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Un instant, je vous prie

LE MARCHÉ XLV

NE DOIT CIRCULER QU’AVEC LE
TOIT FERMÉ ET VERROUILLÉ

DARF NUR MIT GESCHLOSSENEM
UND VERRIEGELTEM DACH IN
ZÜGE EINGESTELLT WERDEN

DEVE SOLO CIRCOLARE CON IL
TETTO CHIUSO E BLOCCATO

Ce matin-là en attendant mon train à la gare de Nemours-Saint-Pierre je considérais une fois de plus cet avertissement trilingue sur le flanc rouillé d’un wagon de marchandises en feignant de me rappeler ma quatrième quand je comptais combien de lettres il fallait au français et à l’allemand pour dire la même chose quarante-quatre lettres pour nous soixante-six pour eux trois lignes là-bas deux ici un texte qui se contente de deux volumes à Paris en demande donc trois à Berlin où l’on doit construire trois bibliothèques quand deux suffisent en France la nouveauté dans ce petit jeu obsessionnel c’était que l’italien était entré dans la danse quarante-deux lettres seulement campionissimo et je commençais à sentir que ces quarante-deux lettres étaient comme un fleuve musical ou une couette parfumée ou peut-être un fleuve parfumé ou une couette musicale je ne sais plus et je m’y laissais tomber jusqu’à ce que la sécheresse des dentales me réveille je me rappelle aussi que je fuyais en brasse coulée vers le u de chiuso et encore que je me heurtais à l’intraitable double c de bloccato et je voulais songer à ma mère dont la riche nature avortait souvent en ressentiment en colère en malheur en réalité je ne pensais ni à ma mère ni à rien d’autre je regardais le wagon que j’avais devant moi je voyais à quel point il était rouillé le pauvre et que le toit qui devait rester bloqué durant la marche était également bloqué à l’arrêt si bien qu’il n’était jamais ouvert ce toit il me paraissait évident qu’il y avait un lien entre la rouille du wagon et le bloccato de son toit et je pensais que j’étais comme ce wagon que ce n’était pas seulement la vieillesse qui me couvrait de rouille enfin du côté des articulations sûrement mais personne ne vit pour ses articulations n’est-ce pas et je comprenais sans comprendre que la rouille du wagon et la mienne nous venaient du bloccato que nous subissions tous les deux parce que nos toits respectifs étaient chiusi et bloccati ok ? et ainsi nous empêchaient de voir le ciel parce que comme y a insisté un poète le ciel EST par-dessus le toit pas toujours si bleu si calme c’est vrai il arrive même comme l’a observé son confrère qu’il soit bas et lourd et pèse comme un couvercle mais enfin le ciel est toujours le ciel et la terre toujours la terre c’est de la terre qu’on regarde le ciel et du ciel qu’on a pitié de la terre inutile de s’étendre là-dessus
et je n’aurais sans doute pas parlé de cet épisode matinal si l’après-midi du même jour je ne m’étais rendu au cimetière du Père-Lachaise où l’on célébrait une cérémonie en l’honneur d’une amie récemment défunte dont l’idée j’ose espérer que ce n’était pas sa dernière avait été de se faire incinérer ce qui paraît-il est moins désagréable pour la famille mais entre nous pas pour les employés qui s’habituent difficilement au fracas caractéristique par quoi se signale l’explosion du crâne et qu’on doit pour cette raison changer souvent de poste eu égard aux frais de sécurité sociale qu’entraînent les dépressions mais pour nous la cérémonie était si j’ose dire sans le son hormis quelques morceaux de musique entre les platitudes désertiques que nous débitait un jeune homme triste et poli et nous écoutions pieusement les CD qu’il nous faisait entendre même si les exigences de productivité ne lui permettaient pas toujours de les faire tourner jusqu’au bout mais enfin comme tout le monde les savait par cœur ça n’avait pas grande importance pendant ce temps je tournais les yeux dans toutes les directions et peut-être même jusqu’au plafond pour en estimer le bloccato et je remarquais que la salle était aussi propre et ennuyeuse que la mort et qu’il y avait même près de l’urne préparée derrière le cercueil un petit plateau sur lequel on avait disposé quelques fleurs et quelques pierres polies comme on en trouve dans les salons de massage me souffla sur la musique de Bach quelqu’un qui semblait bien connaître ces endroits-là et comme cela m’avait fait un peu rire j’avais détourné les yeux et ils s’étaient portés sur l’un des murs de la salle dont la peinture sans doute à cause d’un dégât des eaux avait disparu sur une surface à peu près aussi haute et large qu’un homme et comme on en avait soigneusement égalisé les bords le plâtre dessinait un personnage drapé dans un manteau ancien une sorte de péplum l’idée m’était d’abord venue que ce pouvait être l’image du Christ mais impossible deux petites cornes m’obligeaient à penser plutôt à Satan même si j’étais presque certain que ce n’était ni l’un ni l’autre et là j’ai eu le sentiment de vivre une journée deux fois assiégée une fois par le sommet à Nemours-Saint-Pierre une fois au Père-Lachaise par le flanc
