitude et de dégoût qui répond à ce déluge de valeurs sans valeur. Les slogans disent le mensonge où s’enfonce vite toute tyrannie. La servitude et le dégoût disent que le peuple se sent en prison et que, d’un second tour de verrou rageur, il valide cet enfermement.
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De quoi souffrent les blessés de cet hôpital militaire qu’est devenu le monde, je n’en ai qu’une idée confuse. Mais qu’ils souffrent, ça je le sais. Pour ne pas le savoir, il ne faut rien voir, rien entendre, rien sentir, il faut être un petit soldat fanfaron de la communication, aussi content de son sort que je l’étais, à douze ans, de ma première cravate, un de ces niais à la mollesse cruelle dont l’esprit est une éponge encore luisante de la graisse qu’elle vient d’essuyer, un de ces roquets à l’aboiement contrôlé, trop soucieux de ses blanches quenottes pour envisager de mordre ce qu’on n’a pas déjà déchiqueté pour lui.
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De quoi ils souffrent, de quoi nous souffrons, nous les blessés, je devine que ça a à voir avec la liberté, ce mot que ne voulait jamais prononcer Lacan – et peut-être n’avait-il pas tort, ma jeunesse a tant entendu parler de Dieu ! Mais je jette tout de même liberté. Imprudemment. Moins pour le sens que pour les ronds dans l’eau que ces trois syllabes diffusaient, pour les vannes qu’elles ouvraient, et ce brouillage lumineux des consciences. Liberté, dans les groupes, n’était pas un slogan. Une mesure, plutôt, la mesure de l’écart entre ce qu’on était et ce que, pourtant, l’on désirait : ça, c’était le côté espérance. Mais aussi la mesure de l’écart entre ce que l’on désirait et, pourtant, ce qu’on était : ça, c’était le côté soupirs. En tout cas, la liberté était la mesure d’un écart, d’un écart acceptable. Et l’étroite zone de chevauchement entre l’espérance et la déception, c’était notre pays à tous, c’était le territoire que chacun de nous ouvrait à tous les autres du seul fait qu’il se trouvait là, un territoire sensible, charnellement perceptible, aussi irréfutable que provisoire.
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Il y a des mots qui ne se glapissent ni ne se pissent. Celui qui parle de liberté, s’il ne sent pas sur lui, autour de lui, en lui, cette sorte de complicité d’étouffés qui caractérise notre société, et si vraiment il ne peut pas se taire, qu’il dise plutôt bouton d’or, ou vermicelle, ou croissance, ou n’importe quoi, participation citoyenne, par exemple, voilà un mot qui chausse bien. Mais liberté est un mot grave. S’il ne monte pas de la geôle que l’on porte en soi, qu’on l’évite, au moins pour ne pas prendre le risque, en cette époque où tout se sait, Madame, de passer pour le faussaire qu’on est.
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Surprenante, cette évocation de l’hôpital militaire. Ce n’est pas dans ce langage que les papes évoquent le drame central du christianisme, la chute et la rédemption, le péché et le pardon. Les mots que choisit François s’invitent dans le discours traditionnel comme s’inviterait, dans une église de Neuilly, une troupe de SDF ou de Roms délocalisés. L’hôpital militaire, c’est un mot à la Bernanos, le mot de quelqu’un qui voit et sent le monde comme il est, presque brutalement, animal et spirituel, cime et souche, base et sommet, pesanteur et grâce. Qui le voit d’âme à âme, hors protocole, hors doctrine, à moins que la doctrine, dans ce cas, l’immense doctrine, ne tienne tout entière dans un frisson d’amour. Et qui le voit si terrifiant que, cette fois, de Rome, chose stupéfiante, il décide de donner l’alerte : ce monde étouffe, notre monde à tous étouffe, ce monde se meurt, on est en train de l’assassiner. Aucun jugement moral. Aucune leçon. Aucun diagnostic. Aucune propagande. Ça meurt. Faisons vivre. Je ne cherche pas plus à trier, dans le cri de François, ce qui parle de Jorge Mario Bergoglio et ce qui appartient au pape, ce qui relève de l’histoire et ce qui ressortit à la religion, ce qui procède du temps et ce qui renvoie à l’éternité, que je ne cherchais à démêler, dans la poésie d’Aragon, ce qui était signé par le bourgeois, par le lecteur de Barrès, par le surréaliste, par le communiste, par l’amant d’Elsa, par l’homosexuel. Ce qui est extraordinaire, c’est que, de ce Vatican où l’histoire, l’art, la philosophie, la théologie, et même la science, ont entassé, comme nulle part ailleurs, leurs sédimentations étroitement enchevêtrées, soient partis, flèches vibrantes et perforantes, les mots les plus simples, les plus profondément ordinaires, des mots que, pour un peu, personne n’oserait prononcer tant on les sent patienter dans toutes les bouches. Le monde, avec tout ce qui y vit, y compris l’Église, est un hôpital de campagne. C’est la guerre. Nouvelle terrible. Nouvelle qui libère. « Nommer, c’est faire changer ».
