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Tous à la cuisine

LE MARCHÉ XXIX

Un feu de bois et une musique archiconnue, la transcription pour piano, par Liszt, de la Pastorale : ce romantisme fait resurgir une lecture qui avait troublé mon adolescence. Cela s’appelait Dieu parlera ce soir, un roman édifiant écrit par un Jésuite, Jean-Marie de Buck me semble-t-il, qui racontait l’histoire d’une vocation religieuse. Je ne m’y sentais guère chez moi. J’ai souvenir d’une grande demeure bourgeoise, Mère était au piano, Père, après une journée épuisante, avait tenu à apporter un jouet à l’enfant malade d’un de ses ouvriers. Entraîné bien malgré lui dans les tribulations de la chair, le bon jeune homme devait son salut à la tendre et lucide affection de sa sœur dont la vigilance spirituelle lui désignerait le chemin du séminaire. Pourquoi ce kitch catho, dont je puis démonter un à un les ressorts, me laisse-t-il si indulgent, presque complice ? Pour tolérer certains textes, voire certains êtres, faut-il avoir échappé à leur emprise ? Mais qu’importe ? Ce soir, je suis à la musique ce que le bois est au feu. Elle ruse avec moi, m’attrape par où elle peut, enflamme quelque brindille imprudente, se fait longuement oublier, éclate soudain où je ne l’attends plus, reflue, revient plus lumineuse. Va pour un peu de blues spirituel, mettons qu’elle soit un peu divine, cette Musique ! Je veux bien. Pourquoi ? Parce que je sais, une fois pour toutes, que je suis la bûche. J’en ai fini avec l’abominable erreur de casting imposée à ma jeunesse. Je suis la bûche, pas la flamme. Les élites spirituelles, ça n’existe pas. À la religion elle-même, la société bourgeoise imposait sa mièvrerie, ses registres comptables, sa compréhension de procureur. Pécheurs ces bons jeunes gens, oui, mais à leur manière, dans les limites que peut accepter un monde persuadé d’avoir des accointances permanentes avec le haut, avec le haut de gamme des bagnoles et de la conscience politique, des sous-vêtements et de la culture ! L’idée perverse d’être d’une autre sorte, comme on aura tenté de m’abrutir avec cette vilenie ! Cette partie-là, je l’ai gagnée. Je suis la bûche, la bûche qui n’invente pas le feu. Désespérée, la bûche ? Non ! Rien de ce qui est à sa place, rien de ce qui « manque à sa place » n’est désespéré. On n’est pas désespéré quand on se sent invulnérable aux mots, aux styles, quand on a cessé d’avoir peur de n’être pas assez ceci ou d’être trop cela, quand on n’en est plus à penser à son rôle, quand on les joue tous et qu’on n’en joue aucun. Moi, la bûche, avec mes « iniquités énormes », et le feu, cet étranger : voilà les vrais personnages de la pièce qui se joue dans une existence ordinaire, dans les élans incertains et la pesanteur élémentaire du fragment de bois humain que je suis. La bûche ne vaut rien, elle ne peut « s’assurer dans aucun de ses instants » ; pourtant, ce feu qu’elle redoute, elle le veut pour elle toute seule, sans en négocier la moindre flammèche. Pour le partager, il le lui faut tout entier. Voyez Claudel, voyez son poème “Le Jour des cadeaux” dans un livre dont le commercial de l’éditeur changerait aujourd’hui le titre, Corona benignitatis anni Dei :
Si Vous aviez besoin par hasard d’un paresseux et d’un imbécile,
S’il Vous fallait un orgueilleux et un lâche, s’il Vous fallait un ingrat et un impur,
Un homme dont le cœur fût fermé et dont le visage fût dur,
Et tout de même ce n’est pas les justes que Vous êtes venu sauver mais ceux-là,
Quand Vous en manqueriez partout, il Vous restera toujours moi.
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Vous avez réalisé votre rêve d’enfant, vous ? Pas vrai ? Condoléances !
