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Le gros connard

LE MARCHÉ LII

Il faut que nous ayons en nous assez de respect pour tout ce qui nous est extérieur afin de fouler l’herbe dans la crainte. Et il faut aussi que nous ayons assez de mépris pour tout ce qui nous est extérieur afin de cracher, si nécessaire, sur les étoiles.
Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie
 

Je n’ai pas lu Harry Potter. Quand des adolescents m’en ont parlé, j’ai cru sentir dans leur enthousiasme, leur manière de raconter par le menu les aventures du héros, quelque chose d’un peu haletant et forcené. Cette lecture les exaltait plus qu’elle ne les apaisait. Mais les arbres mous et visqueux du beau livre qu’on m’avait offert, dotés de deux gros yeux glauques, et qui marchaient en arrachant leurs racines de la terre humide de la forêt, n’avaient pas non plus rassuré mes onze ans. Je n’avais pas cherché davantage, jusqu’à ce que le propos d’une sociologue me fasse dresser l’oreille. Harry Potter, expliquait-elle, doit être interprété comme une invitation à quitter l’enfance pour entrer dans les rudes combats de l’âge adulte. J’avais hésité à interpréter l’émotion des ados, mais je ne pouvais douter que le constat de cette sociologue valût, pour elle, approbation : elle pensait qu’il était bon d’apprendre aux enfants à quitter l’enfance pour entrer dans les combats de l’âge adulte. C’était, selon elle, un bien pour eux et un progrès pour la société.
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Il y a plusieurs manières de méconnaître l’enfance, ou de la trahir. Celle que j’ai connue, et qui ne nous menace plus guère, était d’en faire ce havre de pureté, ce cristal aussi étincelant que transparent qu’on opposait, avec une bonne foi que chaque matin dégradait un peu plus, aux tumultueuses, aux obscures, aux perverses préoccupations adultes. Largement influencé par le puritanisme et l’hypocrisie bourgeoise, le catholicisme de ma jeunesse participait avec talent à cette mystification. Mes copains de Montrouge et moi, quand nous entrions dans la chapelle du patronage, devenions instantanément, selon le cantique que nous hurlions à pleins poumons, une « troupe innocente d’enfants chéris des cieux ». Sans doute étais-je le pire du troupeau, mais je ne me sentais pas à ce point innocent, et la contradiction n’était pas sans m’inquiéter. Mieux vaut faire court là-dessus, je serais aussi intarissable que les gamins qui racontent Harry Potter. Je sais ce que vaut, en tout cas, l’idéalisation de l’enfance et de quel prix se paye ce confinement malsain. Les adolescents d’aujourd’hui sont moins étrangers à la vie, et d’abord à la sexualité : je n’applaudis pas à tout rompre, mais je ne me fais pas trop de souci.
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Quand on faisait de l’enfance cette inatteignable étoile qu’on fichait haut dans le ciel pour pouvoir l’oublier dans les pensées et les œuvres ordinaires, on la trahissait mais on ne la congédiait pas entièrement, elle restait présente. Disons qu’on entretenait avec l’enfance un rapport névrotique : on ne niait pas sa réalité, mais on ne savait qu’en faire, elle était source d’embarras, d’évitement, de parole biaisée, de conduite contradictoire. Par contre, quand on fait de l’enfance un stade provisoire qu’il s’agit de dépasser le plus vite et le plus complètement possible pour entrer dans ce qu’on pense être l’existence adulte, on change de pathologie. Cette fois, il ne s’agit plus de méconnaissance, mais de déni. On ne commet plus un faux sens, mais un contre-sens, voire un non-sens. On s’écarte d’un schéma névrotique et on se dirige vers un schéma psychotique. Si l’enfance est reléguée à un rôle subalterne de préparation technique ou d’équipement instrumental, l’être humain, absorbé par les conditions objectives de la société dans laquelle il évolue – aujourd’hui la compétition, la conquête du pouvoir ou d’un pouvoir, la chasse à la satisfaction individuelle, etc., demain autre chose, peut-être – n’est plus qu’une marionnette entre des mains ignorantes et forcément inamicales, quels que soient par ailleurs les proclamations et les principes dont la propagande assaisonnera ce qu’elle finira par ne plus considérer comme une manipulation, mais comme une sorte de rituel dont la démence lui échappera.
