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Collèges : les pédagogues managers

LE MARCHÉ LXXI

Enseigner c’est dire espérance  / Étudier  fidélité
Aragon
 

Il est rare que le rideau s’entrouvre et qu’il nous soit donné de contempler, toutes nues, les rêveries et les intentions de la modernité. Deux documents conjoints publiés sur Internet nous en donnent aujourd’hui l’occasion. Le premier, Collège – Mieux apprendre pour mieux réussir, émane du Ministère de l’Éducation nationale ; le second, Projet de programme pour le cycle 4, du Conseil supérieur des programmes.
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Le ton n’est pas le même. Le texte du ministère est assez convenu, administrativement distancié, raisonnablement ennuyeux. Celui du Conseil des programmes plus engagé, plus fervent, parfois un peu exalté ; comme à Don Quichotte, le retour à la réalité lui devient alors difficile. D’où, sans doute, ces incroyables périphrases et métaphores, probablement rédigées en pédagon, qui ont fait la joie des commentateurs et leur ont parfois épargné de plus précises investigations. Sans y insister trop longtemps, je ne puis cacher à quel point je suis soulagé d’avoir enfin compris, grâce aux programmes d’éducation physique, pourquoi je n’aurai jamais pu nager qu’à la manière d’un pavé : non seulement on ne m’a jamais appris comment « traverser l’eau avec le moins de résistance en équilibre horizontal par immersion prolongée de la tête », mais on m’a toujours laissé ignorer comment il est possible de « construire le corps propulseur pour nager longtemps ». J’ai heureusement, sur la terre ferme, de meilleurs souvenirs et me félicite d’avoir su parfois, au ping-pong ou à la pelote basque, « vaincre un adversaire en lui imposant une domination corporelle symbolique et codifiée ». C’est, on l’aura deviné, que je savais « interpréter seul le jeu pour prendre des décisions et rechercher le gain d’un duel médié par une balle ».
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Assez ri. À multiplier les citations, à trop expliquer qu’en pédagon corriger les fautes d’orthographe se dit « questionner une production orthographique », j’oublierais de me demander pourquoi des gens munis de tous les sacrements universitaires se croient obligés de s’exprimer ainsi. Enfin. Si ce n’est pas pour inviter le lecteur à rouvrir son Molière, si ce n’est pas parce qu’ils ont retrouvé le goût juvénile du canular, si ce n’est pas pour provoquer (mais provoquer qui ? et en vue de quoi ?), je ne vois qu’une raison : la rédaction de ces documents les a jetés dans un trouble profond qu’ils ont tenté de conjurer, vaille que vaille, par la magie incantatoire des formules ésotériques. Le pédagon, en somme, serait une protection, une manière de prendre ses distances, une façon comme une autre de se tirer des flûtes : « Coucou ! Je ne suis pas là ! » Agissant de cette façon, ils ne sauvent pas le navire mais, ce qui n’est déjà pas si mal, ils se sauvent eux-mêmes ou, au moins, se mettent provisoirement à l’abri.
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Il y a de quoi se sauver, en effet, et en courant. Ou à la nage, si toutefois… Se sauver n’importe comment. Se sauver ventre à terre. Se sauver à l’aveuglette. Se sauver des quatre fers, pourquoi pas ? Se sauver bille en tête, ou martel en tête, ou rien en tête. Ces textes sont des monuments d’insincérité, chaque page y inaugure un nouveau musée de l’inauthenticité. Ma compassion va à celles et ceux qui ont dû s’y enchaîner quelque temps, mais j’espère que ce cauchemar restera un secret d’adultes et que les adolescents du Cycle 4 n’en entendront jamais parler.
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Pour « faire du collège un lieu d’épanouissement et de construction de la citoyenneté », on se propose d’y « renforcer la démocratie collégienne ». Formulation un peu pompeuse, mais intention louable. Habituer ces jeunes à réfléchir ensemble, à faire ensemble l’apprentissage de leur liberté ? Oui, mais de quelle liberté quand le même document affirme qu’ « un outil numérique de communication entre l’élève, les parents d’élèves, l’enseignant et l’établissement, d’utilisation facile par tous, est indispensable au suivi des élèves, de leurs apprentissages et de leurs progrès » ? Et quand, outre cet outil, on se propose, dans la plus déraisonnable des logiques, d’instaurer « un livret scolaire unique numérique [qui] permettra d’appréhender toutes les formes d’évaluation et d’assurer un suivi des acquis scolaires sans rupture, du premier au second degré » ? L’apprentissage de la démocratie sous la férule de l’adjudant Informaflick ? Ou, bien plus tyrannique encore, sous le commandement de ce cher amiral Hyman George Rickover qui prétendait que rien n’était plus indispensable à l’éducation que les scores, et dont la pensée en matière de pédagogie était ainsi résumée par Neil Postman : « Si nous ne pouvons pas obtenir un score pour une chose, nous sommes, tel un sous-marin sans radar et sans radio, perdus en mer » ? À moins qu’au-delà de l’adjudant Informaflick et de l’amiral Rickover, ces amateurs, on ne s’inspire du fulgurant réalisme d’Angela Merkel pour qui rien n’importe autant à la démocratie que la confiance, à condition naturellement que le contrôle la suive comme l’ombre le promeneur ?
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Si toute éducation suppose en effet un certain contrôle, il lui appartient précisément de contrôler ce contrôle et de ne pas accepter d’être livrée à lui comme Blandine aux lions. Ces outils pédagogiques tout droit sortis du Meilleur des mondes ou de 1984, j’imagine un père ou une mère qui les consulte fiévreusement, un jour de déprime, sur l’ordi de l’entreprise, à moins que ce ne soit dans le métro qui conduit à Pôle emploi. Pas sûr que la convivialité familiale y gagne. Le bon vieux carnet de correspondance qu’on commentait au repas du soir était infiniment plus civilisé : les pédagogues qui, dans le même document, se proposent d’ « éduquer les élèves aux médias et à l’information » auraient dû commencer par s’éduquer eux-mêmes et s’empêcher de faire aussi goulûment appel à Internet. Que peut-on attendre de libre d’un tel maillage de jugements, de notes, d’appréciations, d’évaluations, de commentaires ? Qu’espère-t-on de cette incitation à la délation vertueuse, de cette façon de laver devant eux, entre adultes, le linge sale des adolescents ? De cette inquisition permanente, la pire qui soit, celle, papelarde et vicieuse, véritable fabrique d’angoisse, qui prétend se soucier du bien de ceux qu’elle humilie ?
