Stercora Consulting

LE MARCHÉ LXII

À la une du Monde du 22 juin : « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé ». Contraste ? Pourquoi ? En soixante-deux signes d’imprimerie, espaces comprises, l’aveu d’une capitulation. Le 15 mars 1968, le fameux papier de Pierre Viansson-Ponté, La France s’ennuie, n’avait pas de ces naïvetés épicières, et ne s’étonnait pas, lui, de la morosité des riches. « Seuls, y lisait-on, quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer. Et ils ennuient tout le monde. » Les temps ont changé. La confiance en l’argent, passeport international pour la sérénité, est désormais inconditionnelle et quasiment religieuse. Voilà, en soixante-deux signes et quarante-cinq ans, la preuve de l’effroyable régression du monde et du Monde. « Je voyais que tout devenait rien » : Léon-Paul Fargue avait raison. Surtout, ne pas geindre. Gaston Miron aussi a raison : « Je suis arrivé à ce qui commence. » La seule réponse qui vaille, une fois consommé le dédain, c’est de descendre en soi jusqu’au point où, comme l’avers et le revers du même désir, ce refus radical et cette irrésistible naissance nous attendent.
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Une jeune fille à la radio, presque une adolescente. Elle dit qu’elle va sur Internet, qu’elle écrit de drôles de trucs sur de drôles de sites, des choses que, dans la vie, elle ne voudrait pas, elle ne pourrait pas dire. Elle raconte ça tranquillement, en faisant la naïve. Soudain sa voix s’étrangle. Et si, un jour, ils sortaient de leur cache, ses aveux, ses fantasmes, ses provocations ? « Ça fait peur », dit-elle simplement. La vibration de ces trois mots me touche, j’y sens comme une espérance. Puissent-ils toujours avouer leurs peurs, les jeunes, les crier, les chanter, les jouer, les surjouer : tapies au fond de leur être, elles leur pourriraient la vie, elles feraient d’eux des interdits de sincérité ; leurs pensées, leurs élans, leurs projets lui paieraient la dîme. Qu’ils ne croient pas les mille et une filiales de Stercora Consulting 1 qui leur enseignent que la peur est une réaction fâcheuse, le signe d’une mauvaise gestion de la vie, un dysfonctionnement auquel il est possible de remédier. Qu’ils les visitent, leurs peurs, qu’ils se réconcilient avec cet aiguillon, qu’il leur apprenne la liberté, le voyage, le passage, le plus oultre. Qu’il leur fasse préférer les questions aux réponses, les fermentations du trouble aux certitudes, les départs aux arrivées, les aventures aux réussites, toute espèce de vie à toute sorte de mort.
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Les étudiants catholiques du Centre Richelieu n’avaient pas peur, eux. Ils étaient dans la vérité, ça grandiloquait à qui mieux mieux. « Le monde moderne, disait l’aumônier, c’est nous qui le faisons. » On a vu, oui. Mais il y croyait ferme, et entraînait à Chartres, tout guilleret, ses troupeaux de jeunes bourgeois et surtout de jeunes bourgeoises, les filles étant, comme l’on sait, nettement plus douées pour l’intériorité. Je l’avais encore sur l’estomac, ce christianisme doctrinal et militaire, quand, dix ans plus tard, je parlais avec Aragon ; il m’a fallu attendre 68 pour en être purgé. Lui aussi, Aragon, avait son cadavre chéri sous le bras : pour le grand soir et la fin de l’Histoire, on était en train de revoir le timing. Comme ils ne voulaient pas se faire de peine, le grand écrivain et le jeune agité coincé s’appliquaient à ne rien voir. Des traîtres, en somme, eussent dit d’une même voix le cardinal Lustiger et la motion d’une cellule du quartier Latin. Aragon n’avait pourtant pas perdu de vue ce qu’il croyait, ni de cœur, ni d’âme. Moi non plus. Mais le déluge avait commencé, rien ne serait plus jamais comme dans les livres, toutes les cartes avaient été rebattues, quelque chose clignotait dans l’inquiétude active de cet homme, dans son ambiguïté tellement plus généreuse… La vie allait repartir des gens, de chacun de nous, peut-être, au moins l’imaginais-je, de la « foule sentimentale » (le mot est d’Aragon), celle que ses poèmes et ses chansons faisaient rêver juste, celle que je ne cesserai d’interroger dans les sessions.
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Ainsi donc le pape François, suggèrent certains de ses confrères jésuites, serait populiste, et vaguement démagogue. Cette cléricale poussette est bien utile à l’aimable économiste libéral de France-Inter, qui peut relativiser tout son saoul. La fureur du nouveau pape a des excuses, il n’a pas digéré les riches voyous argentins. Pas plus que le pape polonais les apparatchiks, expérience, soutient ce journaliste, qui nuançait son jugement sur le libéralisme. Faux. Sur ce point, je le répète, Jean-Paul II a tranché : « Le communisme est une intention droite qu’on a dévoyée, le capitalisme une intention perverse qu’on a fait prospérer. » On notera que ce sont les intentions qui sont ici considérées, non pas ce qu’on appelle les résultats qui, même honnêtement présentés, sont toujours truqués et truqueurs, sauf pour l’organisme tout-puissant et injoignable au téléphone que j’ai cité plus haut. La politique des résultats, invention d’intelligences médiocres et cloisonnées, sacrifie à l’abstrait, à l’irréel, à l’arbitraire de la propagande. Il n’est pas une tyrannie qui ne puisse se targuer de résultats dans un domaine ou dans un autre, et à bon droit : la démocratie devrait, semble-t-il, chanter un peu plus haut. Au bout de la politique de résultats, il y a la béatification des gangsters et la canonisation des mafieux. Les résultats, c’est l’économie à la portée des caniches.
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Sur la mort du jeune Clément Méric, une chronique de France-Info me semble trouver les mots justes. Envie, rarissime chez moi, de faire un signe. Bref message sur le site de France Info. Qui publie, mais en faisant suivre mon nom de la mention « anonyme ». J’envoie un second message pour préciser que Jean Sur n’est pas un pseudo. Rien à faire. Pour France Info, c’en est un. Bien sûr, quand un journaliste arrache d’un vacancier en partance la décisive confidence qu’il espère avoir du beau temps, il est nécessaire, il est déontologique, il est démocratique que je n’ignore pas le nom de ce brillant maïeuticien. Mais un auditeur n’est pas un journaliste, on fait ce qu’on veut de son nom. Et d’ailleurs, qu’il ne nous emmerde pas, on a du taf aujourd’hui : plein de discriminations à dénoncer.
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Radio encore. Avant leur finale contre l’Espagne, une journaliste (dont je ne dirai pas le nom, mais qui en a un) interroge l’entraîneur des basketteuses françaises. La belle aventure va-t-elle finir en beauté ? Foin d’aventure, répond le spécialiste d’une voix hautaine, gagner est maintenant un défi, un objectif. Un objectif, je ne suis jamais très triste qu’on le rate. Souvenir de guerre probablement. Mieux vaut que la bombe finisse sa course dans la mare aux canards.
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Radio toujours. Dans cette école de managers, on apprend, paraît-il, à parler d’égal à égal avec son boss. Se souvient-on encore de ce match de foot entre les éléphants et les souris où une malheureuse attaquante grise avait péri écrasée sous une énorme patte ? « Ça aurait pu nous arriver à nous », avait sportivement couiné la capitaine des souris.
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Radio. Télé. Journal. Internet. Comme remontent de la rivière des morceaux de cadavre, des bribes de propagande me sautent à la gorge, des outrances, des âneries. Pluie d’eau tiède, fétide. Rire ou pleurer ? Coups de poignard ou appels de détresse ? « Le Tour de France, ce n’est pas que du dopage », explique la ministre des Sports. On me parle d’un nouveau jeu sur l’ordinateur : quand on respecte la morale, on se fait tuer ; pour sauver sa vie, « il faut faire ce qu’il faut ». Et ces leçons de conduite sur tout, partout ! La suffisance de ces illettrés en gros sabots, leur lâcheté en filigrane. À peine sortis du ventre de l’école, ils viennent m’apprendre à vivre, ces zozos ! Ah oui, comme dit l’autre, qu’ils s’occupent de leurs fesses ! Et ces politiquiciens qui m’envoient en pleine gueule que, bête comme je suis, il faut qu’ils me fassent de la pédagogie ! Et ces équipes dont on nous bassine, que l’on voit se transformer en clubs qui deviendront des clans et finiront en gangs ? Et ces bons et mauvais élèves à qui des sous-fifres distribuent félicitations ou bonnet d’âne selon qu’ils marchent droit ou regardent ailleurs ? Et ce site de rencontre où des « célibataires d’exception » annoncent qu’en amour ils ont décidé « de ne plus rien laisser au hasard », parce que, là aussi, « il faut être exigeant ». Et, finalement, cette pauvre dame qui rissole dans sa caisse sous le soleil du péage, et qui, avec un beau sourire transpirant, confie au Socrate de la chaîne 3608 (maudit ! j’ai oublié son nom !) : « On arrivera quand il faudra. ». Non pas quand on pourra. Quand il faudra.
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Il faut que je revienne un peu sur le mariage homosexuel. Non pas pour la question débattue, désormais tranchée, mais pour ce que la discussion a révélé. Avec le recul, il me semble apercevoir dans cet étonnant déboulé de la sexualité à l’Assemblée nationale et au Sénat quelque chose de décisif, et qu’on pourrait presque dire providentiel. « Dieu écrit droit sur des lignes courbes », dit le proverbe portugais dont Claudel a fait l’épigraphe du Soulier de satin.
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Mon idée, c’est que le débat était à trois niveaux. Un enjeu officiel : le mariage homosexuel. Un thème sous-jacent : la question de l’homosexualité. Une préoccupation fondamentale : la sexualité tout court ; son irruption, en quelques décennies, dans la parole, dans le langage public, dans le spectacle ; la manière dont toutes les existences, sans exception aucune, en ont été percutées ; la complexité de ce que crée, ou ravive, ou manifeste cette irruption, les réactions qu’elle entraîne. Les députés et les sénateurs parlaient d’eux, parlaient de nous, mais en élèves sérieux qui ne se donnent pas le droit de sortir du sujet. Le non-dit débordait des colères, du silence trop discipliné, du lyrisme disproportionné. Des chevaux qui, à deux pas de l’immensité fraîche et verte, tondent rageusement l’herbe rase et jaunie de l’enclos. « Nous ne parlons que de ça ! », criaient les pour. « Que de ça ! », répondaient les contre. Allons. On ne parle pas du ruisseau sans parler de la rivière, ni de la rivière sans parler de la mer.
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Situation fréquente en formation, souvent touchante : les participants s’accrochent férocement sur un sujet alibi parce que la question réelle, comme on dit d’une marchandise trop coûteuse, est inabordable. Alibi n’est pas le mot juste. On aborde le vrai sujet, mais par un aspect si particulier qu’il paraît pouvoir être détaché de l’ensemble, les interlocuteurs se persuadant les uns les autres, tant ils redoutent qu’il en soit autrement, de la légitimité de cette opération. Aller au bout de ce qu’on pense, entrer dans la complexité de son originalité et même, au sens propre du mot, de son génie, avouer qu’une pensée sauvage gronde en soi et qu’elle a la redoutable particularité, sinon de dire toujours le vrai, du moins de l’aimer, tout cela est désirable, mais très inquiétant. On a peur des sujets brûlants qui brûlent, en effet, aux deux sens du mot : en obligeant à dévoiler ses batteries et en allumant des conflits intérieurs difficiles.
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Je retrouvais devant la télévision mes réflexes de formateur. Surtout ne pas perdre de vue l’évidence. Pas plus que de mes stagiaires d’autrefois, je ne sais rien de ces parlementaires, pas un traître mot, comme disait l’instituteur quand nous n’avions pas appris notre leçon. Ceux-ci sont groupés selon les appartenances politiques, ceux-là l’étaient selon les fonctions, le rang hiérarchique, les relations de travail : aucune conséquence à en tirer. Ma tâche, c’est de ne pas faire semblant et de tâcher d’être un témoin de bonne volonté. D’accueillir, d’accueillir autant que je le pouvais, sans me forcer, sans m’obliger. D’avoir, inch’Allah, la tête et le cœur aussi ouverts que possible. Par habitude, par plaisir, un peu par nostalgie, j’observais le spectacle de l’hémicycle avec les yeux qui considéraient les stagiaires.
