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Penser âme et corps

Penser ce qu’on ne sent pas, c’est mentir à soi-même. Tout ce qu’on pense, il faut le penser avec son être tout entier, âme et corps.
Joseph Joubert

 

 

 

Penser n’est pas piétiner en chœur dans les données, à la manière des vignerons qui foulaient le raisin. Je connais des clubs de gens fort distingués et croulant sous le poids de leurs diplômes qui, la retraite venue ou s’approchant, nostalgiques de leur immense passé de managers, ne cessent de rivaliser d’intelligence et d’échanger leurs informations sur le monde, soucieux de maintenir entre eux une sorte de fermentation qui semble n’avoir d’autre raison d’être que de prêter encore un peu de vie aux illusions de leur jeunesse. Ni raisin ni vin dans ce vignoble. Quand l’un d’eux s’en va faire profiter les anges de son expertise, les autres le saluent pieusement, et continuent. Je ne sais rien de plus triste. Comprendront-ils un jour, oseront-ils comprendre ? Personne ne méconnaît leurs qualités, leurs capacités, mais pourquoi en faire éternellement état ? Douteraient-ils d’elles ? Voudraient-ils faire sentir à quel point elles leur pèsent ? Et s’ils changeaient de manière ? S’ils se mettaient soudain à parler par l’envers d’eux-mêmes…  Eux comme nous tous, bien sûr. Mais eux, particulièrement. Pas à cause de leurs médailles, de leur quotient ceci ou cela. À cause de leur énorme refoulé. Pas à cause de leurs fichiers. Pas à cause de leurs dossiers. À cause de leur corbeille.

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Il faut souvent du recul pour comprendre la poésie. Le temps doit avoir dénudé une époque pour qu’apparaisse clairement le lien entre ce qui la travaille et les mots que les poètes ont arrachés au langage pour se sauver et la sauver. Ainsi, par exemple, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, le négateur, et Pierre Reverdy, l’esprit le plus religieux qui soit. À partir de leurs points de vue inconciliables, de leur commune lucidité et de leur courage, ils nous ont envoyé le même signe. Quand Lautréamont trouve le beau dans la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », quand Reverdy nous demande d’établir, entre les mots et entre les choses, ces « rapports inouïs » qui créeront « le choc poésie », l’un et l’autre, chacun à sa manière, parlent à cette société future, la nôtre, dont ils pressentent l’étroitesse agressivement satisfaite. Elle ne les entend pas, bien sûr, ils sont trop vrais pour cette faiseuse avare. Pour protéger le même ordre bourgeois anxieusement possessif, étroit, jaloux, avare, les bigots de la religion ont fait de Lautréamont un infréquentable blasphémateur pendant que les bigots du rationnel rigolaient grassement de la pauvreté inspirée de Reverdy. Si nous lisions ces deux poètes, si nous les lisions ensemble, nous n’y trouverions le remède d’aucun de nos maux mais nous comprendrions à quel point il est vain de demander à ce qui enferme de libérer, à ce qui condamne de sauver, à ce qui rapetisse de grandir. Ne confondant plus ce qui relève de l’esprit et ce qui n’en relève pas, nous pourrions commencer à voir plus clair.

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Le monde bourgeois sait parfaitement ce qu’il fait quand il mêle à dessein l’or pur et le fumier pour s’inventer une solidarité frelatée avec le peuple qu’il jettera aux orties dès que la moindre menace s’approchera des privilèges sacrés qui sont à la fois sa drogue, sa malédiction et sa première raison de vivre. Partout, absolument partout, grâce à cette arnaque fondamentale, ses affaires tournent rond. La conjonction de sa réussite et de sa perversité constitutive lui vaut toujours plus d’abonnés. Tolérance bienveillante, très légèrement grondeuse et infiniment compréhensive, pour la déconstruction des valeurs sur lesquelles il s’est fabriqué mais engagement massif dans le réseau providentiel des servitudes nouvelles. Les mêmes qui sabotent la culture dont ils ont été allaités en mettant au même niveau Shakespeare, Dante et le communicancant du coin auraient honte de ne pas s’exposer matin, midi et soir, aux radiations salvatrices de la propagande et trouvent entièrement naturel qu’on leur chante les mérites de l’intelligence artificielle, ce concept, comme disent ceux qui le vendent, qui, si l’école avait encore quelque lointain rapport avec la connaissance désintéressée, vaudrait à ceux qui l’ont mis en circulation un bonnet d’âne dont au moins cinquante-trois générations garderaient le souvenir hilarant et navré.

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La phalange macédonienne, ou tortue macédonienne, vieille tactique militaire et ancêtre de la modernité conquérante : se protéger pour mieux attaquer. Hérissée de lances, la troupe avance lentement et serrée. Les boucliers des soldats périphériques couvrent ses flancs, ceux des autres combattants, dressés au-dessus de leurs têtes, stoppent les flèches et les traits. On ne vient pas à bout de cette machine de guerre en braillant des slogans ou en gigotant sur des estrades. Seule solution, sans succès garanti : chercher la faille.

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Une intuition, parfois, et le monde, pour un temps, s’éclaircit, comme si elle décapsulait un secteur de l’esprit. Je vais en proposer deux pour le prix d’une. J’ai trouvé la première chez Jacques Berque, la seconde dans un vieux souvenir d’étudiant. Elles n’ont apparemment aucun rapport avec ce qui nous préoccupe, ne mettront pas fin à la guerre d’Ukraine, ne feront pas peur au virus, ne rendront pas au climat sa sérénité. Pourtant, loin de les disqualifier, leur apparente inactualité leur confère une force qui serait irrésistible si nous la prenions en considération. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Pour une seule mauvaise bonne raison : parce que ce serait envoyer au diable – pourtant son unique destinataire – tout ce que notre fin de civilisation proclame avec une solennité comique. La pauvre ! Elle n’a plus que ses haillons à se mettre, toutes les fringues que l’Histoire lui a léguées, elle les a salopées ! Pour muscler nos cœurs et nourrir nos esprits, il lui reste le slogan fièrement proclamé par le nouveau Nouveau monde : Rapidité, Efficacité, Résultats. Facile à retenir : le RER. Pour nulle part.

Première intuition, celle de Berque. Il s’intéressait aux mots. Il était, dirait-on, un homme de langage, formule dans laquelle peu de gens verraient encore un pléonasme vicieux : n’est-on pas un homme de langage comme on est un homme de droite ou un homme de gauche, un homme d’action ou un homme de science ? Dans l’une de nos conversations, il s’étonne ou feint de s’étonner : pourquoi le français ignore-t-il le mot élusion ? Pourquoi le français élude-t-il élusion ? Il était bien informé. Élider et élision marchent ensemble mais éluder se promène tout seul. L’ordinateur accepte le verbe mais souligne de rouge élusion. Littré ne reconnaît pas non plus ce mot. Le Dictionnaire de l’Académie française, Larousse et Le Robert pas davantage qui, tous les trois, proposent pourtant l’adjectif élusif. Les écrivains ne parlent guère d’élusion. À l’exception, paraît-il, de Georges Bataille : je n’ai pas vérifié. Et, indirectement, d’Albert Camus qui, Berque l’avait noté, emploie parfois élision dans le sens d’élusion.

Enfin. Si élider donne élision, pourquoi éluder ne donnerait-il pas élusion ? D’autant que les deux mots suggèrent la même idée : supprimer. Toutefois, les processus suggérés n’ont rien de commun, pas plus que les étymologies. Élider, c’est pousser dehors, chasser, expulser. Élider une voyelle, c’est la faire disparaître pour la remplacer par l’apostrophe. Éluder est autre chose. C’est jouer avec, esquiver, dérober (et se dérober) adroitement, brouiller les cartes, chercher l’échappatoire, faire glisser. Pourquoi donc peinons-nous à reconnaître élusion alors que nous acceptons élision ? « L’élusion, m’a répondu Berque quand j’ai cherché à en savoir plus, dissimule les vrais problèmes, les vraies nécessités, pour servir d’autres intérêts. »

Le souvenir de jeunesse me ramène, lui, au temps lointain où je lisais un peu de théologie. J’en ai rafraîchi le souvenir dans le frigo de Wikipédia. Encore une histoire de mots. Hérésie n’a pas toujours eu le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le grec ancien haíresis, qui signifie choix, n’avait aucune connotation négative ni péjorative : ainsi un Grec faisait-il le choix, l’haíresis, de l’école philosophique qui l’attirait le plus. En 1690, dans son Dictionnaire, Furetière constate déjà cette évolution avec une élégante netteté : « Ce mot vient du verbe grec haireomai, [latin] eligo, je choisis. Suivant cette étymologie, ce mot est du nombre de ceux qui tiennent le milieu, et qui peuvent se prendre en bonne et en mauvaise part. Cependant l’usage a tellement prévalu, que par le mot d’hérésie on n’entend plus autre chose qu’une attache opiniâtre à une proposition erronée et condamnée. Hérésie se dit, par extension, des propositions notoirement fausses qu’on avance dans d’autres sciences. C’est une hérésie, en morale, de dire qu’il ne faut pas être reconnaissant. C’est une hérésie, en géométrie, de dire que deux triangles qui ont les angles semblables ne sont pas proportionnels. Ce mot vient du grec, et n’était pas odieux autrefois, et signifiait seulement opinion particulière. »

Dans les années cinquante, j’avais trouvé chez les théologiens qui parlaient de l’hérésie une idée qui, au-delà du domaine religieux, pouvait s’appliquer à beaucoup d’autres et, notamment, à la politique. Ils faisaient observer que, dans le catholicisme, toutes les hérésies n’étaient pas venues d’une contestation de la doctrine et ne consistaient pas toutes à avancer des propositions qui la contredisaient ou lui étaient étrangères. Certaines hérésies, expliquaient-ils, sont filles de la pratique. Elles apparaissent quand la sensibilité de certains fidèles et la situation dans laquelle ils se trouvent les incitent à mettre l’accent sur un point particulier de la doctrine au détriment d’autres points, et les conduisent finalement, sans qu’ils en soient toujours conscients, à en modifier la perspective générale. Le modernisme, ce mouvement de contestation auquel l’Église catholique a dû faire face à partir de la fin du XIX° siècle, leur semblait appartenir à cette catégorie. Ils y voyaient un exemple d’hérésie de glissement, d’hérésie de jeu d’accents, d’hérésie de déséquilibre.

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Les deux intuitions, bien sûr, se rencontrent. Elles désignent le même jeu vicieux avec la réalité : tricher avec elle en l’éludant ou tricher avec elle par un système de choix truqués qui la défigure. Pas un aspect de notre vie collective qui ne soit affecté et infecté par ce mensonge premier, par cette cause première créée de toutes pièces. Là réside le péché originel de la modernité, sa maladie mortelle. Depuis quelque temps, il faut être drogué pour ne pas le sentir, la supercherie commence à vieillir, elle se fane, elle se fendille, elle se craquèle. Mais les mécaniciens de cette saleté, qui en sont aussi les bénéficiaires, ne manquent pas de munitions. Quand se révèle, si peu que ce soit, l’imposture, la découverte est si troublante, l’émoi si profond, qu’ils ont beau jeu de dénoncer le désordre et la violence qui vont presque toujours, presque nécessairement, l’accompagner. Il y a quelque chose de fascinant dans leur mensonge. Il n’est pas seulement le contraire de la vérité, il est une utilisation de la vérité en vue de la confirmation du mensonge. Ainsi nous rebat-on les oreilles avec l’idée lacanienne que « la réalité, c’est quand on se cogne ». C’est vrai, oui, mais quand on se cogne à quoi ? À l’indicible expérience de soi dans le monde ou aux conséquences douloureuses du sous-humanisme technocratique ? À du dur, du vrai dur, à ce qui s’impose à nous qui que nous soyons, quoi que nous fassions et pensions, ou à du faux dur, à ces situations entièrement trafiquées auxquelles on voudrait que nous reconnaissions une nécessité et un sens qu’elles n’ont pas et n’auront jamais ?

L’élusion de la condition humaine, l’escamotage du fondamental, l’incroyable mutilation de l’existence, je l’ai vue dans le monde des entreprises. Elle m’a épouvanté. C’est le code des codes. Je l’ai vue chez ceux qui se moquaient du sort des salariés et chez ceux qui en avaient réellement le souci. Je l’ai vue dans le patronat et dans les syndicats. Si tous, au fond d’eux, en avaient conscience et à quel degré, je n’en sais rien mais je sais bien que, les rares fois où elle se disait ou s’avouait – presque toujours dans une conversation privée -, c’était comme une confidence dangereuse, comme une déclaration de paix qui pourrait avoir des conséquences terribles. Le code des codes, oui. La mutilation première qui donnait sens à tout, faux sens à tout. Qui, une fois mise entre parenthèses la nature même de la condition humaine, permettait à toutes sortes d’ingénieurs de l’intelligence et des affects de résoudre les faux problèmes qu’ils avaient posés. Et tant pis s’ils ne savaient pas à qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas de qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas qui, en eux, parlait.

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Le plus intéressant, aujourd’hui, c’est l’expérience ordinaire qu’on prend au sérieux. Par exemple le dialogue secret qu’on entretient avec une image, un propos tombé des médias, d’Internet, de n’importe où. Pour soi, pour soi seul, ruminer la chose. Non pas la décrypter, le décrypteur a toujours une clef à la main. La contempler. Ne rien penser. La laisser tomber en soi, attendre qu’elle dise son vrai nom. Accepter que ce soit ingrat, ennuyeux, décourageant. Il n’y a pas que la Joconde qui puisse être contemplée. Elle mérite de l’être, certes, mais si on ne s’intéresse qu’à elle, c’est mauvais pour le monde, et pour elle. Contempler une pub jusqu’à ce qu’elle écaille en soi un peu de pensée, qu’elle crache sa vérité, quelques bribes au moins. Expérience dangereuse ? Oui. Pour le confort. Pour l’image. Pour ce qui ne vaut rien.