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On enferme deux fois ces enfants. En eux-mêmes, d’abord, dans la confrontation lugubre avec leurs performances. Dans l’espace social aussi, où les deux seules instances auxquelles ils ont affaire, le collège et la famille, complices et connectées, ne toléreront plus aucun oubli, aucun jeu, aucun souffle, aucune confiance. Tout se passe comme si on voulait brûler dans leur esprit tout élan, toute jouissance de la liberté. Inspiration de chef de chambrée que sera censée compenser une « éducation à la démocratie », autre versant de la soumission conformiste, qui proposera aux élèves de travailler en équipe sur « des questions morales et civiques faisant débat dans la société », c’est-à-dire de jouer les Rouletabille de cour de récréation, les mini-syndicalistes étudiants, les chasseurs de stéréotypes armés d’un esprit critique à deux coups. J’aurais eu beaucoup de mal à supporter ce destin-là, il m’aurait conduit aux plus noires pensées et je n’aurais pu les surmonter qu’en refusant, de toutes mes forces, quoi qu’ils me racontent, l’univers et les gens qui m’auraient ainsi traité, qui m’auraient ainsi méprisé.
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Mais voilà. La nécessité de transformer le collège est confirmée par des organismes scientifiques qui établissent avec certitude que 71% des collégiens – soixante et onze – s’ennuient « souvent voire tout le temps », contre seulement 25% des écoliers, et que ces derniers sont plus nombreux à participer avec entrain à la vie de la classe. « Aujourd’hui, le collège est inadapté à l’évolution des élèves et de la société » constate donc docilement le ministère qu’une simple calculette eût, en la circonstance, avantageusement remplacé. Respect à ses services et aux sources auxquelles il s’abreuve imprudemment, mais il lui eût coûté moins cher de réveiller le souvenir d’une institutrice d’autrefois, ou de quelque grand-mère finissant de tricoter les chaussettes de son petit-fils. Quoique dépourvues d’outils scientifiques étalonnés au onzième près, l’une et l’autre auraient pu fournir une information humble et décisive : l’enfance est active, l’adolescence est rêveuse ; l’enfance s’émerveille du monde et veut de tout son cœur y entrer, l’adolescence prend ses distances et, pour vivre l’inquiétante et fascinante mutation qui la saisit, choisit de se replier sur elle-même. Il est à craindre que, même contredite en pédagon, cette disposition désastreusement réactionnaire ne soit difficile à abolir.
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« Aujourd’hui, le collège est inadapté à l’évolution des élèves et de la société. » Décidément, cette phrase me choque. Pas seulement, pas d’abord par ce qu’elle affirme, même si c’est discutable. Elle me choque à cause d’un mot, d’un tout petit mot, la conjonction et dans « l’évolution des élèves et de la société ». Comme autrefois, au temps de la querelle du filioque, je suis prêt, à cause de cette conjonction, à déclarer la guerre à la Pédagonie tout entière et aux autorités qui la chapeauteraient, hypothèse somme toute favorable qui lui imagine une tête.
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L’évolution des élèves, je comprends. L’évolution de la société, je comprends aussi. L’évolution des élèves et de la société, je ne comprends pas. Ou je comprends que cela ne va pas. Attelage grammaticalement correct mais fondamentalement incorrect : un zeugma du sens, un lien qui pose problème, une vilaine queue-de-cochon, comme disent les électriciens. Entre ces adolescents qui ne sont ni des abstractions ni des images et la société où ils vivent, il n‘y a aucun rapport à établir, aucune équivalence à suggérer. On ne peut les mettre en face de leur responsabilité envers la société que si les arguments de la raison et la chaleur de l’amitié les ont convaincus que non seulement le plus ignorant d’entre eux, parce qu’il est une personne humaine, vaut plus qu’elle, si brillante et redoutable qu’elle ait été, qu’elle soit ou qu’elle sera, mais encore que, travaillant à son progrès, il n’apporte pas sa pierre à la construction de quelque vaniteuse idole pour le plaisir foireux d’en faire la plus riche ou la plus puissante, mais uniquement pour permettre à ses frères humains de réaliser le projet secret et unique, « commun et incommunicable », qui est le cœur et/ou le but de leur existence.
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Pascal Bruckner, Jean-Pierre Chevènement, Luc Ferry, Jacques Julliard et Michel Onfray ne sont pas des insensés. J’ai bien entendu l’appel qu’ils ont lancé pour sauver les apprentissages traditionnels et les disciplines fondamentales. J’ai signé leur pétition sans hésiter. Mais, je le dis comme je le pense, ce remède est largement insuffisant. Le mal est beaucoup trop profond, le cancer a bien trop métastasé. Les « jargons indécents » qu’ils ont raison de dénoncer sont les vapeurs qui montent des marais de confusion où s’enfoncent les intelligences, les sensibilités, les destins. La culture classique, je le crains, est une thérapie inadaptée : on ne répare pas un tissu délabré en y cousant une pièce d’étoffe solide, on ne verse pas le vin nouveau dans les vieilles outres. La question des programmes elle-même devient subalterne. Dans les années soixante-dix, Neil Postman, ce spécialiste américain des médias qui, inquiet de leur influence sur les enfants, écrivit sur l’éducation plusieurs livres lucides et inspirés, considérait que l’école ne présentait plus aux élèves que ce qu’il appelait un Programme Second ; le Premier Programme, selon lui, c’étaient les médias qui en définissaient le style et le contenu, dans la ligne imposée par leurs commanditaires. C’est peu dire que nous sommes maintenant les bons élèves de ce Programme Premier. L’école se borne désormais à mettre en musique l’air du temps tel que le lui soufflent les intérêts et la stratégie du dominium mundi économique qui, comme on ne le sait que trop, assaisonne sa propagande de divers condiments moraux chargés, faute d’en relever le goût, d’en déguiser l’aspect.
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Un paragraphe de cette pétition m’a intrigué en me donnant le sentiment du déjà vu ou entendu. Je ne sais s’il a été pesé à son juste poids. « Nous n’acceptons pas, écrivent les six protestataires, l’affaiblissement des disciplines au profit d’une interdisciplinarité floue, sans contenu défini, dont les thèmes sont choisis selon la mode et l’air du temps, imposés autoritairement et uniformément par le ministère, conduisant au « zapping » pédagogique. L’échange entre disciplines est fécond et mérite mieux que ces faux-semblants. » Je n’ai pas cherché longtemps. Si les signataires avaient été des familiers des entreprises, ils n’auraient pas parlé autrement du climat qui y règne. Cette rhétorique floue, sans contenu défini et dont les thèmes sont imposés autoritairement selon la mode et l’air du temps, c’est l’exacte et pure description du verbiage toxique et manipulateur qui, depuis maintenant trois décennies, abrutit impunément l’ensemble du monde du travail. Très exactement ce que j’ai rencontré avec effroi dans le secteur privé comme dans le secteur public, liés l’un à l’autre par la consanguinité de leurs dirigeants qui, non seulement, interdit au second toute velléité de critique à l’égard de l’imperium du business, mais encore l’incite souvent à le surpasser en absurdité et en cynisme dans les entreprises et les administrations de la République.
