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L’honneur de sentir

LE MARCHÉ LIV

Parfois, quand quelque circonstance solennelle marquait le dimanche, j’étais invité à laisser la chapelle du patronage, ses bancs poussiéreux, son harmonium poussif, pour aller grossir les rangs des enfants de chœur à l’église Saint-Jacques de Montrouge, un parallélépipède de béton qui m’intimidait. Je me solennisais le cœur en y entrant, un peu comme dans le beau pavillon de Sceaux de ma riche marraine, ou quand quelque bonne nouvelle décidait ma mère à mettre le couvert dans la salle à manger. Cette église est trop vaste, trop haute, mais elle a quelque chose d’emprunté qui la rend touchante comme une adolescente grandie trop vite. Tout y était pour moi à déchiffrer, les personnages anguleux des fresques et les armoiries qui figuraient dans les vitraux, parmi lesquelles celles du curé d’alors, le chanoine Louis de Boissieu, un petit monsieur affable et doux qui portait un pince-nez, signait à l’ancienne, avec des s en forme de f, et semblait pouvoir tout supporter sur cette terre, hormis les voyous, qui le jetaient dans de terribles colères. L’église, c’était la religion du vaste et du mystère ; la chapelle, celle de l’intime et du secret. Enfant de chœur occasionnel, mon statut de figurant – nous disions pot de fleurs – laissait à cette dialectique tout le temps de se développer en moi : je n’avais rien d’autre à faire durant la cérémonie que de me tenir à mon banc ; arrivé avec la procession, je repartais avec elle.
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Le pot de fleurs, c’est le deuxième classe des enfants de chœur. Je n’étais pas sans rêver qu’un jour, moi aussi, comme ces camarades un peu plus âgés que je voyais s’agiter dans le chœur, je pourrais peut-être faire thuriféraire, et même cérémoniaire. Tout cela est bien ancien, et la grand-messe est devenue la grande messe des journalistes. Mais qu’importe le décor d’une enfance, qu’importe le lit où l’on a rêvé ! J’admirais le cérémoniaire, cet adolescent qui est comme le chef du protocole, arbore une grande croix sur son surplis et tient dans ses mains jointes un claquoir de bois par lequel il intime aux enfants de chœur, aussitôt imités par les fidèles, l’ordre de se lever, de s’asseoir, de s’agenouiller. J’enviais le thuriféraire, je rêvais de porter l’encensoir, de le présenter au diacre pour qu’il répande un peu d’encens sur les charbons, d’être inondé de sa fumée odorante, de le balancer lentement avant d’aller saluer, par trois fois trois encensements, le peuple chrétien debout, tandis que la chaînette dorée, en heurtant le foyer, scande le rite d’un tintement cristallin.
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Toutes les joies, tous les soucis du pot de fleurs… L’ambition, bien sûr, si évidente, si épaisse, un désir de gloire qui arrive par tous les sens, par le bruit sec du claquoir – une branche qui se casse, un destin qui se rompt -, par le parfum de l’encens – certitude sauvage et douce -, par la pluie d’or des ornements des prêtres, par les éclats de l’orgue, par la petite grimace rieuse que nous adresse de temps à autre le chanoine de Boissieu. Ivresse, exacerbation des sens, exaltation, certitude du havre, humilité orgueilleuse ou humble orgueil, le pot de fleurs ne manque rien de tout cela, il en est arrosé plus que de besoin. J’ai envie, férocement envie, d’être cérémoniaire, je donnerais tout pour être thuriféraire. Mais, en secret, – est-ce que je l’invente, ce secret, est-ce bien ainsi que déjà je sentais ? – la partie se joue autrement. Ce que je devine, c’est que le plus dur n’est pas de manquer, de ne pas être ce qu’on voudrait être. Moi, pot de fleurs, j’ai mieux, j’ai tout, et tous les autres pots de fleurs, violettes ou orchidées, sont ainsi. Aucun besoin de prendre, ni de chercher à prendre. Tout ce que je n’ai pas, je le tiens entre mes mains vides. Tout ce que je ne fais pas, le parfum en est sur moi mieux que l’encens sur le thuriféraire, la musique en est en moi plus triomphante que celle de l’orgue. Et c’est cela le plus dur, l’insupportable. Non pas le désir déçu, non pas l’ambition entravée : le plus dur, l’insupportable, c’est que tout soit là, toujours, si près, si loin.
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Je ne parle pas ici de la religion dans laquelle je suis né, encore moins de la foi, mais du climat qui fut celui de mon enfance, de quelques impressions premières que d’autres, j’en suis certain, ont rencontrées sur d’autres chemins. J’ai besoin de les évoquer. C’est par elles que m’est arrivé ce que Léon-Paul Fargue appelle l’honneur de sentir, et qui tisse le fil très solide qui lie toute existence à elle-même. Solide et discret. Quand les échauffements du cœur, du corps ou de l’esprit exigent la vedette, il la leur laisse, et revient quand on l’attend le moins. À l’hôpital, par exemple. Le brancardier vient de garer mon chariot à l’entrée du bloc dont la large porte coulissante s’ouvre et se ferme comme un cœur. Instants redoutés, magnifiques. Liturgie de la vie, plus belle encore que celle de Montrouge. Je suis recouvert d’un drap blanc, linceul ou robe baptismale. Me voici, moi, vieux pot de fleurs, dépouillé, comme de mes vêtements, de mes regrets et de mes calculs, de mes mérites et de mes fautes, me voici au carrefour où destin et liberté s’étreignent, où subir et choisir marchent du même pas. Situation ordinaire. La banalité, loin d’en gâter l’intensité, en multiplie le sens à l’infini. Pour un quart d’heure, pour une demi-heure, l’honneur de sentir me fait savoir, comme il fait sentir à chacun des autres, qui il est, et qui je suis. Je ? Non pas. À cet instant, je n’est pas seul ; en lui, il y a toute la procession, comme à Saint-Jacques. Tous les autres, chacun à son rang. Les plus proches je les vois à peine, ils sont entrés sans que je les remarque, leurs places sont réservées.
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L’honneur de sentir. L’église Saint-Jacques, l’hôpital : la circonstance n’est pas toujours si solennelle. Ça vient comme ça peut, quand ça veut. Le plus souvent, ça arrive comme un voleur. L’irruption est si rapide, si forte, on ne se préoccupe pas de ce qui l’a provoquée. Si naturelle, si évidemment vivante, on la reçoit comme un sourire, une caresse, un baiser, un bienfait. Ça s’enfuit aussi vite. On n’a pas eu le temps de songer à penser, mais on a eu mieux : c’est presque comme si l’on avait été pensé, finement pensé, avec une générosité incroyable. Il arrive aussi que le voleur oublie son manteau, laisse derrière lui ses traces. Alors, comme un rêve qui se prolonge dans la veille, elles émigrent dans le souvenir et vont offrir à l’existence ses jalons lumineux. Ainsi, pour moi cette église, ainsi cet hôpital. Tellement évident ! Et pourtant, quand je cherche, avec une joie mêlée d’un peu d’inquiétude, ce qui a bien pu arriver de si important à ce jeune garçon et à ce vieux patient dont les liens semblent bien étrangement serrés, il m’arrive encore de me demander si j’ai bien le droit, en ce monde où nous sommes, de me poser des questions aussi teintées de subjectivité, et peut-être, je le dis en tremblant, de narcissisme.
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J’ai le droit. Et si je ne l’ai pas, je le prends ! Je ne vis pas en caisson étanche, en rêve encapsulé, en autosuffisance intérieure. Je les vois, les autres, je les entends, les gens, j’ai mille occasions de surprendre en eux les frissons d’angoisse et les éruptions de vérité. Je les vois, je les entends comme un pauvre homme voit et entend de pauvres gens. Nous sommes entre désarçonnés, entre désolés. Et si je cours au fond de moi plutôt que de discuter le bout de gras sur les niouses du jour ou, plus dégoûtant encore, de jouer à qui grattera le plus salement les plaies du monde, c’est comme j’irais vérifier à la cave qu’il me reste bien une bouteille, une vraie bouteille, que nous puissions sérieusement boire ensemble. Parce que je n’entends pas me moquer d’eux, encore moins de moi. Je les entends, les gens, mais je sais que je n’ai rien à leur répondre, ou du flan. Et je sais aussi que ce qu’ils me disent n’est pas ce qu’ils voudraient me dire. Alors je tâche d’installer entre nous, le temps d’un sourire, d’un regard, d’une blague, quelque chose comme une fosse d’orchestre, ou comme un large vide sanitaire, ou comme un bac à linge sale, ou comme un crachoir gigantesque pour que nous nous y débarrassions ensemble de ce qui nous fait du mal.
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Je ne fuis pas le monde, je ne trahis pas les autres quand la criaillerie lugubre de l’époque me précipite au fond de moi-même. Je n’y cherche pas un refuge, une noble retraite : un recours plutôt, une archéologie de sens, des germes de présence, des armes pour lutter plus dur et, finalement, même si les doctes bredouilleurs du néant n’y voient rien, quelque chose comme de l’amitié. Je ne m’isole pas parce que je m’imagine d’une autre essence, mais parce que je sens notre essence commune menacée, et que c’est ainsi que je peux aider à la protéger. Mais voilà : parmi tant d’intelligences si lucides, si certaines de ce qu’il faut faire, moi, je ne sais pas, je ne sais rien. Quelque chose me dit seulement qu’il faut brouiller les cartes, toutes les cartes. Alors j’envoie un signe à l’enfant qui, le dimanche après-midi, dispersait en riant les dominos que la famille alignait sur la table de la cuisine. Ils pesaient pourtant leur poids de raison, ces dominos, et de bonne volonté, et de sagesse, et presque de paix. Ils valaient de l’or au regard de ce qui s’ajuste désormais entre les humains. Et je ne retrouverais pas le tour de main de mes dix ans ? Malheur à toi, bonhomme, si c’était le cas. Il n’y aurait qu’un mot à écrire sur ta tombe : Loupé.
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Que va-t-on faire au fond de soi quand l’infernal bavardage du monde ne laisse plus d’autre choix ? Mûrir une stratégie ? Préparer son come back ? Se mitonner un ulcère en maudissant l’époque ? Rêver d’un très hypothétique bon vieux temps ? Non. Se recueillir peut-être, mais alors en arrachant au mot, d’un même mouvement, la connotation sirupeuse, douceâtre, écœurante que lui a infligée l’éducation religieuse et l’ennui dont l’ont empesé les cérémonies républicaines. Non pas mimer les sentiments nobles qu’on croit devoir faxer à la statue de la Vierge ou au monument aux morts. Se recueillir, oui. Comme les débris d’un vase. Comme celui qui est tombé de sa bicyclette se ramasse : les lunettes dans le trèfle, une chaussure dans le fossé, la pompe à vélo dans la bouse de vache, la roue en huit, débrouille-toi mon gars. Récupérer les bouts de soi-même que le formidable pouvoir de disjonction de la modernité a dispersés. Les dominos qu’il a fallu brouiller pour ne pas crever dans le désordre de l’ordre imposé.
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Hier matin, des étudiants parlaient de la crise, de ses acteurs, de ses figurants. J’entends murmurer, tout près de moi : éponges à poncifs. C’est cela, exactement cela, et c’est terrible. Des gens malades d’eux-mêmes, des bouffons bouffis de fausse science ont dressé ces enfants à déchiqueter des bouts d’actualité, à gratter les médias jusqu’à l’os, et, comme une mauvaise viande en une mauvaise saucisse, à transformer ces reliefs en ce qu’ils appellent fièrement des problématiques et des thématiques, sortes d’abats de pensée qu’on leur a appris à assaisonner méthodiquement d’indignations calculées, éculées. Leur évidente bonne volonté a la même voix, une seule voix, la voix de personne. Des gens qui ont perdu leur clef, est-ce toi qui l’as emportée, ou toi, ou toi peut-être ? Pas un mot cuisiné maison, pas un pli de sourire, pas un souffle de souffle. Et Patricia Martin admire qu’ils aient si bien su se dégager des idéologies, s’émeut de sentir en eux un tel sens du terrain, elle les trouve vraiment pragmatiques, ces jeunes, sa voix vibre quand elle prononce le mot magique. Nous ne trouvons rien à dire, rien. Rien à penser, rien. Le cañon de silence et de lassitude dont parle Fargue. Le pain de cette boulangère est vraiment très bon, tu ne trouves pas ?
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Ils m’étonnent, ces jeunes, avec leur façon de grimper sur la chaise du juge-arbitre pour regarder les balles s’échanger, leur manière de prendre d’eux-mêmes et du monde une vue cavalière, et cette sagesse trop sage qu’ils savent affecter à l’occasion, même à leurs dépens, entre deux séquences folâtres, comme s’ils étaient toujours et simultanément le juge et le suspect. Passe pour leur vocabulaire, pour leur manie de poser sur des réalités futiles des mots trop sérieux qui me restent dans l’oreille comme les arêtes du poisson dans le gosier. Où en trouveraient-ils d’autres, les pauvres, depuis que l’école elle-même, colonisée par les managers, croit puissamment réaliste de leur servir une tisane sociétale tiédasse dont le seul avantage, côté maîtres, est d’être nettement moins difficile à préparer que l’explication d’une scène de Racine ? Si les étudiants qui parlaient ce matin à la radio me rendaient visite, je crois que je les écouterais avec attention. Je découvrirais probablement en eux de meilleures qualités que celles qui enthousiasment Patricia Martin, des traits dont les générations précédentes sont dépourvues, une simplicité de bon aloi, une certaine agilité à l’égard de la vie, toutes choses que ne favorise pourtant pas une prestation médiatique. Je les admirerais sincèrement de passer, tellement plus facilement que je ne le faisais à leur âge, des problèmes du monde aux soucis de leur existence. Et je ne prendrais pas contre eux le parti des adultes.