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La crasse, la crasse crasseuse. J’ai raté le nom de l’auteur, mais je suis sûr de la citation : « Quand on enseigne des enfants, on produit de la richesse qu’on récoltera plus tard. » Une autre couche de crasse ? Dans le numéro 39 de Challenge (juin 2006), sous la plume de Patrick Ayache, PDG d’”Intuitu personae” : « Aujourd’hui, il faut que l’ingénieur ait des dollars dans les yeux ». Encore une ? « Aller simple pour Aouja », voilà comment on annonce, sur France-Inter, l’inhumation de Saddam Hussein. À quand l’aller simple pour l’ANPE ? Vous voulez mieux ? Admirez la célébration du capital et la dérision des rêves d’amour, de paix et de liberté dans la récente publicité radiophonique de la Caisse d’Épargne. Plus hypocrite, la fine pellicule de crasse étalée par Phosphore à l’occasion d’un exercice de vocabulaire qui tourne au Munich culturel : « Soutenu par un mentor, on devrait se sentir divinement inspiré. Le mentor original n’était en effet rien de moins qu’une déesse, Athéna, qui emprunta les traits de l’ami d’Ulysse, Mentor, pour accompagner et instruire Télémaque quand il partit à la recherche de son père. Devenu nom commun, le mentor conserve cette fonction de soutien et de conseil, et remplace parfois le mot “coach”, notamment dans le cadre professionnel. » Décerner solennellement le label La Crasse à tout ce qui le mérite ? Un bon test : si le jeu n’amuse personne, c’est vraiment râpé.
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Inventer, chaque jour que Dieu fait et parmi des gens aussi problématiques que moi, une vie plausible dans un monde qui l’est de moins en moins, slalomer entre mes passions et les agressions qui viennent de partout, tâcher de donner forme à ce petit quelque chose que, malgré tout, j’entends fermenter, collectionner les déceptions en me disant que, demain matin, ça ira bien mieux, m’indigner d’être si mal compris des autres et me désoler de les écouter si mal, m’occuper de tant de choses dont je me fous et laisser pourrir mes rêves, guetter le salut dans des attrape-nigauds – et ce monde comme un portillon qui se referme inexorablement, et tout ce qui s’y raconte de si stupidement intelligent, et soudain le zigzag de l’indicible, c’est surtout ça, moi, qui m’occupe.
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Mais le monde est devenu un atelier, une cuisine. Les élites, ces intendants de la nécessité, cherchent à conjurer leur frustration en en infectant le peuple. Tout pour qu’il ne monte pas sur le pont, tout pour qu’il ne regarde pas la mer. Tous à la manœuvre culinaire, matelots, commandant, passagers, toubib, aumônier. Tous aux épluchures de la vie, à l’organisation des poubelles, à la gestion des déchets. Participation et importance. Désolé, j’ai un rendez-vous.
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Sur un point, les années d’après 68 ont été très instructives, très durement instructives. Ce fut un choc terrible que de s’apercevoir, une fois passé le beau printemps de tendresse, que les vaticinations des révolutionnaires étaient du même tonneau que les slogans des conservateurs et des réactionnaires. S’identifier frauduleusement à des valeurs, à des idées, à des principes, à de prétendus désirs collectifs. Se planquer derrière les grands mots, s’y assécher, s’y faire de plus en plus acide, céder chaque jour un peu plus à la manie de se donner des ordres, de se juger, de se mesurer, de s’évaluer. Un cavaleur de première classe, fort bon garçon au demeurant, que j’interrogeais un jour, sans doute parce que j’enviais ses exploits, m’a ouvert les yeux quand il m’a dit : « Vous comprenez, je me teste ! » Merci, chef, je te laisse à tes vérifications. Les gauchistes et les patrons, eux aussi, se testent. Ils testent leur capacité de tricherie, leur résistance à l’authenticité. Ils testent leur dévotion aux mots qu’ils ont ossifiés, et qui les ont libérés de toute éventuelle libération. Ils testent leur trahison d’eux-mêmes. Nous en sommes toujours là.