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La pandémie qu’on fait semblant de croire terminée a été un grand moment d’élusion et de trucage. Le plus souvent, élusion de rattrapage, élusion de confort. Ce maire qui, en se réveillant, découvre qu’au plus fort du Covid, quinze cents jeunes se sont installés dans une usine désaffectée de sa commune pour y faire héroïquement la fête. Il est gentil, cet homme. Quand il va voir les envahisseurs, il trouve que « ce sont des jeunes vraiment bien élevés ». Il a été heureux – et probablement surpris – de constater « qu’ils se montraient très respectueux envers le maire de la commune. » Il a discuté « avec au moins cent cinquante d’entre eux » et n’a pas souvenir de « personnes complètement alcoolisées ». Mieux, il a eu la merveilleuse surprise d’apercevoir un peu partout des sacs-poubelles. Au fond, cette soirée lui a été un chemin de Damas : ces jeunes tout contents de se retrouver ne sont pas du tout ce qu’on dit qu’ils sont. Il a honte de son scepticisme passé : « On a des idées toutes faites sur la jeunesse ». Les choses, en réalité, sont infiniment simples : « C’est là une jeunesse qui voulait faire un 1er janvier entre eux, c’est tout. »

Eh non, ce n’est pas tout, l’essentiel n’y est pas, on l’aura constaté dans les hôpitaux. Mais cet homme sympathique et probablement bien plus désolé qu’il ne le montre n’est nullement responsable de cette invasion. Qui lui en voudrait de ne pas accabler ces jeunes ? On sera moins indulgent pour la maire de Paris. Le lundi 22 juin 2020, six jours avant le second tour des élections municipales, revenant sur la Fête de la Musique dont, en dépit du virus, elle avait voulu, la veille, enfiévrer la capitale, elle déclarait : « Je pensais que, bien sûr, il y aurait du monde parce que les Parisiens, les jeunes Parisiens ont été comme tous confinés pendant deux mois, et on sent bien qu’il y a cette envie de sortir, de faire la fête. Bien sûr, c’eût été mieux avec des masques, c’eût été mieux avec peut-être moins de monde mais c’est difficile de contester cette soif de vivre, de se projeter et d’être à l’extérieur. » Que dire ? Si c’eût été mieux avec des masques, il eût fallu les trouver ou interdire de sortir sans. Si c’eût été mieux avec moins de monde, il eût fallu en tenir compte. Quarante-neuf pour cent pour l’idéal, cinquante-et-un pour le réalisme résigné et efficacement électoral, ça gagne à tous les coups, sa ration correcte de valeurs est distribuée au troupeau avec la certitude qu’il ne vous en voudra pas d’avoir fait semblant. « À partir de la semaine de la Fête de la musique, le taux de reproduction [du virus] augmente. Ça n’a pas été complètement inopérant sur cette tendance. », constate pourtant l’adjointe à la santé. Je ne sais pas estimer ce genre de dégâts mais je crois deviner les conséquences plus lointaines d’un tel langage. Pour qui n’a pas le nez coincé sur le tout de suite, elles sont immenses. Aucune confiance ne peut y résister. Sous les braillements d’une joie forcée, s’alourdit une angoisse pâteuse que chacun enferme férocement en soi, qu’on nie tous ensemble à qui gueulera le plus fort, et qui, un jour, ne trouvant d’autre issue, explosera en violence. « Si le Covid est synonyme de drame, la musique, la danse, la joie tous ensemble est synonyme de vie », roucoulait à la fête un gentil chanteur qui, en ce jour de gloire de l’élusion, tenait à nous faire profiter de sa généreuse sottise.

Le pire n’est pas là. Le pire, le vraiment moche qui était aussi le vraiment idiot, c’étaient ces pleurnicheries de notables venus soutenir à la radio, entre deux zooms d’affaires, les malheureux jeunes gens à qui la monstrueuse inhumanité des pouvoirs publics interdisait d’aller siffler leur inspirante petite bière aux bucoliques abords du canal Saint-Martin. Quel cœur ils y mettaient, Seigneur, quelle indignation, quelle compassion rageuse ! Si vous les aviez entendus, la Cène, c’eût été, comme dit Hidalgo, la bière et non le vin ! Comme quelques autres, j’imagine, le virus m’a filé les foies, les chocottes, peut-être même un brin de trouille. Comme d’autres peut-être, j’ai eu peur pour moi (charité bien ordonnée…), pour elle, pour eux, pour tous. Jamais, je le jure, je n’ai pourtant atteint le point d’abattement auquel m’ont conduit ces pleutreries. Ces jeunes, enfin, vous imaginez ? Le surgissement de la mort. Non pas la mort localisée, étiquetée, cancer ou bagnole. Non pas la mort dûment enregistrée, mise en mémoire. La mort partout, la mort au milieu de la vie, une mort qui ne sait pas vivre ! La mort dans le monde entier, qui s’invite. Sans carton. La mort qui se fout des privilèges. Le monde entier, oui, et tous égaux devant elle, mazette, et pas un bistrot épargné, même pas les clubs chics, même pas la propriété de Bonne Maman, avec la piscine. On rêve ! La mort dans les librairies, la mort à la fac, la mort dans les bureaux. Objectif mort, partout. Tout ce que leur éducation a travaillé à dissimuler, à arranger, à édulcorer. Vous imaginez ce qu’ils ont senti, vous imaginez à quel point la stupidité de leur formation – de leur conformation – les a laissés, au fond d’eux, à un fond qu’on leur a appris à ignorer, démunis, tremblants, affolés. Minéralisés, ces pauvres enfants. Et ils ont dû nier ça de toutes leurs forces, les malheureux, avec les dégâts collatéraux d’une élusion cette fois tellement compréhensible.

Et pour les aider, quoi, qui ? Ils ont quoi dans leur sacoche, les notables ? La petite bière ! Rien d’autre à leur dire. Pas une parole du dedans, pas un souvenir lumineux, rien qui touche le cœur, déserts, déserts encombrés, vieux déserts ! Les vieux gamins parlent aux jeunes gamins. Oh ! qu’un instant j’ai eu de vilaines pensées, qu’il m’aurait semblé juste et équitable de la leur faire avaler, à ces étriqués compatissants d’opérette, par litres et par hectolitres, leur bière ! La colère, c’est comme la musique, c’est comme la messe, ça ne se quitte pas au milieu, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on revienne à soi. Et là, au bout, j’ai vu leur nullité, j’ai vu leur désarroi, j’ai vu aussi leur hargne et qu’un instant éclipsé par le Covid, le virus Esprit bourgeois, – pseudo : Modernité – quand il se réinstallerait en force, ne ferait de cadeaux à personne et rattraperait vite le temps perdu !

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Un instant, c’est vrai, j’avais pensé que le Covid pourrait tout changer. Macache ! Le monde occidental a un cul de plomb. Tout autrement, tout pareillement que le poète, je me sens, moi aussi, en étrange pays dans mon pays lui-même. Mais, cette fois, rien à attendre de l’extérieur, rien. Si j’écrivais le récit de mes relations avec le monde où j’ai vécu, ça s’appellerait Histoire d’un désamour. Pourtant, le goût de vivre ne m’est pas passé, même à l’entrée de la dernière ligne droite. Alors, on recommence. D’abord, tâcher de sauver quelques bribes qui peuvent servir. Souvenirs, peut-être signes.

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Bribe. Au supermarché du village, il y a quelques années, une famille avait installé son caddie au milieu d’une allée. Quand ils y déposaient les boîtes de sardines ou les paquets de pâtes et de café qu’ils étaient allés chercher dans les rayons, le père, la mère et les deux filles s’amusaient à faire de ce geste une solennité, presque une liturgie. Chacun prenait à deux mains l’article qu’il avait trouvé, l’installait délicatement dans le caddy et disait d’une voix claire et sérieuse, comme dans l’émission de télévision que personne ne manquait à l’époque : « C’est mon choix ! » C’était drôle, gai, gentil. Un peu inquiétant aussi, comme s’ils conjuraient, en public, un mauvais sort. Je ne sais ce que disait exactement la scène mais elle disait qu’elle disait quelque chose. Il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose à sentir, même si l’on ne savait pas quoi. Rien n’est plus précieux de nos jours que ce je ne sais quoi. Surtout ne pas le lâcher, c’est notre bouée. C’est lui qui sauvera l’époque de son dogmatisme du néant, infiniment plus pernicieux que l’autre : j’ai connu les deux, je peux témoigner. Le cueillir, le garder en soi. Le je ne sais quoi, c’est la trace laissée en douce par les amis de la vie en exil.

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Bribe. Une philologue qui sait ce qui pèse aujourd’hui sur notre langue française et son expression écrite veut rendre ou donner aux enfants, aux étudiants, et à bien d’autres, le goût et le plaisir de la fréquenter. Elle n’ignore rien de la crise en cours mais refuse, avec raison, de la dramatiser. Elle ne méconnaît pas les ressources de notre langue, elle sait sa capacité de rebond. Il lui paraît toutefois raisonnable, pour ne pas aggraver la situation, de nettoyer l’orthographe du français moderne de ses complications indéfendables et des décourageantes bizarreries dont il a hérité. Et de citer ce h que nous nous croyons obligés de loger, en hommage au thêta grec, derrière le t de bibliothèque. Pourquoi ne pas le supprimer ? Des langues sœurs l’ont fait et ne se sont pas écroulées. Le sacrifice de ce h, s’il ne procure pas un immense plaisir aux plus anciens d’entre nous, ne raccourcira pas leur existence. Il leur sera moins douloureux, de toute façon, que le martyre que leur inflige quotidiennement l’écran des chaînes d’infos, ce paradis des fautes d’orthographe honteuses.

J’avais oublié ce h quand, quelques jours après, un commentaire d’internaute m’y a reconduit. L’article que cet estimable citoyen honorait de son précieux grain de sel racontait avec quelque complaisance les malheurs d’un homme politique. La réaction était courte et probablement lourde de sens, mais j’avais du mal à en mesurer la portée. Elle tenait en un mot : « Tammieux ». L’allusion m’échappait, je n’en étais pas fier. Un fait divers ancien ? Ce Tammieux, un Landru parlementaire de jadis ? Un Petiot ministériel ? Et soudain l’évidence et, pour moi, la dégringolade : Tammieux, c’est tant mieux, tout simplement ! Tant mieux s’il a des emmerdes !

Mettre en présence, laisser tomber ensemble au fond de soi ce Tammieux et la voix de cette philologue. Chercher la relation, si elle existe. Ou avouer qu’on ne la trouve pas, que ces deux êtres de langage ne se rejoignent pas – pas sur un terrain, en tout cas, qui nous soit accessible. Qu’ils resteront deux étrangers, comme les mondes qu’ils représentent. Ne pas argumenter qu’il s’agit, d’un côté, de la boutade d’un illettré et, de l’autre, de l’analyse d’une savante. D’un propos pour rien et d’une démarche culturelle. En Occident comme en Orient, au-delà de toutes les différences et de tous les conflits, la rencontre est longtemps restée possible entre ceux qui savaient tout et ceux qui ne savaient rien, entre l’empereur et le paysan, entre le sage et l’ignorant : c’était même très exactement cet immense détail qu’on appelait civilisation et qu’on essaye aujourd’hui vainement et sottement de retrouver en agençant des événements arbitrairement spectaculaires. On parle de produits de synthèse. Il n’y a pas de relations de synthèse.

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Bribe. Au patronage, Jean-Pierre était le seul vrai bourgeois de nous tous. Un jour où notre imagination avait, une fois de plus, transformé la poussière de la cour en terrain de foot, il eut à tirer un penalty, un péno. J’y suis encore. C’est la fin du match. Un but partout, le péno va être décisif. Le goal, trop serré dans sa chemise, se met torse nu. Deux tas de pull-overs délimitent la cage imaginaire. Jean-Pierre s’essuie les yeux : la poussière, bien sûr, comme toujours ici. Il prend du recul, puis frappe. Et rate. Il regarde ses pieds, comme si c’était leur faute. Il reste un instant ainsi, puis se redresse et crie. Je sens qu’il a envie de crier Merde ! Mais il ne crie pas Merde ! Il crie Miel ! l’imbécile traduction bourgeoise d’alors. Et des sentiments inconnus montent, comme des baleines furieuses, à la surface de mon âme. Je n’ai pas changé d’idée là-dessus. On ne fait jamais bien, et toujours mal, quand on interdit des mots. On ne jette pas des mots au tribunal, aucun ne serait acquitté, aucun, même pas liberté, même pas amour, même pas je t’aime. Même pas déconstruction ! Les mots sont comme nous. Salis, mais l’espérance les sauve. Ils vieillissent, mais elle les rajeunit. On ne sépare pas les pourris des vendables, comme les fruits sur les rayons. C’est ainsi : aucun n’est jamais vraiment pourri, aucun n’est jamais vraiment vendable.