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Qu’est-ce enfin que l’enfance ? L’expérience ineffable et ineffaçable du bonheur et du malheur qui donne matière et forme à notre regard. La relation première avec le monde qui nous persuade de notre proximité avec lui, pour le meilleur et pour le pire. L’enfant ne sent pas le monde comme un décor, un fond d’écran, un environnement, mais comme une présence puissante, fondamentalement bonne, qui diffuse un souffle chaud et vivifiant, mais qui reste pourtant capable d’inspirer le doute, l’angoisse, la terreur. L’enfance, c’est cette rencontre désirable et inquiétante avec le monde, tantôt plongée chaleureuse dans le sentiment océanique, tantôt affrontement de la douloureuse solitude que l’apparition de la conscience rend inéluctable. Comment pourrais-je voir dans mon enfance autre chose que la position première, fondamentale, de ma relation avec le monde, avec les autres, avec moi-même ? Et cette position première, inséparable de mon expérience vivante, comment ne la ressentirais-je pas aussi comme une proposition, une offre, une invitation ? L’enfance, c’est ma naissance continuée. Bien plus : par tout ce qu’elle m’a offert d’heureux et de malheureux, elle me souffle que mon existence tout entière est aussi, est encore naissance continuée. Elle me laisse même imaginer, ou entrevoir, ou espérer que cette naissance continuée pourra se jouer de la mort elle-même. Ce message-là, les douleurs et les joies de mon enfance me l’envoient avec la même insistance : celles-ci m’assurent qu’un tel bonheur ne peut être une illusion, celles-là qu’un tel malheur ne peut être le dernier mot. Je suis vivant, toutes me le confirment, les unes en m’inondant de confiance éperdue, les autres en éveillant en moi une révolte farouche. Il me reste à vivre cette vie, ma vie, qui me donne accès à la vie.
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L’enfance n’accepte pas d’être exilée dans l’ennuyeux pays de l’idéal. Et ne rêve pas davantage de se soumettre l’existence humaine : c’est pour l’âge adulte qu’elle mûrit les meilleurs de ses fruits, cette conscience, cette raison qu’on prétend sottement lui opposer. Un homme vivant n’expédie pas son enfance dans quelque nuage pâlichon, pas plus qu’il ne prétend la substituer à la réalité qu’il lui faut affronter. Ni exilée, ni dominatrice, l’enfance est son interlocutrice constante, son amie inlassable. C’est peu dire qu’il dialogue avec elle : ils sont enlacés dans un combat d’amour. Tantôt elle le précipite puissamment dans ce qu’il appelle trop vite le réel : tantôt, sans préavis, elle l’en arrache. S’il veut s’en échapper, elle l’y ramène ; s’il veut s’y noyer, elle le retient. Quand elle le voit douter de la réalité, elle l’assure que ses yeux ne le trompent pas, ni ses oreilles, ni son cœur, ni sa peau, ni son désir. Quand elle le sent disposé à s’y dissoudre, elle dissipe cette réalité supposée comme un mirage vulgaire. Il n’est pas jusqu’à l’idée qu’il se fait du bien et du mal, du vice et de la vertu, qu’elle n’éprouve par ses séductions irrésistibles et droites. Elle déniche de la semence de vice dans sa vertu, de la graine de vertu dans ses vices. Ainsi cette amie insupportable et magnifique lui fait-elle tourner la tête et le cœur ; et, finalement, avec Gilbert Keith Chesterton, l’amène à dire, vaincu, ravi, heureux : « Quoi que je sois, je ne suis pas moi-même. »
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Nous ne sommes pas faits pour demeurer dans l’enfance mais celui qui, en la quittant, en a dégradé, ou ignoré, ou méprisé l’inspiration, est devenu un grand enfant mutilé, un adulte infantile. Son adieu à l’enfance était comme un premier adieu à la vie. Il n’a pas osé, ou pas pu, accueillir ce qui, en elle, le conduisait à son absolue singularité tout en lui offrant la seule possibilité sérieuse de reconnaître ses semblables, aussi singuliers que lui. Cet adulte-là a refusé le meilleur de l’enfance ; par contre, il en a gardé les tics, les stigmates : l’habitude, plus ou moins hypocrite, de la soumission, le goût lugubre de comparer son sort, toujours à son désavantage, avec celui des autres, avec celui des grands, la manie de ressasser son impuissance. Et surtout, comme au temps où on lui expliquait qu’il n’était qu’un gosse, la propension à gommer ses rêves, le refus d’imaginer que de si grandes choses puissent tenir dans un esprit si limité, dans un cœur si étroit : détestable sagesse qui nourrit l’ironie méchante, la rancœur, une stupide suffisance qui masque mal un cruel dégoût de soi. L’adulte infantile a triché avec le jeu de son enfance. Il n’a pas pris le temps – ou on ne lui a pas permis – de s’en laisser pénétrer jusqu’à la joie, jusqu’aux larmes, jusqu’à l’angoisse. Il s’est – ou on lui a – interdit l’accès à ses sources et il n’a osé rentrouvrir cet accès que chichement, prêt à le refermer au moindre froncement de sourcils des autres, ces autres qui ne sont plus alors ses semblables ni ses possibles amis, mais ses concurrents, ses ennemis, ses geôliers, ses bourreaux, ses complices. Ce jeu qui le requérait tout entier, qui n’avait rien de commun avec les passe-temps qu’on lui proposait, dont ses obligations d’adulte seraient la fastidieuse répétition, ce jeu qui voulait le rendre à lui-même en l’arrachant à lui-même, il en a parfois senti le souffle sur son âme, mais il n’a pas osé la lui abandonner. C’était de sa vie que l’intrépide enfance voulait faire un jeu, un jeu qui n’eût rien refusé de son cœur ni de son esprit, un jeu où, peu à peu, comme dans un tourbillon, seraient entrées sa conscience et sa raison. Un jeu où elles se seraient reconnues, où elles auraient trouvé leur place et découvert leur puissance, et son sens. Un jeu qu’il n’aurait pu qu’à peine explorer, bien sûr, et qui l’eût laissé pauvre, insatisfait, désirant. Mais qu’est-ce d’autre une enfance ? Et qu’est-ce d’autre une vie ?