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Mais un groupe ne se forme pas au hasard, ni à l’Assemblée nationale ni dans les entreprises. Des forces s’exercent sur lui, des logiques de pouvoir, des indications de sens. Un formateur se montre stupidement présomptueux s’il croit disposer de quelque moyen de sonder les reins et les cœurs, mais il se montre fainéant et irresponsable s’il n’étudie pas les conditions objectives qui ont présidé à la formation du groupe et ne s’interroge pas sur la relation qui existe forcément entre ces conditions et les attitudes qu’adoptent les participants durant les débats. Il était facile, par exemple, au début des années quatre-vingt-dix, de repérer ce qui, dans la parole des agents EDF, venait de la culture spécifique de cette entreprise, alors caractérisée par un sens affirmé du service public associé à un style paternaliste assez traditionnel, et ce qui, au contraire, relevait de l’agression de l’idéologie managériale, devant laquelle la hiérarchie, les syndicats et les salariés semblaient frappés de la même impuissance.
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Remarquons que si ces propos paraissent au lecteur orchestrer des évidences, ce n’est nullement le cas pour l’organisme mythique que j’appelle Stercora Consulting puisque tout ce qui relève de son influence, c’est-à-dire la quasi-totalité du gigantesque univers de la formation, du conseil et de la communication, adopte, sous son joug, une démarche rigoureusement opposée à celle que je viens de décrire. En effet, tandis qu’il se fait fort non seulement de décrypter, au moyen de mille et une méthodes dont la durée de vie est généralement comparable à celle des papillons, les dispositions intellectuelles et affectives des stagiaires, mais encore de motiver ces travailleurs pour les adapter efficacement à leurs tâches, il se montre d’une discrétion ineffable et virginale sur la réalité du monde extérieur, sur les forces qui y sont à l’œuvre, sur les conflits de l’entreprise, en un mot sur tout ce qui pourrait éclairer le travail du groupe et aider à lui donner un sens. Pour Stercora Consulting, rien d’autre n’existe dans le monde que ce que produit le travail du groupe quand ceux qui le forment apprennent à s’accorder sur la nécessité de poursuivre les objectifs de l’entreprise tels que ses dirigeants les lui ont fixés, et de les atteindre.
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Me gardant de toute espèce de jugement sur les personnes en présence, accueillant respectueusement toutes leurs différences, mais attentif à ce qui a pesé sur le débat et cherchant à comprendre, au-delà des subjectivités comme au-delà des positions partisanes, de quoi il s’agissait réellement dans l’affaire du mariage pour tous, j’ai formé l’hypothèse suivante : le vrai ressort du débat sur le mariage pour tous ne se trouvait pas dans le conflit des pour et des contre, mais dans la soumission des deux camps à deux visages différents du même pouvoir de l’argent. On peut essayer de montrer cela avec gaîté.
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Une interview de Patrick Buisson qui, explique Le Monde, voit « dans La Manif pour tous l’émergence d’un populisme chrétien », définit assez bien le sentiment des contre, même si des nuances de sensibilité existent, et si l’on peine, par exemple, à retrouver chez Béatrice Bourges ce qu’il y a de ludique dans l’étrangement nommée Frigide Barjot. Le propos de Patrick Buisson est clair : « On est passé, explique-t-il, d’un capitalisme entrepreneurial qui, en osmose avec l’éthique chrétienne, conférait une valeur morale au travail, à l’investissement à long terme, à l’ascétisme et la satisfaction différée à un capitalisme financier qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Passons sur cette conception d’une histoire aussi réversible qu’un manteau de pluie : la nostalgie n’a peur de rien. Et admirons la loufoquerie du projet. Ainsi Patrick Buisson veut en revenir au capitalisme de la production, cet abîme de frustration, à l’alliance du patron et du curé qui, moyennant la fidélité à la messe dominicale, subordonne en fait la famille au devoir d’état de l’ouvrier envers la fabrique et l’usine, et fait régner en son sein l’ordre moral, et d’abord sexuel, que prêche et contrôle le clergé. Que faire, sinon, à l’unanimité de toutes les facultés de l’esprit et du cœur, décerner le Prix Dinosaure à ce surprenant penseur ! Avec une couronne de laurier supplémentaire pour avoir cité ce propos de Nicolas Sarkozy : « La France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient. » Le christianisme au service de l’État ? Un néo-maurrassisme ? De l’État et de ceux qui assurent sa puissance, naturellement ? En somme, le CAC 40, les grands patrons et les financiers engagent Jésus-Christ comme communicancant ? C’est la sainte Vierge qui va être fière ! J’aime bien les gens qui croient au Ciel, j’aime bien les gens qui n’y croient pas : ceux qui lui donnent des ordres ou l’engagent à leur service me font rire. « Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme », lit-on encore au fronton de l’église de Paley, charmante commune de Seine-et-Marne aux confins de l’Yonne. Merci pour Lui !
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Voilà, pour ce côté de l’hémicycle. Mais l’éclat de rire que m’arrachent les propositions de Patrick Buisson pourrait bien, si je n’y prenais garde, cacher l’essentiel. Je ne crois pas un instant, parce que je les connais sans doute beaucoup mieux que Bernard-Henri Lévy, que les jeunes tradis qui ont défilé contre le mariage pour tous constituent « la marée noire de l’homophobie ». C’est facile à penser et pratique à dire, mais c’est faux. S’ils s’opposent aussi vigoureusement au mariage gay, c’est qu’il ébranle les fondements mêmes de l’univers dans lequel ils ont été élevés, et hors duquel ils sont des oiseaux tombés du nid. Mais il faut comprendre que la menace resserre encore leurs liens avec le monde de leur enfance. Seuls, parmi eux, des fous pourraient oublier, à cet instant, en quelque tentation qu’ils se trouvent de la transgresser, l’obligation fondamentale de la charité fraternelle ou, tout au moins, dans ce domaine pour eux si sensible de la sexualité, foyer de toute leur culpabilité, celle du pardon des offenses. En sorte que, par une nécessité intérieure difficilement perceptible et par le mondain et par le démagogue qui se relaient à l’écritoire de Bernard-Henri Lévy, ces opposants farouches au mariage homo pourraient être parfois les premiers à jeter l’anathème sur l’homophobie. Certes, on n’ira pas chercher dans leurs convictions une pureté de cristal, mais s’il fallait tout juger à ce critère… En tout cas, ils ne sont pas les monstres que l’on dit, et si leurs adversaires refusent de les regarder de trop près, c’est qu’ils redoutent confusément l’effet de miroir.
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Ces tradis sont des victimes. Des victimes de l’autorité, ou plutôt de la confusion qu’ils font, ou qu’on a faite pour eux, entre l’autorité et la transcendance, confusion qu’ils n’ont pas su, pas pu, pas voulu éviter. Cette transcendance à laquelle ils croient sincèrement, on leur a appris à l’enfermer dans le tiroir bien rangé de l’autorité et à lui faire une place parmi leurs petites affaires familiales, sociales, morales, mondaines, sexuelles, notariales, religieuses. C’est là une épreuve difficile. Cette transcendance qui est élargissement, c’est-à-dire à la fois ouverture et libération, une malédiction jetée sur eux s’acharne à l’emprisonner dans des formules, dans des alternatives simplistes et brutales, dans un volontarisme qui les laisse du matin au soir et du soir au matin dans l’obsession d’eux-mêmes. Ils ont le sort de ces prisonniers à qui l’on impose toute la nuit une lumière aveuglante : leur torture secrète, c’est l’impossibilité où ils sont de se reposer. D’où leur besoin maniaque de faire le point, de dresser le bilan. Sur le visage tendu de ces supposés privilégiés – Dieu me garde de tels privilèges ! – une dureté intransigeante succède en un instant à une tendresse douloureuse d’où l’espérance n’est pas absente. Le monde bourgeois, en eux, s’est payé le christianisme.
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« Un capitalisme financier, dit Patrick Buisson, qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Voilà bien, en effet, le monde où nous sommes, mais c’est le descendant légitime et l’héritier naturel de celui auquel il a la naïveté de nous proposer de revenir. Après le capitalisme de la production, celui de la consommation, puis celui de la communication : cette succession s’entend comme une intériorisation de la contrainte. La dure loi de la production, d’abord. La discipline sévère qu’elle installe parodie l’austérité chrétienne mais en renverse le sens : celle-ci est tournée vers le progrès de la vie intérieure qui est présence au monde, celle-là n’a pour but que d’écarter les êtres humains et du monde et d’eux-mêmes. Logique de contrainte, de séparation, d’enfermement : river les travailleurs à leur insécurité, à leur angoisse, à leur contingence. Leur docilité et les bénéfices du capital grandissant ensemble, ces mêmes individus dont, en tant que travailleurs, on niait la subjectivité, et qui sont désormais comme désamorcés d’eux-mêmes, vont pouvoir être utilisés comme objets économiques et servir de relais au progrès du capitalisme, dont le vecteur principal n’est plus le producteur, mais le consommateur, ce roi d’opérette. On ne voulait pas d’eux comme sujets, on va les récupérer comme instruments. Ce retournement suppose que le premier levier du pouvoir ne soit plus la contrainte, mais la séduction : l’actualité témoigne, jour après jour, de cette puissante transformation, dont la glorification de la jouissance est le trait le plus significatif : mais c’est une jouissance objectivée, qui trouve en elle-même sa propre signification et consacre l’isolement de l’individu. Le même capitalisme qui, dans l’horreur de la fabrique, a travaillé à réduire, autant qu’il le pouvait, la place du désir dans la vie des travailleurs, ou à le déshonorer, leur en réimplante ainsi, comme il le ferait d’un appareillage électronique, une version trafiquée, une copie frauduleuse qui assurera tout à la fois leur autonomie et leur dépendance, deux mots que tous les écoliers du monde devraient apprendre à reconnaître synonymes. Étape capitale, mais qui en suppose une autre, celle du capitalisme de la communication, des communicancant(e)s et de la communicancance. Les besoins objectifs de la propagande n’expliquent pas à eux seuls cette nouvelle évolution. Le XIXe siècle industriel a entrepris de déconstruire la personne humaine dans sa totalité : c’est la personne humaine dans sa totalité que le capitalisme moderne a besoin de reconstruire, elle ou, plutôt, son avatar. La jouissance de l’autonomie-dépendance en est le fondement, mais les superstructures font défaut qui, avec la rationalité de l’ensemble, assurent la mobilité et la sécurité du système et permettent d’interconnecter ses éléments. Voici donc le temps des bricoleurs, des fabricants de valeurs. Un moraliste à chaque coin de rue. L’obsession des dérapages. L’organisation de phobies collectives. La fabrication d’événements. Une suffisance bovine. « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé. » Lourd, vraiment lourd.
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Dans cette histoire, je ne crois personne. Si les tradis avaient un tel souci de l’Évangile, ils n’auraient pas attendu le débat sur le mariage homosexuel pour battre le pavé. On leur accordera que leur attitude témoigne d’une excellente estimation du risque : elle leur permet de jouer les prophètes sans avoir à se poser la moindre question sur leur adhésion de fait à une société dont ils devraient, s’ils avaient un peu de courage et quelques lectures, être les plus féroces adversaires. D’autres causes eussent été moins confortables à défendre, mais nettement plus chrétiennes.