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Bribe. Je suis client de la même agence bancaire depuis 1963. En visite dans les lieux un jour de 2013, année où je fêtais à la fois mes quatre-vingts ans et mes cinquante ans de fidélité à ce noble établissement, je me suis amusé à signaler ce double anniversaire à l’employé qui allait me remettre un carnet de chèques tout neuf. Ce fut un événement majeur, un des grands instants de mon existence, un moment fort comme on dit à la télé, un de ceux où l’époque est toute nue devant vous, où vous ne pouvez pas douter de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle vaut. L’homme m’a regardé puis, saisi d’une intuition majeure, a filé comme une flèche avant de revenir tout sourire en brandissant une brochure. « Permettez-moi de vous faire cadeau de ceci », m’a-t-il dit avec chaleur. Je ne savais pas ce qu’il y avait en lui, mais j’étais sûr de l’arnaque. J’ai fabriqué le sourire ravi qu’on attend des vieux. J’ai signé le papier qu’il me tendait. Une formalité, une formalité, balbutiait-il. J’étais presque heureux, il y avait de la nécessité dans l’air, tout cela était horrible et encore plus grotesque qu’horrible mais enfin, pour une fois, dans ce temple de la fausseté, quelque chose se dévoilait. Il ne m’a fallu que trois jours pour être débité de quelques euros – l’abonnement à la brochure – et cracher au responsable de l’agence la lettre qu’il méritait et à laquelle il répondit bêtement, machinalement, misérablement, comme des conformateurs le lui avaient enseigné pour la gloire de la banque.

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Bribe. Les terribles difficultés de certains quartiers ou de certaines zones justifient-elles qu’on qualifie les délinquants de sauvages ? Pourquoi serait-ce un crime, d’ailleurs, d’être sauvage ? Tout le monde a du sauvage en soi, heureusement, même les professeurs à Sciences Peu. Disqualifier en chacun de nous cette dimension fondamentale et tordre l’idée de laïcité pour arracher de la vie sociale toute perspective de transcendance relève de la même intention élusive. Plus de bases, plus de sommets, au turf de l’actu, tous ! Délinquants, ces jeunes qui brûlent les voitures le sont assurément et doivent être traités comme tels, c’est-à-dire, indissociablement, être punis et, autant qu’il est humainement possible, être aidés. Mais ceux qui les disent sauvages devraient y réfléchir à deux fois. Ce mot n’est pas seulement odieux. Il est surtout entièrement inapproprié. Aucun groupe social ne reflète mieux que les quartiers la superbe « civilisation » du management et de la communication. Aucun autre n’a cette particularité d’avoir été condamné à ne boire qu’à cette source. Le monde ouvrier l’a très longtemps ignorée. Le monde paysan vit toujours de ses valeurs propres, même s’il s’en porte mal. Les bourgeois aussi vivent des leurs, et s’en engraissent de mieux en mieux. Les jeunes des quartiers, eux, sont arrivés nus à la modernité. C’est elle qui les a vêtus, nourris, instruits, blessés, c’est elle qu’ils dégorgent dans le flux intarissable et amer de leur musique. Voilà l’œuvre d’un demi-siècle de sottise et de prétentieuse légèreté. Insupportable, n’est-ce pas ? On raconte que Picasso, quand un visiteur allemand lui demande, en désignant du doigt Guernica, si c’est lui qui a peint cette toile, répond : « Non. Ça, c’est vous. » Eh bien, les quartiers, indissociables réalistes de droite et de gauche, c’est vous, ça ! C’est votre œuvre et ce sont vos enfants.

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Bribe. Avant de se saisir du tensiomètre et du stéthoscope, mon médecin, le temps d’une petite plaisanterie, jette sur son patient un regard rapide mais circulaire et enveloppant qu’aucun appareil n’enregistrera. Il est infiniment précis dans ses observations mais je sens toujours plus dans sa parole que le constat auquel elles l’ont conduit. S’établit en lui, à chaque consultation, une correspondance entre ce premier regard – presque un coup d’œil de peintre – et le diagnostic que ses appareils l’aideront à établir. S’il tombe sur une anomalie sérieuse, cette distance qu’il préserve entre lui-même et les informations qu’il va me communiquer me sera plus précieuse que les mots les plus rassurants. S’il ne trouve rien que de bénin, elle m’évitera de sombrer dans un optimisme fabriqué. J’espère évidemment qu’il va m’annoncer de bonnes nouvelles mais je me dis parfois que si je ne sentais plus dans sa voix ce quelque chose qui dépasse, et de beaucoup, l’instant de cette consultation, les heureuses perspectives qu’il m’annoncerait ne me seraient guère moins accablantes que les pires révélations.

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Bribe. Les sirènes d’Ukraine ne chantent pas autrement que celles de Montrouge, il y a plus de quatre-vingts ans, quand d’autres avions s’en prenaient, une fois de plus, à l’usine des Compteurs. Même hurlement mais, surtout, soudain, même décrochage du son qui devient un hululement que l’angoisse fait interminable, comme s’il était lui-même cette machine furieuse qui n’en finit pas de se précipiter sur son objectif. Dans la cave où tout l’escalier 17 du HBM est descendu, je ne songe pas à avoir peur, même si, en m’offrant biscuits et bonbons, les adultes échangent devant moi leurs plus noires inquiétudes et me révèlent avec une totale impudeur le monde où je vis. Je garde de cet instant un souvenir très précis. Tout cela est terrible, infiniment plus terrible que je ne peux l’imaginer. Un gouffre s’ouvre devant moi mais je n’ai pas de temps à perdre avec lui : la présence des deux gracieuses petites filles du quatrième et le sentiment tout nouveau qu’elles m’inspirent, tout nouveau et si extraordinairement ordinaire qu’il me semble couvrir en un instant la planète, me rend invulnérable. Je ne rêve pas. Leur présence ne nie pas le mal, le mal en moi, le mal hors de moi, la guerre, la cave. Elle ne gomme pas la souffrance, celle des autres, celle qui sera forcément, qui est déjà, la mienne. Le fond de mon cœur me dit que tout ça existe, que tout ça est en moi, que je n’ai pas à m’en étonner. Aucun idéalisme là-dedans, aucune rêverie. Le mal est bien en moi et le mal ne gagnera pas.  Dans cette guerre-là, je ne suis pas le général, je ne suis même pas le sous-off. Je suis le troufion de base, le troufion périphérique. Dans la cave, en regardant ces petites filles, je ne peux pas penser aujourd’hui. Je pense aujourd’hui et à l’heure de notre mort. Ce bonjour est un adieu mais, dans cet adieu, il y a un nouveau bonjour. Cette nuit, les bombes ne se sont pas trompées d’adresse, demain sera un autre jour. Je me sens définitivement comme tout le monde c’est-à-dire que, comme tout le monde, je me sens comme personne. Le chant des sirènes garde toujours pour moi quelque chose de ce mystère. Il plane longtemps dans le ciel puis, à l’instant où il va fondre sur sa proie et m’anéantir, je ferme les yeux et c’est comme si, attendri, il me tendait une main secourable. J’étais bien loin de ce souvenir d’enfant quand, il y a dix-neuf ans, dans le premier texte écrit pour ce site, je recopiais cet aveu de Victor Hugo : « Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience. » C’est vrai. On ne peut pas oublier ces hôtes mystérieux, de quelque nom qu’on les nomme. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. On ne peut pas.

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Bribes, parmi cent autres. Ni jugement ni confession. Journal de bord, journal de guerre. Tâcher de tenir le coup, passer l’épreuve. L’époque est terrible, sauf pour les brutes. La seule chose qu’on puisse souhaiter à ceux qu’on aime, et même à ceux qu’on déteste, c’est de conserver, dans un coin de leur tête et de leur cœur, quelques très forts souvenirs de vérité pour y puiser du courage. Ce bagage est largement suffisant pour vivre, le reste est sottise, prétention, mauvaise graisse. Une époque assez idiote pour s’imaginer qu’elle va « rendre leur dignité » à ceux dont elle déclare, l’imbécile, qu’ils l’ont perdue ou qu’elle va « sauver la planète » ne mérite rien, mieux vaut la laisser flatuler dans son coin. Si vous voulez monter dans mon canot, venez, venez, on se serrera et on partagera le pain qui me reste, mais n’espérez pas que j’irai crever avec vous dans votre cale.

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Mais parfois, il y a du lourd, l’Ukraine par exemple, et il est impossible d’esquiver la question posée. J’ai essayé de regarder la guerre à la lumière de l’intuition de Berque. Ce grand homme n’agitait pas les mots pour le plaisir. On rencontre rarement un esprit aussi construit, aussi attentif, aussi étagé. Il faisait sonner ses intuitions à toutes sortes de niveaux, de l’expérience la plus ordinaire à la perception la plus aiguë, la plus rare. Il avait une manière de relier qui distinguait. Et, quand il distinguait, c’était pour faire sentir un lien plus fort que celui qu’il venait de dénouer. Il se mouvait toujours dans la variation et toujours dans l’unité. Dans cet aller et retour, il puisait son humour, sa gaîté. Parfois, dans une transgression inattendue, le savant un peu solennel ouvrait un instant la porte au gamin indocile qui l’assiégeait discrètement. Le croirez-vous ? Il aimait faire des blagues.

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Élision/élusion, serait-ce l’histoire de cette guerre ? L’élision, c’est quand on tranche. Mais l’on ne peut trancher que si l’on a d’abord construit et ajouté, donc affirmé. L’élision renvoie à une affirmation qu’on protège en tranchant ce qui la menace, donc à l’affirmation d’un pouvoir, quelle qu’en soit la forme politique. D’un pouvoir et d’une identité. Le vieux monde, en somme, celui qui a commencé à prendre de la gîte à la fin du XXe siècle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, c’est encore largement celui de la Russie. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, ce n’est plus celui des pays européens, moins encore celui des États-Unis. Là, les révolutions techniques successives ont tout recouvert, tout emporté, tout assujetti. Le pic de l’acceptabilité de l’emprise technique, comme on dit si savamment, a été franchi il y a à peu près un demi-siècle. Mai 68 a été l’éclair avant l’orage mais les décrypteurs n’y ont rien vu : il y a des formations qui aveuglent, ce sont donc, très logiquement, les plus cotées. Depuis cette date, l’Occident court derrière lui-même sans la moindre chance de se rattraper. Incapable de parler sérieusement, il a laissé la parole à une tribu toujours renouvelée de bateleurs pédantesques. Depuis cette date, il est progressivement passé de l’élision à l’élusion, c’est-à-dire à la dissimulation, au faire semblant, à la séparation radicale de la réalité et du discours sur la réalité : plus il se laisse mener par le bout du nez, plus il nous bassine de ses valeurs. Toujours riche et encore puissant, il ne tient pourtant plus grand-chose, ne domine plus ses illusions et reste en tête-à-tête avec ses fantasmes. Sûr de ne plus vouloir comprendre, il s’entoure de machines à tout brouiller qui le font tricher et mentir. Comme il a perdu de vue la réalité, qu’il ne peut plus parler d’elle et qu’il ne le veut plus, il en invente une autre à son goût ou, plutôt, au goût de ses maîtres. Ainsi le but de l’hôpital n’est plus de soigner mais de gagner de l’argent en soignant. Ainsi le but de l’éducation n’est plus d’instruire mais de grossir le potentiel économique en instruisant. Ainsi le développement technique, moyen parmi les moyens, devient fin parmi les fins. Ainsi la morale n’est plus le respect de valeurs transcendantes mais la transcendisation à tout va d’opinions contingentes ou de billevesées démagogiques. Un esprit simple dirait : l’Occident est paumé. Et, sous les applaudissements, s’adjugerait la médaille d’or.

Ce que nous empruntons aux États-Unis nous enfonce un peu plus profond dans notre narcissisme. Il faut reconnaître que nous ne choisissons pas le meilleur. Manie des pétoires, management, Woke, en voilà, semble-t-il pour les goûts les plus divers et, parfois, les plus opposés. Apparemment. Être le plus fort, être le plus malin pour trouver des sous, être le plus vertueux, tout cela marche très bien ensemble et répond au même désir du petit bonhomme occidental du XXe siècle, tout cela soigne la névrose qui le dévore, tout cela construit l’image de lui qu’il veut accréditer pour la vaincre, et qui l’aggrave. Il est au centre de tout, comprenez-vous, au centre de l’espace et au centre du temps. Il fait pan-pan mieux que tout le monde, il joue mieux que tout le monde avec l’argent, sa sagesse et sa science sont universelles et refont le passé à son image, il est vraiment le meilleur, en lui culmine l’humanité, en lui et dans le petit espace de temps miraculeux qu’il habite, il résout la question de l’homme et il sait qu’il la résout. Comprenez qu’il est enfermé comme jamais, le pauvret. Sentez sa frousse de gosse dans le cirque qu’il nous monte. Sous ce ton de fermeté, sentez le désarroi. Sentez la pusillanimité : ces guignolades demandent moins de courage et d’énergie que n’en exigerait la volonté de se repenser fondamentalement, mot majeur de Berque, en prenant le taureau par les cornes : mais, au fait, où est-il donc passé, le taureau ?

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Dans les premières années de mon activité de formateur, une énorme contradiction me posait problème. Au restaurant d’entreprise, quand quelque actualité horrible mais lointaine s’imposait à la conversation, j’étais frappé par la fureur prophétique qui se déchaînait. Une heure après, devant un hiérarchique ou à la seule évocation de méthodes d’entreprise infiniment humiliantes, elle cédait la place à un ton jésuitique, à une hypocrite compréhension, à une fausse générosité de victimes, à un détestable parti pris de conciliation. Les voix elles-mêmes changeaient, elles semblaient vouloir se ravaler, comme s’il fallait s’excuser d’être soi-même, d’oser penser, de s’essayer à sentir. Comment les mêmes individus pouvaient se montrer si différents, je l’expliquais par une raison qui ne me convainquait qu’à moitié. Je me disais qu’ils n’y étaient pas pour grand-chose, qu’on les avait rendus vantards et pleutres. Je ne me sortais pas du lot mais il me semblait vital et prioritaire que nous apprenions tous à en sortir. Le reste attendrait.

