LE MARCHÉ LXI
Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !
Victor Hugo
La morale à l’école, pourquoi pas ? Et qu’on la veuille laïque ou autre chose, qu’importe si elle est droite et juste ? Pour cela, des considérations sur le préservatif et le code de la route assorties de beaux élans d’indignation contre le racisme, la xénophobie et l’homophobie ne suffiront pas. Au-delà de l’actualité, l’enseignement de la morale devra retrouver les questions d’hier qui resteront, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, celles de demain. Ainsi faudra-t-il inviter les élèves à s’interroger, par exemple, sur l’amitié, sur la responsabilité, sur la faute, sur le pardon : il le faudra parce qu’ils en ont besoin, parce qu’ils le désirent, parce que ce sont des sujets plus actuels que l’actualité et plus urgents que l’auscultation de ses flatulences, parce que, de surcroît, ils sont aujourd’hui infiniment plus refoulés que ne l’était naguère la sexualité. De ces questions toujours neuves, on débattait autrefois dans la douce quiétude de la classe. La parole du maître se mêlait au ronronnement du poêle pour tenir à distance le monde des adultes, l’enfance bénéficiait d’une sorte d’exterritorialité, ses rêves avaient tout leur temps pour séduire la réalité. Fini tout cela. Les actes, les pensées, les désirs, les fantasmes des adultes sont partout. Le cours de morale laïque sera l’impitoyable miroir où se reflètera l’image du monde et, dans bien des cas, sa plus sévère contestation. Réjouissons-nous, il va falloir choisir. Ou bien la leçon de morale méritera son nom, et elle portera le fer dans la plaie. Ou bien, renonçant à toute vérité et vendue à la fourberie, elle deviendra le plus hideux des instruments d’asservissement.
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Quand, dans les petites classes, on parlera morale, il faudra prendre des exemples qui parlent aux enfants. On les fera réfléchir sur des événements de l’école, un élève qui se serait mal conduit, par exemple, et qu’il aurait fallu exclure. Appelons-le… Appelons-le Jérôme. Mettons qu’il ait un peu triché et pas mal menti. On expliquera à ses camarades qu’il a été convoqué par Madame la Directrice, qu’on a délibéré sur son cas, qu’une sanction a été prise contre lui. Le professeur ne manquera pas de montrer l’utilité et le sens de cette mesure, mais il le fera sans hargne, sans esprit de vengeance, et n’oubliera pas de prévenir les comportements pervers que la faute du petit Jérôme pourrait induire chez ses camarades. C’est pourquoi il leur rappellera les grandes qualités du coupable, et comme il était entouré d’admiration et d’affection dans la cour de récréation. En même temps qu’il condamnera fermement ses mensonges et justifiera sans faiblesse la sanction prise contre lui, il rappellera à ses camarades que, s’il a blessé leur amitié, il ne l’a pas pour autant détruite. Il leur fera observer que, pensant autrement, c’est contre eux-mêmes qu’ils travailleraient. Il saisira cette occasion de confirmer aux enfants que les êtres humains ne se partagent pas entre bons et mauvais, que tout le monde est faillible, et que le sentiment de supériorité morale est une illusion risible. Pour mieux se faire comprendre, il s’amusera à caricaturer les pharisiens et les satisfaits. Il pourra, par exemple, feindre de glisser ses pouces sous son gilet (à moins qu’il n’en porte un…), bomber le torse, prendre l’air avantageux et, sur un ton de stupide vanité, se mettre à chantonner : « Moi, je ne suis pas Jérôme, moi ! Moi, je suis parfait, moi ! Moi, je suis au-dessus de Jérôme, moi, la la la ! Moi, je ne commets aucune faute, moi ! Moi, je ne suis pas menteur, moi ! Moi, je ne suis pas tricheur, moi ! Moi, je ne suis pas vaniteux, moi ! » Il pourra aussi imiter des enfants qui s’adressent à la directrice, tantôt en prenant une voix pointue et un air supérieur, tantôt en se faisant une tête de victime hypocritement accusatrice : « Jérôme, Madame, ce n’est plus notre copain, c’est notre ex-copain, Madame, notre ex-copain ! Ce qu’il nous a fait, Madame, on ne l’oubliera pas, Madame, on ne l’oubliera jamais, Madame, on vous le jure, Madame, nous, on l’aime trop, l’école, Madame, on l’aime trop, l’école, Madame ! » Ou bien, de bout en bout et de part en part, j’aurai raté ma vie de formateur, ou bien le rire qui secouera ces enfants les remuera jusqu’au fond d’eux-mêmes et, leur donnant accès aux musiques que la sottise du monde leur refuse, renouvellera entre eux une amitié dont Jérôme, si coupable qu’il ait été, ne sera pas exclu.