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Je ne crois pas non plus leurs adversaires. Leur victoire les laisse étrangement amers. Trop de ressentiment chez ces vainqueurs. Quand on gagne, on est plus généreux que cela. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient défendu la liberté, l’égalité, la tolérance, je ne sais quoi. Je ne crois pas plus à leurs mots qu’à ceux des tradis. Il est vrai que je ne crois plus rien, jamais, de ce qu’un pouvoir politique me raconte. Non que je me veuille laudator temporis acti, la Quatrième République de ma jeunesse ne m’a pas laissé de si bouleversants souvenirs. C’est plutôt une question de tempo, très difficile à expliquer. Comme un homme qui aime les femmes et qui soudain, devant celle-ci, si belle, intelligente, sensuelle, aimable, bienveillante, hardie, tout ce qu’on voudra, peut-être pourrions-nous nous voir à mon retour ? Pourquoi est-ce que je dis aujourd’hui que la parole politique sent l’arnaque, la même arnaque différemment parfumée ? Peut-être parce que cette banalité est devenue si énorme, si envahissante qu’on ne voit plus qu’elle, comme une toile de maître quand elle s’est pris un pot de confiture de groseilles, qu’il ne faut plus essayer de faire avec, ni de faire sans, que c’est lui, le problème, lui, le pot de confiote, vous comprenez, et que le reste, on s’en tape, il est inaudible, insipide, invisible ? Comment est-ce que je peux dire que je flaire que les politiques eux-mêmes sentent cette arnaque qui rôde, surtout s’ils ne sont pas des arnaqueurs, ce que je crois possible ? Mais que, dans ce cas favorable, la tension s’accroît si vite et si fort qu’on attend la chute du funambule ? Quand un responsable tente péniblement de se faire proche et familier, comment est-ce que je peux expliquer que ça décourage en moi toute tentative de l’écouter ? Comment est-ce que je peux dire, en un mot, que ça pue le Stercora Consulting partout, sur les cravates et dans les décolletés, et que, si j’ai passé l’âge de dispatcher les bons et les mauvais, il y a quand même des partis et des discours sur lesquels cette odeur est particulièrement fétide ?
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La loi est passée, je n’en suis ni ravi ni accablé. Si elle n’était pas passée, je n’en aurais été ni accablé ni ravi. J’entendais l’autre jour un homme qui venait de l’étrenner, cette loi, en se mariant avec son copain. Ce n’est ni le tradi que je ne suis pas qui parle en moi, ni le progressiste que je ne suis pas non plus. Le formateur, seulement le formateur. Eh bien, non, Stercora Consulting aura beau balader un drone au-dessus de ma tête, on ne me fera pas dire que j’ai senti de la joie dans cette voix. Comment est-ce que je peux donc expliquer que je suis encore plus mal à l’aise avec les pour qu’avec les contre ? Pas à cause du fond. À cause du ton. Les tradis disent de magnifiques bêtises qui tombent régulièrement à côté de la plaque, mais ces bêtises se rattachent, même de très loin, à quelque chose qui a été un jour de la pensée. Alors, leurs conneries, on les écoute, et on les démonte. Les conneries des pour sont indémontables, probablement parce qu’elles n’ont jamais été montées. Elles sont en kit.
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J’en étais au mariage pour tous, et je voulais montrer que l’inspiration des pour et des contre se rattache à deux moments différents du capitalisme et qu’elle est profondément liée à l’histoire d’un double matraquage. Pour les contre, en gros les tradis, j’ai dit ce que je pensais. Aux autres maintenant. Et là, je regarde le prompteur. Ce qui m’arrive n’est pas banal. Fréquent à l’oral, rare à l’écrit. Le trou. Je n’ai rien à dire de ce qu’ont raconté les pour sur le mariage pour tous. Il faudrait que je fasse semblant, que j’aille piocher Internet, que je retrouve leurs considérations sur la justice, sur l’égalité, la démocratie, sans compter une pluie de grandes références. Toutes choses, je le dis comme je le pense, qui ne sont pas plus stupides que les divagations de Patrick Buisson sur le thème « comment rouler sur l’autoroute en marche arrière ». Mais c’est ainsi. Si je n’ai pas tout oublié, rien n’a accroché. Pas moyen d’adhérer. Pas moyen de me fâcher.
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Diogène, cette image que j’ai vue tout enfant, ce type en haillons, sa lanterne sous le nez des passants. Qu’est-ce qu’il vérifie ? Leur bulletin de vote ? Leur sexualité ? Leur déclaration d’impôts ? Leur acte de naissance ? Leurs diplômes ? Leur certificat de motivation ? Non. Il se demande s’il lui est encore possible de vivre. Si leur existence va lui donner le goût, ou non, de continuer sa promenade en dansant et d’aller planter sa lanterne sous d’autres nez. Si je dis qu’il y a des gens que je ne peux plus voir, ce n’est pas une façon désagréable de dire qu’ils me déplaisent. Les yeux de mon corps les voient toujours, mes yeux intérieurs les distinguent à peine. Même chose pour les oreilles. Et si ceux-là se trouvent généralement du côté des pour, je jure que ce n’est pas une façon hypocrite de choisir l’autre camp. Aucune prévention personnelle à chercher. Si les socialistes mettent souvent mes nerfs à rude épreuve, je n’ai jamais eu à souffrir d’eux ; ce n’est pas vrai de l’autre équipe.
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Quand je pense aux contre, leur thèse sur le mariage pour tous s’affiche immédiatement devant moi. Christine Boutin, sa France éternelle, les élans revanchards, tout cela m’évoque quelque chose, pour le pire plutôt que pour le meilleur. Ce n’est pas vrai de la thèse des pour. J’ai le sentiment, même si des développements ultérieurs sont plus que probables, qu’elle est déjà noyée, qu’elle s’est dissoute. Ou qu’il s’agit d’une pensée qui ne marque pas, comme on dit de certains tissus. Pour filer la métaphore, une pensée moulante. Pas vraiment un prêt-à-penser, qui suppose quand même une forme. Une pensée comme une combinaison élastique, de plongée peut-être. Qui s’ajuste si bien à l’individu qu’elle n’est pas autre chose que lui en tant qu’il se vit comme un pur donné, une pure contingence, en tant qu’il accepte de se réduire à son apparence.
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Stercora Consulting. Cette jeune porte-parole du gouvernement, aimable et sympathique, sans doute très bien douée, il faut être du métier pour repérer l’armure blindée, spéciale ministre, qu’on a forgée sur mesure pour elle, qui la protège de toutes les flèches, mais filtre impitoyablement tout ce qui, d’elle, pourrait me parvenir d’émotion, de simplicité, de doute. Même son beau sourire en est figé, privé de sa vérité. Ah ! si elle était ma fille, elle en entendrait, la ministre ! J’ai peu d’expérience des cortèges officiels, mais les rares fois où j’ai tâté de ça, j’ai senti une inavouable gaminerie se faufiler sous mes airs solennels. Je lui dirais que c’est l’esprit d’enfance qu’il faut sauver, que c’est une fenêtre toujours ouverte, qu’elle doit en faire la pierre de touche de sa pensée, de son action, de sa vie, que le reste est Rien à la puissance Rien. Puis j’irais retrouver mes copains en sifflotant, sûr qu’elle ne serait pas trop à l’aise quand Stercora Consulting lui apprendrait comment on baise les gens avec des mots, comment on fait pour avoir toujours raison. La fois d’après, on parlerait un peu tous les deux. Cette petite manœuvre au fond d’elle-même qu’on lui impose en souriant, et qu’elle accepte parce que ça marche et qu’apparemment ça lui enlève ses soucis, je lui ferais doucement comprendre que c’est aussi dégueulasse qu’une lobotomie. Que Buisson, au moins, qui vit encore au temps du catéchisme, endoctriné et endoctrineur comme tous ceux qui lui ressemblent, on voit sur son visage que ça souffre, que ça gueule, que ça discute, que ça dément. Toute ministre qu’elle est, il faut qu’elle se rende compte : ce qu’on lui fait est plus grave que ce qu’on a fait à Buisson, infiniment plus grave. C’est la retenue à la source, comme on dit à Bercy, c’est indolore. Si peu de traces sur son visage, à peine ce léger voile, les gens ne verront rien. Mais moi…
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Longues conversations avec une jeune femme professeur de lettres. Agrég, Normale, elle s’en excuserait presque. Elle a choisi la banlieue, un lycée où une équipe de professeurs hautement diplômés s’évertue à offrir une seconde chance à de jeunes décrocheurs en les préparant au bac. Elle y croit à fond, à mort. En parle très bien, en écrit mieux encore. Grande sympathie. Et projection : je revois mes premières années de formateur, quand je n’avais pas encore rompu avec le discours institutionnel et que je croyais avoir à transformer l’entreprise, la société, quoi encore. Je l’écoute, j’entends dans sa parole ce que je sentais alors dans la mienne, une gronderie raisonnable qu’on s’adresse à soi-même, une prudence qui dresse des barrières. Mais quoi ? Dans le désastre de ces jeunes, le feu qu’il faut sauver, n’est-ce pas leur révolte ? N’est-ce pas ce mouvement premier, vital, qu’il faut les aider à intérioriser, à épurer des tentations de violence, des systématisations politiques à deux sous, des rôles clés en main ? Est-il vraiment nécessaire qu’ils aillent augmenter de quelques unités les bientôt 90% de reçus au baccalauréat et de quelques décibels les hurlements de victoire rituellement poussés devant les résultats et les caméras ? Quand ils se retrouveront conformes, n’auront-ils pas perdu l’essentiel, ce désir d’une vie singulière qui est pour eux, comme il le serait pour tous les autres si on ne les en avait pas opérés, le nerf de la paix ? N’y a-t-il pas mieux à leur proposer que leur réintégration dans le désordre du monde ?
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La hiérarchie s’étonne du parcours marginal de cette jeune femme : avec ses diplômes, que fabrique-t-elle dans ce périlleux désert ? Je vois les choses autrement. Et si elle se servait de son talent, de sa culture, de sa conviction pour déstabiliser les bourgeois plutôt que pour intégrer les décrocheurs ? Ces apparents malchanceux, ne vaudrait-il pas mieux les aider à renverser la logique établie ? À s’inventer une vie de liberté, d’intelligence, d’amitié, au risque d’avoir à souquer ferme pour leur matérielle ? Quant aux bourginets et bourginettes, ne pourrait-elle, cette vaillante jeune femme, aller porter en eux « le fer dans la plaie » comme disait Albert Londres, ce journaliste dont mes capricieux neurones ont retenu le nom sans difficulté ? Cette déconstruction et cette construction, ce débroussaillage et ces semailles marchent ensemble, ont le même sens, construisent le même monde, sont les deux formes de la même amitié.
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J’aimais entendre Jacques Berque parler de l’identité, c’était pour lui une façon de méditer sur la conscience et l’Histoire, c’était un récit de déploiement. Des imbéciles qui ne militent guère que pour eux-mêmes ont fait du discours sur l’identité un exercice de vanité, l’alibi de leur névrose, la justification agressive de leurs blocages. La philosophe franco-tunisienne Myriam Marzouki a raison de juger ce thème assez pauvre ; plutôt que de disserter sur notre identité, nous ferions mieux de nous demander ce que nous pensons du monde où nous vivons. Le fond de l’aliénation, c’est de découper son terrain de chasse. Peu importe qu’il s’agisse d’augmenter ses parts de marché dans le sirop d’orgeat ou de contribuer à la supposée libération de quelque minorité. « Ce que nous cherchons est tout. » Donc, ne pas aller grossir les rangs des obturés de la politique, des plombés de l’économie, des bloqués du social, des engorgés de la culture, des capsulés des médias, des emmurés des syndicats, des obstrués du militantisme, des étanchés du juridisme, des cachetés de la pédagogie, des colmatés de la performance, des calfeutrés de la compassion, des encombrés de la revendication, et autres embouteillés des équipes, clubs, clans, gangs. Il faut qu’une âme soit ouverte ou fermée.

