LE MARCHÉ III
Vive la séparation des pouvoirs ! Allergie totale aux associations de parents d’élèves, de quelque inspiration qu’elles se réclament. Si cette calamité avait existé à mon époque, il ne me serait rien resté des pauvres miettes de liberté que je ne picorais précisément que dans le no man’s land qui séparait les deux monstres, le brontosaure familial et l’ichtyosaure scolaire. Allez vous construire un imaginaire s’il n’est plus possible de mentir ! Peut-être faudrait-il fonder des associations d’enfants de parents d’élèves ?
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À la télé, un pur produit de la coalition brontosauro-ichtyosaurienne. Elle a dix ans, une bonne frimousse ronde. Elle dit que, quand elle était jeune, elle rêvait mais que, maintenant, elle doit penser à son avenir.
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On annonce le premier numéro de La Revue de l’Intelligent. Soit. Alors, devinette à l’Intelligent. Qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. »? Solution dans le Marché IV, inch’ Allah.
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Si je pense que ma tête va mieux que le mois dernier parce que j’ai mangé davantage, je suis un imbécile. Si je pense que le moral des Français est en hausse parce qu’ils consomment plus, je suis un expert.
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On en apprend à Monoprix ! Entre les pâtes alimentaires et le riz indien, une voix de femme surgit au micro. Assez joli timbre, distinction semi-luxe, ton familier, mais de quelqu’un qui sait des choses. La semaine dernière, cours de bronzage. Cette fois, c’est sérieux : sexualité. Les enfants ne doivent pas entrer dans la chambre de leurs parents sans frapper. Ce qui suppose, explique la dame, que ceux-ci aient pris la précaution de fermer leur porte. Qu’ils le sachent : ils ont droit à leur intimité.
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L’ennuyeux avec la bêtise, c’est qu’on ne peut jamais lui faire confiance. Ce pourrait être charmant d’écouter ces calembredaines en cherchant ses spaghetti fins. Mais voilà! Le tragique est de retour. La dame martèle maintenant avec solennité que tous les psychologues s’accordent à penser qu’il est ab-so-lu-ment né-ces-saire qu’un adolescent mette un nom sur ses émotions. De quelles émotions il s’agit, et si ça a un rapport avec la chambre des parents, je ne sais pas. J’ai raté la transition. Le propos, en tout cas, ne semble troubler personne, ni les clients, ni les caissières, ni les deux malabars en costume de pompes funèbres qui surveillent tout le monde. Moi non plus, d’ailleurs : chercher sa nourriture empêche de réfléchir. Et soudain : mettre un nom sur ses émotions quand on a douze ans! Saboteurs! Tueurs de rêves! Assassins de Mozart! J’ai eu ma vengeance : j’ai profité de ce que les malabars regardaient ailleurs pour cacher les paquets de spaghettis restants derrière des boîtes de conserves. Sanction économique.
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Vu un match de rugby à XIII, aussi appelé Jeu à XIII. En réparation d’une faute, une équipe a droit à jouer un tenu. D’un léger coup de talon, un joueur passe le ballon à un partenaire posté derrière lui. Celui-ci le ramasse, fonce héroïquement dans la ligne d’avants adverse et termine inévitablement les fesses dans l’herbe. N’empêche. Il a gagné un peu de terrain, un mètre peut-être, ou cinquante centimètres. Aurait-il dû s’interroger sur la faisabilité de son action ? « Mais quoi! c’est bien plus beau lorsque c’est inutile! »
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Épouvanté par le gouffre entre les salaires des dix patrons français les mieux payés et ceux de leurs collègues américains. Urgent de faire quelque chose pour cette grande cause nationale. Solidarité ! Solidarité ! Je propose que chaque Français poste un chèque, si modeste soit-il, à l’un de ces dix malheureux. But de la manœuvre : donner à choisir aux riches entre encaisser la colère des pauvres ou brûler des chèques.