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À l’instant où s’imposait à moi ce rapprochement dans le temps, circulait une autre pétition, celle d’Élise Lucet contre le verrouillage de l’information sur les secrets d’affaires que la commission juridique du Parlement européen veut imposer aux États membres. Dans la foulée, je l’ai signée aussi. Concours de circonstances ? Faisceau d’indices ? Panel de troubles paranoïaques ? Ce verrouillage-là m’a reconduit à la réforme du collège. Même sentiment d’étouffement. Comme si quelque chose, un peu partout, ne jouait plus. Dans ces conditions, le plus grave n’est pas que Racine et Hugo patientent un peu. Surtout quand on nous impose, dans la logique du premier zeugma, ce nouvel attelage désastreux qu’on croirait inspiré par un communicant du Medef : « L’enseignement du Français contribue aux deux parcours de l’élève, le parcours d’éducation artistique et culturelle et le parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel. » Il y a vraiment des professeurs de lettres qui acceptent cette manière de jeter de la confiture au management ?
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Je ne puis lire ces documents sans que ne se profile l’ombre de l’entreprise. Ici et là, solennelles et vagues, les proclamations générales ouvrent et ferment le discours. Elles sont là pour le décor, pour le cinéma, pour l’effet. « J’ai engagé une démarche pragmatique et globale », explique la ministre dans l’éditorial. Soit, mais les deux adjectifs sont contradictoires : pragmatique renvoie à une situation particulière, à une occasion, à une affaire. Une démarche ne peut être à la fois pragmatique et globale. Elle ne peut pas non plus être tantôt globale tantôt pragmatique puisque, dans ce cas, elle n’est plus globale. Qu’importe ! Le bavardage des chefs chérit les grands mots. Souvent empruntés à des registres différents, ils composent des phrases en forme de salade russe : « Qu’il [le nouveau collège] soit enfin un collège de l’épanouissement et de la citoyenneté, qui crée du commun et fasse vivre les valeurs de la République. » Inutile de se demander quelle satisfaction procure au juste un épanouissement citoyen ni comment il est possible de créer du commun : le propos, ici, ne cherche pas le sens, il veut seulement rameuter le maximum d’émotions primaires ; l’esprit critique barbotera dans cette pub, et s’y noiera. Une autre ruse consiste à jeter une notion managériale récemment fabriquée dans la casserole où mijotent, à tout hasard, des idées ou des concepts qui ont fait leurs preuves : une manière d’en faire la promotion avant de l’exploiter. Ainsi de ce naïf et bébête vivre-ensemble dont le trait d’union semble être le doudou : « La connaissance du passé, le travail de mémoire qu’elle alimente sont essentiels à la transmission des valeurs républicaines et des principes du vivre-ensemble. »
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Dans les années quatre-vingt, le patron d’un institut de formation commençait ses lettres par des considérations abstraitement généreuses ou généreusement abstraites sur tout et autre chose encore. Puis il tirait un trait au milieu de la page, et passait aux affaires en cours. Le ton changeait, le style aussi, et la pensée. Caractéristique de la modernité, cette dissociation se retrouve dans les documents sur le collège. Aux grands principes, aux envolées patriotiques et républicaines, aux nobles protestations d’humanisme succède très vite le besoin éperdu, pathétique, éploré, de coller au monde moderne, cette exigeante et rassurante Terre Mère à qui l’Antée manager ou l’Antée pédagogue demande secrètement, et bien imprudemment, de le guérir de son angoisse, qu’elle aggravera méchamment pour qu’il supplie plus et mieux. Je n’ai pu compter les formules qui, avec les mêmes mots, témoignent de cette obsession, qui affirment que « les élèves ont besoin d’apprendre les nouvelles compétences que la société requiert » ou que les projets de programmes doivent être « adaptés aux enjeux contemporains de la société », qui préconisent la « compréhension des enjeux des sociétés contemporaines », qui exigent que les thèmes de travail correspondent « aux enjeux du monde actuel ». Au regard de cet Ebola de projection, de cette diarrhée de docilité, la fascination par le Programme Premier que signalait Neil Postman n’était guère que le rhume d’un cerveau en bon ordre.
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On trouve dans le document ministériel des petits cartouches censés illustrer le propos de manière vivante comme si l’on craignait que ces considérations himalayennes ne suffoquassent les professeurs à qui elles sont destinées. Voici le texte de l’un de ces cartouches :
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Sciences et société : mathématiques, physique et histoire
Un magazine consacré à la machine à vapeur
Nadia, Carole et Jérôme sont en classe de 4e. Ce trimestre, le jeudi après-midi de 14h à 16h, avec leurs professeurs de mathématiques, de physique-chimie et d’histoire, ils mènent un projet sur la machine à vapeur : créer un magazine consacré à cette invention.
Du cours d’histoire, ils utilisent leurs connaissances sur la révolution industrielle au XIXe siècle.
Du cours de physique, le chapitre sur la pression d’un gaz.
Leur professeur de mathématiques leur a demandé de prouver qu’il s’agissait réellement d’une révolution en calculant, à partir de la vitesse d’un cheval et la vitesse des premiers trains, le temps gagné pour rejoindre les villes de Lyon, Marseille, Orléans et Nantes depuis Paris.
Nadia, Carole et Jérôme rédigent actuellement leur magazine et seront évalués dans quelques semaines sur ce projet qu’ils présenteront à toute leur classe.
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Il est toujours navrant de constater que quelqu’un s’est trompé de vocation. L’auteur de cette charmante rêverie, qu’un méchant hasard a fourvoyé dans la pédagogie, a manqué une superbe carrière d’assistant de l’adjoint au chargé de communication d’une fabrique de yaourts. Des yaourts, en effet, elle a la douceur, le crémeux, la candeur. Son propos ranime en moi beaucoup de souvenirs d’enfance : aucun, malheureusement, qui se rapporte à l’école. Je suis reconduit à la Foire de Paris des années quarante et aux ingénieux bricoleurs de la machine à ne pas rater la mayonnaise ou du réveille-matin qui fait aussi chausse-pied. Au cirque, aussi, quand le dompteur se tourne fièrement vers le public et lui désigne du doigt, vaincus, l’éléphant assis sur un tonneau et le mignon toutou pomponné qui a traversé le cerceau de flammes.