(28 juillet 2013)

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Notes:

  1. Stercora, mot latin, pluriel de stercus, excrément. Utilité du latin pour dire le mot juste sans trop blesser. Chez Tchouang-tseu, l’excrémentiel désigne ce qui reste de l’expérience humaine quand, dépouillée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle n’est plus qu’un produit qu’on colporte.

Cahuzac et les satisfaits

LE MARCHÉ LXI

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !
Victor Hugo
 

La morale à l’école, pourquoi pas ? Et qu’on la veuille laïque ou autre chose, qu’importe si elle est droite et juste ? Pour cela, des considérations sur le préservatif et le code de la route assorties de beaux élans d’indignation contre le racisme, la xénophobie et l’homophobie ne suffiront pas. Au-delà de l’actualité, l’enseignement de la morale devra retrouver les questions d’hier qui resteront, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, celles de demain. Ainsi faudra-t-il inviter les élèves à s’interroger, par exemple, sur l’amitié, sur la responsabilité, sur la faute, sur le pardon : il le faudra parce qu’ils en ont besoin, parce qu’ils le désirent, parce que ce sont des sujets plus actuels que l’actualité et plus urgents que l’auscultation de ses flatulences, parce que, de surcroît, ils sont aujourd’hui infiniment plus refoulés que ne l’était naguère la sexualité. De ces questions toujours neuves, on débattait autrefois dans la douce quiétude de la classe. La parole du maître se mêlait au ronronnement du poêle pour tenir à distance le monde des adultes, l’enfance bénéficiait d’une sorte d’exterritorialité, ses rêves avaient tout leur temps pour séduire la réalité. Fini tout cela. Les actes, les pensées, les désirs, les fantasmes des adultes sont partout. Le cours de morale laïque sera l’impitoyable miroir où se reflètera l’image du monde et, dans bien des cas, sa plus sévère contestation. Réjouissons-nous, il va falloir choisir. Ou bien la leçon de morale méritera son nom, et elle portera le fer dans la plaie. Ou bien, renonçant à toute vérité et vendue à la fourberie, elle deviendra le plus hideux des instruments d’asservissement.
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Quand, dans les petites classes, on parlera morale, il faudra prendre des exemples qui parlent aux enfants. On les fera réfléchir sur des événements de l’école, un élève qui se serait mal conduit, par exemple, et qu’il aurait fallu exclure. Appelons-le… Appelons-le Jérôme. Mettons qu’il ait un peu triché et pas mal menti. On expliquera à ses camarades qu’il a été convoqué par Madame la Directrice, qu’on a délibéré sur son cas, qu’une sanction a été prise contre lui. Le professeur ne manquera pas de montrer l’utilité et le sens de cette mesure, mais il le fera sans hargne, sans esprit de vengeance, et n’oubliera pas de prévenir les comportements pervers que la faute du petit Jérôme pourrait induire chez ses camarades. C’est pourquoi il leur rappellera les grandes qualités du coupable, et comme il était entouré d’admiration et d’affection dans la cour de récréation. En même temps qu’il condamnera fermement ses mensonges et justifiera sans faiblesse la sanction prise contre lui, il rappellera à ses camarades que, s’il a blessé leur amitié, il ne l’a pas pour autant détruite. Il leur fera observer que, pensant autrement, c’est contre eux-mêmes qu’ils travailleraient. Il saisira cette occasion de confirmer aux enfants que les êtres humains ne se partagent pas entre bons et mauvais, que tout le monde est faillible, et que le sentiment de supériorité morale est une illusion risible. Pour mieux se faire comprendre, il s’amusera à caricaturer les pharisiens et les satisfaits. Il pourra, par exemple, feindre de glisser ses pouces sous son gilet (à moins qu’il n’en porte un…), bomber le torse, prendre l’air avantageux et, sur un ton de stupide vanité, se mettre à chantonner : « Moi, je ne suis pas Jérôme, moi ! Moi, je suis parfait, moi ! Moi, je suis au-dessus de Jérôme, moi, la la la ! Moi, je ne commets aucune faute, moi ! Moi, je ne suis pas menteur, moi ! Moi, je ne suis pas tricheur, moi ! Moi, je ne suis pas vaniteux, moi ! » Il pourra aussi imiter des enfants qui s’adressent à la directrice, tantôt en prenant une voix pointue et un air supérieur, tantôt en se faisant une tête de victime hypocritement accusatrice : « Jérôme, Madame, ce n’est plus notre copain, c’est notre ex-copain, Madame, notre ex-copain ! Ce qu’il nous a fait, Madame, on ne l’oubliera pas, Madame, on ne l’oubliera jamais, Madame, on vous le jure, Madame, nous, on l’aime trop, l’école, Madame, on l’aime trop, l’école, Madame ! » Ou bien, de bout en bout et de part en part, j’aurai raté ma vie de formateur, ou bien le rire qui secouera ces enfants les remuera jusqu’au fond d’eux-mêmes et, leur donnant accès aux musiques que la sottise du monde leur refuse, renouvellera entre eux une amitié dont Jérôme, si coupable qu’il ait été, ne sera pas exclu.
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Je ne m’intéresse nullement à Jérôme Cahuzac, mais je m’intéresse beaucoup à ceux qui parlent de lui. L’agenda de ce bon professeur, apparemment, ne passait pas par le Palais-Bourbon. Les grands copains du grand Jérôme ne se sont pas conduits comme il l’enseigne aux petits copains du petit Jérôme. Ce fut un bœuf de déclarations pathétiques, de fureurs vengeresses, de soupirs accablés. Chaque député, une main sur le cœur, désignait de l’autre le coupable en détournant noblement son regard. Une anthologie de la bonne conscience. « Son honneur à lui s’il en a ! », grandiloquait le Premier ministre tandis qu’un député socialiste évoquait en écho le « reste de l’honneur dont il disposait ». Invectives de comptoir, hilarante scène de famille. Ainsi la tante chez laquelle nous allions en vacances, qui s’était sans doute disputée avec mon cousin, nous invitait-elle solennellement à boire à la santé de celui qui n’était plus son fils, tandis que le banni multipliait les signes d’apaisement à la cantonade. Cette fois, l’État lui-même, en majesté, s’est associé à l’exorcisme. « Une faute impardonnable », a tranché publiquement le Président de la République sans qu’on sache quel mandat lui faisait obligation de lancer ce surprenant anathème. Obsédé par l’insupportable image d’un Jérôme Cahuzac se rasseyant narquoisement à son banc de député, le président de l’Assemblée nationale n’a pas hésité à opposer aux textes qui le lui autorisaient un contexte qui le lui interdisait, sans paraître s’aviser que ce surprenant contexte pourrait lui-même créer un autre contexte qui permettrait à d’autres indignés officiels, dans d’autres situations tragi-comiques, de mettre à distance, à leur tour, d’autres textes. Avec la hardiesse qui caractérise le centre, un député UDI, soucieux de faire entendre les décibels de l’opposition, a franchi le Rubicon de la philosophie du droit et hautement affirmé : « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral », laissant les esprits médiocres que ne visitent pas de si fulgurantes intuitions s’interroger lourdement sur la nature et le fondement juridique de ce droit moral. Enfin le réalisme, le vrai, le dur, a parlé par la voix de deux députés UMP, sans doute musclés, qui se sont fait fort d’empêcher physiquement le proscrit d’atteindre sa place, sans qu’on puisse savoir si des huissiers plus musclés encore avaient été prévenus qu’ils auraient à décourager leur héroïsme.
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Quelques-uns, depuis, contraints et forcés, ont versé trois gouttes de sagesse dans le vin de leur sainte fureur en acceptant de s’en remettre au choix des électeurs si d’aventure leur ex-ami Jérôme souhaitait se présenter à leurs suffrages : on voit mal, au vrai, ce qu’ils pouvaient faire d’autre. Pour ma part, j’aurais souhaité qu’on se gardât, dès le début, de toute pression et qu’on laissât cet élu de la République prendre seul la décision de revenir siéger ou d’y renoncer. Quand on m’explique que, dans d’autres démocraties, la question de ce retour ne se serait même pas posée, cela ne les grandit nullement à mes yeux et témoigne seulement de la légèreté de leurs lois et de leurs usages : ce qu’elles appellent éthique, je l’appelle puritanisme. S’il m’avait demandé mon avis, j’aurais conseillé sans hésitation à Jérôme Cahuzac de récupérer son siège en lui faisant valoir que c’est au peuple seul de décider de son mandat. Il n’aurait pas été nécessaire de lui dresser un arc de triomphe et aucun silence n’aurait été trop glacial. Mais tous les députés, lui comme les autres, auraient montré en cette circonstance qu’au-delà de toute culpabilité et de toute innocence, ils sont là pour servir la loi et les citoyens, non pas les mouvements de leurs affects et l’humeur de l’opinion. Pour une fois, les fameuses valeurs n’eussent pas été bramées dans l’insignifiance des tréteaux : qui sait si elles n’en auraient pas repris quelque couleur. Dans le blizzard qui aurait soufflé sur l’hémicycle, chaque Français, au fond de soi, aurait senti le meilleur de la République. Cela eût été simple et grand. « Jérôme Cahuzac a le droit de venir. Il viendra donc s’il le souhaite. » Rien de plus ne devait être dit, rien d’autre. Et cela devait être dit. Et cela n’a pas été dit. Et tout ce qui a été dit d’autre était de trop. De trop, les leçons de morale. De trop, les colères utilitaires. De trop, les vertus autoproclamées. De trop, les bannissements hystériques. Il viendra s’il le veut, voilà tout. Et nous, nous serons là. Et chacun de nous sentira au fond de soi ce que tout cela signifie. Et, pour une fois, comme le pilote devant la mer, nous ferons face à quelque chose que nous n’aurons pas boutiqué. Et nous chercherons ce que ce quelque chose veut nous enseigner. Et nous ne le remplirons pas de notre peur. Et nous n’irons pas quémander les anxiolytiques consignes des partis. Et nous aurons le vertige. Alors, un instant, un brouillard enfermé en nous se dissipera, un trouble sans nom qui nous tourmente, nous les députés, comme il tourmente tout le monde. Une étrange culpabilité sans faute. Et autre chose finira par commencer, plus large, tellement plus large.
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Que craignaient-ils de cette séance, nos députés ? Les comptes en Suisse ne se transmettent pas par le voisinage des bancs ! Redoutaient-ils le « tous pourris » des braillards ? Absurde. Si c’est le cas, en quoi cette exclusion théâtrale les en protège-t-elle ? En quoi cette fuite par escamotage de l’autre les cache-t-elle ? Ce serait plutôt le contraire, non ? Bizarre. D’autant que la plupart se sentent à mille lieues de ce qui est reproché à l’ancien ministre, fifty par vertu, fifty par manque de tempérament ; cela, les Français ne l’ignorent pas. Pourtant, en jouant la pudeur offensée et la dignité meurtrie, en inventant ce qu’on pourrait appeler l’exclusion d’urgence, ils prennent le risque d’aggraver les soupçons. Quel conditionnement de terreur, quelle pathétique méfiance d’eux-mêmes les empêche d’affronter la présence de leur collègue, de s’asseoir à côté de lui ? Qu’est-ce qui les menace, ces innocents ?
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Facile à vivre le tous pourris ! Assez injuste et un peu pénible, d’accord, mais si protecteur, si efficacement protecteur ! Il va si bien au teint grisâtre de l’époque et des lieux, ce sentiment de culpabilité qu’on tricote une maille à l’endroit une maille à l’envers, qu’on traîne comme une vieille robe de chambre à qui l’on veut épargner la poubelle ! Le soupçon des autres, quel masque régénérateur, hydratant, pacificateur ! Ils vous le posent sur le visage, on passe sa vie à l’ajuster, à se l’ajuster. Désagréable, certes, mais il protège si bien de ce quelque chose que, pour en finir, on voudrait aussi nommer culpabilité : mais non, ce pincement de l’âme n’évoque pas la moindre Suisse, pas le moindre tribunal. Le tous pourris, au fond, il est facile de s’en dédouaner, facile de prouver qu’on n’est pas plus malhonnête qu’un autre, peut-être même un peu moins, qu’on est plutôt du bon côté de la moyenne. Facile de montrer qu’on est clean, ultra-clean, archi-clean : facile, mais terrifiant. À l’instant où l’on proclame sa pureté, on ne comprend pas seulement qu’on n’en a fini avec rien : on comprend surtout qu’on n’en a commencé avec rien. Ils l’ont senti tout de suite, les députés, c’est pourquoi, pour se protéger, ils se sont vite bricolé un film d’horreur : s’ils avaient siégé à côté de Jérôme Cahuzac, il aurait absorbé toute leur culpabilité, il l’aurait bue comme un buvard, il les en aurait dépossédés. Que leur reste-t-il sans elle, que nous reste-t-il ? Tout est bâti sur elle, les armes, les lois, les existences.