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Je ne m’intéresse nullement à Jérôme Cahuzac, mais je m’intéresse beaucoup à ceux qui parlent de lui. L’agenda de ce bon professeur, apparemment, ne passait pas par le Palais-Bourbon. Les grands copains du grand Jérôme ne se sont pas conduits comme il l’enseigne aux petits copains du petit Jérôme. Ce fut un bœuf de déclarations pathétiques, de fureurs vengeresses, de soupirs accablés. Chaque député, une main sur le cœur, désignait de l’autre le coupable en détournant noblement son regard. Une anthologie de la bonne conscience. « Son honneur à lui s’il en a ! », grandiloquait le Premier ministre tandis qu’un député socialiste évoquait en écho le « reste de l’honneur dont il disposait ». Invectives de comptoir, hilarante scène de famille. Ainsi la tante chez laquelle nous allions en vacances, qui s’était sans doute disputée avec mon cousin, nous invitait-elle solennellement à boire à la santé de celui qui n’était plus son fils, tandis que le banni multipliait les signes d’apaisement à la cantonade. Cette fois, l’État lui-même, en majesté, s’est associé à l’exorcisme. « Une faute impardonnable », a tranché publiquement le Président de la République sans qu’on sache quel mandat lui faisait obligation de lancer ce surprenant anathème. Obsédé par l’insupportable image d’un Jérôme Cahuzac se rasseyant narquoisement à son banc de député, le président de l’Assemblée nationale n’a pas hésité à opposer aux textes qui le lui autorisaient un contexte qui le lui interdisait, sans paraître s’aviser que ce surprenant contexte pourrait lui-même créer un autre contexte qui permettrait à d’autres indignés officiels, dans d’autres situations tragi-comiques, de mettre à distance, à leur tour, d’autres textes. Avec la hardiesse qui caractérise le centre, un député UDI, soucieux de faire entendre les décibels de l’opposition, a franchi le Rubicon de la philosophie du droit et hautement affirmé : « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral », laissant les esprits médiocres que ne visitent pas de si fulgurantes intuitions s’interroger lourdement sur la nature et le fondement juridique de ce droit moral. Enfin le réalisme, le vrai, le dur, a parlé par la voix de deux députés UMP, sans doute musclés, qui se sont fait fort d’empêcher physiquement le proscrit d’atteindre sa place, sans qu’on puisse savoir si des huissiers plus musclés encore avaient été prévenus qu’ils auraient à décourager leur héroïsme.
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Quelques-uns, depuis, contraints et forcés, ont versé trois gouttes de sagesse dans le vin de leur sainte fureur en acceptant de s’en remettre au choix des électeurs si d’aventure leur ex-ami Jérôme souhaitait se présenter à leurs suffrages : on voit mal, au vrai, ce qu’ils pouvaient faire d’autre. Pour ma part, j’aurais souhaité qu’on se gardât, dès le début, de toute pression et qu’on laissât cet élu de la République prendre seul la décision de revenir siéger ou d’y renoncer. Quand on m’explique que, dans d’autres démocraties, la question de ce retour ne se serait même pas posée, cela ne les grandit nullement à mes yeux et témoigne seulement de la légèreté de leurs lois et de leurs usages : ce qu’elles appellent éthique, je l’appelle puritanisme. S’il m’avait demandé mon avis, j’aurais conseillé sans hésitation à Jérôme Cahuzac de récupérer son siège en lui faisant valoir que c’est au peuple seul de décider de son mandat. Il n’aurait pas été nécessaire de lui dresser un arc de triomphe et aucun silence n’aurait été trop glacial. Mais tous les députés, lui comme les autres, auraient montré en cette circonstance qu’au-delà de toute culpabilité et de toute innocence, ils sont là pour servir la loi et les citoyens, non pas les mouvements de leurs affects et l’humeur de l’opinion. Pour une fois, les fameuses valeurs n’eussent pas été bramées dans l’insignifiance des tréteaux : qui sait si elles n’en auraient pas repris quelque couleur. Dans le blizzard qui aurait soufflé sur l’hémicycle, chaque Français, au fond de soi, aurait senti le meilleur de la République. Cela eût été simple et grand. « Jérôme Cahuzac a le droit de venir. Il viendra donc s’il le souhaite. » Rien de plus ne devait être dit, rien d’autre. Et cela devait être dit. Et cela n’a pas été dit. Et tout ce qui a été dit d’autre était de trop. De trop, les leçons de morale. De trop, les colères utilitaires. De trop, les vertus autoproclamées. De trop, les bannissements hystériques. Il viendra s’il le veut, voilà tout. Et nous, nous serons là. Et chacun de nous sentira au fond de soi ce que tout cela signifie. Et, pour une fois, comme le pilote devant la mer, nous ferons face à quelque chose que nous n’aurons pas boutiqué. Et nous chercherons ce que ce quelque chose veut nous enseigner. Et nous ne le remplirons pas de notre peur. Et nous n’irons pas quémander les anxiolytiques consignes des partis. Et nous aurons le vertige. Alors, un instant, un brouillard enfermé en nous se dissipera, un trouble sans nom qui nous tourmente, nous les députés, comme il tourmente tout le monde. Une étrange culpabilité sans faute. Et autre chose finira par commencer, plus large, tellement plus large.