Quelque analyse qu’on fasse de la situation, Poutine vient de changer cette donne. Entre les envolées du restaurant d’entreprise et la prudence quand se pointait la hiérarchie, il y avait de la place pour le lyrisme. Le tragique restait loin. De son exil, il exerçait parfaitement la mission qui lui avait été assignée : il permettait de comparer l’horreur de là-bas et les petits ennuis d’ici. En leur faisant honte de pleurnicher, il donnait aux salariés le droit de manquer de courage. Cette époque est terminée. L’Ukraine, c’est la porte à côté. Rien ne dit que nous serons épargnés. Si nous le sommes cette fois, il y aura d’autres occasions. Sans compter la bombe : la diplomatie avait-elle oublié ce détail ? Le tragique, ce monstre lointain qui nous valait de si belles dissertations, s’est soudain dangereusement rapproché. Il est là et ne partira plus. Le souffle des commentateurs en est coupé. Plan fixe sur Poutine.

Terreur. La guerre est là, presque chez nous, plus trop de place pour l’éloquence. Que penser, que dire ? Que c’est terrible, que c’est monstrueux. Et quand on l’a pensé, quand on l’a dit ? Le redire avec plus de rhétorique ? Chercher dans les infos du jour d’autres manières de le répéter ? Et puis ? Cul-de-sac. Chez les gens qui parlent à la télévision, le phénomène est moins visible, le temps est compté, une séquence chasse l’autre. Dans la vie, c’est différent. Des esprits qui ont de la ressource et du langage semblent anesthésiés par l’événement, comme si les chars de Poutine bloquaient leur expression, la contraignaient à tourner en boucle, à se faire de plus en plus répétitive, de plus en plus rhétorique, à se vider de sa substance. Comme si elle ne pouvait plus embrayer sur rien. Comme s’ils étaient arrivés au bout. Comme si, enfin, ils pouvaient affirmer.

Si tout le monde se félicite prudemment qu’il n’ait pas été fait appel, jusqu’ici, aux démentes ressources nucléaires, cette abstention qu’on espère durable n’a pas été sans conséquences. Même si les armes ont aiguisé leur cruauté et si des drones nouveau-nés batifolent au-dessus du champ de bataille, les belligérants semblent nous rejouer des scènes déjà anciennes dont les plus âgés d’entre nous ont gardé le souvenir, voire la cicatrice, et que leurs descendants ont retrouvées dans les livres et sur les écrans. C’est bien ce que déplorent, d’ailleurs, les spécialistes des stratégies internationales : perdre son temps à de pareilles vieilleries quand le monde entier est un chantier d’innovations prodigieuses !

Ces réalistes sont légers, comme d’habitude. Ce réalisme-là, pourtant, va encore perdre du poids. Sans perdre de son sens : il n’en a jamais eu. Ils sont légers comme l’Europe politique est légère, comme est léger le climat bruxellois, comme est finalement légère cette pesante machine, comme est légère la pensée qui l’anime, comme sont légères les disputes qui l’occupent, comme est légère cette permanente répartition des charges et des bénéfices. Même sous des forêts de drapeaux, même arrosée d’une goutte de Beethoven, même si tout le monde, faute d’avoir le cœur sur la main, se met la main sur le cœur. De ce qui se passe vraiment dans les êtres, de leur infini découragement, de leur asservissement à d’absurdes abstractions, de leur néantisation par une propagande d’une exceptionnelle vulgarité, tout ce monde ne voit strictement rien. Les rapports qu’il entasse sont faits pour le lui cacher. Sa position lui est un vaccin contre toutes les angoisses du monde. Dans la solennité de l’hémicycle, il poursuit ses jeux d’enfants.

Nous, en silence, nous regardons la guerre et nous la reconnaissons. Un sentiment tapi au profond de nous-mêmes resurgit avec une force qui nous étonne, nous embarrasse, nous déchire. Le mal existe. Le tragique est une dimension de l’existence. Aucun pass ne nous l’épargnera, aucun. Aucun bavardage, aucune élusion. Autre chose encore, étrangement. Le tragique c’est terrible, certes, vraiment terrible. Mais ce qui arrive quand on prétend le nier est plus terrible encore : l’existence n’est plus alors qu’une écharpe qui se détricote et pourrit. Le tragique, c’est terrible, mais faire croire et se faire croire qu’il n’existe pas ou qu’on l’amadouera avec des balivernes, c’est la fin de tout, c’est l’absolue défaite, la débâcle avant le combat. En refusant de se regarder elle-même, la société occidentale ne fait pas autre chose qu’organiser ce désastre, le fêter et en jouir. Dans ces conditions, plus elle parle haut, plus elle est ridicule. Elle est complice de ses virus.

Guerre d’Ukraine. Devant nous, la violence. Elle n’a pas changé, elle a toujours la même gueule de provocation foireuse. Et ce monde d’éludeurs élusifs qui, faute de vouloir la vaincre, espérait au moins la nuancer, la transformer, la civiliser, la mondaniser ! La culturaliser ! Le traitement homéopathique commençait à faire ses effets, bientôt tout en aurait été saupoudré, parfumé, délicieusement aromatisé, délicatement épicé. Présente partout à sa juste dose, la violence aurait été partout courtoisement ignorée. Elle nous aurait tués, naturellement, mais comme il faut. À petit feu discret, consensuel, résigné, citoyen. Quand, ici ou là, dans une banlieue braillarde ou un immeuble classé, elle resurgissait sous sa forme première, dans sa tenue classique, hurlante et ensanglantée, nous nous pincions le nez et poussions des cris aigus.

On le savait pourtant bien avant le christianisme, le tragique et le sens, ça marche ensemble. La tragédie grecque ne dit rien d’autre. Hölderlin le répète : « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Je n’avais aucune idée de ce poète, à douze ans, quand j’ai appris avec stupeur que le latin altus signifiait à la fois haut et profond. Tout ce qui s’entassait en moi, tout ce qui me rivait à l’obscur, tout ce qui me faisait peur, c’était donc quelque part en rapport avec ce qui me rendait heureux, avec la beauté, avec la joie, avec le rire ? Ce qui stagnait avec ce qui fusait ? L’étang n’ignorait pas le ciel ? Le ciel ne méprisait pas l’étang ? Le vaste, un jour, commanderait vraiment ? Ah, putain, comme on disait à Montrouge !

Le sens… Le premier ballot qui trouve quelque chose à vendre inscrit désormais le mot, bien en gros, sur sa camelote, bientôt il se l’agrafera à l’oreille, comme le cochon à la ferme. Pauvre vieille époque, quel besoin elle a d’être aimée et secouée, comment a-t-elle pu devenir aussi bête ? Pauvres enfants déchiquetés, pauvres cibles pour les marchands d’illusions. Le sens… J’entends encore le mot vibrer dans la voix de Francis Jeanson quand il s’adressait aux fervents animateurs des Maisons de la Culture. Ce secret du cœur, de l’esprit, de l’âme, nous rêvions de le partager avec eux, avec tous, comme une défense, comme une promesse. Il nous rendait graves et heureux.

1er juillet 2022

 

Du Monde à resurgences.net

                                                                                                             

Le confinement, surtout quand il est prolongé par les périls de l’âge, est une superbe occasion de remuer des papiers anciens. Les trois articles que voici, que j’ai envoyés au Monde et qui y ont été publiés en 1988 et 1989, ne m’ont, quand je les ai relus, ni ébloui ni atterré. Par contre, une question s’est imposée, que je partage avec mes lecteurs, question naïve et qui ne dissimule aucune réponse inavouée : à l’adresse de quel journal devrais-je aujourd’hui les poster ? (J. S.)

 

 I.

« Communication » et imposture

(Le Monde, 13 septembre 1988)

Comme les pires gargotes peuvent toujours parer d’appellations prestigieuses les plus détestables mixtures de produits médiocres ou avariés, on nous sert aujourd’hui sous le beau mot de communication une nourriture intellectuelle si grossière et si malsaine qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas encore conduit notre société à l’indigestion chronique et au vomissement endémique.

Que cet assemblage hâtif de manipulation publicitaire, de fascination technologique et de psychologie comportementaliste, lié à la sauce du profit, ait le clinquant, le tape-à-l’œil qui racole la jeunesse, rien de bien surprenant : tout le monde, à vingt ans, n’est pas Rimbaud. Mais voir les adultes et notamment ceux qui, à quelque titre, ont une parole à délivrer – enseignants, formateurs, écrivains, responsables d’entreprises – monter avec une telle allégresse dans ce train de foire, assister à la prolifération maligne d’officines spécialisées, pister cette gangrène jusque dans les plus vénérables universités, voilà des épreuves qu’un esprit moyen ne devrait pas supporter sans protestation.

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On me dira bien naïf. Il n’est pas un crâne une seule fois visité par un atome de réflexion qui ne soit capable de démonter ce cirque et de trouver, sous les paillettes de la séduction, le pouvoir féroce de l’argent et son obsession d’asservir. Les têtes pensantes savent mais les têtes pensantes ne disent rien. Si elles n’ont pas fui dans des recherches éthérées la vulgarité de ce monde, elles n’ont généralement pas trouvé d’autre choix que d’avoir besoin de ce qu’elles méprisent : les revenus de leur pensée leur sont alors plus précieux que leur pensée.

Des stars médiatiques – puisque c’est ainsi qu’on parle – au plus obscur des citoyens, se met en place la soumission hypocrite à la « communication », véritable dissociation de la personne : par la moitié de soi, celle qui agit dans la société, penser comme on vous dit, dans la zone de liberté où l’on vous parque au nom des règles de la réussite (de qui ? de quoi ?), de l’efficacité, en un mot jouer le jeu (quel jeu ?) et y prendre plaisir ou feindre le plaisir, par l’autre moitié de soi souffrir une colossale frustration, s’imaginer lucide quand on devient aboulique, faire du désenchantement sa confidence préférée. Si un interlocuteur un peu exigeant s’étonne de la contradiction, la réponse est toute prête, c’est la revendication d’impuissance.

Là-dessus, du haut en bas de l’échelle sociale, si l’air est différent, la chanson est la même. En voici les couplets : « il y a des contraintes », « il faut s’adapter », « le pouvoir est l’une des données de la vie », « il ne faut pas rêver », « il ne faut pas dire ce qu’on pense », « il faut se soumettre ou se démettre ». Et surtout, lorsque tout le reste a été chanté : « on ne peut rien faire ».

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La prétendue communication est une violente contrainte douce. Elle sert à faire défendre par les faibles les intérêts des forts, à donner aux pauvres les mêmes soucis que les riches, à faire penser les démunis comme pensent les nantis. L’écart est surprenant entre l’agitation et le bavardage d’une société qui court derrière le stress et les défis qu’elle s’invente et le découragement qui saisit les individus quand ils quittent un instant le carnaval. Aggraver cet écart pour mieux les chasser d’eux-mêmes et les rendre plus dépendants, voilà, sous ses bonnes manières, l’objectif de la communication.

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Sans doute, loin de méconnaître la nécessité des zones de liberté, en encourage-t-elle au contraire la protection. Il lui plaît de voir ses victimes gambader dans l’enclos de leur vie privée, s’enfermer dans les réserves naturelles de leurs passions. Là tout est possible. Là rien n’est interdit. Là l’homme est souverain. L’essentiel est qu’imperceptiblement le centre de gravité d’une vie passe d’une conscience personnelle à une adhésion de plus en plus aveugle à des objectifs extérieurs et contingents.

C’est à cela que travaillent les grands et les petits communicants, c’est à cela que travailleront demain les jeunes qui se pressent en foule, paraît-il, aux portes de la carrière.

Il faut le dire tranquillement. C’est un vilain travail et c’est une imposture. Ceux qui s’y engagent, une fois épuisé l’émerveillement devant les machines, tarie la satisfaction d’être à la page, envolés les mythes de la carrière et de la réussite, ne pourront voir s’étendre en eux qu’un désert de désolation et apprendront trop tard qu’à tout prendre mieux vaut un franc cynisme qu’une communication perverse. Non qu’on ose leur reprocher, dans l’état du monde, de courir cette mauvaise fortune. Ils seraient fondés, si c’était le cas, à demander qui leur a jamais appris ce qu’est la vraie communication et la postiche. Ils poseraient la question aux enseignants essoufflés à poursuivre l’inaccessible modernité, aux instituts de formation dont les préoccupations pédagogiques sont aussi profondes que celles des agences immobilières, aux écrivains qui font retraite à Saint-Tropez, aux éditeurs qui ont renoncé à tout sauf à la caisse.

Qui leur répondrait que communiquer c’est éclairer patiemment sa lanterne pour mieux voir le visage d’autrui ? Qui leur avouerait que c’est une entreprise secrète et gratuite et qu’attendre d’elle autre chose que cette gratuité fait basculer d’un seul coup dans l’insignifiance ? Qui leur donnerait la fierté de repousser du pied ce qui fait si laidement écho à leur jeunesse ?

Qui leur dirait la parole d’amitié où s’est toujours tenue, se tient toujours et se tiendra toujours la seule communication qui vaille ? Qui leur montrerait que la seule vie sociale possible est celle qui se construit sur cette gratuité, sur ce secret, sur cette fierté, sur cette amitié ?

Qui aurait enfin le courage de leur expliquer que chercher une place n’est pas l’excuse de tout et qu’il faut parfois retourner la sagesse pessimiste du dicton et se dire à soi-même : qui va à la place perd sa chasse ?