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Il paraît qu’ils les trouvent égoïstes. Qu’espéraient-ils donc ? Avaient-ils imaginé que leur docilité à épouser le cynisme du monde, leurs courbettes compulsives, leurs reniements réalistes, leurs indignations rituelles, leurs précautions anxieuses, leur chatouilleuse insensibilité mériteraient mieux ? Un égoïste, disait ma petite cousine, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. En ce sens, c’est vrai, cette jeunesse est égoïste. Non qu’elle veuille du mal à son papa et à sa maman ! Mais elle a beau faire : ce qu’ils lui ont proposé ne pèse rien, ne vaut rien, ils l’ont envoyée à la vie à la fois désarmée et encombrée. Ah ! Les ai-je vus fleurir, les champs de l’impossible, dans les vies de leurs parents ! En ai-je entendu de ces protestations de liberté, de ces éclats de justice que le moindre trouble entrevu dans une existence machinale, le moindre noyau de cerise dans ce clafoutis de confort mental qu’on veut prendre pour une sagesse, congédiait plus rapidement et plus durement que nulle brute managériale ne le fit jamais pour aucun salarié ! Je l’avoue, je doute. Si trente ans étaient soudain effacés de mon ardoise, croirais-je encore ce que j’ai voulu croire, irais-je encore chercher à ranimer dans ces gens ce souffle de la parole dont ils n’ont voulu faire qu’un appréciable élément de confort pour leur prison ? Allons, bien sûr que je le ferais.
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Rien ne m’autorise, quand je songe à ma confuse jeunesse, à poser sur les jeunes un regard de condescendance. Ni facile désespérance, ni optimisme professionnel. Mais ils m’obligent à me demander ce qui, dans ma vie, a eu du sens, ce que le tamis du temps a retenu, ce qui a fait écho, un peu. Cela, ils pourront le recevoir et, s’ils ne l’accueillent pas en l’état, ils le transmuteront. Et cela, c’est dans les instants privilégiés du sentir que je le trouve, dans les impulsions qu’ils ont proposées à mon existence. Je dis qu’ils surviennent à l’improviste, que rien ne les annonce. C’est vrai, mais il y a d’autres signes. Ces instants-là suscitent un assentiment qui vient de plus loin que nous, une adhésion qui se donne en nous sans nous, et que nous reconnaissons. Le temps, les événements, le hasard, l’âge, le colorent de mille nuances diverses, mais chacun de ces rayons annonce un même soleil, chacune de ces facettes un même cristal. L’exaltation de l’enfant, l’étonnant printemps de la vieillesse, toutes les visites de l’honneur de sentir n’ont pas été si solennelles. Il y en eut beaucoup de furtives, de presque indétectables, il y en eut de surprenantes. Aucune circonstance ne l’arrête, aucun lieu, pas même ceux dont on disait autrefois qu’il s’y commettait de grrrros péchés. Là aussi, oui, il m’a visité, l’honneur de sentir, ce seigneur est chez lui partout, il s’est glissé dans les pas de l’angoisse et du désir, il m’a dépouillé de moi-même, il m’a fait danser au-dessus du vide, il m’a rendu distant et familier. Assentiment, assentiment, assentiment. Refus, refus, refus. L’un et l’autre ouvrent un espace et procèdent de lui. Un espace qui s’ouvrira à chaque jeune, inch’Allah, comme il s’est ouvert pour moi, un peu, assez.
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Il s’ouvrira. Le mot du Père Sanson est indépassable. L’espérance spirituelle porte avec elle un peu d’espoir temporel et l’offre à notre simplicité. Et prière de ne pas trafiquer des quotas, prière de ne pas exiger quelque carte de séjour, quelque ancienneté dans la compagnie, quelque certificat de virginité, ou de conformité morale. Cet un peu a pour destinataire tout homme venant en ce monde, omnem hominem venientem in hunc mundum, je ne vois pas qu’il puisse y avoir égalité plus décisive, plus totale, plus complète et, s’il faut lâcher ce mot idiot, plus concrète. Mais, en même temps, cet un peu qui est accordé à chacun, c’est à sa mesure, et selon son besoin qu’il l’est, non pas à la mesure d’un autre ni selon son besoin : peut-on imaginer traitement plus personnel, attention plus rigoureuse ? Cette égalité ne conduit pas à une distribution mécanique, elle ne cherche pas à satisfaire un principe, à appliquer une théorie, à valider une équation : elle est la conséquence d’une infinité de dons particuliers éternellement et inconditionnellement renouvelés, si énormes, si inattendus, si libres de tout marchandage qu’ils ne peuvent se proposer autrement que dans l’humour et le paradoxe. Et ainsi l’égalité et la différence, deux bonnes copines, jouent-elles à se faire réciproquement la courte échelle : l’une grandit avec l’autre, sans limites, personne n’oserait rêver si haut, si simple. Même si personne n’a jamais rêvé autrement.
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Un peu. Ou, comme on me disait autrefois : déjà pas encore. Un rai de lumière, oui, mais où brillerait-il si ce n’est dans les ténèbres ? Et les ténèbres, aujourd’hui, ou bien nous nous empressons de les appeler lumières, ou bien, terrifiés, nous leur tournons le dos, laissant Pamino et Tamina les affronter à notre place. Nous ne voulons pas accepter que le déjà pas encore nous enseigne à la fois l’humilité et l’espérance, nous ne voulons pas que l’absolu et le relatif s’y conjoignent. Alors, scénographes de nos peurs, nous ouvrons de fausses fenêtres sur des paysages en carton, l’air conditionné devient le climat de nos âmes, et je ne cesse de me demander si, comme le croyait Fargue, « l’affaire Terre est liquidée » ou si cet énorme refus, ce monstrueux enfermement prépare, dans l’effroi, quelque imprévisible naissance, quelque miraculeuse éclosion. Puis je songe au déjà pas encore de ma jeunesse, et il m’écarte de ces facilités. Il me rappelle que le vent souffle où il veut, que l’Apocalypse n’est pas dans mon contrat, que le combat continue, obscur, ambigu, incertain, que je ne sais rien des printemps ni des métamorphoses, et qu’un pas, c’est assez pour moi. Mais encore faut-il que ce soit mon pas, vraiment mon pas, et qu’une trop arrangeante modestie ne me précipite pas vivant dans la consensuelle marmite des facilités triomphantes et des démissions beuglantes. « Voir le monde et dire ma vision du monde » : je fais mien le programme de Victor Segalen, et il m’importe fort peu de savoir le prix de mes découvertes. Si elles ne valent pas un clou, peut-être en vaudront-elles la moitié d’un : c’est sur cette moitié de clou que je joue mon existence, c’est du haut de cette moitié de clou que je jette sur les évaluations, les évaluateurs, les évalués cocus et complaisants et tout le bazar qui les fonde, les soutient, les entoure, les surplombe et les contrôle, comme une pelletée de terre sur un cercueil, un œil faussement désolé et carrément rigolard.
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Il viendra aux jeunes comme il m’est venu, l’honneur de sentir, parmi leurs sottises et leurs hésitations comme parmi les miennes. Je le souhaite, je le crois. Que me serait-il resté sinon ? Qu’aurais-je été ? Un producteur de réussites et d’échecs ? Une mécanique à plaisirs et à douleurs ? Un acteur économique ? Une chair à évaluation ? Ils le rencontreront, c’est sûr, beaucoup sauront ne pas le rejeter. Mais on ne se met pas l’espérance sur le nez comme une paire de lunettes noires. Ce vœu serait une fumisterie de plus sous notre ciel démocratique si, pour les inciter à chercher leurs voies, je ne leur parlais des miennes. Non que je songe à vanter mon expérience comme un produit, non que je l’imagine exemplaire, ni particulièrement intéressante, ni remarquable en aucune façon. Mais je porte en moi, comme un autre, à cette époque comme à une autre, et sans avoir à en demander à quiconque l’autorisation ni la confirmation « la forme entière de l’humaine condition ». Je leur mettrai bien les points sur les i : cette phrase n’est pas un sujet de dissertation. Elle s’adresse à eux ici et maintenant, et exige une absolue priorité. Si haut qu’ils crient, si gentiment qu’ils fassent les perroquets, ils n’auront rien compris à rien tant qu’ils chercheront à lui échapper, tant qu’ils se paieront la tête des uns pour imiter plus fidèlement celle des autres.
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À chaque fois que m’était accordé l’honneur de sentir, c’était comme si je pouvais laisser tomber ma vie dans la vie. Ce n’était pas toujours aisé. Souvent elle s’accrochait, ma vie, à quelque aspérité, à quelque exigence, à quelque beau souvenir, à quelque droit orgueilleux dressé sur ses ergots, à quelque vilain remords. Mais la vie, à chaque fois, comme on revient sur ses pas pour aider un aveugle à traverser la rue, remontait vers ma vie, l’arrachait à ce qui la retenait, l’entraînait en riant. Et je trouvais naturel de m’abandonner à elle, mon enfance m’y avait habitué. Je la vois naviguer, cette enfance, entre le Charybde de la névrose familiale et le Scylla de l’accablant ennui scolaire. Pas un drame. De l’ordinaire, de l’habituel : l’entreprise de démolition au nom des valeurs. À la maison, elle ne se mettait guère en congé que les jours de fête : la joie que je voyais alors chez mes parents, plus précieuse que leurs assommants conseils, me rapprochait d’eux et m’aidait puissamment à supporter comme une grippe le cocktail de crainte, de ressentiment et d’ambition transférée en quoi se résume le plus souvent une éducation. Je les aimais pour ce que je voyais en eux ces jours-là ; le reste du temps, j’essayais de les supporter. De même, au lycée, le lot d’aigres vaniteux qu’il me fallait subir, aussi attirants que des tampons-buvards, était miraculeusement serti de quelques maîtres magnifiques. Les deux prisons n’étaient donc pas sans recours, c’était assez. Vivre était simple et passionnant, excitant comme passer entre les gouttes, heureux comme échapper à la mitraille. Grâce à Dieu, les deux postes-contrôles de l’amour familial et de la science, fondements de la civilisation, s’ignoraient, aucune association de parents d’élèves ne favorisant la copulation des deux virus. Les relations parents-professeurs, c’était moi, et c’était très bien ainsi : j’ai excellé très tôt dans l’imitation des signatures et l’invention des alibis. Et je regarde avec une attentive commisération les adultes qui parlent si haut des affaires de leurs enfants pour digérer le ruban de couleuvres qu’ils ont gentiment avalé dans la journée.
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En m’obligeant à les contourner, ces deux citadelles pimentaient ma liberté. Car, à douze ans, je me sentais libre. Avec de grands pans d’angoisse, mais libre : quand l’étau des contrôles parentaux et scolaires se resserrait, il me restait l’imaginaire, on ne m’y rattraperait pas. Je n’ai jamais vécu comme une contrainte le climat religieux du patronage. Il était large, nourri de la formidable diversité de ceux qui le fréquentaient. Il était l’ami du rêve, comme à peu près tout dans ce quartier populaire. Le cinéma hebdomadaire avait une gravité liturgique, les chansons que j’entendais à la radio fécondaient ma nostalgie. Je marchais beaucoup, j’aimais être seul dans l’obscurité des rues, piquante le matin, douce le soir. Quand on me parlait de ma situation future, je prenais un air sérieux, certain qu’en un clin d’œil j’aurais tout oublié. Le monde était une inépuisable réserve de vie qui ne me refusait jamais, le reste était circonstances. Je ne me demandais pas si j’étais heureux.
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Et maintenant, je m’interroge. Comment ferais-je, si la jeunesse m’était rendue, mais si tout conspirait contre ma solitude, contre mon rêve ? Me visiterait-il encore, l’honneur de sentir ? Il ne suffit pas, pour qu’il s’éveille, de regarder le monde et d’examiner son cœur, il naît du terreau du silence, de l’engrais des songes, du bonheur d’être commun et incommunicable, des sentiments qui s’arrêtent au seuil de la parole, d’une façon qu’on a de rire et de souffrir. Ne prendrait-il pas ses jambes à son cou s’il entendait des ordres partout et ne voyait l’ordre nulle part ? Ces deux tours d’autrefois, la famille, l’école. Tout le reste, le meilleur, s’inventait en moi, s’y fabriquait sous mes yeux. J’étais sûr du texte que la vie, jour après jour, m’écrivait, je le lisais avec une confiance énorme. Où vais-je les attendre, comment vais-je les recevoir, les instants de vérité, quand l’inutile s’entasse sur l’inutile, quand l’intérêt engrosse la sottise, quand chaque voix se fait salement impérieuse, quand n’importe qui crache n’importe où son expérience de vivre pourvu qu’un mouchard traîne dans les parages, quand le dernier des domestiques, après qu’il a obéi tout son saoul, éjacule orgueilleusement ses leçons de morale ? Voudra-t-il se manifester, l’honneur de sentir, dans ce climat de terreur ouatée ? Et les mots, tous ces mots autour de lui, tous ces mots préservatifs, tous ces mots paravents, tous ces mots boucliers, tous ces mots comme des arbres qui marchent pour l’étouffer, je n’entends donc pas comme il rit, je n’entends pas ce rire terrible ? Je m’interroge. Il y a de quoi douter. Mais voilà. Il y a aussi le proverbe portugais, en tête du Soulier de satin, et finalement, dans mon cœur, c’est lui qui l’emporte : « Dieu écrit droit sur des lignes courbes. » Qui imaginait, quand j’étais petit garçon, que je nourrissais d’autres rêves que ceux que me prêtait la frustration chaleureuse des adultes qui m’aimaient ?