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Que craignaient-ils de cette séance, nos députés ? Les comptes en Suisse ne se transmettent pas par le voisinage des bancs ! Redoutaient-ils le « tous pourris » des braillards ? Absurde. Si c’est le cas, en quoi cette exclusion théâtrale les en protège-t-elle ? En quoi cette fuite par escamotage de l’autre les cache-t-elle ? Ce serait plutôt le contraire, non ? Bizarre. D’autant que la plupart se sentent à mille lieues de ce qui est reproché à l’ancien ministre, fifty par vertu, fifty par manque de tempérament ; cela, les Français ne l’ignorent pas. Pourtant, en jouant la pudeur offensée et la dignité meurtrie, en inventant ce qu’on pourrait appeler l’exclusion d’urgence, ils prennent le risque d’aggraver les soupçons. Quel conditionnement de terreur, quelle pathétique méfiance d’eux-mêmes les empêche d’affronter la présence de leur collègue, de s’asseoir à côté de lui ? Qu’est-ce qui les menace, ces innocents ?
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Facile à vivre le tous pourris ! Assez injuste et un peu pénible, d’accord, mais si protecteur, si efficacement protecteur ! Il va si bien au teint grisâtre de l’époque et des lieux, ce sentiment de culpabilité qu’on tricote une maille à l’endroit une maille à l’envers, qu’on traîne comme une vieille robe de chambre à qui l’on veut épargner la poubelle ! Le soupçon des autres, quel masque régénérateur, hydratant, pacificateur ! Ils vous le posent sur le visage, on passe sa vie à l’ajuster, à se l’ajuster. Désagréable, certes, mais il protège si bien de ce quelque chose que, pour en finir, on voudrait aussi nommer culpabilité : mais non, ce pincement de l’âme n’évoque pas la moindre Suisse, pas le moindre tribunal. Le tous pourris, au fond, il est facile de s’en dédouaner, facile de prouver qu’on n’est pas plus malhonnête qu’un autre, peut-être même un peu moins, qu’on est plutôt du bon côté de la moyenne. Facile de montrer qu’on est clean, ultra-clean, archi-clean : facile, mais terrifiant. À l’instant où l’on proclame sa pureté, on ne comprend pas seulement qu’on n’en a fini avec rien : on comprend surtout qu’on n’en a commencé avec rien. Ils l’ont senti tout de suite, les députés, c’est pourquoi, pour se protéger, ils se sont vite bricolé un film d’horreur : s’ils avaient siégé à côté de Jérôme Cahuzac, il aurait absorbé toute leur culpabilité, il l’aurait bue comme un buvard, il les en aurait dépossédés. Que leur reste-t-il sans elle, que nous reste-t-il ? Tout est bâti sur elle, les armes, les lois, les existences.
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L’affaire Cahuzac est l’illustration parfaite des thèses de René Girard sur le bouc émissaire. On espère que quelque thésard s’en apercevra, et qu’il trouvera un directeur pour le suivre. Le cœur en est probablement la violence des sentiments déployés par tous ceux qui, contre la lettre et l’esprit des institutions, faisaient pression pour empêcher l’ancien ministre de venir siéger. L’indignation étalée, la colère surjouée, l’autosatisfaction mise en scène, ce ton martial dans les voix les plus ternes, les formules définitives et creuses, le chamboule-tout des principes au nom d’une émotion travaillée dont l’objectif conscient était de faire oublier les minuscules intérêts qu’elle masquait, mais qui était elle-même asphyxiée par l’ignorance où elle était de ses sources secrètes, tout conspirait à nous dire : « L’humain, ce n’est pas lui ! L’humain, c’est nous ! » Et c’est là un abominable enfantillage, une abominable fuite, un abominable reniement. Qui n’a rien de commun avec la justice. Qui ne verse que de l’amertume dans le cœur des citoyens, quand bien même leur lugubre plaisir serait de hurler avec les loups.
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Instant de contre-révolution. Les textes ? Non ! Notre loi, disent-ils, la loi de l’indignation utile, la loi de la colère stratégique ! Il ne doit pas revenir, c’est la loi des lois, la vérité au-dessus des textes. La loi écrite, le contexte la balaye. Vive la loi non écrite, vive la loi de l’exclusion, notre loi, dont la fureur tout à la fois nous protège et nous donne consistance ! Voici Antigone à l’envers, devenue la putain du réel. Voici sa loi non écrite devenue la voiture-balai des manœuvres, des arrangements, des circonstances. Non plus la voix du dedans, non plus l’exigence de l’amour fraternel, non plus le risque de la liberté : le carrefour des opinions, la surveillance réciproque des inhibitions, le point de convergence des médiocrités, le qu’en dira-t-on de la chambrée médiatique. Non pas une pensée plus haute à laquelle on se confie : un canapé de démissions où l’on va s’avachir. Non pas une invitation à se dépasser : la permission de se lâcher. Ah ! Les infects grumeaux du mal quand, dans une société, dans un groupe, dans une famille, la haine agglutine ses ferveurs anxieuses !
