LE MARCHÉ IV
Il monte à Denfert. Il débite un laïus inaudible. Des mots surnagent : moindre des politesses, rester propre. Il traverse le wagon à la vitesse de l’éclair sans laisser le temps aux voyageurs de sortir leur pièce. Toujours courant, il descend à Raspail.
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Un jour, peut-être, si j’en ai l’audace et si je crois cela utile aux autres et à moi-même, je parlerai ici de ma sexualité. S’il ne s’agissait que de mon « petit tas de secrets », peu importe ce que j’en déballerais ou non : aucun sens pour personne, pas même pour moi. J’appartiens sans doute à la dernière génération qui se souviendra de la haine de la sexualité et de l’horreur qu’elle entraînait. Comme tant d’autres, j’ai affronté la négation bien-pensante du sexe. Quand, adolescent, j’avouais au confesseur ce qu’on appelait alors les « tentations solitaires », l’abbé, qui voyait en moi un bon élément du patronage, prenait un air offusqué : « Non, pas toi, disait-il, pas toi ! » Puis il se faisait bonhomme : « Résiste ! Ça fait moins mal que de se faire arracher une dent ! » Je me suis débattu longtemps (comment puis-je écrire longtemps : ça ne m’a jamais quitté) avec cette impossible négation ; j’ai subi, et aggravé, la mauvaise foi où elle me jetait. Ensuite, je me suis, comme on dit, éclaté, rageusement éclaté : c’était à la fois, et indissolublement, le bonheur de l’élargissement et la « joie de descendre » dont parle Baudelaire. Tout cela paraîtra bien étrange à la jeunesse. Longtemps ce curieux vers d’Aragon a chanté dans mon oreille : « On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». N’empêche : si c’était à refaire, je le referais. Mais la question demeure. Notre société ne veut pas de la sexualité. Naguère elle la niait ; désormais elle la dissout. C’est toujours le sale duo de l’intolérance et de la tolérance qui mène le bal : cruauté par la contrainte, cruauté par l’indifférence. Car l’hypocrisie des classes dominantes n’était pas dictée par la pudeur mais par le sentiment, fort lucide, que le sexe était capable de bouleverser l’ordre social. Les mêmes classes dominantes, désormais couvertes de perruques démocratiques, pensent s’en protéger en en vulgarisant l’obsession. Privé ou gavé, on est inoffensif. Il reste à se consoler avec des appartenances religieuses, politiques, philosophiques hors jeu depuis longtemps : que nous soyons ou non amis du ciel, de la révolution, du situationnisme, notre horizon commun, si on laisse faire, c’est l’esclave qui bouffe. Oui, il faudra que je tâche de revenir sur la question. Je ne m’en cache pas : c’est pour moi horriblement difficile. J’essayerai de ne pas faire le malin. Je ne rêve pas de la fête permanente. Mais il ne suffit pas qu’on puisse parler du sexe, par un étrange contresens d’ailleurs, comme on parle de l’estomac ou des orteils. Il est vital que tout ce qu’il évoque contradictoirement, quoi qu’on en fasse, qu’on en use beaucoup, ou peu, ou pas du tout, – l’harmonie et le délire, le don et l’offrande, le plaisir et la souffrance, la fusion et la solitude, l’abandon et la possession, la tendresse et la fureur, la ressemblance et la différence – soit comme l’arrière-plan discret, mais constamment présent, de ce que nous pensons, disons, faisons, comme la pierre de touche de la raison et du sentiment, comme notre secret commun à tous, jamais épuisé mais jamais nié, jamais divulgué mais jamais oublié, comme l’essence vivante de notre condition mortelle, au-delà de tout, malgré tout, comme une dangereuse et forte réserve de sens qui, par elle-même, ne rend compte de rien mais sans laquelle notre vie ne vivrait pas.
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Ceux qui de toute leur bonne volonté et de toute leur maladresse, de tout leur cœur et en dépit de leurs limites, ne renoncent pas à vivre dans ce monde invivable, l’instant vient toujours où ils sont tentés de retourner contre eux-mêmes l’amertume qui les envahit et de se reprocher leur orgueil. Mais c’est dans ce reproche qu’est l’orgueil, pas dans le désir d’une vie plénière, même constamment frustré, même constamment contrarié par le désordre mécanique.