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Oui, l’enfance est faite pour l’âge adulte et pour la vie en société. Mais il faut pour cela que la vie en société soit prête à l’accueillir, il ne faut pas qu’elle en ait trahi l’esprit, qu’elle n’en traîne plus que la dépouille, la défroque, les obsessions, les restes, les raclures. Cette débâcle se reconnaît d’abord dans ses mots. Je souris, bien sûr, quand j’entends, à propos de bottes, parler de premier ou de dernier de la classe, quand j’apprends que la France est dans le peloton de tête des fabricants de nougat, ou que les performances des amants français risquent de les faire reléguer en ligue 2 de l’érotisme, voire en troisième division de la séduction. Je souris, mais pas longtemps. Comment les gens instruits qui parlent dans les médias, et qui s’adressent à un public composé, pour l’essentiel, de gens moins instruits, comment cet aréopage – et même parfois cet aéropage –, ne porte-t-il pas comme un fardeau le poids de ses mots ? Je me souviens du cher Etienne Borne, en khâgne, et du langage chaleureux de son cours, tantôt lyrique tantôt piquant, auquel il ne renonçait jamais, même pour nous lire l’avis administratif que l’appariteur venait de lui apporter. L’effet était surprenant, le message parfois un peu brouillé, nous avions envie de pouffer. Mais ce fou-rire m’a laissé de la joie. J’y ai souvent pensé en animant mes sessions, surtout avec les plus humbles, les moins savants, ceux qui méritent le plus d’attention. Laissez aux morts les mots tout faits, les formules précuites, celles des prix Nobel et celles du populo. La parole, ça se cuisine maison, et la cuisinière, c’est l’enfance. Peu importe de quels ingrédients culturels, cultureux, cultivables elle dispose, tout est dans le tour de main, dans le tour de liberté. « Honneur des hommes, saint langage ! »
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Mais comment la société peut-elle accueillir l’enfance si elle n’en a pas gardé le goût ? Assurément, il faut à l’enfant de la modestie, une juste docilité et une volonté ferme pour devenir un adulte. L’élan de son enfance, aucune société ne peut le lui restituer dans l’état brut et glorieux où il l’a connu. Il lui faut exercer son intelligence et fortifier son courage pour en chercher la trace dans les inévitables élaborations sociales. Loin de l’humilier, loin de l’appauvrir, cette quête devrait le renouveler, lui révéler des terres inconnues, lui faire sentir, avec le poids des choses, le pouvoir de son jugement. Une éducation où le rêve ne serait pas invité à rencontrer la réalité serait une triste facétie, mais comment cette rencontre pourrait-elle se produire si quelque lien secret n’unissait déjà l’enfant et le monde, si l’esprit d’enfance n’avait pas – si peu que ce soit, et en dépit de toutes les ambiguïtés qu’on voudra, des contradictions, des retards, des sottises, des perversions – marqué ce monde de son empreinte, s’il ne l’avait un peu pétri, s’il n’avait commencé à l’apprivoiser ? De quelle réalité peut-il se prévaloir, le monde, qui ne lui serait pas venue des enfants des hommes ? Où, quand, comment, de qui, pourquoi cette imposture serait-elle née, de quelle monstruosité ? Comment le juste apprentissage qu’on doit proposer à l’enfant pourrait-il légitimer cette injuste déqualification de son origine, cette mise à sac barbare de son paysage intérieur, cette horrible obligation qu’on lui fait de congédier ce qu’il est, ce qu’il sent, ce qu’il veut ?