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Dans ce train que je prends chaque semaine, une voiture à compartiments est oubliée dans une longue file de wagons Corail. Je la guette de loin et cours à elle comme à une maîtresse. C’est si bien ces deux rangs de quatre voyageurs face à face ! Le compartiment, c’est la diligence de Un début dans la vie ou celle de La chevauchée fantastique : chaque trajet a son aventure. L’autre jour, il m’a fallu attendre la visite du contrôleur pour comprendre que ces deux femmes séparées par deux places libres étaient une mère et une fille en pleine brouille. À Paris, égarées par le ressentiment, elles se sont trompées d’écharpe et ont procédé à l’échange sans mot dire, avec l’air fermé de diplomates au bord de la rupture. Une autre fois, deux veuves s’exaltaient à vanter les mérites de leurs époux. « Il faisait la vaisselle, le vôtre ? » « Oh ! Madame ! Mieux que moi ! » Hier, quand j’ai tiré les rideaux, j’ai vu deux gamins des quartiers, comme on dit. Marche, j’y vais. « Vous pouvez pas fermer la porte ? » m’a dit le plus grand, qui avait bien quatorze ans. « Ça pourrait se faire », ai-je répondu sur un ton de vieux caïd. Il m’a regardé dans les yeux puis, se jetant dans les eaux noires du destin, a ajouté d’une voix sourde : « S’il vous plaît. » « Ça peut se faire », ai-je rétorqué avec les intonations de Jean Gabin. Et j’ai fermé un œil. Coquets, les petits messieurs. Ils se lèvent pour se regarder dans la glace, ajuster leur capuche, tourner leur collier. Ils m’ont vite oublié et s’entretiennent de leurs affaires d’hommes. Le plus grand parle d’un mec qui lui a manqué de respect. « Tu sais ce qui l’attend ? demande-t-il à son confident. Je vais me faire sa meuf. » « Tu vas te faire sa meuf ? », vérifie l’autre. Oui. Il la connaît, d’ailleurs. C’est une vieille de quinze ans. Avec des petits seins tout ronds très jolis. Le confident aime les choses précises : « Tu les as vus ? » Je ne le saurai jamais. Rassuré par ma débonnaire présence qu’il a aperçue du couloir, un cadre distingué entrouvre la porte. Puis, face aux gamins, recule avec une sorte de gémissement. « Oh ! Non ! » murmure-t-il comme s’il avait trouvé sa femme dans le lit d’un ministre. Et s’enfuit. « Encore la porte », dit Don Juan. « C’est la vie » répond Jean Gabin. Un lourd silence s’abat. Je songe au cadre distingué dans son wagon Corail, à l’heure de travail qu’il vient de sauver. Les wagons Corail sont des défilés de gens assis, le point zéro de l’esthétique sociale. Il a sans doute un débat urgent à préparer, cet homme. La rencontre des civilisations ? Le choc des cultures ? Le vivre ensemble avec l’autre différent ? Adieu, monde cruel ! Je me tourne vers mes deux compagnons de route et laisse tomber, d’une voix à coaguler toute velléité de complicité  : « Il a bien fait de se casser, ce con ! »
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Un esprit religieux doit savoir gré de leur lucidité spirituelle aux consciences éclairées qui, au nom de la tolérance, ne tolèrent pas que de funestes agents du Vatican mêlent un « Bon Noël » à leurs vœux de nouvelle année. En luttant contre ce blasphème laïque, ils reconduisent les fidèles à la tradition, et peut-être même au dogme. Nul doute que leur sainte vigilance vaudra à ces belles âmes une indulgence plénière pour leurs peu probables imperfections. C’est rendre en effet un bien beau service aux croyants que de leur rappeler la présence dans la crèche de ce personnage modeste et si injustement oublié, l’âne.