un type comme toi m’avait-on dit un jour c’est la prison qu’il devrait souhaiter pas la libération ce n’était pas une chose tout à fait fausse sinon je m’en serais débarrassée tout de suite pas une chose tout à fait vraie non plus j’aurais fini par la digérer c’était le pire de tout c’était une question ça vous freine en même temps que ça vous pousse une question ça vous libère tout en vous emprisonnant ou le contraire elle était revenue deux fois dans la même journée la question à Nemours-Saint-Pierre et au Père-Lachaise où commence la prison où commence la libération voilà ce que je me suis toujours demandé d’un côté rien de mieux pour vous donner des envies de libération qu’un type qui s’est enfermé tout seul dans une forteresse ou une autre et qui vous explique à quel point il s’y sent bien et libre et tout et tout d’un autre côté rien de tel pour vous faire sentir l’odeur de la prison pour vous mettre dans l’oreille le cliquetis des clefs qu’un gars qui vous explique qu’autrefois il était prisonnier aliéné névrosé mais qu’il est maintenant heureux comme Baptiste qu’il s’est libéré qu’il s’en est sorti qu’il s’en est tiré patin couffin sorti de quoi tiré de quoi et pour aller où j’aimerais bien qu’on me fasse un dessin il est vrai que tout le monde paraît si libéré aujourd’hui tout le monde est si content de soi tout le monde se félicite tellement de vivre une belle aventure humaine comme dit ce bon M. Proglio qui doit en connaître un rayon sur les aventures des têtards ou du duralumin naturellement l’aventure humaine des M. Proglio tout le monde s’en tape tout le monde fixe le plâtre de son bureau ou de sa chambre en se demandant s’il a envie ou non que quelqu’un en sorte pour lui changer la vie et l’aider à quitter sa cambuse tout le monde négocie comme il peut avec son chiuso et son bloccato d’avoir fait ça deux fois dans la même journée je me sentais déjà beaucoup moins prisonnier peut-être que beaucoup de gens qui se retrouvent pour de vrai en prison ne se seraient pas fatigués à faire des bêtises pour qu’on les y mette s’ils avaient compris à temps qu’en prison ils y étaient déjà moi je me dis souvent qu’en attendant le mieux est de ne pas trop bouger de ne pas me prendre la tête pour l’aventure humaine de M. Proglio et toutes les bêtises de ce genre même si elles me gavent le chou grave ce soir-là je n’étais ni plus ni moins chiuso et bloccato que d’habitude je me disais en douce et ce n’était pas la première fois que l’enfermement vaut peut-être encore mieux que les libérations dont on vous bourre le mou je me disais cela comme d’habitude sans vraiment le penser la différence entre la libération et la prison c’est quand même que la libération ne libère jamais assez tandis que la prison emprisonne toujours trop enfin je crois que je pensais à des choses comme ça le plus vrai c’est que j’ai à la fois besoin d’enfermement et de libération c’est très embêtant d’être comme ça mais je ne crois pas être le seul dans ce cas
et j’aurais pu penser à François Sornay qui lui aussi venait de mourir il avait fait HEC comme M. Proglio mais il n’avait jamais fait chier personne avec son aventure humaine il était inextricablement libre et prisonnier François Sornay plus je l’imaginais libre plus je le trouvais prisonnier plus j’avais envie de l’aider à se libérer plus c’était lui qui de sa prison me libérait sa vie avait été une longue histoire d’amour avec la maison de Lamartine comme il l’avait constaté prévu voulu à quinze ans quand il dormait chez son grand-père dans le lit où avait dormi son héros il avait fait HEC pour se faire beaucoup de blé dans le pétrole jusqu’à ses quarante-cinq ans le jour de cet anniversaire il avait tenu parole il avait envoyé paître les affaires et était revenu dans la maison de son enfance de son désir de son avenir de sa vie de sa mort vivre une de ces grandes aventures négatives dont je ne crois pas que M. Proglio puisse même avoir idée depuis deux ou trois ans il y touchait une retraite qui l’émerveillait parce qu’aux gens qui croient que le ciel EST par-dessus le toit tout vient du ciel et si j’avais eu le temps de cliquer sur ce souvenir à Nemours-Saint-Pierre ou au Père-Lachaise j’aurais éclaté de rire en pensant à François Sornay mes histoires de bloccato auraient volé en éclats et je n’aurais rien cherché d’autre sur le mur de la salle funéraire que l’itinéraire d’une fuite d’eau parce que c’est ça un homme libre il vous shunte vos questions il vous empêche de vous demander ce qui pourrait arriver si votre toit se débloccatait ou si quelqu’un sortait du plâtre il vous fait oublier de chercher si vous préférez l’enfermement ou lé libération si le ciel est ou n’est pas par-dessus le toit parce que dans les deux cas si vous vous posez la question ça veut dire qu’il n’est pas en vous et alors il peut aller se coucher le ciel voilà ce que François Sornay dit encore mieux mort que vivant