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L’affaire Cahuzac est l’illustration parfaite des thèses de René Girard sur le bouc émissaire. On espère que quelque thésard s’en apercevra, et qu’il trouvera un directeur pour le suivre. Le cœur en est probablement la violence des sentiments déployés par tous ceux qui, contre la lettre et l’esprit des institutions, faisaient pression pour empêcher l’ancien ministre de venir siéger. L’indignation étalée, la colère surjouée, l’autosatisfaction mise en scène, ce ton martial dans les voix les plus ternes, les formules définitives et creuses, le chamboule-tout des principes au nom d’une émotion travaillée dont l’objectif conscient était de faire oublier les minuscules intérêts qu’elle masquait, mais qui était elle-même asphyxiée par l’ignorance où elle était de ses sources secrètes, tout conspirait à nous dire : « L’humain, ce n’est pas lui ! L’humain, c’est nous ! » Et c’est là un abominable enfantillage, une abominable fuite, un abominable reniement. Qui n’a rien de commun avec la justice. Qui ne verse que de l’amertume dans le cœur des citoyens, quand bien même leur lugubre plaisir serait de hurler avec les loups.
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Instant de contre-révolution. Les textes ? Non ! Notre loi, disent-ils, la loi de l’indignation utile, la loi de la colère stratégique ! Il ne doit pas revenir, c’est la loi des lois, la vérité au-dessus des textes. La loi écrite, le contexte la balaye. Vive la loi non écrite, vive la loi de l’exclusion, notre loi, dont la fureur tout à la fois nous protège et nous donne consistance ! Voici Antigone à l’envers, devenue la putain du réel. Voici sa loi non écrite devenue la voiture-balai des manœuvres, des arrangements, des circonstances. Non plus la voix du dedans, non plus l’exigence de l’amour fraternel, non plus le risque de la liberté : le carrefour des opinions, la surveillance réciproque des inhibitions, le point de convergence des médiocrités, le qu’en dira-t-on de la chambrée médiatique. Non pas une pensée plus haute à laquelle on se confie : un canapé de démissions où l’on va s’avachir. Non pas une invitation à se dépasser : la permission de se lâcher. Ah ! Les infects grumeaux du mal quand, dans une société, dans un groupe, dans une famille, la haine agglutine ses ferveurs anxieuses !
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Je sais comment on va me répondre. On va regarder le ciel, dilater ses poumons, respirer amplement. On va me parler de l’honneur. De la parole donnée. De tout ce qu’on ramassera de grand et de noble. Du mensonge aussi, en baissant la voix. Tout cela pour que la présence de Jérôme Cahuzac ne vienne pas changer la donne. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas obliger chacun à descendre en soi. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas imposer à chacun d’être chacun. Tout cela pour qu’on ne confonde pas les bons avec le méchant désigné par les bons. Les fonctionnaires des partis vont me mettre l’humain dans les pattes. Comme les managers, après qu’ils ont garrotté les gens, après qu’ils les ont abrutis de principes vicieux qui sont autant de menaces, autant de poignards, autant de poisons, après qu’ils leur ont brouillé l’intelligence et la volonté, comme les managers quand leurs victimes sont prêtes à baisser leur culotte, leur raison, leur fierté, on va me dire, comme les managers, qu’en toute chose il faut considérer l’humain. Comme les managers, on va faire de l’humain le drap de dessus qui cache la literie dégueu, ou le dais, ou le catafalque. En espérant que, peut-être, je me révolterai, que je l’enverrai chier, cet humain-là, et qu’on pourra ainsi, en pleurnichant, me désigner comme un salaud, comme un type sans générosité qui ne reconnaît que la lettre, qui ne fonctionne qu’au droit, qui ne marche qu’à la loi.
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Alors, dans un rapide fondu-enchaîné, l’hémicycle du Palais-Bourbon devient ce supermarché de l’Yonne où je mène depuis des années le plus dérisoire des combats, et pourtant le plus sérieux. Dans ce lieu sans grâce, il paraît qu’on vole beaucoup, qu’on pique, qu’on fauche, qu’on chourave. La direction s’en émeut, même si cela ne la met pas sur la paille. Parmi les coupables, des jeunes venus d’une ville voisine, mais aussi des gens du cru, parfois les moins soupçonnables. La crise n’arrange rien. Des affichettes ont été placées près des caisses, priant les clients de présenter leurs sacs ouverts aux caissières. La plupart se défilent, laissent leurs sacs dans leur voiture et replacent dans le caddie les emplettes scannées. D’autres plient les sacs dans leur poche et, trois pas après la caisse, y rangent leurs achats. Un bon tiers s’exécute.
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Les femmes d’un certain âge apportent à l’opération une résignation rieuse où l’on sent poindre une secrète jouissance. Trace de perversité issue des temps d’imparité, elles font comme si elles étaient les organisatrices de ce contrôle et non ses victimes. Comme dans l’entreprise, les hommes tentent lugubrement de transformer l’humiliation en jeu et lancent deux mots idiots à la caissière. Garçons ou filles, les plus jeunes ouvrent leur sac sans un coup d’œil à l’employée. En rigolant. En téléphonant. En s’en foutant. Te prends pas la tête, ce soir on s’éclate.
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Les clients obéissent, ou contournent la difficulté, mais personne ne refuse jamais. Une bonne vingtaine de fois, je me suis présenté à la caisse, un grand sac accroché à mon caddie. Une formation-action, comme on disait autrefois. Aucune provocation, parfaite politesse, pas la moindre collaboration. Mon sac ? Mais oui, naturellement, Madame, je vais vous le présenter. Une toute petite chose auparavant. Heu… Auriez-vous la gentillesse de me montrer votre carte d’officier de police ? Sinon, comme votre direction vous l’a sans doute expliqué, la loi ne me fait aucune obligation, vraiment aucune…
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« Si vous avez votre conscience pour vous, hurle un jour une femme qui attend dans la file, pourquoi ne l’ouvrez-vous pas, votre sac ? » « Moi, le mien, je l’ouvre, ajoute-t-elle. Tenez ! Tenez ! » Et elle l’ouvre, elle l’ouvre large, de plus en plus large, à le faire craquer. Elle l’ouvre pour la caissière, pour moi, pour toute la file. Elle l’ouvre comme elle s’ouvrirait elle-même. La haine dans les yeux, elle exhibe son vide. C’est plus obscène qu’obscène. Une expiation immonde. Un sacrifice barbare. Une demande effrayante, à quoi rien ne peut répondre.
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Tout ce que j’aurai jamais humé de vrai me le confirme : les exhibitions de vertu sont plus sales que les vices. Mais prenons garde. Les politiciens croyaient avoir tout à gagner, bien sûr, à cette curée inutile, même si elle ne servait pas la justice. Leur image en bénéficierait, la plâtrée de maquillage qu’elle leur balancerait sur la tronche tiendrait bien deux mois. Je vois d’ici la fébrilité des communicancants : dénoncez, dénoncez le mensonge, c’est bon pour vous, c’est bon pour la démocratie, c’est bon pour nous, c’est bon, le mensonge, c’est bon ! Mais l’essentiel n’est pas là. À supposer que les politiciens aient réellement intérêt à se démarquer de l’image de leur ancien collègue, à quoi peut donc bien servir aux clients du super de clamer si haut qu’ils ne sont pas des voleurs, pas des piqueurs, pas des chouraveurs ?
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Députés et clients, même combat : ils se défendent, ils défendent les frontières à l’abri desquelles la vie n’est pas tout à fait la vie. Animée, discutailleuse, pittoresque, mais pas vraiment vivante. Une vie sans contrepoint, légèrement édentée, avec des combats programmés, et des arènes pour les accueillir. Une vie sans autre danger que l’irrémédiable, qui n’est pas un danger. Une vie sans menaces. Une vie sans le mal. Ils n’ont rien à voir avec le mal, ils ne sont pas de son côté, il est impossible qu’ils le soient. Il n’y a rien entre les clients du super et les voleurs, rien du tout, absolument rien. Il n’y a rien entre les députés et Jérôme Cahuzac, rien du tout, absolument rien. Les députés et les clients n’ont pas la moindre relation avec le mal, ils ne savent de lui que ce qu’on leur en a dit. C’est une menace théorique, une fatalité distante qui flotte sur le monde comme un nuage noir. Parfois, comme on le rapporte, elle descend sur quelqu’un, et l’effleure. Elle devient alors si effrayante qu’il ne faut même plus prendre le temps de vérifier s’il s’agit d’elle ou d’une ombre, il ne faut plus se soucier que de s’en protéger, et hurler qu’on ne la connaît pas, qu’on ne sait rien d’elle, qu’on ne l’a jamais vue, qu’on ne la verra jamais.
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Cette femme qui ouvre son sac de cette abominable manière, comme elle s’arracherait les entrailles, et qui exsude la peur, je ne parviendrai pas à dire ce qu’elle évoque en moi, rien ne peut me toucher aussi profond. Comment, un seul instant, la regarderais-je de haut quand, à bientôt quatre-vingts ans, je continue à me débattre comme elle contre l’horrible conditionnement qui la persécute, quand je bredouille en tentant de l’évoquer, quand les souvenirs et les idées se télescopent, quand la haine inassouvie et la tendresse impossible luttent incompréhensiblement en moi.
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
Pareils, tous pareils avec vos différences de pacotille ! Chacun devant son océan, ne bougez pas de cette idée, ne vous occupez de rien d‘autre. « La nuit commune et incommunicable », Claudel a tout dit. Et Cendrars : « Quand tu aimes, il faut partir. » Si vous ne quittez pas les êtres, quittez l’univers qui les meurtrit, ne songez pas à le convertir, à le transformer, à l’améliorer : son destin, c’est la poubelle ! Faites la guerre, pas l’amour, personne n’a jamais fait l’amour, vivre est chose militaire, l’amour c’est, au cœur de la guerre, ce que vous ne pourrez jamais nommer, l’amour c’est ce qui vous fracasse, pas ce qui vous tracasse quand, aides-comptables de vous-mêmes, vous procédez stupidement à l’évaluation de vos désirs et à l’étiquetage de vos pulsions ! Comment pouvons-nous ignorer le mal au point qu’un vol de whisky ou un compte en Suisse nous plonge dans cette terreur, au point qu’il nous faille jurer devant tous que nous, nous sommes des purs, des purs étincelants de pureté, châtrés de la vie comme il est convenable, désactivés de nous-mêmes comme il est nécessaire, et que tous les mensonges du monde nous conviennent pourvu qu’ils y mettent les formes, qu’ils roucoulent les vertus, les valeurs, la famille, l’âme, les ancêtres, la grande distribution, n’importe quoi ! Qui nous a volés, qui ? Ce n’est pas Cahuzac, les amis, ni les petits connards du coin !
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Chercher. Non pas chercher des solutions, elles n’arrivent que lorsque les problèmes sont partis. Chercher les instants où le sac s’est ouvert tout seul, sans qu’il y ait besoin de simagrées, chevaucher le souffle ancien et le laisser nous mener à sa guise.
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J’ai trouvé sur Internet un texte de Harold Vasselin sur Claude Lévi-Strauss qui m’est allé droit au cœur, surtout quand il cite cette phrase : « Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Vasselin la commente ainsi sur sa revue en ligne Alliage : « Cela m’a vraiment traversé, culbuté. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase qui déchire : voile, brume, paroi lisse, impossible d’avancer – et puis, tout d’un coup, « c’est possible, ça passe.  » Elle se déplie, cette phrase : « toujours là », « pas en être honteux », « non pas que nous devions ». On peut la goûter, la mâcher longuement. »
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Elle me reconduit à mon enfance, cette phrase de Claude Lévi-Strauss, une enfance qui me pousse, m’illumine, me jette hors de moi-même, loin des vicieuses vertus qu’on voulait m’enseigner, et dont je retrouve l’haleine dans ce climat de susceptibilité pointilleuse qui m’étouffe, dans la voix de ces petits donneurs de leçons qui tournent comme des guêpes, dans ces instructeurs sociaux aigres et avares, dans ces légions d’âmes organisatrices plus promptes à l’indignation que des vipères ; chatouilleuses, disait Fumet, nullement sensibles. Tout était rugueux dans mon enfance, parce que tout était à vif, les mots comme les passions, parce que tout était flagrant.