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Tragédies. Jane Birkin en Electre et les écologistes en Cassandre. Je dois être égoïste et imprévoyant, tout ce remue-nuages me laisse sceptique. Rien n’interdit, bien sûr, de prévoir les dangers, ni de les éviter. Mais le projet de sauver la planète me fait rire. Quelque chose cloche. Ou plutôt tombe trop bien. Déclarer la guerre au climat, passer l’univers à l’aspirateur ! Quel fantastique alibi, quand nous ne savons plus quoi faire de nous ! Il sort d’une pièce de Ionesco, ce couple dont le tri sélectif est devenu la passion dévorante : non content de classer les ordures en méditant sur les cas incertains, il choisit ses achats en fonction de leur conditionnement. L’univers, notre petite cuisine confort : plus déprimant que la pollution ! Et il a bonne mine, mon tri sélectif, quand deux cents tonnes de saloperies descendent donner la colique aux poissons ! Votre gentillesse arrêtera ça ? Non, et vous le savez. À tous vos arguments de moralité, les pollueurs majeurs répondront par un argument de nécessité qui, dans la logique actuelle, est parfaitement cohérent : il faut bien. C’est ce il faut bien qui est à considérer. Il porte en lui le diagnostic et la thérapie. Il donne la dimension du problème. Pas de solution partielle possible à la crise de l’Occident. Nous sommes embarqués dans cette horreur. Alors ? Reprendre les choses à zéro. Ni réforme ni révolution, ni morale ni éthique : des bobards, des placebos. Descendre plus profond. L’aventure. Laquelle ? Si je le savais… Et en attendant ? Supporter. Se persuader de l’horreur, ça peut aider à chercher des issues. Quoi d’autre ? Il ne s’agit pas de « changer les choses » mais d’aller plus profond en nous. Les fausses solutions nous le font oublier, l’affrontement de la réalité nous le rappelle. De ce mouvement peut venir une vraie confiance, même relative, même avec des angles morts. Ma toute petite grand-mère paternelle, venue des Ardennes, ne s’était jamais habituée à la circulation parisienne. Alors, avant de traverser la rue, elle se penchait ostensiblement vers le bout de ses souliers. Nous la grondions. « Ils verront bien que je ne les vois pas », répondait-elle.
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J’entre dans mon agence bancaire en méditant une intervention judicieuse d’Emmanuel Todd sur ce que Marx appelle la « stupidité structurellement engendrée. » Des cris me ramènent à la réalité immédiate. Une pauvre femme à l’accent étranger proteste en hurlant : l’inspecteur l’a interdite de chéquier. L’employée de l’accueil, soucieuse de bon langage, lui explique son erreur avec la générosité compréhensive de celle qui est au courant : c’est du directeur que Madame veut sans doute parler. Madame s’en tape et crie de plus belle qu’elle veut voir l’inspecteur. La difficulté de communication semble insoluble quand soudain, d’un bureau, jaillit un personnage furieux qui se plante devant la plaignante. « Vous n’êtes pas riche, vous, Madame, lui crie-t-il à son tour, ça se voit que vous n’êtes pas riche ! Eh bien ! Moi, Madame, riche, je le suis. » Il lui met sous le nez une liasse de papiers. « Voilà ce que je viens de montrer à votre inspecteur, vocifère-t-il. Moi, Madame, je gagne 11000 euros par mois, versés ici, et je n’arrive pas mieux que vous à me faire comprendre. » Des gens de la direction arrivent. En quelques secondes, tout le monde perd ses nerfs. De son bureau, à deux pas, ma gestionnaire suit discrètement l’évolution de la situation. Elle devine quelque chose, ça la touche et l’embarrasse. Les cadres accourus, eux, sont obligés de prendre l’air fermé de qui ne veut rien entendre. Ils testent leurs mensonges ; elle découvre de l’inattendu. Ils rentreront chez eux un peu plus coincés ; elle, un tout petit peu aérée. La stupidité structurellement engendrée. Si vous m’avez suivi jusque-là, il vous faut alors répondre sans détours à la question que voici : la société étant ce qu’elle est, souhaitez-vous à vos amis et vous souhaitez-vous à vous-même une promotion professionnelle ? Ma réponse est celle de 2005. Non. L’être se raréfie au fur et à mesure qu’on monte. Comme l’air. C’est par ce qu’il a de pauvre que l’homme de la modernité peut encore s’échapper. À condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’une pauvreté imposée, mais acceptée, désirée. Par elle-même, si elle n’est pas vice, la pauvreté n’est pas non plus vertu.