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Ellul, Debord, Baudrillard, Legendre, Clavel, Berque, maintenant Michéa, d’autres encore : presque tout a été dit, il faut se boucher les oreilles pour ne pas entendre. Mais que faire de ces textes ? Sûrement pas des éléments de doctrine, les chapitres d’un grotesque catéchisme antimondialisation, des pense-bêtes pour panneaux électoraux, des coupe-faim de l’esprit, des barrages rassurants. Ce sont des cris surgis d’expériences vivantes, de contradictions douloureuses, de passions généreuses. Seuls des marchands sans scrupules pourraient s’aviser de les enseigner. Non sans d’abord les embaumer, les momifier, les objectiver. Alors, correctement dévitalisés, convenablement dénaturés, joliment emballés, ils trouveraient aisément leur place dans quelque élégant baise-en-ville de culture générale. Pourquoi pas, entre la gestion et le marketing, un cursus de Déglingologie contemporaine ? Pour en obtenir le diplôme, nos étudiants auraient à choisir deux ou trois unités de valeur parmi celles dont une commission spéciale aurait établi la liste. Par exemple : Consommation et logique de mort. La croissance par la peur. L’infaillibilité financière. La vie intérieure comme obstacle au développement. Apprendre à ne pas parler. La guerre de tous contre tous. La com vous rend comme. Freud, les banques, les toilettes. Une nouvelle spécialité médicale : la médiatrie. La morale, arme fatale. Notre bonne alliée la culpabilité. La culture de l’élusion. La vie privée… de quoi ? Les pauvres, ces intolérants. Outre une majorité de personnalités du sport et des variétés appréciées du grand public, la commission comprendrait un responsable du MEDEF, un cadre de la CGT, un psychosociologue de l’éducation, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, un représentant des instituts de sondage, tout ce qu’il faudrait de journalistes, et quelques professeurs tirés au sort.
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On trouve dans l’admirable Épilogue, que chantait Jean Ferrat, deux petites choses simplissimes qui sentent la cafetière sur la toile cirée à carreaux, le mégot qui se consume, les miettes qu’on ramasse dans le creux de la main. Deux petits trombones qui tiennent les feuilles d’un poème gigantesque. La première : « Il faut regarder la réalité en face. » La seconde : « Je ne dis pas cela pour démoraliser. » La première marche toute seule. On se donne du cœur au ventre, on en donne à d’autres. On prend les choses au sérieux, on n’a pas peur, on est un grand, un chef, un solide, on connaît la musique, on est brave comme disent mes cousins de Grasse. L’autre ne va pas de soi. Elle a attendu longtemps avant de venir. Elle est infiniment grave. Pas naturelle du tout. Si la réalité est ce qu’on voit, bordel, peu m’importe qu’il veuille ou non me démoraliser : il le fait ! Non, ce n’est pas possible, il se serait tu, ce poème-là ne parle pas pour ne rien dire, il y a une pièce manquante là-dedans, ça boite, ça cloche. Ça a saigné, puis fleuri. Il s’est passé quelque chose entre ces deux phrases, on a descendu la gnole, ou c’est nous qui sommes descendus. Mais où ? Il y a une chute dans cet intervalle, ça s’est éboulé. Mais quoi ?
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Celui que n’étreint pas, quand il regarde le monde des humains, cette chute, ce désastre, celui qui se sent de plain pied avec ce vertige comme on peut l’être parfois avec la nature, celui qui se fait fort de mettre un nom sur ce qui le bouleverse, peu m’importe ce qu’ils disent : je ne les crois pas, je ne les ai jamais crus, je ne les croirai jamais, plus ils parlent fort plus ils mentent, leurs grands mots grandissent mon dégoût. Et je crois moins encore ceux qui jacassent sur ce mystère, ceux qui s’en font une élégance comme une plume à leur chapeau, une restriction mentale distinguée, je hais les goujats qui le dégustent comme une mise en bouche, une mise en gueule avant les choses sérieuses. Mes frères et mes sœurs, quels qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, sont ceux qui en ont été meurtris et revigorés. Les autres, je les attends, frères et sœurs des lointains, frères et sœurs potentiels. Aucune porte n’est fermée, comme il est dit dans Épilogue, mais une porte, il faut bien que quelqu’un la franchisse ou ne la franchisse pas, et je n’ai pas de dispenses à distribuer, pas de dérogations, tout cela ne dépend pas de moi, vraiment pas, vraiment pas, je voudrais bien, mais non, non, non, tout cela est plus fort que moi.
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L’honneur de sentir. La jeune infirmière trotte-menu qui se penche sur mon brancard, les paroissiens de Montrouge le nez dans leur missel, le peu de temps que flambent les lumières et la souffrance, ce geyser soudain entre le monde et moi. Mon âme, mon âme, où m’entraînes-tu ?

(8 décembre 2011)

J’ajoute. Le poème Épilogue, on le sait, est d’Aragon. Le vers qui termine ce Marché aussi. Mais si, d’aventure, il se trouvait parmi les lecteurs des étudiants en lettres en quête d’un sujet de thèse, je leur en souffle un fort excitant : Claudel et Aragon. Les liens apparents sont minces même si, dans La Mise à mort, on trouve un texte sur Tête d’or qui est beaucoup plus qu’un hommage littéraire. Et même si la famille Claudel aurait volontiers tenu Louis pour l’héritier de Paul… si leurs milieux sociaux avaient été moins disparates. Mais je dois être juste : avec les Claudel, bourgeois inspiré n’est pas un oxymore. Sur l’essentiel, mon idée est simple, et j’imagine que c’était la leur : Aragon, c’est Claudel vu d’en bas ; Claudel, c’est Aragon vu d’en haut. Nous voici, cela fait trois, en plein René Char : Recherche de la base et du sommet. Reste à trouver un directeur de thèse qui ne trouverait pas le projet trop hasardeux. Qui sait ? Ce ne serait peut-être pas plus difficile que de rester fidèle en même temps à deux poètes dont les perspectives semblent si éloignées : les amis de l’un m’accusent de racoler, ceux de l’autre, mon douar d’origine, de trahir. Comme on dit à la radio, à propos de bottes : J’adore !

Session sauvage à Copenhague

LE MARCHÉ LIII

Ils s’avancent à petits pas, l’un soutenant l’autre. Un couple, c’est quand un centre de gravité supérieur s’impose à un homme et une femme et exacerbe leurs deux solitudes en même temps qu’il les console. Un couple, ça se flaire, ça se devine, ça ne peut pas se manquer. C’est une chance, ou un don, ou une grâce, c’est une étoile dans notre ciel à tous. Personne n’est tenu de former un couple, ni de s’y appliquer, ni de le désirer. Pourtant, si loin qu’on en soit, si méfiant, si hostile, je ne crois pas qu’on puisse ne pas saluer dans un couple, même en silence, un signe majeur. Un signe, non pas un modèle, non pas un patron : une pure gratuité. Un couple, c’est deux individus qui anticipent la débâcle en songeant que d’autres, plus tard, oseront le faire aussi ; et plus ils s’en approchent, plus l’espérance est violente, comme disent Guillaume Apollinaire et Stéphane Hessel.
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Ils se tiennent l’un contre l’autre, tout près. Proximité de marcheurs. Ils semblent venir de là où on les sent aller. Des champs les plus lointains vers les champs les plus proches, disait Péguy. Ils sont seuls, entièrement, et ensemble, absolument. Elle a dans le regard l’ironie ravageuse de la liberté, cette immédiateté de l’intérieur que j’aimais chez Aniouta Fumet. Un regard qui fait le grand ménage. Pas de détails, pas de cadeaux, mots tout simples et grand langage, droit sur le cap, la vie, les gens, on s’apitoiera plus tard. Et lui, sur le terrain qu’elle a impitoyablement dégagé et rasé, installe comme un pique-nique des provisions d’idées graves qui les font sourire.
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L’aéroport de Copenhague me semble en petite forme, épuisé, probablement, par l’immense effort de créativité qu’il a fourni et qui a dû mobiliser, des années durant, bien au-delà des perspicacités aéroportuaires, le ban et l’arrière-ban de l’imagination sociétale danoise, scandinave, européenne, occidentale. Pensez donc. Des femmes pratiquent désormais la palpation de tous les passagers, hommes compris. Et la réciproque, sans doute, même si je n’en ai pas été le témoin. Vraiment je ne suis pas contre. Vraiment je ne suis pas pour. Vraiment je n’en pense rien, rien de rien. J’en pense plouf. D’une telle niaiserie, on ne peut penser que plouf. De bien d’autres aussi, dont il faut tenir la liste. J’appelle plouf une idée ou une réalisation qu’il est aussi bête de défendre que d’attaquer, de soutenir que de vilipender. Y-a-t-il une intention derrière un plouf ? On peut parfois le penser. Le plouf palpationnel, par exemple, peut être interprété comme une manœuvre de diversion pour faire oublier les tracas sécuritaires. Mais c’est lui faire bien de l’honneur ! Inutile en tout cas d’interroger un ploufiste sur les fondements métaphysiques et historiques de son invention : un ploufiste fait plouf, un point c’est tout, il ne sait rien d’autre. Le livre des ploufs, voilà l’ouvrage majeur que prépare l’introversion sociétale. Machinchouette et Tartempion viendront s’en entretenir dans une de ces émissions où l’on joue à la polémique. On leur donnera cinq minutes pour se balancer en public, sous le contrôle d’un journaliste qui ne pense qu’à son chrono, les vannes qu’ils s’envoient en privé depuis la bataille de Bouvines.
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Une fois subies les palpations européennes, le plus dur, à Copenhague, reste à faire. Cet aéroport exhibe un centre commercial comme on en voit peu. Un amoncellement suffocant de luxe, de semi-luxe, de quart de luxe, voilà ce qu’il faut retenir de la terre avant d’aller nager quelques heures dans le ciel et de redescendre dans une autre caverne, ailleurs, identiquement. Quand il s’engage dans l’un de ces dépotoirs où se mûrit l’avenir de notre indispensable civilisation, le passager renonce à l’idée même de nouveauté, seul l’attend le piétinement polyglotte du même. Si une exceptionnelle imagination lui a suggéré, au passage des contrôles, une lointaine perspective d’érotisme, il en abandonne vite le souvenir. Il n’y a rien dans ce bazar, absolument rien. Le vide bouché. L’enfer, l’enfer tout nu. Le rabotage de l’être. Non pas la tentation ! Le contraire : l’impossibilité radicale de toute tentation présente, passée, future. Aucune fissure possible dans la conscience, tout cela est trop bête, même pour le péché ! Ici, la mort précède la faute, une mort par trop plein, par bétonnage du désir. À moins de s’imaginer dans le décor d’un scénographe hardi, d’attendre Pamino et Tamina à la sortie de l’interminable tunnel marchand ou, mieux encore, dans ce cloître à l’envers qui ne protège de rien et empêche tout, de se fiancer avec un inexplicable commencement.
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À la sortie de cette foire à l’inutile, j’ai vu ce couple s’avancer sur le trottoir roulant. Sur leurs visages, une fatigue ancienne ; bien des épreuves ont dû ruisseler sur cette détermination hérissée d’humour opiniâtre, sur cette drôlerie aux racines puissantes. Je les ai suivis de loin. J’aime marcher sur ces tapis qui glissent, j’aime y sentir la liberté de mon pas soutenue par une liberté plus puissante à laquelle elle se confie. La volonté et la nolonté, son contraire, l’agir et le non-agir, ils m’enseignent tout cela mieux que les sermons, j’en ai des envies de danser. Avant qu’une aveugle pusillanimité n’ait supprimé le magnifique trottoir express de la station Montparnasse – génial, ce truc, géant ! – j’avais plaisir à m’y engager parmi les jeunes, non sans un petit geste protecteur en direction de l’employé qui m’invitait à la prudence. Le bonheur du sens vaut bien un fémur.
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Et le tunnel du non-sens, lui, crache ses paquets de voyageurs. Fantasmes de petits pains industriels sortis du four consumériste, mécaniquement dorés, prêts à craquer, non sans l’émoi qu’il faut, sous la première canine venue. Ils vont gentiment s’entasser à la porte d’embarquement n°12, devant la salle où des sièges sont prêts à les accueillir. Mais la salle ne s’ouvre pas. Et il fait chaud. Et il se murmure que l’avion sera en retard. Et aucun employé n’est en vue. D’abord immobiles et comme au piquet, convenablement étonnés, les tendres petits pains européens se laissent glisser les uns après les autres sur le sol, le regard fixé sur les jolis sièges, de l’autre côté de la vitre, si près, si loin, inatteignables. Il ne faut pas rêver, songent gentiment les petits pains, il faut faire avec. Aucun d’eux ne souffle mot. Une certaine docilité m’est plus insupportable qu’une agression, je fais quelques pas pour m’apaiser quand un échange assez vif m’alerte. Mes deux amis inconnus interpellent avec une courtoise fermeté, en langues diverses, un employé qui a eu l’imprudence de passer le nez dans le couloir.
