LE MARCHÉ XXIV
Je reçois une lettre d’un polytechnicien qui a occupé des fonctions de tout premier plan dans une entreprise de tout premier plan et qui, depuis quelques années, anime, avec ses associés, une société de conseil qu’il a fondée. La voici :
« L’entreprise a eu une forme. Certains, comme moi, l’ont aimée, et à la mesure de leurs espoirs, ont souffert de ses nombreuses maladies. Tel Aristote (on a la mégalo qu’on peut) regardant la démocratie athénienne s’effondrer et en faisant enfin la théorie, je m’apprêtais à écrire quelque ouvrage sur les maladies de l’entreprise, celles qui suscitent mes révoltes, et donc, en contrepoint, par nécessité, une description de la santé, en creux de la pathologie (avec le maître Canguilhem).
« Et puis soudain je m’aperçois que l’entreprise perd sa forme, que son enveloppe se dissout, laissant nues ses tripes processorales, valences ouvertes vers les partenaires de hasard, en Europe de l’Est, en Cochinchine ou à Madagascar, les liens se nouant et se dénouant au gré des contrats. Est-il possible de penser une entreprise qui n’a plus de forme ? Est-il possible d’aimer, d’adhérer à une chose sans forme, sans pérennité ? Est-il possible de ne vivre que de contrats à durée déterminée ?
« Je n’ai plus envie de me plaindre sur le passé qui n’était que potentiellement intéressant. Mais je voudrais comprendre les formes à venir, les nommer, les décrire, infléchir (ça, ce n’est pas mégalo mais carrément fou) leur évolution. Savoir où ce que devient l’homme se placera dans ce circuit volatile et implacable.
« Si vous partagez quelques craintes, ou désirez me contredire, je passerai volontiers un peu de temps avec vous. »
J’ai tâché de démêler les mouvements divers que cette lettre a provoqués en moi. En manière de réponse, et sous la forme d’une série de notes en marge et de commentaires, je dépose ces réactions sur l’étal de ce Marché.
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Le lieu d’où parle mon correspondant est le plus signifiant qui soit : c’est le point où sa conscience rencontre le monde. Il ne fait pas un discours sur le monde. Il ne lâche pas la bride à sa subjectivité. Il parle comme un homme dans le monde, comme un homme au monde éprouvant, d’un même mouvement, ce qu’il sent de ce monde et ce qu’il sent de soi-même. Il procède par double creusement, double forage : en lui et dans le monde. Sa conscience ne prétend pas soumettre le monde à ses analyses toutes-puissantes, à ses jugements souverains. Sa subjectivité ne se veut pas transcendante. Cet homme est tout simplement présent au monde. Plus il s’examine, plus il interroge le monde. Plus il interroge le monde, plus il revient à lui-même. Plus s’affirme sa solidarité avec le monde, plus son expérience se fait originale et solitaire. Réciproquement, plus sa subjectivité s’affirme en tant que telle, plus il la sent perméable au monde et sollicitée par lui.
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L’aller et retour entre le monde et la subjectivité : toute conscience est capable de ce mouvement, mais rien n’en garantit jamais la réalisation effective. Le plus souvent, dans notre société, il ne se fait pas, ou se fait mal. Il est freiné par la sacralisation d’une rationalité dévoyée qui s’arroge une autorité tyrannique, d’une part, par l’éthique de soumission universellement répandue, d’autre part. Tous les pouvoirs sont en complicité pour que notre relation au monde reste banale, impersonnelle et conventionnelle. Cela ne signifie pas que nous soyons nécessairement inintelligents et insensibles. Il arrive que nous soyons intelligents et sensibles. À cela près que notre sensibilité et notre intelligence ne s’exercent presque jamais en même temps, comme si elles n’étaient plus en phase. L’irresponsabilité qu’autorise ce décalage permet d’ailleurs à l’une et à l’autre de ces facultés de se livrer à toutes ces pirouettes, acrobaties et facéties dont raffole notre société médiatique. Mais, les paillettes balayées, le constat des dégâts commence. Choisissant de jouer perso, l’intelligence et la sensibilité prennent l’habitude de camper de part et d’autre du gouffre qui sépare la conscience et le monde. Certes, ce gouffre, en même temps qu’il sépare la conscience et le monde, les relie. Ce gouffre est aussi un pont. Mais il n’est un pont qu’en tant qu’il est un gouffre : c’est le gouffre qui est le pont. Or, ce gouffre/pont, ni l’intelligence ni la sensibilité n’osent plus le considérer. Chacune de son côté, l’une et l’autre lui tournent le dos. Côté monde, l’intelligence pérore ; côté sujet, la sensibilité s’ébroue. Elles ne se disputent pas. Elles s’ignorent. Elles ne sont d’accord sur rien, sauf sur la nécessité de ne jamais entrer en contact et d’empêcher ainsi, à tout prix, la rencontre franche et immédiate du sujet et du monde, circonstance toujours fatale à l’ordre établi et aux bavardages subalternes.