 

II.

Servitude et considération

(Le Monde, 26 novembre 1988)

Étrange destin des mots. On défile aujourd’hui dans les rues pour réclamer ce qui dégoûtait si fort, il y aura bientôt cinquante ans, le petit garçon que j’étais, cette « considération » déjà fort vieillotte à l’époque et dont les images étaient à chercher dans les livres de classe de mon grand-père : un monsieur moustachu soulevant délicatement son chapeau melon au passage d’une dame gonflée de crinoline, un épicier obséquieux s’inclinant devant un client au lorgnon distingué. Et il paraît qu’il y a eu Sartre ! Et il paraît qu’il y a eu Les mots !

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Ce retour en force du vocabulaire petit-bourgeois est plus tragique que ridicule. Mon petit doigt me dit que si les gens veulent de la considération, ils vont être servis, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que c’est une denrée qui ne coûte pas très cher. Ensuite, parce que, pour une fois, ils demandent exactement ce qu’on souhaite qu’ils demandent.

On doit la vérité aux amis : s’il vous faut la considération de l’autorité, c’est que vous êtes passablement intoxiqués. Notons au passage que cette réapparition de la considération dans le monde social n’est pas due au hasard. Elle vient tout droit de la psychologie sociale d’inspiration américaine, et tout particulièrement d’un certain Maslow, inventeur d’une « pyramide des besoins humains » qu’escaladent chaque jour sans sourciller dans les déserts de la formation des centaines et des milliers d’ouvriers, d’employés et de cadres.

L’extraordinaire est que cet excellent outil d’aliénation n’est contesté par personne. Il parvient à faire admettre sans douleur que la considération est une étape nécessaire et prestigieuse de l’itinéraire de l’individualiste. C’est la même inspiration qu’on retrouve dans le fameux Prix de l’excellence, navrant bréviaire des managers, construit sur une idée voisine : il faut que les gens aient l’impression d’être libres.

Ici finira une ironie qui, on le sent, n’est pas pour les victimes. Comment on a réussi à troubler à ce point leur désir que cette misérable, cette ringarde « considération » devienne en eux presque synonyme de dignité, ce serait la plus pathétique des histoires, la geste à rebours du vingtième siècle, le lamento des cocufiés, la chronique du plus cruel hold-up des temps modernes.

Comment cet humble et profond souci d’être digne, ce « blanc souci » de dire vrai et de faire bien, qui revient plus obstinément encore en chacun de nous que les pires de nos turpitudes, finit par bredouiller cette lâche et minable demande de considération, implorant ainsi la reconnaissance du pouvoir et de l’argent, c’est peut-être la tragédie première de notre temps.

Ils réclament la considération parce qu’ils savent bien qu’ils ne peuvent pas réclamer la dignité. L’argent, les conditions de travail, le statut, oui, mais pas la dignité : l’article ne s’échange pas ou seulement dans l’amour ou l’amitié. Ils se laissent aller à vouloir la considération comme une cote mal taillée entre le oui et le non, le difficile refus et l’impossible collaboration. Le drame désolant, ce n’est plus l’affrontement classique de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas : c’est là une vieille pièce encore tragique mais qu’on commence à savoir comment jouer. Le drame le plus désolant, c’est de voir la dignité s’adresser à ce qui bafoue la dignité.

Au besoin de considération des salariés répond le cynisme du Prix de l’excellence : « Si vous voulez la productivité et les sanctions financières qui en découlent, vous devez considérer votre personnel comme votre atout le plus important. » Sur quoi prolifèrent dans les entreprises, pour valoriser les atouts, les relations humaines, le développement humain, le potentiel humain, les ressources humaines, tant d’humanité en vitrine pour mieux en solder le stock ! Ce n’est pas par la complicité mercantile et la considération qui en est la façade mensongère que les gens de ce temps se rencontreront jamais ! Réveiller en eux les espérances véritables, c’est d’abord dissiper les illusions serviles. Étienne de la Boétie l’avait compris qui voyait dans la solitude des hommes « tous singuliers dans leurs fantaisies » – quelle définition de l’érotisme informatique ! – la conséquence même de leur servitude, de leur impossibilité tragique de vivre « en compagnie ».

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Quand on est immergé dans le monde du travail, il y a des passages du Discours de la servitude volontaire qu’on ne peut entendre sans frémir de tristesse et d’espérance. À quatre siècles près, les images se superposent. On dira qu’on n’a pas fait de progrès. Sait-on ? Mais la voix est restée, elle sera encore dans la mémoire des hommes quand Maslow et l’Excellence n’habiteront plus que celle de l’ordinateur : « Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu, ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal (…) et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent, mais pour vrai les ans ne donnent jamais droit de mal faire. »

Je ne saurais dire ici le millième de l’affolante actualité de ce bref Discours, de La Boétie, la tendresse vigilante et forte du jeune homme qui l’écrit à moins de dix-huit ans, le souffle de confiance intrépide qui anime ces pages et transforme le paysage de la vie comme la vraie jeunesse, au bal, disqualifie les fards. Quel extraordinaire formateur aurait fait ce La Boétie si d’aventure quelqu’un avait songé à l’employer ! La conscience la plus aiguë des difficultés, des lourdeurs, se marie chez lui sans effort à la plus désirable, la plus aérienne des exigences. Le voici sans sévérité devant les habitudes qui nous enserrent et que nous chérissons pourtant, devant les frontières, les limites que nous défendons contre ce qui, en nous, voudrait les franchir. Et soudain la voix s’élève, mozartienne : « À l’homme toutes choses lui sont comme naturelles à quoi il se nourrit et s’accoutume : mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle. »

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Nous manquons de livres, et ce n’est pas la « modernité » qui nous en offre de bien nourrissants.

À quand, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, le Discours de la servitude volontaire au programme de toutes les classes de seconde ?

 

III.

La révolution d’exister

(Le Monde, 19 mai 1989)

Comme tout finit aujourd’hui en jeu de société, on nous vendra peut-être bientôt, pour quelques assignats, le jeu de la Révolution. Les dés du destin à la main, munis de conventionnels en carton et de prêtres réfractaires en plastique, nous pousserons nos Danton et nos Robespierre du Jeu de paume à la guillotine. Qui y aura envoyé tous les autres sera déclaré vainqueur. L’effort étant peu violent, nous pourrons surveiller en même temps la télé pour savoir quelles catégories socio-professionnelles sont plutôt indulgentes pour Charlotte Corday. Tels sont les prestiges de la modernité. Et vive l’ignorance, le béant mystère de l’ignorance plutôt que ce cannibalisme qui digère tout, passé, présent, avenir et le renvoie en rots de satisfaction. L’ignorance, au moins, laisse la place au songe.

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Des gens plus véridiques, heureusement, prennent aussi la parole. Ils nous invitent à nous demander ce que nous avons fait des principes de nos aïeux, de leurs États et de leur Déclaration et si, pour leur reprocher leur violence, nous prenons assez garde à la nôtre. Un tel exercice est utile en tout point et nous devons nous y consacrer avec méthode et réflexion.

Il n’est pas certain toutefois qu’il nous enthousiasmera. Un examen de conscience est un pensum un peu triste. Surtout, au fur et à mesure de notre étude, notre sérieux risque de nous paraître fade et pâle au regard des passions de nos ancêtres et de leurs fortes couleurs. Nous allons redécouvrir malgré nous qu’une révolution c’est quand on proteste contre l’inadmissible et que les plus nobles maximes, les lois les plus généreuses ont leur berceau dans cette protestation. Rien ne peut nous jeter plus sûrement dans le malaise que cette découverte-là. Elle nous suggère que, nous aussi, nous pourrions bien avoir à nous révolter.

Voilà une perspective bien encombrante. À peine l’envisageons-nous qu’un statisticien vicieux et un moraliste dévoyé, sortes de poussières animées venues du poste de télévision, prennent possession de notre esprit pour expliquer, l’un, que notre sort n’est pas si mauvais, l’autre que protester est une bassesse et que les grands cœurs souffrent en silence. Ces simulacres ont du verbe et des arguments, nous baissons très vite pavillon. Qu’ils décident à notre place. Non, rien n’est vraiment intolérable. Sauf la bêtise et la méchanceté, mais qu’y pouvons-nous, elles sont universelles. Et a-t-on le droit de se plaindre quand on est nanti ? En outre les souvenirs de 89 nous éclaboussent de sang, de fureur, de trahison. Qu’avons-nous de commun avec ces illustres barbares ? Nous, gens de consensus, nous laisserions-nous prendre à cette partie de bouc émissaire aussi cruelle que naïve ? Rien de tout cela ne nous ressemble. Se révolter est pire qu’un crime, c’est une faute de goût. Le temps des révolutions est lui-même révolu.

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Il arrive pourtant que le carcan se desserre. Je me rappelle cette journée de formation dans une entreprise qui est loin d’être un bagne. Une dame d’une quarantaine d’années nous avait avertis, au début d’un stage de cinq jours, qu’elle ne participerait pas au dernier après-midi, son supérieur la destinant, ce jour-là, à d’autres tâches. Elle en était peinée, d’autant qu’elle commençait à s’intéresser au stage, mais ne voyait pas le moyen de faire autrement. Puis, le temps passant, nous la vîmes balancer entre la soumission et la révolte, jurer qu’elle resterait envers et contre tout, nous assurer que c’était impossible, revenir en larmes après avoir croisé le supérieur dans l’escalier. À la fin de la dernière matinée, elle nous fit des adieux, nous demandant de l’excuser. Et, l’après-midi, elle revint, s’assit et, d’une voix à la fois lasse et follement joyeuse, nous dit très exactement ceci : « C’est la première fois depuis vingt ans que je me sens exister. »

Ceux à qui je raconte cette histoire grommellent que j’ignore de quel prix elle a payé son fait d’armes, la dame… Je sais bien en tout cas que ces bougons sentent se réveiller en eux-mêmes une nostalgie première. Qu’ils le veuillent ou non, l’histoire les conduit, avec la dame, au dernier après-midi de leur stage ou de leur révolution : cela les attire et les effraie mais ils sont là un instant dans la lumière crue de leur vérité et ils sentent que tout ce qu’ils inventeront pour fuir cet instant sera mensonger.

Et s’ils ne fuyaient pas, et si nous ne fuyions pas ? Et si nous préférions nos sentiments vrais aux images dont on nous rassasie pour nous étouffer, dont on nous flatte pour nous châtrer ? Et si nous ne rêvions pas en imaginant une révolution qui ne serait pas foudre et tonnerre mais entêtement doux à vivre et capacité de dire non ? Et si la foule n’était pas si solitaire que cela ? Personne ne sait rien de la vie superficielle des autres, mais si chacun devinait tout de la vie profonde de tous ? Et si célébrer un anniversaire nous donnait le goût de nous évader de nos modernes oubliettes ?

Notre révolution, c’est la révolution d’exister. Que celui qui n’est jamais fatigué nous jette la première pierre quand nous avons trop de goût à nous retirer en nous-mêmes avec nos proches, nos talents et nos manies, quand nous prenons trop de soin à mettre à l’abri ce que nous avons de meilleur. Soyons lucides pourtant. À trop le faire, nous courons le risque de laisser le champ libre aux brutes et même de fabriquer des brutes. Si nous n’y prenions garde, le monde ne serait bientôt plus le nôtre, il ne nous resterait que nos rêves et d’eux aussi on viendrait nous déloger.

Le défi de 1989 c’est que, comme naguère les armes, aujourd’hui les cœurs, les intelligences et les volontés sortent de leurs caches. La servitude, c’est que nous ressemblions au monde. La révolution d’exister, c’est que le monde nous ressemble. Il y a deux siècles, c’est par tous que l’on allait à chacun, désormais c’est par chacun que nous allons à tous. Nous sommes tous devenus le lieu d’une révolution qui engage tous les autres. Nous sommes tous à nous-mêmes notre propre Bastille où nous tenons les autres prisonniers de notre captivité : prendre cette Bastille-là est notre première affaire. Pour la première fois peut-être, les hommes vont agir solidairement et ensemble. Plus de soumission puisqu’ils sont solitaires, plus de désespoir puisqu’ils sont ensemble. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une modernité de papier crépon, le monde ne commence pas avec la technocratie. Mais nous ne sommes pas non plus voués à l’obsession du passé et au démêlage souvent bien problématique du bon et du mauvais. Ni table rase ni reproduction. Il s’agit que nous nous consacrions à ce que Jacques Berque appelle l’authentique, qui n’est pas « l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles » (1) et qui suppose que nous en finissions avec les images paralysantes, celles du passé et celles du présent. Les soi-disant idéalistes de rire. Ils ont raison. Comme le dit Agnès Gueneau, une poétesse de l’île de la Réunion (2) :

Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques.

23 septembre 2020

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  • 1. Jacques Berque, L’Orient second, (Gallimard, 1970).
  • 2. Agnès Gueneau, Ferveurs, AGM, 34, rue Monthyon, Saint-Denis-de-la-Réunion, 1988, p.66.

