LE MARCHÉ LXII
À la une du Monde du 22 juin : « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé ». Contraste ? Pourquoi ? En soixante-deux signes d’imprimerie, espaces comprises, l’aveu d’une capitulation. Le 15 mars 1968, le fameux papier de Pierre Viansson-Ponté, La France s’ennuie, n’avait pas de ces naïvetés épicières, et ne s’étonnait pas, lui, de la morosité des riches. « Seuls, y lisait-on, quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer. Et ils ennuient tout le monde. » Les temps ont changé. La confiance en l’argent, passeport international pour la sérénité, est désormais inconditionnelle et quasiment religieuse. Voilà, en soixante-deux signes et quarante-cinq ans, la preuve de l’effroyable régression du monde et du Monde. « Je voyais que tout devenait rien » : Léon-Paul Fargue avait raison. Surtout, ne pas geindre. Gaston Miron aussi a raison : « Je suis arrivé à ce qui commence. » La seule réponse qui vaille, une fois consommé le dédain, c’est de descendre en soi jusqu’au point où, comme l’avers et le revers du même désir, ce refus radical et cette irrésistible naissance nous attendent.
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Une jeune fille à la radio, presque une adolescente. Elle dit qu’elle va sur Internet, qu’elle écrit de drôles de trucs sur de drôles de sites, des choses que, dans la vie, elle ne voudrait pas, elle ne pourrait pas dire. Elle raconte ça tranquillement, en faisant la naïve. Soudain sa voix s’étrangle. Et si, un jour, ils sortaient de leur cache, ses aveux, ses fantasmes, ses provocations ? « Ça fait peur », dit-elle simplement. La vibration de ces trois mots me touche, j’y sens comme une espérance. Puissent-ils toujours avouer leurs peurs, les jeunes, les crier, les chanter, les jouer, les surjouer : tapies au fond de leur être, elles leur pourriraient la vie, elles feraient d’eux des interdits de sincérité ; leurs pensées, leurs élans, leurs projets lui paieraient la dîme. Qu’ils ne croient pas les mille et une filiales de Stercora Consulting 1 qui leur enseignent que la peur est une réaction fâcheuse, le signe d’une mauvaise gestion de la vie, un dysfonctionnement auquel il est possible de remédier. Qu’ils les visitent, leurs peurs, qu’ils se réconcilient avec cet aiguillon, qu’il leur apprenne la liberté, le voyage, le passage, le plus oultre. Qu’il leur fasse préférer les questions aux réponses, les fermentations du trouble aux certitudes, les départs aux arrivées, les aventures aux réussites, toute espèce de vie à toute sorte de mort.
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Les étudiants catholiques du Centre Richelieu n’avaient pas peur, eux. Ils étaient dans la vérité, ça grandiloquait à qui mieux mieux. « Le monde moderne, disait l’aumônier, c’est nous qui le faisons. » On a vu, oui. Mais il y croyait ferme, et entraînait à Chartres, tout guilleret, ses troupeaux de jeunes bourgeois et surtout de jeunes bourgeoises, les filles étant, comme l’on sait, nettement plus douées pour l’intériorité. Je l’avais encore sur l’estomac, ce christianisme doctrinal et militaire, quand, dix ans plus tard, je parlais avec Aragon ; il m’a fallu attendre 68 pour en être purgé. Lui aussi, Aragon, avait son cadavre chéri sous le bras : pour le grand soir et la fin de l’Histoire, on était en train de revoir le timing. Comme ils ne voulaient pas se faire de peine, le grand écrivain et le jeune agité coincé s’appliquaient à ne rien voir. Des traîtres, en somme, eussent dit d’une même voix le cardinal Lustiger et la motion d’une cellule du quartier Latin. Aragon n’avait pourtant pas perdu de vue ce qu’il croyait, ni de cœur, ni d’âme. Moi non plus. Mais le déluge avait commencé, rien ne serait plus jamais comme dans les livres, toutes les cartes avaient été rebattues, quelque chose clignotait dans l’inquiétude active de cet homme, dans son ambiguïté tellement plus généreuse… La vie allait repartir des gens, de chacun de nous, peut-être, au moins l’imaginais-je, de la « foule sentimentale » (le mot est d’Aragon), celle que ses poèmes et ses chansons faisaient rêver juste, celle que je ne cesserai d’interroger dans les sessions.