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« Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Quoi de plus simple, de plus clair ? Quoi de plus inconditionnellement ouvert à tous les tempéraments, à toutes les formations, à toutes les différences ? Nul besoin de pédagogie, comme chantent des régiments de crétins, pour faire passer le message. La pensée sauvage, c’est ton cœur aux prises avec le monde, elle est en toi, en toi aussi, en toi aussi, en toi aussi, il suffit que tu n’en sois pas honteux. Elle a la complexité des grands nœuds routiers urbains et la simplicité des flammes dans le foyer. Elle ne suppose aucun préalable : c’est en elle que l’ordre des choses s’établit, que les urgences se précisent. Elle ne suppose aucun militantisme, elle ne nous demande pas de jouer à l’infirmier, à l’éducateur, au confesseur, à l’analyste, au policier. Elle est attention aux autres par elle-même, en elle-même, sans qu’on ait besoin de s’appliquer, encore moins de se motiver : elle est attention aux autres parce qu’elle est attention à nous-mêmes. À la fois antérieure et actuelle, et donc puissante, elle réside au beau milieu de ce qui nous blesse ou nous a blessés, elle a sa demeure dans les interstices qui subsistent, et subsisteront toujours, entre les fardeaux dont nous sommes accablés, elle vibre dans le jeu premier, irrépressible, qui nous fait être ce que nous sommes, et qu’aucun coup de sifflet jamais n’interrompra.
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Le monde moderne fragmente nos existences et uniformise nos pensées. La pensée sauvage unifie nos vies et diversifie nos jugements. Le monde moderne se construit tout entier sur sa négation, sur la haine qu’il nourrit pour elle, sur sa volonté d’en finir avec cette éternelle rebelle. Prendre le parti du monde moderne, c’est choisir la mort de la pensée sauvage ou, du moins, le délire de l’imaginer possible. Choisir la pensée sauvage, ce n’est pas tuer le monde moderne, c’est lui donner son sens. Je ne puis en dire plus. Ce qui me requiert d’exister m’appelle depuis des zones de moi-même dont j’ignore presque tout : comment connaîtrais-je en mes semblables ce que j’ignore en moi ? Mais si je ne sais rien des mouvements secrets de cette résistance créatrice, je vois bien se masser, jour après jour, les forces monstrueuses qui rêvent stupidement d’en finir avec elle. À l’évidence, rien d’autre n’a de véritable importance que de les décourager ; seule peut le faire la liberté vécue, imprévisible, non négociée, jaillie de la nécessité du dedans. Au regard de ce combat central, les querelles de l’époque sont des manœuvres de diversion, le néant y affronte le néant. Le « Il n’y a plus rien à faire » de Tristes tropiques prend ici tout son sens. Pas un sou de résignation là-dedans, pas un sou d’abandon. Une stratégie inspirée. Où j’entends l’écho d’une invitation : « Laissez les morts enterrer leurs morts. »
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Ainsi, du supermarché à l’Assemblée nationale, la faute d’un homme ou de quelques-uns affole les nobles citoyens. Ils se précipitent en bêlant dans la bergerie de leur bonne conscience puis, s’y sentant protégés, osent poser la tête sur la barrière et vomissent leur peur. Là, est la misère de l’époque, et non pas que quelqu’un cède à l’argent, ou au mensonge, ou se noie dans le plaisir. Et si la docilité des clients du super émeut en moi une sorte de pitié fraternelle, la satisfaction des puissants me met en tentation de mépris. Ce n’est pas que je protège les coupables, comme il se trouvera bien un beauf pour le suggérer ! C’est qu’il ne m’étonne pas qu’on puisse être coupable, que cela ne fait pas chavirer mon univers, que cela m’incite tout juste à réfléchir un peu plus, et à me taire. Et même si mon casier judiciaire est d’une parfaite virginité, je ne me sens pas du tout, mais pas du tout, du côté des innocents. Parce qu’il n’y a pas de côté des innocents. Un innocent ne se planque pas dans un club, il ne brait pas son innocence. À vrai dire, il est innocent de son innocence, il n’en sait rien, il fait ce qu’il fait, il vit sa vie.
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Je dis « la faute d’un homme… ». Ils ne disent plus la faute, maintenant, les influents. Ils disent le dérapage. Machin a dérapé. Machin est sorti de la piste. Machin a quitté les rails. Je ne voudrais pas terminer ces terrestres vacances avant d’avoir alerté quelques personnes sur l’incurable imbécilité de cette formule et la honte que laisseront à leurs descendants les pauvres gens qui la répandent. Quelle piste ? Quels rails ? Fantasmés par quels malades ? Moi qui suis sorti de je ne sais où pour aller je ne sais où, les décennies que je passe sur cette terre ont donc été balisées par de puissants esprits, jalonnées de panneaux indicateurs par des spécialistes du sens de la vie, et chacun de mes pas, par conséquent, et chacun de mes désirs, soumis au contrôle de savants vérificateurs agréés ? De qui se fout-on ? Pourquoi trois cent mille radios ou trois cent mille télés ne se ferment-elles pas immédiatement dès qu’une demi-portion d’intelligence nous parle de dérapage ? Voilà un beau jeu vraiment républicain, un grand jeu vraiment citoyen.
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Peut-être l’a-t-on remarqué, je n’écris pas ces Marchés pour faire de la promotion pour quoi que ce soit, même pas pour le catholicisme de mon enfance, que j’ai aimé. Et je sais trop ce que ce mot de péché peut évoquer de niaiserie sournoise et libidineuse pour oser le proposer encore. Alors « appelez ça comme vous voulez, moi j’m’en fous », comme chantait Maurice Chevalier. Mais pour qui cherche à comprendre, au-delà du gouffre de sottise qu’il trimballe, ce que ce mot veut vraiment dire, je vous assure que l’univers qu’il porte a plus de gueule que celui du dérapage. Parce que c’est une logique de désir, pas de calculette. Parce que ces péchés, fussent-ils aussi énormes qu’injustes et désordonnés, en même temps qu’ils nous écartent de nous-mêmes, nous y reconduisent par l’insatisfaction, par le vertige, par la béance de l’inachevé, par l’impossibilité de planter sa tente dans l’imaginaire. Parce qu’il n’y a pas de notice pour leur échapper, parce que c’est affaire de vivant qui cherche la vie et s’y cogne, et s’y heurte, et s’y obstine, et la provoque, parce que le péché nous est connaturel, et qu’il y a du rire là-dedans, une immense simplicité, une invitation souvent taquine à une dépossession que tout indique, plaisir comme douleur, malheur comme bonheur, joie de vivre comme force de mourir. Parce que le péché, ce n’est pas quand je fais semblant de regarder mon désir avec condescendance, c’est quand je m’aperçois qu’il rate sa cible, quand le supposé bonheur tourne boudin et qu’instantanément le croupier du casino céleste me refile une cagnotte trois fois plus grosse que celle que j’ai dilapidée, le règlement lui faisant d’ailleurs obligation de renouveler l’opération septante fois sept fois, c’est-à-dire de manière illimitée. Tandis que la prétention d’être un pur, un vrai, un bon, un juste, quand l’orgueil, assisté de sa fidèle compagne, la très studieuse bêtise, la souffle à notre lassitude, non seulement nous enferme derrière nos propres barreaux, mais projette leur quadrillage sur la gueule des autres.
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Qui est innocent à ses propres yeux, d’ailleurs, sauf l’hypocrite, sauf l’idiot ? J’aime le coupable qui ne se laisse pas intimider par les clubs de soi-disant innocents. J’aime le coupable qui garde sa faute au fond de lui, en une cache qu’aucune lampe ennemie n’éclairera. J’aime le coupable assez généreux pour faire face à la meute. Si coupable qu’il soit, j’aime qu’il se laisse encore traverser par les grands élans de son âme, j’aime cette dépossession salutaire, j’aime cette affirmation solitaire, j’aime ce pari contre le désespoir. Et si, tout à coup, il réduit les vertus hargneuses à leur statut de grotesques, je ris avec lui, je ris d’elles avec lui. Et, en secret, je pleure avec lui.
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Quand, après l’interview de Jérôme Cahuzac, on parle de la « part d’ombre » qui est en chacun, le Premier ministre explique que sa part d’ombre à lui, c’est son combi Volkswagen. Je vois bien que cette blague n’est pas pendable mais – qu’y puis-je ? – elle me meurtrit plus que d’effroyables aveux. Les fautes abîment la carrosserie de notre être, un mot comme celui-là jette le doute sur son moteur. Que je le connais, cet humour ! Cette drôlerie qui élude, c’était le lot quotidien dans les sessions, elle ouvrait sur des paysages intérieurs désolés. Comme si toute notre société se tenait hors de la présence du mal, comme si les épreuves quotidiennes, même les plus rudes, étaient protégées par un statut rassurant de soucis, comme si les souffrances étaient l’effet d’un dysfonctionnement, comme si l’ordre du monde n’était pas affecté par d’autres perturbations que celles qu’identifient les mécaniciens sociaux ! Qu’un homme de ce rang puisse se faire le héraut d’un univers aussi plat sans que personne ne s’en étonne, voilà de quoi notre époque aura à rendre compte, et non pas des frasques de celui-ci ou de l’avidité de celui-là.
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Tous ces susceptibles vertueux me sont bien suspects. Se mettre dans des états pareils parce que le copain a fait une connerie, c’est y pas Dieu possible ! À croire que cette société de cyniques est aussi une société de puceaux. Les puceaux cuculs et bêlants, le côté idiot de Mai 68. Les puceaux technocrates, et leurs écrans qui font écran. Les puceaux moralisateurs, dénonciateurs, inquisiteurs, plus puceaux encore que les autres, des puceaux au carré qui veulent imposer leur loi à la pucellerie. Mais ça a douze ans et demi, tout ça, mon pote ! Les belles leçons de morale spéciales petites tailles qu’ils nous distribuent ! Vous aimez le décaféiné, vous ? Avec un petit-beurre sans beurre ?
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La crétinissime collusion de la foi chrétienne avec la société industrielle a fait du péché une chose si immonde que quiconque avait un peu de fierté s’est détourné de cette saleté, comme disait Berque. L’obsession de la chair, le culte épais de la famille deux fois productrice, à l’intérieur et à l’extérieur, la soumission au devoir d’état, c’est-à-dire à la manufacture et à sa logique castratrice, les crasseuses vertus bourgeoises et leur projection sur les choses de l’esprit ont réduit la morale à un statut ridiculement diététique. Le christianisme y a perdu, le faux-culisme y a gagné. Comment, au travers de cette horreur, des leçons fortes et vivantes ont pourtant continué de filtrer, c’est affaire de romancier que de le montrer. Trop difficile pour moi. Je m’en tire par une formule, celle de saint Augustin : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Quoi ? Ma mémoire me trahit ? Elle n’est pas de saint Augustin, dites-vous ? D’Aragon ?
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La banlieue où j’ai vécu était bruyante, elle retentissait de rires, de colères, de disputes, mais rien d’autre ne pesait sur nos esprits que ce que nous avions sous les yeux et ce que nous essayions d’en sentir et d’en penser. Nous n’avions aucun rôle à jouer, aucune pose à prendre, nous n’étions les dépositaires de rien, même pas de la banlieue, même pas de la pauvreté, tout était quotidien et surquotidien, tout se passait entre le monde et nous ; c’est pourquoi, si laid qu’il fût, nous le trouvions beau. Le soleil m’interdisait de douter de cette beauté, même quand ses rayons n’avaient à chauffer que le ciment, même quand ils se glissaient sous la voûte encombrée de poubelles renversées par les chiens, même quand ils n’éclairaient que la misère. Je voyais aussi qu’il faisait la laideur encore plus laide, comme une lumière trop vive sur un visage mal fardé. La beauté ne m’a jamais fait oublier la laideur, ni la laideur la beauté. Ni vous sans moi, ni moi sans vous. Très tôt, je les ai senties indissociables, et que les séparer était plus qu’une erreur : une faute de goût, une puérilité, un défaut d’espérance. La coexistence du beau et du laid dans le HBM inondé de soleil me troublait, m’angoissait, me faisait fébrile ; tantôt je voulais oublier le soleil, tantôt la grisaille du ciment. Puis la coexistence est devenue confrontation et combat. Puis le combat s’est changé en étreinte. J’ai senti, entre le beau et le laid, une fatalité d’amour que Léon-Paul Fargue, quand j’ai découvert Haute solitude, m’a rendue évidente, irrémédiable. De ce choc, de cette double évidence, m’est venue l’espérance – la presque certitude – de voir naître, ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain, ce que Jacques Berque aurait appelé une beauté seconde, jaillie, ou à jaillir, de la tension entre le beau et le laid, entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal. Et, en l’attendant – ou en ne l’attendant pas, ce qui, au fond, est pareil -, m’est venu aussi le goût de chercher dans mes rêves à quoi peut bien faire allusion ce monde qui pue si fort la mort, et qu’on n’aimerait pas vraiment si l’on ne pouvait retrouver en soi quelque chose de son chaos.