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Je parlais, dans un autre texte, d’idées qui m’avaient autrefois emballé. En écrivant le mot, son autre sens m’est apparu : le papier kraft, l’adhésif. L’enthousiasme est lui-même fermeture ? Il y a un au-delà de la joie ? Rien n’est jamais ça ? Le dernier mot d’Ibsen, dit-on, fut : « Au contraire ! »
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Quand j’ouvre la porte, ce matin, un corbeau s’envole dans la brume. Toutes les sensations de la vie, trop rapides pour être saisies, trop complexes pour être décrites. Les mêmes qu’il y a soixante ans. Je ne rêvais donc pas de l’avenir : je n’en ai plus et je rêve toujours.
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L’instant dont je serai plus tard nostalgique, je le repère en le vivant : il y du jeu dans le je. La recherche du plaisir est source d’exaltation extrême, mais ne met jamais de jeu dans le je. Le plaisir est obsidional, défensif et identitaire. C’est par là qu’il fascine, c’est par là qu’il déçoit. Il se présente comme un dernier recours. La condition humaine, pourtant, c’est de toujours pouvoir faire appel. La vie est une épopée. Plaisir et mort sont tragiques. Dans cette contradiction, l’existence.
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Tonton Lucien, mon grand-oncle, ne voulait pas, scrogneugneu, qu’on s’occupe des gens qui ne le méritent pas. Impitoyable il était, Tonton Lucien. Quand il agitait son index jaune de tabac, je sentais la force de l’autorité. J’en frissonnais. Comme personne n’osait lui donner la réplique, il s’échauffait tout seul jusqu’à en bouillir. Un jour, il s’était même montré grossier. Ces feignants-là, il leur botterait bien le cul, lui, Lucien ! Cette perspective m’avait effrayé car Tonton Lucien avait perdu une jambe en 14 et je voyais avec terreur le châtiment se terminer dans un grand envol de béquilles, Tonton Lucien par terre et le feignant qui lui fait un pied de nez. Il y avait beaucoup de Tonton Lucien à l’époque, de fort braves gens avec, comme on dit à la Réunion, un petit tour. Je mettais cette bizarrerie sur le compte des tranchées, des gaz en plus et des jambes en moins. Le coup du scrogneugneu, je pensais qu’on n’oserait plus nous le faire. Si ! Nicolas Sarkozy, ce jeune homme, nous l’a fait et, se rappelant sans doute leur Tonton Lucien, les caciques de l’UMP, toute jalousie envolée et tout ressentiment évaporé, serrés les uns derrière les autres comme les passagers d’un Corail immobile, ont trouvé ça génial. Tonton Lucien, ce prophète, ce montreur d’avenir que j’aurai bêtement ignoré toute ma vie…
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De Bush ne sortent plus que des âneries ou des saletés comme, du distributeur, des chocolats mous. L’exécution sordide de Saddam Hussein, une étape importante vers la démocratie en Irak ? Allons, encore un peu moins de deux ans à tenir !
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Max Scheler. L’essence nous attend au cœur de l’émotion.
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Une scène curieuse dans ce super qui ne m’intéresse plus beaucoup. Lassé de ne pas avoir de réponse à la question qu’une caissière est allée poser de sa part à la direction, un homme s’empare du micro et ses invectives retentissent dans tout le magasin. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe. Puis, une évidence. Quoi qu’on raconte dans un haut-parleur, c’est le haut-parleur qui parle. Le medium, c’est bien le message. Interprétée dans un sens utilitaire et cynique, cette idée est en réalité au fondement de toute critique de la modernité : il n’y a rien à tirer de l’univers des machines. Nous sommes au moins deux à penser cela. C’est aussi l’avis de ce vieux Papou qu’un reportage montrait récemment assis devant sa tente, tout à la contemplation de monstrueux engins de déblaiement. Contre ces affaires-là, dit-il, il n’y a rien à faire. Il a raison, et c’est plus vrai encore pour l’Occident. C’est pourquoi je ne cesse d’hésiter entre une vague inspiration heideggerienne – l’affrontement de la technique comme destin – et une sensibilité transcendantale à la Maurice Clavel. Comme je suis aussi philosophe qu’une pomme, la contradiction ne m’empêche pas de dormir. Au vrai, ce qui m’intéresse, c’est l’ultralourd et l’ultraléger. La base et le sommet, dit René Char. La réforme des comportements, l’humanisation de la technique, le volontarisme des valeurs, se tenir tous par la menotte pour sauver la pauvre petite planète, la liberté par les loisirs ? Rien du tout. Blagues paresseuses. Fumisteries. Pensées d’ascenseur coincé entre deux étages.