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Qui se voit vivre dans le monde, qui écoute les autres y vivre perçoit cette souffrance. Je ne comprends pas pourquoi, s’il en était autrement, les souvenirs des sessions de formation m’obsèderaient à ce point, des souvenirs qui ouvrent tous sur la même énigme, sur le même mystère qui s’obscurcit quand je tente de l’approcher. L’image du pape m’aide. Un hôpital de campagne, oui c’est cela, c’est sûrement cela. Dans chaque être, une évidente blessure. Sur laquelle, apparemment, on a tout dit. Les coups qu’on s’est portés à soi-même, ceux qu’on a reçus des autres, de la société, du hasard, de la nature, les explications de toujours et celles d’aujourd’hui, les passions et les aliénations, et la lourdeur des temps, à quoi bon ces banalités ?
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Hôpital, mais militaire. Tout est là. Dire que c’est la guerre, c’est le contraire de la déclarer. Les « hypocrites, bigots, cagots » à qui Rabelais fermait les portes de l’abbaye de Thélème, et qui traînent désormais leurs savates dans les sacristies des partis, des médias et des entreprises plus souvent que dans celles des églises, se vautrent dans l’illusion de la paix. Je connais ça. Les patrons et les responsables syndicaux qui nous rendaient visite arboraient un indécrochable sourire en plastique que leurs mignonnes guéguerres ne troublaient pas. Les participants aussi, au matin du premier jour, affectaient cet air ravi qui sied au monde économique : ils ne savaient pas encore que, telle que je l’entends, la formation n’est pas exactement le ravalement des façades. Et moi aussi je rêvais, avant chaque session, d’un déroulement aimable et harmonieux. « Tu connais le métier, quand même, me disais-je dans le métro, tu ne vas pas encore semer le bordel pour faire monter ta tension ! Calmos, mon pote ! Aujourd’hui tu fais technique, vu ? » Oui, oui, technique ! Mais voilà. La réalité pointait son nez. Et la réalité, c’était la guerre. Et quand c’est la guerre, on ne peut pas se conduire comme si c’était la paix. Auprès du type qui fait ça, un Cahuzac, c’est un premier communiant. Et un DSK, juste un ange !
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Les critiques qu’on fait et qu’on faisait à la société, à l’entreprise, à l’éducation, aux médias, et que je reprenais parfois à ma manière, c’était vrai. L’aliénation, c’était vrai. Marx, quand on ne le caricaturait pas, c’était vrai. Ivan Illich, c’était vrai. Debord, c’était vrai, et ce l’est encore plus. Et l’urgence de soulever le couvercle de la famille, Ronald Laing, David Cooper, ça aussi, c’était vrai. Peu de gens avaient lu. Pour la plupart, c’était un nuage de noms, un nuage considérable, mais inquiétant. Pas la faute de ces explorateurs si, le plus souvent, leurs vérités associées, même quand elles étaient contradictoires, dressaient pourtant au fond des consciences de nouveaux paravents contre la vie.
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De quoi s’agit-il depuis cinquante ans ? Dans quelle guerre, tous ces blessés ? C’est l’image du jeune Boniface, dans Les Voyageurs de l’impériale qui, pour moi, en dit le plus long. Il a péri sous une charrette de pierres qui s’est renversée sur lui. Une jambe a été effroyablement écrasée. Mais l’autre, c’est presque plus affreux encore. Elle n’a rien. Une bonne jambe d’homme égarée dans la mort.
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Le monde moderne, c’est cette catastrophe que les frissons d’espérance que nous portons en nous empêchent de se refermer sur la mort. Un désastre, mais ces éclairs de vie empêchent que le compte soit bon, que l’affaire soit soldée. Pas un thème qu’ahanent les politiques et les médias qui ne soit secrètement une invitation à la mort, pas un qui ne renvoie à quelque progrès achevé, parfait, réalisé – mots horribles, mots meurtriers, mots exsangues, mots idiots. Après les Parfaits du dualisme cathare, les Parfaits du monisme de l’argent : mais ceux-là sont ignobles. Oui, nous vivons au cimetière. L’éducation comme levier de croissance, c’est un programme de macchabées. La fureur avec laquelle on réhydrate les tourments du passé pour mieux ignorer ceux du présent, c’est le drapeau blanc qu’on agite pour ne pas vivre. Une anorexie spirituelle masquée par un prurit de morale, voilà la société de communication. Inauthentique par construction, structurellement pathologique, originellement infirme, contrainte à une permanente et féroce autopromotion d’elle-même.