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Un petit quelque chose, une miette, un brimborion, que je puisse, même de très loin, associer à l’idée d’enseignement ou à celle d’éducation, je ne l’ai pas trouvé, par contre, dans cette si gentille histoire. « L’acte commun du maître et de l’élève » : quand on s‘est trouvé, si peu, si modestement que ce soit, devant une classe, on ne peut pas ne pas être touché par cette définition de l’enseignement selon Aristote. Le maître n’est pas un bricoleur. Il ne porte pas une boîte à outils en bandoulière, ni une boîte à procédés, ni une boîte à trucs. Pas non plus d’évaluateur électronique dans la poche de sa veste. Les Nadia, Carole et Jérôme qu’il enseigne ne sont pas des abstractions, des virtualités. Ils sont bien là, présents. Physiquement présents, intellectuellement présents, spirituellement présents. Chacun d’eux comme, à sa manière, chaque classe, demande au maître à la fois ce qu’il peut lui donner et beaucoup plus que ce qu’il croit pouvoir lui donner : le paradoxe c’est qu’il ne lui donne vraiment ce qu’il croit pouvoir lui donner que s’il lui donne aussi ce qu’il ne croit pas pouvoir lui donner. Aucune place en lui pour la satisfaction du mercenaire qui a vendu son message. Jeune, on enseigne dans la crainte et le tremblement ; plus âgé, on s’apaise, mais on continue à douter. Rien de plus destructeur que de fournir à un jeune professeur l’illusoire sécurité de quelques méthodes supposées infaillibles : son génie propre s’évanouira en même temps que l’angoisse ; ainsi les prédateurs brisent-ils les œufs dans les nids. Un débutant doit comprendre très vite que l’acte d’enseigner ne ressemble en rien au petit commerce astucieux en quoi veut le transformer une pédagogie qui crée du commun dans les fantasmes, mais du désert dans les existences. Entre Aristote et la névrose de modernité, il faut choisir. Pas de moyen terme. Pas de compromis à bricoler, même en séance de nuit.
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Faut-il vraiment démêler le nœud d’approximations et de sophismes qu’on nous présente ici comme un modèle de pédagogie ? Si j’étais cette Nadia, cette Carole ou ce Jérôme, j’aurais le sentiment qu’on se moque de moi. Mais si j’étais ce professeur de mathématiques, je me fâcherais tout rouge. Me croit-on si enfermé dans ma discipline que j’ignore les différents sens du mot révolution ? Demander aux élèves de prouver que la réduction du temps de transport constitue une révolution n’est-ce pas, au mieux, une absurdité, au pire une malhonnêteté ? Que vient faire ici la notion de preuve ? Suis-je le professeur Nimbus ? On croit que je n’y vois que du feu ? Suis-je ici pour faire avaler aux élèves les opinions qu’on a cuisinées pour eux ? Suis-je un professeur ou une courroie de transmission ?
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La farce, heureusement, n’est jamais loin. L’enseignement à trois, quoi de plus plaisant ? Cette fois, c’en est fini du vieux collège poussiéreusement humaniste. Une enquête va établir, sur facture, que 83,79% des élèves ne s’ennuient plus. Faute de se passionner davantage pour la révolution, la preuve et la technique, ils ont tout loisir, les petits goujats, de se demander qui, de l’historien ou du mathématicien, aura un ticket ou une carte orange avec la physicienne-chimiste. Puis ils oublient tout. Le trio de spécialistes, la preuve, la technique et la révolution s’en vont bras dessus bras dessous au morne pays de l’utilitaire et de l’irréel. Enseigner à trois rend les professeurs prudents. Ils se croient à la télévision et lissent leurs propos. Devenus des événements médiatiques, leurs cours perdent ce qu’ils ont de moins bon, mais surtout ce qu’ils ont de meilleur.
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Pour sortir d’embarras, je me suis finalement posé deux questions simples. Quelle représentation des élèves du cycle 4 sous-tend ces documents ? Et, surtout, à quel avenir les prépare-t-on ?
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Le Conseil supérieur des programmes répond à la première question dans un long paragraphe. En voici le cœur : « Lors des trois ans de collège du cycle 4, l’élève qui est aussi un adolescent en pleine évolution physique et psychique, vit un nouveau rapport à lui‐même, en particulier à son corps, et de nouvelles relations avec les autres. Les activités physiques et sportives, l’engagement dans la création d’événements culturels favorisent un développement harmonieux de ce jeune, dans le plaisir de la pratique, et permettent la construction de nouveaux pouvoirs d’agir sur soi, sur les autres, sur le monde. »
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Texte étonnant. Intemporel, presque irréel. Une récitation écrite. Comme disait je ne sais plus quel comique, tout ça est bien vrai sauf que tout est faux. Une généralité si planante qu’elle semble condamnée à frôler la réalité sans jamais la rencontrer. Sur le fond, rien de nouveau. Depuis presque un siècle, cette turlutaine, reprise sous toutes les latitudes, a été mise à la sauce des idéologies les plus variées. Un chef scout des années cinquante n’expliquait pas autre chose à ses chefs de patrouille pour les aider à comprendre leurs éclaireurs, ni un responsable des jeunesses communistes aux camarades collégiens, ni, trente ans plutôt, le responsable mussolinien du « sport politique » aux gymnastes qui allaient célébrer, sur le Littoriale de Bologne, les vertus héroïques du nouveau pouvoir : sur ce dernier point, les témoignages directs de ma famille maternelle italienne confirment mes lectures. Je pourrais ajouter des références plus fâcheuses encore, mais basta. Enfin, j’ai moi même fait des révélations comme celles-là, à seize ans, à des ados montrougiens, de deux ou trois ans mes cadets, que tant de science, chez un si jeune dirigeant du patronage, ébahissait.
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Toutefois, que des pédagogues avertis, des professeurs distingués, des politiques informés accouchent, en unissant leurs efforts et en mutualisant leurs douleurs, d’une baliverne d’une aussi morne platitude, voilà qui n’était pas prévu. Étrange. Cette modernité ivre de nouveauté sociétale qui inspire le nouveau collège va-t-elle nous expliquer, plus réactionnaire en cela que les réactionnaires et, pourquoi pas, en se cachant derrière cette notion de nature humaine qu’elle abhorre, qu’en matière de sexualité rien ne change jamais ? Il me semble pourtant avoir entendu, et même peut-être lu, que, ces temps-ci, la question sexuelle ne se posait plus tout à fait de la même manière aux jeunes et aux adolescents, non ? J’ai même cru comprendre que, grâce à l’ami Internet notamment, le problème pointe son nez de plus en plus tôt, avant le cycle 4 et la puberté. Comment imaginer qu’un aussi brillant aréopage d’éducateurs ne s’en soit pas avisé ?