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L’enfance est un détecteur de vie, un détecteur surprenant, souverainement libre, profondément raisonnable. Le monde moderne peut désorienter provisoirement l’âme enfantine, il ne la vaincra jamais. Le monde moderne n’est pas le diable, juste une coagulation de sottise, un chauffard ivre à conduire au poste. Lui prêter une pensée, c’est montrer qu’on n’en a aucune, qu’on confond la pensée avec ce mélange de bêtise, d’obstination et d’apparente bonne volonté qui constitue la brute, la brute décourageante, exorbitante, fière d’elle. Et qu’est-ce qu’une brute ? Un homme qui se veut sans faille, donc sans désir qui le dépasse, donc sans quelque transcendance au moins potentielle, donc sans enfance. Une brute, c’est un homme qui se confie à ses muscles, ou à son pouvoir, ou à ses neurones, ou à sa virile détermination, ou à ses statistiques, ou à son imparable logique, ou à son inentamable ambition, ou à son appartenance à ceci ou cela comme à autant de protections supposées, diverses et semblables, contre cette embarrassante enfance qui lui désigne, sinon forcément le désir de l’infini, mais au moins, à coup sûr, l’infini du désir. On dit qu’une brute est épaisse, ou un crétin achevé, parce que l’espoir fou des brutes et des crétins, c’est de contrôler l’incontrôlable totalité humaine en l’enfermant dans l’un des ses aspects, dans l’une de ses instances, dans l’une de ces « sortes ». Le fantasme de la brute et du crétin, c’est la prison : non pas d’abord celle où il rêve d’enfermer les autres, celle, surtout, où il étranglerait en silence son enfance.
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Des mille et une manières de se débarrasser de l’enfance. Jouer au désir naïf, la plus classique. Quel dommage, soupirait cette animatrice de France-Inter, que nous ayons pris la détestable habitude « d’accumuler les obstacles entre notre désir et notre plaisir ». Se souviendrait-elle, ce vilain cas échéant, qu’elle aurait fourni à un violeur une justification de premier ordre ? Elle ne s’en souviendrait pas, non. Elle s’enfermerait autrement. Au fantasme du tout-plaisir succéderait le fantasme de la toute-indignation, ou de la toute-justice, ni plus ni moins foldingue. Et à celui-là, un autre. Car l’important ici n’est ni le sexe, ni la justice, ni la révolte, ni le pouvoir, ni la culture, ni l’argent, ni aucune de ces réalités avec lesquelles chacun de nous se débrouille comme il peut, et bonne chance à qui donne des leçons aux autres ! L’important ici est la folie d’imaginer, ou de faire semblant d’imaginer, qu’il puisse y avoir dans l’un ou l’autre de ces domaines assez de réalité pour qu’on puisse se dire à soi-même, comme autrefois le receveur de l’autobus aux clients désappointés : complet ! C’est ce complet, qui est grave, pas le reste : c’est ce complet qui méprise l’enfance, pas le reste. C’est ce complet qu’il faut rouvrir à deux battants, celui de l’enfance, celui de l’avenir.
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Je ne blâme personne. Tout cela m’est moins douloureux que les rhumatismes, et j’ai la chance d’une bonne vieillesse. Mais voilà… Il y a des choses qu’on ne peut pas laisser dire. Comme cet employé de la RATP, en pension dans l’hôtel de Perros-Guirec où, à quinze ans, je passais mes dernières vacances avec mes parents. La nostalgie s’en mêlant, la conversation était venue sur le métro parisien et un autre vacancier s’était mis en devoir de réciter la liste des stations de la ligne 4. L’homme de la RATP l’avait écouté avec attention, puis lui avait fait observer que, pour qui est parti de la Porte d’Orléans, la station Réaumur-Sébastopol vient avant la station Strasbourg-Saint-Denis, non pas après. La ligne 4 était la mienne, je savais qu’il avait raison. Mais l’autre était têtu, mon témoignage n’avait pas pesé lourd, on avait en vain cherché un plan de Paris, le ton avait monté, l’affaire avait fini dans les hurlements. La leçon de l’incident fut complexe. Mieux vaut souvent laisser les gens situer Réaumur-Sébastopol où ils veulent, au Japon s’ils le souhaitent, si du moins le contrôleur est d’accord. Mais cet employé de métro chicaneur n’avait que partiellement tort. Quelque chose m’avait plu dans son intransigeance, aussi ai-je péniblement essayé d’apprendre de la vie dans quelles circonstances il est mieux de se taire, ou de parler. Et moi qui connais bien mes concitoyens, presque aussi bien que cet homme connaissait son métro, je ne laisserai pas placer leur enfance et leur jeunesse après Strasbourg-Saint-Denis, mais avant, mais devant. Comme il convient, comme elle l’est, comme ils savent qu’elle l’est.