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Quelqu’un me parle de « l’innocence à rebours de notre identité européenne. » Très bien. Photo : le sourire angélique de Jean-Marie Messier. Tiens, on ne le voit plus chez Drucker…
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À propos de maître du monde, l’autre – le vrai – arrive au Sénégal. Pour la visite de l’adjudant, la chambrée doit être nickel. Hors de sa vue tout ce qui fait désordre : mendiants, clochards, prostituées, jeunesse pas trop nette ! Qu’on sorte les habitants de Gorée de chez eux, qu’on les rassemble sur la place ! Sécurité, sécurité ! Oyez, bonnes gens! Le Croisé en chef va se fendre d’une allocution. Sujet : la condamnation de l’esclavage.
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Les importants savent parfaitement qu’ils ont tort de prendre les gens pour des imbéciles. Mais, à peine une claque encaissée, ils se demandent comment ils s’y prendront, la prochaine fois, pour mieux les rouler. Le pouvoir ? Une manie ? Un tic ? Un “toc” ? À moins que la raison de ce comportement suicidaire ne soit beaucoup plus grave : qu’il n’y ait plus aucun moyen de ne pas tricher.
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Quand on a roulé sa bosse aussi longtemps que moi dans les entreprises, quand on sait avec quelle science et quelle perfidie on y jette systématiquement les travailleurs dans l’inquiétude et le déséquilibre, on ne peut pas être léger avec leur demande de sécurité : les défendre est une obligation de justice. Cela ne signifie pourtant nullement que la sécurité soit une valeur en soi, surtout dans un monde aussi étouffant que le nôtre. Mais rien n’est plus opposé à l’insécurité choisie que l’insécurité subie. Pour ma part, je considère que les objectifs de production et de compétition – c’est-à-dire de domination et de dépersonnalisation – que nous propose notre société non seulement ne méritent pas d’être pris en considération mais encore doivent être refusés, ridiculisés, méprisés. Pour moi, les itinéraires les moins absurdes et les moins tristes de ce temps sont faits d’errance, d’hésitation, de consommation minimum, d’éducation spartiate, de recherche constante de liberté, de relations vraies, et d’une connaissance intime du vocabulaire de Cambronne. Un tel choix, loin de me pousser à fermer les yeux sur les violences faites aux travailleurs, m’oblige au contraire à m’y opposer plus fermement qu’un autre puisqu’elles menacent leur liberté, c’est-à-dire, à terme, leur possibilité de choisir l’insécurité. Un vrai syndicat, soucieux de la totalité de la personne humaine, se donnerait trois objectifs nullement incompatibles : défendre sans faiblesse ceux que l’insécurité subie précipite dans l’angoisse et le malheur ; promouvoir avec énergie un ordre social dont le dernier mot ne soit pas la sécurité de la mangeoire ; maintenir et expliquer cette apparente contradiction et, par-là, débloquer les conditions de l’expression. Je ne vois rien de tel nulle part. Ringardise partout, chez les vieux renards comme chez les jeunes facteurs. Idées toutes faites. Ressentiment. Mauvais cinéma. Aucune simplicité. Continuez comme ça, ne vous changez pas : le Medef gagnera par abandon. Mais pas d’inquiétude, les gars ! Il ne vous sucrera pas vos postes.
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L’évidence biblique du « Tu ne tueras pas » ne crée aucune espèce d’obligation de tolérance à l’égard de l’insupportable. Elle libère au contraire la violence verbale, où gît souvent le seul respect possible. C’est parce que les Occidentaux ferment leur gueule sur le monde qu’on leur fabrique, parce que la culpabilité, le confort petit-bourgeois et la politesse les ont rendus (momentanément ? définitivement ?) impuissants qu’ils laissent à des forcenés ivres d’humiliation et de revanche l’exclusivité de la protestation. « Tu ne tueras pas » : tout l’interdit est là. Si vous ne trouvez pas en vous le millionième du courage d’un Gandhi, ne vous étonnez pas qu’on ne vous accorde pas plus de considération qu’aux produits qu’on vous fait consommer. Et sachez que ceux qui viendront vous consoler des vilaines choses que je vous dis là, et qui voleront au secours de votre dignité, sont des boutiquiers intéressés qui se moquent de vous.