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Une évidence. L’inspiration et l’expression de ce paragraphe sont ringardes. Il s’y mêle un naturalisme d’outre-tombe, un hygiénisme béat qui sent la pharmacie, un idéalisme en chaussettes blanches. Le produit des amours de M. Homais et de la comtesse de Ségur. Voyez ces activités physiques et sportives et cet « engagement dans la création d’événements culturels [qui] favorisent un développement harmonieux de ce jeune, dans le plaisir de la pratique, et permettent la construction de nouveaux pouvoirs d’agir sur soi, sur les autres, sur le monde. » Quelle perspicacité ! Quelle profondeur psychologique ! Quelle générosité ! Quelle bouleversante intuition ! Comme tout cela est crédible ! Et voyez ce « de ce jeune » Quel charme vieux rose dans la distance qu’impose la formule ! Et ce développement harmonieux, n’est-il pas convaincant ? Il a déjà sa place, toute sa place, dans l’album de famille, ce développement-là, c’est un trèfle déjà séché au coin d’une photo jaunie.
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Allons. Tout cela ne me parle d’aucun vivant, d’aucun corps vivant, d’aucun esprit vivant, d’aucune âme vivante. Mesdames et Messieurs les Conseillers supérieurs ne trouveront pas un gars, pas une fille de quatorze ans qui reconnaisse dans le pastis de leur pensum un seul poil de sa puberté. Mais, après tout, c’est leur affaire. La mienne est de répondre à ma première question. Quelle représentation des élèves du cycle 4 sous-tend ces documents ? Réponse : une représentation archaïque, conventionnelle et truquée.
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Je suis prêt à parier qu’en relisant leur paragraphe, les rédacteurs de ces programmes se sont adressé à eux-mêmes, peut-être avec un peu plus d’aménité, les objections que je viens de présenter. Ou qu’en tout cas, leur esprit critique a cillé. Mais ils ont passé outre. Et ils ne devaient pas passer outre.
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Certes, il leur eût fallu de l’héroïsme. Jeter aux orties ce propos sirupeux et peindre le portrait véridique des adolescents d’aujourd’hui, c’était renoncer à ce document ou l’engager dans une direction rigoureusement opposée à celle qu’ils avaient choisie et/ou que l’air du temps leur avait imposée. Ils ont donc considéré qu’ils étaient fondés à parler de ces adolescents sans la moindre allusion à ce qui bouleverse, ou plombe, ou empoisonne leur vie. Sans un mot, par exemple, sur le chômage qui bouche l’horizon : les mots chômage et chômeur ne figurent pas dans ce projet de programme. Rien sur le désastre de la vie scolaire, pieusement réduit à quelques dysfonctionnements. Rien sur leurs relations avec leurs parents, sur tous ces repères brouillés. Rien sur la drogue, rien sur l’alcool, jamais mentionnés. Rien sur les formidables conséquences de l’usage massif d’Internet. Rien sur la solitude de ces gamins, rien sur leur esprit grégaire. Rien sur l’affolement secret où les jette le désordre du monde. Rien sur la perfusion permanente d’insignifiance que leur inflige la communication métastasée. Rien sur ce silence qui s’alourdit sous leurs braillements convenus. Rien sur l’embarras où les jette une vie sentimentale quasiment contrainte par la pression médiatique et qui, à un trop jeune âge, les encombre au moins autant qu’elle les libère. Rien, en un mot, sur l’extrême péril où ils se trouvent. Péril. Pas nécessairement catastrophe. Mais péril qui oblige à voir large, à penser large, à imaginer large. Et ce document pense étroit, voit trouble et n’imagine rien.
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Comprenons bien. S’il s’était ouvert sur une description fidèle de ces adolescents, il se serait effondré. Il est tout entier construit sur cet évitement, sur cette élusion, sur ce mensonge. Démarche étonnante chez des universitaires de cette qualité : ils ne se demandent pas quel type d’éducation convient à ces adolescents-là, tels qu’ils sont, ils se demandent comment il convient de décrire ces adolescents-là pour que le modèle auquel ils sont irrationnellement attachés puisse apparaitre comme le meilleur, comme le seul possible. Nombrilisme fondamental. La pensée pédagonne macère derrière les grilles d’un « monde de l’éducation » aussi irréel que le « monde de l’entreprise » où patrons, syndicats et consultants se disputent comme des larrons en foire. Quand on nous explique qu’un adolescent d’aujourd’hui est un enfant qui, pour des raisons compliquées, se sent parfois tout chose, et à qui il faut enseigner le sport et la musique pour le transformer en un citoyen épanoui, cette célébration du normal et du naturel, profondément méprisante pour l’ado en question, montre à l’évidence que celui qui la proclame souffre d’une d’allergie à toute forme de singularité, et donc de tragique, et donc de transcendance, et donc de liberté. Et qu’en réalité, cet honorable citoyen complet est plus gamin que les gamins.
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En son premier chapitre, le Tchouang-tseu parle d’une caille suffisante et prétentieuse qui se moque de P’eng, l’oiseau mythique « dont le dos est semblable au Mont T’ai et dont les ailes sont comme les nuages du ciel ». Et précise : « Telle est la différence entre le petit et le grand. » La supposée science pédagogique est le petit. Le destin de la jeunesse, si ambigu qu’il soit, et inquiétant, et peut-être atroce, est le grand.
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Ces documents sur le collège, c’est l’anti-Postman. C’est le triomphe d’un Programme Premier infiniment plus odieux que celui qui inquiétait l’essayiste américain. C’est le grand manteau d’élusion jeté sur la réalité. C’est une doucereuse et cérébrale logique de pouvoir armée d’une morale culpabilisante. C’est la pire abstraction déguisée en concret. C’est la tutelle cauteleuse et féroce de l’anonyme. C’est la tente gigantesque sous laquelle on anesthésie à la chaîne.
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L’école, c’était l’enseignement plus l’organisation qui permettait de le dispenser dans les meilleures conditions. Il y avait des proviseurs, des principaux, des directeurs, toutes sortes de responsables, des employés aussi. Mais le premier et dernier mot restait à l’enseignement, à l’enseignement deux fois gratuit : financièrement et intellectuellement. Or, que nous explique-t-on ? Que la pédagogie du cycle 4 repose sur un socle formé de cinq domaines, dont voici la liste : les langages pour penser et communiquer (domaine 1), les méthodes et outils pour apprendre (domaine 2), la formation de la personne et du citoyen (domaine 3), les systèmes naturels et les systèmes techniques (domaine 4), les représentations du monde et l’activité humaine (domaine 5). Et que les différentes matières, désormais rebaptisées champs disciplinaires ou champs éducatifs, apporteront leur « contribution » à l’acquisition de chacun de ces cinq domaines. Naguère, la finalité de l’enseignement du français, c’était d’enseigner le français ; celle de l’enseignement des mathématiques, d’enseigner les mathématiques. Il en était de même pour toutes les matières, y compris l’éducation physique et l’éducation artistique. Ce n’est plus vrai. Les disciplines deviennent les sous-traitantes de la pédagogie. La manière dont cette « contribution » doit être versée n’est pas laissée au hasard : cinq grands tableaux précisent ce que chaque champ disciplinaire ou champ éducatif devra à chacun de ces cinq domaines, ses suzerains 1.