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L’enfance connaît la musique, elle a la science du repli, du refus, elle ne se laisse entraîner que pour resurgir. Comme le montre admirablement Chesterton, son propos n’a rien de fantastique, encore moins de mystique, c’est le langage de la raison interrogative, de la raison mûrie dans les contradictions des profondeurs, d’une raison qui porte encore la trace de la forge. Auprès d’elle, la raison des raisonneurs, oublieuse de son origine et plus propre à étiqueter des papillons ou des fantasmes qu’à faire écho à la vie, semble, jusque dans ses protestations les plus légitimes et les plus véhémentes, avoir signé une capitulation secrète. L’enfance sait d’instinct ce qui lui ressemble. Si elle refuse le monde moderne, c’est pour la seule et unique raison qu’elle sent qu’il ne lui ressemble pas : il n’était pas une de mes journées de formation qui ne lui donnât raison. Ces brumes qui se dissipaient quand le langage obligé, les langages obligés, tous les langages obligés étaient enfin congédiés, ce petit matin frais et frémissant qui nous envahissait, ces sourires qui épargnaient les lourdes confidences : nous ne revenions pas à nos enfances, nous sentions qu’elles ne nous avaient jamais abandonnés. Et nous regardions autrement ce vieux monde. Mais qu’il était long ce chemin, et difficile ! Comment peuvent-ils faire, les jeunes, tout seuls, si seuls… Et ces adultes qui font semblant de leur ressembler, qui singent leurs manies, qui bafouillent leur langage sous prétexte de pédagogie, qui alourdissent leur solitude… Et les élégants importants qui font mine de les défendre, qui vous accusent de mépriser la jeunesse quand vous prenez à cœur son tourment, ce tourment qui les engraisse et leur donne si bonne mine !
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La ligne 6, cette fois. Je ne me trompe pas, cet homme debout devant moi, plongé dans ses documents, c’est Bertrand Tavernier. Je dois lui dire, il faut que je lui dise à quel point son Dimanche à la campagne me touche, il le faut. Allons, le faut-il vraiment ? Et d’ailleurs, comment faire, je descends à la prochaine. Ma parole, lui aussi il descend. Je monte les escaliers derrière lui, nous voici dans la dernière rampe, je me porte à sa hauteur. Ça y est, je lui ai dit que le chevalet qui se retourne est l’un des plus beaux signes que je connaisse. Il dit que j’ai illuminé sa journée, je ne sais pas. Je suis parti comme un voleur. Tous les jeunes comprennent çà. C’est pourquoi il faut leur dire que ce qu’on ressent dans ces cas-là, quand la vie sert à vérifier que le roi, c’est le gratuit, c’est pourquoi il faut leur chanter et leur gueuler que ce qu’on ressent dans ces cas-là, c’est avant Strasbourg-Saint-Denis, ce qui veut dire que le reste est après, ce qui veut dire que le reste doit marcher derrière, comme un domestique, non pas au même niveau, comme un égal ; et que ceux qui veulent faire marcher à côté d’eux ou devant eux ce qui doit marcher derrière eux, si intelligents, si puissants, si obéissants, si dévoués, si solidaires, si libérés, si révolutionnaires, si religieux, si n’importe quoi qu’ils soient, sont des malappris et des gougnafiers, et qu’il n’est d’aucun intérêt de savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils croient, comment ils vivent, comment ils font l’amour, pour qui ils votent et ce qu’ils trafiquent, ce sont de toute façon des malappris et des gougnafiers qui ne commenceront à être autre chose que lorsqu’ils auront retourné leur chevalet, point final.
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À la télévision, la dernière séquence d’un épisode récent d’Harry Potter. Il s’agit, semble-t-il, de la conclusion, du message final, du testament. On y voit le héros aux prises avec son éternel ennemi, qui va le précipiter dans un gouffre. Mais il réussit à l’agripper, et ils tombent tous deux en tourbillonnant. « Nous allons finir comme nous avons commencé, s’est écrié Harry : ensemble ! » Si cette scène reflète ou non le livre, je n’en sais rien. Mais, à coup sûr, elle reflète le monde où je suis. Et si je me fâche contre lui, ce n’est pas à cause du petit peu de temps qu’il me reste à le supporter, c’est à cause du massacre de l’enfance qu’il perpètre et que je ne lui pardonnerai jamais. Par un lapsus sur lequel il faudrait s’interroger, on n’a trouvé, pour désigner l’horreur que l’on sait, que le beau mot de pédophilie, encore ignoré par Littré, et auquel personne n’ose plus donner son sens étymologique, tant l’écart est insoutenable entre ce qu’il exprime et ce qu’on lui fait dire. Mais notre société souffre d’une autre distorsion de langage, infiniment plus grave, et que le retentissement donné aux affaires de pédophilie aide, entre autres diversions, à faire oublier : l’idée que cette société se fait de l’enfance et de la jeunesse, les représentations qui la fondent et les comportements qu’elle provoque contredisent aussi radicalement l’intérêt amical qu’elle prétend porter aux jeunes que ce que nous appelons pédophilie contredit la signification de ce mot.