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Plus l’éducation conduit les jeunes à dresser des barbelés entre leur subjectivité et le monde, moins ils pourront échapper à cette schizophrénie douce et apparemment aimable où ronronnent les citoyens des démocraties occidentales. D’un côté, adhérer au monde en tant que système dont la rationalité, réelle ou supposée, garantit le sens ; de l’autre, nourrir des fantasmes de liberté, d’autonomie, de bonheur individuel. La recette conduit infailliblement à une tolérance ennuyée et sans générosité, fondée sur la célébration des choses. Une fois douchés les premiers enthousiasmes, la tolérance se transformera non moins infailliblement en un ressentiment que viendront barbouiller une sagesse fatiguée et un altruisme convenu, cela même qu’à la fin des discours on appelle humanisme. Le monde comme équation, le monde comme problème à résoudre, le monde comme partie de bridge, voilà les rassurantes impostures proposées aux futures élites. Elles ont un cœur, bien sûr, ces élites ! Personne n’a le monopole du muscle creux ! Mais le leur bat sur le seul rivage de la subjectivité. L’humanisme moderne fait la part du cœur comme on fait la part du feu. À la première occasion, et sous prétexte de rationalité, ce cœur montrera ce qu’il est : un rouage de la mécanique.
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Parenthèse 1. Une éducation digne de ce nom est aujourd’hui nécessairement clandestine, transgressive et paradoxale. Cette transgression est l’affaire des parents au moins autant que celles des enfants. Ce qui compte dans l’école, c’est ce qui permet aux enfants d’augmenter leur poids spécifique d’êtres humains : c’est là la finalité de l’enseignement, du dialogue avec les maîtres et de tout le climat créé, ou à créer, dans l’institution scolaire ; la réussite sociale est une finalité secondaire ; quant à l’insertion sociale entendue comme la distribution des itinéraires scolaires en fonction des mouvements de l’économie et des caprices de la finance, elle n’est pas une finalité du tout. On ne peut vouloir le bien de ses enfants en instillant en eux, dès leur plus jeune âge, la peur de vivre, en développant en eux des comportements de hamsters agités. Le dialogue entre les parents et les maîtres ne s’entend que comme une entente discrète et affectueuse pour aider leur liberté à éclore. Il n’existe pas de situations où cette éclosion aille de soi ; il n’existe pas de situations où elle soit impossible.
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Parenthèse 2. Le désir de rétablir le courant entre la subjectivité et le monde, le regard critique posé sur le passé comme sur le présent, ces attitudes sont proprement extraordinaires chez un polytechnicien qui, de plus, exerce comme consultant. Je connais trop peu mon correspondant pour deviner son itinéraire. J’imagine qu’il n’a pas toujours été jonché de pétales de roses et que l’angoisse et le doute ont fait partie du voyage. Nonobstant les maniaques distributeurs d’anxiolytiques, cette forme d’angoisse existentielle doit être considérée pour ce qu’elle est : une chance bien plus qu’un danger. Plutôt que de rêver sottement à la paix infantile d’avant les problèmes, il vaut mieux méditer sur la bonne fortune que représente l’angoisse, comprendre qu’elle est d’abord tension vers la liberté et aider les autres à s’en apercevoir. Il faut se livrer à cet exercice avec d’autant plus d’énergie et de détermination qu’à peu près tout ce qui a voix au chapitre des chanoines médiatiques manie désormais avec sadisme l’arme de destruction massive qu’est la geignardise démobilisatrice.