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Ainsi donc le pape François, suggèrent certains de ses confrères jésuites, serait populiste, et vaguement démagogue. Cette cléricale poussette est bien utile à l’aimable économiste libéral de France-Inter, qui peut relativiser tout son saoul. La fureur du nouveau pape a des excuses, il n’a pas digéré les riches voyous argentins. Pas plus que le pape polonais les apparatchiks, expérience, soutient ce journaliste, qui nuançait son jugement sur le libéralisme. Faux. Sur ce point, je le répète, Jean-Paul II a tranché : « Le communisme est une intention droite qu’on a dévoyée, le capitalisme une intention perverse qu’on a fait prospérer. » On notera que ce sont les intentions qui sont ici considérées, non pas ce qu’on appelle les résultats qui, même honnêtement présentés, sont toujours truqués et truqueurs, sauf pour l’organisme tout-puissant et injoignable au téléphone que j’ai cité plus haut. La politique des résultats, invention d’intelligences médiocres et cloisonnées, sacrifie à l’abstrait, à l’irréel, à l’arbitraire de la propagande. Il n’est pas une tyrannie qui ne puisse se targuer de résultats dans un domaine ou dans un autre, et à bon droit : la démocratie devrait, semble-t-il, chanter un peu plus haut. Au bout de la politique de résultats, il y a la béatification des gangsters et la canonisation des mafieux. Les résultats, c’est l’économie à la portée des caniches.
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Sur la mort du jeune Clément Méric, une chronique de France-Info me semble trouver les mots justes. Envie, rarissime chez moi, de faire un signe. Bref message sur le site de France Info. Qui publie, mais en faisant suivre mon nom de la mention « anonyme ». J’envoie un second message pour préciser que Jean Sur n’est pas un pseudo. Rien à faire. Pour France Info, c’en est un. Bien sûr, quand un journaliste arrache d’un vacancier en partance la décisive confidence qu’il espère avoir du beau temps, il est nécessaire, il est déontologique, il est démocratique que je n’ignore pas le nom de ce brillant maïeuticien. Mais un auditeur n’est pas un journaliste, on fait ce qu’on veut de son nom. Et d’ailleurs, qu’il ne nous emmerde pas, on a du taf aujourd’hui : plein de discriminations à dénoncer.
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Radio encore. Avant leur finale contre l’Espagne, une journaliste (dont je ne dirai pas le nom, mais qui en a un) interroge l’entraîneur des basketteuses françaises. La belle aventure va-t-elle finir en beauté ? Foin d’aventure, répond le spécialiste d’une voix hautaine, gagner est maintenant un défi, un objectif. Un objectif, je ne suis jamais très triste qu’on le rate. Souvenir de guerre probablement. Mieux vaut que la bombe finisse sa course dans la mare aux canards.
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Radio toujours. Dans cette école de managers, on apprend, paraît-il, à parler d’égal à égal avec son boss. Se souvient-on encore de ce match de foot entre les éléphants et les souris où une malheureuse attaquante grise avait péri écrasée sous une énorme patte ? « Ça aurait pu nous arriver à nous », avait sportivement couiné la capitaine des souris.
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Radio. Télé. Journal. Internet. Comme remontent de la rivière des morceaux de cadavre, des bribes de propagande me sautent à la gorge, des outrances, des âneries. Pluie d’eau tiède, fétide. Rire ou pleurer ? Coups de poignard ou appels de détresse ? « Le Tour de France, ce n’est pas que du dopage », explique la ministre des Sports. On me parle d’un nouveau jeu sur l’ordinateur : quand on respecte la morale, on se fait tuer ; pour sauver sa vie, « il faut faire ce qu’il faut ». Et ces leçons de conduite sur tout, partout ! La suffisance de ces illettrés en gros sabots, leur lâcheté en filigrane. À peine sortis du ventre de l’école, ils viennent m’apprendre à vivre, ces zozos ! Ah oui, comme dit l’autre, qu’ils s’occupent de leurs fesses ! Et ces politiquiciens qui m’envoient en pleine gueule que, bête comme je suis, il faut qu’ils me fassent de la pédagogie ! Et ces équipes dont on nous bassine, que l’on voit se transformer en clubs qui deviendront des clans et finiront en gangs ? Et ces bons et mauvais élèves à qui des sous-fifres distribuent félicitations ou bonnet d’âne selon qu’ils marchent droit ou regardent ailleurs ? Et ce site de rencontre où des « célibataires d’exception » annoncent qu’en amour ils ont décidé « de ne plus rien laisser au hasard », parce que, là aussi, « il faut être exigeant ». Et, finalement, cette pauvre dame qui rissole dans sa caisse sous le soleil du péage, et qui, avec un beau sourire transpirant, confie au Socrate de la chaîne 3608 (maudit ! j’ai oublié son nom !) : « On arrivera quand il faudra. ». Non pas quand on pourra. Quand il faudra.