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Je sais comment on va me répondre. On va regarder le ciel, dilater ses poumons, respirer amplement. On va me parler de l’honneur. De la parole donnée. De tout ce qu’on ramassera de grand et de noble. Du mensonge aussi, en baissant la voix. Tout cela pour que la présence de Jérôme Cahuzac ne vienne pas changer la donne. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas obliger chacun à descendre en soi. Tout cela pour qu’elle ne vienne pas imposer à chacun d’être chacun. Tout cela pour qu’on ne confonde pas les bons avec le méchant désigné par les bons. Les fonctionnaires des partis vont me mettre l’humain dans les pattes. Comme les managers, après qu’ils ont garrotté les gens, après qu’ils les ont abrutis de principes vicieux qui sont autant de menaces, autant de poignards, autant de poisons, après qu’ils leur ont brouillé l’intelligence et la volonté, comme les managers quand leurs victimes sont prêtes à baisser leur culotte, leur raison, leur fierté, on va me dire, comme les managers, qu’en toute chose il faut considérer l’humain. Comme les managers, on va faire de l’humain le drap de dessus qui cache la literie dégueu, ou le dais, ou le catafalque. En espérant que, peut-être, je me révolterai, que je l’enverrai chier, cet humain-là, et qu’on pourra ainsi, en pleurnichant, me désigner comme un salaud, comme un type sans générosité qui ne reconnaît que la lettre, qui ne fonctionne qu’au droit, qui ne marche qu’à la loi.
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Alors, dans un rapide fondu-enchaîné, l’hémicycle du Palais-Bourbon devient ce supermarché de l’Yonne où je mène depuis des années le plus dérisoire des combats, et pourtant le plus sérieux. Dans ce lieu sans grâce, il paraît qu’on vole beaucoup, qu’on pique, qu’on fauche, qu’on chourave. La direction s’en émeut, même si cela ne la met pas sur la paille. Parmi les coupables, des jeunes venus d’une ville voisine, mais aussi des gens du cru, parfois les moins soupçonnables. La crise n’arrange rien. Des affichettes ont été placées près des caisses, priant les clients de présenter leurs sacs ouverts aux caissières. La plupart se défilent, laissent leurs sacs dans leur voiture et replacent dans le caddie les emplettes scannées. D’autres plient les sacs dans leur poche et, trois pas après la caisse, y rangent leurs achats. Un bon tiers s’exécute.
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Les femmes d’un certain âge apportent à l’opération une résignation rieuse où l’on sent poindre une secrète jouissance. Trace de perversité issue des temps d’imparité, elles font comme si elles étaient les organisatrices de ce contrôle et non ses victimes. Comme dans l’entreprise, les hommes tentent lugubrement de transformer l’humiliation en jeu et lancent deux mots idiots à la caissière. Garçons ou filles, les plus jeunes ouvrent leur sac sans un coup d’œil à l’employée. En rigolant. En téléphonant. En s’en foutant. Te prends pas la tête, ce soir on s’éclate.
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Les clients obéissent, ou contournent la difficulté, mais personne ne refuse jamais. Une bonne vingtaine de fois, je me suis présenté à la caisse, un grand sac accroché à mon caddie. Une formation-action, comme on disait autrefois. Aucune provocation, parfaite politesse, pas la moindre collaboration. Mon sac ? Mais oui, naturellement, Madame, je vais vous le présenter. Une toute petite chose auparavant. Heu… Auriez-vous la gentillesse de me montrer votre carte d’officier de police ? Sinon, comme votre direction vous l’a sans doute expliqué, la loi ne me fait aucune obligation, vraiment aucune…
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« Si vous avez votre conscience pour vous, hurle un jour une femme qui attend dans la file, pourquoi ne l’ouvrez-vous pas, votre sac ? » « Moi, le mien, je l’ouvre, ajoute-t-elle. Tenez ! Tenez ! » Et elle l’ouvre, elle l’ouvre large, de plus en plus large, à le faire craquer. Elle l’ouvre pour la caissière, pour moi, pour toute la file. Elle l’ouvre comme elle s’ouvrirait elle-même. La haine dans les yeux, elle exhibe son vide. C’est plus obscène qu’obscène. Une expiation immonde. Un sacrifice barbare. Une demande effrayante, à quoi rien ne peut répondre.