Le texte d’Horace n’est pas une invention du professeur de français, ni le théorème de Pythagore une marotte du professeur de mathématiques. Leur transmission n’est pas arbitraire et il n’est pas arbitraire non plus que chacun de ces professeurs joue de son tempérament particulier, de sa forme d’intelligence et de culture, de sa sensibilité pour qu’elle soit aussi fidèle et aussi vivante que possible. Un concours ou des examens ont validé les connaissances de ces maîtres. Des inspections vérifient leur pratique pédagogique. Faut-il qu’un comité vienne non seulement légiférer sur leur manière de faire cours, mais encore sur le sens qu’ils ont à donner à leur activité professionnelle, sur les intentions qui doivent les animer, sur les urgences psychosociologiques, voire politiques, qui doivent s’imposer à eux ? La démocratie aurait donc, au-delà de ses lois, non seulement des vérités officielles à transmettre, mais aussi une manière officielle de les transmettre ? Et autre chose encore  que des vérités officielles, si l’on en croit l’un des paragraphes du texte qui définit les objectifs de formation du cycle 4. Le voici:
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« En fait, tout le long du cycle 4, l’élève est amené à conjuguer d’une part un respect de normes qui s’inscrivent dans une culture commune, d’autre part une pensée personnelle en construction, un développement de ses « talents » propres, de ses aspirations, tout en s’ouvrant aux autres, à la diversité, à la découverte… »
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Enseigner Hugo et Racine aux collégiens, certes, mais d’abord Flaubert et Sartre, Mauriac et Hervé Bazin aux conseillers supérieurs. Ahurissante conception de l’éducation. Faire respecter des normes, ce n’est pas de l’éducation, c’est du dressage. C’est par des lois que s’impose la démocratie, non pas par des normes, qui ne sont que des instances sociologiques confuses, changeantes, incertaines, jamais rationnelles et rarement raisonnables, et que fabriquent surtout, de notre temps, – faut-il vraiment le rappeler ? -, les intérêts les plus épais, les plus étroits et les plus vulgaires, ceux auxquels le mot même d’éducation invite les enfants, les adolescents et les jeunes à échapper, sans oublier les adultes quand l’arthrose de la consommation et de la prétendue communication ne les a pas encore entièrement paralysés et momifiés ante mortem. L’éducation comme respect des normes serait une idée bien distrayante dans une copie du baccalauréat. Dans ce document, elle est suffocante, elle est misérable. Je ne pourrais faire confiance à un professeur, quels que soient ses mérites et ses qualités et, naturellement, quels que soient, sur tout sujet, ses opinions et ses choix, qui ne déclarerait pas publiquement et, s’il le faut, à ses risques, qu’il tient ce paragraphe pour nul et non avenu.
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Je n’ai pas oublié comment, à la fin des années quatre-vingt, l’idéologie du management, favorisée par le développement progressif des Directions des ressources humaines, a conquis les entreprises françaises. Rien de bien violent d’abord : des mots, un langage nouveau dont beaucoup de travailleurs souriaient ou se moquaient : une mode qui passerait. Le propre de ce langage était de parler de la vie professionnelle d’une façon inédite, en n’évoquant jamais les réalités dont les travailleurs faisaient quotidiennement l’expérience, mais en la saisissant par toutes sortes de biais inattendus : le travail était considéré sous l’angle de la performance, de la compétition, du challenge ; l’entreprise se chargeait de significations nouvelles, on considérait qu’elle était une collectivité – voire une communauté – de travail. Les documents produits par les Directions des ressources humaines voyaient en elle bien plus qu’un local où l’on fabrique des produits destinés à satisfaire les besoins des citoyens : ils insistaient sur sa puissance, la décrivaient comme un exemple de civilisation et d’humanisme moderne, comme une fabrique de sens, le lieu où s’édifie une éthique à vocation universelle. Ces documents avaient souvent une propension assez ridicule au lyrisme ; passant habilement de la séduction à la menace, ils constituaient de redoutables outils de pouvoir au service d’intérêts dont ceux-là mêmes qui les rédigeaient percevaient mal la puissance et les intentions. C’est ainsi que s’est installée l’emprise du management : une propagande grandiloquente et d’essence sectaire s’efforçait d’utiliser à son profit les torrents d’inquiétude produits par les mesures anxiogènes qu’on ne cessait d’imposer aux travailleurs sous les prétextes les plus divers et au gré des fantaisies de consultants méprisablement dociles : bouleversement systématique des habitudes de travail, remaniement constant de l’organisation et du système hiérarchique, généralisation programmée de l’incertitude et de la méfiance.
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Un document sortait qui, pendant quelques semaines, jetait dans l’entreprise le trouble, la querelle, parfois un faible début de contestation. Mais, au plus fort du débat, tombait un nouveau document qui pouvait parfaitement contredire le premier, ou qui portait sur un sujet si éloigné du précédent que la nouvelle discussion qu’il soulevait brouillait la première. On met du temps à comprendre ce qu’est un système totalitaire. On met du temps à comprendre pourquoi, à certains moments, ces sujets supposés savoir qu’étaient les grands managers recevaient sans broncher, avec le sourire et même, parfois, avec une étrange satisfaction, les critiques qu’on adressait à leur dernière invention. Elles leur importaient peu. Cette invention-là, telle une fusée qui retombe, avait épuisé son pouvoir de déstabilisation. Ils souriaient aux dégâts qu’allait provoquer la suivante.
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Je le dis sans ambages. C’est à ces vilains documents que m’ont fait songer les textes dont je parle. J’y retrouve ce mélange d’évitement et d’affirmation autoritaire que je n’aurais pas la naïveté d’attribuer à je ne sais quelle maladresse d’écriture. Sous leurs affûtiaux éthiques et pédagogiques, je sens une volonté de puissance du même ordre que celle du management. Et non seulement du même ordre : de la même nature. Même enfermement, même attachement à une vérité de clan, même impossibilité de simplicité qui produit les mêmes contorsions stylistiques.
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Une chose m’a frappé dans les entreprises. Quand j’ai vu, sous l’occupation managériale, s’évanouir, s’étrangler, s’étouffer l’expression des salariés, j’ai constaté qu’aucun niveau hiérarchique n’était épargné par cette désertification de la parole. Il me semblait qu’elle sévissait plus cruellement encore dans les bureaux des étages supérieurs, ceux des chefs, des grands chefs, des très grands chefs. Le virus qu’ils avaient introduit dans la vie professionnelle les attaquait autant et plus que les autres. Il me semblait même parfois, quand j’observais leur fièvre de nouveauté et l’extravagante incohérence des mesures qu’ils prenaient, qu’ils s’agitaient désespérément pour se débarrasser d’un mal dont ils ignoraient tout. Ceux des pédagogues d’aujourd’hui qui disposent encore d’une faculté critique pourraient s’interroger utilement sur les contradictions des managers d’hier qui ne bénéficiaient pas, eux, de cette possibilité de recul.