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« Patience, mes frères, la terre n’est que la terre ; préparez votre ciel ! » : discours de mauvais curés, trahison de l’Évangile. « Patience, camarades, les lendemains chanteront ; en attendant soyez réalistes ! » : discours de mauvais révolutionnaires, trahison de la justice. « Patience, les patients, soyez lucides ; occupez-vous d’abord de vos névroses ! » : discours de geôliers savants, trahison de la liberté. Rien de tout cela. Et encore moins, bien sûr, la violence : injustifiable et, de plus, signe de faiblesse. Alors, la parole, la parole partout, aux risques de ceux qui la prennent. Ouvrez la bouche, et l’aventure est à vous. Vos gosses seront contents et ne vous embêteront plus avec la moto. La parole à la fois réfléchie et spontanée. Ces deux adjectifs ne s’opposent pas : la spontanéité, c’est de la réflexion accélérée. La réflexion, c’est de la spontanéité développée. Réfléchi et spontané s’opposent ensemble à truqué, à négociateur, à faux cul, à managers, à trouillard, à médias.
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En 1970, à l’occasion d’un entretien à Esprit, Paul Thibaud disait à son invité, Jacques Berque : « Vous parlez d’un lieu – et c’est là à mon avis l’intérêt particulier de ce que vous écrivez – d’un certain lieu qui est commun au monde colonisé et au monde décolonisé, alors qu’on a trop entendu parler de notre univers comme en deux parties : les problèmes des riches, les problèmes des pauvres – et cette pensée nous a conduits à des impasses de tous les côtés – , alors que vous, justement, vous nous ouvrez une porte vers quelque chose qui surmonte cette division facile et qui masque tant de questions. » En trente ans, malgré Jacques Berque, peu de progrès ont été faits dans cette remise en cause radicale de l’idée que nous nous faisons de notre présence sur terre. Sans cela, pourtant, rien n’est possible. Cette remise en cause, c’est notre tâche politique. La politique, ce n’est pas d’abord l’éclairage municipal, le statut des footballeurs professionnels, la Commission européenne. Si ces fantasmes-là nous viennent à l’esprit, c’est que nous restons prisonniers de vieilles habitudes. « Nous ne nous serions pas révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions pas rêvé. » Faire de la politique, pour nous Occidentaux, c’est tout reconstruire en commençant par les fondations, c’est-à-dire en laissant nos rêves nous habiter : au barrage de mauvaises raisons, de préjugés mesquins, de « réalisme » pourri, de suffisance savante que nous trouvons en nous quand nous nous y essayons, nous mesurons la difficulté de l’opération, mais surtout sa vérité et sa nécessité. Si nous nous laissons rêver vrai, notre parole sera vraie, puis nos actes. Alors, de proche en proche…
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Voici les vacances. Je reste un peu étourdi de l’idée qui m’a saisi de faire Résurgences. Je vais mettre le mois d’août à profit pour réfléchir à ce que je ferai à la rentrée puis, courant septembre, inch’Allah, je reviendrai. Je vis ça comme une épreuve de simplicité. Conscience aiguë des insuffisances. Mais aller au bout de ce que je pense, de ce que je sens. Renvoyer un peu de ce que la vie m’a proposé. Aller à mes enthousiasmes, à mes doutes, à mes complications, à mes conneries. Ne pas trop filtrer : c’est le démon du formateur. Je vais penser à tout ça. Personne à convaincre de rien. Je ne sens pas la non-interactivité de ce site comme un obstacle. Au contraire. J’écris seul pour des lecteurs seuls. Cette solitude nous relie mieux que les mots forcément hâtifs que nous pourrions échanger. « Je ne me promène pas, je marche », disait Péguy. Moi je ne communique pas, je parle. Qui veut le faire le peut. Et puis, accepter la technique sans accepter la culture qu’elle induit, ce n’est pas incohérent. Encore une chose. Le patronage, même si les vicaires n’étaient pas trop au point en sexologie, ce n’était pas toujours idiot. Quand on se séparait, après la colonie de vacances d’été, on nous disait de prendre quelques minutes, le soir, pour regarder les étoiles et penser aux camarades qui, ailleurs, les regardaient aussi. Chiche ! Nonobstant les lazzis, cet été, je penserai aux amis inconnus, sans oublier les proches et les amis connus sans lesquels je continuerais à m’emmerder avec les éditeurs.
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P.S. Solution de la devinette du Marché III. C’est Aragon qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. » C’était vrai, et c’est exactement la raison pour laquelle je lui reste fidèle. Ne pas avoir peur d’avoir dans son Panthéon des gens qui seraient surpris de se retrouver ensemble. J’ai eu la chance de bien connaître Aragon. Je reparlerai de lui.
(13 juillet 2003)