 

 

 

 

 

 

 

Sauvage ? Et comment !

pour Sonia

Sauvage, sauvagerie, ces mots me reconduisent à Saint-Julien-en-Born, chez Jacques Berque, quand il évoque devant nous les vacances d’enfant qu’il passait, venant d’Algérie, dans la maison où il nous reçoit et où il s’amuse à conseiller à mi-voix à son grand chien airdale d’aller mordre un peu les mollets de ma compagne. Il raconte longuement ces étés interminables, les inépuisables découvertes qu’ils lui offraient. Parlant de cette forêt gigantesque où, le matin même, nous nous promenions, il dit qu’il avait l’impression, enfant, de s’y ensauvager. « C’est un beau mot, s’ensauvager, vous ne trouvez pas ? » Oui, nous le pensons aussi, c’est un très beau mot. Et s’il sonne sans doute différemment dans nos têtes, aucun de nous trois n’aura l’idée de l’associer à un spectacle de violence auquel il aura assisté. Je comprends bien. Monsieur le Ministre a de l’expérience. Il a vécu les moments héroïques et pathétiques d’une campagne électorale alors que j’ai dû me contenter, moi, de quelques guéguerres de débutant… Ses communicants, pourtant, l’ont trompé : quelques brutes ne tuent pas un beau mot. Jacques Berque et Claude Lévi-Strauss lui parleront mieux du sauvage et de l’ensauvagement. Et bien d’autres encore qui sont prêts à le faire profiter gratis de leur savoir et même, s’il le faut, de leur expertise. Ainsi, si le 9-3 n’est pas entièrement persuadé de l’excellence des préconisations officielles, Ovide exilé prêtera une des clefs du mystère à M. Darmanin : celui que personne ne comprend, c’est celui-là le barbare. Si toutefois le ministre préfère la douceur confucéenne à la vigueur romaine, qu’il aille donc visiter, pour se donner du courage avant une périlleuse tournée des territoires en danger, le chapitre IX des Entretiens, point 13, dans la traduction de Séraphin Couvreur : « Le Maître aurait voulu aller vivre au milieu des neuf tribus barbares de l’Est. Quelqu’un lui dit : « Ils sont grossiers ; convient-il de vivre parmi eux ? » Il répondit : « Si un homme honorable demeurait au milieu d’eux, le resteraient-ils encore ? »

Jean-Pierre Chevènement avait parlé de sauvageons. Son tort était évidemment de s’exprimer en français, tare majeure qu’on ne peut reprocher à cette troupe de responsables politiques formée au yoga qui se tient prête, en toutes circonstances, à se tordre rituellement les bras d’horreur et d’épouvante. Sauvageon. Le mot nuance sauvage et le reflète. Un jeune qui grandit à la diable, qui n’a pas été greffé, qui s’est élevé tout seul et multiplie les bêtises. On lui fait les gros yeux mais l’indulgence ne peut pas être bien loin. Alain Rey, si savant, y voyait pourtant « un mot-masque pour définir l’ennemi de la société ». Une sorte d’invective, alors ? Mamma mia ! N’avait-il pas senti dans cette bougonnerie ministérielle une pointe de sourire, et même d’affection ? Qui a jamais entendu Jean-Pierre Chevènement invectiver quelqu’un ? Il gronde, il ironise, il fait un peu la leçon. Il n’injurie pas. Quand, bien plus tard, un autre ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, crut opportun de parler, comme lui, de sauvageons, je n’y vis qu’une maladresse, mais elle me toucha vivement. Sauvageons, cette fois, n’était pas le bon mot pour désigner quelques jeunes las de piétiner derrière une dialectique marxiste qui permet difficilement de se dégourdir les jambes et qui voulaient sans doute se persuader qu’en s’en prenant à une voiture de police ils contribueraient efficacement à effacer de leur pays toute trace d’aliénation en même temps qu’ils y consolideraient la paix civile. Cette erreur m’avait renvoyé à une expérience très difficile : je m’étais mis en tête, il y a quelques décennies, de venir en aide à quelqu’un dont la bonne foi me semblait évidente mais qu’il m’était impossible d’approuver sans réserve. Tâche presque impossible. Être utile à ces jeunes théorisés est moins aisé encore. Avec les sauvageons, on sourit. Avec ceux-là, on ne peut pas sourire et moins encore rire. On peut soutenir leur courage s’ils sont en prison, on peut leur offrir de l’amitié. Mais on ne triche pas. On ne s’extasie pas quand ils récitent leur leçon, on ne les tient pas pour des prophètes, des maîtres à penser, des héros, des pointures. Avec eux, on discute, et sec, et dur. On ne fait pas semblant d’approuver en eux ce qu’on n’approuverait pas en soi. On ne joue pas au joli révolutionnaire comme on joue au joli cœur. L’amitié, c’est de leur dire qu’ils se sont trompés et qu’autre chose est devant eux. C’est de vérité qu’ils ont besoin, non pas d’habileté ni de “pédagogie”. Tout calcul les méprise, les enfonce et participe de la fumisterie communicationnelle. Il est moins inquiétant de les voir injurier ceux qui veulent les aider que de les voir patauger avec eux dans la bouillasse du bavardage. Quand on lui fit remarquer que les petits goujats dont parlait Jean-Pierre Chevènement étaient assez loin de ce profil de théoriciens agressifs, Bernard Cazeneuve m’a beaucoup amusé en argumentant penaudement que, dans sauvageon, il y a sauvage. Incontestable. Mais, comme dirait un professeur, ni la dénotation ni la connotation de ces deux mots ne coïncident. Pas plus que celles de corniche et de cornichon, sauf peut-être à Saint-Cyr.

Si sauvageon nuance et fait oublier sauvage, sauvagerie et ensauvagement le renforcent et l’aggravent. Trêve de délicatesse, c’est le terme que vient de choisir un troisième ministre de l’Intérieur, l’actuel. Les uns, naturellement, s’indignent de sa sévérité tandis que les autres, cela va de soi, se réjouissent de sa fermeté. Débat sans intérêt. Je renvoie à Paris Match les amateurs de parler pour ne rien dire : pour trois euros on pouvait y avaler, l’autre semaine, un papier sur la question qui la dévitalisait et la rendait insignifiante : après les arracheurs de dents, les arracheurs de sens. Parlant d’ensauvagement, c’est-à-dire condamnant frontalement et sans nuances des pans entiers de la société qu’il est censé servir, notre ministre me semble participer de la même insensibilité – sans doute compréhensible chez un homme politique dont le référent majeur est un personnage assurément fort intelligent et avisé mais si peu attentif à la signification de son époque qu’il confondait naguère l’un de ses plus lucides témoins, Roland Barthes, avec une ancienne gloire du tennis. La question, s’il y en a une, n’est pas du tout de savoir si le ministre est ferme ou sévère : avec des mots différents, le baragouin approbateur et le charabia désapprobateur disent la même chose. Et là, il faut rendre grâces à M. Darmanin, presque autant qu’à Christophe Colomb. Son outrance découvre un continent de pensée alors que le président de la République, quand il choisit prudemment de parler de banalisation de la violence, ne découvre rien du tout. La question universellement éludée ne peut en effet apparaître dans sa largeur et dans sa vérité que lorsqu’une évidence majeure est versée au dossier : pour les uns comme pour les autres, à la seule exception de Jean-Pierre Chevènement, l’idée de sauvage est péjorative, fondamentalement péjorative, seulement péjorative. Ces deux syllabes ne peuvent s’entendre qu’en mauvaise part. Ne peuvent susciter que de la réprobation. Dans tous les cas, sauvage, c’est mal. Sauvage, c’est négatif. Sauvage, c’est à bannir. Ou à cacher. Sauvage, ça fait peur. Voilà très précisément ce qui ne va pas de soi. Qui ne va pas du tout de soi. Voilà précisément – personne, dans son for intérieur, n’en doute – une énorme sottise. Peut-être quelque chose comme la sottise originelle de nos sociétés, la mère de toutes nos sottises.

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Saint-Julien. L’hôte a beau être un puits de science, ce n’est pas le savoir qui donne son parfum à cette maison. On se sent dans un beau campement. On est arrivé à un point de départ. On y regarde le monde et le temps avec les yeux d’Ulysse, méfiance et connivence. Par-dessous. De bas en haut, comme pour leur donner forme. En vérin. C’est beau, c’est dangereux, c’est vrai, c’est sauvage. Sont exclus la curiosité, la comparaison, le pittoresque. Tout est jaillissement, résurgence, correspondance. Pesanteur légère. Simplicité, mais affirmation. Indissociablement présence et passage. Pas de part d’ombre, l’ombre est dans la lumière. Quand des êtres, des lieux, des œuvres ne me donnent pas ce sentiment, je les sais inaboutis et, en tout cas, insincères. Au re-voir ! Au re-faire ! Contrairement à ce que dit Gérald Darmanin – mais en est-il si sûr ? ne trouverait-il pas en lui parfois, par exemple, un certain goût de la solitude ? – le seul label de vérité, le seul poinçon de la valeur, c’est le sauvage. L’étonnant, à Saint-Julien, c’était que le travail du penseur et le climat qu’il suscitait dans sa maison étaient profondément en harmonie. Toute l’œuvre de Berque tourne autour de cette problématique du sauvage, de l’ensauvagement et du désauvagement, du mystère que réveillent ces mots, de l’inquiétant entremêlement qu’ils évoquent, de l’impossibilité de séparer en eux ce qu’ils suggèrent de désir et de refus, de naissance et de mort, de danger et de salut, de clair et d’obscur, de désastre et d’espérance. Tous les aspects de l’immense dialogue entre le monde arabo-musulman et les sociétés occidentales que constitue cette œuvre sont imprégnés de cette dialectique de l’historique et du fondamental qui en est comme la formulation abstraite ; elle vaut pour le monde comme pour chaque société, pour chaque pays comme pour chaque classe sociale, comme pour chaque individu considéré dans la diversité de ses « sortes ».  Mais ce qui, surtout, me touchait, c’était que la vie profonde qui anime cette pensée, sa générosité, sa largeur étaient perceptibles dans son expression elle-même, dans son ton, dans la musique de la parole ou de l’écriture de Jacques Berque. Elle ne s’inclinait devant personne et ne chassait personne. C’était une pensée de compréhension, de consentement, le contraire d’un moralisme de frustrés et d’aigris. C’était une pensée de force, d’espérance, de patience – et, en dépit de tout, une pensée de joie.

Alors ? Si le sauvage est le monstrueux, plus d’inconnu à l’horizon. Plus d’inquiétude doublée d’heureuse curiosité. Plus de je ne sais quoi. Plus d’au-delà, donc plus d’élan. Le monde est à crever, que ceux qui y tiennent y crèvent mais, nom de Dieu, que les autres se réveillent, et sans en demander l’autorisation, ceux qui tiennent à la terre et à la vie par le cœur et par le sang et par l’esprit et non pas par des valeurs de plastique vendues par des gens qui n’ont que de la carrière dans le ciboulot !

Christiane Taubira n’a pas tort de juger que les mots qu’emploie le ministre en disent davantage sur lui-même que sur les personnes qu’il prétend viser. Je ne pense pas, par contre, que l’imaginaire colonial, devenu l’une de ces précieuses éponges de la gauche militante qui lui permettent de ne jamais s’en prendre sérieusement à une modernité qu’elle n’a ni le goût ni les moyens électoraux de refuser vraiment, joue un très grand rôle dans cette affaire. Le mot ensauvagement, quand je l’ai entendu dans la bouche d’un ministre – et qui, Taubira a raison, était une photographie de sa vision du monde – n’a pas évoqué en moi les souvenirs de la colonisation mais bien l’actualité de la société dont il est l’un des protecteurs : plutôt que Lyautey ou l’Algérie française, j’y ai reconnu l’horreur économique, le règne technocratique, la suffisance des élites et le triomphe de la propagande. J’ai eu envie de crier, comme sur le terrain de foot : Hors jeu ! J’ai eu un sentiment de mort, comme en 2002, chez le spécialiste qui venait de me tirer de mon cancer, ce jour où je lui avais parlé d’un ami de trente ans, mon conscrit de 1933, qui souffrait du même mal et m’avait communiqué la veille le résultat de ses analyses. « Il est à 50, Docteur, est-ce que vous pensez… » Il m’avait regardé droit dans les yeux, il ne s’habituait pas à l’habitude. « Il est foutu, M. Sur. »  Quinze jours après, au Père-Lachaise, je parlais à son cercueil. Un cimetière où plus rien n’est vraiment sauvage, voilà ce que m’ont évoqué les propos de ce ministre, un cimetière de l’espérance où les gens comme lui semblent ignorer qu’ils s’enterrent les premiers.

Je regrette et réprouve de toutes mes forces la violence qui envahit certains de nos quartiers mais je ne peux oublier où est son modèle, où son moule, et que les provocateurs que l’on montre du doigt ne sont au mieux que de médiocres accélérateurs. Parlant d’un jeune homme récemment arraché par une vingtaine d’abrutis à l’autobus dans lequel il était installé, une journaliste observait finement que non seulement la lâcheté de l’opération ne troublait pas ces imbéciles mais qu’ils étaient fiers de se filmer et entre-filmer 1. « Quand on a la force, c’est très bien comme ça », ironisait-elle. Une République digne de ce nom aurait la droiture et le courage de comprendre que ce propos résume très exactement le langage de sa vie économique, de ses médias, de ses élites congénitalement mesquines. Que ce cynisme est devenu son fondement, sa structure, son principe. Qu’elle l’a projeté sur la détresse de ces banlieues ou territoires qu’elle ne sait même plus de quel nom désigner comme elle l’a projeté sur la veulerie satisfaite de ses beaux quartiers, fabriquant ici une jeunesse hautaine, hypocrite, intéressée, servile, et là une jeunesse affolée, hurlante, vacante, dégoupillée, que des responsables légers et papillonnants, moins gueulards mais bien plus durs qu’elle, enfoncent impitoyablement dans les contradictions de son impuissance.

« Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. » Tel est le début de la préface de Paul Claudel aux Œuvres complètes de l’auteur des Illuminations. Les sources perdues. La curiosité qu’elles provoquent. L’attrait qu’elles représentent. Le désir qu’elles suscitent. L’irréfutable présence de cet ailleurs. Voilà la dimension du sauvage, hors de laquelle la vie est aussi nulle que mon agence bancaire, une page d’informations Orange, un conseil d’administration de Veolia ou une session de formation au management. C’était un puissant qui tenait ce langage, homme d’affaires fortuné, diplomate, ambassadeur à Tokyo et à Washington, académicien, auteur dramatique et poète glorieux sur tous les continents, mais un puissant que sa puissance n’enfermait pas dans un bavardage agencé par une écurie de communication. Ce Rimbaud que les services de police d’un lointain prédécesseur de notre ministre connaissaient parfaitement, et que Paul Claudel, d’emblée, a « cru sur parole », n’était pas pour le poète une rencontre pittoresque. Ce n’est pas en dépit de sa sauvagerie qu’avec l’Évangile – à un moindre rang, mais dans le même ordre que lui – Arthur Rimbaud restera pour lui, toute sa vie, l’Interlocuteur, le Parlant, le Voyant : c’est à travers cette sauvagerie, par elle, avec elle. Disons-nous bien que la dimension que méprise aujourd’hui la légèreté convenue du pouvoir était le pain et le vin de Paul Claudel. Entre les deux, il faut choisir. Il y a, au sommet de la société bourgeoise, une contre-révolution d’une violence inouïe et d’une immense signification. Le monde moderne en est le produit mais la quasi-totalité des grands esprits du XXe siècle, tous ou presque d’origine bourgeoise, seraient en désaccord radical avec les intuitions et les intentions de nos oublieuses et ingrates élites. La passion de la justice, une vision héroïque de l’homme, le mépris de la férocité marchande, ces rivières se jettent dans le même fleuve de refus. N’oublions pas d’ailleurs que la sauvagerie était aussi entrée dans la vie du poète par une autre voie, celle du génie de Camille, cette autre sauvage, sa sœur. Entre cette terrible affaire que la pesante famille ne sut ou n’osa jamais résoudre – Claudel parle quelque part de ses « iniquités énormes » – et le « Nous ne sommes pas au monde ! » de Rimbaud, il fut, toute sa vie, confronté au sauvage. Tous les humains le sont, sauf ceux qui lèchent les sociétés crevées. Le contraire du sauvage, ce n’est pas le civilisé. C’est l’enfermé, le niais, le lâche.

Le personnage de femme qui donne son titre à la pièce de Jean Anouilh, La Sauvage, a fourni au théâtre français l’une de ses plus célèbres répliques : « J’aurai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces… Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m’empêchera d’être heureuse… » Je veux bien qu’on la dise pessimiste, cette réplique, mais l’optimisme qu’on lui opposera, s’il refuse d’accorder à la conscience cette dimension infinie, s’il hésite à la penser comme un grand pont de hardiesse lancé sur le vide, comme une provocation adressée au néant et qui le nargue, ne rassurera que de doctes nigauds. La Sauvage a compris la nature du sauvage. Pour reprendre le mot de Claudel dans Le Soulier de satin, il est l’Irrépressible. Le sauvage, c’est ce qui, en nous, résiste à l’enfermement. Le sauvage, c’est la voix, en nous, de ce qui étouffe. Poète, cordonnier ou attaché de communication, tout être humain a les pieds, ou la tête, ou les deux, dans l’inachevé. Naturellement, sa frousse aidant – qu’il appelle le plus souvent liberté – il peut faire comme si cela n’était pas et les agiter avec tant de vigueur, ses pieds, sur le plancher des choses connues que tout le monde finisse par oublier son lieu de naissance. Mais, dans ce cas, c’est l’inquiétude humaine qui se trouve déclassée. Qui se sent inutile et désaccordée. Qu’il condamne à errer sur des routes qui ne vont nulle part, dans des ports vides de navires. Elle n’est plus cette voie semblable et différente que tout être humain se sait invité à emprunter et qui, à la fin des fins, le rapproche de ce qui est, de ce qui vaut, de ce qu’il est grand et fort de calculer. Elle n’est plus qu’une agitation prétentieuse, un embarras inutile, un lugubre vertige, une crétinissime accumulation de ce que le diable, qui aime se moquer du monde, appelle des biens. L’inquiétude humaine déclassée, c’est cette femme qui raconte à la radio son travail de commerçante. Certains produits se vendent tout seuls mais, pour d’autres, il faut expliquer, rassurer, convaincre. « C’est là, dit-elle, qu’on voit toute la valeur de l’humain. » La valeur de l’humain ! Mais c’est vous, Madame, l’humain, et si ce n’est pas vous, c’est une foutaise ! C’est vous avec tout ce que vous n’osez pas dire, même pas à vous-même ! Rien d’autre à chercher, pas la peine de regarder les nuages et, encore moins, les courbes et les statistiques ! L’humain pour vendre les produits ! Voyez-vous, oui ou non, où nous en sommes quand le cœur du langage populaire, violé par surprise, est salopé par un langage inventé par des escrocs ? À ce point de dévitalisation générale, personne ne peut reprocher à personne, quelque rang qu’il occupe, de n’avoir plus les moyens de faire face. Quand la vie politique, vidée de toute substance, meurt de dessèchement, quand la vie culturelle, privée de transcendance, périt d’indifférenciation, quand il faut avoir de très solides intérêts dans les affaires pour continuer à associer l’adjectif économique au grand nom de vie, il est injuste de mépriser ceux qui ne peuvent plus se tenir debout dans le cyclone, à moins que, s’ils y réussissent encore un peu, ce ne soit l’effet des vents contradictoires que déchaînent sur eux les mécontentements. Quitter un poste pour bondir sur un autre, comme on le voit à chaque élection, est un réflexe de lapin de garenne affolé. Partir pour rentrer chez soi, pour regagner sa base, pour se nourrir de ses fondamentaux, rien de plus digne et de moins contestable, des Romains à nos jours. Si vous ne pouvez plus, ne faites pas semblant. Partez. Notre estime vous accompagnera.

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Pour gagner son combat contre la violence, le ministre de l’Intérieur dénonce les sauvages, la sauvagerie et l’ensauvagement. Si, ces violents, il les qualifiait de brutes, on ne le lui reprocherait pas. Sauvage est d’un tout autre registre. Un sauvage peut être violent – un civilisé aussi – mais ne l’est pas forcément. Ni le mot ni l’idée ne se laissent enfermer sur le territoire de la violence.  À quoi s’en prend donc M. Darmanin ? À qui, au juste ?  À qui et à quoi qui n’est pas la violence ? La réponse est évidente : à tout ce qui se réfère – ou pourrait se référer – à l’inconnu, au mystère de l’origine, à l’impensé, à l’impensable. À ce qui, dans le mot sauvage, évoque l’inconnu, l’inconnaissable, l’incernable. Nous sommes ici entre Gustave Flaubert et Léon Bloy. Une bourgeoisie néo-positiviste défend ce qu’elle considère non pas seulement comme sa réalité mais comme la Réalité : entreprise, patrimoine, réussite, gros sous. Toutes choses, naturellement, qu’elle ne désigne pas ainsi mais par toutes sortes d’euphémismes plus ou moins transparents qu’elle renouvelle de siècle en siècle. Valeur est le plus classique – au singulier ou au pluriel. On dit aussi maintenant nouveau monde. Selon l’aspect particulier de cette réalité épaisse qu’on souhaite évoquer, on pourra également solliciter un vocabulaire particulier. Celui de la démocratie, évidemment, si l’on parle politique. Celui du progrès favorisera les synthèses idéologiques. Côté morale, on a tolérance – toujours contradictoire, mais néanmoins toujours tendance – et, depuis peu, le performant vivre ensemble. Quel est le point commun de tout cela ? Rien n’y est sauvage. Tout est bien d’ici, bien de ce temps. Tout est bien technique. Tout est bien circonscrit, bien défini, bien clos. Et c’est pour que tout soit encore mieux circonscrit, mieux défini, mieux clos, qu’en bannissant le sauvage et son insupportable odeur de vie, en l’assimilant au meurtre et aux meurtriers, le pouvoir resserre un peu plus les boulons. Et revient à l’essentiel du programme masochiste constitutif de la société qui installe les ministres : éliminer partout – mais d’abord là où elle fait le plus mal, c’est-à-dire en soi-même – l’insupportable pensée que l’horizon de l’ordre bourgeois ne serait pas le tout de l’aventure humaine et, idée plus monstrueuse encore, que cet ordre aurait à se référer. En dénonçant sauvages, ensauvagés et en cours d’ensauvagement, M. Darmanin nous désigne notre prison, il offre à un dieu imaginaire qui ne mérite pas la majuscule le sacrifice qui le retiendra de rendre la vie intolérable au bourgeois, je veux dire vraiment vivante. Et, de manière accessoire, il nous dit la vérité du gouvernement auquel il appartient, la même, évidemment, que celle de ses prédécesseurs, la même, probablement, que celle de ses successeurs. Névrose ? Du tout. La névrose se soigne. Mauvaise volonté, alors ? Plus grave, je le crains. Goût du néant. Toute chose comme un pur signe de Rien.

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« Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous -, mais que nous ne devons pas en être honteux. » Cinéaste, écrivain, mais aussi ingénieur des Mines et docteur en physique, Harold Vasselin a découvert cette pensée de Claude Lévi-Strauss et en a été bouleversé. « Cela m’a vraiment traversé, culbuté, raconte-t-il sur Internet. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase qui déchire : voile, brume, paroi lisse, impossible d’avancer – et puis, tout d’un coup, “C’est possible, ça passe”. Elle se déplie, cette phrase : “toujours là”, “pas être honteux”, “non pas que nous devions”.  On peut la goûter, la mâcher longuement : “Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage – elle est toujours là, elle est en nous – mais que nous ne devons pas en être honteux. ” Il y a là un acte de foi, une position politique et morale, un projet intellectuel. Et il y a aussi, au dedans de cela, et c’est ce qui me traverse, un formidable mouvement, le geste d’une liberté gagnée. »

Pour répondre à ces images, une autre image en signe de reconnaissance. J’avais trouvé dans une revue, il y a une trentaine d’années, une très belle photo de Carolyn Carlson, la danseuse, à laquelle était joint ce court poème :

I live round the mountainside
In the cage you made for me
becoming

Un ami angliciste m’avait longuement commenté ce becoming : c’est ça me va, mais avec une nuance différente, l’idée d’un futur ou d’un inchoatif… Quelque chose comme ça me vient… J’y avais vu beaucoup plus qu’une tournure linguistique. Ou plutôt, j’avais senti que la langue accouchait ici, en effet, comme le dit parfaitement Harold Vasselin, d’un acte de foi, d’une position politique et morale, d’un projet intellectuel. Ce becoming, je l’avais entendu résonner dans les sessions quand, le dernier après-midi, quelqu’un reprenait autrement des propos que nous avions tenus et les teintait soudain, presque malgré lui, de sa sensibilité particulière, leur conférant ainsi, par cet autre éclairage, une vie qu’ils n’avaient pas encore jusque-là et changeant radicalement, en un instant, la nature de nos échanges : sous nos yeux, penser devenait un acte, un acte surgi tout seul de nos discussions, un acte sauvage.

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Je m’engageais ainsi, avec Harold Vasselin, sur le chemin de la rêverie. Je ne l’ai jamais ignoré. Cette rêverie-là, qui ne triche pas avec la réalité, qui ne triche pas avec la solitude, qui ne triche pas avec le tragique, qui nous place et nous replace, mieux que tout, en face de nous-mêmes, et du monde, et de ce que nous pouvons y faire, est une amie fiable, désintéressée, indispensable. J’allais le reprendre, ce chemin de rêverie, ce mardi 15 septembre, quand m’est venue, sur France Inter, à l’heure des tartines, glissée avec indifférence entre deux informations, la nouvelle que la jeunesse ne prenait pas trop bien les conseils de prudence qui lui sont prodigués par le gouvernement. À preuve, une courte phrase d’une jeune fille expliquant que les jeunes entendaient « profiter de leur vie d’étudiants ». J’ai lâché la tartine et haussé le son : les commentaires, bien sûr, ne manqueraient pas. « Profiter de la vie d’étudiants » a ici un sens précis : oublier les risques qu’on fait prendre à d’autres – à des gens, pour la plupart, plus jeunes que moi comme à ceux de mon âge, mes conscrits. J’ai bien écouté. Mais non. Rien. Pas un mot. Pas l’ombre d’une indignation, pas un froncement de sourcil. Les nobles caractères et les âmes d’airain ne manquent pas dans cette station, les crécelles non plus : comment tout ce beau monde a-t-il pu laisser cette rondelle de saucisson pourrie dans le sandwich de l’information ? Pensait-on que le client n’y verrait rien ?