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À l’entrée de la salle qu’il a entrebâillée et dont sa corpulence affirmée barre l’accès, l’employé agite mollement des papiers. Seuls devant lui, ils se sont légèrement écartés l’un de l’autre, pour mieux combattre. De toute évidence, elle mène l’offensive ; lui, en seconde ligne, convie l’adversaire à la négociation. L’employé regarde tantôt l’un tantôt l’autre, et semble parfois chercher du secours du côté de la petite centaine de voyageurs qui patientent. Une vingtaine d’entre eux – le parterre, probablement les connaisseurs – ont formé un demi-cercle parfait à deux ou trois mètres des combattants, assez près pour ne rien perdre de l’évolution du conflit, assez loin pour montrer qu’ils n’en sont que les observateurs. Derrière eux, quelques mètres plus loin, tous les autres voyageurs, la plupart assis par terre, prodigieusement indifférents, occupés à changer de temps en temps de position afin de répartir la fatigue, selon l’équité, sur chacune de leurs fesses.
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J’entre alors dans la bataille sans trop de nuances, manœuvre qui ne semble pas d’abord couronnée de succès et paraît même compromettre la diplomatie plus classique de mes alliés. Les reproches que je déverse sur l’employé dans une langue à laquelle il n’a pas accès lui sont un alibi pour fuir. Mais il le fait maladroitement, en assortissant son abdication d’un mouvement du bras qui dramatise fort opportunément la situation. D’une certaine façon, en se retirant de la bataille, il donne tous ses droits au langage. Car ce n’est pas à lui que notre glorieuse coalition du troisième âge s’intéresse. Ni aux experts ès conflits du demi-cercle, ni même aux répartiteurs d’usure fessière. Nous avons envie de parler, nous avons une grosse envie de parler, voilà tout, une envie urgente. Et nous le comprenons, me semble-t-il, magiquement, d’un seul coup, tous les trois en même temps. Et cela nous donne une énergie d’enfer. Ce soir on improvise : trois septuagénaires, peut-être un peu plus, se paient la tête de cent citoyens et citoyennes qui n’osent piper mot, baissent le nez, se regardent les uns les autres par-dessous comme des enfants grondés. À qui parlons-nous ? Ni vraiment à eux, ni vraiment à nous-mêmes. Nous parlons à la salle, à l’aéroport, au désordre de l’ordre, nous parlons à cette lourde absence, nous parlons à cette fausse présence, nous parlons à cette anxiété muette. Sévèrement, passionnément. Et il se produit une chose stupéfiante. Un par un, une par un, une par une, un par une, les assis se relèvent lentement. Le mouvement commence par une femme installée tout à la droite du rang et se poursuit jusqu’à l’homme qui siège à l’extrême-gauche. Le contraire d’une manifestation de masse. Un mouvement de dominos à l’envers : aucun ne bouge avant que son voisin immédiat ne se soit tout à fait redressé. C’est lent. C’est magnifique. C’est étrange. C’est solennel. C’est grand. Personne ne dit plus un mot, ni eux, ni nous. « C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », disait un président de tribunal qui avait eu à juger des travailleurs indignés. Nous y sommes.
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Une femme s’est un peu isolée du demi-cercle des connaisseurs. Son sourire laisse entendre qu’elle n’ignore rien des ingrédients d’un petit sociodrame auquel elle pourrait sans doute faire allusion dans quelque travail universitaire, en note évidemment. Les racines secrètes de l’incident, ses soubassements psychologiques, culturels, sociologiques, politiques, économiques, on sent que rien ne lui échappe et qu’elle se délecte de sa clairvoyance. Elle comprend tout le monde, les assis, les connaisseurs, l’employé, et nous-mêmes, bien sûr, mieux que nous-mêmes ! Elle porte de toute évidence à ces trois ancêtres la sympathie corrosive de la spécialiste. Je la retrouve dans l’avion, non loin de moi, quand l’hôtesse lui demande si elle souhaite accompagner son jus d’orange d’un avorton de biscuit salé ou d’un fantôme de biscuit sucré. Le ton résolu avec lequel elle répond « salé » m’amuse, je ne peux m’empêcher de lui faire un petit signe aimable pour saluer une affirmation personnelle aussi prometteuse. Suis-je sérieux, suis-je moqueur ? Un certain savoir, en ce siècle, est un lourd fardeau.
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Sur ce, j’ai fermé les yeux. Rêvasser, c’est rétablir le contact avec les autres, les retrouver dans les souterrains. Laisser aller ses pensées, je ne connais rien de meilleur. Sur l’image des gens assis dans le couloir, se grave un mot de Stanislas Fumet, dans les années soixante. Dieu sait pourquoi il me revient à l’esprit : moi aussi, je crois, un peu. Il me parlait gentiment d’un roman que je venais d’écrire, un roman plutôt d’amour, mais la fin ne lui avait pas trop plu. « On dirait que vous vous en foutez », m’avait-il dit. Cela m’avait longtemps troublé, c’était vrai et c’était faux, je ne pouvais lui donner ni tort ni raison, il touchait un point terrible. Ces gens dans l’aéroport aussi, on aurait dit qu’ils s’en foutaient.
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Pour ce qu’elles valent, les hypothèses qu’on fait sur les autres ! Il faut pourtant en faire, j’ai appris ça dans mon métier, et tant mieux si elles sont fausses : on apprend ainsi à penser contre soi. Philippe Murray avait raison de railler les avancistes. La pensée ne grossit pas à la manière d’un capital d’épicier, elle se construit en marche arrière, par dénégations répétées, par aveux d’indignité réitérés, par capitulations successives devant la vérité qui s’approche, mais toujours inaccessible. Elle n’en a jamais fini de se ramasser sur elle-même parce qu’elle n’en aura jamais fini de désirer ce qu’elle cherche ; et plus elle désire, plus elle se ramasse, comme le sprinter prêt à bondir : le bond sera infini, l’attente l’est aussi. Ainsi, dans les tableaux italiens, le mouvement de recul de Marie à l’instant de l’Annonciation. Elle n’avance pas vers l’Histoire, vers le Réel, vers l’Opportunité, vers le Progrès, vers le Client, pas même vers l’Avenir du christianisme. Elle se laisse cueillir, recueillir, accueillir, elle se cache pour être mieux trouvée.
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Pourtant, ne pas se priver d’hypothèses. Laisser aller ses pensées, je ne sais rien de meilleur. Ainsi la dame qui préfère le salé, non loin de moi, juste à la frontière de ma rêverie, je ne crois pas me tromper en imaginant qu’elle fait le ménage dans les idées comme sa grand-mère le faisait dans sa maison : pour que tout soit net. Intelligence, courage, beaucoup de soin, des tonnes de qualités. Un visage avenant, prêt à s’égayer, mais elle n’est pas gaie. Je la vois le torchon à idées à la main, soudain déconcertée de ne pas trouver une injustice à frotter, une contradiction à récurer, une conviction à épousseter. Je l’avais observée nous observant. Alors que notre cinéma nous laissait tous les trois de plus en plus vacants, son attention l’emplissait d’elle-même : et les vases ne communiquaient pas ! Les missiles de lucidité qu’elle expédiait en silence sur notre énième âge lui revenaient en pleine poire. Enfin, j’imagine ! Des données, des indices, rien de plus, comme aux Renseignements Généraux. Parodions Hugo : « Dieu garde la perspective et nous laisse les données ! » Et proposons aux journalistes de se placer sous la protection de cette fière et humble devise.
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Jeune formateur, je faisais des efforts inouïs, au début des sessions, pour comprendre qui étaient mes stagiaires. Avoir régulièrement tout faux ne m’a pas détourné de l’exercice. L’évidence que je ne devinais à peu près rien des gens auxquels je m’adressais, loin de m’empêcher d’exercer mon métier, me fut une aide puissante, toujours renouvelée, un réveil taquin dont l’aimable sonnerie me restituait une joie de vivre que le contraire eût prestement desséchée et ensevelie sous de lugubres certitudes. Il ne s’agissait pas, bien sûr, par ce tour de passe-passe qu’on voit souvent chez les sceptiques professionnels, de faire de l’ignorance ou des erreurs auxquelles elle conduit des sortes de vérités à l’envers, ou de sous-vérités, ou d’ersatz de vérités. Je partais de l’idée simple que les stagiaires et moi avions en commun, quelle que fût la forme de ces sentiments en chacun d’entre nous, et l’amour du vrai et le sentiment de n’y participer que d’infiniment loin. Je pressentais que le caractère médiocre et apparemment prosaïque des circonstances qui nous réunissaient, et que tout le monde souhaitait oublier, faciliterait la liberté de nos échanges plus qu’il ne l’entraverait. Je considérais que nous pouvions tirer de cette situation des leçons utiles. L’ignorance où nous étions les uns des autres nous était un moteur puissant pour chercher, au-delà des plates informations sur nos situations et opinions respectives, morne catalogue où nos contemporains s’imaginent avec une inlassable naïveté trouver la clef de leur identité, de quoi nous voulions vraiment nous entretenir. Cette ignorance, cette double ignorance de nous-mêmes et de notre cheminement commun, n’était pas, à l’évidence, un état subalterne, indigne de notre humanité, dont il nous aurait fallu nous débarrasser au plus vite. Ce qu’elle portait d’incertain, d’ambigu, de provisoire donnait de la gravité à nos débats, parfois même une certaine solennité discrète : trop sévères à son égard, nous l’aurions été envers nous-mêmes. Nous apprenions ensemble que la vérité d’un être est toujours, d’une certaine manière, la vérité de son erreur. Et qu’à trop refuser l’évidence de la contingence ordinaire, lieu commun des humains, on est contraint, tel Gribouille, de se réfugier dans une contingence bien plus désastreuse, une contingence durcie et nécrosée ; peut-être est-ce ainsi qu’on passe de l’ignorance, ou de l’erreur loyale, à des errements plus ou moins fanatiques : on en finit alors, à coup sûr, avec l’ambiguïté, mais on en finit aussi, au risque de le comprendre trop tard, avec la vie.
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Et j’en finissais, moi, avec ce que l’éducation des gens de ma génération avait eu de pervers, avec les leçons terribles que me donnait, par exemple, le cinéma de l’époque. Revoyant ces temps-ci Les amoureux sont seuls au monde, le film d’Henri Decoin magistralement interprété par Louis Jouvet, j’ai frémi des ravages de l’esprit d’absolu, je veux dire de la névrose métastasée qui régnait alors, ou feignait de régner, faussant les voix et les rêves et dissimulant très mal des passions bien ordinaires. Et, certes, dans les sessions, nous ne faisions pas l’apologie de l’erreur, ni de l’ignorance, ni de la contingence, ruse grossière pour mieux les nier : nous nous efforcions simplement de ne pas les jeter dehors, de ne pas leur refuser leur place à table. Et cela suffisait pour que s’ouvrît alors, en nous et entre nous, un jeu qui, sans même que nous y pensions, suscitait l’adhésion profonde de tous – parce que de chacun -, un jeu qui nous conduisait à notre vrai lieu commun, présent et insaisissable. Et nous opposions aux errements, que nous reconnaissions à leurs tonitruantes affirmations morales et à leur incurable besoin de donner des leçons, le pari obstiné de quelque possibilité de transcendance au sein de la contingence. Je proposais d’appeler errance cette attitude-là. Et sans doute sommes-nous tous dans l’erreur, mais tous libres, sans aucun préalable, de choisir et de re-choisir, à chaque instant, entre les errements et l’errance, entre la solitude de la répétition lugubre, même parée de toutes les nobles étiquettes qu’on voudra, et les promesses ardues de l’espérance, petite sœur de l’enfance. Personne ne campe ailleurs.
