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Être ou savoir-être : la nouvelle question ?

LE MARCHÉ LXXII

Autant que les hommes affirment qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte, la tyrannie est morte.
Alain, Propos sur l’Éducation
 

M. Jacques Séguéla est probablement un homme heureux. Point seulement parce que Mme Jacques Séguéla lui a offert pour son quatre-vingtième anniversaire la Rolex gracieuse qui exauce ses désirs et fait tinter son espérance. Les riches sont infiniment moins attachés à l’argent que ne l’imaginent les pauvres. Sans doute ne professent-ils pas tous avec Esprit Fléchier, illustre prédicateur du XVIIe siècle, que « les richesses sont le fruit des péchés qu’on a déjà faits et les moyens de ceux qu’on veut faire. » Mais il leur plaît de rappeler à leurs proches, les soirs de vague à l’âme, que le caviar, après tout, c’est des œufs, et la Rolex une mécanique. Les pauvres, qui manquent d’expérience, comprennent mal que les riches vivent surtout de symboles, de signes, en un mot de valeurs. Ainsi, quelque satisfaction que prenne M. Séguéla à exhiber la noble patraque qui orne son poignet, son vrai bonheur vient de plus profond, d’une grâce qui ne s’achète pas : le Ciel a envoyé un disciple au penseur roléxien, Séguéla a désormais son Séguélito.

Et quel disciple ! La culture et l’argent. Le pouvoir et la jeunesse. Les diplômes et la grâce. Un in tout ce qu’il y a de off, un off tout ce qu’il y a de in. Expert et touche-à-tout. Plus moderne tu meurs, plus classique tu ne vis pas. Entre Jacques Séguéla et Emmanuel Macron, un enchaînement de pensées presque aussi fluide que les délicats ajustements de la montre bien-aimée. Et peut-être comparable au passage de relais entre Augustin et Thomas d’Aquin, l’expérience existentielle et mystique d’abord, l’élaboration de la doctrine ensuite. « On a le droit de rêver, nom de Dieu ! » s’est récemment écrié notre pieux communicant pour justifier son intuition fondatrice de 2009 : « Si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » La tocante de Séguéla, en effet, c’est la pomme d’Augustin, celle qu’il vola, enfant, sans autre appétit que celui de la perfidie, et dont la douce acidité l’obligea à méditer sur sa peccamineuse nature. À la différence près, naturellement, que loin de le plonger, comme le naïf Augustin, dans la douloureuse contemplation de son néant, la Rolex fait de Jacques Séguéla l’enfant chéri de cette déesse Réussite que nous implorions, une fois par an, dans la seule circonstance qui nous semblait à sa mesure : la confection des crêpes de la Chandeleur. En tout cas, même si c’est avec la prudence qui convient à la science, il n’est pas déraisonnable de penser que les intuitions fécondes de Jacques Séguéla sont à la source du déjà fameux précepte du ministre de l’Économie : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Propos indicatif, assertif, normatif et, de surcroît, intrépide, qui, en soumettant la puissante émotivité séguélienne à l’ascèse intellectuelle et au devoir de largeur du responsable politique, puise en elle le suc qui nourrira l’action. Bien sûr, quand Emmanuel Macron s’indigne de voir sa pensée grossièrement assimilée à une défense et illustration du grisbi, nous partageons affectueusement sa douleur. Il a, c’est certain, appris et fort bien compris beaucoup de choses bien plus belles, et qui l’ont conduit au poste qu’il occupe. Mais Hector lui-même a son talon d’Achille. À quoi bon, n’oserez-vous peut-être pas dire mais oserez-vous sans doute penser, à quoi bon ces choses bien plus belles si elles font parler Macron comme Séguéla, à quoi bon je vous le demande ?

Si, d’aventure, la question ne leur semblait pas subalterne, Emmanuel Macron et Jacques Séguéla seraient bien inspirés d’aller revoir le fameux Quai des Orfèvres de Clouzot que j’ai récemment redécouvert alors que l’actualité était précisément aux milliards et aux milliardaires. Le revoir au cinéma, j’entends, non pas dans leur appartement ni dans leur bureau. Le cinéma, c’est vrai comme la vie : les autres sont là, on les devine sans trop les voir, on les remarque quand ils s’en vont. Et, à mon avis, pour bien comprendre ce film, il est mieux de les savoir tout près, les autres, même silencieux, même noyés dans l’obscurité.

Quai des Orfèvres n’est pas le polar qu’on croit, c’est une merveilleuse aventure d’innocence, une histoire de douce pitié, comme disait Georges Bernanos, dans laquelle chacun des protagonistes, qui ne sont ni des petits saints ni de mauvais diables, est prêt à se sacrifier pour un autre. La scène que je préfère, c’est celle où l’explosive et tendre Jenny Lamour (Suzy Delair) confie à l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet), un homme qui sait ce qu’être seul veut dire, ce qui l’attache à son mari Maurice (Bernard Blier), aussi jaloux que falot. Pour évoquer ses relations avec Maurice, Jenny dit précisément ceci : « C’est pas une question de peau, c’est une question d’être. »

Curieux comme cette réplique m’a ramené au propos d’Emmanuel Macron. À celui de Jacques Séguéla aussi, mais pas de la même manière. Elle garde un peu de fraîcheur, quand même, la Rolex, son aspect joujou de vieux monsieur donne envie de rire. En cherchant bien, on peut encore trouver en elle une toute petite trace d’être, un résidu d’enfance gâtée, une dragée de vanité gamine, une grosse bulle de rêve idiot sur le point d’éclater. Indulgence du jury. Sans compter que je serais bien content de vérifier si elle est aussi lumineuse que l’était ma montre de première communion, une Lip naturellement, bonjour Maurice Clavel.

La proposition de Macron, par contre… « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Ah bon ? Il le faut pourquoi ? À qui ? À Macron ? À vous, lecteur ? Il vous faut des jeunes Français qui aient envie, etc. ? Pas à moi, en tout cas, pas à moi, je me passe parfaitement de jeunes Français qui, etc. Naturellement je ne comprends rien aux raisons supérieures, et c’est évidemment pour des raisons de ce genre, le progrès, l’économie, l’emploi, la puissance, l’Europe, les élections, la croissance qu’il faut des jeunes Français qui aient envie de voilà. Mais, attendez, quelque chose me chiffonne. C’est un ami d’Esprit qui pense des choses comme ça ? Enfin, si je suis marxiste, je ne peux pas envoyer l’aliénation à l’incinérateur, quand même ! Ni les lettres de saint Paul au tri sélectif si je suis chrétien ! Et un collaborateur d’Esprit peut se mettre au service de ce qu’Emmanuel Mounier haïssait par-dessus tout ? « Un homme abstrait, écrivait-il dans Le personnalisme, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de la civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connus. » On ne me montrera pas une ligne, une proposition, un mot, une syllabe, une lettre, un silence de ce texte qui ne soit la condamnation totale, définitive, radicale, absolue de l’absurde et vil désir de fabriquer des milliardaires, du projet lourdingue et élégamment pataud de produire du milliardaire, de sortir du milliardaire, de faire du milliardaire. Aucune indulgence du jury.

« Une question d’être ». Vraiment, j’y insiste, je souhaite à Emmanuel Macron et à Jacques Séguéla de ne pas être seuls quand ils entendront ou réentendront cette réplique. Je ne crois pas fâcher la mémoire de Mounier en suggérant qu’une salle de ciné, à sa manière, a quelque chose de personnaliste et de communautaire. Le silence, la presque obscurité, les émotions partagées créent le dépaysement et le repaysement. Une salle de cinéma, c’est un sauna de simplicité, on y prend un bain d’autres. Ces inconnus comme autant d’énigmes irréfutables, leurs raclements de gorge discrets, tout ce remuement dans le noir, le frisson léger qui parcourt l’échine des fauteuils, on le sent se transmettre de rang en rang, le vrai, dans la tendresse ou la colère, comme jadis, de main en main, l’esquimau que les enfants réclamaient à grands cris quand ils étaient assis trop loin de l’ouvreuse.

Dans une salle de spectacle, si la musique est belle, si le propos est puissant, on sent très bien comment la vie se régénère, s’anime, se diversifie. Double mouvement, double propagation. Verticalement, par forage et creusement dans les abîmes inviolables et, quelque cochonnerie qu’on puisse inventer, toujours inviolés de la conscience personnelle. Horizontalement, d’intelligence à intelligence, de sensibilité à sensibilité, de cœur à cœur, en une irrésistible traînée de poudre. Avec, entre ces deux mouvements, d’imprévisibles correspondances, des échanges constants, une alimentation réciproque. Le tout dans un climat d’entière liberté et d’absolue gratuité, radicalement et sauvagement opposé – un lecteur de Mounier ne me contredira pas – à ce que le premier nigaud venu, à peine sorti de son école de journalisme, appelle aujourd’hui, avec un air de supériorité navrant, la pédagogie, bavardage insignifiant et intéressé qui fait de lui en quelques semaines un décrypteur appointé du rien du tout, un professionnel du décodage de l’inerte apte à nous dire, sans rougir, ce qu’il faut penser de la poisse qui nous encolle.

Et donc, ce soir-là, je me laissais envahir, comme à quinze ans, par la vérité de cette admirable scène, par la vérité douloureuse d’Antoine, par la vérité confiante de Jenny, par la vérité souffrante de ce bourgeois de Maurice qui aura tout bravé pour vivre avec elle. Bien sûr, s’il fallait justifier tout ce temps englouti, je pourrais essayer d’expliquer, un peu plus précisément que je ne l’aurais fait autrefois, ce que le film de Clouzot me dit sur le désir, sur la solitude, sur l’amour. À quoi bon ? La vérité, c’est que le temps n’a pas passé, que mes mots n’ont rien appris, que je retrouve mon rêve, un peu plus net peut-être mais d’autant plus mystérieux, comme ma grand-mère retrouvait son tricot, près de la fenêtre, sur la chaise d’où elle surveillait la rue de la Solidarité par-dessus ses lunettes. Je songe à Maurice qui ne regarde pas le clavier de son piano quand Jenny parle à un homme, mais ne le regarde pas non plus quand elle chante. Je songe à l’inspecteur Antoine qui s’enfonce dans la nuit avec ce petit garçon qu’il a ramené des colonies sans qu’on sache lequel des deux protège l’autre. Je songe à Jenny qui parle si bien d’être sans comprendre au juste ce que lui veut ce gros mot. À quoi se reconnaissent ces trois-là, je ne le sais pas plus qu’autrefois mais, eux et moi, nous sommes de la revoyure, c’est certain, et si ce n’est ni maintenant ni ici, comme dit Erri de Luca, j’espère, certains jours, que ce sera pour ailleurs et pour un temps d’une autre façon.

Mais voici que le monde, qui n’est jamais loin, ce pignouf de monde si intelligemment stupide, pointe son groin dans mes songes, cherchant quelque beauté à acheter, quelque vérité à mutiler, quelque élan à décourager. Regardez-le bien, ce monde ! Voyez comme il est toujours un demi-ton en dessous, une question en dessous, une pointure en dessous, une liberté en dessous, un amour en dessous, voyez comme, par tous ses pores, il transpire le semblant ! Parole, il vient leur fourguer son vivre ensemble, ce crétin ! Joie, pleurs de joie ! Un regard d’Antoine le perfore. Maurice lui ferme son piano sur les doigts. Le rire de Jenny l’engloutit. Et, sur le calicot de fin qui défile, on lit : « Enfoncez-vous bien ça une fois pour toutes dans la caboche, chers citoyens consommateurs, et, par sécurité, collez-vous le aussi dans le ciboulot : vivre, ce n’est pas la petite bière qu’on vous pisse. »

Enfin. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » C’est ça le vivre ensemble ? Le plus affamé des chiens errants ne trouvera pas sur cette phrase un gramme de chair à se mettre sous la canine, ni la trace d’une goutte de sang à lécher, ni le souffle, même lointain, d’une quelconque humanité, de quelque espèce vivante. On aura beau passer sur elle le petit plumeau dont les gendarmes époussettent les objets que le voleur a manipulés, nulle empreinte ne sortira – je ne dirai pas de ce squelette car, pour qu’il y ait squelette, il faut bien qu’il y ait eu corps vivant, mais de cette forme éternellement morte, de ce continuum de non-vie, de cette effrayante abstraction de rien, de cette pétrification pétrifiante. Et vraiment, comme je ne suis pas très maniaque pour ranger mes livres et mes idées, mes auteurs préférés doivent, dans ma tête comme dans ma bibliothèque, s’accommoder de voisinages qui sont loin de leur plaire toujours. Mais ça à côté de Mounier, ah ça, non ! Jamais de la vie, jamais ! Non recyclable. Poubelle marron.

« Où est le problème ? se demande ce grand talent industriel qui vaut son pesant de chômeurs, quelle difficulté ces personnages de cinéma ont-ils avec la réalité contemporaine dans ce qu’elle a d’objectivement irréversible et avec un ministre somme toute remarquable ? » Je vous explique, señor Grand-Talent. Le problème, ce n’est pas la Rolex. Pas sûr que si Maurice, en piquant un brin dans la caisse de papa, l’offrait à Jenny, elle ne mettrait pas tout son cœur à lui dédier, en secret, un bon mois de fidélité. Et Antoine, qui a vu tant de loufoqueries, est loin de trouver bizarre que des gamins mal élevés soient assez fêlés pour vouloir devenir milliardaires. Tout ça pourrait passer. Ce qui ne passe pas, voyez-vous, grand homme, ce sont les deux petits mots il faut. Ils n’entrent pas davantage dans les oreilles de Jenny, Antoine et Maurice que le museau du renard dans le vase de la cigogne. Et vous aurez beau trépigner, vous n’y pourrez rien.

Placer ses il faut, ça s’apprend, señor Grand-Talent ! Comme placer sa voix, comme placer ses doigts sur l’archet… Mais non, pas comme placer son argent, vous dites des sottises, Grand-Talent ! Moi aussi, d’ailleurs. Les il faut, en réalité, se placent tout seuls. Tenez, on va faire un graphique, pour ça vous êtes un as. Vous savez à quoi on reconnaît la plus ou moins grande humanité de quelqu’un ? Voici mon idée là-dessus, ma Borne de Froissart à moi, en quelque sorte, pour saluer au passage le départ en grandes vacances de mon petit camarade de quatrième au Lycée Montaigne devenu un si grand savant, un inoubliable petit bonhomme tout rond, le plus jeune d’entre nous et le seul en culotte courte, rieur, taquin, sa tête arrivait à la solution des problèmes avant que toute la question n’ait été posée, vous voyez que je ne déteste pas les scientifiques, et parfois quelque chose de grave, proche et fier à la fois, comme s’il venait de sauter un ruisseau d’être, traversait son sourire, son visage, son air… N’allez pas me demander ce qu’est la Borne de Froissart, vous m’embarrasseriez. Ma découverte est plus simple et, entre nous, ce n’en est pas une : le degré d’humanité d’un être est proportionnel au degré d’universalité des il faut qu’il considère. De vous à moi, Grand-Talent, le il faut des il faut étant que nous n’éviterons pas de rejoindre Marcel Froissart en ses vacances éternelles, voilà notre égalité plus sûrement établie que lorsque des gens au sourire pincé nous en jettent des volées, comme aux poulets leur graine, pour acheter notre silence et vérifier que nous sommes toujours aussi bêtes. Et pas seulement notre égalité, me semble-t-il : notre capacité à distinguer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Les il faut véridiques et les il faut truqués.