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J’observais l’autre jour un jeune homme qui, tel un char d’assaut traversant un champ de blé, se frayait brutalement un chemin parmi les piétons auxquels il infligeait sans vergogne sa musique tonitruante. Sa manière d’interpeller les passants, de les bousculer, de les écarter et, s’ils osaient articuler une parole, de les injurier grossièrement, trahissait une furie si élémentaire, à la fois si stupide et si effrayante, que j’hésitais entre le regret de n’avoir plus l’âge de lui frotter sérieusement les oreilles et un sentiment de pitié aussi basique, aussi primal que sa violence. Mais une image s’est imposée à moi qui a renvoyé dos à dos colère et pitié. Cette rue populaire était devenue l’artère élégante d’un quartier bourgeois. La tenue de ce jeune homme s’était légèrement transformée, très légèrement, juste assez pour donner à son efficace simplicité une indéfinissable touche de chic. Le désordre de ses cheveux était plus étudié, ses baskets plus sophistiquées, me semblait-il, plus chères en tout cas, il portait à la main un sac, ou peut-être une serviette, d’un cuir excellent. À peine entendait-on le grésillement de son casque. Ce jeune homme ne bousculait personne, n’injuriait personne, ne dérangeait personne. Il semblait d’une indifférence absolue que protégeait, derrière un sourire sans épaisseur de joie, une extrême vigilance. Il était détaché et inquiet, clos, hermétiquement clos. Un être parfait. Un flacon de stratégie, une essence de violence. L’idée me vint que la course folle de son presque double vulgaire n’avait pour but que de s’emparer de cette essence, ou de la partager. Les injures qu’il lançait aux passants, les bourrades qu’il leur administrait prirent alors un autre sens. Avant d’être des offenses, elles étaient comme ces prises qu’on tente désespérément d’atteindre, d’agripper, pour éviter la chute, ou la freiner. Mais rien ne freinait la chute, et c’est machinalement que le garçon insultait son monde. Il n’allait si vite que pour anticiper sa fin. Comme le baigneur pressé commence à se déshabiller tout en courant vers la mer, chaque méchanceté qu’il lançait aux piétons le défaisait peu à peu de lui-même et préparait son entrée dans la zone d’absence où l’attendait son double, son modèle. La manœuvre d’identification serait alors réussie 5/5. Stop. Partenaires tourbillonnent dans vide. Stop. Cohésion sociale garantie. Stop. Confiance retrouvée. Stop. Retour croissance espéré. Stop. Note d’honoraires suit. Stop. Salutations citoyennes, libérales, socialistes, humanistes.
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Les voyous de Montrouge n’étaient pas d’une exquise délicatesse mais je ne les ai jamais vus bousculer les gens sans raison. Ils n’allaient nulle part, et n’avaient besoin de ressembler à personne. Leur modèle était encore en eux, on ne leur avait pas sucré leur enfance. Elle éclatait en violence, faute de mieux, mais elle était là. Elle creusait leur regard, leur rage, leurs amours plus naïves qu’ils ne le croyaient. De Platon à Simone Weil en passant par Nietzsche, les philosophes sont injustes avec les animaux. L’ennemi de l’esprit, ce n’est pas le gros animal, c’est le gros connard, le gros connard à mille petites têtes et aucun cœur qui déteste l’enfance, toute enfance, l’enfance des enfants, l’enfance des adultes, l’enfance des vieux, l’enfance des mourants, l’enfance des morts, qui conspire contre l’enfance parce qu’il conspire contre la vie spirituelle, et que l’enfance est l’origine, l’aliment, le terme de toute vie spirituelle. La dame qui veut aider Harry Potter à raccourcir l’enfance a peur, elle aussi. Elle a besoin que la vie ressemble à ses études, et comme ses études ne lui ont guère raconté que l’imbécile et cruelle apparence du monde, la boucle est bouclée, ça peut durer des quinquennats. Sa pensée est sortie des fabriques castratrices des formateurs, des journalistes, des spécialistes de l’humain, toutes filiales du même groupe. Ceux-là se plaisent à célébrer la belle jeunesse qu’il faut préparer à la vie, celle qui n’est ni agitée ni indignée, celle qui « bouge en silence », comme les vers de terre. On clouait au pilori, autrefois, le manager – on n’employait guère ce mot que pour la boxe – qui avait arrangé un combat. Aujourd’hui, c’est la vie elle-même que les managers sociaux arrangent. Ce qu’on fait dire à ce pauvre petit Harry juste avant qu’il ne plonge avec son double, aucun enfant ne l’a jamais dit, ni pensé, ni imaginé. C’est un propos de communicant qui a lu jadis trois extraits de Camus, les plus utiles pour son bachot, en mijotant sa putain de carrière dans son crâne de piaf.
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Ils sont menacés, ces gens-là, et ils le savent, mais pas par le fantôme de Ben Laden. Un seul gamin qui regarde les étoiles au fond d’un village : leur bazar est en feu. Un seul gamin dont le regard se noie quand il se demande d’où peut lui venir tout ce qu’il a déjà appris sans le savoir, et cette solitude, cette première solitude, cette solitude première… Rappelez-vous. Nous tentions de mettre notre grain de sel dans les conversations familiales. Au seul motif que nous étions des enfants, on nous rembarrait. Nous n’en faisions pas un drame, mais le trouble ne s’effaçait pas si vite. L’humiliation était peu de chose ; ce qui nous était révélé, effrayant. Nous étions donc capables de semer une telle pagaille ! L’armée des adultes, un instant perturbée, serrait les rangs dans une obscure complicité. La conversation interrompue reprenait, comme désamorcée. Ils s’évertuaient à faire front commun, soulignaient bruyamment leurs points d’accord et rivalisaient de tolérance à grand renfort de « Je te comprends, je te comprends… ». Il y avait de la déroute dans l’air. Ça nous épouvantait. D’autant que nous nous sentions vivants, ce qui nous épouvantait davantage. Comment pouvions-nous avoir, en chacun de ceux-là, quelque chose à aimer et, entre eux tous, quelque chose à haïr ?