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Il faut que je revienne un peu sur le mariage homosexuel. Non pas pour la question débattue, désormais tranchée, mais pour ce que la discussion a révélé. Avec le recul, il me semble apercevoir dans cet étonnant déboulé de la sexualité à l’Assemblée nationale et au Sénat quelque chose de décisif, et qu’on pourrait presque dire providentiel. « Dieu écrit droit sur des lignes courbes », dit le proverbe portugais dont Claudel a fait l’épigraphe du Soulier de satin.
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Mon idée, c’est que le débat était à trois niveaux. Un enjeu officiel : le mariage homosexuel. Un thème sous-jacent : la question de l’homosexualité. Une préoccupation fondamentale : la sexualité tout court ; son irruption, en quelques décennies, dans la parole, dans le langage public, dans le spectacle ; la manière dont toutes les existences, sans exception aucune, en ont été percutées ; la complexité de ce que crée, ou ravive, ou manifeste cette irruption, les réactions qu’elle entraîne. Les députés et les sénateurs parlaient d’eux, parlaient de nous, mais en élèves sérieux qui ne se donnent pas le droit de sortir du sujet. Le non-dit débordait des colères, du silence trop discipliné, du lyrisme disproportionné. Des chevaux qui, à deux pas de l’immensité fraîche et verte, tondent rageusement l’herbe rase et jaunie de l’enclos. « Nous ne parlons que de ça ! », criaient les pour. « Que de ça ! », répondaient les contre. Allons. On ne parle pas du ruisseau sans parler de la rivière, ni de la rivière sans parler de la mer.
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Situation fréquente en formation, souvent touchante : les participants s’accrochent férocement sur un sujet alibi parce que la question réelle, comme on dit d’une marchandise trop coûteuse, est inabordable. Alibi n’est pas le mot juste. On aborde le vrai sujet, mais par un aspect si particulier qu’il paraît pouvoir être détaché de l’ensemble, les interlocuteurs se persuadant les uns les autres, tant ils redoutent qu’il en soit autrement, de la légitimité de cette opération. Aller au bout de ce qu’on pense, entrer dans la complexité de son originalité et même, au sens propre du mot, de son génie, avouer qu’une pensée sauvage gronde en soi et qu’elle a la redoutable particularité, sinon de dire toujours le vrai, du moins de l’aimer, tout cela est désirable, mais très inquiétant. On a peur des sujets brûlants qui brûlent, en effet, aux deux sens du mot : en obligeant à dévoiler ses batteries et en allumant des conflits intérieurs difficiles.
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Je retrouvais devant la télévision mes réflexes de formateur. Surtout ne pas perdre de vue l’évidence. Pas plus que de mes stagiaires d’autrefois, je ne sais rien de ces parlementaires, pas un traître mot, comme disait l’instituteur quand nous n’avions pas appris notre leçon. Ceux-ci sont groupés selon les appartenances politiques, ceux-là l’étaient selon les fonctions, le rang hiérarchique, les relations de travail : aucune conséquence à en tirer. Ma tâche, c’est de ne pas faire semblant et de tâcher d’être un témoin de bonne volonté. D’accueillir, d’accueillir autant que je le pouvais, sans me forcer, sans m’obliger. D’avoir, inch’Allah, la tête et le cœur aussi ouverts que possible. Par habitude, par plaisir, un peu par nostalgie, j’observais le spectacle de l’hémicycle avec les yeux qui considéraient les stagiaires.
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Mais un groupe ne se forme pas au hasard, ni à l’Assemblée nationale ni dans les entreprises. Des forces s’exercent sur lui, des logiques de pouvoir, des indications de sens. Un formateur se montre stupidement présomptueux s’il croit disposer de quelque moyen de sonder les reins et les cœurs, mais il se montre fainéant et irresponsable s’il n’étudie pas les conditions objectives qui ont présidé à la formation du groupe et ne s’interroge pas sur la relation qui existe forcément entre ces conditions et les attitudes qu’adoptent les participants durant les débats. Il était facile, par exemple, au début des années quatre-vingt-dix, de repérer ce qui, dans la parole des agents EDF, venait de la culture spécifique de cette entreprise, alors caractérisée par un sens affirmé du service public associé à un style paternaliste assez traditionnel, et ce qui, au contraire, relevait de l’agression de l’idéologie managériale, devant laquelle la hiérarchie, les syndicats et les salariés semblaient frappés de la même impuissance.