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Tout ce que j’aurai jamais humé de vrai me le confirme : les exhibitions de vertu sont plus sales que les vices. Mais prenons garde. Les politiciens croyaient avoir tout à gagner, bien sûr, à cette curée inutile, même si elle ne servait pas la justice. Leur image en bénéficierait, la plâtrée de maquillage qu’elle leur balancerait sur la tronche tiendrait bien deux mois. Je vois d’ici la fébrilité des communicancants : dénoncez, dénoncez le mensonge, c’est bon pour vous, c’est bon pour la démocratie, c’est bon pour nous, c’est bon, le mensonge, c’est bon ! Mais l’essentiel n’est pas là. À supposer que les politiciens aient réellement intérêt à se démarquer de l’image de leur ancien collègue, à quoi peut donc bien servir aux clients du super de clamer si haut qu’ils ne sont pas des voleurs, pas des piqueurs, pas des chouraveurs ?
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Députés et clients, même combat : ils se défendent, ils défendent les frontières à l’abri desquelles la vie n’est pas tout à fait la vie. Animée, discutailleuse, pittoresque, mais pas vraiment vivante. Une vie sans contrepoint, légèrement édentée, avec des combats programmés, et des arènes pour les accueillir. Une vie sans autre danger que l’irrémédiable, qui n’est pas un danger. Une vie sans menaces. Une vie sans le mal. Ils n’ont rien à voir avec le mal, ils ne sont pas de son côté, il est impossible qu’ils le soient. Il n’y a rien entre les clients du super et les voleurs, rien du tout, absolument rien. Il n’y a rien entre les députés et Jérôme Cahuzac, rien du tout, absolument rien. Les députés et les clients n’ont pas la moindre relation avec le mal, ils ne savent de lui que ce qu’on leur en a dit. C’est une menace théorique, une fatalité distante qui flotte sur le monde comme un nuage noir. Parfois, comme on le rapporte, elle descend sur quelqu’un, et l’effleure. Elle devient alors si effrayante qu’il ne faut même plus prendre le temps de vérifier s’il s’agit d’elle ou d’une ombre, il ne faut plus se soucier que de s’en protéger, et hurler qu’on ne la connaît pas, qu’on ne sait rien d’elle, qu’on ne l’a jamais vue, qu’on ne la verra jamais.
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Cette femme qui ouvre son sac de cette abominable manière, comme elle s’arracherait les entrailles, et qui exsude la peur, je ne parviendrai pas à dire ce qu’elle évoque en moi, rien ne peut me toucher aussi profond. Comment, un seul instant, la regarderais-je de haut quand, à bientôt quatre-vingts ans, je continue à me débattre comme elle contre l’horrible conditionnement qui la persécute, quand je bredouille en tentant de l’évoquer, quand les souvenirs et les idées se télescopent, quand la haine inassouvie et la tendresse impossible luttent incompréhensiblement en moi.
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
Pareils, tous pareils avec vos différences de pacotille ! Chacun devant son océan, ne bougez pas de cette idée, ne vous occupez de rien d‘autre. « La nuit commune et incommunicable », Claudel a tout dit. Et Cendrars : « Quand tu aimes, il faut partir. » Si vous ne quittez pas les êtres, quittez l’univers qui les meurtrit, ne songez pas à le convertir, à le transformer, à l’améliorer : son destin, c’est la poubelle ! Faites la guerre, pas l’amour, personne n’a jamais fait l’amour, vivre est chose militaire, l’amour c’est, au cœur de la guerre, ce que vous ne pourrez jamais nommer, l’amour c’est ce qui vous fracasse, pas ce qui vous tracasse quand, aides-comptables de vous-mêmes, vous procédez stupidement à l’évaluation de vos désirs et à l’étiquetage de vos pulsions ! Comment pouvons-nous ignorer le mal au point qu’un vol de whisky ou un compte en Suisse nous plonge dans cette terreur, au point qu’il nous faille jurer devant tous que nous, nous sommes des purs, des purs étincelants de pureté, châtrés de la vie comme il est convenable, désactivés de nous-mêmes comme il est nécessaire, et que tous les mensonges du monde nous conviennent pourvu qu’ils y mettent les formes, qu’ils roucoulent les vertus, les valeurs, la famille, l’âme, les ancêtres, la grande distribution, n’importe quoi ! Qui nous a volés, qui ? Ce n’est pas Cahuzac, les amis, ni les petits connards du coin !
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Chercher. Non pas chercher des solutions, elles n’arrivent que lorsque les problèmes sont partis. Chercher les instants où le sac s’est ouvert tout seul, sans qu’il y ait besoin de simagrées, chevaucher le souffle ancien et le laisser nous mener à sa guise.