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Mais les images sont là, au fond de vous, au fond de moi, pas celles de la pub, pas celles du fric : nos images maison, nos images secrètes, nos images sanctuaire, nos « nom de Dieu d’images » comme disait Aragon. C’est ça, la formation : réveiller les images vivantes qui sommeillent. Ce ne peut être que ça ou l’honnête apprentissage des métiers et des techniques, le reste est une imposture. Il arrivait parfois qu’en tombant en arrêt devant une idée, en ranimant un souvenir, en réhydratant une émotion, un stagiaire éveille soudain chez les autres un peu plus que de l’attention, un début d’assentiment peut-être, la sorte d’assentiment qu’on accorde à cette chose mystérieuse : une nouveauté qu’on reconnaît. Alors le cours des débats était comme suspendu. Nous entrions dans une autre atmosphère. Un saut. Nous avions sauté. Quelque part, nous avions sauté. Nos interminables débats, que nous avions voulus loyaux, nous avaient usés, râpés, passés à l’émeri. Ils nous avaient mis à vif, à cœur. Nous ne nous comprenions pas mieux qu’avant, mais ne pas nous comprendre ne nous désespérait plus, ne nous isolait plus, ne nous enfermait plus. Ne pas nous comprendre ouvrait entre nous, en nous tous et en même temps, comme des écluses, une succession d’écluses. Pour un peu, ne pas nous comprendre nous aurait fait nous comprendre. Vulnérables, pourtant, nous l’étions plus que jamais. Vulnérables, mais inexploitables. Fragiles, mais non manœuvrables. Nous avions trouvé en nous notre point d’appui. Non pas une chambre forte de certitudes, non pas un catalogue de vérités, non pas un code d’obligations morales ou mondaines : un accès à la vie, un accès strictement réservé à chacun de nous, seul passage qui lui soit ménagé pour rejoindre les autres. Cette compréhension surgie entre nous, nous savions bien qu’elle était provisoire : mais nous savions aussi que ce qu’elle désignait, et qui ne nous appartenait pas, ne l’était pas. Nous étions tombés en compréhension un peu comme on tombe en amour. Tombés. Tombés sur une plate-forme d’amitié d’où nous pouvions imaginer d’autres chutes, une infinité d’autres chutes. À l’évidence, nous pouvions toujours tomber, « infiniment tomber ». Tomber sur place, ici, dans cette salle. Ou bien, quand midi était arrivé, à la cantine, c’était quand même plus raisonnable.
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C’est dans une circonstance de ce genre que Mlle Vinaigrette, d’un geste large, a projeté sur mon pantalon la sauce de son artichaut. Parce qu’elle était un peu nerveuse, un peu blessée, et qu’elle avait envie de se battre, comme nous tous. Je ne sais plus rien de la conversation qui me valut ce geste d’amitié, sans doute avions-nous repris nos sujets de prédilection, l’entreprise, la société, le monde. Mais je ne n’ai pas oublié le rythme de nos échanges, ni leur flamboiement de feu de joie : une succession de séquences rapides, une pour chaque thème, une par feuille d’artichaut. Un classement instantané des choses, des mots, des idées. Un jeu de massacre rieur, aucune méchanceté.
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Qu’on croie ce que croit le pape François ou autre chose, ou rien du tout, l’évidence s’impose : on ne peut à la fois aimer ses semblables et aimer l’esprit du monde où ils vivent. Il faut choisir. La liberté n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais la servitude. La simplicité n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais le calcul. Lamartine a raison, les aspirations des cœurs et les exigences de la raison ne sont pas au fond de l’esprit du monde. Pas au fond de l’entreprise. Pas au fond de la société. Pas au fond des médias. Pas au fond de l’économie. Pas au fond de l’éducation. Pas au fond de ce que nous appelons trop vite l’Europe. Pas au fond des droites. Pas au fond des gauches. Au fond de rien. Pas au fond des actes. Pas au fond des discours. Pas au fond des pensées. Et non seulement ce que nous aimons n’est au fond de rien, mais tout se construit contre ce que nous aimons.