Dans le cœur de Jenny, d’Antoine, de Maurice, les il faut se sont placés comme ont surgi les montagnes, comme sont apparues les vallées, comme sont venus les fleuves et les rivières, dans d’indescriptibles bouleversements, d’improbables ajustements, de hasardeuses circonstances. Et les gens, dans la salle, figurez-vous, se reconnaissent en Jenny, Antoine et Maurice. Vous, vous avez perdu le contact avec ces gens-là, Maxi-Talent, vous l’avez perdu une fois pour toutes, c’est une chose effroyable, et il est inutile que vous dépensiez vos sous pour engraisser des zigotos qui vous promettent de le rétablir. Vous ne savez plus, ou vous n’avez jamais su, qu’ils se préparent à coups d’hésitations, les il faut, à coups d’erreurs, de remords, de contradictions, à coups de désirs discutables et de générosités discutées, mais aussi de désirs discutés et de générosités discutables. Vous ne savez plus comment ils se bricolent tout au long d’une vie, dans le coin le plus secret de soi-même, vous ne savez plus quelle dose de doute ça suppose, et que le meilleur cuisinier est toujours persuadé que son il faut ne tient pas la route, qu’il ne gagnera pas la moindre branche d’étoile avec lui, qu’il est trop cuit ou pas assez, trop dur ou trop mou, tandis que ses voisins, c’est évident, s’en fabriquent, eux, des solides, des durables, des impeccables. Puis, un jour, l’accident de bagnole, une coqueluche particulièrement opiniâtre, la montagne qui dégueule et les il faut sortent de leur planque ; pour tout le monde, c’est un soulagement en même temps qu’un vertige de constater qu’ils sont tous aussi fragiles les uns que les autres, aussi incertains, aussi bidons, aussi tordus, aussi amoureux.

Les il faut ne sont pas votre fort, señor Hyper-Talent, mais n’attendez pas que, là-dessus, je me moque de vous. On ne se moque pas de la souffrance. Les gens comme vous, on ne leur a laissé ni le temps ni le droit de fabriquer eux-mêmes leurs il faut. On a installé dans leur vie la chasse la plus cruelle qui soit, la plus infâme, la plus inhumaine : la chasse au vide, à la faille, au jeu, à l’élan, à l’imprévu, à l’injustifiable, à l’inédit, au risqué, c’est-à-dire, pour parler français, à l’amour et à la vie. Un vrai il faut, voyez-vous, ne prend pas ses marques dans la stabilité, dans la normalité, dans la comptabilité, dans la respectabilité, toutes charmantes oiselles dont on lira le nom sur le faire-part de Culpabilité, leur Mémé commune. Et si je vous dis qu’un vrai il faut ne prend corps, ne prend sens, ne prend âme que dans le vide, n’allez pas sourire trop vite, je vous prie, et laissez là votre yoga, vos séances de méditation et les week-ends campagnards où vous vous gavez de joie simple et de carottes râpées en vous ressourçant d’œuvres classiques quand je vous parle d’un mouvement obscur qui vous chasserait, si vous y cédiez, de toutes vos positions et, sans rien changer à votre apparence, à votre emploi du temps, à vos manies, ferait de vous instantanément un pauvre, un ignorant, un chemineau, un mendiant d’être, une flamme et une brûlure, un danger et un recours, une liberté, une contradiction, un signe incompréhensible, un vivant et donc, évidemment, dans ce monde de simulacres, un révolté. Et ne me parlez pas de la sérénité nécrosée des managers quand je vous parle, moi, d’affronter cette vie tumultueuse et grondeuse qu’on vous a interdite, dont on vous a pieusement châtré, bourgeoisement châtré, élégamment châtré, scientifiquement châtré, culturellement châtré, et qui, désormais, dans la prison d’affaires où vous faites semblant de survivre, ne peut, elle qui ne sait qu’éveiller des sources et faire surgir des forêts ignorées, que dégoutter en eau sale dans la variété monotone de vos projets.

Les lourds-légers, ainsi désigne-t-on une catégorie de boxeurs professionnels. Quel mot magnifique ! On est lourd et on est léger. On pèse du plomb, on pèse une plume. On se croit lourd ? On s’envole. On se croit léger ? Le cul poise, dit Villon. Je n’ai jamais fréquenté les rings mais, dans la vie, j’ai appris à connaître, à comprendre, à aimer les lourds-légers. Victor Hugo, Léon-Paul Fargue, Jacques Berque, Bach, Colette, Georges Braque, Edith Piaf sont des lourds-légers. Sur les balances de l’être, Jenny, Antoine et Maurice sont eux aussi, à leur manière, des lourds-légers. Ces choses qui pèsent sur nous tous, les gens de cette sorte les supportent sans les maudire ni s’en vanter, sans les haïr ni les célébrer, ils les écoutent, les entendent, les auscultent, et passent à la suite. Et ce qui, comme vous et moi, les traverse parfois de léger, ils ne tentent pas de l’attraper, de le piquer comme un papillon sur leur curriculum vitæ, de s’en faire leur marque de fabrique, leur garantie de distinction, leur attestation d’élégance. La beauté n’est pas leur copine, l’âme n’est pas leur spécialité. Les lourds-légers sont les vivants comme je les aime, les autres sont des morts qui font semblant. Les lourds-légers savent qu’au fond de toute responsabilité, palpite une irresponsabilité supérieure en quoi consiste, pour le grincement des dents avares, l’amitié véritable, naturelle et surnaturelle, bio et surbio. Des passants, ils sont des passants qui aiment passer, d’imprévisibles passants.

Lourds, légers, lourds, légers, ils entrent dans le monde et, au même instant, en sortent. Chaque seconde, mille allers et retours, ils ne sont plus que ce voyage. Maintenir cette tension, cette instabilité féconde, cela nous épouvante, n’est-ce pas ? Nous avons été si mal élevés ! Comme des volailles ! Oh ! Que ce monde est laid ! Et ces gens bien intentionnés qui veulent le rendre stable ! Comme c’est mignon, comme c’est à côté ! Mounier a bien vu : « un des plus pauvres que l’histoire ait connus ». Depuis, il ne s’est pas enrichi. Merci, M’sieurs Dames, de ne pas nourrir sa folie, merci pour nous, merci pour lui.

Allons donc ! Qui, au fond de soi, pense avoir jamais été léger, même un instant ? Jenny Lamour ne s’y trompe pas, elle. Elle ne parle pas de légèreté. Le léger, c’est le lourd qui se met à l’aise ; le lourd, c’est le léger qui s’installe. Elle parle d’être, un grand mot pas du tout de son monde, comme si, un soir, un de ses pigeons l’avait conduite, un peu soûle, à un belvédère vertigineux et qu’elle y avait entrevu je ne sais quoi, une fin, un commencement, un espace où filer. Une question d’être, ce mot d’Henri-Georges Clouzot est génial, renversant. Il ne dit rien, il dit tout. Allez savoir d’où Jenny l’aura tiré ! De son enfance, de son vert paradis ? Pourquoi pas ? Mais peut-être est-ce le pigeon qui le lui a soufflé ou, à son insu, le cher Maurice, et si c’est dans le plaisir, ou dans la lassitude, ou dans l’absurde, ou dans la tendresse, ou dans l’ennui, ne me le demandez pas, vraiment.

Peu importe comment la réplique est arrivée dans sa bouche. Quand elle la prononce, quelque chose se produit. Un peu comme sur la rambarde du belvédère. Elle s’est penchée, un peu trop peut-être, un bras a entouré sa taille, merci pigeon tu m’as sauvée, c’est bon de retrouver l’équilibre et le monde, c’est bon de dire que c’est bon, mais ta ta ta ta, comme disait mon grand-père, le monde, l’équilibre et tout le cher bazar, tout cela vient d’en prendre un coup terrible dans les gencives. Pas un coup mortel ! Ni Jenny ni Lamour ne veulent faire du mal au monde, pas le moindre mal. Un coup sympa comme tout, mais robuste. Voilà. Le monde est remis à sa place. À ta place, Monde ! Et ta place, c’est d’être légèrement à distance, là où tu signifies, là où tu témoignes, là où tu es comme un phare déconcertant, immobile et toujours changeant. Quand Jenny a cru basculer, son esprit a déboîté comme au tango, et l’âme a suivi, ceux qui dansent le tango comprennent.

Le point d’application, je ne sais plus qui m’a parlé de cela, ou si je l’ai lu quelque part. Que nos rêves, pour qu’ils soient vraiment des rêves, pour qu’ils déploient leur être de rêves, pour qu’ils aient leur fabuleuse efficacité de rêves, il faut qu’ils tiennent, comme la montgolfière par son câble, à quelque chose de la terre, à quelque chose du présent, simple et incontestable. Et qu’alors…

Deux ou trois semaines après ma redécouverte de Quai des Orfèvres, il y eut un déjeuner à la campagne dont j’étais très largement le doyen. Quelques adultes étaient là, et une grosse dizaine de jeunes qui parlèrent de leurs études, ou de leur métier, ou de Pôle emploi en me laissant un sentiment étrange : en dépit des difficultés très inégales qu’ils avaient à affronter, le même destin semblait planer sur ceux d’entre eux qui appartenaient déjà au mythique Monde du Travail et sur ceux qui n’y avaient pas encore accès ou qui en avaient été chassés. Et tous se souciaient davantage du Monde que du Travail, de la manière dont ils devaient se tenir et se comporter dans ce Monde plutôt que de l’activité qui leur y était confiée, ou qui l’avait été, ou qui le serait. Je ne sentais en eux ni enthousiasme ni colère : ils énonçaient des informations. C’est alors que ce savoir-être qu’on enseigne désormais partout est sorti de toutes les bouches, de toutes, d’absolument toutes, de bouches d’infirmières, d’étudiants en gestion, de techniciens, de secrétaires. Ils en parlèrent comme du reste, avec une neutralité tranquille, sans rien approuver, sans rien refuser.

J’en avais entendu parler, bien sûr. Ce n’est rien, le savoir-être, un rien où se trouve résumée la signification du travail qu’on propose ou qu’on refuse aux jeunes et aux adultes. Son objectif tient en une phrase : tenter de contraindre les travailleurs à intérioriser la logique et les intérêts de l’organisation et de ceux qui la possèdent ou la dirigent pour en faire les critères de leur jugement et de leur comportement. Pure propagande. Pure manipulation. Un vilain rien monté en épingle par des faussaires. Savoir et être : quelqu’un dit que l’accouplement de ces deux mots est obscène. C’est vrai. Décourageant, aussi. Car si bête, si formidablement bête ! Si prodigieusement, si invraisemblablement bête ! Et si bas ! À Montrouge, on n’aurait pas fait le détail, la réfutation eût été du genre implicite : ça, mon pote, c’est la pensée trou-du-cul !

Les jeunes parlaient, gentiment, raisonnablement. J’étais tout à fait là, là où le câble retient la montgolfière qui se balançait doucement en faisant signe que non, comme Jenny Lamour, avant de dire oui au ciel. L’idée m’est venue d’expliquer, puis je n’ai pas trouvé que ça en valait tellement la peine, je me suis vite tu. Assez de prendre au sérieux ces histoires de commerçants ! Le savoir-être, c’est du délibertisant, ça se vend au même rayon que le désherbant ou le démoustiquant, vu ? Que voulez-vous raconter à ces mecs-là ! Ils font le job, point final, ils fabriquent leur délibertisant et ils le vendent, quoi de plus ? Pourtant, convaincre ces jeunes qui m’écoutaient un peu, l’envie ne m’en manquait pas.

Inutile. Ils ont compris l’essentiel, ça se lit dans le blanc de leur voix, dans le neutre de leur parole. Ils n’osent pas se l’avouer tout à fait, mais ils ont compris. Ils savent que tout cela n’est rien, c’est pourquoi ils jouent les indifférents, rien qu’un maquillage qui fond sur la gueule des vendeurs. Il y aurait bien des choses à leur expliquer si on commençait à leur parler. Leur dire que beaucoup d’indocilité libère mais qu’un peu d’indocilité asservit. Que le pied-de-nez aux parents abrutis de savoir-être et de valeurs et la main tendue pour les prier de s’abrutir davantage, c’est la voie royale de la nullité. Que la vérité, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes, peur de leur révolte. Qu’au fond, ils ne se font pas confiance, et qu’en cela ils ont tort. Qu’il n’est pas vrai que leur indocilité soit seulement leur truc, leur manière de prendre leur pied en cassant la baraque et en emmerdant les adultes. C’est là qu’il faudrait les accrocher, si l’on n’est pas soi-même un vendeur. Il faudrait leur dire que la vérité est beaucoup plus dure. Qu’ils ont raison d’être indociles et que ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils le sont, mais parce qu’ils comprennent que l’argent, la réussite et le savoir-être ne justifient aucune docilité, ne méritent aucune considération, aucun respect, aucune attention. Oui, ils sentent qu’ils valent mieux que cela et oui, ils ont raison de le sentir. Mais surtout, ne pas leur faire de cadeaux. Les prévenir tout de suite : ils ne s’en tireront pas par le bas, ils ne s’en tireront pas par des ricanements, pas plus que par des astuces et des arrangements, pas plus qu’en signant pour le parti machin : dans tous ces cas-de figure, une sale bestiole les attendra au tournant et les récupérera en rigolant.

Alors, leur dire de faire comme Jenny Lamour ? Leur conseiller de chercher ce qui est pour eux une question d’être, vraiment une question d’être ? Oui, mais ça, ça ne passera pas dans leurs oreilles parce que ça ne passera pas dans ma gorge, personne ne peut dire des choses de ce genre à personne, personne n’est à ce point le copain de l’être. Mais j’y pense. Jenny Lamour, si c’était eux ? S’ils n’arrêtaient pas de me parler de l’être, en mineur, en douce, en off, et si je ne voulais rien entendre ? Névrose de responsabilité, peut-être, c’est tellement agréable de jouer au mentor, tellement gratifiant ! Ceux-là pourtant n’ont pas besoin de mentors, mais de consciences compagnonnes. Non pas de pédagogues fabriqués à la chaîne comme des flans et faits pour enchaîner, mais de gens qui leur ressemblent, habités autant qu’eux par le doute, l’inconstance, la lâcheté, mais en qui, quoi qu’il puisse arriver, il y a, comme le dit magnifiquement Alain dans l’épigraphe donnée à ce texte « autre chose qui compte que ce qui compte ». Le savoir-être, si élégamment fringués que soient ceux qui le vendent, c’est sale, sale comme la soumission à ce qui compte, au fric qui compte, à l’image qui compte, au pouvoir qui compte, au slogan qui compte. C’est sale, c’est bête, c’est plat comme le bureau des grands patrons. Oui, je crois fermement qu’au fond de la responsabilité, au cœur de la responsabilité, si des curés vicieux ou des militants vicieux ou des vendeurs vicieux ne l’ont pas trop salopée, réside une irresponsabilité supérieure, sorte d’indifférence rieuse qui est un hommage à la vie, celle-là qu’allait taquiner Jenny quand elle s’est un peu trop penchée sur la rambarde parce qu’elle savait que le pigeon allait la rattraper par la taille. Confiance un peu folle, abandon, les houles qui déferlent n’auront pas le dernier mot. C’est la fête en semaine, viens ! Salut, Guy Béart ! Mais voyez, pour leur dire ça, je n’ai pas de mots, pas de mots, Heureusement, notez ! Si j’en avais, les amis devraient m’apporter des oranges à la maison de repos où je jouerais à la manille coinchée avec les forts en être du CAC 40 !