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Les femmes au pouvoir, c’est une idée neuve. Il est normal que ça grince, ces messieurs ont leur dignité ; à mon avis, on s’habituera tout de même assez vite. Mais à quoi ? À ce que les petites filles et les petits garçons cuisinent gentiment ensemble les listes de candidats ? Sans se disputer ? Avec des casseroles roses et des casseroles bleues ? Le grand plouf paritaire dans les eaux tièdes du pouvoir ? La société tambouille ? Aragon revisité ? L’avenir de l’homme, c’est la femme au pouvoir ? Je ne le pense pas. Ni la femme au pouvoir ni la femme à la cuisine. Sans doute faut-il épurer les comptes : l’arriéré est lourd. Je signe donc pour les femmes au pouvoir. Sans délai et franco de port. Résolument. Carrément, comme disent les jeunes. Mais sans en faire un fromage, une histoire, un colloque. L’idéal serait qu’on ne aperçoive pas du changement. Qu’on fasse ce qu’il faut sans glousser sur la majesté de l’événement. « Wir sind nichts ; was wir suchen, ist alles. » Nous ne sommes rien ; ce que nous cherchons est tout. Le pouvoir, cette crispation prétentieuse et puérile du moi, c’est Rien. En défendant leurs prérogatives injustement traditionnelles, les hommes défendent Rien. S’ils s’en trouvent dépossédés, ils seront dépossédés de Rien. Et ce que les femmes gagneront à un changement qu’il faut pourtant accepter et même désirer, ce sera Rien. L’égalité, ce n’est pas pour que le privilège de l’absurdité change de camp. Ce n’est même pas pour que des modifications de statut améliorent les relations entre les hommes et les femmes : sous le gouvernement du cynisme individualiste, de tels progrès sont illusoires ; chassée par la porte, la violence revient par la fenêtre. C’est pourquoi l’égalité n’est pas un but, ne peut pas être un but. La question des relations entre les sexes renvoie à la nature de la non-civilisation qui la fabrique et l’aggrave. L’égalité, c’est pour que progresse très lentement, dans le secret des consciences, le préalable nécessaire à toute métamorphose sociale : l’évidence intime que le pouvoir est Rien. Pas d’égalité possible des hommes et des femmes sans conscience critique de la modernité, sans remise en chantier, dans les esprits et dans les cœurs plutôt que dans les manifestes et les proclamations, du modèle désespéré et désespérant de la civilisation des choses.
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Il est vrai que, réciproquement, le dépassement progressif de la violence et du ressentiment, clefs de voûte de la modernité, commence par l’égalité absolue, complète, intraitable, définitive des hommes et des femmes. Mais assainir des relations engorgées par des conflits de pouvoir qui interdisent aux hommes comme aux femmes et l’accès au monde et l’accès à eux-mêmes n’a pas le moindre sens si l’on ne comprend pas la nature de ce qu’on refuse et pourquoi on le refuse. Un féminisme qui, dans la vie publique comme dans la vie privée, se donne pour ambition ultime de retoucher des organigrammes est une courroie de transmission très efficace de la servitude volontaire. Si l’égalité des hommes et des femmes, en les débarrassant de préjugés anciens qu’enkyste ou surinfecte la névrose de la compétition, les conduit, par une cure de négativité inspirée, de négativité chercheuse, amoureuse, à l’évidence que le pouvoir est Rien, cette prise de conscience fera pièce, et de deux manières, aux ambitions mortifères de l’Occident. D’un côté, en ôtant toute résonance intime à la stupidité de la performance et du progrès sans fin, elle les frappera en plein cœur. De l’autre, elle rouvrira irrésistiblement, par l’angoisse ou par la joie, les écluses de l’inachevé et du mystère, rendant ainsi audible la parole que couvrent les tambourineurs de mensonges. Il n’est pas dramatique que l’Occident ait provisoirement perdu le sens de ce Rien que toutes les traditions spirituelles et toutes les sagesses mettent au centre de l’expérience de vivre. Cette intuition ne se lègue en effet ni comme un héritage ni comme une culture ; elle est à redécouvrir dans toute expérience nouvelle, surtout quand elle frôle l’abîme. Ni badge ni décoration, elle revient en force dans chaque forme inédite et hardie d’authenticité, dévoilant, à chaque fois, un visage nouveau de l’être ; chacune de ses apparitions est un événement fondateur.