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Le passé, dit mon correspondant, était potentiellement intéressant. Il l’était en effet par ce qu’on pouvait imaginer qu’il ouvrirait, par ce sur quoi on pouvait espérer qu’il déboucherait. Au début des années 80, j’ai écrit, sur la vie des entreprises, un livre tout pétri d’optimisme. Il me semblait que la bonne volonté pourrait l’emporter, que la formation, par exemple, dont on parlait tant à l’époque, saurait assouplir, réchauffer, humaniser. La formation n’a rien assoupli ni réchauffé parce que les cadavres ne s’assouplissent ni ne se réchauffent. Un peu par naïveté, un peu par crainte, les formateurs de bonne foi – je crois que j’en étais – prenaient leur souffle pour celui du macchabée institutionnel qu’ils s’imaginaient pouvoir réanimer. Nous n’en sommes plus à ces plaisanteries. Quelque chose est mort, vraiment mort. Quoi au juste, toute la question est là. Dans l’état du cadavre, l’autopsie est malaisée.
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Ce qui est mort ? Une logique tordue, poussée comme un champignon sur le tronc de la société industrielle. Un cancer. Mais là s’arrête la comparaison biologique. Si quelque chose est mort et bien mort, un quelque chose qui n’est pas à réanimer, qu’il faudrait être un abruti pour songer à réanimer, si de ce quelque chose qui est en nous nous pouvons dire, comme dans la chanson de mon enfance, que n i ni, c’est fi-ni, nous, nous sommes vivants, jusqu’à ce qu’il plaira à Dieu bien vivants, nous sommes vivants d’une vie qui ne demande à personne l’autorisation de continuer, qui aura devant elle, comme d’habitude, des jours noirs parmi des jours roses, mais qui n’a aucune intention, nonobstant les difficultés à prévoir, de renoncer au scénario assez performant qu’elle a mis au point depuis un certain nombre de millions d’années.
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Première ineptie : nous sommes vivants, donc le monde est vivant. Deuxième ineptie : le monde est mort, donc nous sommes morts. Réalité : nous sommes vivants dans un monde mort. Mais je ne connais personne, je n’imagine personne en qui la joie d’être vivant soit un sentiment moins fort que la tristesse de vivre dans un monde mort.
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Je reviens à mon correspondant et aux entreprises, dont on nous dit imprudemment qu’elles sont au cœur de la modernité. Il est rare qu’un consultant ait une vision aussi large, qu’il ose s’engager d’une manière aussi profonde, aussi simple. Il est rare qu’un consultant soit animé par d’autres pulsions que la folie du pouvoir et l’épaisse, la grasse, l’écœurante sottise qui en suinte nécessairement. Que n’aurait-il pu me raconter, mon correspondant ? Que les entreprises, du fait de la mondialisation, rencontrent des situations nouvelles et des difficultés inédites. Qu’elles affrontent une concurrence redoutable. Que les problèmes sociaux y sont de plus en plus pesants, même si la peur bâillonne les salariés. Que la précarité et la flexibilité généralisées rendent l’atmosphère irrespirable. Que les cadres ont franchi depuis belle lurette le Rubicon de la contestation. Que plus les communicateurs communiquent, plus les gens se taisent et se haïssent. Que la formation est devenue la grand-messe de l’insignifiance (non pas, comme disent à la radio des gens qui n’ont sans doute pas connu leur grand-mère, la grande messe). Et, bien sûr, que la technique, etc.