(19 mai 2013)

Le management pour tous ?

LE MARCHÉ LX

Ne pas céder. Être intransigeant sur la part la plus folle de soi. Ce qu’ils refusent en moi, c’est cela qu’il faut exprimer.
Jean Sulivan
 

Quelques jours avant la manifestation des opposants au mariage pour tous, Pierre Bergé fait observer que, de toute façon, le projet sera voté. Arithmétique, réalisme ou cynisme, il a raison. Tout le monde a pourtant fait comme si le débat était utile, nécessaire, décisif : les opposants au projet, bien sûr, qui voulaient se faire entendre, mais aussi ses partisans, qui ne se sont pas privés de renvoyer les balles.
Ξ
L’Assemblée a organisé des auditions. Des juristes, des anthropologues, des psychanalystes se sont fait entendre, dont Internet porta les pensées contradictoires bien au-delà du Palais-Bourbon, et qui suscitèrent eux-mêmes, dans les médias ou ailleurs, d’autres réactions. Si l’on ne peut que se féliciter de ces occasions de réflexion fournies au public, là n’était toutefois pas leur destination première. Et il faudrait un bien grand optimisme pour imaginer que cette effervescence intellectuelle a eu un impact sérieux sur le vote des députés dont, à quelques rarissimes exceptions près, elle n’a nullement troublé, surtout dans les deux plus grands partis représentés dans l’hémicycle, l’harmonie préétablie. Sourire sans chat, disait Lewis Carroll : l’Assemblée nationale a donné l’impression d’un bouillonnement sans lait.
Ξ
Des juristes, des anthropologues, des psychanalystes, il était bon que les députés en écoutent. Et aussi, tout simplement, des gens qui témoignent. Mais dans quel but ? Pour que chaque élu pèse et soupèse leurs arguments en toute conscience, les confronte aux siens, et puisse ainsi voter en toute connaissance de cause et en toute liberté. Dans les conditions du débat, il eût été compréhensible qu’un mouvement d’humeur persuadât l’un de ces spécialistes de limiter son intervention à quelques mots, turlututu chapeau pointu, par exemple. Est-il utile de fournir des éléments de réflexion à des gens dont le contrat est d’obéir sans réfléchir ? Pourquoi mobiliser le droit, l’anthropologie et la psychanalyse quand les carottes sont cuites ?
Ξ
Imaginons le débat si les orateurs s’étaient exprimés sans se laisser gouverner par leur appartenance politique, sans se laisser manipuler par leur expérience propre, leur mode de vie, leur sexualité. S’ils avaient parlé sans crainte de se contredire, sans se river à eux-mêmes, en cherchant uniquement à s’approcher du bon, du meilleur possible, du plus désirable. Imaginons même un député qui ne conclut pas, qui avoue qu’il ne sait pas choisir : son hésitation loyale est un formidable cadeau qu’il fait à ses collègues. Une fraîcheur tombe sur l’hémicycle, une gravité légère. Et si, à la fin des fins, il faut voter, un silence respectueux accueille la proclamation du résultat. Les vainqueurs ne tombent pas en pâmoison extatique, les vaincus ne se tordent pas les bras de douleur. L’Assemblée a fait du mieux qu’elle a pu parce que chacun des députés a fait du mieux qu’il a pu. Il n’en a pas été ainsi. Le simplisme partisan a sévi.
Ξ
Rien n’exige autant d’organisation qu’un mensonge collectif, surtout quand il est tacite. D’abord, l’affichage. Nous allons moderniser la communauté de travail, dit l’entreprise avant le licenciement. L’archevêque de Paris et la Garde des Sceaux, en désaccord sur tout, s’entendent pourtant sur un point : le débat sur le mariage pour tous marque un changement de civilisation. Mazette ! Gutenberg a-t-il jamais rien tweetté de tel ? Et Christophe Colomb, quel message radio ? Fait-on voter un changement de civilisation ? Le Conseil constitutionnel décide-t-il de sa validité ? A-t-on jamais défilé contre un changement de civilisation ?
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Une fois l’importance de l’événement proclamée par les dociles communicancants, le management doit définir un enjeu que tout le monde puisse admettre. Dans l’entreprise, on a l’embarras du choix : la compétitivité, la modernisation, dans certains cas la survie, ou encore, si l’on est en panne d’imagination, la communication elle-même, une bonne fille qui ne refuse rien. Cet enjeu doit être fortement idéalisé. Dans le débat sur le mariage pour tous, l’enjeu c’est la famille. De même que le management oppose aux duretés de l’entreprise réelle une entreprise mythique, objet de toutes les célébrations et foyer de toutes les espérances, la société pétrie de la logique managériale oppose à la famille réelle une famille illusoire. Ainsi, sans que personne ne s’en étonne, on voit les partisans du mariage pour tous, les MPT yes, et ses opposants, les MPT no, rivaliser d’enthousiasme théorique à l’égard d’une institution aujourd’hui en pleine décomposition puisqu’elle est la principale victime des aberrations de la modernité.
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Double contradiction. Côté MPT yes, d’abord. Je passerai vite sur mes quatorze ans, quand mes parents m’offrent Les Nourritures terrestres et que, comme un contre-don en nourriture intellectuelle, je leur en lis des passages, un soir, dans la cuisine du HBM, en imitant la diction solennelle des acteurs de la Comédie française. Je les aime bien, mes parents, mais j’étouffe, ce texte me soulage. Je n’ai pas beaucoup lu Gide, mais comme ils m’ont aussi offert Si le grain ne meurt, je n’ignore pas ses mœurs : c’est même par cette lecture que commence mon éducation sexuelle. Quand j’en arrive au Familles, je vous hais ! je les regarde dans les yeux. Ils ont l’air attendri, sans doute pensent-ils que je suis bon en français. À l’image de ce souvenir d’enfant, l’homosexualité a toujours été, pour moi, associée à la révolte, je ne m’habitue pas à la voir piaffer devant les portes du conformisme. Quand j’entends les MPT yes parler de « faire famille », cette formule sans grâce me déplaît. Le verbe faire ne convient pas aux choses de l’amour, je préfère la vulgarité de baiser à la prétention rangée de faire l’amour. Reste que l’homosexualité, même si je suis un enfant timide, et même si je n’en sais pas le nom, ne m’est pas inconnue. Jusqu’à vingt ans, j’ai vu dans les filles des créatures purement théoriques, lointaines et inaccessibles. Fils unique, pas de cousines de mon âge, pas de copines. L’école n’est pas mixte. Le patronage non plus, où règne non pas une pédophilie perverse, mais une atmosphère constamment ambiguë qui est loin d’être sans charme, pleine de secrets et de non-dit, tellement plus intéressante que les assommants problèmes du monde. Vieilles histoires, je le vois bien, mais dont, au fond, j’assume l’héritage. Aucun étonnement devant l’homosexualité, une certaine familiarité avec elle. Mais elle m’a ouvert l’accès au rêve : je ne suis pas solidaire d’elle quand elle se met à la remorque d’un monde que je déteste, ou quand elle veut s’en faire la figure de proue. Dans le débat en cours, je me suis senti aussi éloigné des principes des opposants au projet que de l’hubris de ses partisans. La position de Sylviane Agacinski m’a semblé la plus juste, la plus respectueuse, la plus droite. Et puis aujourd’hui, c’est par la science, par la technique, pour elle nécessairement associées à la procréation, que l’homosexualité est liée à la modernité. De ce fait, les problèmes qu’elle pose ne manqueront pas de la dépasser, et concerneront tout le monde. Face à de pareils bouleversements, comment se contenterait-on de vouloir gentiment « faire famille » ? La modernité guillerette de la formule fera-t-elle oublier les contradictions dont elle est lourde ? Côté MPT yes, cette célébration nouvelle de l’ordre paraît bien légère : rien d’autre là-dedans, sans doute, que l’élusion d’un avenir plus que problématique.
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Côté MPT no, la célébration de la famille traditionnelle n’est pas plus convaincante. Elle a un parfum d’embaumement qui m’écœure. Si, ici ou là, la famille a trouvé un second souffle, elle ne se soucie certainement pas d’exposer les vieilles dentelles, encore moins de vanter l’esprit de famille, plus détestable encore, s’il est possible, que l’esprit de l’entreprise. Entre les deux, il reste aux malheureux tradis bien peu de temps pour vivre. Juste assez pour rêver. Ils veulent oublier, ces tradis, qu’à partir de six ans, les enfants sont plongés dans un purin publicitaire qui les fait exigeants, snobinards, mesquins, jaloux et que, si l’on ne veut pas qu’ils y sombrent, il faut mettre à la poubelle, avec les images pieuses, les généalogies familiales truquées par quoi les pauvres tentent grotesquement de se faire des gueules de riches. Ils veulent oublier qu’il n’est pas de vie familiale possible, pas plus que de vie personnelle, pour qui ne veut pas rompre avec la société de consommation, de communication, de propagande. Ils veulent oublier qu’il y a le feu à la famille, et que ce n’est pas la faute des homosexuels. Ils veulent oublier que le monde qui les fait encore délicatement saliver est mort et enterré. Que, s’ils font encore semblant de s’en recommander, c’est qu’ils n’ont pas le courage d’en imaginer un autre. Osent-ils même le regarder, l’écouter ? Une étudiante, l’autre jour, une belle plante de vingt ans, me raconte la sexualité de ses copains et copines. Les homos, les hétéros, les bi, elle connaît le sujet encore mieux que je ne savais, à son âge, les stances de Polyeucte. Soudain elle se rembrunit. Parce que le problème, me dit-elle, le problème, mais alors là le problème hypergrave, c’est les plus jeunes, ceux de quatorze quinze ans, alors là ça lui fait peur, ils renversent toutes les barrières, toutes, les vieux de son âge en sont interloqués. Et on continue à me faire de la pub pour la famille traditionnelle ? Qu’est-ce que cette idéalisation loufoque ?
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Je le dis trop brutalement, mais j’ai eu le sentiment d’un débat inauthentique. D’une complicité générale dans l’inauthenticité. Le système des partis, bien sûr, cette sotte broyeuse. Dans les formations aussi, chacun avait à défendre un service, un supérieur, un syndicat, un minuscule réseau de pouvoir. À mes yeux, le but de la session était clair : faire voltiger ces béquilles, au moins provisoirement. Devant ma télévision je ne pouvais que ronger mon frein et m’affermir dans l’évidence que les partis politiques sont à ranger dans la classe des nuisibles. Seuls quelques auteurs partagent, il est vrai, cette idée bizarre, des esprits de second ordre, naturellement, si on les compare à Jean-François Copé ou Harlem Désir. Simone Weil, par exemple, qui demandait l’interdiction pure et simple des partis politiques. « L’intelligence est vaincue, écrit-elle, dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement et implicitement, du petit mot nous. » Avant elle, Alphonse de Lamartine, je le rappelais dès mon tout premier Marché, les épinglait ainsi, limitant sa palette aux couleurs de son temps : « Blancs, rouges, bleus, (ils) ne sont que des passions haineuses, honteuses et féroces qui exploitent en riant quelques sentiments généreux et nobles. »
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D’autres raisons concourent à cette inauthenticité. Me frappe beaucoup l’indifférence à la situation du monde que manifestent les pour comme les contre, pressés, les uns comme les autres, même s’ils n’en ont pas la même idée, de se lover au cœur d’une famille qui se montrera bien illusoirement protectrice. Ce débat sur l’homosexualité cache d’ailleurs beaucoup de choses. Il réveille probablement dans bien des hétéros, sinon l’envie, plus ou moins refoulée, d’essayer, du moins un trouble, une interrogation peu désirée qui, sans doute, dans bien des cas, pose des questions indiscrètes à une identité sexuelle moins affirmée qu’elle ne l’imagine. D’un autre côté, à force de la vouloir non-problématique, qualité à laquelle aucune réalité humaine ne peut prétendre, on incite l’homosexualité à s’enfermer dans des postures qui l’isolent. Il y aurait donc beaucoup de moyens d’échapper à l’incompréhension réciproque que provoque une trop simple catégorisation sexuelle – probablement aggravée par le débat sur le mariage pour tous – si cette catégorisation, comme ce débat l’a montré, n’était pas aussi un aspect de la furie classificatoire dans laquelle le management a besoin d’étouffer la vie.
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Il reste toutefois une différence importante entre les débats de l’entreprise et ceux de l’Assemblée nationale. Les premiers sont directement manipulés, les seconds ne le sont qu’indirectement. Dans l’entreprise, tous les débats sont truqués, non seulement du fait des statuts hiérarchiques, mais aussi parce que les directions, les DRH, la communication et, presque toujours, la formation, mettent consciemment leurs forces et leur talent au service de cette manipulation. Si les structures politiques sont protégées de cette tentation, ce n’est pas qu’elles soient plus vertueuses, c’est qu’elles n’ont pas besoin d’y céder, au moins de la même manière. Le pouvoir de l’argent sur la société est assuré depuis longtemps. La finance et les banques contrôlent tout. C’était la première étape. La deuxième, grâce aux bien nommés acteurs de la vie économique, grâce aussi à la myopie d’une certaine espèce d’humanistes chrétiens qui ont semé leurs principes en Europe et y ont fait pousser des traders, est en bonne voie d’achèvement : la presque totalité des structures sociales et culturelles répond au quart de tour aux exigences impériales. Peut-être, bien loin des enjeux apparents, le débat sur le mariage pour tous a-t-il servi de couverture, sans qu’aucun des deux camps ne s’en soit aperçu, à un événement décisif et prévisible : l’engagement de la société française dans la troisième et dernière étape de sa soumission à l’iimperium mundi managérial. Après la prise de pouvoir par l’argent, après la perversion des structures sociales et la dénaturation de la culture, voici le Munich des intériorités. Que cosignent toutes les variantes du désastre moderne – depuis les nostalgiques d’une civilisation chrétienne qui n’a jamais existé, sauf pour servir de débarras à leurs peurs et de frigo à leurs projets, jusqu’aux écervelés du progrès, aux fuyards de l’avancisme, condamnés à user ce qu’ils cherchent avant même de l’avoir atteint et, de plus, à faire semblant de s’en réjouir -, toutes variantes frauduleusement planquées derrière des considérations sexuelles contradictoires qui ne sont guère que les pom-pom girls de la question, aussi utiles pour sortir du « malheur où nous voilà pris » qu’un édito du Nouvel Obs pour éclairer la question morale.
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Dans les débats de l’Assemblée ou dans ceux qu’ont organisés les médias, je n’ai cessé de retrouver un style que je connais bien et qui ne songe d’ailleurs plus à se cacher. Quand l’archevêque de Paris parle des « cadres » de son diocèse et évoque son action pastorale en des termes que ne désavouerait pas un patron d’entreprise, je cauchemarde : un instant de distraction du Saint-Esprit, et Manager Ier succèderait à Benoît XVI. Un homme délicat, ce prélat, et un vrai prophète. Il nous en a avertis à la télé : si un pape africain est élu, qu’on ne s’attende pas à le voir danser en pagne sur la Piazza Navona. Dominique Bertinotti n’est pas non plus une mauvaise élève en management. Je l’ai observée durant sa discussion avec Henri Guaino, elle connaît assez bien les trucs. Tout l’humanisme est dans son camp, toute la ringardise dans l’autre : ça le fait. Montrer un visage plus épanoui que nature quand on défend sa thèse puis, à l’évocation de la thèse adverse, baisser le ton et prendre un air blessé, navré, dégoûté, incrédule, ça aussi elle le réussit bien. Une maladresse lui interdira toutefois le prix d’excellence. Inutile de claironner que ce débat n’était que la première étape d’un processus plus long. Cette information devait rester à l’interne, Guaino a pu smasher tranquillement.
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Des trucs, toujours des trucs, en aurais-je passé des heures, dans ce foutu métier, à chasser des trucs ! Je ne le regrette pas. La chasse aux trucs est le plus beau des sports. En les chassant dans les autres, on les chasse en soi. Et il vient toujours un instant où le truc se détruque. Cette fois-ci, c’est l’instant du fou-rire de la Garde des Sceaux. Est-ce qu’un changement de civilisation peut donner le fou-rire ? La fatigue plutôt, les nerfs qui craquent un peu, le mot malheureux d’un député sur quoi bute la réponse de Christiane Taubira. Certes. Pourtant quelque chose m’intrigue. Dans une discussion de ce genre, quand on défend un projet qui va faire basculer le monde, l’incident est étrange. Imagine-t-on les grands ancêtres de la vie parlementaire en train de pouffer à la tribune ? Robert Badinter contraint de se replier vers son banc en se tenant les côtes quand il argumente contre la peine de mort ? Bizarre. Ne pas en faire un plat, bien sûr. Pas nécessaire non plus de suivre Pascale Clark quand elle cire les pompes jusqu’à la semelle en trouvant l’épisode exceptionnellement rafraîchissant. Moi, il me laisse rêveur, un machin de plus que je n’aurai pas compris… Allez, on ferme le dossier.