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J’ai trouvé sur Internet un texte de Harold Vasselin sur Claude Lévi-Strauss qui m’est allé droit au cœur, surtout quand il cite cette phrase : « Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Vasselin la commente ainsi sur sa revue en ligne Alliage : « Cela m’a vraiment traversé, culbuté. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase qui déchire : voile, brume, paroi lisse, impossible d’avancer – et puis, tout d’un coup, “c’est possible, ça passe. ” Elle se déplie, cette phrase : “toujours là”, “pas en être honteux”, “non pas que nous devions”. On peut la goûter, la mâcher longuement. »
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Elle me reconduit à mon enfance, cette phrase de Claude Lévi-Strauss, une enfance qui me pousse, m’illumine, me jette hors de moi-même, loin des vicieuses vertus qu’on voulait m’enseigner, et dont je retrouve l’haleine dans ce climat de susceptibilité pointilleuse qui m’étouffe, dans la voix de ces petits donneurs de leçons qui tournent comme des guêpes, dans ces instructeurs sociaux aigres et avares, dans ces légions d’âmes organisatrices plus promptes à l’indignation que des vipères ; chatouilleuses, disait Fumet, nullement sensibles. Tout était rugueux dans mon enfance, parce que tout était à vif, les mots comme les passions, parce que tout était flagrant.
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« Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Quoi de plus simple, de plus clair ? Quoi de plus inconditionnellement ouvert à tous les tempéraments, à toutes les formations, à toutes les différences ? Nul besoin de pédagogie, comme chantent des régiments de crétins, pour faire passer le message. La pensée sauvage, c’est ton cœur aux prises avec le monde, elle est en toi, en toi aussi, en toi aussi, en toi aussi, il suffit que tu n’en sois pas honteux. Elle a la complexité des grands nœuds routiers urbains et la simplicité des flammes dans le foyer. Elle ne suppose aucun préalable : c’est en elle que l’ordre des choses s’établit, que les urgences se précisent. Elle ne suppose aucun militantisme, elle ne nous demande pas de jouer à l’infirmier, à l’éducateur, au confesseur, à l’analyste, au policier. Elle est attention aux autres par elle-même, en elle-même, sans qu’on ait besoin de s’appliquer, encore moins de se motiver : elle est attention aux autres parce qu’elle est attention à nous-mêmes. À la fois antérieure et actuelle, et donc puissante, elle réside au beau milieu de ce qui nous blesse ou nous a blessés, elle a sa demeure dans les interstices qui subsistent, et subsisteront toujours, entre les fardeaux dont nous sommes accablés, elle vibre dans le jeu premier, irrépressible, qui nous fait être ce que nous sommes, et qu’aucun coup de sifflet jamais n’interrompra.
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Le monde moderne fragmente nos existences et uniformise nos pensées. La pensée sauvage unifie nos vies et diversifie nos jugements. Le monde moderne se construit tout entier sur sa négation, sur la haine qu’il nourrit pour elle, sur sa volonté d’en finir avec cette éternelle rebelle. Prendre le parti du monde moderne, c’est choisir la mort de la pensée sauvage ou, du moins, le délire de l’imaginer possible. Choisir la pensée sauvage, ce n’est pas tuer le monde moderne, c’est lui donner son sens. Je ne puis en dire plus. Ce qui me requiert d’exister m’appelle depuis des zones de moi-même dont j’ignore presque tout : comment connaîtrais-je en mes semblables ce que j’ignore en moi ? Mais si je ne sais rien des mouvements secrets de cette résistance créatrice, je vois bien se masser, jour après jour, les forces monstrueuses qui rêvent stupidement d’en finir avec elle. À l’évidence, rien d’autre n’a de véritable importance que de les décourager ; seule peut le faire la liberté vécue, imprévisible, non négociée, jaillie de la nécessité du dedans. Au regard de ce combat central, les querelles de l’époque sont des manœuvres de diversion, le néant y affronte le néant. Le « Il n’y a plus rien à faire » de Tristes tropiques prend ici tout son sens. Pas un sou de résignation là-dedans, pas un sou d’abandon. Une stratégie inspirée. Où j’entends l’écho d’une invitation : « Laissez les morts enterrer leurs morts. »
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Ainsi, du supermarché à l’Assemblée nationale, la faute d’un homme ou de quelques-uns affole les nobles citoyens. Ils se précipitent en bêlant dans la bergerie de leur bonne conscience puis, s’y sentant protégés, osent poser la tête sur la barrière et vomissent leur peur. Là, est la misère de l’époque, et non pas que quelqu’un cède à l’argent, ou au mensonge, ou se noie dans le plaisir. Et si la docilité des clients du super émeut en moi une sorte de pitié fraternelle, la satisfaction des puissants me met en tentation de mépris. Ce n’est pas que je protège les coupables, comme il se trouvera bien un beauf pour le suggérer ! C’est qu’il ne m’étonne pas qu’on puisse être coupable, que cela ne fait pas chavirer mon univers, que cela m’incite tout juste à réfléchir un peu plus, et à me taire. Et même si mon casier judiciaire est d’une parfaite virginité, je ne me sens pas du tout, mais pas du tout, du côté des innocents. Parce qu’il n’y a pas de côté des innocents. Un innocent ne se planque pas dans un club, il ne brait pas son innocence. À vrai dire, il est innocent de son innocence, il n’en sait rien, il fait ce qu’il fait, il vit sa vie.