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Même dans leurs mauvais coups, les petits voyous d’autrefois n’avaient pas besoin de prendre la pose. Un mélange de destin et de mauvaise volonté les avait fait ce qu’ils étaient, ils n’avaient rien à raconter, rien à justifier. Ils regardaient, ricanaient, ruminaient, jouissaient de leur situation et s’en désolaient, en étaient fiers et honteux. Tantôt ils se pavanaient dans une gloriole de cinéma, tantôt, dans une autre gloriole de cinéma, ils jouaient aux damnés de la terre. L’autre nuit, une formule cocasse m’est revenue à la mémoire. Pour désigner un paumé, un plus que pauvre, celui qu’on appellerait aujourd’hui un exclu, on disait : « Il a sa bite et son couteau. » Raccourci qui, entre nous, aurait pu nous épargner quelques centaines de colloques sur le sexe et la violence, et les frais afférents. Les gamins répétaient ça sans trop comprendre, j’ai dû faire comme tout le monde. Je n’aurais conseillé à personne d’expliquer à un petit voyou de Montrouge qu’il appartenait à cette catégorie sinistrée ! L’insolent se serait vu expédié, comme on disait alors, à coups de pompes dans le train, et il lui eût fallu numéroter ses abattis ! Parce que ce n’était pas vrai. Le gars qui déambule, lui, semble en effet ne plus disposer que de sa bite, quelque usage que sa liberté citoyenne l’incite à en faire, et de son couteau, plus ou moins aiguisé et plus ou moins métaphorique. Ça non plus, ce n’est pas vrai, je le sais. Mais, pourvu qu’on y mette les formes, se fâcherait-il, lui, si on le lui disait ? Pourrait-il encore ne pas être cynique ?
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Plus dru que les feuilles d’impôts, les questions s’abattent. Comment est-ce arrivé ? Comment le gros connard a-t-il pu devenir, aussi vite, si gros et si con ? Comment ce pauvre garçon en est-il arrivé à ce point de dénuement ? Comment – en dépit d’apparences sur lesquelles je pourrais m’attarder comme un autre, mais qui ne sont, mon petit doigt me le dit, que des apparences – comment ce jeune homme des beaux quartiers, que notre héros vomit, bien sûr, mais dont il veut se persuader que la vacuité comblera la sienne, en est-il arrivé au même point, peut-être même, me souffle le même informateur, un peu plus bas ? Comment les choses se sont-elles défaites au point que nos enfances ne se reconnaissent plus nulle part, et que les plus jeunes soient sommés de se débarrasser des leurs pour se précipiter dans de prétendus combats tout exprès inventés pour leur dissimuler le visage de la vie ? Pourquoi doivent-ils apprendre tout seuls, s’ils en ont les moyens, que ces combats-là sont des concours de foire où l’on va se rassurer sur son potentiel de méchanceté, évaluer l’intensité de son égoïsme, vérifier ses réserves de non-sens ? Pourquoi faut-il qu’ils aient envie de dégueuler avant de comprendre que la vie, ce n’est pas PSG contre OM, PS contre UMP, Telecom contre Bouygues ? Pourquoi sont-ils contraints de ne se confier qu’à leur méfiance ? Pourquoi les force-t-on à grandir si vite, si douloureusement ? Où est-il, le gros connard, qu’on le fasse comparaître !
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Il n’existe pas, mais il est là. Dans chacun de nous, et même dans celui qui le nie, et même dans celui qui le désigne. Dans celui qui, dans le secret de son cœur, ne renouvelle pas, chaque matin que Dieu fait, son salut à tous les humains et sa sévérité pour le monde qu’ils ont fabriqué, ou laissé fabriquer. Dans celui qui n’approfondit pas, avec la même détermination, sa tendresse et sa colère, sa fraternelle pitié et son refus cinglant, hautain. Dans celui qui ne pardonne pas à la foule à cause des individus qui la forment, et dans celui qui se fait indulgent pour l’individu quand il court pour la grossir. Il est dans celui qui ne se tient pas sur cette crête intenable, dans celui qui prête de l’amitié aux moutons et dans celui qui prête de l’idéal aux loups. Il est dans celui qui modèle son avenir selon sa peur, dans celui qui repousse sa part d’enfance. « C’est cela l’avenir, c’est cela l’avenir », grommelle, comme au temps de sa jeunesse avide, de sa folle jeunesse, le pantin maniaque qu’est devenu le vieil Howard Hughes, dans le superbe Aviator de Scorcese.