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Une étude. Une série d’études. L’appel à des compétences indiscutables. Des séminaires où l’on découvre que le mal est encore plus sérieux qu’on ne l’imagine. L’invention de thérapies ad hoc. Le triptyque éprouvé : le mal, le médecin, la guérison. Ce n’est pas du tout de cela que parle mon correspondant et, surtout, ce n’est pas du tout comme cela. De quoi alors et comment ? Du lien social dont les mailles sont distendues et qu’il faut réparer comme l’épuisette du gamin ? Lamentable bricolage. Le monde n’est pas le Bazar de la plage. De la perte de la moralité ? De la nécessité de revenir à l’éthique ? On peut revenir où l’on veut : de toute façon, personne n’a bougé d’un poil. Mon correspondant, lui, même s’il en doute, a bougé : toute la question est là. Il a fait les deux minuscules pas de géant auprès desquels toutes les compétences du monde, toute l’éthique du monde, tous les bouillonnements critiques du monde ne sont que piétinement, rabâchage et gonflette. Deux pas minuscules in petto et, pourvu qu’ils soient honnêtes, la face du monde en est changée. Deux pas qui font comprendre ce qui est mort, ce qui était mort depuis longtemps. Deux pas qui laissent sur le sol la boue de ce qui est mort. Non pas chercher ce qui est mort et s’en écarter : se mettre à marcher comme un vivant et découvrir, le temps d’en sourire, ce qu’on trimbalait sous ses semelles.
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Si l’on a la chance d’avoir ses deux jambes, poser un pied sur le versant monde du gouffre et l’y laisser, l’autre restant, si j’ose dire, du côté de soi-même. L’inconfort, naturellement. Et si le gouffre venait à s’élargir, un grand écart un peu douloureux. Cet exercice est-il vraiment utile ? Non. Si l’on y réfléchit bien, il n’est même pas nécessaire de faire un pas. Comme on disait à l’école, les jours fastes, en regardant le cahier de textes : « Il n’y a même rien à faire ! » Cette position acrobatique, en effet, c’est la nôtre ; nous sommes voltigeurs de naissance. Dressés à nous raconter des histoires de stabilité, de sécurité, de cohérence, de continuité, de conformité à nous-mêmes, paralysés par les règles de fonctionnement que nous nous sommes laissé imposer, nous rechignons à reconnaître ce déséquilibre. Un pied de chaque côté du gouffre, c’est pourtant notre posture de toujours ! Nous ne sommes pas à ouvrir, telles les huîtres du Nouvel an : nous sommes ouverts ! Ouverts, même si nous faisons tout pour ne pas le paraître, surtout à nos propres yeux, même si nous nous acharnons à rester cohérents, c’est-à-dire droitement, convenablement, correctement, rationnellement, vertueusement fermés. Cohérents comme les managers, comme les tyrans, comme les donneurs de leçons, comme les champions de l’éthique, ou de la morale, ou d’un bout de terrain, ou d’une couleur, ou de n’importe quoi d’autre forcément baptisé Justice ! Cohérents avec notre monomanie, notre monovertu, notre monocertitude, notre monopassion, notre mono-identité ! Jusqu’au jour où l’illusion de cette cohérence s’effrite. On réalise alors qu’on ne s’appartient pas, qu’on ne s’est jamais appartenu, qu’on n’a aucune raison d’être à soi-même son tyran. On s’entrebâille la porte, on se l’ouvre un peu plus large, puis grande, toute grande. Pourquoi la prendre en si mauvaise part, cette belle expression, pourquoi la regarder de haut, pourquoi la charger de noirceur ? On se laisse aller. On se laisse aller : c’est mieux que sécher sur pied.
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Le second pas qu’a fait mon correspondant l’a débarrassé du langage des problèmes et des solutions. Constat et solution : ce schéma naïf, producteur infatigable et inusable dévoreur de culpabilité et de répétition, il a compris qu’il était à peine un alphabet, à peine un solfège. Que la maladie de l’entreprise ne relevait pas de la pharmacopée de la gestion, ni de la sociologie, ni de la communication. Il a surtout compris que la maladie de l’entreprise, qui est la maladie du monde moderne zoomée au maximum, est aussi sa maladie, la vôtre, la mienne. Nous ne sommes pas les médecins du monde, nous sommes ses compagnons de chambre. Nous souffrons du même mal, contre lequel il n’est pas de médecine parce qu’au fond, ce n’est pas vraiment un mal.