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C’est pourquoi, si j’avais à représenter la vérité, j’en ferais une joueuse de tennis qui ne cesse de rendre des balles à l’erreur, l’adolescente têtue à qui elle enseigne la générosité. Mais la petite ne veut pas de ses balles. Elle ne veut pas être à la fois l’erreur et l’amie de la vérité. Elle veut être ceci ou cela, elle a peur des contradictoires, on lui a expliqué qu’il lui fallait être nette. La vérité, heureusement, a l’habitude des enfants, elle ne la prend pas de haut, elle ne lui montre pas tout de suite que toutes ses raisons tiennent dans ses vilaines peurs. Elle continue à lui faire des cadeaux, des cadeaux si étranges et si divers que la petite s’étonne qu’il y ait tant de façons différentes d’être surprise et heureuse, son âme s’en élargit, elle s’habitue à ne plus savoir qui elle est et s’autorise, peu à peu, à ne plus se le demander. C’est alors que la vérité, même si elle hésite à se mettre la majuscule sur la tête, lui dit, comme Louis Aragon à Pablo Neruda :
Ta résidence est la terre
Et le ciel en même temps
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Je n’ai pas dû somnoler longtemps. Je cherche vaguement le couple, il a disparu. Peu importe, nous nous sommes tout dit. Étrange, cet accord immédiat, silencieux, pour animer ensemble cette session éclair. Mon habitus de formateur m’y a conduit ; eux, quoi donc ? La dame qui aime le salé n’en finit pas de grignoter son microscopique biscuit, elle en fait une affaire, un cas. Eux n’auraient pas mangé le leur de la même manière, d’ailleurs ils l’auraient choisi sucré, comme moi ; la vie est assez salée comme ça. Je la revois, cette dame, tout près des experts, dans les loges en quelque sorte, quand ceux du fond, les populaires, les enfants du paradis, se sont levés, si noblement. Elle a bougé la tête un instant, juste le temps de comprendre. Et elle a compris. Rien ne lui échappe des êtres et des choses, elle les attaque comme ses dents le biscuit, en tournant autour, est-ce qu’elle a des dents de fourmi ? Oublie-moi, tu veux ! disait un gamin, dans le métro, au copain qui l’embêtait. À elle aussi, on a envie de dire : oublie-toi ! Non pas pour l’inciter à la générosité sociétale, autant lui souhaiter de vendre de la guimauve ! Oublie-toi ! Oublie ta science ! Plonge ! Plonger où ? Aucune information sur ce point n’est disponible sur aucun site référencé. Dommage que les gamins ne comprennent pas ce qu’ils disent, leurs mots ne sont pas mal. Lâche-moi les baskets est une invitation pleine de sens, pré-mystique même. À condition de la laisser tomber en soi assez profond, assez loin. La question avec les vérités, disait Fumet, c’est le niveau auquel on les fait résonner. Faudrait-il un miracle pour qu’ils y parviennent ? Non, pourquoi ? C’est un mouvement naturel, il suffit de ne pas trop le saloper. Évidemment, l’Université en synergie avec l’entreprise comme projet éducatif, ça ne facilite pas la liberté intérieure. Mais patience, voilà seulement quarante-deux ans que j’entends cette colossale ânerie, on me la servira encore, inch’Allah, quel que soit le vainqueur du championnat de 2012. Les petits jeunes qui la redécouvrent paraissent en être encore plus fiers que leurs anciens : normal, la synergie a bien fonctionné, ils n’ont plus de défenses immunitaires.
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Quelques semaines après sa première remarque, Stanislas Fumet m’avait dit d’un autre de mes textes, que je sentais obscur : « On ne comprend pas tout, mais c’est bien. » Ce n’était pas un mot d’homme de lettres. Fumet savait être prodigieusement drôle, mais son humour était plein, c’était comme un feu d’artifice de signes qui vous rendait joyeux, je ne l’ai jamais entendu grincer comme un plumitif hépatique. Le temps a passé. Les textes en question sont si loin que ni ma vanité ni ma susceptibilité ne savent plus s’en soucier. Les deux phrases de Fumet, elles, demeurent et, comme beaucoup d’autres propos de lui, ont fait souche. Elles décrivent avec une stupéfiante précision les questions qui m’habitaient à l’aéroport, mes compagnons de voyage aussi, probablement. Est-ce que les autres s’en foutent ? Est-ce qu’on comprend ce qu’ils disent, est-ce qu’on comprend leur silence ? Est-ce que, parmi tant d’obscurité, on peut deviner un peu de lumière ?
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Questions premières, naïves, natives. Dans la vie de mes deux alliés, comme dans la mienne, rien n’avait pu les recouvrir, elles avaient résisté à tout. Questions d’avant, d’avant tout. D’avant le supermarché où l’on vient choisir, pour en vêtir sa chatouilleuse liberté, opinions, options métaphysiques, choix esthétiques, sans compter les causes pour lesquelles on va ferrailler. Questions ignorantes et fortes, ni généreuses ni égoïstes, terribles et suffisantes. Qu’on porte en soi, comme tout le monde, depuis le début, et qu’un miracle a empêchées de s’enkyster, ou une insuffisance, ou une douleur, ou une inadaptation, ou une fringale, ou la frénésie, ou la rage. L’irrépressible besoin de vérifier que les autres ne s’en foutent pas. Presque impossible de préciser ce en. Le fait même d’être un vivant, d’être ce vivant-là. De l’être avant qu’il n’agisse, ne parle, ne se taise. Et de le savoir. Le besoin de rendre cette évidence palpable, familière, usuelle, le besoin de la fatiguer comme la salade, de la traîner comme une vieille liquette, jours de fêtes compris. Être certain que les autres aussi se sentent vivants, qu’on n’est pas seul à porter ce poids qui nous porte, qu’on n’est pas seul à exister face à un gouffre, ce serait si abominable, sentir les autres faire signe qu’eux aussi… Les entendre le sous-entendre, les voir l’entrevoir. C’est incompréhensible, c’est absurde, mais c’est ainsi : comment être seul si les autres ne sont pas là ?
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Ne pas s’en foutre, ce n’est pas se foutre du reste : c’est le mettre à distance de soi, impitoyablement. Le rapporter à ce en, toujours, partout. Lui dénier une ombre d’existence hors de ce en. Le rapatrier dans ce en. Le rebrancher sur le circuit de ce en pour lui rendre son oxygène : sans lui, il n’est que caquetage, gâchis, sottise, malheur, rapiéçage ; sans lui, ce monde se meurt, les soins qu’on lui dispense le tuent. Face à face avec la vie, ou rien. Tout oublier, ou rien. Tout redécouvrir, ou rien. Aventure individuelle, ou rien. Et donc rencontres d’âmes, ou rien, peu importe où, peu importe comment. Mépris pour les groupements d’intérêts, pour tous les groupements de tous les intérêts. Le grand ménage, ou rien. La grande solitude, ou rien. Le miracle, ou rien. Une parole enveloppée de silence, ou rien. Voilà ce que nous devions penser, ce jour-là, dans le bel aéroport de Copenhague sans que les palpations ne le palpent. Nous le pensions ce jour-là comme nous le pensons les autres jours, ni plus ni moins. Pas comme un catéchisme qu’on ressasse, pas comme une originalité qu’on fignole. Comme une évidence qui croît et à laquelle il faut faire de la place, la maison n’est pas si grande.
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Dans l’effrayante monotonie du changement obligatoire, sous ce bombardement d’idées vides et d’idéaux truqués, face à cette férocité plaquée humanité comme un mauvais bijou est plaqué or, je doute parfois d’être vivant et que les autres le soient. Quand ces gens se sont laissés choir sur le sol du couloir, j’ai cru voir des prisonniers à qui l’on désigne leur cellule, qui entrent, un baluchon sous le bras, et se couchent sans un mot. L’inversion de tout. La volonté de ne pas comprendre. La détermination d’obéir. Un couvent du néant, où s’impose une antique soumission. Jamais, et je sais de quoi je parle, la plus ringarde des éducations religieuses n’a abouti à une telle annihilation, jamais. Regardons ce néant en face. Nous nous occuperons plus tard du tri sélectif, des papouilles citoyennes et de tous les chemins de vieille dentelle sociétale dont nous nous échinons pitoyablement à le recouvrir.
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De quoi pensez-vous que nous voulions nous mêler ? De l’organisation de l’aéroport ? Des contraintes du trafic international ? Du confort des passagers ? Des progrès de la communication ? Croyez-vous que nous préparions un article sur le comportement des voyageurs des transports aériens dans l’espace européen ? Que nous mesurions leur niveau culturel ? Que nous statistiquions leur âge, leur sexe, leurs connaissances en botanique, leur passion pour les pommes sautées, les scrutins à quatre tous et les hologrammes ? Que nos cœurs étaient enflammés par ce que le premier braillard venu appelle désormais exigence de justice, et qui n’est guère autre chose que sa spécialité charcutière ? Non, non, vraiment pas, pas du tout. Nous demandions à ces gens de nous dire et de nous redire que nous vivons bien de la même vie, que nous parlons bien la même parole, que nous nous taisons bien du même silence, nous le leur demandions au nom de notre solitude et de la leur, nous voulions qu’ils nous confirment qu’ils n’étaient pas morts, qu’ils s’étaient seulement assoupis à cause du sale temps lourd qu’il fait dans notre monde, nous leur demandions de faire un geste, un geste minuscule qui nous rassurerait, nous nous retirerions ensuite très doucement. Nous leur mendiions cette parole-là, ce geste-là, ce regard-là, mais nous les mendiions en seigneurs. Car cette demande était un don, le plus riche des dons, le seul digne d’eux, et de nous. Ne riez pas. Nous leur demandions de nous dire qu’ils étaient aussi jeunes que nous.
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Ils se sont levés. Ils ne s’en foutent pas. Et l’obscurité qu’il y avait en eux, et à laquelle, en se redressant, ils semblaient s’arracher, est devenue une lumière éclatante que notre propre obscurité, soudain très épaisse, nous laisse à peine deviner. Et leur réponse, à son tour, devenait une demande, la terre n’était plus peuplée que de seigneurs que ce nom ancien faisait sourire, ils l’oubliaient sans regrets. Et nous étions bien à l’aéroport de Copenhague, cet été 2011. Ce qui s’était passé ici, aussi imprenable en photo que la Beauce de Péguy, nous ne l’avions ni inventé ni agencé. Nous en avions été traversés. Je ne savais plus trop quel rôle m’avait été distribué, si j’avais joué les employés balourds, les instruits suffisants, les résignés assis, les prophètes du trottoir roulant : tout à la fois, comme chacun de nous, j’étais moi et tous les autres, comme Alice. Un instant, cela avait été. Un instant qui avait immédiatement grandi comme la petite fille au pays des merveilles, un instant où tenaient tout hier et tout demain, un instant qui s’amoncelait et grondait comme un orage de paix.
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Nous avons fini par atterrir à Roissy, où nous avons été priés de nous entasser dans une sorte de transport à bestiaux humains baptisé autocar, celui-là, à coup sûr, qu’empruntent les responsables de l’aéroport quand ils reviennent de Copenhague. Puis nous avons assisté aux pauvres efforts de la blondinette de dix-huit ans chargée d’affronter seule – elle ne doit pas coûter trop cher – la débrouillardise hargneuse d’une meute de taxis et l’exaspération hystérique de leurs clients. Et, de nouveau, j’ai repensé à ces gens qui se mettaient debout, qui se réveillaient, qui surgissaient, qui se déployaient. Je comprends que l’on ait peur d’espérer. Un instant comme celui de Copenhague est impitoyable, il projette sur l’horreur ordinaire une lumière presque insoutenable, on ne se débarrasse pas de lui comme on vomit ses moments forts dans le micro d’une chochotte déjà blasée. Là, on arrive direct au rayon Baudelaire, pas moyen de moyenner. Baudelaire. Baudelaire ou rien. Le grand écart, toute la joie et toute la douleur, l’être et le néant, l’existence comme une dangereuse vibration, et moi, mon Dieu, qu’est-ce que je fous là-dedans, voyageur malgré moi ?
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Et ça répond. J’ai été placé là pour surveiller et protéger cette vibration. À moins que ce ne soit le contraire, que je sois le protégé, pas le protecteur. Ou les deux, peut-être. De toute façon, entre la vibration et moi, les liens sont intimes, indissolubles, nécessaires, consubstantiels. J’avais beaucoup aimé cette définition de la vie intérieure qu’on m’avait soufflée : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur ». Si vous n’avez pas compris, rigolez. Une vie qui est à l’intérieur, la chose la plus simple du monde, la seule universellement répandue. Quand j’étais certain de pouvoir mettre un nom dessus, je me forçais pour la ressentir. Maintenant qu’on se fréquente un peu plus, je crois peu courtois de contrôler son identité. C’est ainsi qu’en regardant la blondinette se persuader comme elle peut de son autorité, je songe à Alger, aux troufions que l’on mettait en faction devant des objectifs stratégiques improbables, un vestiaire, par exemple, ou la maison dans laquelle le lieutenant avait fait installer une boule à eau chaude qui était l’orgueil de ses jours. Pas de questions ? Pas de questions, chef. Et le gars filait passer la nuit avec la boule à eau chaude. Alors le sentiment du dérisoire m’étreint, vestibule du vrai. Et tout en l’engueulant un peu, je ressens de la fraternité pour cette petite, comme de la tendresse.
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Tout me conduit et me reconduit à ce carrefour du dérisoire et de la tendresse, l’ombre et la lumière, le ruisseau que je sais de moi et l’océan que j’en ignore, et même, et surtout, le goût amer que laissent les certitudes et les conquêtes ; il n’est rien, jusqu’au moindre détail de la mémoire, jusqu’au plus secret repli du songe, jusqu’à la plus glorieuse échappée et la plus sordide équivoque du désir, qui ne vienne s’installer à ce carrefour pour y proposer à je ne sais qui, sous un soleil de printemps, le bric-à-brac invendable de ma vie. C’est là que je suis, c’est là que je reste, c’est là que j’attends, c’est là que j’espère.