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Remarquons que si ces propos paraissent au lecteur orchestrer des évidences, ce n’est nullement le cas pour l’organisme mythique que j’appelle Stercora Consulting puisque tout ce qui relève de son influence, c’est-à-dire la quasi-totalité du gigantesque univers de la formation, du conseil et de la communication, adopte, sous son joug, une démarche rigoureusement opposée à celle que je viens de décrire. En effet, tandis qu’il se fait fort non seulement de décrypter, au moyen de mille et une méthodes dont la durée de vie est généralement comparable à celle des papillons, les dispositions intellectuelles et affectives des stagiaires, mais encore de motiver ces travailleurs pour les adapter efficacement à leurs tâches, il se montre d’une discrétion ineffable et virginale sur la réalité du monde extérieur, sur les forces qui y sont à l’œuvre, sur les conflits de l’entreprise, en un mot sur tout ce qui pourrait éclairer le travail du groupe et aider à lui donner un sens. Pour Stercora Consulting, rien d’autre n’existe dans le monde que ce que produit le travail du groupe quand ceux qui le forment apprennent à s’accorder sur la nécessité de poursuivre les objectifs de l’entreprise tels que ses dirigeants les lui ont fixés, et de les atteindre.
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Me gardant de toute espèce de jugement sur les personnes en présence, accueillant respectueusement toutes leurs différences, mais attentif à ce qui a pesé sur le débat et cherchant à comprendre, au-delà des subjectivités comme au-delà des positions partisanes, de quoi il s’agissait réellement dans l’affaire du mariage pour tous, j’ai formé l’hypothèse suivante : le vrai ressort du débat sur le mariage pour tous ne se trouvait pas dans le conflit des pour et des contre, mais dans la soumission des deux camps à deux visages différents du même pouvoir de l’argent. On peut essayer de montrer cela avec gaîté.
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Une interview de Patrick Buisson qui, explique Le Monde, voit « dans La Manif pour tous l’émergence d’un populisme chrétien », définit assez bien le sentiment des contre, même si des nuances de sensibilité existent, et si l’on peine, par exemple, à retrouver chez Béatrice Bourges ce qu’il y a de ludique dans l’étrangement nommée Frigide Barjot. Le propos de Patrick Buisson est clair : « On est passé, explique-t-il, d’un capitalisme entrepreneurial qui, en osmose avec l’éthique chrétienne, conférait une valeur morale au travail, à l’investissement à long terme, à l’ascétisme et la satisfaction différée à un capitalisme financier qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Passons sur cette conception d’une histoire aussi réversible qu’un manteau de pluie : la nostalgie n’a peur de rien. Et admirons la loufoquerie du projet. Ainsi Patrick Buisson veut en revenir au capitalisme de la production, cet abîme de frustration, à l’alliance du patron et du curé qui, moyennant la fidélité à la messe dominicale, subordonne en fait la famille au devoir d’état de l’ouvrier envers la fabrique et l’usine, et fait régner en son sein l’ordre moral, et d’abord sexuel, que prêche et contrôle le clergé. Que faire, sinon, à l’unanimité de toutes les facultés de l’esprit et du cœur, décerner le Prix Dinosaure à ce surprenant penseur ! Avec une couronne de laurier supplémentaire pour avoir cité ce propos de Nicolas Sarkozy : « La France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient. » Le christianisme au service de l’État ? Un néo-maurrassisme ? De l’État et de ceux qui assurent sa puissance, naturellement ? En somme, le CAC 40, les grands patrons et les financiers engagent Jésus-Christ comme communicancant ? C’est la sainte Vierge qui va être fière ! J’aime bien les gens qui croient au Ciel, j’aime bien les gens qui n’y croient pas : ceux qui lui donnent des ordres ou l’engagent à leur service me font rire. « Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme », lit-on encore au fronton de l’église de Paley, charmante commune de Seine-et-Marne aux confins de l’Yonne. Merci pour Lui !