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Nous ne sommes pas les contrôleurs des poids et mesures du monde. Nous n’en sommes pas les instituteurs : c’est lui qui nous institue. Trop de soigneurs de monde, trop de diagnostics, trop de thérapies, trop de sauveurs ! Il y a de l’avarice et de la petitesse dans ce trop d’attention. Tant de gens surveillent le monde comme le lait sur le feu, de crainte qu’il ne déborde et ne les déborde, de crainte qu’il ne ressemble plus assez à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ! Dans quel miroir se regarderaient-ils alors ? Plus de miroir ? Se présenter à l’inconnu ? Terrifiant. Pour oublier ce cauchemar, travailler au monde, y travailler encore, y travailler toujours. Inventer la nécessité de produire. Inventer des ennemis, des méchants, des salauds. Tout pour ne pas se laisser aller, tout pour se retenir. L’œil critique, toujours l’œil critique : critique, mais incritiquable ! La vérité comme scalpel, jusqu’à s’en tuer ! Mon correspondant n’en est plus là. C’est rare. Sacré progrès. Il s’est installé au rez-de-chaussée de lui-même, à hauteur d’homme, de plain-pied avec le grand désordre où tout est irréversiblement réversible. « Change, change, demeure ! »
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Cinq voyages en Chine depuis un an et demi. Je m’étais immergé dans les grands textes. « Les anciens philosophes, m’a dit un diplomate fort distingué, n’ont plus aucune importance pour nous. » Presque vrai, semble-t-il, même si quelques jeunes s’intéressent encore à eux. Je n’ai vu que Pékin et, à Pékin, la société bourgeoise chinoise qu’emploie une grande entreprise française en cours de privatisation. Superbe et terrifiant. Que ces gens sont doués, rapides, aériens ! Des oiseaux, mais des oiseaux en volière. « Vous n’avez pas le droit de critiquer la compétition, m’a fait remarquer le même interlocuteur, c’est un slogan gouvernemental. » Aucune contradiction, à mon sens, entre les deux verrous de la société chinoise, le communiste et le libéral. Le saint empereur, le saint Mao, le saint Fric, trois cartes de la même famille. Depuis quelques siècles, obéissance et silence, en engrangeant, s’il est possible, quelques bénéfices secondaires : tout le monde semble content comme ça. Les hommes nuancent leur énergie furieuse par une gentillesse d’une belle simplicité. Les femmes semblent s’être incorporé la logique de pouvoir, l’avoir avalée comme une perle, comme un grain d’uranium qui donne à leur grâce, à leur fascinante intelligence, à leur indémontable ironie un éclat un peu métallique. Les Français ? Prêcheurs et sadomasochistes. Quand c’est l’heure de commander, ils y vont gaiement. Le reste du temps, ils baissent la tête, battent leur coulpe, s’humilient excellemment. Ils disent que, pour parler à des gens d’une autre culture, l’essentiel est de connaître leurs codes. Le business libère chez les Chinois une formidable agressivité. De cet ingénieur plus que doué, plus que compétent, je n’ai obtenu, en cinq semaines de dialogue, que ce refrain : « La seule chose qui compte, c’est d’avoir davantage de contrats pour vivre mieux. » Pour comprendre l’Occident, aller en Chine. Et m’expliquer, si on le peut, les aspects positifs de la mondiocolonisation.