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C’est là que je pense aux gens. À ce qui les retient, disait Sulivan. Ce qu’ils sont, comment leur tête est faite, comment leur cœur bat, je ne le sais pas plus qu’autrefois, aucun progrès sur ce point, je suis un champion de l’erreur, ça me fait rire. Ce qui les retient, par contre, je le sais, je le sens, c’est en moi, ils me le révèlent en en souffrant. Je les ai tant écoutés, les gens ! Je connais tellement leurs voix, surtout quand elles se font maladroites et hésitantes, et leur honte de se sentir démunis, et le ton d’assurance qu’ils prennent aux instants de panique, et les mots inutiles où ils jettent ce qu’ils ont de plus précieux, et cette patience qu’ils découvrent ensemble quand ils se sentent enfin en confiance, une patience sans autre visée qu’elle-même, une patience qui jouit de soi et de ce qu’elle pressent.
Ξ
Une brocante, un marché aux puces d’autrefois, un gigantesque vide-grenier, un couloir d’aéroport à Copenhague, n’importe quoi, n’importe où, ces fleurs-là, dit le jardinier, se sèment à la volée. Il suffit que personne ne vienne les mains vides, que personne ne tire prétexte de son rang ni de sa pauvreté pour ne pas poser devant soi les plus nobles traces de son âme : un moulin à angoisse, une batterie d’illusions perdues, des restes défigurés d’enfance, des cicatrices de désir, voilà ce que savent offrir et échanger les humains, voilà les semences de leur éternité, le plomb où scintillent les traces d’or, leur gloire toute de faiblesse, et le sourire de connivence qu’ils envoient à la création. Ces temps aussi passeront.

(25 septembre 2011)

Le gros connard

LE MARCHÉ LII

Il faut que nous ayons en nous assez de respect pour tout ce qui nous est extérieur afin de fouler l’herbe dans la crainte. Et il faut aussi que nous ayons assez de mépris pour tout ce qui nous est extérieur afin de cracher, si nécessaire, sur les étoiles.
Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie
 

Je n’ai pas lu Harry Potter. Quand des adolescents m’en ont parlé, j’ai cru sentir dans leur enthousiasme, leur manière de raconter par le menu les aventures du héros, quelque chose d’un peu haletant et forcené. Cette lecture les exaltait plus qu’elle ne les apaisait. Mais les arbres mous et visqueux du beau livre qu’on m’avait offert, dotés de deux gros yeux glauques, et qui marchaient en arrachant leurs racines de la terre humide de la forêt, n’avaient pas non plus rassuré mes onze ans. Je n’avais pas cherché davantage, jusqu’à ce que le propos d’une sociologue me fasse dresser l’oreille. Harry Potter, expliquait-elle, doit être interprété comme une invitation à quitter l’enfance pour entrer dans les rudes combats de l’âge adulte. J’avais hésité à interpréter l’émotion des ados, mais je ne pouvais douter que le constat de cette sociologue valût, pour elle, approbation : elle pensait qu’il était bon d’apprendre aux enfants à quitter l’enfance pour entrer dans les combats de l’âge adulte. C’était, selon elle, un bien pour eux et un progrès pour la société.
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Il y a plusieurs manières de méconnaître l’enfance, ou de la trahir. Celle que j’ai connue, et qui ne nous menace plus guère, était d’en faire ce havre de pureté, ce cristal aussi étincelant que transparent qu’on opposait, avec une bonne foi que chaque matin dégradait un peu plus, aux tumultueuses, aux obscures, aux perverses préoccupations adultes. Largement influencé par le puritanisme et l’hypocrisie bourgeoise, le catholicisme de ma jeunesse participait avec talent à cette mystification. Mes copains de Montrouge et moi, quand nous entrions dans la chapelle du patronage, devenions instantanément, selon le cantique que nous hurlions à pleins poumons, une « troupe innocente d’enfants chéris des cieux ». Sans doute étais-je le pire du troupeau, mais je ne me sentais pas à ce point innocent, et la contradiction n’était pas sans m’inquiéter. Mieux vaut faire court là-dessus, je serais aussi intarissable que les gamins qui racontent Harry Potter. Je sais ce que vaut, en tout cas, l’idéalisation de l’enfance et de quel prix se paye ce confinement malsain. Les adolescents d’aujourd’hui sont moins étrangers à la vie, et d’abord à la sexualité : je n’applaudis pas à tout rompre, mais je ne me fais pas trop de souci.
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Quand on faisait de l’enfance cette inatteignable étoile qu’on fichait haut dans le ciel pour pouvoir l’oublier dans les pensées et les œuvres ordinaires, on la trahissait mais on ne la congédiait pas entièrement, elle restait présente. Disons qu’on entretenait avec l’enfance un rapport névrotique : on ne niait pas sa réalité, mais on ne savait qu’en faire, elle était source d’embarras, d’évitement, de parole biaisée, de conduite contradictoire. Par contre, quand on fait de l’enfance un stade provisoire qu’il s’agit de dépasser le plus vite et le plus complètement possible pour entrer dans ce qu’on pense être l’existence adulte, on change de pathologie. Cette fois, il ne s’agit plus de méconnaissance, mais de déni. On ne commet plus un faux sens, mais un contre-sens, voire un non-sens. On s’écarte d’un schéma névrotique et on se dirige vers un schéma psychotique. Si l’enfance est reléguée à un rôle subalterne de préparation technique ou d’équipement instrumental, l’être humain, absorbé par les conditions objectives de la société dans laquelle il évolue – aujourd’hui la compétition, la conquête du pouvoir ou d’un pouvoir, la chasse à la satisfaction individuelle, etc., demain autre chose, peut-être – n’est plus qu’une marionnette entre des mains ignorantes et forcément inamicales, quels que soient par ailleurs les proclamations et les principes dont la propagande assaisonnera ce qu’elle finira par ne plus considérer comme une manipulation, mais comme une sorte de rituel dont la démence lui échappera.
Ξ
Qu’est-ce enfin que l’enfance ? L’expérience ineffable et ineffaçable du bonheur et du malheur qui donne matière et forme à notre regard. La relation première avec le monde qui nous persuade de notre proximité avec lui, pour le meilleur et pour le pire. L’enfant ne sent pas le monde comme un décor, un fond d’écran, un environnement, mais comme une présence puissante, fondamentalement bonne, qui diffuse un souffle chaud et vivifiant, mais qui reste pourtant capable d’inspirer le doute, l’angoisse, la terreur. L’enfance, c’est cette rencontre désirable et inquiétante avec le monde, tantôt plongée chaleureuse dans le sentiment océanique, tantôt affrontement de la douloureuse solitude que l’apparition de la conscience rend inéluctable. Comment pourrais-je voir dans mon enfance autre chose que la position première, fondamentale, de ma relation avec le monde, avec les autres, avec moi-même ? Et cette position première, inséparable de mon expérience vivante, comment ne la ressentirais-je pas aussi comme une proposition, une offre, une invitation ? L’enfance, c’est ma naissance continuée. Bien plus : par tout ce qu’elle m’a offert d’heureux et de malheureux, elle me souffle que mon existence tout entière est aussi, est encore naissance continuée. Elle me laisse même imaginer, ou entrevoir, ou espérer que cette naissance continuée pourra se jouer de la mort elle-même. Ce message-là, les douleurs et les joies de mon enfance me l’envoient avec la même insistance : celles-ci m’assurent qu’un tel bonheur ne peut être une illusion, celles-là qu’un tel malheur ne peut être le dernier mot. Je suis vivant, toutes me le confirment, les unes en m’inondant de confiance éperdue, les autres en éveillant en moi une révolte farouche. Il me reste à vivre cette vie, ma vie, qui me donne accès à la vie.
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L’enfance n’accepte pas d’être exilée dans l’ennuyeux pays de l’idéal. Et ne rêve pas davantage de se soumettre l’existence humaine : c’est pour l’âge adulte qu’elle mûrit les meilleurs de ses fruits, cette conscience, cette raison qu’on prétend sottement lui opposer. Un homme vivant n’expédie pas son enfance dans quelque nuage pâlichon, pas plus qu’il ne prétend la substituer à la réalité qu’il lui faut affronter. Ni exilée, ni dominatrice, l’enfance est son interlocutrice constante, son amie inlassable. C’est peu dire qu’il dialogue avec elle : ils sont enlacés dans un combat d’amour. Tantôt elle le précipite puissamment dans ce qu’il appelle trop vite le réel : tantôt, sans préavis, elle l’en arrache. S’il veut s’en échapper, elle l’y ramène ; s’il veut s’y noyer, elle le retient. Quand elle le voit douter de la réalité, elle l’assure que ses yeux ne le trompent pas, ni ses oreilles, ni son cœur, ni sa peau, ni son désir. Quand elle le sent disposé à s’y dissoudre, elle dissipe cette réalité supposée comme un mirage vulgaire. Il n’est pas jusqu’à l’idée qu’il se fait du bien et du mal, du vice et de la vertu, qu’elle n’éprouve par ses séductions irrésistibles et droites. Elle déniche de la semence de vice dans sa vertu, de la graine de vertu dans ses vices. Ainsi cette amie insupportable et magnifique lui fait-elle tourner la tête et le cœur ; et, finalement, avec Gilbert Keith Chesterton, l’amène à dire, vaincu, ravi, heureux : « Quoi que je sois, je ne suis pas moi-même. »
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Nous ne sommes pas faits pour demeurer dans l’enfance mais celui qui, en la quittant, en a dégradé, ou ignoré, ou méprisé l’inspiration, est devenu un grand enfant mutilé, un adulte infantile. Son adieu à l’enfance était comme un premier adieu à la vie. Il n’a pas osé, ou pas pu, accueillir ce qui, en elle, le conduisait à son absolue singularité tout en lui offrant la seule possibilité sérieuse de reconnaître ses semblables, aussi singuliers que lui. Cet adulte-là a refusé le meilleur de l’enfance ; par contre, il en a gardé les tics, les stigmates : l’habitude, plus ou moins hypocrite, de la soumission, le goût lugubre de comparer son sort, toujours à son désavantage, avec celui des autres, avec celui des grands, la manie de ressasser son impuissance. Et surtout, comme au temps où on lui expliquait qu’il n’était qu’un gosse, la propension à gommer ses rêves, le refus d’imaginer que de si grandes choses puissent tenir dans un esprit si limité, dans un cœur si étroit : détestable sagesse qui nourrit l’ironie méchante, la rancœur, une stupide suffisance qui masque mal un cruel dégoût de soi. L’adulte infantile a triché avec le jeu de son enfance. Il n’a pas pris le temps – ou on ne lui a pas permis – de s’en laisser pénétrer jusqu’à la joie, jusqu’aux larmes, jusqu’à l’angoisse. Il s’est – ou on lui a – interdit l’accès à ses sources et il n’a osé rentrouvrir cet accès que chichement, prêt à le refermer au moindre froncement de sourcils des autres, ces autres qui ne sont plus alors ses semblables ni ses possibles amis, mais ses concurrents, ses ennemis, ses geôliers, ses bourreaux, ses complices. Ce jeu qui le requérait tout entier, qui n’avait rien de commun avec les passe-temps qu’on lui proposait, dont ses obligations d’adulte seraient la fastidieuse répétition, ce jeu qui voulait le rendre à lui-même en l’arrachant à lui-même, il en a parfois senti le souffle sur son âme, mais il n’a pas osé la lui abandonner. C’était de sa vie que l’intrépide enfance voulait faire un jeu, un jeu qui n’eût rien refusé de son cœur ni de son esprit, un jeu où, peu à peu, comme dans un tourbillon, seraient entrées sa conscience et sa raison. Un jeu où elles se seraient reconnues, où elles auraient trouvé leur place et découvert leur puissance, et son sens. Un jeu qu’il n’aurait pu qu’à peine explorer, bien sûr, et qui l’eût laissé pauvre, insatisfait, désirant. Mais qu’est-ce d’autre une enfance ? Et qu’est-ce d’autre une vie ?