(8 novembre 2015)

Collèges : les pédagogues managers

LE MARCHÉ LXXI

Enseigner c’est dire espérance  / Étudier  fidélité
Aragon
 

Il est rare que le rideau s’entrouvre et qu’il nous soit donné de contempler, toutes nues, les rêveries et les intentions de la modernité. Deux documents conjoints publiés sur Internet nous en donnent aujourd’hui l’occasion. Le premier, Collège – Mieux apprendre pour mieux réussir, émane du Ministère de l’Éducation nationale ; le second, Projet de programme pour le cycle 4, du Conseil supérieur des programmes.
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Le ton n’est pas le même. Le texte du ministère est assez convenu, administrativement distancié, raisonnablement ennuyeux. Celui du Conseil des programmes plus engagé, plus fervent, parfois un peu exalté ; comme à Don Quichotte, le retour à la réalité lui devient alors difficile. D’où, sans doute, ces incroyables périphrases et métaphores, probablement rédigées en pédagon, qui ont fait la joie des commentateurs et leur ont parfois épargné de plus précises investigations. Sans y insister trop longtemps, je ne puis cacher à quel point je suis soulagé d’avoir enfin compris, grâce aux programmes d’éducation physique, pourquoi je n’aurai jamais pu nager qu’à la manière d’un pavé : non seulement on ne m’a jamais appris comment « traverser l’eau avec le moins de résistance en équilibre horizontal par immersion prolongée de la tête », mais on m’a toujours laissé ignorer comment il est possible de « construire le corps propulseur pour nager longtemps ». J’ai heureusement, sur la terre ferme, de meilleurs souvenirs et me félicite d’avoir su parfois, au ping-pong ou à la pelote basque, « vaincre un adversaire en lui imposant une domination corporelle symbolique et codifiée ». C’est, on l’aura deviné, que je savais « interpréter seul le jeu pour prendre des décisions et rechercher le gain d’un duel médié par une balle ».
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Assez ri. À multiplier les citations, à trop expliquer qu’en pédagon corriger les fautes d’orthographe se dit « questionner une production orthographique », j’oublierais de me demander pourquoi des gens munis de tous les sacrements universitaires se croient obligés de s’exprimer ainsi. Enfin. Si ce n’est pas pour inviter le lecteur à rouvrir son Molière, si ce n’est pas parce qu’ils ont retrouvé le goût juvénile du canular, si ce n’est pas pour provoquer (mais provoquer qui ? et en vue de quoi ?), je ne vois qu’une raison : la rédaction de ces documents les a jetés dans un trouble profond qu’ils ont tenté de conjurer, vaille que vaille, par la magie incantatoire des formules ésotériques. Le pédagon, en somme, serait une protection, une manière de prendre ses distances, une façon comme une autre de se tirer des flûtes : « Coucou ! Je ne suis pas là ! » Agissant de cette façon, ils ne sauvent pas le navire mais, ce qui n’est déjà pas si mal, ils se sauvent eux-mêmes ou, au moins, se mettent provisoirement à l’abri.
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Il y a de quoi se sauver, en effet, et en courant. Ou à la nage, si toutefois… Se sauver n’importe comment. Se sauver ventre à terre. Se sauver à l’aveuglette. Se sauver des quatre fers, pourquoi pas ? Se sauver bille en tête, ou martel en tête, ou rien en tête. Ces textes sont des monuments d’insincérité, chaque page y inaugure un nouveau musée de l’inauthenticité. Ma compassion va à celles et ceux qui ont dû s’y enchaîner quelque temps, mais j’espère que ce cauchemar restera un secret d’adultes et que les adolescents du Cycle 4 n’en entendront jamais parler.
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Pour « faire du collège un lieu d’épanouissement et de construction de la citoyenneté », on se propose d’y « renforcer la démocratie collégienne ». Formulation un peu pompeuse, mais intention louable. Habituer ces jeunes à réfléchir ensemble, à faire ensemble l’apprentissage de leur liberté ? Oui, mais de quelle liberté quand le même document affirme qu’ « un outil numérique de communication entre l’élève, les parents d’élèves, l’enseignant et l’établissement, d’utilisation facile par tous, est indispensable au suivi des élèves, de leurs apprentissages et de leurs progrès » ? Et quand, outre cet outil, on se propose, dans la plus déraisonnable des logiques, d’instaurer « un livret scolaire unique numérique [qui] permettra d’appréhender toutes les formes d’évaluation et d’assurer un suivi des acquis scolaires sans rupture, du premier au second degré » ? L’apprentissage de la démocratie sous la férule de l’adjudant Informaflick ? Ou, bien plus tyrannique encore, sous le commandement de ce cher amiral Hyman George Rickover qui prétendait que rien n’était plus indispensable à l’éducation que les scores, et dont la pensée en matière de pédagogie était ainsi résumée par Neil Postman : « Si nous ne pouvons pas obtenir un score pour une chose, nous sommes, tel un sous-marin sans radar et sans radio, perdus en mer » ? À moins qu’au-delà de l’adjudant Informaflick et de l’amiral Rickover, ces amateurs, on ne s’inspire du fulgurant réalisme d’Angela Merkel pour qui rien n’importe autant à la démocratie que la confiance, à condition naturellement que le contrôle la suive comme l’ombre le promeneur ?
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Si toute éducation suppose en effet un certain contrôle, il lui appartient précisément de contrôler ce contrôle et de ne pas accepter d’être livrée à lui comme Blandine aux lions. Ces outils pédagogiques tout droit sortis du Meilleur des mondes ou de 1984, j’imagine un père ou une mère qui les consulte fiévreusement, un jour de déprime, sur l’ordi de l’entreprise, à moins que ce ne soit dans le métro qui conduit à Pôle emploi. Pas sûr que la convivialité familiale y gagne. Le bon vieux carnet de correspondance qu’on commentait au repas du soir était infiniment plus civilisé : les pédagogues qui, dans le même document, se proposent d’ « éduquer les élèves aux médias et à l’information » auraient dû commencer par s’éduquer eux-mêmes et s’empêcher de faire aussi goulûment appel à Internet. Que peut-on attendre de libre d’un tel maillage de jugements, de notes, d’appréciations, d’évaluations, de commentaires ? Qu’espère-t-on de cette incitation à la délation vertueuse, de cette façon de laver devant eux, entre adultes, le linge sale des adolescents ? De cette inquisition permanente, la pire qui soit, celle, papelarde et vicieuse, véritable fabrique d’angoisse, qui prétend se soucier du bien de ceux qu’elle humilie ?
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On enferme deux fois ces enfants. En eux-mêmes, d’abord, dans la confrontation lugubre avec leurs performances. Dans l’espace social aussi, où les deux seules instances auxquelles ils ont affaire, le collège et la famille, complices et connectées, ne toléreront plus aucun oubli, aucun jeu, aucun souffle, aucune confiance. Tout se passe comme si on voulait brûler dans leur esprit tout élan, toute jouissance de la liberté. Inspiration de chef de chambrée que sera censée compenser une « éducation à la démocratie », autre versant de la soumission conformiste, qui proposera aux élèves de travailler en équipe sur « des questions morales et civiques faisant débat dans la société », c’est-à-dire de jouer les Rouletabille de cour de récréation, les mini-syndicalistes étudiants, les chasseurs de stéréotypes armés d’un esprit critique à deux coups. J’aurais eu beaucoup de mal à supporter ce destin-là, il m’aurait conduit aux plus noires pensées et je n’aurais pu les surmonter qu’en refusant, de toutes mes forces, quoi qu’ils me racontent, l’univers et les gens qui m’auraient ainsi traité, qui m’auraient ainsi méprisé.
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Mais voilà. La nécessité de transformer le collège est confirmée par des organismes scientifiques qui établissent avec certitude que 71% des collégiens – soixante et onze – s’ennuient « souvent voire tout le temps », contre seulement 25% des écoliers, et que ces derniers sont plus nombreux à participer avec entrain à la vie de la classe. « Aujourd’hui, le collège est inadapté à l’évolution des élèves et de la société » constate donc docilement le ministère qu’une simple calculette eût, en la circonstance, avantageusement remplacé. Respect à ses services et aux sources auxquelles il s’abreuve imprudemment, mais il lui eût coûté moins cher de réveiller le souvenir d’une institutrice d’autrefois, ou de quelque grand-mère finissant de tricoter les chaussettes de son petit-fils. Quoique dépourvues d’outils scientifiques étalonnés au onzième près, l’une et l’autre auraient pu fournir une information humble et décisive : l’enfance est active, l’adolescence est rêveuse ; l’enfance s’émerveille du monde et veut de tout son cœur y entrer, l’adolescence prend ses distances et, pour vivre l’inquiétante et fascinante mutation qui la saisit, choisit de se replier sur elle-même. Il est à craindre que, même contredite en pédagon, cette disposition désastreusement réactionnaire ne soit difficile à abolir.
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« Aujourd’hui, le collège est inadapté à l’évolution des élèves et de la société. » Décidément, cette phrase me choque. Pas seulement, pas d’abord par ce qu’elle affirme, même si c’est discutable. Elle me choque à cause d’un mot, d’un tout petit mot, la conjonction et dans « l’évolution des élèves et de la société ». Comme autrefois, au temps de la querelle du filioque, je suis prêt, à cause de cette conjonction, à déclarer la guerre à la Pédagonie tout entière et aux autorités qui la chapeauteraient, hypothèse somme toute favorable qui lui imagine une tête.
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L’évolution des élèves, je comprends. L’évolution de la société, je comprends aussi. L’évolution des élèves et de la société, je ne comprends pas. Ou je comprends que cela ne va pas. Attelage grammaticalement correct mais fondamentalement incorrect : un zeugma du sens, un lien qui pose problème, une vilaine queue-de-cochon, comme disent les électriciens. Entre ces adolescents qui ne sont ni des abstractions ni des images et la société où ils vivent, il n‘y a aucun rapport à établir, aucune équivalence à suggérer. On ne peut les mettre en face de leur responsabilité envers la société que si les arguments de la raison et la chaleur de l’amitié les ont convaincus que non seulement le plus ignorant d’entre eux, parce qu’il est une personne humaine, vaut plus qu’elle, si brillante et redoutable qu’elle ait été, qu’elle soit ou qu’elle sera, mais encore que, travaillant à son progrès, il n’apporte pas sa pierre à la construction de quelque vaniteuse idole pour le plaisir foireux d’en faire la plus riche ou la plus puissante, mais uniquement pour permettre à ses frères humains de réaliser le projet secret et unique, « commun et incommunicable », qui est le cœur et/ou le but de leur existence.
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Pascal Bruckner, Jean-Pierre Chevènement, Luc Ferry, Jacques Julliard et Michel Onfray ne sont pas des insensés. J’ai bien entendu l’appel qu’ils ont lancé pour sauver les apprentissages traditionnels et les disciplines fondamentales. J’ai signé leur pétition sans hésiter. Mais, je le dis comme je le pense, ce remède est largement insuffisant. Le mal est beaucoup trop profond, le cancer a bien trop métastasé. Les « jargons indécents » qu’ils ont raison de dénoncer sont les vapeurs qui montent des marais de confusion où s’enfoncent les intelligences, les sensibilités, les destins. La culture classique, je le crains, est une thérapie inadaptée : on ne répare pas un tissu délabré en y cousant une pièce d’étoffe solide, on ne verse pas le vin nouveau dans les vieilles outres. La question des programmes elle-même devient subalterne. Dans les années soixante-dix, Neil Postman, ce spécialiste américain des médias qui, inquiet de leur influence sur les enfants, écrivit sur l’éducation plusieurs livres lucides et inspirés, considérait que l’école ne présentait plus aux élèves que ce qu’il appelait un Programme Second ; le Premier Programme, selon lui, c’étaient les médias qui en définissaient le style et le contenu, dans la ligne imposée par leurs commanditaires. C’est peu dire que nous sommes maintenant les bons élèves de ce Programme Premier. L’école se borne désormais à mettre en musique l’air du temps tel que le lui soufflent les intérêts et la stratégie du dominium mundi économique qui, comme on ne le sait que trop, assaisonne sa propagande de divers condiments moraux chargés, faute d’en relever le goût, d’en déguiser l’aspect.
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Un paragraphe de cette pétition m’a intrigué en me donnant le sentiment du déjà vu ou entendu. Je ne sais s’il a été pesé à son juste poids. « Nous n’acceptons pas, écrivent les six protestataires, l’affaiblissement des disciplines au profit d’une interdisciplinarité floue, sans contenu défini, dont les thèmes sont choisis selon la mode et l’air du temps, imposés autoritairement et uniformément par le ministère, conduisant au « zapping » pédagogique. L’échange entre disciplines est fécond et mérite mieux que ces faux-semblants. » Je n’ai pas cherché longtemps. Si les signataires avaient été des familiers des entreprises, ils n’auraient pas parlé autrement du climat qui y règne. Cette rhétorique floue, sans contenu défini et dont les thèmes sont imposés autoritairement selon la mode et l’air du temps, c’est l’exacte et pure description du verbiage toxique et manipulateur qui, depuis maintenant trois décennies, abrutit impunément l’ensemble du monde du travail. Très exactement ce que j’ai rencontré avec effroi dans le secteur privé comme dans le secteur public, liés l’un à l’autre par la consanguinité de leurs dirigeants qui, non seulement, interdit au second toute velléité de critique à l’égard de l’imperium du business, mais encore l’incite souvent à le surpasser en absurdité et en cynisme dans les entreprises et les administrations de la République.
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À l’instant où s’imposait à moi ce rapprochement dans le temps, circulait une autre pétition, celle d’Élise Lucet contre le verrouillage de l’information sur les secrets d’affaires que la commission juridique du Parlement européen veut imposer aux États membres. Dans la foulée, je l’ai signée aussi. Concours de circonstances ? Faisceau d’indices ? Panel de troubles paranoïaques ? Ce verrouillage-là m’a reconduit à la réforme du collège. Même sentiment d’étouffement. Comme si quelque chose, un peu partout, ne jouait plus. Dans ces conditions, le plus grave n’est pas que Racine et Hugo patientent un peu. Surtout quand on nous impose, dans la logique du premier zeugma, ce nouvel attelage désastreux qu’on croirait inspiré par un communicant du Medef : « L’enseignement du Français contribue aux deux parcours de l’élève, le parcours d’éducation artistique et culturelle et le parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel. » Il y a vraiment des professeurs de lettres qui acceptent cette manière de jeter de la confiture au management ?
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Je ne puis lire ces documents sans que ne se profile l’ombre de l’entreprise. Ici et là, solennelles et vagues, les proclamations générales ouvrent et ferment le discours. Elles sont là pour le décor, pour le cinéma, pour l’effet. « J’ai engagé une démarche pragmatique et globale », explique la ministre dans l’éditorial. Soit, mais les deux adjectifs sont contradictoires : pragmatique renvoie à une situation particulière, à une occasion, à une affaire. Une démarche ne peut être à la fois pragmatique et globale. Elle ne peut pas non plus être tantôt globale tantôt pragmatique puisque, dans ce cas, elle n’est plus globale. Qu’importe ! Le bavardage des chefs chérit les grands mots. Souvent empruntés à des registres différents, ils composent des phrases en forme de salade russe : « Qu’il [le nouveau collège] soit enfin un collège de l’épanouissement et de la citoyenneté, qui crée du commun et fasse vivre les valeurs de la République. » Inutile de se demander quelle satisfaction procure au juste un épanouissement citoyen ni comment il est possible de créer du commun : le propos, ici, ne cherche pas le sens, il veut seulement rameuter le maximum d’émotions primaires ; l’esprit critique barbotera dans cette pub, et s’y noiera. Une autre ruse consiste à jeter une notion managériale récemment fabriquée dans la casserole où mijotent, à tout hasard, des idées ou des concepts qui ont fait leurs preuves : une manière d’en faire la promotion avant de l’exploiter. Ainsi de ce naïf et bébête vivre-ensemble dont le trait d’union semble être le doudou : « La connaissance du passé, le travail de mémoire qu’elle alimente sont essentiels à la transmission des valeurs républicaines et des principes du vivre-ensemble. »