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Voilà, pour ce côté de l’hémicycle. Mais l’éclat de rire que m’arrachent les propositions de Patrick Buisson pourrait bien, si je n’y prenais garde, cacher l’essentiel. Je ne crois pas un instant, parce que je les connais sans doute beaucoup mieux que Bernard-Henri Lévy, que les jeunes tradis qui ont défilé contre le mariage pour tous constituent « la marée noire de l’homophobie ». C’est facile à penser et pratique à dire, mais c’est faux. S’ils s’opposent aussi vigoureusement au mariage gay, c’est qu’il ébranle les fondements mêmes de l’univers dans lequel ils ont été élevés, et hors duquel ils sont des oiseaux tombés du nid. Mais il faut comprendre que la menace resserre encore leurs liens avec le monde de leur enfance. Seuls, parmi eux, des fous pourraient oublier, à cet instant, en quelque tentation qu’ils se trouvent de la transgresser, l’obligation fondamentale de la charité fraternelle ou, tout au moins, dans ce domaine pour eux si sensible de la sexualité, foyer de toute leur culpabilité, celle du pardon des offenses. En sorte que, par une nécessité intérieure difficilement perceptible et par le mondain et par le démagogue qui se relaient à l’écritoire de Bernard-Henri Lévy, ces opposants farouches au mariage homo pourraient être parfois les premiers à jeter l’anathème sur l’homophobie. Certes, on n’ira pas chercher dans leurs convictions une pureté de cristal, mais s’il fallait tout juger à ce critère… En tout cas, ils ne sont pas les monstres que l’on dit, et si leurs adversaires refusent de les regarder de trop près, c’est qu’ils redoutent confusément l’effet de miroir.
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Ces tradis sont des victimes. Des victimes de l’autorité, ou plutôt de la confusion qu’ils font, ou qu’on a faite pour eux, entre l’autorité et la transcendance, confusion qu’ils n’ont pas su, pas pu, pas voulu éviter. Cette transcendance à laquelle ils croient sincèrement, on leur a appris à l’enfermer dans le tiroir bien rangé de l’autorité et à lui faire une place parmi leurs petites affaires familiales, sociales, morales, mondaines, sexuelles, notariales, religieuses. C’est là une épreuve difficile. Cette transcendance qui est élargissement, c’est-à-dire à la fois ouverture et libération, une malédiction jetée sur eux s’acharne à l’emprisonner dans des formules, dans des alternatives simplistes et brutales, dans un volontarisme qui les laisse du matin au soir et du soir au matin dans l’obsession d’eux-mêmes. Ils ont le sort de ces prisonniers à qui l’on impose toute la nuit une lumière aveuglante : leur torture secrète, c’est l’impossibilité où ils sont de se reposer. D’où leur besoin maniaque de faire le point, de dresser le bilan. Sur le visage tendu de ces supposés privilégiés – Dieu me garde de tels privilèges ! – une dureté intransigeante succède en un instant à une tendresse douloureuse d’où l’espérance n’est pas absente. Le monde bourgeois, en eux, s’est payé le christianisme.
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« Un capitalisme financier, dit Patrick Buisson, qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. » Voilà bien, en effet, le monde où nous sommes, mais c’est le descendant légitime et l’héritier naturel de celui auquel il a la naïveté de nous proposer de revenir. Après le capitalisme de la production, celui de la consommation, puis celui de la communication : cette succession s’entend comme une intériorisation de la contrainte. La dure loi de la production, d’abord. La discipline sévère qu’elle installe parodie l’austérité chrétienne mais en renverse le sens : celle-ci est tournée vers le progrès de la vie intérieure qui est présence au monde, celle-là n’a pour but que d’écarter les êtres humains et du monde et d’eux-mêmes. Logique de contrainte, de séparation, d’enfermement : river les travailleurs à leur insécurité, à leur angoisse, à leur contingence. Leur docilité et les bénéfices du capital grandissant ensemble, ces mêmes individus dont, en tant que travailleurs, on niait la subjectivité, et qui sont désormais comme désamorcés d’eux-mêmes, vont pouvoir être utilisés comme objets économiques et servir de relais au progrès du capitalisme, dont le vecteur principal n’est plus le producteur, mais le consommateur, ce roi d’opérette. On ne voulait pas d’eux comme sujets, on va les récupérer comme instruments. Ce retournement suppose que le premier levier du pouvoir ne soit plus la contrainte, mais la séduction : l’actualité témoigne, jour après jour, de cette puissante transformation, dont la glorification de la jouissance est le trait le plus significatif : mais c’est une jouissance objectivée, qui trouve en elle-même sa propre signification et consacre l’isolement de l’individu. Le même capitalisme qui, dans l’horreur de la fabrique, a travaillé à réduire, autant qu’il le pouvait, la place du désir dans la vie des travailleurs, ou à le déshonorer, leur en réimplante ainsi, comme il le ferait d’un appareillage électronique, une version trafiquée, une copie frauduleuse qui assurera tout à la fois leur autonomie et leur dépendance, deux mots que tous les écoliers du monde devraient apprendre à reconnaître synonymes. Étape capitale, mais qui en suppose une autre, celle du capitalisme de la communication, des communicancant(e)s et de la communicancance. Les besoins objectifs de la propagande n’expliquent pas à eux seuls cette nouvelle évolution. Le XIXe siècle industriel a entrepris de déconstruire la personne humaine dans sa totalité : c’est la personne humaine dans sa totalité que le capitalisme moderne a besoin de reconstruire, elle ou, plutôt, son avatar. La jouissance de l’autonomie-dépendance en est le fondement, mais les superstructures font défaut qui, avec la rationalité de l’ensemble, assurent la mobilité et la sécurité du système et permettent d’interconnecter ses éléments. Voici donc le temps des bricoleurs, des fabricants de valeurs. Un moraliste à chaque coin de rue. L’obsession des dérapages. L’organisation de phobies collectives. La fabrication d’événements. Une suffisance bovine. « Le blues des Français contraste avec leur niveau de vie élevé. » Lourd, vraiment lourd.