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Je dis « la faute d’un homme… ». Ils ne disent plus la faute, maintenant, les influents. Ils disent le dérapage. Machin a dérapé. Machin est sorti de la piste. Machin a quitté les rails. Je ne voudrais pas terminer ces terrestres vacances avant d’avoir alerté quelques personnes sur l’incurable imbécilité de cette formule et la honte que laisseront à leurs descendants les pauvres gens qui la répandent. Quelle piste ? Quels rails ? Fantasmés par quels malades ? Moi qui suis sorti de je ne sais où pour aller je ne sais où, les décennies que je passe sur cette terre ont donc été balisées par de puissants esprits, jalonnées de panneaux indicateurs par des spécialistes du sens de la vie, et chacun de mes pas, par conséquent, et chacun de mes désirs, soumis au contrôle de savants vérificateurs agréés ? De qui se fout-on ? Pourquoi trois cent mille radios ou trois cent mille télés ne se ferment-elles pas immédiatement dès qu’une demi-portion d’intelligence nous parle de dérapage ? Voilà un beau jeu vraiment républicain, un grand jeu vraiment citoyen.
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Peut-être l’a-t-on remarqué, je n’écris pas ces Marchés pour faire de la promotion pour quoi que ce soit, même pas pour le catholicisme de mon enfance, que j’ai aimé. Et je sais trop ce que ce mot de péché peut évoquer de niaiserie sournoise et libidineuse pour oser le proposer encore. Alors « appelez ça comme vous voulez, moi j’m’en fous », comme chantait Maurice Chevalier. Mais pour qui cherche à comprendre, au-delà du gouffre de sottise qu’il trimballe, ce que ce mot veut vraiment dire, je vous assure que l’univers qu’il porte a plus de gueule que celui du dérapage. Parce que c’est une logique de désir, pas de calculette. Parce que ces péchés, fussent-ils aussi énormes qu’injustes et désordonnés, en même temps qu’ils nous écartent de nous-mêmes, nous y reconduisent par l’insatisfaction, par le vertige, par la béance de l’inachevé, par l’impossibilité de planter sa tente dans l’imaginaire. Parce qu’il n’y a pas de notice pour leur échapper, parce que c’est affaire de vivant qui cherche la vie et s’y cogne, et s’y heurte, et s’y obstine, et la provoque, parce que le péché nous est connaturel, et qu’il y a du rire là-dedans, une immense simplicité, une invitation souvent taquine à une dépossession que tout indique, plaisir comme douleur, malheur comme bonheur, joie de vivre comme force de mourir. Parce que le péché, ce n’est pas quand je fais semblant de regarder mon désir avec condescendance, c’est quand je m’aperçois qu’il rate sa cible, quand le supposé bonheur tourne boudin et qu’instantanément le croupier du casino céleste me refile une cagnotte trois fois plus grosse que celle que j’ai dilapidée, le règlement lui faisant d’ailleurs obligation de renouveler l’opération septante fois sept fois, c’est-à-dire de manière illimitée. Tandis que la prétention d’être un pur, un vrai, un bon, un juste, quand l’orgueil, assisté de sa fidèle compagne, la très studieuse bêtise, la souffle à notre lassitude, non seulement nous enferme derrière nos propres barreaux, mais projette leur quadrillage sur la gueule des autres.
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Qui est innocent à ses propres yeux, d’ailleurs, sauf l’hypocrite, sauf l’idiot ? J’aime le coupable qui ne se laisse pas intimider par les clubs de soi-disant innocents. J’aime le coupable qui garde sa faute au fond de lui, en une cache qu’aucune lampe ennemie n’éclairera. J’aime le coupable assez généreux pour faire face à la meute. Si coupable qu’il soit, j’aime qu’il se laisse encore traverser par les grands élans de son âme, j’aime cette dépossession salutaire, j’aime cette affirmation solitaire, j’aime ce pari contre le désespoir. Et si, tout à coup, il réduit les vertus hargneuses à leur statut de grotesques, je ris avec lui, je ris d’elles avec lui. Et, en secret, je pleure avec lui.