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Allez ! « La communication, ça fait rire ! » Et la société qui court derrière, aussi, ça fait rire ! Même si l’on est un peu blessé, et si l’on sent la vinaigrette, ça fait rire ! Tordant d’apprendre que, lors de sa campagne de 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand avait été muni par ses communicants d’un bristol qui lui rappelaient les qualités que devait suggérer son comportement d’orateur : Sage Courageux Vrai Réaliste Tenace Passionné y lisait-on. Sans ces bienfaisants génies, Mitterrand, stupide comme il était, aurait évidemment choisi Loufoque Trouillard Menteur Illuminé Inconstant Blasé ! On dit que la rapidité avec laquelle il avait pris ses distances avec eux après l’élection avait surpris les communicants : à mon avis, c’était plutôt qu’ils avaient tardé à comprendre. À Sainte-Barbe, un appariteur prénommé Firmin, que tout le monde aimait bien, apparaissait à son insu dans mon cours sur Baudelaire, il y servait de dérivatif, de bretelle d’autoroute, de contre-exemple. Les communicants, selon moi, c’étaient les Firmin de Mitterrand. Eux qui croyaient, comme disait PPDA, qu’ils avaient « inventé un métier » !
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« La communication, ça fait rire ! » Mais si vous ne voulez pas qu’un jour ça vous fasse pleurer, jeunes gens, jeunes filles que tente cette connerie, allez donc voir un peu sur le site de l’Assemblée nationale ce que racontait de ce métier le citoyen Fouks devant la Commission qui enquêtait sur l’affaire Cahuzac. Un sacré rallye pour y parvenir, mais on y arrive. Vous pensez qu’on s’éclate dans la com, n’est-ce pas, qu’on échange, qu’on est en plein dans le débat et l’imagination ? Eh bien ! lisez Fouks : la communication est « un métier où on apprend à se taire ». « Dans ce métier vous apprenez à garder les choses pour vous. » « Les communicants, depuis longtemps, en tout cas les bons, ont appris à se taire. » Si vous voulez un métier où l’on vous apprenne à fermer votre gueule, si c’est ça votre truc, faites-vous communicancants, mes enfants, l’avenir vous montrera son cul !
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La vérité. Stéphane Fouks parle de la vérité, de la vérité des produits. Notez que tout est produit pour la communication, pas seulement le papier hygiénique et les ordinateurs. François Mitterrand aussi, c’était un produit : « un bon produit mal exploité ». Le sage Monsieur Fouks nous explique qu’il ne faut jamais mentir avec la vérité des produits. Il ajoute que « le mensonge est une arme imbécile qui se retourne contre ceux qui l’utilisent. » Mais savez-vous pourquoi il ne faut pas mentir avec la vérité des produits ? Parce que « nous vivons aujourd’hui dans une société qui a de la mémoire, que tout se sait et que tout s’entend. » Parce qu’« on vit dans une époque dans laquelle vous ne cachez jamais la vérité, elle finit toujours par sortir. » Voilà. Faut pas mentir parce qu’on risque de se faire prendre, c’est la morale de la communicancance. Je n’ai pas de mots. C’est humain, oui, tout est humain. Mais c’est le degré zéro, cette morale. L’infantilisme. La peur de soi. Le matérialisme le plus graisseux. La régression. La pétoche. Attendez. J’ai tort de m’adresser aux jeunes. Je suis sûr qu’ils ont compris. Et puis, je n’ai qu’une chose à leur dire, aux jeunes, moi qui viens de franchir le cap des quatre-vingts ans. Ne vous cassez pas la tête pour votre avenir – le moins possible en tout cas. Ne vous cassez pas non plus la tête pour vos conneries, je sais de quoi je parle. Mais attention. Aimez ce que votre cœur vous dit d’aimer, rien d’autre jamais, jamais, jamais, sous aucun prétexte, aucun, aucun, jamais ! Si vous comprenez ça, quand vous mourrez, vous continuerez à commencer ! Mais, je le répète, j’ai tort de m’adresser aux jeunes. À part les défavorisés, les vrais, ceux des quartiers riches, les jeunes savent, ou se doutent. C’est aux adultes qu’il faut s’adresser, et d’abord aux plus puissants d’entre eux. La com, ça va comme ça. Remballez. Ne laissez plus traîner ça dans la politique, dans les médias, dans les affaires, nulle part. Ce n’est pas un crime, la com, non, pas du tout. J’en ai parlé plus haut de ces trucs qui ne sont ni des crimes ni des péchés mais qui pèsent pourtant lourd, si lourd, plus lourd que le reste. La communication, c’est la poubelle de l’époque. Videz-la. Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est vraiment grave, pas la peine de chercher des boucs émissaires.

(9 octobre 2013)

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Notes:

  1. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Paris, Stock, 1977.
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