La jeunesse, la jeunesse… Disons plutôt les jeunes adultes : c’est la tranche des 20-30 ans qui s’expose le plus imprudemment au virus. Avec d’autant plus de vaillance qu’elle sait pertinemment que les dégâts sérieux ne seront pas pour elle. Je dois dire que j’ai la nostalgie, ces temps-ci, du vert langage de la Solo – le HBM préféré de Coluche, à Montrouge, qui a été aussi le mien jusqu’à mes vingt et un ans. Entendre dans l’arrière-gorge de tant de commentateurs ou d’invités ce roucoulement de pitoyable indulgence quand ils expliquent avec une émotion grumeleuse que les années d’études sont aussi les années du plaisir met terriblement à l’épreuve ma volonté de résister au mépris. J’ai l’impression de feuilleter le catalogue de chez Nullité.com. Voir des adultes retomber comme des flans est écœurant. Je ne crois pas à leur sincérité. Je ne crois pas à leur loyauté. Je ne crois pas à leurs souvenirs. Je ne crois même pas à leurs fiestas d’antan, ils les truquent. Je ne vois pas en eux un atome d’authenticité, un sous-gramme de vérité. Ils sont lâches et ils lèchent. Enfin, d’où est-ce que je parle ? Est-ce une nouveauté si la jeunesse va au plaisir et si elle y va, dans la majorité des cas, de la manière la plus convenue ? C’est ainsi, voilà tout, le plus souvent elle m’agace et je la plains, parfois la nostalgie me prend et je l’envie, comme tout le monde : où est le problème ? Mais si elle sait, au milieu de la fiesta, qu’une saloperie de petite bestiole contre laquelle elle ne peut rien va en profiter pour tuer des gens avec sa complicité consciente et donc volontaire, peut-on encore considérer ses divertissements avec indulgence ? Qu’est-ce qui le justifierait ? L’âge des victimes attendues ? À quel âge les droits de l’homme sont-ils caducs ? Une sorte de passe-droit accordé par un jury qui, les yeux perdus dans le lointain, se repasse le film de ses premières fois ?

Imaginez l’un de ces jeunes. Il fait la fête. Ou il essaye : c’est ça, faire la fête. Si le virus n’existe pas, rien à dire. Ce que nous avons tous connu ou, si nous ne l’avons pas connu, ce que nous avons tous désiré. Avec le virus, changement de pied et de musique. Même si sa conscience est en pâte de guimauve, il sent bien que le jeu n’est plus du tout innocent. Et que, dans cette affaire, les autres, le groupe, la meute, la chose qui braille, tout cela n’a qu’une idée : jeter un voile sur la réalité, un voile, songera-t-il peut-être, parfaitement autorisé celui-là, et même conseillé. La fête, si désirable, quelle certitude de tout oublier ! Mais il n’oublie rien du tout et en enrage. Le plus vrai de lui, ce n’est pas la fête. Le plus vrai de lui, ce n’est pas d’y renoncer. Le plus vrai de lui se cache dans son hésitation, tout à la fois dans son désir et dans l’impossibilité où il se sent de l’accepter. La question qu’il se pose, au fond, n’est pas celle de la fête. D’ailleurs aucune question ne se pose. Une vibration, un courant d’air, voilà tout. Désir. Fureur de le sentir incertain, bancal. C’est là qu’arrive sur l’écran la poêlée de compréhension que lui tendent des gens qui, quand tout va bien, jacassent solidarité ou pépient vivre ensemble. Bien aimables. Mais trop c’est trop, ils ne sont plus crédibles. Ce point d’affrontement, en lui, cette possibilité de rupture – détestable, franchement détestable, mais inaliénable -, voilà ce qu’ils sont en train de lui sucrer. C’est très déplaisant, ni sa fierté ni son orgueil ne peuvent s’y résoudre . Ça lui semble même franchement dégueulasse parce que, ce point-là, quelque chose lui souffle soudain qu’il est précieux. Bien sûr qu’ils veulent l’arranger, ces baveux ! Mais, pour l’arranger, ils le nient, ils le bousillent. Va-t-il vraiment s’en apercevoir ? Probablement. Et en tirer les conséquences ? Certainement pas. Devant quelle montagne de refus se retrouverait-il, le pauvre gars ! Gros à parier qu’il va foncer dans la fête et qu’il s’étonnera de s’y noyer comme jamais, sans chercher à savoir ce qu’il veut oublier quand il la gâche. Mais quoi ! La manœuvre a réussi. L’objectif est atteint. Notre jeune est cassé. Il est foutu. Il n’y a plus qu’à récupérer en lui ce qu’il a de plus laid et de plus bête et le badigeonner de vivre ensemble pour en faire un citoyen-consommateur exemplaire, un parfait petit agent de la honte. Nos services s’en chargeront. La République est sauvée. Et peut-être même l’élection.

J’entends parler avec beaucoup d’intérêt de projets pour le grand âge. Excellent. Mais il ne faut pas que l’avenir nous écarte du présent. Pas seulement parce que les projets pour le grand âge n’ont d’intérêt que s’il en reste encore quelques représentants. Surtout parce que la question actuellement posée à la jeunesse et, indirectement, à la vieillesse, engage l’avenir comme ne l’a jamais fait aucune disposition, comme ne le fera jamais aucun plan : il s’agit de savoir quel sens peut encore avoir la vie quand elle endosse la casaque de la mort, quand elle joue à et en même temps avec la mort. Il y a des débats que cet en même temps peut éclairer et d’autres pour lesquels il constitue une vilaine imposture : c’est le cas à chaque fois qu’il s’agit de l’être humain en tant que tel. Je n’effacerai rien de ce que j’ai écrit et garderai sur ce site la trace de mon enthousiasme après l’intervention d’Emmanuel Macron, peu après son élection, à la Halle Freyssinet. Mais je n’ai pas lu Berque assez attentivement. Désespérément naïf, j’ai pris pour la conviction fondamentale du président, pour un cri de son cœur, pour un reflet de son âme ce qui n’était qu’une de ses sortes – et Dieu ne sait que trop combien un jeune bourgeois bien doué et un peu greffé de jésuitisme peut en avoir, des sortes ! À la Solo, on en avait moins. Désolé, comme on dit aujourd’hui quand on ne l’est pas trop.

Je ne romps pas l’unité nationale mais je la consolide quand je demande que les pouvoirs publics veillent scrupuleusement et minutieusement à ce que les dispositions qu’ils prennent pour protéger la population soient appliquées par tous et par toutes et, d’abord, par la catégorie qui les respecte les moins, celle des 20-30 ans. L’unité nationale, ce n’est pas d’ouvrir à la jeunesse un océan d’irresponsabilité et un avenir de remords. Je demande que rien ne soit négligé des avertissements et des sanctions sans lesquels ces dispositions relèveraient de la farce. Et je souhaite que les femmes et les hommes de plus de 65 ans, qui ont déjà souffert plus que d’autres de cette crise – et pas seulement à cause de la malveillance du virus – s’accordent à penser qu’un pouvoir qui trouverait quelque détestable raison de ne pas les protéger autant qu’il le peut – je veux dire aussi fermement qu’il le faudra – ne mériterait certainement pas d’être reconduit à la prochaine élection.

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La mémoire de l’avenir… Une des plus belles pages de Péguy, l’une de ces intuitions prophétiques où le passé et l’avenir coulent ensemble vers leur destin commun, avait tout prévu et tout annoncé. La formidable régression que la modernité a infligée à la conscience des pauvres comme à celle des riches a dénudé, du fait de l’épidémie, une violence élémentaire jusque-là à peu près maîtrisée. À bon droit, elle nous inquiète, nous effraie et, parfois, nous épouvante. Rien pourtant n’est désespéré. Ces quelques lignes de Péguy, tirées de L’Argent (suite), proposent l’avenir en décrivant le passé. On ne leur sera pas fidèle et l’on n’exhibera guère qu’une pleutre rouerie si l’on y voit une sorte d’incantation qu’on se fera gloire de ne pas prendre à la lettre. Il s’agit, à mes yeux, d’un rappel solennel, d’un dernier avertissement. Avec, dans la dernière phrase, un petit signe amical à l’homme politique qui aura le mieux compris : « La pensée antique ne se fût point insérée dans le monde, et elle n’eût point commandé la pensée de tout le monde si le soldat romain n’eût point procédé à cette insertion temporelle, si le soldat romain n’eût point mesuré la terre, si le monde romain n’eût point procédé à cette sorte de greffe unique au monde, unique dans l’histoire du monde, où Rome fournit la force et les Grecs la pensée, où Rome fournit l’empire et les Grecs l’idée, où Rome fournit la terre et les Grecs le point de source, où Rome fournit la matière et le temporel et les Grecs le spirituel et même ce que l’on pourrait nommer la matière spirituelle. Où Rome fournit le sauvageon et les Grecs le point de culture. »

Je plains de tout mon cœur les gens que ce texte ne touchera pas. Je plains de tout mon cœur ceux qu’il ne sortira pas d’eux-mêmes. Je plains de tout mon cœur ceux qu’il ne fera pas renoncer sur-le-champ à ces manœuvres de division – les uns contre les autres, les unes contre les uns – dont les arrière-pensées ne sont pas pacifiques. Je plains de tout mon cœur les ricaneurs. Je plains de tout mon cœur ceux qui se sont faits les esclaves d’une idole mille fois repeinte, mille fois grimée, mille fois déguisée qu’ils appellent toujours réalité. Je plains de tout mon cœur ceux que ce texte ne blessera pas, ceux en qui il n’ouvrira pas une brèche par où déferleront des océans d’inquiétude. Je plains de tout mon cœur les scrupuleux qui s’en imagineront exclus par leurs erreurs ou par leurs fautes. Je plains de tout mon cœur ceux qui se croiront trop grands pour lui. Je plains de tout mon cœur ceux qui se croiront trop petits pour lui. Je plains de tout mon cœur ceux qui ne saisiront pas la main qu’il nous tend. Je plains de tout mon cœur ceux à qui il ne donnera pas envie de ce qu’ils ignorent. Je plains de tout mon cœur ceux qui ne s’avoueront pas cette envie. Je plains de tout mon cœur ceux que ces quelques lignes ne mettront pas en déséquilibre.

Je ne rêve pas. Ce sont ceux qui vocifèrent qui rêvent. Ceux qui divisent et sectorisent. Il est bien vrai que les remuants sauvageons, assommants mais pas toujours antipathiques, ne représentent que l’aspect le moins grave de la question. Il est bien vrai que des crimes atroces sont commis qui n’ont rien à voir avec leur désordre. Mais attention. Nous n’avons pas affaire au problème des banlieues. Nous n’avons pas affaire au problème des territoires. Nous n’avons pas affaire à un problème de vocabulaire. Ce que nous voyons dans les banlieues et les territoires, c’est l’aspect, la tournure, l’allure qu’y prend un problème général, un problème national, un problème de civilisation (ou de décivilisation). Et quand une jeune fille, par ailleurs sans doute fort aimable et policée, explique avec un tel cynisme que les étudiants, quoi qu’il arrive, vivront leur vie d’étudiants et donc prendront des risques qu’ils transmettront, multipliés par dix ou par cent, à des gens plus fragiles qu’eux et qui, eux, en mourront, cette indifférence civilisée à la mort d’autrui, cette exécution souriante de son prochain au nom de son confort, dont je ne peux pas imaginer, sauf à faire de cette fille une machine ou un robot, qu’elle n’ait pas conscience, c’est l’aspect, la tournure, l’allure que prend le même problème général, le même problème national, le même problème de civilisation (ou de décivilisation) chez les plus favorisés ou moins défavorisés.

Il serait étrange que ceux qui combattent non sans raison le séparatisme agissent eux-mêmes comme des séparateurs. Se servir de crimes odieux pour truquer la réalité de l’immense problème qui nous défie, c’est aussi bête que pervers. On ne veut rien comprendre à la situation actuelle quand on refuse d’admettre que ce sont les mêmes causes qui, chez des jeunes de milieux si discordants qu’ils semblent étrangers les uns aux autres, produisent des effets différents. Et pourtant le cynisme et la violence sont frère et sœur. Chacun d’eux, demain, peut conduire à l’autre. Effrayante, cette jeunesse écartée de tout et dont on entretient la frustration. Effrayante, cette jeunesse protégée par des faibles et qui ne cesse de cultiver son égoïsme. Peu importe si l’histoire de chacun de nous le fait plus sensible au sort de l’une ou de l’autre : il faut les sauver ensemble, elles ne peuvent être sauvées qu’ensemble. Toutes deux sont en danger et toutes deux sont dangereuses, mais aucune des deux n’est condamnée. Dans l’une et dans l’autre veille ou somnole une énorme réserve de générosité qu’il s’agit de ne pas laisser pourrir.

Ce que les jeunes, sans trop le savoir, regardent dans les vieux ? L’avenir de leur jeunesse. Ils cherchent en eux ce qu’elle devient, comment elle évolue. Le reste, ils s’en foutent. Chers adultes, mes enfants, pas la peine de vous fatiguer à vous inventer des rôles, des personnages, de l’importance. Les jeunes observent en vous ce sur quoi vous n’avez aucune prise, ce qui annule vos leçons de morale, vos leçons de morale sévère comme vos leçons de morale compréhensive, toutes vos leçons, tous vos conseils, sans compter votre expérience, votre sagesse, vos confidences, et même vos cadeaux qu’un bref merci périme. Comprenez-les bien. Ce dont on profite, ou ce dont on voudrait profiter, on le hait. Ce monde, les jeunes le haïssent. Les uns – les pauvres – en braillant et en lui tapant dessus. Les autres – les riches – en le sabotant hypocritement au nom de leur intérêt. Cependant, ils s’appellent tous un peu Diogène, les jeunes. Ils traînent avec eux une grande boîte plus ou moins virtuelle dans laquelle ils précipitent consciencieusement les adultes qui ne font pas le poids – ou veulent trop le faire.

19 septembre 2020

Notes:

  1. De cette affaire, personne, semble-t-il, n’a plus entendu parler. Quelqu’un m’a vivement intéressé en émettant l’hypothèse d’une comédie, d’une farce dont la prétendue victime ne serait que l’un des protagonistes. Puisse cet optimiste avoir raison. Mimer la violence, c’est la dépasser, renoncer à elle sans renoncer à la protestation qui la fonde. Quelle merveille si la jeunesse était capable de cela – ou, du moins, quelques jeunes! Surréalistes, êtes-vous là?