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Quand, après l’interview de Jérôme Cahuzac, on parle de la « part d’ombre » qui est en chacun, le Premier ministre explique que sa part d’ombre à lui, c’est son combi Volkswagen. Je vois bien que cette blague n’est pas pendable mais – qu’y puis-je ? – elle me meurtrit plus que d’effroyables aveux. Les fautes abîment la carrosserie de notre être, un mot comme celui-là jette le doute sur son moteur. Que je le connais, cet humour ! Cette drôlerie qui élude, c’était le lot quotidien dans les sessions, elle ouvrait sur des paysages intérieurs désolés. Comme si toute notre société se tenait hors de la présence du mal, comme si les épreuves quotidiennes, même les plus rudes, étaient protégées par un statut rassurant de soucis, comme si les souffrances étaient l’effet d’un dysfonctionnement, comme si l’ordre du monde n’était pas affecté par d’autres perturbations que celles qu’identifient les mécaniciens sociaux ! Qu’un homme de ce rang puisse se faire le héraut d’un univers aussi plat sans que personne ne s’en étonne, voilà de quoi notre époque aura à rendre compte, et non pas des frasques de celui-ci ou de l’avidité de celui-là.
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Tous ces susceptibles vertueux me sont bien suspects. Se mettre dans des états pareils parce que le copain a fait une connerie, c’est y pas Dieu possible ! À croire que cette société de cyniques est aussi une société de puceaux. Les puceaux cuculs et bêlants, le côté idiot de Mai 68. Les puceaux technocrates, et leurs écrans qui font écran. Les puceaux moralisateurs, dénonciateurs, inquisiteurs, plus puceaux encore que les autres, des puceaux au carré qui veulent imposer leur loi à la pucellerie. Mais ça a douze ans et demi, tout ça, mon pote ! Les belles leçons de morale spéciales petites tailles qu’ils nous distribuent ! Vous aimez le décaféiné, vous ? Avec un petit-beurre sans beurre ?
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La crétinissime collusion de la foi chrétienne avec la société industrielle a fait du péché une chose si immonde que quiconque avait un peu de fierté s’est détourné de cette saleté, comme disait Berque. L’obsession de la chair, le culte épais de la famille deux fois productrice, à l’intérieur et à l’extérieur, la soumission au devoir d’état, c’est-à-dire à la manufacture et à sa logique castratrice, les crasseuses vertus bourgeoises et leur projection sur les choses de l’esprit ont réduit la morale à un statut ridiculement diététique. Le christianisme y a perdu, le faux-culisme y a gagné. Comment, au travers de cette horreur, des leçons fortes et vivantes ont pourtant continué de filtrer, c’est affaire de romancier que de le montrer. Trop difficile pour moi. Je m’en tire par une formule, celle de saint Augustin : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Quoi ? Ma mémoire me trahit ? Elle n’est pas de saint Augustin, dites-vous ? D’Aragon ?
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La banlieue où j’ai vécu était bruyante, elle retentissait de rires, de colères, de disputes, mais rien d’autre ne pesait sur nos esprits que ce que nous avions sous les yeux et ce que nous essayions d’en sentir et d’en penser. Nous n’avions aucun rôle à jouer, aucune pose à prendre, nous n’étions les dépositaires de rien, même pas de la banlieue, même pas de la pauvreté, tout était quotidien et surquotidien, tout se passait entre le monde et nous ; c’est pourquoi, si laid qu’il fût, nous le trouvions beau. Le soleil m’interdisait de douter de cette beauté, même quand ses rayons n’avaient à chauffer que le ciment, même quand ils se glissaient sous la voûte encombrée de poubelles renversées par les chiens, même quand ils n’éclairaient que la misère. Je voyais aussi qu’il faisait la laideur encore plus laide, comme une lumière trop vive sur un visage mal fardé. La beauté ne m’a jamais fait oublier la laideur, ni la laideur la beauté. Ni vous sans moi, ni moi sans vous. Très tôt, je les ai senties indissociables, et que les séparer était plus qu’une erreur : une faute de goût, une puérilité, un défaut d’espérance. La coexistence du beau et du laid dans le HBM inondé de soleil me troublait, m’angoissait, me faisait fébrile ; tantôt je voulais oublier le soleil, tantôt la grisaille du ciment. Puis la coexistence est devenue confrontation et combat. Puis le combat s’est changé en étreinte. J’ai senti, entre le beau et le laid, une fatalité d’amour que Léon-Paul Fargue, quand j’ai découvert Haute solitude, m’a rendue évidente, irrémédiable. De ce choc, de cette double évidence, m’est venue l’espérance – la presque certitude – de voir naître, ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain, ce que Jacques Berque aurait appelé une beauté seconde, jaillie, ou à jaillir, de la tension entre le beau et le laid, entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal. Et, en l’attendant – ou en ne l’attendant pas, ce qui, au fond, est pareil -, m’est venu aussi le goût de chercher dans mes rêves à quoi peut bien faire allusion ce monde qui pue si fort la mort, et qu’on n’aimerait pas vraiment si l’on ne pouvait retrouver en soi quelque chose de son chaos.
(19 mai 2013)