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Dans les années quatre-vingt, le patron d’un institut de formation commençait ses lettres par des considérations abstraitement généreuses ou généreusement abstraites sur tout et autre chose encore. Puis il tirait un trait au milieu de la page, et passait aux affaires en cours. Le ton changeait, le style aussi, et la pensée. Caractéristique de la modernité, cette dissociation se retrouve dans les documents sur le collège. Aux grands principes, aux envolées patriotiques et républicaines, aux nobles protestations d’humanisme succède très vite le besoin éperdu, pathétique, éploré, de coller au monde moderne, cette exigeante et rassurante Terre Mère à qui l’Antée manager ou l’Antée pédagogue demande secrètement, et bien imprudemment, de le guérir de son angoisse, qu’elle aggravera méchamment pour qu’il supplie plus et mieux. Je n’ai pu compter les formules qui, avec les mêmes mots, témoignent de cette obsession, qui affirment que « les élèves ont besoin d’apprendre les nouvelles compétences que la société requiert » ou que les projets de programmes doivent être « adaptés aux enjeux contemporains de la société », qui préconisent la « compréhension des enjeux des sociétés contemporaines », qui exigent que les thèmes de travail correspondent « aux enjeux du monde actuel ». Au regard de cet Ebola de projection, de cette diarrhée de docilité, la fascination par le Programme Premier que signalait Neil Postman n’était guère que le rhume d’un cerveau en bon ordre.
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On trouve dans le document ministériel des petits cartouches censés illustrer le propos de manière vivante comme si l’on craignait que ces considérations himalayennes ne suffoquassent les professeurs à qui elles sont destinées. Voici le texte de l’un de ces cartouches :
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Sciences et société : mathématiques, physique et histoire
Un magazine consacré à la machine à vapeur
Nadia, Carole et Jérôme sont en classe de 4e. Ce trimestre, le jeudi après-midi de 14h à 16h, avec leurs professeurs de mathématiques, de physique-chimie et d’histoire, ils mènent un projet sur la machine à vapeur : créer un magazine consacré à cette invention.
Du cours d’histoire, ils utilisent leurs connaissances sur la révolution industrielle au XIXe siècle.
Du cours de physique, le chapitre sur la pression d’un gaz.
Leur professeur de mathématiques leur a demandé de prouver qu’il s’agissait réellement d’une révolution en calculant, à partir de la vitesse d’un cheval et la vitesse des premiers trains, le temps gagné pour rejoindre les villes de Lyon, Marseille, Orléans et Nantes depuis Paris.
Nadia, Carole et Jérôme rédigent actuellement leur magazine et seront évalués dans quelques semaines sur ce projet qu’ils présenteront à toute leur classe.
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Il est toujours navrant de constater que quelqu’un s’est trompé de vocation. L’auteur de cette charmante rêverie, qu’un méchant hasard a fourvoyé dans la pédagogie, a manqué une superbe carrière d’assistant de l’adjoint au chargé de communication d’une fabrique de yaourts. Des yaourts, en effet, elle a la douceur, le crémeux, la candeur. Son propos ranime en moi beaucoup de souvenirs d’enfance : aucun, malheureusement, qui se rapporte à l’école. Je suis reconduit à la Foire de Paris des années quarante et aux ingénieux bricoleurs de la machine à ne pas rater la mayonnaise ou du réveille-matin qui fait aussi chausse-pied. Au cirque, aussi, quand le dompteur se tourne fièrement vers le public et lui désigne du doigt, vaincus, l’éléphant assis sur un tonneau et le mignon toutou pomponné qui a traversé le cerceau de flammes.
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Un petit quelque chose, une miette, un brimborion, que je puisse, même de très loin, associer à l’idée d’enseignement ou à celle d’éducation, je ne l’ai pas trouvé, par contre, dans cette si gentille histoire. « L’acte commun du maître et de l’élève » : quand on s‘est trouvé, si peu, si modestement que ce soit, devant une classe, on ne peut pas ne pas être touché par cette définition de l’enseignement selon Aristote. Le maître n’est pas un bricoleur. Il ne porte pas une boîte à outils en bandoulière, ni une boîte à procédés, ni une boîte à trucs. Pas non plus d’évaluateur électronique dans la poche de sa veste. Les Nadia, Carole et Jérôme qu’il enseigne ne sont pas des abstractions, des virtualités. Ils sont bien là, présents. Physiquement présents, intellectuellement présents, spirituellement présents. Chacun d’eux comme, à sa manière, chaque classe, demande au maître à la fois ce qu’il peut lui donner et beaucoup plus que ce qu’il croit pouvoir lui donner : le paradoxe c’est qu’il ne lui donne vraiment ce qu’il croit pouvoir lui donner que s’il lui donne aussi ce qu’il ne croit pas pouvoir lui donner. Aucune place en lui pour la satisfaction du mercenaire qui a vendu son message. Jeune, on enseigne dans la crainte et le tremblement ; plus âgé, on s’apaise, mais on continue à douter. Rien de plus destructeur que de fournir à un jeune professeur l’illusoire sécurité de quelques méthodes supposées infaillibles : son génie propre s’évanouira en même temps que l’angoisse ; ainsi les prédateurs brisent-ils les œufs dans les nids. Un débutant doit comprendre très vite que l’acte d’enseigner ne ressemble en rien au petit commerce astucieux en quoi veut le transformer une pédagogie qui crée du commun dans les fantasmes, mais du désert dans les existences. Entre Aristote et la névrose de modernité, il faut choisir. Pas de moyen terme. Pas de compromis à bricoler, même en séance de nuit.
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Faut-il vraiment démêler le nœud d’approximations et de sophismes qu’on nous présente ici comme un modèle de pédagogie ? Si j’étais cette Nadia, cette Carole ou ce Jérôme, j’aurais le sentiment qu’on se moque de moi. Mais si j’étais ce professeur de mathématiques, je me fâcherais tout rouge. Me croit-on si enfermé dans ma discipline que j’ignore les différents sens du mot révolution ? Demander aux élèves de prouver que la réduction du temps de transport constitue une révolution n’est-ce pas, au mieux, une absurdité, au pire une malhonnêteté ? Que vient faire ici la notion de preuve ? Suis-je le professeur Nimbus ? On croit que je n’y vois que du feu ? Suis-je ici pour faire avaler aux élèves les opinions qu’on a cuisinées pour eux ? Suis-je un professeur ou une courroie de transmission ?
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La farce, heureusement, n’est jamais loin. L’enseignement à trois, quoi de plus plaisant ? Cette fois, c’en est fini du vieux collège poussiéreusement humaniste. Une enquête va établir, sur facture, que 83,79% des élèves ne s’ennuient plus. Faute de se passionner davantage pour la révolution, la preuve et la technique, ils ont tout loisir, les petits goujats, de se demander qui, de l’historien ou du mathématicien, aura un ticket ou une carte orange avec la physicienne-chimiste. Puis ils oublient tout. Le trio de spécialistes, la preuve, la technique et la révolution s’en vont bras dessus bras dessous au morne pays de l’utilitaire et de l’irréel. Enseigner à trois rend les professeurs prudents. Ils se croient à la télévision et lissent leurs propos. Devenus des événements médiatiques, leurs cours perdent ce qu’ils ont de moins bon, mais surtout ce qu’ils ont de meilleur.
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Pour sortir d’embarras, je me suis finalement posé deux questions simples. Quelle représentation des élèves du cycle 4 sous-tend ces documents ? Et, surtout, à quel avenir les prépare-t-on ?
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Le Conseil supérieur des programmes répond à la première question dans un long paragraphe. En voici le cœur : « Lors des trois ans de collège du cycle 4, l’élève qui est aussi un adolescent en pleine évolution physique et psychique, vit un nouveau rapport à lui‐même, en particulier à son corps, et de nouvelles relations avec les autres. Les activités physiques et sportives, l’engagement dans la création d’événements culturels favorisent un développement harmonieux de ce jeune, dans le plaisir de la pratique, et permettent la construction de nouveaux pouvoirs d’agir sur soi, sur les autres, sur le monde. »
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Texte étonnant. Intemporel, presque irréel. Une récitation écrite. Comme disait je ne sais plus quel comique, tout ça est bien vrai sauf que tout est faux. Une généralité si planante qu’elle semble condamnée à frôler la réalité sans jamais la rencontrer. Sur le fond, rien de nouveau. Depuis presque un siècle, cette turlutaine, reprise sous toutes les latitudes, a été mise à la sauce des idéologies les plus variées. Un chef scout des années cinquante n’expliquait pas autre chose à ses chefs de patrouille pour les aider à comprendre leurs éclaireurs, ni un responsable des jeunesses communistes aux camarades collégiens, ni, trente ans plutôt, le responsable mussolinien du « sport politique » aux gymnastes qui allaient célébrer, sur le Littoriale de Bologne, les vertus héroïques du nouveau pouvoir : sur ce dernier point, les témoignages directs de ma famille maternelle italienne confirment mes lectures. Je pourrais ajouter des références plus fâcheuses encore, mais basta. Enfin, j’ai moi même fait des révélations comme celles-là, à seize ans, à des ados montrougiens, de deux ou trois ans mes cadets, que tant de science, chez un si jeune dirigeant du patronage, ébahissait.
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Toutefois, que des pédagogues avertis, des professeurs distingués, des politiques informés accouchent, en unissant leurs efforts et en mutualisant leurs douleurs, d’une baliverne d’une aussi morne platitude, voilà qui n’était pas prévu. Étrange. Cette modernité ivre de nouveauté sociétale qui inspire le nouveau collège va-t-elle nous expliquer, plus réactionnaire en cela que les réactionnaires et, pourquoi pas, en se cachant derrière cette notion de nature humaine qu’elle abhorre, qu’en matière de sexualité rien ne change jamais ? Il me semble pourtant avoir entendu, et même peut-être lu, que, ces temps-ci, la question sexuelle ne se posait plus tout à fait de la même manière aux jeunes et aux adolescents, non ? J’ai même cru comprendre que, grâce à l’ami Internet notamment, le problème pointe son nez de plus en plus tôt, avant le cycle 4 et la puberté. Comment imaginer qu’un aussi brillant aréopage d’éducateurs ne s’en soit pas avisé ?
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Une évidence. L’inspiration et l’expression de ce paragraphe sont ringardes. Il s’y mêle un naturalisme d’outre-tombe, un hygiénisme béat qui sent la pharmacie, un idéalisme en chaussettes blanches. Le produit des amours de M. Homais et de la comtesse de Ségur. Voyez ces activités physiques et sportives et cet « engagement dans la création d’événements culturels [qui] favorisent un développement harmonieux de ce jeune, dans le plaisir de la pratique, et permettent la construction de nouveaux pouvoirs d’agir sur soi, sur les autres, sur le monde. » Quelle perspicacité ! Quelle profondeur psychologique ! Quelle générosité ! Quelle bouleversante intuition ! Comme tout cela est crédible ! Et voyez ce « de ce jeune » Quel charme vieux rose dans la distance qu’impose la formule ! Et ce développement harmonieux, n’est-il pas convaincant ? Il a déjà sa place, toute sa place, dans l’album de famille, ce développement-là, c’est un trèfle déjà séché au coin d’une photo jaunie.
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Allons. Tout cela ne me parle d’aucun vivant, d’aucun corps vivant, d’aucun esprit vivant, d’aucune âme vivante. Mesdames et Messieurs les Conseillers supérieurs ne trouveront pas un gars, pas une fille de quatorze ans qui reconnaisse dans le pastis de leur pensum un seul poil de sa puberté. Mais, après tout, c’est leur affaire. La mienne est de répondre à ma première question. Quelle représentation des élèves du cycle 4 sous-tend ces documents ? Réponse : une représentation archaïque, conventionnelle et truquée.
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Je suis prêt à parier qu’en relisant leur paragraphe, les rédacteurs de ces programmes se sont adressé à eux-mêmes, peut-être avec un peu plus d’aménité, les objections que je viens de présenter. Ou qu’en tout cas, leur esprit critique a cillé. Mais ils ont passé outre. Et ils ne devaient pas passer outre.
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Certes, il leur eût fallu de l’héroïsme. Jeter aux orties ce propos sirupeux et peindre le portrait véridique des adolescents d’aujourd’hui, c’était renoncer à ce document ou l’engager dans une direction rigoureusement opposée à celle qu’ils avaient choisie et/ou que l’air du temps leur avait imposée. Ils ont donc considéré qu’ils étaient fondés à parler de ces adolescents sans la moindre allusion à ce qui bouleverse, ou plombe, ou empoisonne leur vie. Sans un mot, par exemple, sur le chômage qui bouche l’horizon : les mots chômage et chômeur ne figurent pas dans ce projet de programme. Rien sur le désastre de la vie scolaire, pieusement réduit à quelques dysfonctionnements. Rien sur leurs relations avec leurs parents, sur tous ces repères brouillés. Rien sur la drogue, rien sur l’alcool, jamais mentionnés. Rien sur les formidables conséquences de l’usage massif d’Internet. Rien sur la solitude de ces gamins, rien sur leur esprit grégaire. Rien sur l’affolement secret où les jette le désordre du monde. Rien sur la perfusion permanente d’insignifiance que leur inflige la communication métastasée. Rien sur ce silence qui s’alourdit sous leurs braillements convenus. Rien sur l’embarras où les jette une vie sentimentale quasiment contrainte par la pression médiatique et qui, à un trop jeune âge, les encombre au moins autant qu’elle les libère. Rien, en un mot, sur l’extrême péril où ils se trouvent. Péril. Pas nécessairement catastrophe. Mais péril qui oblige à voir large, à penser large, à imaginer large. Et ce document pense étroit, voit trouble et n’imagine rien.
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Comprenons bien. S’il s’était ouvert sur une description fidèle de ces adolescents, il se serait effondré. Il est tout entier construit sur cet évitement, sur cette élusion, sur ce mensonge. Démarche étonnante chez des universitaires de cette qualité : ils ne se demandent pas quel type d’éducation convient à ces adolescents-là, tels qu’ils sont, ils se demandent comment il convient de décrire ces adolescents-là pour que le modèle auquel ils sont irrationnellement attachés puisse apparaitre comme le meilleur, comme le seul possible. Nombrilisme fondamental. La pensée pédagonne macère derrière les grilles d’un « monde de l’éducation » aussi irréel que le « monde de l’entreprise » où patrons, syndicats et consultants se disputent comme des larrons en foire. Quand on nous explique qu’un adolescent d’aujourd’hui est un enfant qui, pour des raisons compliquées, se sent parfois tout chose, et à qui il faut enseigner le sport et la musique pour le transformer en un citoyen épanoui, cette célébration du normal et du naturel, profondément méprisante pour l’ado en question, montre à l’évidence que celui qui la proclame souffre d’une d’allergie à toute forme de singularité, et donc de tragique, et donc de transcendance, et donc de liberté. Et qu’en réalité, cet honorable citoyen complet est plus gamin que les gamins.
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En son premier chapitre, le Tchouang-tseu parle d’une caille suffisante et prétentieuse qui se moque de P’eng, l’oiseau mythique « dont le dos est semblable au Mont T’ai et dont les ailes sont comme les nuages du ciel ». Et précise : « Telle est la différence entre le petit et le grand. » La supposée science pédagogique est le petit. Le destin de la jeunesse, si ambigu qu’il soit, et inquiétant, et peut-être atroce, est le grand.
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Ces documents sur le collège, c’est l’anti-Postman. C’est le triomphe d’un Programme Premier infiniment plus odieux que celui qui inquiétait l’essayiste américain. C’est le grand manteau d’élusion jeté sur la réalité. C’est une doucereuse et cérébrale logique de pouvoir armée d’une morale culpabilisante. C’est la pire abstraction déguisée en concret. C’est la tutelle cauteleuse et féroce de l’anonyme. C’est la tente gigantesque sous laquelle on anesthésie à la chaîne.
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L’école, c’était l’enseignement plus l’organisation qui permettait de le dispenser dans les meilleures conditions. Il y avait des proviseurs, des principaux, des directeurs, toutes sortes de responsables, des employés aussi. Mais le premier et dernier mot restait à l’enseignement, à l’enseignement deux fois gratuit : financièrement et intellectuellement. Or, que nous explique-t-on ? Que la pédagogie du cycle 4 repose sur un socle formé de cinq domaines, dont voici la liste : les langages pour penser et communiquer (domaine 1), les méthodes et outils pour apprendre (domaine 2), la formation de la personne et du citoyen (domaine 3), les systèmes naturels et les systèmes techniques (domaine 4), les représentations du monde et l’activité humaine (domaine 5). Et que les différentes matières, désormais rebaptisées champs disciplinaires ou champs éducatifs, apporteront leur « contribution » à l’acquisition de chacun de ces cinq domaines. Naguère, la finalité de l’enseignement du français, c’était d’enseigner le français ; celle de l’enseignement des mathématiques, d’enseigner les mathématiques. Il en était de même pour toutes les matières, y compris l’éducation physique et l’éducation artistique. Ce n’est plus vrai. Les disciplines deviennent les sous-traitantes de la pédagogie. La manière dont cette « contribution » doit être versée n’est pas laissée au hasard : cinq grands tableaux précisent ce que chaque champ disciplinaire ou champ éducatif devra à chacun de ces cinq domaines, ses suzerains 1.