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Dans cette histoire, je ne crois personne. Si les tradis avaient un tel souci de l’Évangile, ils n’auraient pas attendu le débat sur le mariage homosexuel pour battre le pavé. On leur accordera que leur attitude témoigne d’une excellente estimation du risque : elle leur permet de jouer les prophètes sans avoir à se poser la moindre question sur leur adhésion de fait à une société dont ils devraient, s’ils avaient un peu de courage et quelques lectures, être les plus féroces adversaires. D’autres causes eussent été moins confortables à défendre, mais nettement plus chrétiennes.
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Je ne crois pas non plus leurs adversaires. Leur victoire les laisse étrangement amers. Trop de ressentiment chez ces vainqueurs. Quand on gagne, on est plus généreux que cela. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient défendu la liberté, l’égalité, la tolérance, je ne sais quoi. Je ne crois pas plus à leurs mots qu’à ceux des tradis. Il est vrai que je ne crois plus rien, jamais, de ce qu’un pouvoir politique me raconte. Non que je me veuille laudator temporis acti, la Quatrième République de ma jeunesse ne m’a pas laissé de si bouleversants souvenirs. C’est plutôt une question de tempo, très difficile à expliquer. Comme un homme qui aime les femmes et qui soudain, devant celle-ci, si belle, intelligente, sensuelle, aimable, bienveillante, hardie, tout ce qu’on voudra, peut-être pourrions-nous nous voir à mon retour ? Pourquoi est-ce que je dis aujourd’hui que la parole politique sent l’arnaque, la même arnaque différemment parfumée ? Peut-être parce que cette banalité est devenue si énorme, si envahissante qu’on ne voit plus qu’elle, comme une toile de maître quand elle s’est pris un pot de confiture de groseilles, qu’il ne faut plus essayer de faire avec, ni de faire sans, que c’est lui, le problème, lui, le pot de confiote, vous comprenez, et que le reste, on s’en tape, il est inaudible, insipide, invisible ? Comment est-ce que je peux dire que je flaire que les politiques eux-mêmes sentent cette arnaque qui rôde, surtout s’ils ne sont pas des arnaqueurs, ce que je crois possible ? Mais que, dans ce cas favorable, la tension s’accroît si vite et si fort qu’on attend la chute du funambule ? Quand un responsable tente péniblement de se faire proche et familier, comment est-ce que je peux expliquer que ça décourage en moi toute tentative de l’écouter ? Comment est-ce que je peux dire, en un mot, que ça pue le Stercora Consulting partout, sur les cravates et dans les décolletés, et que, si j’ai passé l’âge de dispatcher les bons et les mauvais, il y a quand même des partis et des discours sur lesquels cette odeur est particulièrement fétide ?
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La loi est passée, je n’en suis ni ravi ni accablé. Si elle n’était pas passée, je n’en aurais été ni accablé ni ravi. J’entendais l’autre jour un homme qui venait de l’étrenner, cette loi, en se mariant avec son copain. Ce n’est ni le tradi que je ne suis pas qui parle en moi, ni le progressiste que je ne suis pas non plus. Le formateur, seulement le formateur. Eh bien, non, Stercora Consulting aura beau balader un drone au-dessus de ma tête, on ne me fera pas dire que j’ai senti de la joie dans cette voix. Comment est-ce que je peux donc expliquer que je suis encore plus mal à l’aise avec les pour qu’avec les contre ? Pas à cause du fond. À cause du ton. Les tradis disent de magnifiques bêtises qui tombent régulièrement à côté de la plaque, mais ces bêtises se rattachent, même de très loin, à quelque chose qui a été un jour de la pensée. Alors, leurs conneries, on les écoute, et on les démonte. Les conneries des pour sont indémontables, probablement parce qu’elles n’ont jamais été montées. Elles sont en kit.