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Comment ne songerais-je pas au désastre que, dans l’indifférence générale, les pratiques managériales ont créé, sans la moindre contrepartie positive, dans les entreprises et dans la société française quand le collège lui-même est désormais invité à mimer l’entreprise ? Les gens qui se gargarisent de travail de groupe, de démarche de projet ou de résolution de problèmes, qui prétendent élargir les « compétences des collégiens grâce à des collaborations avec des partenaires dans le domaine de la prévention des risques et de la protection de l’environnement », qui n’éclatent pas de rire en demandant à un gamin de quatorze ans de devenir « médiateur entre les cultures », qui installent à l’école, probablement pour faire oublier le chômage et l’admirable Pôle emploi, le « parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel », à quoi veulent-ils faire jouer les enfants ? À l’entreprise ? Au syndicat ? Au conseil municipal ? Pourquoi ? Est-il vraiment urgent qu’ils commencent si tôt ? N’auront-ils pas assez de toute leur vie d’adultes pour ces exercices-là ? L’enfance, c’est un stage pré-adulte ? Quelles raisons ont-ils eux-mêmes, ces manieurs de pédagon, de frustrer ainsi une génération tout entière de la construction de ses rêves ? Et lequel d’entre eux – le meilleur, à n’en pas douter – s’est réveillé un matin avec cette idée décisive que le collège doit « systématiser des moments forts » ? Les pédagogues parlent-ils maintenant comme les solennels cornichons que sont ces inénarrables créateurs d’événements dont tout l’office est de verser le vide de leur cerveau dans le vide de la société ? Ne sentent-ils pas, ceux qui ont écrit ou inspiré ces textes, quel aveu de panique se cache dans leur salmigondis ? Et certes nous pourrions l’entendre avec respect et amitié, cet aveu, car il se pourrait bien que nous soyons, nous aussi, aux prises avec cette confusion, avec cette écœurante bouillie, avec ce malheur. Mais il faudrait alors qu’il s’avoue, lui aussi, avec simplicité et confiance, qu’il dénoue les cordons de sa peur et qu’il ne se donne pas pour la solution de difficultés qu’il ne fait qu’alourdir. Je vais le dire sans détour. On n’a pas le droit de refiler ce mistigri aux générations nouvelles. Chacun sa merde, s’il vous plaît. À moins que l’envie de plonger dans l’absurde ne soit trop forte, le besoin irrésistible. Dans ce cas, allons, pas de mesquinerie, il faut merdoyer en grand, en majestueux, en tout ce qu’il y a de plus communicationnel. Pas d’hésitation. On révise son management, on apprend par cœur deux ou trois de leurs brillantes citations et on va proposer ses services à M. Fouks ou à M. Séguéla.
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Je ne sais si la ministre a beaucoup lu Pascal. Je crains que non. Dommage. Elle aurait pu comprendre pourquoi les enfants s’ennuient au collège. Ils s’ennuient parce qu’on les distrait, ce qui ne veut pas dire qu’on les amuse. Ils s’ennuient parce que rien ne s’y rapporte à eux, rien ne leur y ressemble vraiment. Ils y épongent les opinions des adultes, ils sont les supports sur lesquels, sans le moindre risque, des textes écrits par personne projettent des rêves médiocrement pépères, des ambitions lugubres, un activisme bourré de ressentiment comme une poupée de drogue, et cette indifférence constitutive qui, tel Guignol, passe la tête à la fenêtre de toutes leurs phrases.
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Un professeur de français qui s’apprête à expliquer Booz endormi, je veux dire un vrai professeur, bien sûr, celui qui est heureux – non pas satisfait : heureux – d’expliquer Booz endormi, est l’être le plus modeste de la terre, le plus indifférent aux honneurs, le moins soluble dans l’ambition. Toutes les catastrophes ordinaires et extraordinaires peuvent bien lui tomber dessus. Même la gravissime question de savoir s’il faut noter les copies avec des lettres, des chiffres ou des hiéroglyphes le laisse souriant. Booz s’était couché de fatigue accablé. À l’instant où il récite ce premier vers qu’il fait semblant de lire, à l’instant où il arrive au mot fatigué, quelque chose vient de plus loin, de plus profond que sa fatigue à lui qui, sans la faire disparaître, l’épouse, la console, la transfigure. Dans sa voix, elle aussi, quelque chose change. Infinitésimalement. Et ce qui, dans sa voix, a changé va, tout aussi infinitésimalement, changer à son tour quelque chose dans l’oreille des enfants. Va, sinon les fatiguer, du moins leur donner idée d’une sorte de fatigue qu’ils ne connaissent pas, à laquelle ils ne prêtent pas attention, d’un autre ordre que la fatigue physique. La conscience d’être fatigable dans le cœur, dans le fond, dans ce qu’à quatorze ans on n’appelle pas l’être. Et l’émotion presque triste – presque – qu’elle soulève en eux. Mais le vers de Victor Hugo leur souffle, en même temps, une autre sensation qui va droit à leur esprit, droit à leur cœur, droit à leur ventre : cette fatigue-là peut se changer en bonheur. Une puissance de vie est en eux, pour laquelle il n’est pas vraiment de nom, qui se réveille et grandit quand ils osent s’approcher un peu d‘eux-mêmes, une puissance inépuisable, infiniment renouvelable, et qui, profondément écologique, ne produit aucun déchet. Vivre n’est pas une défaite.
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Un vers de Hugo, c’est vrai, c’est bien peu pour aider les enfants à vivre dans le monde qui les attend, à trier tout ce qu’ils auront à trier, à se défendre contre tout ce qui les attaquera, à refuser les leçons de savoir-être que le premier crétin venu sera payé pour leur dispenser, à trouver la force de ne pas se barricader en eux-mêmes. C’est bien peu, et c’est même rien, un vers de Victor Hugo, et c’est même un poison si le professeur qui le récite a accepté de faire de cette bombe pacifique, de ce condensé de pensée et de vie, une munition au service de je ne sais quel objectif subalterne. C’est bien peu, et c’est même rien, et c’est même un poison s’il le récite à ses élèves sans faire sienne, et d’abord au collège, la liberté dont il rayonne. C’est bien peu s’il le présente aux élèves comme le sacristain, son trousseau de clefs à la main, désigne aux visiteurs, d’un geste las, la nef et les vitraux. Un vers de Hugo n’est pas une étape, une station, un moment d’un « parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel ». Un professeur, au sens propre, massacre Hugo s’il accepte de l’enseigner dans cette perspective. Il massacre Hugo, il massacre ses élèves et se massacre lui-même. Un texte de Victor Hugo exclut toute soumission « pédagogique ». Le monde est ainsi fait. Il arrive, relisons Corneille, que des valeurs entrent en conflit. C’est le propre de l’animalité managériale que de tout faire pour le nier car ses intérêts ne sont jamais mieux servis que lorsqu’elle a installé dans le cœur des travailleurs une hostilité sourde, silencieuse, qui les rive haineusement à leur tâche. Il ne faut pas qu’il en soit ainsi au collège, ni à l’école, ni au lycée, ni à l’Université.
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Le moyen ? Il n’en est qu’un : le refus des professeurs, la mobilisation des professeurs non pas à l’appel de ceux-ci ou de ceux-là, mais à l’appel de leur propre, de leur singulière liberté. Et non pas pour la défense, si légitime qu’elle soit, de leurs intérêts, mais pour l’enseignement lui-même, pour l’essence de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont. Quels avantages, d’ailleurs, à supposer qu’on leur en propose, pourraient vraiment les satisfaire si l’acte même d’enseigner était mis sous tutelle, s’il devenait une contribution obligatoire à l’absurde, à l’arbitraire, à l’arrangé ? Comment, entre collègues, pourrait-on se regarder en face? Comment les zizanies médiocres ne proliféreraient-elles pas ?
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Il va falloir commencer à l’admettre, Corneille n’est pas vraiment mort, le monde n’est pas aussi plat que l’intelligence d’un financier et aucune assurance ne dispensera jamais personne, pas même un professeur, d’avoir à choisir entre enrichir le fumier du diable, c’est-à-dire le pouvoir de l’argent, de ses serviteurs et des serviteurs de ses serviteurs, et y mettre le bazar, pour parler comme quelqu’un en qui un hurluberlu mondialisé mais lucide découvrait ces jours-ci, avec quelque stupeur, un homme vraiment dangereux.
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Mais je n’ai pas encore répondu à la seconde question que je posais. À quel avenir prépare-t-on ces collégiens ? Réponse : erreur 2015. Le mot avenir ne peut se traduire ni en pédagon ni en jargon managérial.