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J’aime la vérité que laissent filtrer le doute, la souffrance, l’espérance modeste dont témoigne la lettre que j’ai recopiée. La simplicité va à la simplicité. L’expression de vos doutes appelle celle des miens : nous voici sur un terrain non miné ; votre indépendance n’a rien à craindre, la mienne non plus ; nos mots tissent une toile de confiance et de lucidité. L’ouvert va à l’ouvert. « Un parler ouvert, dit Montaigne, ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Qu’est-ce donc qu’un parler ouvert ? Quelle différence entre un parler ouvert et un parler fermé ? Celle-ci, peut-être : si vous me parlez fermé, vous cherchez à me conduire là où vous voulez que j’aille ; si vous me parlez ouvert, vous me reconduisez à un départ. Le parler fermé est nécessairement inauthentique : seule compte pour vous la conclusion à laquelle vous voulez que je parvienne. Vous m’attendez au tournant. Votre parler fermé est comme un bâti de couturière qui cédera rapidement la place à la couture définitive ; vous-même ne le prenez pas au sérieux. Naturellement, pour me faire oublier que vous me parlez fermé, et pour l’oublier vous-même, vous vous faites le fondé de pouvoir d’une grande cause, d’une idée noble, d’un sentiment immense ; vous me vendez de la civilisation, de la liberté, de la religion, de la justice. Si, au contraire, vous me parlez ouvert, vous n’avez rien à me vendre, vous ne cherchez à me conduire nulle part. Vous m’invitez à soupeser avec vous le poids de vos paroles. Votre parler ouvert, si modeste qu’il soit, est profond et large. Large, parce que je me sens d’emblée partie prenante de ce que vous me dites. Si différents que soient nos points de vue, nous envisageons ensemble le monde où nous vivons ensemble. Profond parce que, loin de me clouer à l’instant, vous m’invitez à parcourir ma durée intérieure et à en nourrir ce présent que nous partageons.
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« L’entreprise perd sa forme », dit-il. Voilà qui me ramène en Chine, à une brève, à une furtive conversation avec une jeune Chinoise à qui, de quinze à vingt ans, on a enseigné les vieux philosophes, Lao-tseu notamment, et qui, depuis, les fréquente avec un bonheur toujours renouvelé. Ce jour-là, presque sans y toucher, elle m’avoue dans quelle contradiction la jette désormais la lecture des grands textes. Ils l’invitent à la sérénité, à la modestie, à la discrétion, au silence : l’entreprise lui parle développement personnel, compétition, conquête, réussite matérielle, évaluation. À plusieurs reprises, j’ai tenté de reprendre avec elle cette conversation. Elle a éludé ce bavardage inutile. Le gouffre. On ne commente pas le gouffre.
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Au moins faut-il le nommer. Les affres interculturelles qui font vendre du colloque sont des fumisteries. Cette jeune cadre chinoise taoïste et le vieux catho français révolté que je suis s’entendent et se comprennent immédiatement. Le gouffre, ce n’est pas non plus l’ordinateur qui l’a creusé, ni l’avion dans lequel je suis venu. Le gouffre, c’est que nous nous laissons faire et que nous ne nous laissons pas aller.
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Les larmes viennent aux yeux des responsables français quand, sous couvert d’anonymat, je leur rapporte la substance d’une conversation comme celle-là. On ne sait pas comme c’est sensible, un manager. La mésange – ou parus major – qui vient picorer la boule de graisse qui s’est épanouie grâce à nous sur un arbre de Judée en prend des allures de déménageuse, de catcheuse. Que des propos aussi profonds aient pu être tenus dans leur entreprise, voilà qui leur va droit au cœur, justifie leur vocation, les emplit de bonté professionnelle et ouvre en eux les écluses jumelles de leur âme, celle du rêve et celle de la réussite. Ils sont fiers d’avoir choisi de si bons éléments. Voir leurs affaires nimbées d’une telle dimension humaine les réconforte. Ils y retourneront avec un appétit décuplé.
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Rien à faire, je vous dis. Dès qu’un embryon de mésange de complicité intérieure s’établit entre quelqu’un et le système foireux qu’il a la faiblesse de servir, la roue de son esprit se voile et les rayons de son cœur se tordent. Cette mécanique est implacable. Rien ne lui est opposable. Elle gagne toujours ; elle gagne, comme on dit au bridge et aux échecs, contre toute défense. J’en connais qui tentent de jouer au plus fin avec elle : la confiance de ces anciens bons élèves en leurs performances méningées cache mal la fragilité qu’ils demandent à l’institution de leur faire oublier. On ne triche pas avec le gouffre.