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« Ensemble, tout est possible. » Il aurait suffi d’un gramme de réflexion ou, simplement, de mémoire aux penseurs du parti majoritaire qui, à la première occasion, s’exciteront méchamment contre le fantôme de 68 : « Tout est possible », c’est la répétition caricaturale de Mai, le bouillon de Mai réduit dans la casserole bourgeoise, c’en est l’indigeste digest, le pire profil ! « Tout est possible », ce n’est pas Mai qui libère, c’est Mai qui dégueule ! Bien mieux que la bigoterie de ses amis, la haine et la rancune de ses ennemis ne cessent de grandir cet événement majeur dont le sens se dérobera toujours aux intelligences orgueilleuses et aux cœurs sans repentir. « Tout est possible », cette crotte, cette bassesse, vos importants et vos managers l’ont trouvée dans les caniveaux du quartier Latin. Tout est possible ? Ainsi, vous n’avez pas échappé à 68 : vous en avez ignoré l’espérance fulgurante, mais vous en avez ramassé et enchâssé les déjections.
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On ne fait pas de philosophie, on ne cite pas les auteurs pour des gens instruits qui expliquent que tout est possible. On leur répond, comme autrefois à Montrouge, sans verlan, sans retourner les mots, en les projetant dans leur bon sens, par cette proposition malgré tout assez aristotélicienne : « Mon cul n’est pas une orange. » Mais s’il y a des jeunes que la question intéresse, il faut expliquer. Il y a des possibles, beaucoup de possibles, dans la vie d’un être humain ou d’une société, mais tout n’y est jamais possible. À cause du temps, des limites du corps et de l’esprit, de la mort, du hasard, de la mauvaise volonté, de la fatigue. Vivre ce qui est possible et apprendre à s’en contenter, c’est ce qu’on peut appeler l’humanisme. « Ô, mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Ce vers du poète grec Pindare, Albert Camus l’a placé en tête du Mythe de Sisyphe. On peut dire que c’est l’héritage de la raison, qu’il y a là-dedans du stoïcisme et de l’épicurisme. « Jouir loyalement de son être », propose Montaigne. D’autres pensent autrement. Ils voient dans certains aspects de l’expérience humaine une promesse de dépassement de l’impossible. Pour eux, l’homme est un être limité, faillible, périssable mais à qui le chemin de l’éternité a été ouvert. C’est, en gros, la réponse religieuse, surtout monothéiste : elle n’imagine en aucun cas que tout soit possible à l’homme ! Mais alors, qui défend cette position du tout possible qu’écartent à la fois celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ? Trois catégories de gens. D’abord, certains malades mentaux, du fait d’une lourde et douloureuse perturbation de leur relation à eux-mêmes. Ensuite, les tyrans illuminés, c’est-à-dire des malades mentaux qu’on laisse imprudemment jouer avec le pouvoir ; le siècle passé en a fait défiler une assez belle brochette. Enfin, les tenants de l’idéologie du management, noyau dur de la mondialisation (voir plus haut, sur Bush). Personne, à l’UMP, ne semble avoir songé à tout cela. Ou n’a osé le dire.

(2 février 2007)