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J’en étais au mariage pour tous, et je voulais montrer que l’inspiration des pour et des contre se rattache à deux moments différents du capitalisme et qu’elle est profondément liée à l’histoire d’un double matraquage. Pour les contre, en gros les tradis, j’ai dit ce que je pensais. Aux autres maintenant. Et là, je regarde le prompteur. Ce qui m’arrive n’est pas banal. Fréquent à l’oral, rare à l’écrit. Le trou. Je n’ai rien à dire de ce qu’ont raconté les pour sur le mariage pour tous. Il faudrait que je fasse semblant, que j’aille piocher Internet, que je retrouve leurs considérations sur la justice, sur l’égalité, la démocratie, sans compter une pluie de grandes références. Toutes choses, je le dis comme je le pense, qui ne sont pas plus stupides que les divagations de Patrick Buisson sur le thème « comment rouler sur l’autoroute en marche arrière ». Mais c’est ainsi. Si je n’ai pas tout oublié, rien n’a accroché. Pas moyen d’adhérer. Pas moyen de me fâcher.
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Diogène, cette image que j’ai vue tout enfant, ce type en haillons, sa lanterne sous le nez des passants. Qu’est-ce qu’il vérifie ? Leur bulletin de vote ? Leur sexualité ? Leur déclaration d’impôts ? Leur acte de naissance ? Leurs diplômes ? Leur certificat de motivation ? Non. Il se demande s’il lui est encore possible de vivre. Si leur existence va lui donner le goût, ou non, de continuer sa promenade en dansant et d’aller planter sa lanterne sous d’autres nez. Si je dis qu’il y a des gens que je ne peux plus voir, ce n’est pas une façon désagréable de dire qu’ils me déplaisent. Les yeux de mon corps les voient toujours, mes yeux intérieurs les distinguent à peine. Même chose pour les oreilles. Et si ceux-là se trouvent généralement du côté des pour, je jure que ce n’est pas une façon hypocrite de choisir l’autre camp. Aucune prévention personnelle à chercher. Si les socialistes mettent souvent mes nerfs à rude épreuve, je n’ai jamais eu à souffrir d’eux ; ce n’est pas vrai de l’autre équipe.
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Quand je pense aux contre, leur thèse sur le mariage pour tous s’affiche immédiatement devant moi. Christine Boutin, sa France éternelle, les élans revanchards, tout cela m’évoque quelque chose, pour le pire plutôt que pour le meilleur. Ce n’est pas vrai de la thèse des pour. J’ai le sentiment, même si des développements ultérieurs sont plus que probables, qu’elle est déjà noyée, qu’elle s’est dissoute. Ou qu’il s’agit d’une pensée qui ne marque pas, comme on dit de certains tissus. Pour filer la métaphore, une pensée moulante. Pas vraiment un prêt-à-penser, qui suppose quand même une forme. Une pensée comme une combinaison élastique, de plongée peut-être. Qui s’ajuste si bien à l’individu qu’elle n’est pas autre chose que lui en tant qu’il se vit comme un pur donné, une pure contingence, en tant qu’il accepte de se réduire à son apparence.
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Stercora Consulting. Cette jeune porte-parole du gouvernement, aimable et sympathique, sans doute très bien douée, il faut être du métier pour repérer l’armure blindée, spéciale ministre, qu’on a forgée sur mesure pour elle, qui la protège de toutes les flèches, mais filtre impitoyablement tout ce qui, d’elle, pourrait me parvenir d’émotion, de simplicité, de doute. Même son beau sourire en est figé, privé de sa vérité. Ah ! si elle était ma fille, elle en entendrait, la ministre ! J’ai peu d’expérience des cortèges officiels, mais les rares fois où j’ai tâté de ça, j’ai senti une inavouable gaminerie se faufiler sous mes airs solennels. Je lui dirais que c’est l’esprit d’enfance qu’il faut sauver, que c’est une fenêtre toujours ouverte, qu’elle doit en faire la pierre de touche de sa pensée, de son action, de sa vie, que le reste est Rien à la puissance Rien. Puis j’irais retrouver mes copains en sifflotant, sûr qu’elle ne serait pas trop à l’aise quand Stercora Consulting lui apprendrait comment on baise les gens avec des mots, comment on fait pour avoir toujours raison. La fois d’après, on parlerait un peu tous les deux. Cette petite manœuvre au fond d’elle-même qu’on lui impose en souriant, et qu’elle accepte parce que ça marche et qu’apparemment ça lui enlève ses soucis, je lui ferais doucement comprendre que c’est aussi dégueulasse qu’une lobotomie. Que Buisson, au moins, qui vit encore au temps du catéchisme, endoctriné et endoctrineur comme tous ceux qui lui ressemblent, on voit sur son visage que ça souffre, que ça gueule, que ça discute, que ça dément. Toute ministre qu’elle est, il faut qu’elle se rende compte : ce qu’on lui fait est plus grave que ce qu’on a fait à Buisson, infiniment plus grave. C’est la retenue à la source, comme on dit à Bercy, c’est indolore. Si peu de traces sur son visage, à peine ce léger voile, les gens ne verront rien. Mais moi…