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Angélique est venue nous offrir du muguet. L’année dernière, elle jouait avec son hamster et reprochait à son chat d’assassiner les souris. La voici jeune fille, sa gentillesse a pris de l’assurance. Nous parlons du collège, forcément. Quel texte étudies-tu, Angélique ? Le Cid. On sent de la fierté, un peu d’embarras. Moi aussi, ces questions-là me gênaient. La place du receveur, avec sa machine à composter sur le ventre, était dans l’autobus. Celle des boîtes en faïence, rangées par ordre de taille décroissante, sur le buffet de la cuisine. Celle du Cid était en classe. Corneille n’avait rien à faire avec mon grand-père, ni avec ma tante, ni avec mon parrain, ni avec la voisine, une couturière dont le maniement de l’aiguille avait curieusement recourbé le petit doigt de la main droite. Rodrigue et Chimène, c’était un secret d’honneur. Je ne voulais pas que ma famille soit fière d’un petit garçon qui parlait de Corneille, je ne voulais pas qu’on me croie savant alors que je me savais ignorant, je ne voulais pas que mon grand-père, ma tante et les autres échangent devant moi des regards satisfaits, je ne voulais pas que mon bel avenir enchante leurs fastidieuses existences, je ne voulais pas me sentir seul, encore plus seul, parmi ceux qui m’aimaient et que j’aimais.
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Entre un moment, Angélique. Non, sa maman l’attend, elle reste à la porte du jardin. Nous ne savons que dire. Elle va nous quitter, quelque chose n’aura pas eu lieu, ce sera irrémédiable. Le gros connard va encore marquer un point. Je ne trouve pas ce qu’il faudrait dire à Angélique. Mes mots seraient creux, huileux, du flan intergénérationnel, du jinterviens.nul. Mais soudain, sans frapper à la porte, les grandes amitiés m’envahissent, toute chronologie abolie. M. Forget, dans sa classe de Louis-le-Grand, interrompt un développement, au grand agacement des bourges, pour le plaisir de nous dire du Baudelaire. Aragon, à côté de moi dans une immense salle de l’usine Jeumont-Schneider de Champagne-sur-Seine, déclame devant des centaines d’ouvriers son interminable Voyage en Italie. Gaston Miron sème la panique dans notre immeuble en hurlant ses poèmes d’amour au Québec, sa terre amande. Ils viennent à ma rescousse, eux et bien d’autres, ils reprisent ma mémoire trouée, ils balaient ma timidité. Alors, pour Angélique, je récite soudain des passages entiers du Cid, des scènes presque complètes. Je me sens bulldozer, entreprise de déblaiement, chantier de travaux publics. Je dégage furieusement devant les pas de cette grande petite fille tout ce que le gros connard a entassé, entasse, entassera pour lui cacher le visage véridique et tremblant de son avenir, lumineux comme un mystère. Je le fais pour elle, je le fais pour moi, pour d’autres, pour tous, identiquement.
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Je ne parlais pas de culture à Angélique, mais du passage que Corneille s’était frayé dans son esprit et dans son cœur, de la jeunesse, de l’énergie, de l’intrépidité, de l’enthousiasme qu’il lui avait insufflé, de sa droiture devant le bonheur, de sa vigueur devant l’épreuve. Je voulais me porter garant de tout cela pour que Rodrigue et Chimène n’aillent pas se dissoudre dans les notes, les mentions, les félicitations familiales, les projets de carrière, les négociations avec les banques. Angélique a abordé, grâce à Corneille, au rivage d’une émotion inconnue, suzeraine ; quoi qu’il lui arrive, quoi qu’elle pense, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle soit, je lui souhaite de s’y maintenir. Elle ne s’y trompe pas, elle est arrivée à ce qui commence, comme Miron : de cela, je voulais témoigner. Je ne lui ai pas parlé de culture, à peine de Corneille. J’ai voulu lui donner une petite tape confiante dans le dos, ni trop douce ni trop forte, juste ce qu’il fallait pour l’encourager à s’inventer son pèlerinage, son roman, sa brasse coulée, juste ce qu’il lui fallait pour ne pas finir en ombre discutailleuse, en altruiste rancunière, en justicière revancharde, en dégustatrice de moments forts, en réaliste à la page et à la botte. Autour de nous trois, à la porte du jardin, il y avait un parfum heureux de fin du monde qui me reconduisait doucement à Léon-Paul Fargue : « Sans doute, il y avait encore des hectares et des hectares. Mais la fin approchait comme une gare s’élance à la rencontre d’un rapide. » La fin ? La fin de la fin, peut-être ? De toute façon, comme l’écrit Louis Lancien, pur produit de l’imagination de Fargue : « Loin d’être une question de température, la fin du monde sera une affaire d’amour. »

(23 juillet 2011)