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La C.G.T. ou le flirt révolutionnaire. Jamais jusqu’au bout de la chose. En 68, déjà… Un méchant patron m’avait soufflé : « C’est notre Chère Grande Traductrice! »
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Deux textes auront tenu le coup toute ma vie, l’un pour me redonner le moral, l’autre pour m’aider à me débrouiller dans la morale. Le premier est de Claudel, dans Le livre de Christophe Colomb, découvert à quinze ans. Les caravelles sont perdues. Il n’y a plus d’eau, plus de bœuf salé. (Heureusement, remarque Christophe Colomb, ça donne soif, le bœuf salé. Comme il n’y a plus d’eau…) Ça gueule sec dans le personnel. Les matelots ont de l’idée : ils forment un syndicat. Mais le capitaine leur annonce que les choses vont encore plus mal qu’ils ne le pensent, que la boussole s’est affolée et qu’il a jeté à la mer cette petite boîte inutile. Les matelots : « Il a jeté la boussole à la mer! » Colomb : « Il nous reste le soleil » Et, à cet instant, de tout là-haut, la voix du mousse : « Terre! » Le second texte est un propos des stoïciens : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer celles qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Tout ce qui, dans ma vie, s’est à peu près inspiré de ça, j’en suis content. Le reste? Des conneries. Mais, s’il n’y avait pas de conneries, pourquoi aurais-je besoin de textes?
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Les sept œuvres de miséricorde représentées dans le panneau du Maître d’Alkmaar, au Rijksmuseum : nourrir ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, réconforter les prisonniers, soigner les malades, ensevelir les morts. Insuffisant? Je le crois. Mais commençons déjà par ça, non?
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La fraise, cette énorme collerette qui séparait la tête des hommes de leur corps. Au pays des étymologies fantaisistes, « Ne ramène pas ta fraise » serait une invitation à ne pas prononcer des paroles creuses, à soupeser en soi ce qu’on dit. Tout le monde a beau vivre plus ou moins à poil, l’époque moderne ne cesse de ramener sa fraise. C’est la petite tête, tout là-haut, qui parle du corps, c’est elle qui lui fixe, selon les circonstances, son programme d’ascèse ou son menu de jouissance. Ainsi font aussi les « élites » avec le corps social, les évêques avec le corps mystique, les généraux avec les corps d’armée, etc.
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Il y a des gens chez qui la sincérité est devenue impossible. Quand même ils la souhaiteraient, ils n’y parviendraient pas. Les managers. La quasi-totalité des hommes politiques. De façon générale, tous ceux qui aiment le pouvoir, qui s’y éclatent.
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Pour se protéger des agressions, cette banque affiche : « Le personnel n’a pas accès aux fonds. » Ni aux fonds de la banque, ni au fond de la société. Au fond, d’ailleurs, y a-t-il autre chose que des fonds? À terme, l’indifférence des gens pour le contenu de leur travail sera plus corrosive que l’engagement de jadis. Trente-cinq ou quarante heures sur les galères de la démocratie, et adieu… Entre vie publique et vie privée, la fraise. Et ils osent parler d’humanisme!
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Victor Hugo, pendant la famine de 1870, où tout était bon, à Paris, pour se nourrir, chiens et rats : « Nous mangeons de l’inconnu. » OGM, vache folle, tremblante du mouton : nous aussi. On a les aventures qu’on peut.
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J’avais enregistré une Radioscopie de Jean-Edern Hallier. Je l’ai très peu connu, mais j’ai une ou deux lettres de lui. Pas un mot dans cette émission qui ne renvoie à leur nullité les petits-bourgeois communicants. Il y parle avec ironie des safaris de la bienfaisance. Il dit que la seule vraie pensée, c’est celle qui réveille en touchant le point sensible. Que la pensée universitaire est une sous-culture. Que la vie créatrice est un déséquilibre constant. Il a raison, raison, raison. Et que ce déséquilibre l’ait conduit à ceci ou à cela n’est pas mon affaire : sur ce point, m’occuper de moi me suffit. Dans une de ces lettres, il parle de « grand courage solitaire ». C’était le sien. Je ne lui élève aucune statue mais je préférerais être méprisé avec lui qu’honoré avec ceux qui le méprisent. Il n’aura pas masqué les abîmes.
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Sur le chemin qui fait le tour de l’île de San Giulio, au centre du lac d’Orta, des suggestions spirituelles. J’ai aimé celle-ci : « Le silence accueille tout. » Elle me dit que je suis lourd, ce qui est vrai. Et que je voudrais être allégé, ce qui est vrai aussi.
(14 juin 2003)