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Longues conversations avec une jeune femme professeur de lettres. Agrég, Normale, elle s’en excuserait presque. Elle a choisi la banlieue, un lycée où une équipe de professeurs hautement diplômés s’évertue à offrir une seconde chance à de jeunes décrocheurs en les préparant au bac. Elle y croit à fond, à mort. En parle très bien, en écrit mieux encore. Grande sympathie. Et projection : je revois mes premières années de formateur, quand je n’avais pas encore rompu avec le discours institutionnel et que je croyais avoir à transformer l’entreprise, la société, quoi encore. Je l’écoute, j’entends dans sa parole ce que je sentais alors dans la mienne, une gronderie raisonnable qu’on s’adresse à soi-même, une prudence qui dresse des barrières. Mais quoi ? Dans le désastre de ces jeunes, le feu qu’il faut sauver, n’est-ce pas leur révolte ? N’est-ce pas ce mouvement premier, vital, qu’il faut les aider à intérioriser, à épurer des tentations de violence, des systématisations politiques à deux sous, des rôles clés en main ? Est-il vraiment nécessaire qu’ils aillent augmenter de quelques unités les bientôt 90% de reçus au baccalauréat et de quelques décibels les hurlements de victoire rituellement poussés devant les résultats et les caméras ? Quand ils se retrouveront conformes, n’auront-ils pas perdu l’essentiel, ce désir d’une vie singulière qui est pour eux, comme il le serait pour tous les autres si on ne les en avait pas opérés, le nerf de la paix ? N’y a-t-il pas mieux à leur proposer que leur réintégration dans le désordre du monde ?
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La hiérarchie s’étonne du parcours marginal de cette jeune femme : avec ses diplômes, que fabrique-t-elle dans ce périlleux désert ? Je vois les choses autrement. Et si elle se servait de son talent, de sa culture, de sa conviction pour déstabiliser les bourgeois plutôt que pour intégrer les décrocheurs ? Ces apparents malchanceux, ne vaudrait-il pas mieux les aider à renverser la logique établie ? À s’inventer une vie de liberté, d’intelligence, d’amitié, au risque d’avoir à souquer ferme pour leur matérielle ? Quant aux bourginets et bourginettes, ne pourrait-elle, cette vaillante jeune femme, aller porter en eux « le fer dans la plaie » comme disait Albert Londres, ce journaliste dont mes capricieux neurones ont retenu le nom sans difficulté ? Cette déconstruction et cette construction, ce débroussaillage et ces semailles marchent ensemble, ont le même sens, construisent le même monde, sont les deux formes de la même amitié.
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J’aimais entendre Jacques Berque parler de l’identité, c’était pour lui une façon de méditer sur la conscience et l’Histoire, c’était un récit de déploiement. Des imbéciles qui ne militent guère que pour eux-mêmes ont fait du discours sur l’identité un exercice de vanité, l’alibi de leur névrose, la justification agressive de leurs blocages. La philosophe franco-tunisienne Myriam Marzouki a raison de juger ce thème assez pauvre ; plutôt que de disserter sur notre identité, nous ferions mieux de nous demander ce que nous pensons du monde où nous vivons. Le fond de l’aliénation, c’est de découper son terrain de chasse. Peu importe qu’il s’agisse d’augmenter ses parts de marché dans le sirop d’orgeat ou de contribuer à la supposée libération de quelque minorité. « Ce que nous cherchons est tout. » Donc, ne pas aller grossir les rangs des obturés de la politique, des plombés de l’économie, des bloqués du social, des engorgés de la culture, des capsulés des médias, des emmurés des syndicats, des obstrués du militantisme, des étanchés du juridisme, des cachetés de la pédagogie, des colmatés de la performance, des calfeutrés de la compassion, des encombrés de la revendication, et autres embouteillés des équipes, clubs, clans, gangs. Il faut qu’une âme soit ouverte ou fermée.
(28 juillet 2013)
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Notes:
- Stercora, mot latin, pluriel de stercus, excrément. Utilité du latin pour dire le mot juste sans trop blesser. Chez Tchouang-tseu, l’excrémentiel désigne ce qui reste de l’expérience humaine quand, dépouillée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle n’est plus qu’un produit qu’on colporte. ↩