Le texte d’Horace n’est pas une invention du professeur de français, ni le théorème de Pythagore une marotte du professeur de mathématiques. Leur transmission n’est pas arbitraire et il n’est pas arbitraire non plus que chacun de ces professeurs joue de son tempérament particulier, de sa forme d’intelligence et de culture, de sa sensibilité pour qu’elle soit aussi fidèle et aussi vivante que possible. Un concours ou des examens ont validé les connaissances de ces maîtres. Des inspections vérifient leur pratique pédagogique. Faut-il qu’un comité vienne non seulement légiférer sur leur manière de faire cours, mais encore sur le sens qu’ils ont à donner à leur activité professionnelle, sur les intentions qui doivent les animer, sur les urgences psychosociologiques, voire politiques, qui doivent s’imposer à eux ? La démocratie aurait donc, au-delà de ses lois, non seulement des vérités officielles à transmettre, mais aussi une manière officielle de les transmettre ? Et autre chose encore  que des vérités officielles, si l’on en croit l’un des paragraphes du texte qui définit les objectifs de formation du cycle 4. Le voici:
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« En fait, tout le long du cycle 4, l’élève est amené à conjuguer d’une part un respect de normes qui s’inscrivent dans une culture commune, d’autre part une pensée personnelle en construction, un développement de ses « talents » propres, de ses aspirations, tout en s’ouvrant aux autres, à la diversité, à la découverte… »
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Enseigner Hugo et Racine aux collégiens, certes, mais d’abord Flaubert et Sartre, Mauriac et Hervé Bazin aux conseillers supérieurs. Ahurissante conception de l’éducation. Faire respecter des normes, ce n’est pas de l’éducation, c’est du dressage. C’est par des lois que s’impose la démocratie, non pas par des normes, qui ne sont que des instances sociologiques confuses, changeantes, incertaines, jamais rationnelles et rarement raisonnables, et que fabriquent surtout, de notre temps, – faut-il vraiment le rappeler ? -, les intérêts les plus épais, les plus étroits et les plus vulgaires, ceux auxquels le mot même d’éducation invite les enfants, les adolescents et les jeunes à échapper, sans oublier les adultes quand l’arthrose de la consommation et de la prétendue communication ne les a pas encore entièrement paralysés et momifiés ante mortem. L’éducation comme respect des normes serait une idée bien distrayante dans une copie du baccalauréat. Dans ce document, elle est suffocante, elle est misérable. Je ne pourrais faire confiance à un professeur, quels que soient ses mérites et ses qualités et, naturellement, quels que soient, sur tout sujet, ses opinions et ses choix, qui ne déclarerait pas publiquement et, s’il le faut, à ses risques, qu’il tient ce paragraphe pour nul et non avenu.
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Je n’ai pas oublié comment, à la fin des années quatre-vingt, l’idéologie du management, favorisée par le développement progressif des Directions des ressources humaines, a conquis les entreprises françaises. Rien de bien violent d’abord : des mots, un langage nouveau dont beaucoup de travailleurs souriaient ou se moquaient : une mode qui passerait. Le propre de ce langage était de parler de la vie professionnelle d’une façon inédite, en n’évoquant jamais les réalités dont les travailleurs faisaient quotidiennement l’expérience, mais en la saisissant par toutes sortes de biais inattendus : le travail était considéré sous l’angle de la performance, de la compétition, du challenge ; l’entreprise se chargeait de significations nouvelles, on considérait qu’elle était une collectivité – voire une communauté – de travail. Les documents produits par les Directions des ressources humaines voyaient en elle bien plus qu’un local où l’on fabrique des produits destinés à satisfaire les besoins des citoyens : ils insistaient sur sa puissance, la décrivaient comme un exemple de civilisation et d’humanisme moderne, comme une fabrique de sens, le lieu où s’édifie une éthique à vocation universelle. Ces documents avaient souvent une propension assez ridicule au lyrisme ; passant habilement de la séduction à la menace, ils constituaient de redoutables outils de pouvoir au service d’intérêts dont ceux-là mêmes qui les rédigeaient percevaient mal la puissance et les intentions. C’est ainsi que s’est installée l’emprise du management : une propagande grandiloquente et d’essence sectaire s’efforçait d’utiliser à son profit les torrents d’inquiétude produits par les mesures anxiogènes qu’on ne cessait d’imposer aux travailleurs sous les prétextes les plus divers et au gré des fantaisies de consultants méprisablement dociles : bouleversement systématique des habitudes de travail, remaniement constant de l’organisation et du système hiérarchique, généralisation programmée de l’incertitude et de la méfiance.
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Un document sortait qui, pendant quelques semaines, jetait dans l’entreprise le trouble, la querelle, parfois un faible début de contestation. Mais, au plus fort du débat, tombait un nouveau document qui pouvait parfaitement contredire le premier, ou qui portait sur un sujet si éloigné du précédent que la nouvelle discussion qu’il soulevait brouillait la première. On met du temps à comprendre ce qu’est un système totalitaire. On met du temps à comprendre pourquoi, à certains moments, ces sujets supposés savoir qu’étaient les grands managers recevaient sans broncher, avec le sourire et même, parfois, avec une étrange satisfaction, les critiques qu’on adressait à leur dernière invention. Elles leur importaient peu. Cette invention-là, telle une fusée qui retombe, avait épuisé son pouvoir de déstabilisation. Ils souriaient aux dégâts qu’allait provoquer la suivante.
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Je le dis sans ambages. C’est à ces vilains documents que m’ont fait songer les textes dont je parle. J’y retrouve ce mélange d’évitement et d’affirmation autoritaire que je n’aurais pas la naïveté d’attribuer à je ne sais quelle maladresse d’écriture. Sous leurs affûtiaux éthiques et pédagogiques, je sens une volonté de puissance du même ordre que celle du management. Et non seulement du même ordre : de la même nature. Même enfermement, même attachement à une vérité de clan, même impossibilité de simplicité qui produit les mêmes contorsions stylistiques.
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Une chose m’a frappé dans les entreprises. Quand j’ai vu, sous l’occupation managériale, s’évanouir, s’étrangler, s’étouffer l’expression des salariés, j’ai constaté qu’aucun niveau hiérarchique n’était épargné par cette désertification de la parole. Il me semblait qu’elle sévissait plus cruellement encore dans les bureaux des étages supérieurs, ceux des chefs, des grands chefs, des très grands chefs. Le virus qu’ils avaient introduit dans la vie professionnelle les attaquait autant et plus que les autres. Il me semblait même parfois, quand j’observais leur fièvre de nouveauté et l’extravagante incohérence des mesures qu’ils prenaient, qu’ils s’agitaient désespérément pour se débarrasser d’un mal dont ils ignoraient tout. Ceux des pédagogues d’aujourd’hui qui disposent encore d’une faculté critique pourraient s’interroger utilement sur les contradictions des managers d’hier qui ne bénéficiaient pas, eux, de cette possibilité de recul.
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Comment ne songerais-je pas au désastre que, dans l’indifférence générale, les pratiques managériales ont créé, sans la moindre contrepartie positive, dans les entreprises et dans la société française quand le collège lui-même est désormais invité à mimer l’entreprise ? Les gens qui se gargarisent de travail de groupe, de démarche de projet ou de résolution de problèmes, qui prétendent élargir les « compétences des collégiens grâce à des collaborations avec des partenaires dans le domaine de la prévention des risques et de la protection de l’environnement », qui n’éclatent pas de rire en demandant à un gamin de quatorze ans de devenir « médiateur entre les cultures », qui installent à l’école, probablement pour faire oublier le chômage et l’admirable Pôle emploi, le « parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel », à quoi veulent-ils faire jouer les enfants ? À l’entreprise ? Au syndicat ? Au conseil municipal ? Pourquoi ? Est-il vraiment urgent qu’ils commencent si tôt ? N’auront-ils pas assez de toute leur vie d’adultes pour ces exercices-là ? L’enfance, c’est un stage pré-adulte ? Quelles raisons ont-ils eux-mêmes, ces manieurs de pédagon, de frustrer ainsi une génération tout entière de la construction de ses rêves ? Et lequel d’entre eux – le meilleur, à n’en pas douter – s’est réveillé un matin avec cette idée décisive que le collège doit « systématiser des moments forts » ? Les pédagogues parlent-ils maintenant comme les solennels cornichons que sont ces inénarrables créateurs d’événements dont tout l’office est de verser le vide de leur cerveau dans le vide de la société ? Ne sentent-ils pas, ceux qui ont écrit ou inspiré ces textes, quel aveu de panique se cache dans leur salmigondis ? Et certes nous pourrions l’entendre avec respect et amitié, cet aveu, car il se pourrait bien que nous soyons, nous aussi, aux prises avec cette confusion, avec cette écœurante bouillie, avec ce malheur. Mais il faudrait alors qu’il s’avoue, lui aussi, avec simplicité et confiance, qu’il dénoue les cordons de sa peur et qu’il ne se donne pas pour la solution de difficultés qu’il ne fait qu’alourdir. Je vais le dire sans détour. On n’a pas le droit de refiler ce mistigri aux générations nouvelles. Chacun sa merde, s’il vous plaît. À moins que l’envie de plonger dans l’absurde ne soit trop forte, le besoin irrésistible. Dans ce cas, allons, pas de mesquinerie, il faut merdoyer en grand, en majestueux, en tout ce qu’il y a de plus communicationnel. Pas d’hésitation. On révise son management, on apprend par cœur deux ou trois de leurs brillantes citations et on va proposer ses services à M. Fouks ou à M. Séguéla.
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Je ne sais si la ministre a beaucoup lu Pascal. Je crains que non. Dommage. Elle aurait pu comprendre pourquoi les enfants s’ennuient au collège. Ils s’ennuient parce qu’on les distrait, ce qui ne veut pas dire qu’on les amuse. Ils s’ennuient parce que rien ne s’y rapporte à eux, rien ne leur y ressemble vraiment. Ils y épongent les opinions des adultes, ils sont les supports sur lesquels, sans le moindre risque, des textes écrits par personne projettent des rêves médiocrement pépères, des ambitions lugubres, un activisme bourré de ressentiment comme une poupée de drogue, et cette indifférence constitutive qui, tel Guignol, passe la tête à la fenêtre de toutes leurs phrases.
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Un professeur de français qui s’apprête à expliquer Booz endormi, je veux dire un vrai professeur, bien sûr, celui qui est heureux – non pas satisfait : heureux – d’expliquer Booz endormi, est l’être le plus modeste de la terre, le plus indifférent aux honneurs, le moins soluble dans l’ambition. Toutes les catastrophes ordinaires et extraordinaires peuvent bien lui tomber dessus. Même la gravissime question de savoir s’il faut noter les copies avec des lettres, des chiffres ou des hiéroglyphes le laisse souriant. Booz s’était couché de fatigue accablé. À l’instant où il récite ce premier vers qu’il fait semblant de lire, à l’instant où il arrive au mot fatigué, quelque chose vient de plus loin, de plus profond que sa fatigue à lui qui, sans la faire disparaître, l’épouse, la console, la transfigure. Dans sa voix, elle aussi, quelque chose change. Infinitésimalement. Et ce qui, dans sa voix, a changé va, tout aussi infinitésimalement, changer à son tour quelque chose dans l’oreille des enfants. Va, sinon les fatiguer, du moins leur donner idée d’une sorte de fatigue qu’ils ne connaissent pas, à laquelle ils ne prêtent pas attention, d’un autre ordre que la fatigue physique. La conscience d’être fatigable dans le cœur, dans le fond, dans ce qu’à quatorze ans on n’appelle pas l’être. Et l’émotion presque triste – presque – qu’elle soulève en eux. Mais le vers de Victor Hugo leur souffle, en même temps, une autre sensation qui va droit à leur esprit, droit à leur cœur, droit à leur ventre : cette fatigue-là peut se changer en bonheur. Une puissance de vie est en eux, pour laquelle il n’est pas vraiment de nom, qui se réveille et grandit quand ils osent s’approcher un peu d‘eux-mêmes, une puissance inépuisable, infiniment renouvelable, et qui, profondément écologique, ne produit aucun déchet. Vivre n’est pas une défaite.
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Un vers de Hugo, c’est vrai, c’est bien peu pour aider les enfants à vivre dans le monde qui les attend, à trier tout ce qu’ils auront à trier, à se défendre contre tout ce qui les attaquera, à refuser les leçons de savoir-être que le premier crétin venu sera payé pour leur dispenser, à trouver la force de ne pas se barricader en eux-mêmes. C’est bien peu, et c’est même rien, un vers de Victor Hugo, et c’est même un poison si le professeur qui le récite a accepté de faire de cette bombe pacifique, de ce condensé de pensée et de vie, une munition au service de je ne sais quel objectif subalterne. C’est bien peu, et c’est même rien, et c’est même un poison s’il le récite à ses élèves sans faire sienne, et d’abord au collège, la liberté dont il rayonne. C’est bien peu s’il le présente aux élèves comme le sacristain, son trousseau de clefs à la main, désigne aux visiteurs, d’un geste las, la nef et les vitraux. Un vers de Hugo n’est pas une étape, une station, un moment d’un « parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel ». Un professeur, au sens propre, massacre Hugo s’il accepte de l’enseigner dans cette perspective. Il massacre Hugo, il massacre ses élèves et se massacre lui-même. Un texte de Victor Hugo exclut toute soumission « pédagogique ». Le monde est ainsi fait. Il arrive, relisons Corneille, que des valeurs entrent en conflit. C’est le propre de l’animalité managériale que de tout faire pour le nier car ses intérêts ne sont jamais mieux servis que lorsqu’elle a installé dans le cœur des travailleurs une hostilité sourde, silencieuse, qui les rive haineusement à leur tâche. Il ne faut pas qu’il en soit ainsi au collège, ni à l’école, ni au lycée, ni à l’Université.
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Le moyen ? Il n’en est qu’un : le refus des professeurs, la mobilisation des professeurs non pas à l’appel de ceux-ci ou de ceux-là, mais à l’appel de leur propre, de leur singulière liberté. Et non pas pour la défense, si légitime qu’elle soit, de leurs intérêts, mais pour l’enseignement lui-même, pour l’essence de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont. Quels avantages, d’ailleurs, à supposer qu’on leur en propose, pourraient vraiment les satisfaire si l’acte même d’enseigner était mis sous tutelle, s’il devenait une contribution obligatoire à l’absurde, à l’arbitraire, à l’arrangé ? Comment, entre collègues, pourrait-on se regarder en face? Comment les zizanies médiocres ne proliféreraient-elles pas ?
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Il va falloir commencer à l’admettre, Corneille n’est pas vraiment mort, le monde n’est pas aussi plat que l’intelligence d’un financier et aucune assurance ne dispensera jamais personne, pas même un professeur, d’avoir à choisir entre enrichir le fumier du diable, c’est-à-dire le pouvoir de l’argent, de ses serviteurs et des serviteurs de ses serviteurs, et y mettre le bazar, pour parler comme quelqu’un en qui un hurluberlu mondialisé mais lucide découvrait ces jours-ci, avec quelque stupeur, un homme vraiment dangereux.
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Mais je n’ai pas encore répondu à la seconde question que je posais. À quel avenir prépare-t-on ces collégiens ? Réponse : erreur 2015. Le mot avenir ne peut se traduire ni en pédagon ni en jargon managérial.