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Le racisme anti-managers ne serait pas plus acceptable qu’un autre. Non qu’il soit injuste de les titiller : moins de tam-tam autour de la guerre économique, et personne ne s’occuperait plus d’eux. Pourtant l’entreprise n’est que le cas de figure le plus spectaculaire, parce que le plus innovant et le plus fanatique, de la décivilisation occidentale. Un récent propos d’Alain Minc me paraît ouvrir une piste féconde pour l’intelligence de ce processus. Selon le président du conseil de surveillance du Monde, on a tort de reprocher aux médias, notamment au petit écran, d’avoir une mauvaise influence sur la population. La télé, pour Alain Minc, reflète tout simplement la réalité ; elle nous renvoie notre image. Quelle chance, ai-je pensé, qu’Alain Minc ne préside pas le conseil de surveillance des chaînes de télévision ! Il devrait alors avoir à l’œil non pas les gens des médias, mais les téléspectateurs ! Il faudrait un mot nouveau pour désigner la fonction. Commissaire du peuple, peut-être ?
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Ce qui reste de l’expérience humaine quand, privée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle devient un produit qu’on colporte, Tchouang-tseu le désigne par une formule sans équivoque : les excréments. Une fois dépouillée de son principe vital, toute réalité matérielle, intellectuelle ou spirituelle, devient excrémentielle. Par bien des aspects, la télévision me semble encourir un jugement de cette nature. Non que je fasse ici le dégoûté et que je veuille m’égosiller contre la pornographie. L’excrémentiel n’est pas lié au sujet traité mais à sa mutilation. Rien n’empêche théoriquement un film porno, s’il se trouvait habité par ce je ne sais quoi, ce presque rien – ce gouffre retrouvé – qui restitue à la réalité sa profondeur de champ, d’être vraiment vivant. Et rien ne garantit qu’un spectacle hautement culturel ne puisse devenir excrémentiel. L’excrémentiel n’est pas la conséquence de la grossièreté du choix, mais de la trahison de l’être, de l’évacuation de l’être, de la reconduite de l’être à la frontière.
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Délicats que nous sommes, nous voulons laisser excrémentiel à Tchouang-tseu ? Préférons donc résiduel, ou mieux fané, avec sa rassurante connotation florale. L’important est que le terme choisi évoque non seulement une dégradation, mais encore un état impossible à amender, à réanimer. C’est une image de cette sorte qui se présente à l’esprit de mon correspondant quand il considère ce qu’est devenue l’entreprise. Il fait ce constat sans plaisir et après mûre réflexion. Comment une collectivité de personnes bien vivantes exerçant une activité incontestablement utile peut devenir un non-être, c’est un grand mystère. Il faut une foi vigoureuse dans l’humanité pour oser l’affronter.
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Des témoignages comme celui de cette jeune femme chinoise, j’en ai recueilli plus d’un dans mon activité de formateur. C’était toujours une épreuve périlleuse que de les évoquer, même avec discrétion, devant un haut responsable. Il fallait une confiance solidement établie ; c’était rarement le cas. De toute façon, je savais que j’allais contraindre cet homme à un exercice trop difficile pour lui. L’émotion avec laquelle il accueillait mon témoignage n’était pas feinte ; ce que mon récit avait d’improbable et ce qu’il allait entraîner pour lui de douloureux l’exacerbait. Qu’il existe des couleurs ne meurtrit pas un aveugle, qu’il existe des sons n’accable pas un sourd : la liberté, la gratuité, la simplicité sont des poignards pour qui n’a pas choisi d’en vivre.
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Devant l’excrémentiel ou le fané, l’indignation et la révolte ne marquent pas une énorme différence avec la résignation et l’acceptation. Si, comme je le crois, l’ensemble du discours médiatique, politique, culturel, relève aujourd’hui de cette catégorie du fané, l’angle sous lequel on l’aborde est de peu d’importance : la vraie question, dans l’entreprise comme dans la sphère médiatique, est celle de la relation qu’on entretient avec ce fané, des culpabilités qu’elle nourrit, des élans qu’elle interdit ou dont elle protège, de la mort qu’elle garde au chaud, de la vie qu’elle laisse au frigo.
(13 janvier 2006)