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Pas possible. Quelques jours après, une autre femme, et du même bord politique, sans s’en douter le moins du monde, le rouvre. Du coup, supplément d’information. Venue défendre ce projet de gauche à la radio, Juliette Greco s’enflamme, comme d’habitude, pour les progrès qu’il va permettre, les injustices qu’il va abolir, l’égalité qu’il va assurer. Jusque-là, rien de neuf. Puis, comme d’habitude aussi, elle en vient à parler d’amour. Forcément. Parlez d’amour parlez car tout le reste est crime. De mariage aussi, bien sûr, c’est le sujet, mais d’amour presque autant. Et même, dans le feu du discours, un petit peu plus. Puis nettement plus. Puis beaucoup plus. Pour finir sur une affirmation d’une assez relative nouveauté, mais que l’âpreté caressante de sa voix a le pouvoir de rajeunir à chaque fois : l’amour, c’est tellement plus important que le mariage… Ce qui, à bien y réfléchir, n’était pas exactement le message que ceux qu’elle soutenait attendaient d’elle ce jour-là. Juste le contraire.
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Clic-clac. Le fou-rire de Christiane Taubira et la conclusion de Juliette Greco se font signe. Il y a de l’impossible dans ce débat. Refoulement ou transgression, pas d’autre solution. Ce n’est pas la faute des MPT yes, pas la faute des MPT no, pas la faute de l’Assemblée, ni de la Garde des Sceaux, ni de la chanteuse. L’inauthenticité, comme la fraude, ne peut pas dépasser un certain seuil, voilà. Beaucoup trop de non-dit. Beaucoup trop peu de liberté. Que je le connais, le sentiment que j’ai retrouvé en suivant le débat ! Malaise indéfinissable. Impossibilité de choisir entre les thèses proposées. Le silence seul n’est pas menteur. Pas d’indignation grandiloquente. L’évidence que ce sérieux est léger, qu’il est faux. Je vois, ou j’imagine, ou je me rappelle un bambin dans son parc. Il s’échine à loger une grande boîte jaune dans une petite boîte bleue. Et lui, tout rouge. Je sens qu’il me dit quelque chose, je ne comprends pas quoi. Soudain il jette ses boîtes par-dessus son épaule et me regarde en éclatant de rire. Libéré. Quand allons-nous cesser de nous mettre en colère parce que nos désirs ne tiennent pas dans le monde ?
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Deux députés s’embrassent sur la bouche devant les photographes. Pour que nul ne doute que leur bonheur spirituel est au top, un couple tradi traîne sa ribambelle de moutards dans la poussière d’une manif. Pas terrible tout ça. D’abord, violente réaction de rejet. Aucune sympathie pour ces exhibitions lugubrement militantes. Le strip-tease idéologique, merci beaucoup, j’aime mieux l’autre. Mais quoi ? Leur boîte jaune ne tient pas dans la bleue, ils s’acharnent, c’est tout. Militer, c’est dire qu’on est mal, et faire croire qu’on sait pourquoi. Nécessaire parfois, décevant toujours. Il nous faut plus aujourd’hui, il nous faut comme une enfance. Non pas notre enfance, pour y retomber. Une enfance seconde, paradoxale, un commencement permanent. Toute cette mort où nous sommes parle de naissance.
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Capital, dans cette affaire, le principe de Bergé : de toute façon, la loi va passer. Alors, pourquoi ce forcing ? Pourquoi ces outrances, ces provocations ? « Le sexe est-il si important qu’on le dit ? », demande ce mois-ci le magazine Philosophie. Dans ce débat où l’on ne parle que de lui, quelque chose me dit en effet qu’il ne joue pas le premier rôle. Le cache-sexe devenu inutile, faut-il maintenant parler du sexe comme cache, comme paravent, comme alibi ? Freud remis sur ses pieds ? Psychanalyse inversée ? Le sexe comme amorce de la parole ? Le sexe, pudeur de la parole ? Qu’il dissimule ou qu’il refuse tout en l’annonçant ? Le sexe comme tête de gondole de la parole, on va dire… Je le crois. Acquisition définitive et première bonne nouvelle : on ne pourra plus jamais l’oublier, l’éluder, le déclasser, le nier. Jusqu’où est allée la perversion dans cette dissimulation, comment tout en a été corrompu, comment ce mensonge a presque réussi à mettre dans sa poche le vrai, le bien, le beau, ceux de ma génération n’ont pas tous voulu l’oublier. Alors, quand on est poli, qu’est-ce qu’on dit ? On dit : Merci, Mai 68 ! Mais il y a une autre bonne nouvelle. Personne n’est condamné à faire du sexe une prison, un dernier mot indéfiniment répété, personne n’est condamné à faire le cador ou le beauf parce qu’il est ceci et pas cela, personne n’est condamné à adhérer à une amicale pulsionnelle. « L’infini à la portée des caniches » disait Céline. Juste le contraire, je crois : l’infini inaccessible aux caniches. La liberté au cœur de la nécessité. La singularité au cœur de la généralité. L’esprit non pas à côté de la chair, encore moins au-dessus, et non pas contre elle, et non pas malgré elle : en son cœur, mais entièrement libre d’elle.
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Alors, le management pour tous ? Assurément, on en voit tous les signes. Et d’abord le moins discutable : les raisons intimes, les désirs, l’amour, la subjectivité – tout ce qui est dans, et pour, et par le cœur de l’homme – jeté comme du bois mort dans le brasier dévorant de l’opinion. Assurément, le dernier bastion de la résistance vient de tomber. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Que, sous couleur de démocratie, la parole de trop de députés, de trop de députés pour, de trop de députés contre, ait été comme poncée, abrasée, par une logique de parti qui n’est qu’une addition de lâchetés individuelles. Sur un sujet pareil, pas un seul d’entre eux, j’en mets ma main au feu, qui ne sache au fond de soi qu’il a à faire entendre une voix singulière, à méditer une expérience singulière, et qui, s’il ne le fait pas, ne se reproche amèrement de priver le débat de la vie, de la largeur, de la complexité dont il a besoin. Pas un seul, j’en suis sûr, qui ne tienne pour mauvaises les raisons qui l’ont rendu sourd à soi-même. Pas un seul, quand il se félicite de sa solidarité, qui n’ait honte de sa désertion.
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L’Assemblée nationale n’a, en tant qu’assemblée, aucune expérience du mariage ni de l’amour. Quant à ses membres, entre ce que la vie et la réflexion leur ont appris et leur contribution à un débat formel, il est naturel qu’ils aient à affronter une rupture, un changement d’ordre et de niveau d’être. Entre ceci et cela, il y a en effet solution de continuité. Apparemment, aucun passage n’est possible : c’est pourtant le travail de chacun d’eux d’en ouvrir un. Impossible qu’ils y parviennent si, de quelque manière, ils n’entrent pas en solitude, s’ils ne se livrent pas, avant de prendre leur décision, à une décantation loyale de leur expérience, de leurs désirs, de leurs pensées. L’exercice est sans doute plus difficile que de bavasser sur les adversaires et de spéculer sur les rapports de force, mais si tel n’est pas le métier d’un député, s’il n’accepte pas d’être tiraillé entre son expérience et sa pensée, entre le cours naturel de sa sensibilité et l’intérêt général, alors il n’est plus qu’un relais de l’opinion, qui n’est elle-même que le relais des forces bestiales qui la pétrissent.
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On pourrait donc être député sans ouvrir les yeux tout grands sur le monde ou en les refermant dès qu’on entre en fonction ? Sans avoir jamais observé ce qui pèse aujourd’hui sur la liberté des citoyens, sans en souffrir avec eux, sans tenter de les en libérer ? On pourrait être député en feignant de ne rien voir, ou seulement par les yeux des stratèges des partis politiques, comme s’ils pensaient à autre chose qu’au pouvoir, ce mirage qui leur fait croire à leur existence ? On pourrait être député sans prendre le risque de penser par soi-même ? Mais alors, à quoi bon ? Ces doutes, ces angoisses qui étreignent les citoyens, au point qu’ils ne savent plus comment nommer ce qui arrive à cette société, un député ne les ressent pas dans sa vie, dans celle de ses proches ? Alors, qu’en fait-il ? Il les oublie, il les refoule, il en a honte ? La loi du métier, comme en parlent les ratés de la profession, c’est donc l’ambition, rien que l’ambition, c’est-à-dire la fuite permanente ? Accepter de confronter la vie et la pensée, ce ne serait pas le lot des responsables, leur entraînement quotidien, leur obligation première, leur sport matinal ? Certes, elles ne marchent pas du même pas, la vie et la pensée, aujourd’hui moins que jamais, chaque jour les sépare un peu plus. Mais pourrions-nous vivre si elles ne se rejoignaient pas quelque part ? Et ce point de rencontre où nous attend notre liberté, celui qui parle au nom des autres n’aurait pas le goût d’en débroussailler un peu le chemin ? Il ne se sentirait pas au moins l’obligation de le chercher ? À l’inquiétude active de l’homme vivant, il préférerait la cohérence cadavérique de la soumission ? Un député, c’est un manager de l’Opinion ?
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Entre ces deux députés qui s’embrassent et ce couple tradi, les différences sont à première vue gigantesques. En regard de la désertion générale qui réduit le débat à un affrontement mécanique, elles apparaissent finalement secondes, artificielles, dérisoires. Les barrages de politique, de morale, de religion, de plaisir, de liberté que les uns ou les autres se feront une obligation de dresser pour me contredire et se protéger, le premier vivant qui passera, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, les renversera par sa seule présence : et personne ne songera à l’interroger sur ses opinions politiques ni sur ses mœurs. Il est là, le mal de l’entreprise. Il est là, le mensonge du management. Elle est là, l’imposture de la modernité. À quelques glorieuses exceptions près, les députés se sont comportés comme les cadres zélés de l’entreprise Opinion. On a les prophètes qu’on mérite, les uns et les autres sont les élèves du généreux M. Ghosn, cet indispensable perdant : « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Voilà. Ils se dépassent, les députés, leur personne se dépasse en obéissant aux fabricants de manigances, ils s’immolent, ils se bradent pour leur (sic) entreprise. En bon français, ils se shuntent, ils se squeezent. Notre amour, disent-ils ensemble et séparément, nous allons le montrer à l’Opinion, le lui offrir, le lui dédier, le lui consacrer, le lui dévouer, même si nous savons qu’elle n’en pense rien, qu’elle n’a pas de logiciel d’amour, qu’elle n’en aura jamais. Notre amour, nous allons en faire un élément de langage pour le maquereau médiatique qui nous baisera tous les quatre. C’est ainsi que, sans oser le dire, sans oser le penser, avec toutes les plus sales raisons de ce monde sale, nous mettrons notre amour sous son contrôle. Dieu aidant, ou son absence.
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Le résultat du vote, je ne m’y intéresse guère plus que celui que le cancer va emporter ne s’alarme d’une ride supplémentaire. S’il vient vraiment de ces hommes et de ces femmes, de chacune et de chacun d’eux, le résultat, quel qu’il soit, est bon, forcément bon ; et s’il est mauvais, il tournera au bien. Dicté par une injustifiable docilité, quel qu’il soit il est mauvais, forcément mauvais ; et s’il est bon, il tournera au mal.
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Atterré, je me demandais pourquoi tant d’horreurs étaient proférées dans l’hémicycle, dans la rue, dans les médias, tant de crasses sottises. « Le temps du triangle rose est révolu », dit celui-ci. Pauvre homme. « Pas touche aux valeurs chrétiennes », proclame une pancarte, tandis qu’une bordée d’injures me monte aux lèvres. Et ce bouquin sur « l’effet dominos », œuvre de trois femmes savantes et pieuses, et qu’on croit victime d’une blague de typographe : à toutes les pages ou à peu près, on tombe sur l’immense nouvelle, aigrement et comme vicieusement rabâchée, que deux homosexuel(le)s, par les seuls moyens de la nature, sont incapables de faire un enfant. Et cette grotesque comparaison entre l’esclavage et la question homosexuelle, cet ahurissant appel aux grands ancêtres qui masque mal l’inspiration anémique des orateurs, et sur lequel j’aurais aimé pouvoir interroger Aimé Césaire, comme lorsque cet homme exact et nuancé me recevait dans son bureau-musée de la mairie de Fort-de-France. Et Christine Boutin qui évoque la « France éternelle » à propos de la manif des opposants ! La France éternelle ? « Une espèce de blasphème », dit Simone Weil. Pas de ça, Lisette. De l’air ! « La France éternelle », c’est encore plus bête que « l’entreprise France ». Le pastis éternel ? Carrefour éternel ? Les instituts de sondage éternels ? Le Medef éternel ? Le PSG éternel ? L’ENA éternelle ? Et Élisabeth Badinter qui vous explique gentiment que porter un enfant pour les autres, il y a des femmes qui aiment ça, mais oui, et que si ça peut les arranger en arrangeant tout le monde… Ça doit être bien arrangeant, en effet, une naissance transformée en adieu, surtout par ces temps de chômage. Bonjour bébé, au revoir bébé, le droit à l’égalité nous sépare. Mais peut-être Élisabeth Badinter a-t-elle raison. Je propose donc de recruter gaiement. Vers Auteuil ou à Neuilly, par exemple, où l’on adore la modernité, ce devrait être facile, non ? Une seule contrainte : nous nous interdirons les chambres de bonnes.
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Trop c’est trop, on se dit que trop c’est trop. Et puis, soudain… Mettons que ce soit mon obsession, par les temps qui courent on ne va pas me la reprocher. Et puis, soudain… le strip-tease. C’est ça. Une société qui se dénude, et bien plus qu’on ne pouvait l’imaginer sur l’île de Wight. Qui se débarrasse de toutes ses idées, comme on le fait des vêtements qui ont pris de mauvaises radiations. Ambiguïté extrême. La vie la mort. Égoïsme sans freins, frénésie d’exister. Et dépouillement. Insignifiance absolue, infiniment signifiante. Rien ne compte plus, et que rien ne compte plus, voilà ce qui compte. « Le désespoir, dit Kierkegaard, c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir. » Et Jean Sulivan : « Comme si les mots n’avaient pas une telle importance, ni les idées, mais on ne sait quelle présence secrète, une participation, comme si l’affirmation pas plus que la négation ne portaient en elles-mêmes leur signification dernière, mais plutôt une certaine attitude dans la négation et dans l’affirmation, de même que ce n’était ni son bien ni son mal qui sauvaient ou perdaient un homme, mais l’humilité et le détachement qu’il avait dans son bien et dans son mal. Comme si ce que l’on croyait, disait croire, ne pas croire n’était jamais tout à fait sérieux et pouvait tout aussi bien servir à masquer qu’à révéler. »
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Rachida Dati dit que si la fortune des élections ne lui sourit pas, elle pourrait se faire caissière chez Franprix. Et pourquoi pas ? Tous ces gens qui défilent à sa caisse, chacun, contre un sourire, emportant une illusion. Tout serait près, tout serait loin. Tout serait là, dans l’absence de tout. Avez-vous remarqué ? Elle a dit cela juste après que Benoît XVI… Enfants, nous chantions :
Abraham, faut t’en aller
Laisse-là ces morts tranquilles
Prends ton bâton et puis file
Et va-t’en de ta maison
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Mais parfois, il faut dire non, et le bâton du pèlerin lui sert à se défendre. L’autre matin, Thomas Legrand parle du mariage pour tous et repousse la possibilité d’un référendum. S’il a tort ou raison, je n’en sais rien, mais l’argument qu’il avance me pétrifie : le débat ne serait pas contrôlable. Ainsi, si les Françaises et les Français s’étaient saisis de la question, et si, à l’inverse de leurs représentants, ils avaient pris la chose à cœur, s’ils l’avaient tournée et retournée dans leur esprit sans souci d’obéir aux consignes de quiconque, cette poussée de vie eût été un désordre ? Le désordre, c’est donc ce qui n’est pas contrôlé ? Allez, je continue dans la veine de mes quinze ans. La création est pure gratuité, pure liberté. Pas de manager dans la Trinité et, si possible, pas au Vatican non plus. Le contrôleur, c’est le diable, et ses raisons, pourvu qu’on se laisse piéger par la peur qu’il inspire et qui le dévore, sont toujours les mêmes : il veut mettre l’ordre qu’il contrôle dans l’ordre qui lui échappe. Le diable est un sous-ordre. Et si l’on parlait du rôle des médias ?

(10 mars 2013)