15 juillet 2015

Notes:

  1. Voici quelques-unes des « contributions » demandées. On n’oubliera pas qu’il s’agit d’élèves de 5ème, de 4ème et de 3ème.

    Une contribution du français au domaine 1 : « Réfléchir sur sa langue : en quoi elle permet de penser et communiquer. La comparer à d’autres langues, y compris les langues anciennes. »

    Une contribution des langues étrangères et régionales au domaine 1 : « Réfléchir sur les fonctionnements des langues, leurs variations internes, leurs proximités et distances. »

    Une contribution des arts plastiques au domaine 1 : « Manipuler les composantes techniques, sémantiques, iconiques, corporelles et symboliques des langages plastiques dans une visée artistique. Expliciter sa perception, ses sensations et sa compréhension des processus artistiques et participer au débat lié à la réception des œuvres. »

    Une contribution de l’enseignement moral et civique au domaine 1 : « Exprimer des sentiments moraux à partir de questionnements ou de supports variés et les confronter avec ceux des autres (proches ou lointains). »

    Une contribution de l’éducation musicale au domaine 2 : « Percevoir : connaître et mettre en œuvre les conditions d’une écoute précise et cultivée ; connaître des outils de recherche et des règles relatives à la diffusion de la musique enregistrée. »

    Une contribution des langues étrangères et régionales au domaine 3 : « Prendre de la distance et réfléchir sur ses propres habitudes et conceptions culturelles. »

    Une contribution des arts plastiques au domaine 3 : « Agir en plasticien porteur d’un regard informé : exercer sa responsabilité en tant qu’auteur, acteur et spectateur vis‐à‐vis des faits artistiques et des univers du visuel, en respectant le goût des autres et en questionnant les évidences par la pensée et les acquis de l’expérience plastique. »

    Une contribution de l’histoire des arts au domaine 5 : « Construire des repères formels et culturels pour dégager d’une œuvre d’art des enjeux symboliques du monde et la situer dans l’histoire et la géographie des productions artistiques et la pluralité de leurs réceptions. »

« À quoi nous sert les horizons »