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Oui, l’enfance est faite pour l’âge adulte et pour la vie en société. Mais il faut pour cela que la vie en société soit prête à l’accueillir, il ne faut pas qu’elle en ait trahi l’esprit, qu’elle n’en traîne plus que la dépouille, la défroque, les obsessions, les restes, les raclures. Cette débâcle se reconnaît d’abord dans ses mots. Je souris, bien sûr, quand j’entends, à propos de bottes, parler de premier ou de dernier de la classe, quand j’apprends que la France est dans le peloton de tête des fabricants de nougat, ou que les performances des amants français risquent de les faire reléguer en ligue 2 de l’érotisme, voire en troisième division de la séduction. Je souris, mais pas longtemps. Comment les gens instruits qui parlent dans les médias, et qui s’adressent à un public composé, pour l’essentiel, de gens moins instruits, comment cet aréopage – et même parfois cet aéropage –, ne porte-t-il pas comme un fardeau le poids de ses mots ? Je me souviens du cher Etienne Borne, en khâgne, et du langage chaleureux de son cours, tantôt lyrique tantôt piquant, auquel il ne renonçait jamais, même pour nous lire l’avis administratif que l’appariteur venait de lui apporter. L’effet était surprenant, le message parfois un peu brouillé, nous avions envie de pouffer. Mais ce fou-rire m’a laissé de la joie. J’y ai souvent pensé en animant mes sessions, surtout avec les plus humbles, les moins savants, ceux qui méritent le plus d’attention. Laissez aux morts les mots tout faits, les formules précuites, celles des prix Nobel et celles du populo. La parole, ça se cuisine maison, et la cuisinière, c’est l’enfance. Peu importe de quels ingrédients culturels, cultureux, cultivables elle dispose, tout est dans le tour de main, dans le tour de liberté. « Honneur des hommes, saint langage ! »
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Mais comment la société peut-elle accueillir l’enfance si elle n’en a pas gardé le goût ? Assurément, il faut à l’enfant de la modestie, une juste docilité et une volonté ferme pour devenir un adulte. L’élan de son enfance, aucune société ne peut le lui restituer dans l’état brut et glorieux où il l’a connu. Il lui faut exercer son intelligence et fortifier son courage pour en chercher la trace dans les inévitables élaborations sociales. Loin de l’humilier, loin de l’appauvrir, cette quête devrait le renouveler, lui révéler des terres inconnues, lui faire sentir, avec le poids des choses, le pouvoir de son jugement. Une éducation où le rêve ne serait pas invité à rencontrer la réalité serait une triste facétie, mais comment cette rencontre pourrait-elle se produire si quelque lien secret n’unissait déjà l’enfant et le monde, si l’esprit d’enfance n’avait pas – si peu que ce soit, et en dépit de toutes les ambiguïtés qu’on voudra, des contradictions, des retards, des sottises, des perversions – marqué ce monde de son empreinte, s’il ne l’avait un peu pétri, s’il n’avait commencé à l’apprivoiser ? De quelle réalité peut-il se prévaloir, le monde, qui ne lui serait pas venue des enfants des hommes ? Où, quand, comment, de qui, pourquoi cette imposture serait-elle née, de quelle monstruosité ? Comment le juste apprentissage qu’on doit proposer à l’enfant pourrait-il légitimer cette injuste déqualification de son origine, cette mise à sac barbare de son paysage intérieur, cette horrible obligation qu’on lui fait de congédier ce qu’il est, ce qu’il sent, ce qu’il veut ?
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L’enfance est un détecteur de vie, un détecteur surprenant, souverainement libre, profondément raisonnable. Le monde moderne peut désorienter provisoirement l’âme enfantine, il ne la vaincra jamais. Le monde moderne n’est pas le diable, juste une coagulation de sottise, un chauffard ivre à conduire au poste. Lui prêter une pensée, c’est montrer qu’on n’en a aucune, qu’on confond la pensée avec ce mélange de bêtise, d’obstination et d’apparente bonne volonté qui constitue la brute, la brute décourageante, exorbitante, fière d’elle. Et qu’est-ce qu’une brute ? Un homme qui se veut sans faille, donc sans désir qui le dépasse, donc sans quelque transcendance au moins potentielle, donc sans enfance. Une brute, c’est un homme qui se confie à ses muscles, ou à son pouvoir, ou à ses neurones, ou à sa virile détermination, ou à ses statistiques, ou à son imparable logique, ou à son inentamable ambition, ou à son appartenance à ceci ou cela comme à autant de protections supposées, diverses et semblables, contre cette embarrassante enfance qui lui désigne, sinon forcément le désir de l’infini, mais au moins, à coup sûr, l’infini du désir. On dit qu’une brute est épaisse, ou un crétin achevé, parce que l’espoir fou des brutes et des crétins, c’est de contrôler l’incontrôlable totalité humaine en l’enfermant dans l’un des ses aspects, dans l’une de ses instances, dans l’une de ces « sortes ». Le fantasme de la brute et du crétin, c’est la prison : non pas d’abord celle où il rêve d’enfermer les autres, celle, surtout, où il étranglerait en silence son enfance.
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Des mille et une manières de se débarrasser de l’enfance. Jouer au désir naïf, la plus classique. Quel dommage, soupirait cette animatrice de France-Inter, que nous ayons pris la détestable habitude « d’accumuler les obstacles entre notre désir et notre plaisir ». Se souviendrait-elle, ce vilain cas échéant, qu’elle aurait fourni à un violeur une justification de premier ordre ? Elle ne s’en souviendrait pas, non. Elle s’enfermerait autrement. Au fantasme du tout-plaisir succéderait le fantasme de la toute-indignation, ou de la toute-justice, ni plus ni moins foldingue. Et à celui-là, un autre. Car l’important ici n’est ni le sexe, ni la justice, ni la révolte, ni le pouvoir, ni la culture, ni l’argent, ni aucune de ces réalités avec lesquelles chacun de nous se débrouille comme il peut, et bonne chance à qui donne des leçons aux autres ! L’important ici est la folie d’imaginer, ou de faire semblant d’imaginer, qu’il puisse y avoir dans l’un ou l’autre de ces domaines assez de réalité pour qu’on puisse se dire à soi-même, comme autrefois le receveur de l’autobus aux clients désappointés : complet ! C’est ce complet, qui est grave, pas le reste : c’est ce complet qui méprise l’enfance, pas le reste. C’est ce complet qu’il faut rouvrir à deux battants, celui de l’enfance, celui de l’avenir.
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Je ne blâme personne. Tout cela m’est moins douloureux que les rhumatismes, et j’ai la chance d’une bonne vieillesse. Mais voilà… Il y a des choses qu’on ne peut pas laisser dire. Comme cet employé de la RATP, en pension dans l’hôtel de Perros-Guirec où, à quinze ans, je passais mes dernières vacances avec mes parents. La nostalgie s’en mêlant, la conversation était venue sur le métro parisien et un autre vacancier s’était mis en devoir de réciter la liste des stations de la ligne 4. L’homme de la RATP l’avait écouté avec attention, puis lui avait fait observer que, pour qui est parti de la Porte d’Orléans, la station Réaumur-Sébastopol vient avant la station Strasbourg-Saint-Denis, non pas après. La ligne 4 était la mienne, je savais qu’il avait raison. Mais l’autre était têtu, mon témoignage n’avait pas pesé lourd, on avait en vain cherché un plan de Paris, le ton avait monté, l’affaire avait fini dans les hurlements. La leçon de l’incident fut complexe. Mieux vaut souvent laisser les gens situer Réaumur-Sébastopol où ils veulent, au Japon s’ils le souhaitent, si du moins le contrôleur est d’accord. Mais cet employé de métro chicaneur n’avait que partiellement tort. Quelque chose m’avait plu dans son intransigeance, aussi ai-je péniblement essayé d’apprendre de la vie dans quelles circonstances il est mieux de se taire, ou de parler. Et moi qui connais bien mes concitoyens, presque aussi bien que cet homme connaissait son métro, je ne laisserai pas placer leur enfance et leur jeunesse après Strasbourg-Saint-Denis, mais avant, mais devant. Comme il convient, comme elle l’est, comme ils savent qu’elle l’est.
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L’enfance connaît la musique, elle a la science du repli, du refus, elle ne se laisse entraîner que pour resurgir. Comme le montre admirablement Chesterton, son propos n’a rien de fantastique, encore moins de mystique, c’est le langage de la raison interrogative, de la raison mûrie dans les contradictions des profondeurs, d’une raison qui porte encore la trace de la forge. Auprès d’elle, la raison des raisonneurs, oublieuse de son origine et plus propre à étiqueter des papillons ou des fantasmes qu’à faire écho à la vie, semble, jusque dans ses protestations les plus légitimes et les plus véhémentes, avoir signé une capitulation secrète. L’enfance sait d’instinct ce qui lui ressemble. Si elle refuse le monde moderne, c’est pour la seule et unique raison qu’elle sent qu’il ne lui ressemble pas : il n’était pas une de mes journées de formation qui ne lui donnât raison. Ces brumes qui se dissipaient quand le langage obligé, les langages obligés, tous les langages obligés étaient enfin congédiés, ce petit matin frais et frémissant qui nous envahissait, ces sourires qui épargnaient les lourdes confidences : nous ne revenions pas à nos enfances, nous sentions qu’elles ne nous avaient jamais abandonnés. Et nous regardions autrement ce vieux monde. Mais qu’il était long ce chemin, et difficile ! Comment peuvent-ils faire, les jeunes, tout seuls, si seuls… Et ces adultes qui font semblant de leur ressembler, qui singent leurs manies, qui bafouillent leur langage sous prétexte de pédagogie, qui alourdissent leur solitude… Et les élégants importants qui font mine de les défendre, qui vous accusent de mépriser la jeunesse quand vous prenez à cœur son tourment, ce tourment qui les engraisse et leur donne si bonne mine !
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La ligne 6, cette fois. Je ne me trompe pas, cet homme debout devant moi, plongé dans ses documents, c’est Bertrand Tavernier. Je dois lui dire, il faut que je lui dise à quel point son Dimanche à la campagne me touche, il le faut. Allons, le faut-il vraiment ? Et d’ailleurs, comment faire, je descends à la prochaine. Ma parole, lui aussi il descend. Je monte les escaliers derrière lui, nous voici dans la dernière rampe, je me porte à sa hauteur. Ça y est, je lui ai dit que le chevalet qui se retourne est l’un des plus beaux signes que je connaisse. Il dit que j’ai illuminé sa journée, je ne sais pas. Je suis parti comme un voleur. Tous les jeunes comprennent çà. C’est pourquoi il faut leur dire que ce qu’on ressent dans ces cas-là, quand la vie sert à vérifier que le roi, c’est le gratuit, c’est pourquoi il faut leur chanter et leur gueuler que ce qu’on ressent dans ces cas-là, c’est avant Strasbourg-Saint-Denis, ce qui veut dire que le reste est après, ce qui veut dire que le reste doit marcher derrière, comme un domestique, non pas au même niveau, comme un égal ; et que ceux qui veulent faire marcher à côté d’eux ou devant eux ce qui doit marcher derrière eux, si intelligents, si puissants, si obéissants, si dévoués, si solidaires, si libérés, si révolutionnaires, si religieux, si n’importe quoi qu’ils soient, sont des malappris et des gougnafiers, et qu’il n’est d’aucun intérêt de savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils croient, comment ils vivent, comment ils font l’amour, pour qui ils votent et ce qu’ils trafiquent, ce sont de toute façon des malappris et des gougnafiers qui ne commenceront à être autre chose que lorsqu’ils auront retourné leur chevalet, point final.
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À la télévision, la dernière séquence d’un épisode récent d’Harry Potter. Il s’agit, semble-t-il, de la conclusion, du message final, du testament. On y voit le héros aux prises avec son éternel ennemi, qui va le précipiter dans un gouffre. Mais il réussit à l’agripper, et ils tombent tous deux en tourbillonnant. « Nous allons finir comme nous avons commencé, s’est écrié Harry : ensemble ! » Si cette scène reflète ou non le livre, je n’en sais rien. Mais, à coup sûr, elle reflète le monde où je suis. Et si je me fâche contre lui, ce n’est pas à cause du petit peu de temps qu’il me reste à le supporter, c’est à cause du massacre de l’enfance qu’il perpètre et que je ne lui pardonnerai jamais. Par un lapsus sur lequel il faudrait s’interroger, on n’a trouvé, pour désigner l’horreur que l’on sait, que le beau mot de pédophilie, encore ignoré par Littré, et auquel personne n’ose plus donner son sens étymologique, tant l’écart est insoutenable entre ce qu’il exprime et ce qu’on lui fait dire. Mais notre société souffre d’une autre distorsion de langage, infiniment plus grave, et que le retentissement donné aux affaires de pédophilie aide, entre autres diversions, à faire oublier : l’idée que cette société se fait de l’enfance et de la jeunesse, les représentations qui la fondent et les comportements qu’elle provoque contredisent aussi radicalement l’intérêt amical qu’elle prétend porter aux jeunes que ce que nous appelons pédophilie contredit la signification de ce mot.
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J’observais l’autre jour un jeune homme qui, tel un char d’assaut traversant un champ de blé, se frayait brutalement un chemin parmi les piétons auxquels il infligeait sans vergogne sa musique tonitruante. Sa manière d’interpeller les passants, de les bousculer, de les écarter et, s’ils osaient articuler une parole, de les injurier grossièrement, trahissait une furie si élémentaire, à la fois si stupide et si effrayante, que j’hésitais entre le regret de n’avoir plus l’âge de lui frotter sérieusement les oreilles et un sentiment de pitié aussi basique, aussi primal que sa violence. Mais une image s’est imposée à moi qui a renvoyé dos à dos colère et pitié. Cette rue populaire était devenue l’artère élégante d’un quartier bourgeois. La tenue de ce jeune homme s’était légèrement transformée, très légèrement, juste assez pour donner à son efficace simplicité une indéfinissable touche de chic. Le désordre de ses cheveux était plus étudié, ses baskets plus sophistiquées, me semblait-il, plus chères en tout cas, il portait à la main un sac, ou peut-être une serviette, d’un cuir excellent. À peine entendait-on le grésillement de son casque. Ce jeune homme ne bousculait personne, n’injuriait personne, ne dérangeait personne. Il semblait d’une indifférence absolue que protégeait, derrière un sourire sans épaisseur de joie, une extrême vigilance. Il était détaché et inquiet, clos, hermétiquement clos. Un être parfait. Un flacon de stratégie, une essence de violence. L’idée me vint que la course folle de son presque double vulgaire n’avait pour but que de s’emparer de cette essence, ou de la partager. Les injures qu’il lançait aux passants, les bourrades qu’il leur administrait prirent alors un autre sens. Avant d’être des offenses, elles étaient comme ces prises qu’on tente désespérément d’atteindre, d’agripper, pour éviter la chute, ou la freiner. Mais rien ne freinait la chute, et c’est machinalement que le garçon insultait son monde. Il n’allait si vite que pour anticiper sa fin. Comme le baigneur pressé commence à se déshabiller tout en courant vers la mer, chaque méchanceté qu’il lançait aux piétons le défaisait peu à peu de lui-même et préparait son entrée dans la zone d’absence où l’attendait son double, son modèle. La manœuvre d’identification serait alors réussie 5/5. Stop. Partenaires tourbillonnent dans vide. Stop. Cohésion sociale garantie. Stop. Confiance retrouvée. Stop. Retour croissance espéré. Stop. Note d’honoraires suit. Stop. Salutations citoyennes, libérales, socialistes, humanistes.