15 juillet 2015

Notes:

  1. Voici quelques-unes des « contributions » demandées. On n’oubliera pas qu’il s’agit d’élèves de 5ème, de 4ème et de 3ème.

    Une contribution du français au domaine 1 : « Réfléchir sur sa langue : en quoi elle permet de penser et communiquer. La comparer à d’autres langues, y compris les langues anciennes. »

    Une contribution des langues étrangères et régionales au domaine 1 : « Réfléchir sur les fonctionnements des langues, leurs variations internes, leurs proximités et distances. »

    Une contribution des arts plastiques au domaine 1 : « Manipuler les composantes techniques, sémantiques, iconiques, corporelles et symboliques des langages plastiques dans une visée artistique. Expliciter sa perception, ses sensations et sa compréhension des processus artistiques et participer au débat lié à la réception des œuvres. »

    Une contribution de l’enseignement moral et civique au domaine 1 : « Exprimer des sentiments moraux à partir de questionnements ou de supports variés et les confronter avec ceux des autres (proches ou lointains). »

    Une contribution de l’éducation musicale au domaine 2 : « Percevoir : connaître et mettre en œuvre les conditions d’une écoute précise et cultivée ; connaître des outils de recherche et des règles relatives à la diffusion de la musique enregistrée. »

    Une contribution des langues étrangères et régionales au domaine 3 : « Prendre de la distance et réfléchir sur ses propres habitudes et conceptions culturelles. »

    Une contribution des arts plastiques au domaine 3 : « Agir en plasticien porteur d’un regard informé : exercer sa responsabilité en tant qu’auteur, acteur et spectateur vis‐à‐vis des faits artistiques et des univers du visuel, en respectant le goût des autres et en questionnant les évidences par la pensée et les acquis de l’expérience plastique. »

    Une contribution de l’histoire des arts au domaine 5 : « Construire des repères formels et culturels pour dégager d’une œuvre d’art des enjeux symboliques du monde et la situer dans l’histoire et la géographie des productions artistiques et la pluralité de leurs réceptions. »