LE MARCHÉ LXX

Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain.
Stéphane Mallarmé
 

Sur le tableau de bord de ce site, à la rubrique où s’affichent les indications que les lecteurs ont envoyées aux moteurs de recherche et qui les ont conduits à Résurgences, j’ai trouvé l’autre jour cette étonnante question à laquelle je n’ai pas eu le goût d’adresser des remontrances grammaticales : « Jean Sur à quoi nous sert les horizons. » Ni le goût ni le temps, d’ailleurs, car c’était l’heure d’aller chez le médecin et de feuilleter dans sa salle d’attente un de ces illustrés pour adultes qui nous font si agréablement familiers des princes et des princesses. Et là, dans les pages colorées du magazine Grazia, la Providence des lectures, à laquelle je crois fermement, m’a mis sous les yeux cette confidence de je ne sais plus quel illustre personnage : « Je n’arrive pas à imaginer un monde où les gens ne me demanderaient pas impatiemment mon avis sur tout. » Je le savais. La Providence est farceuse.
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À quoi nous sert les horizons ? Ainsi averti par Grazia, que répondre ? Me prendre pour Aragon et lâcher en soupirant,  même si le questionneur est retraité depuis deux lustres  :   « Les horizons, petit… » ? Les horizons ne servent à rien, il le sait. Se moque-t-il de moi ? S’agit-il d’une fausse question, juste pour rire de la réponse ? OK, comme n’eût pas dit Freud. Mais pourquoi cette question-là ?
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Dans ce propos narquois, je sens quelque chose d’intraitable qui m’intrigue, quelque chose qui est aux antipodes de l’esprit du temps. Une brutalité sans hostilité qui décourage la sentimentalité facile en même temps qu’elle écarte toute possibilité de fuite. Une sourde ferveur. Du minéral. Mon interlocuteur ne me pose pas une question, il m’assène une évidence. Sa question est une affirmation. Il entre dans le dialogue avec quelque chose qui est au-delà du dialogue. Ou en-deçà, comme on voudra. Au-delà du bavardage, de la joute verbale. Dans ces quelques mots qu’il m’adresse, je vois la trace d’une exploration, d’une effraction, d’une infraction. De l’incontestable. Un contrebandier entre dans la pièce où je travaille et, sans dire un mot, vide sur ma table le sac qu’il porte sur l’épaule. Voilà ce qui est. Et maintenant, bavardons, si c’est vraiment la peine. Car rien ne fera que cela ne soit pas.
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Je ne crois pas ce lecteur en désaccord avec ce qu’il trouve sur ce site. Je le sens plutôt amical. Mais rude, presque inquiétant. À quoi nous sert les horizons  : ce verbe au singulier est autre chose qu’une faute d’accord. Veut-il dire que tous les horizons qu’on lui désigne sont une seule et même absurdité dont il faudrait se méfier ? Se sent-il harcelé, assiégé ? Met-il ce site en garde contre la facilité de proposer de nouvelles perspectives ? L’absence de point d’interrogation, est-ce pour indiquer que cette question n’en est pas une ? J’entends ceci : « Tous ces horizons dont on me parle, qu’on me vend, n’en sont pas. Je reste donc méfiant. Mais prenez garde : cette méfiance est, elle-même, au fond, l’affirmation d’une confiance. Je peux vivre – je l’affirme fortement – en dépit des mensonges dont on m’accable. » Il le peut, oui, mais à condition que quelqu’un, même si c’est un inconnu, entende cette affirmation et, d’une certaine manière, la confirme.
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Fulgurante révolution : casser les images et voir la réalité. Donner leur congé aux frissons prévisibles. Se retrouver soi-même en soi-même. Non pas comme dans une forteresse. Non pas dans un délire d’enfermement. Non pas dans une certitude agressive. Profonde simplicité, au contraire. Joie relative et ironique. Fragilité puissante de l’attente. Abandon qui implique l’humour et renvoie à un plus vaste que soi qui n’est pas la négation de soi mais son élargissement, son écho, sa chambre d’écho. Désir fou, désir très banal, désir presque effrayant, désir infiniment sensé : être entendu, soi, au-delà de ses mots. Qui n’a jamais voulu dire à l’autre : « N’écoute pas seulement ce que je dis, n’écoute pas seulement mes paroles, écoute que je dis, écoute que je parle. » ?
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Peu m’importe ici s’il faut entendre cette expression au sens que lui donnait Francis Jeanson ou à celui, plus habituel, qu’on m’a enseigné : quand il envoie son message comme une bouteille à la mer, mon correspondant n’exprime pas seulement un désir, il fait un acte de foi. Affirmation, ces quelques mots sont aussi un pari. En se désolidarisant des horizons frelatés qu’on ne lui ouvre que pour mieux l’enfermer, en prenant d’emblée ses distances à l’égard de toute savante récupération, de toute persuasive annexion, de toute pieuse intimidation, en prenant le risque de sa solitude et en signifiant à quelqu’un, par ce message, qu’il le prend, il pose, en sachant qu’il le pose, un acte décisif et infiniment sensé qui ne manquera pas, quand même des tourbillons de difficultés surgiraient-ils, comme il est probable, d’une affirmation de soi aussi ferme et aussi humble, d’éclairer puissamment son existence et d’y verser, de quoi qu’elle soit faite, une joie non inventée qui donnera à sa liberté une forme et un contenu.
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Le message subliminal qu’il m’adresse, c’est, me semble-t-il, qu’il étouffe, qu’il étouffe dans les horizons qui sont les siens, les nôtres. En confiant sa souffrance à quelqu’un, il en change radicalement la nature. Mais il n’a que faire d’un thérapeute. Ce n’est pas de lui qu’il veut parler. Encore moins de moi, dont il ignore tout. Il parle d’un nous latent, vaporeux, incertain, d’un nous qu’il porte en lui. Il parle d’un espoir de nous que, soudain, il actualise en engageant ce dialogue elliptique. Certes il sait que ce nous étouffons latent, même s’il est entendu, ne le consolera en aucune manière de ce j’étouffe. Il n’est nullement un remède à j’étouffe. Nous étouffons est même une aggravation, un alourdissement de j’étouffe. Une validation définitive de j’étouffe. L’affaire est entendue : nous étouffons. Pourtant, si absurde et surtout si inutile que cela paraisse, nous étouffons ouvre quelque chose que j’étouffe ne peut pas ouvrir. Et il le sait. Il faut, pour qu’il puisse dire vraiment je, qu’il dise nous. Ce n’est pas là un enrégimentement, ce n’est en aucune manière une obligation morale. C’est un choix de son je qui, sinon, se saurait rétréci, étriqué. C’est une nécessité de son je. Son je décide librement de dire nous : juste le contraire d’une soumission à un ordre extérieur et supérieur. Je ne dirai pas qu’il ouvre une fenêtre : si pollué qu’il soit, une fenêtre ouverte laisse entrer de l’air. Nous étouffons ne fait pas entrer le moindre souffle d’air. Le contraire plutôt. Nous étouffons libère une bouffée d’air. Infime certes. Nous étouffons produit une résurgence d’air. Quand nous disons nous étouffons, ces mots nous obligent. Ils nous conduisent, mon interlocuteur et moi, ou nous ramènent, ensemble et séparément, à quelque chose comme un lieu qui nous est commun, même si ce lieu ne ressemble à aucun des lieux qu’il a visités, à aucun des lieux que j’ai visités, à aucun des lieux que nous aurions visités ensemble. Peu importe si cela ne rapproche nos points de vue sur rien, pas même sur les étouffeurs, les étouffés et les étouffements. Ce nous étouffons qu’il suggère obscurément en faisant le pari que je l’entendrai et que j’entends confusément en faisant le pari que c’est bien cela qu’il m’a dit, modifie entièrement notre relation. Comme s’il élargissait, peut-être jusqu’à l’infini, la scène de notre dialogue. Comme si, quand nous nous parlons, c’était aussi le monde qui parlait au monde. Comme si la frontière entre le monde et les individus que nous sommes commençait à tomber. Dans le paysage que, chacun à notre manière, nous découvrons, du très connu et de l’inattendu nous attendent, entremêlés. Nos soucis ordinaires sont là mais aussi, comme en surimpression, toutes sortes de nouveautés que nous reconnaissons.
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Radio. Un orateur à la voix chaude et douce parle de l’exigence de liberté et montre, en citant beaucoup Paul Ricœur, comment elle peut s’accorder à l’exigence de solidarité. Je ne vais pas le contredire. Ces libertés qui se construisent l’une l’autre, ta liberté qui a besoin de la mienne, ma liberté qui a besoin de la tienne, tout cela est juste et raisonnable et trouve aisément le chemin de mon cœur. Nos libertés, explique-t-il, sont à la fois causées et causantes, pour parler comme Pascal, entre-causantes en quelque sorte : on ne peut mieux dire. Même si cela inquiète les bourgeois, elles ne s’arrêtent pas, comme l’avait déjà vu Marx, là où commence la liberté d’autrui. Non. Au contraire, toutes ces libertés s’épaulent, s’accompagnent, se font mutuellement grandir. Elles s’aident, elles s’aiment, elles se veulent du bien. J’entends cela. Je fais mieux que le respecter : je le crois vrai.
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Et pourtant, avec ses bizarreries orthographiques, le message qui m’est adressé en dit plus. Peut-être parce que, derrière le discours vaste et généreux de Ricœur, je vois se faufiler, toutes prêtes à lui faire fête, des légions de bavardages moraux plus grossièrement intéressés les uns que les autres, qu’on a hâtivement assaisonnés de trois notions vaguement philosophiques, et que des orateurs politiques d’une agressive naïveté scanderont comme des slogans en tapant juste assez fort sur leur pupitre pour ne pas se blesser les doigts. Ai-je tort de soupçonner une parenté gênante entre des balourdises de communicants illettrés et des développements empruntés à de véritables penseurs ? Ai-je tort de me méfier à ce point des louchées de morale qu’on nous sert avec un empressement si suspect ? Certes, je ne fais pas de Paul Ricœur un communicant. Et je ne confonds pas l’honnête vulgarisation de sa pensée avec la vulgarité commerciale. Quelque chose continue pourtant de m’inquiéter. J’ai du mal à croire aux vérités qui n’inventent pas leur forme.
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Je crois beaucoup, par contre, aux échos originaux, aux pensées qui ne sont pas nouvelles mais qui, se référant à quelque puissant modèle, en soulignent si intensément, si chaleureusement, un aspect particulier qu’elles font jaillir de lui, tout en affirmant leur propre présence, des lumières dont on n’avait pas vu tout l’éclat. La glose, le commentaire, l’exégèse, si leur gloire a pâli, c’est que ce sont là des genres qui supposent de très grands et très forts supports. À moins qu’on ne soit Dieu, de rien on ne tire rien. Le commentateur médiatique de l’actualité politique aura beau faire : pauvre est sa source, pauvre son inspiration, pauvre son discours, pauvres resteront ses auditeurs.
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Mon correspondant a-t-il lu Rimbaud ? Entre eux, le lien s’est fait en moi sans que je m’en scandalise. Les grandes œuvres admettent et suscitent, sans déchoir, ces humbles parentés que redoutent les médiocres. Le Rimbaud que j’imagine, cette énigme permanente à laquelle je suis fidèle, s’est reconnu dans son message.
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C’est, à la fin d’Une saison en enfer, le passage bien connu : « Tenir le pas gagné. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes, mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. »
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Tenir le pas gagné, ces mots me sont revenus à l’esprit. Ils marquent une étape décisive dans un itinéraire spirituel irréductible à toute autre dimension. Quête nullement extraordinaire, d’ailleurs. Ordinaire, d’un grand ordinaire, extraordinairement ordinaire. Le premier venu peut l’évoquer, il en a l’expérience, elle l’a au moins une fois frôlé. Comment vivre vraiment ? Comment vivre avec quand on pense seul ? Comment vivre dans un monde ivre de la mort ? Comment ne pas se détourner de cette immense exigence, comment ne pas la prostituer à des intérêts grotesques et ignobles, comment, malheureux que l’on est, et pauvre, et si faible, et sans nulle supériorité à faire valoir ni de l’esprit ni de l’âme, rester tout accroché, tout enroulé à elle pour que la fuite ou la dénégation soit impossible ?
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Le pas gagné. Non pas le on a gagné ventriloque des soirs d’élections et des stades. Là, rien n’est gagné sur personne, contre personne. Une acquisition définitive que rien ne remettra en cause. Une voie ouverte. Une action qui est à elle-même son projet, flèche et cible. Un pas dans l’être ? Une prise sur le rocher de l’être ? Quelque anfractuosité où l’on pourra se reposer ? Plus simplement, une victoire sur la peur ? Comment ? Désobéissance et fidélité. Révolte et acceptation. Frontières repoussées. Front commun de l’enfance, de la beauté, de la misère, de la solitude, du désir, de l’art, de la nature, de l’angoisse. Sagesse et folie. Voyages insensés, excursions interdites. Extrême attention à soi. Inattention absolue à soi. Dédain de nommer amour ce qui n’est pas amour. Et le mépris, naturellement, le mépris du chemineau, du mendiant, de l’errant, sa très juste haine de ce qui installe, de ce qui verrouille. Et les noces, toujours repoussées, du rêve et de la réalité, toujours décommandées, toujours remises, toujours impossibles. Et le refus absolu, définitif, de combler la béance. Le pas gagné.
Ξ
À quoi nous sert les horizons. À faire ce pas, bien sûr. Ou à rien. Sinon, vos horizons sont des faux, brûlez ces décors en carton. Assez de morale. Assez de leçons de vie. Assez d’apitoiement. Les yeux de ceux qui nous parlent d’avenir louchent sur leurs regrets. Rusez tout seuls, gros malins. Nos pensées et nos désirs ne sont pas les pièces de votre jeu de société imbécile. Nous ne sommes pas du pays de vos mots.
Ξ
Dans ce moignon de phrase, je retrouve, émerveillé, le climat rimbaldien. Le défi, l’affrontement, le champ de bataille après la bataille, sang séché et paysage désertique, comme lorsqu’il faut oublier les « vieilles amours mensongères » et déchirer les images pieuses des « couples menteurs ». Mon correspondant, j’imagine, comprend cela ou le pressent. C’est la guerre, il l’a toujours su, le monde ne lui a rien appris. J’entends Rimbaud lui-même : « Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère. » Les six mots qu’il m’envoie font le portrait sans fard de notre vie intérieure, intérieure à nous-mêmes, intérieure à ce monde qui s’en fout. Intransmissible, même aux proches, même aux familles, surtout aux familles.
Ξ
La guerre a tous les vices, tous les défauts, tous les torts. Sauf un : elle ne ment pas. Sa franchise est à la hauteur de son horreur. En cela, en cela seulement, le combat spirituel ressemble à la bataille d’hommes : on y joue sa vie. Mais la guerre change de visage. Si ses formes anciennes sont encore vivantes, si notre époque en développe une version effrayante et primitive, la bataille d’hommes cherche à investir d’autres terrains. Elle tend à se faire quotidienne, à se rendre civile, à se civiliser, même si l’humanisme moderne fait tout pour dissoudre cette terrible vérité dans son eau sucrée, pour l’enrober de raisons, de valeurs, pour en nuancer la violence. Dès lors, la comparaison entre la bataille d’hommes et le combat spirituel boite. Une symbolique disparaît, un vocabulaire s’effondre. Le combat spirituel hésite. Il s’invente d’hypothétiques points de convergence avec l’humanisme moderne, d’improbables zones de rencontre. Ce que la propagande pare de si beaux mots, comment oser dire que ce n’est rien, comment braver les reproches, les moqueries, les excommunications ? Le combat spirituel fait le délicat.
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent.
Ξ
Ce qu’il y a de râpeux, de terreux, de rugueux dans le message qui m’est adressé. Une toile émeri. Une plainte profonde et vague. Le contraire d’une revendication qui sait ce qu’elle attend, n’attend que cela, n’attend rien. Le pas gagné, c’est d’aimer cet inconfort, de planter sa tente dans ce désert, dans quelque Harar clandestin. Sans autre objectif, sans autre raison que d’être là. Pas seulement pour se protéger de cette séduction cruelle, de cette petitesse prétentieuse, de cette vulgarité solennelle. Pas même pour les combattre, on ne complote pas contre des agonisants. Pour que quelques-uns dans la foule sachent que tout cela n’est rien. Pour qu’ils ne meurent pas avant de le savoir. Pour qu’on ne les empêche pas de rêver.
Ξ
Le message tourne dans ma tête, la vie continue, les nouvelles s’égrènent. Sous son éclairage, elles perdent leur arrogance, comme les bonnes de Jean Genet surprises par leur maîtresse vêtues de ses robes. Ce siècle n’a pas besoin d’inventions, n’a pas besoin de progrès, n’a pas besoin de valeurs. Il a besoin d’un immense miroir qui résisterait à sa haine, à sa peur, à sa bêtise. Comment les cœurs peuvent-ils s’éprendre, comment l’amitié peut-elle survivre quand la contrainte maniaque est vendue pour de la liberté ?
Ξ
Un miroir ? Mais c’est nous, ce miroir, nous qui nous laissons accabler d’images, nous qui nous laissons transformer en images ! Toujours dans Une saison en enfer, dans ce dernier mouvement qui a pour titre Adieu, juste avant Tenir le pas gagné, la consigne impitoyable : « Il faut être absolument moderne. »
Ξ
Moderne, qui ne l’est pas, qui ne l’a pas été, qui ne le sera pas s’il s’agit de constater qu’on ne vit ni avant son temps ni après ? En quoi cette lapalissade mérite-t-elle la fanfare des médias ? Était-ce leur satisfaction d’être modernes que les grands singes, avant eux, tambourinaient sur leurs pectoraux ?
Ξ
Être moderne… Prétention imbécile, tautologie qui nous empêche de vivre, qui s’interpose entre nous et le présent. Quel amour s’est jamais mêlé d’être moderne ? Rimbaud ne dit pas moderne, il dit absolument moderne. Nous, nous ne sommes modernes que relativement, c’est-à-dire que nous ne le sommes pas du tout. Nous sommes modernes relativement à un passé qui, lui-même, pas plus moderne que nous, ne l’était que relativement à un passé plus ancien. Nous ne sommes pas vraiment modernes. Nous le sommes du bout des lèvres. Du bout de nos comportements. Modernes par obligation. Par arrangement. Par facilité. Toujours entre peur et nécessité. Discours de perroquet, cette modernité dont nous nous félicitons si bruyamment.
Ξ
On n’est pas moderne si l’on n’est pas sauvage. On n’est pas moderne si l’on n’est pas ailleurs en même temps qu’ici. Il n’est pas moderne celui qui ne considère pas perplexement, comme dit Mallarmé 1, l’énorme tumulte qui nous entraîne dans le nulle part. Il n’est pas moderne celui qui ne se heurte pas au monde, celui qui le trouve si naturel, si évident qu’il ne peut que l’admettre comme il est, comme il est comme ça, comme il est dans sa réalité. L’admettre et donc le défendre. Le défendre et, au besoin, puisque rien d’autre n’existe que lui, puisqu’il est la seule référence, puisqu’il est l’horizon absolu, faire la pute pour lui. Il n’est pas moderne celui qui, n’imaginant même pas le combattre, chante avant le monde, plus fort que lui, ce qu’il va chanter. Il n’est pas moderne celui qui, devant ce grouillement élémentaire, ne s’avoue pas stupéfait, ne reste même parfois tout interdit, provisoirement interdit de jugement, de pensée, de sentir. Il n’est pas moderne celui qui n’est jamais renvoyé par l’angoisse dans l’arrière-salle de sa conscience. Il n’est pas moderne celui qui ne se sent pas avec effroi une chose parmi les choses et si cette sensation, au fur et à mesure qu’elle l’entraîne au fond de lui-même, ne réveille pas, peu à peu, comme un trésor enfoui, le désir d’une nouvelle enfance, d’une jeunesse seconde. Il n’est pas moderne celui qui ne murmure jamais avec Rimbaud : « Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. »
Ξ