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Les voyous de Montrouge n’étaient pas d’une exquise délicatesse mais je ne les ai jamais vus bousculer les gens sans raison. Ils n’allaient nulle part, et n’avaient besoin de ressembler à personne. Leur modèle était encore en eux, on ne leur avait pas sucré leur enfance. Elle éclatait en violence, faute de mieux, mais elle était là. Elle creusait leur regard, leur rage, leurs amours plus naïves qu’ils ne le croyaient. De Platon à Simone Weil en passant par Nietzsche, les philosophes sont injustes avec les animaux. L’ennemi de l’esprit, ce n’est pas le gros animal, c’est le gros connard, le gros connard à mille petites têtes et aucun cœur qui déteste l’enfance, toute enfance, l’enfance des enfants, l’enfance des adultes, l’enfance des vieux, l’enfance des mourants, l’enfance des morts, qui conspire contre l’enfance parce qu’il conspire contre la vie spirituelle, et que l’enfance est l’origine, l’aliment, le terme de toute vie spirituelle. La dame qui veut aider Harry Potter à raccourcir l’enfance a peur, elle aussi. Elle a besoin que la vie ressemble à ses études, et comme ses études ne lui ont guère raconté que l’imbécile et cruelle apparence du monde, la boucle est bouclée, ça peut durer des quinquennats. Sa pensée est sortie des fabriques castratrices des formateurs, des journalistes, des spécialistes de l’humain, toutes filiales du même groupe. Ceux-là se plaisent à célébrer la belle jeunesse qu’il faut préparer à la vie, celle qui n’est ni agitée ni indignée, celle qui « bouge en silence », comme les vers de terre. On clouait au pilori, autrefois, le manager – on n’employait guère ce mot que pour la boxe – qui avait arrangé un combat. Aujourd’hui, c’est la vie elle-même que les managers sociaux arrangent. Ce qu’on fait dire à ce pauvre petit Harry juste avant qu’il ne plonge avec son double, aucun enfant ne l’a jamais dit, ni pensé, ni imaginé. C’est un propos de communicant qui a lu jadis trois extraits de Camus, les plus utiles pour son bachot, en mijotant sa putain de carrière dans son crâne de piaf.
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Ils sont menacés, ces gens-là, et ils le savent, mais pas par le fantôme de Ben Laden. Un seul gamin qui regarde les étoiles au fond d’un village : leur bazar est en feu. Un seul gamin dont le regard se noie quand il se demande d’où peut lui venir tout ce qu’il a déjà appris sans le savoir, et cette solitude, cette première solitude, cette solitude première… Rappelez-vous. Nous tentions de mettre notre grain de sel dans les conversations familiales. Au seul motif que nous étions des enfants, on nous rembarrait. Nous n’en faisions pas un drame, mais le trouble ne s’effaçait pas si vite. L’humiliation était peu de chose ; ce qui nous était révélé, effrayant. Nous étions donc capables de semer une telle pagaille ! L’armée des adultes, un instant perturbée, serrait les rangs dans une obscure complicité. La conversation interrompue reprenait, comme désamorcée. Ils s’évertuaient à faire front commun, soulignaient bruyamment leurs points d’accord et rivalisaient de tolérance à grand renfort de « Je te comprends, je te comprends… ». Il y avait de la déroute dans l’air. Ça nous épouvantait. D’autant que nous nous sentions vivants, ce qui nous épouvantait davantage. Comment pouvions-nous avoir, en chacun de ceux-là, quelque chose à aimer et, entre eux tous, quelque chose à haïr ?
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Même dans leurs mauvais coups, les petits voyous d’autrefois n’avaient pas besoin de prendre la pose. Un mélange de destin et de mauvaise volonté les avait fait ce qu’ils étaient, ils n’avaient rien à raconter, rien à justifier. Ils regardaient, ricanaient, ruminaient, jouissaient de leur situation et s’en désolaient, en étaient fiers et honteux. Tantôt ils se pavanaient dans une gloriole de cinéma, tantôt, dans une autre gloriole de cinéma, ils jouaient aux damnés de la terre. L’autre nuit, une formule cocasse m’est revenue à la mémoire. Pour désigner un paumé, un plus que pauvre, celui qu’on appellerait aujourd’hui un exclu, on disait : « Il a sa bite et son couteau. » Raccourci qui, entre nous, aurait pu nous épargner quelques centaines de colloques sur le sexe et la violence, et les frais afférents. Les gamins répétaient ça sans trop comprendre, j’ai dû faire comme tout le monde. Je n’aurais conseillé à personne d’expliquer à un petit voyou de Montrouge qu’il appartenait à cette catégorie sinistrée ! L’insolent se serait vu expédié, comme on disait alors, à coups de pompes dans le train, et il lui eût fallu numéroter ses abattis ! Parce que ce n’était pas vrai. Le gars qui déambule, lui, semble en effet ne plus disposer que de sa bite, quelque usage que sa liberté citoyenne l’incite à en faire, et de son couteau, plus ou moins aiguisé et plus ou moins métaphorique. Ça non plus, ce n’est pas vrai, je le sais. Mais, pourvu qu’on y mette les formes, se fâcherait-il, lui, si on le lui disait ? Pourrait-il encore ne pas être cynique ?
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Plus dru que les feuilles d’impôts, les questions s’abattent. Comment est-ce arrivé ? Comment le gros connard a-t-il pu devenir, aussi vite, si gros et si con ? Comment ce pauvre garçon en est-il arrivé à ce point de dénuement ? Comment – en dépit d’apparences sur lesquelles je pourrais m’attarder comme un autre, mais qui ne sont, mon petit doigt me le dit, que des apparences – comment ce jeune homme des beaux quartiers, que notre héros vomit, bien sûr, mais dont il veut se persuader que la vacuité comblera la sienne, en est-il arrivé au même point, peut-être même, me souffle le même informateur, un peu plus bas ? Comment les choses se sont-elles défaites au point que nos enfances ne se reconnaissent plus nulle part, et que les plus jeunes soient sommés de se débarrasser des leurs pour se précipiter dans de prétendus combats tout exprès inventés pour leur dissimuler le visage de la vie ? Pourquoi doivent-ils apprendre tout seuls, s’ils en ont les moyens, que ces combats-là sont des concours de foire où l’on va se rassurer sur son potentiel de méchanceté, évaluer l’intensité de son égoïsme, vérifier ses réserves de non-sens ? Pourquoi faut-il qu’ils aient envie de dégueuler avant de comprendre que la vie, ce n’est pas PSG contre OM, PS contre UMP, Telecom contre Bouygues ? Pourquoi sont-ils contraints de ne se confier qu’à leur méfiance ? Pourquoi les force-t-on à grandir si vite, si douloureusement ? Où est-il, le gros connard, qu’on le fasse comparaître !
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Il n’existe pas, mais il est là. Dans chacun de nous, et même dans celui qui le nie, et même dans celui qui le désigne. Dans celui qui, dans le secret de son cœur, ne renouvelle pas, chaque matin que Dieu fait, son salut à tous les humains et sa sévérité pour le monde qu’ils ont fabriqué, ou laissé fabriquer. Dans celui qui n’approfondit pas, avec la même détermination, sa tendresse et sa colère, sa fraternelle pitié et son refus cinglant, hautain. Dans celui qui ne pardonne pas à la foule à cause des individus qui la forment, et dans celui qui se fait indulgent pour l’individu quand il court pour la grossir. Il est dans celui qui ne se tient pas sur cette crête intenable, dans celui qui prête de l’amitié aux moutons et dans celui qui prête de l’idéal aux loups. Il est dans celui qui modèle son avenir selon sa peur, dans celui qui repousse sa part d’enfance. « C’est cela l’avenir, c’est cela l’avenir », grommelle, comme au temps de sa jeunesse avide, de sa folle jeunesse, le pantin maniaque qu’est devenu le vieil Howard Hughes, dans le superbe Aviator de Scorcese.
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Angélique est venue nous offrir du muguet. L’année dernière, elle jouait avec son hamster et reprochait à son chat d’assassiner les souris. La voici jeune fille, sa gentillesse a pris de l’assurance. Nous parlons du collège, forcément. Quel texte étudies-tu, Angélique ? Le Cid. On sent de la fierté, un peu d’embarras. Moi aussi, ces questions-là me gênaient. La place du receveur, avec sa machine à composter sur le ventre, était dans l’autobus. Celle des boîtes en faïence, rangées par ordre de taille décroissante, sur le buffet de la cuisine. Celle du Cid était en classe. Corneille n’avait rien à faire avec mon grand-père, ni avec ma tante, ni avec mon parrain, ni avec la voisine, une couturière dont le maniement de l’aiguille avait curieusement recourbé le petit doigt de la main droite. Rodrigue et Chimène, c’était un secret d’honneur. Je ne voulais pas que ma famille soit fière d’un petit garçon qui parlait de Corneille, je ne voulais pas qu’on me croie savant alors que je me savais ignorant, je ne voulais pas que mon grand-père, ma tante et les autres échangent devant moi des regards satisfaits, je ne voulais pas que mon bel avenir enchante leurs fastidieuses existences, je ne voulais pas me sentir seul, encore plus seul, parmi ceux qui m’aimaient et que j’aimais.
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Entre un moment, Angélique. Non, sa maman l’attend, elle reste à la porte du jardin. Nous ne savons que dire. Elle va nous quitter, quelque chose n’aura pas eu lieu, ce sera irrémédiable. Le gros connard va encore marquer un point. Je ne trouve pas ce qu’il faudrait dire à Angélique. Mes mots seraient creux, huileux, du flan intergénérationnel, du jinterviens.nul. Mais soudain, sans frapper à la porte, les grandes amitiés m’envahissent, toute chronologie abolie. M. Forget, dans sa classe de Louis-le-Grand, interrompt un développement, au grand agacement des bourges, pour le plaisir de nous dire du Baudelaire. Aragon, à côté de moi dans une immense salle de l’usine Jeumont-Schneider de Champagne-sur-Seine, déclame devant des centaines d’ouvriers son interminable Voyage en Italie. Gaston Miron sème la panique dans notre immeuble en hurlant ses poèmes d’amour au Québec, sa terre amande. Ils viennent à ma rescousse, eux et bien d’autres, ils reprisent ma mémoire trouée, ils balaient ma timidité. Alors, pour Angélique, je récite soudain des passages entiers du Cid, des scènes presque complètes. Je me sens bulldozer, entreprise de déblaiement, chantier de travaux publics. Je dégage furieusement devant les pas de cette grande petite fille tout ce que le gros connard a entassé, entasse, entassera pour lui cacher le visage véridique et tremblant de son avenir, lumineux comme un mystère. Je le fais pour elle, je le fais pour moi, pour d’autres, pour tous, identiquement.
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Je ne parlais pas de culture à Angélique, mais du passage que Corneille s’était frayé dans son esprit et dans son cœur, de la jeunesse, de l’énergie, de l’intrépidité, de l’enthousiasme qu’il lui avait insufflé, de sa droiture devant le bonheur, de sa vigueur devant l’épreuve. Je voulais me porter garant de tout cela pour que Rodrigue et Chimène n’aillent pas se dissoudre dans les notes, les mentions, les félicitations familiales, les projets de carrière, les négociations avec les banques. Angélique a abordé, grâce à Corneille, au rivage d’une émotion inconnue, suzeraine ; quoi qu’il lui arrive, quoi qu’elle pense, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle soit, je lui souhaite de s’y maintenir. Elle ne s’y trompe pas, elle est arrivée à ce qui commence, comme Miron : de cela, je voulais témoigner. Je ne lui ai pas parlé de culture, à peine de Corneille. J’ai voulu lui donner une petite tape confiante dans le dos, ni trop douce ni trop forte, juste ce qu’il fallait pour l’encourager à s’inventer son pèlerinage, son roman, sa brasse coulée, juste ce qu’il lui fallait pour ne pas finir en ombre discutailleuse, en altruiste rancunière, en justicière revancharde, en dégustatrice de moments forts, en réaliste à la page et à la botte. Autour de nous trois, à la porte du jardin, il y avait un parfum heureux de fin du monde qui me reconduisait doucement à Léon-Paul Fargue : « Sans doute, il y avait encore des hectares et des hectares. Mais la fin approchait comme une gare s’élance à la rencontre d’un rapide. » La fin ? La fin de la fin, peut-être ? De toute façon, comme l’écrit Louis Lancien, pur produit de l’imagination de Fargue : « Loin d’être une question de température, la fin du monde sera une affaire d’amour. »

(23 juillet 2011)