Être présent à ce monde ? Pourquoi pas ? Sans hostilité, sans parti pris. Et même avec bienveillance. Mais attention. On est deux. Lui, c’est lui. Moi, c’est moi. Pour l’instant nous coexistons. Il a ses droits, j’ai les miens. Relation de voisinage historique. Qui ne crée aucune nécessité d’adhésion.
Ξ
J’ai presque honte d’avoir écrit ce dernier paragraphe, de fatiguer mon lecteur avec de telles évidences. Et pourtant je ne l’effacerai pas. Un formateur – je veux dire un formateur tel que je l’entends, tel que j’ai essayé de l’être -, c’est un peu comme un médecin généraliste, ça soigne surtout des grippes sociales, des lumbagos sociologiques, des migraines conjoncturelles. Ce sont là des maladies bien banales, mais bien têtues, et qui obligent les formateurs, comme les généralistes, à des rabâchages vraiment indignes du génie des médias. Allez raconter que la maladie sociale la plus dangereuse, c’est la soumission, quand le thème de la servitude volontaire est devenu un pont-aux-ânes si fréquenté que des esprits un peu oisifs peuvent s’amuser à en nier la pertinence ! Ringard, coco ! Et pourtant, parfois, quand vous vous rhabillez avant de lui signer son chèque, le généraliste en profite pour vous glisser, en douce, une info qui vous fera réfléchir. Moi, ce serait celle-ci. Les mécanismes de la servitude volontaire étaient surtout perceptibles, il y a une trentaine d’années, dans des institutions comme les entreprises qui disposaient de moyens de contrainte et de moyens de séduction parfaitement identifiables. Aujourd’hui, c’est la société tout entière qui est touchée et ses moyens de séduction et de contrainte, désormais indissociables et confondus, sont, en outre, totalement intégrés à son fonctionnement. « Ce n’est pas nouveau », glisse le généraliste, comme pour s’excuser de la modicité de ses honoraires. Eh bien ! si, Docteur ! C’est nouveau. C’est même cela qu’ils appellent la modernité : ce qui est partout et qu’on n’a plus le droit de voir.
Ξ
Il m’avait tourmenté, le conseil de Kafka : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » Ma jeunesse y voyait une manière de lâcher l’affaire, de déposer les armes, de céder au destin. Une invitation à la collaboration, en somme. Je me trompais. Kafka est plus ambitieux, plus généreux.
Ξ
La peine, la souffrance, la rage. Ces malheureux qui volent au secours de leur humiliation. Ces pauvres qui se mettent à la place des riches et apprennent de leurs domestiques à fulminer contre eux-mêmes. Ce langage standard qui fait la gloire inquiète, la gloire nerveuse, la gloire agressive des ignorants. Ces passions qu’on ne désire plus, dont on ne souffre plus, dont on n’a plus délicieusement peur, qu’on évalue avant de les consommer et qui ne sont plus que les ornements de ce train de vie que j’ai parfois envie de voir dérailler avec fracas.
Ξ
On a la rage, souvent, pitié pour ceux qui ne l’ont même plus ! Et, dans la rage, il y a tout et son contraire, même le ressentiment. Non pas la jalousie du train de vie, du train d’images, du train de vanité, du train de petitesse : les puissants et les informés, contre-modèles performants et archi-performants, nous en guérissent à merveille. Est-ce même du ressentiment, cet excès encombrant de sentiment qui m’envahit ? Du sentiment qui fait blocage. Un bouchon de sentiment, comme sur les routes. Trop de tristesse accumulée, trop de découragement. Je me sens trop impuissant, trop léger. Et, par-delà les époques, par delà la diversité des idées dans l’identité des rêves, je me dis que je dois bien y être pour quelque chose et le poème devenu chanson me vient aux lèvres :
Pablo mon ami qu’avons-nous permis
L’ombre devant nous s’allonge s’allonge
Qu’avons-nous permis Pablo mon ami
Pablo mon ami nos songes nos songes
Ξ
Kafka a raison. « Seconde le monde. » Le monde, ce n’est pas cette sottise, cette vulgarité, ces intérêts lugubres. Il a ses tiroirs secrets, rien n’est bâti sur rien. Mon père a travaillé toute sa vie dans cet ancien pavillon d’octroi de la place Denfert-Rochereau, celui de gauche quand on vient de la Porte d’Orléans et qu’on regarde la statue du Lion de Belfort. Un petit fonctionnaire, pas de grands problèmes connus, des rêves comme des bulles de savon, un dossier à classer. Mais, sous le pavillon où était installé le laboratoire de la Ville de Paris qui l’employait, les catacombes. Et, dans les catacombes, pendant la guerre, l’état-major du Colonel Rol-Tanguy, chef de la Résistance parisienne. Si mon père savait, mystère. Mais chacun de nous a ses catacombes, chacun de nous a sa Résistance. C’est là qu’il faut se donner rendez-vous. L’avenir s’y plaît.
Ξ
Mais quoi ? Un parti politique de plus ? Un énième programme, aussi salvateur que les précédents ? Pour finir nez à la fenêtre et vérifier si, ce matin, le temps est à la croissance ? Dérisoire, non ? Alors ? Soigner les gens, même quand on est plus atteint qu’eux, fabriquer des équipes de soutien intellectuel, inventer des brigades poétiques d’intervention – ou d’intervention poétique -, distribuer de la sagesse citoyenne et de l’illusion lyrique ? Et puis quoi ?
Ξ
Ce matin, une fois de plus, avec la voix de celui qui découvre l’Amérique, exactement comme on l’a fait hier et exactement comme on le fera demain, un prophète explique qu’il faut parler aux Français des vrais problèmes : le travail, le niveau de vie, la santé, le chômage, l’éducation. Dans ce laïus, dans cet urinoir d’indifférence, je n’entends pas qu’il faut s’occuper du travail, du chômage, etc. J’entends qu’il ne faut pas s’occuper d’autre chose. J’entends que travail + chômage + niveau de vie + santé + éducation = réalité = dossier bouclé. J’entends qu’il ne faut pas s’évader de cette prison de mots. Et je sais que cette équation est fausse, absolument fausse, horriblement fausse, salement fausse. Et je sais qu’au fond de soi il n’est personne qui ne le sache. Mais alors, pourquoi ne pas le crier ? ?
Ξ
Questions à moi-même, celles que n’importe qui peut se poser. Qu’est-ce qui m’éclaire, qu’est-ce qui m’assombrit ? Qu’est-ce qui me rend malheureux, qu’est-ce qui me rend heureux ? Qu’est-ce qui me fait répéter, qu’est-ce qui me fait inventer ? Qu’est-ce qui me donne envie d’aimer, qu’est-ce qui me décourage d’aimer ?
Ξ
Réalité et réalisme : interroger ces mots sans complaisance. Elles intriguaient et décevaient mes dix ans, comme elles intriguaient et décevaient tous ceux de mon âge, ces images de corps d’hommes ou de femmes châtrés ou gommés de toute sexualité. Mais qu’on ne se moque pas trop vite de ce passé. Il est plus facile de dessiner des seins ou un sexe que d’échapper aux désirs de castration : c’est le monde aujourd’hui qu’on mutile. L’avenir sera plus sévère envers la pudibonderie technique de notre pensée que nous ne le sommes envers ces images ridicules. Il se demandera comment nous pouvions voir dans le réalisme une vertu, un principe d’explication, une attitude exemplaire alors que la réalité à laquelle il se référait n’était qu’un faux grossier. Et il cherchera comment notre étrange époque aura pu susciter en même temps le terrorisme de la violence et le masochisme de la réduction.
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Jacques Maritain voulait un humanisme intégral. Jacques Berque insistait sur la dimension du fondamental. Le premier disait intégral, non pas intégriste. Le second fondamental, non pas fondamentaliste. Aucune tentation, c’est le moins qu’on puisse dire, ni chez l’un ni chez l’autre, de céder à quoi que ce soit qui viendrait s’imposer de force à l’intelligence et à la liberté. Mais l’un et l’autre sentaient notre vision du monde effroyablement étroite. L’un et l’autre comprenaient que la réduction que nous imposons à la réalité fait du réalisme auquel elle conduit un outil inutile, dangereux, aberrant. Que ce prétendu réalisme est un monstre d’irréalisme. Que cette pitoyable caricature conduit plus sûrement la jeunesse au désespoir que l’alcool, que la drogue, que les pires aberrations. Que rien ne peut lui couper plus efficacement les ailes.
Ξ
« Jean Sur à quoi nous sert les horizons » À rien si l’homme privé, en moi, celui qui tâche d’écrire comme il peut son roman intime, ne les rencontre jamais, et si ceux que déroule devant lui l’homme public qu’il est aussi ne s’adressent pas à son humanité. Mais, comme tout le monde, j’ai aussi les horizons qui me font signe : les catacombes et la Résistance. Catacombes : recours à l’antre, ressort des profondeurs, naissance et encore naissance, écart et alliance. Résistance : non pas celle qui commémore les combats d’hier ; celle qui se tait, se terre, celle qui songe le monde et m’y désigne ma place.
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On a déconstruit tant de choses… Peut-être pourrions-nous, tous ensemble, commencer à déconstruire les mots réalité et réalisme. Non pas pour les contester. Pour les élargir, pour les fortifier, pour les enrichir. Nous pourrions nous demander comment ils sonnent en nous, quels ronds ils font dans la conscience de ce jeune ou de ce vieux, de cette employée ou de cet ouvrier, de ce savant ou de ce décrocheur, de la première femme ou du premier homme qui passe, quand on les y jette amicalement, tranquillement. Chacun donnerait sa réponse, sans autre souci que de parler comme il pense, comme il sent, sans autre but que de saisir un peu de vérité, et de la partager.
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Il suffirait de s’entendre sur ce point : personne ne parlerait en tant que représentant de quoi que ce soit, ni d’une opinion, ni d’un statut, ni d’une culture, ni d’un sexe, ni d’un rôle, ni d’un âge. Chacun, pour s’exprimer, se placerait à la lisière de ce qui, apparemment, le détermine ou l’influence, mais son regard serait tourné vers l’extérieur. Il s’imaginerait, par exemple, dans une situation ou à un instant où il n’est pas très important, pas si important, d’être femme ou homme, riche ou pauvre, jeune ou vieux, ou ceci, ou cela, ou autre chose. Chacun se placerait ainsi dans une position de très léger déséquilibre qui favoriserait l’élan de l’expression. Tout le monde, du moins savant au plus instruit, serait fondé à prendre sa part d’une telle recherche, et capable de le faire. Sa largeur, son ouverture, son inspiration socratique, la diversité des échanges qu’elle provoquerait en feraient, sans qu’on ait à forcer le langage, une véritable activité citoyenne. On appellerait cela, avec une pointe d’humour et de défi, les États généraux de la réalité.
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Suis-je pessimiste ? Je crains qu’il ne me soit pas très facile de faire admettre un tel projet. Dommage, alors. Une occasion perdue pour notre pays de prouver la vigueur, l’universalisme, la constante modernité de sa tradition culturelle. Et, surtout, ce qui étonnerait le monde entier, de confirmer que le sens aigu de la gratuité habite toujours la patrie de Jaurès et de Péguy. Une action culturelle qui ne se soucierait pas de vendre ses produits dérivés, de quoi faire jaser ! Toutefois, il ne serait pas impossible de tirer quelque bénéfice de l’opération. On pourrait, par exemple, inventer un classement international de l’action culturelle socratique qu’on appellerait classement du Lion de Belfort. La France serait première, naturellement, tous les autres derniers ex æquo, ce qui permettrait aux médias de claironner toutes sortes de variations sur le thème : les bons élèves, c’est nous ! Voyez les retombées !
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Je souris un peu tristement, mais je crois pourtant à un tel projet de tout mon cœur, de toute mon expérience et avec la totalité de ce qui peut encore traîner d’intelligence dans mon crâne. Même si ce faible reliquat, ce micron, ne cesse de me rappeler l’hypothèse d’un échec. Et là…
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Mais non. Gagnant gagnant, comme disent les managers. Si l’idée passe, c’est superbe. Si elle ne passe pas, c’est superbe aussi.
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Si elle passe, inutile d’expliquer. Merci à la chance, aux autorités, au hasard, à sainte Rita, patronne des causes désespérées, à qui vous voudrez.
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Si l’idée ne passe pas, l’échec se transforme en révélation : il constitue un magnifique commentaire, même s’il est involontaire, de l’absolument moderne rimbaldien. Toutes les raisons qu’on met en avant pour s’opposer à une réflexion aussi large, aussi simple, aussi droite, deviennent à l’instant d’impitoyables marqueurs, d’irréfutables témoins de l’hypocrisie de notre société. Alors le plus myope voit que toute notre modernité, c’est de recycler des fripes. Demander aux citoyens ce qu’ils pensent de l’existence qu’ils mènent, et le leur demander non pas dans le secret d’un sondage mais à l’occasion d’un immense débat public, le leur demander sans les encombrer d’aucune grille de réponse, d’aucun protocole, d’aucune statistique, comment seraient-ils vraiment des amis de la modernité, ceux qui s’y opposeraient ? Et pourtant le risque est grand qu’une telle idée, si jamais elle était prise au sérieux, suscite de terribles réactions. Il faudrait vaincre l’opposition que, sous couleur d’esprit scientifique, de déontologie, de valeurs, l’aigre inquiétude de voir remis en cause des privilèges ou des situations acquises inspirerait à des esprits fragiles. Les partis politiques, dont on sait l’authenticité, verraient à coup sûr dans une initiative de cette sorte la main de leur meilleur ennemi et crieraient, l’un au fascisme, cet autre au stalinisme, un troisième au capitalisme enragé, celui-là à l’anarchisme et le dernier au cléricalisme, puis, conscients d’une menace plus redoutable qu’ils ne l’imaginaient, se constitueraient incontinent en front républicain, démocratique, pourquoi pas national, européen, mondial, tandis que des délégations venues de partout évoqueraient à tout hasard les grandes heures de l’Histoire de France. Retour de l’Union sacrée, armée par le patronat et les syndicats réunis, tandis que des giboulées de pétitions et de dénonciations, plus vibrantes et solennelles les unes que les autres, bouchonneraient dans les imprimantes. Bernard-Henri Lévy, lui-même, monterait au créneau. Dans sa chevelure, quelques filets argentés de plus annonceraient soigneusement la gravité des temps.
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Être absolument moderne ? Renoncer à ses ambitions et ne pas faire trop de cas de ses idées. Les jouer, les risquer, les soumettre à l’épreuve du feu, à l’épreuve de la simplicité. Sont-elles vivantes, sont-elles d’actives et inventives servantes ? Ne sont-elles que des munitions pour des combats dérisoires ? Se dépouiller des signes de la prétendue modernité, de son langage, de ses querelles rituelles, de son style, de son look, de son éthique, de tout ce qui fait croire à cette demi-mondaine que, sous ses plumes et ses falbalas, elle cache du sens.
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Écoute bien, petit : le gratuit ne gagne jamais quand il s’attaque à son contraire. Mais l’autre perd toujours, et c’est un grand progrès.
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« Il faut être irréprochable pour faire de la morale », lance Nathalie Saint-Cricq. Cette maxime d’ordre évidemment moral commence par me réconforter : une âme, au moins, parmi nous, celle de Nathalie Saint-Cricq, est irréprochable. Mais le réconfort cède vite la place à l’inquiétude, à une étrange nostalgie. Il y aurait donc quelqu’un, en ce bas monde, qui n’aurait pas la chance d’être reprochable ? Quelle injustice ! Quelle cruauté ! Une âme sans hésitations ? Une âme manœuvrée ? Sans liberté ? Non susceptible, par conséquent, d’être pardonnée ? Non susceptible, après la faute, de ce bon retour qui non seulement la périme mais la fait tourner au bien ? Quelle tristesse ! Et comme c’est curieux : ce propos de Nathalie Saint-Cricq me jette dans le même malaise que celui du chroniqueur, quand il explique que la réalité, c’est le niveau de vie plus l’emploi. Les deux diagnostics, le politique et le moral, passeront leur vieillesse dans la grosse enveloppe sur laquelle j’ai écrit en m’appliquant : Vérités sans vérité. Et aussi, d’un coup de gros feutre qui ne rit pas : à classer.
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Reprochable, oui, reprochable.
Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
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L’avant-dernier paragraphe d’Une saison en enfer commence par le mot cependant, par l’adverbe cependant. Je le recopie : « Cependant, c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. »
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Mais que vient faire Rimbaud dans la boutique qu’est devenu le monde ? Objection refusée. Ne s’est-il pas lancé éperdument dans les affaires, lui aussi, comme pour y trouver la réalité ? Peut-être même y a-t-il cherché un au-delà de la poésie. Tout, en somme ! Ce qu’il demandait à tout sans que rien, jamais, ne le lui fournisse : en cela moins malin que nous qui couchons dans le lit de la réalité, n’est-ce pas ? Le négociant Arthur Rimbaud a toujours fait le job avec beaucoup de sérieux et de professionnalisme. Il s’y était même préparé en étudiant les langues, anglais, allemand, italien, espagnol. Un bon jeune homme comme nos chères familles en rêvent. Hélas ! Elles seront encore déçues ! Chez lui, la réalité était départ, seulement départ, jamais ni arrivée ni objectif comme on le voit dans la pensée sans pensée. La réalité, c’était un fil sur lequel il tirait, et qui cassait, bien sûr. Comme quand il tirait sur le fil de la poésie, un joujou finalement, un très beau, un admirable joujou. Chez Rimbaud, disait René Char, « la diction précède d’un adieu la contradiction ». C’est que, pour trouver cette réalité qui lui importait tant, Il avait l’audace, lui, de jouer de toutes ses sortes, comme disait Berque, de jouer comme ce n’est pas possible. Côté évaluation et orientation, l’ordre petit-bourgeois de sa très colérique mother lui avait suffi : il l’avait, à son tour, rapidement évalué.
Ξ
Une saison en enfer est de 1873. Rimbaud allait vivre encore dix-huit ans. Mais, avant qu’il ne casse, je veux pourtant tirer sur le fil de ce mot cependant. Un mot où il y a toutefois ou néanmoins, mais aussi pendant ce temps.
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Cependant… Pendant cela… Pendant ce temps d’exploration anxieuse, d’une aventure à l’autre, d’une déception à l’autre, qui le heurte et le fait saigner, cette invraisemblable cascade de voyages et d’aventures, de ports et d’hôpitaux, de déboires policiers et de rencontres de hasard, une vie de mauvais film, un défi à l’imagination, une déroute qui tire de lui des joies et des terreurs si diverses que les commentaires contradictoires qu’on en fait semblent tous vrais en même temps.
Ξ
C’est cette vie-là qui permet de rester éveillé, malgré la confusion, l’obscurité, la douleur. Cet abandon, cette manière de tout prendre, de tout considérer, de tout « calculer » dit le 9-3, de ne pas minauder, de ne rien laisser sur le bord de son assiette. Comme si tout était payé, d’avance et largement, comme s’il n’y avait plus qu’à se mettre à table. La virgule, après cependant, est décisive, elle marque l’instant d’arrêt qui ôte toute ambiguïté au propos. Cependant, c’est la veille : j’entends deux choses à la fois, qui n’en sont qu’une. C’est la veille parce que c’est ainsi que l’esprit veille, qu’il veille et qu’il triomphe : dans le déploiement d’un désir sans retour et sans détours, d’un désir qui n’a pas peur de son écho au creux de l’âme, dans l’incohérence souffrante de la volonté. Et c’est la veille parce que c’est ainsi, seulement ainsi, qu’on peut parler de demain, qu’on peut envisager un avenir.
Ξ
Soit… Mais à quoi nous sert le vivre ensemble, l’égalité des malchances, l’autre différent, le savoir être, et autres pommades du même genre ? Facile ! À graisser les machines.

(19 mai 2015)

Notes:

  1. Cité par Pierre Macherey dans un remarquable article sur le Il faut être absolument moderne  de Rimbaud : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20052006/macherey28092005cadreprincipal.html