peut-être est-ce un peu suspect de trouver de la liberté chez un homme dont la première partie de l’existence a consisté à faire de l’argent en fabriquant de la pollution de nos jours il faut faire attention à ce qu’on dit mais enfin avec ou sans CO2 le vent souffle quand même où il veut et d’ailleurs je ne vais pas me mêler de la fonte des glaciers ni de celle du sucre roux je n’ai rien contre une planète propre vous comprenez et contrairement à ce que croyait ma mère je n’avais rien contre une chambre propre non plus seulement j’avais autre chose à faire disons que j’étais requis par d’autres urgences simplement quand j’ai entendu une des représentantes les plus distinguées de l’écologie répondre à un auditeur qui lui reprochait de dramatiser trop vite que non non non il avait le droit d’être optimiste ce monsieur et même de s’éclater à sa convenance qu’elle-même était une personne très joyeuse elle voulait simplement dire que pour favoriser ce bonheur cet optimisme cette façon de prendre la vie du bon côté du bon pied il suffisait d’une toute petite chose de penser à la planète voilà tout au tri sélectif et qu’après ça on avait bien le droit de se marrer alors quand j’ai entendu ça ma mémoire n’a fait qu’un tour on ne me la fait pas sur les discours cléricaux vous comprenez ils me font gerber un max et celui-là n’a pas échappé à la règle j’ai eu le sentiment profond et assuré que les thèses des écologistes étaient cléricales ce n’est pas que j’en savais plus long qu’eux sur la fonte du sucre roux mais une bonne cause c’est comme une belle fille elle n’a pas besoin de mauvais arguments pour se faire valoir ce qui est beau et vrai et bon se défend tout seul voilà tout vous comprenez que je n’ai rien contre la propreté de la planète que je ne milite pas pour qu’on la salope je repère seulement un vicieux de processus qui traîne partout bien sûr pour ça il faut avoir un peu de bouteille moi l’astuce cléricale universelle je la flaire comme le cochon la truffe les cléricaux sont partout maintenant surtout chez les bouffe-curé les vrais curés sont devenus des enfants de chœur tellement les révérends pères communicateurs les ont surclassés martyrisés crucifiés le système est toujours le même on veut bien que vous existiez mais pas avant qu’on ne vous ait prélevé une petite retenue à la source on veut bien vous laisser faire ce que vous voulez mais pas avant que vous n’ayez donné quelques gages pas avant que vous n’ayez dit OK d’accord pas avant que vous n’ayez signé dans la bonne case alors on vous laisse filer où ça vous chante parce qu’on est certain que vous n’irez plus nulle part parce que vous êtes un poulet avec le cou coupé parce qu’écologiste ou non un clérical sait d’instinct que quand vous avez dit OK d’accord à la grosse bête qu’il défend à la grosse bête qui le protège quand il vous a installé direction bonheur sur des rails qui ne sont pas les vôtres alors vous êtes comme un garçon qu’on châtre avant de l’envoyer aux filles et vraiment les écologistes ne sont pas les seuls cléricaux de l’époque à côté des entreprises par exemple ils sont même franchement des débutants mais enfin quand un clérical vous annonce que vous allez être libre il commence toujours par vous retenir à la source une partie de votre liberté le comique c’est que tous les cléricalismes dénoncent le cléricalisme des autres un clérical c’est quelqu’un qui dénonce le cléricalisme ce qui m’oblige à faire encore plus attention même l’archevêque de Paris Mgr Jenesaispluscombien a eu pour une fois miracolo une réaction intelligente quand il a rigolé sous sa mitre de voir ressurgir dans la modernité libérée le même goût des catastrophes qu’on reproche depuis des siècles à sa boutique c’est vrai que les écolos sont un groupe de pression comme un autre ni pire ni meilleur ils ont loué comme tout le monde leur petit emplacement sur le Marché de la Peur et sans doute il y a sur cette terre des problèmes de CO2 et bien d’autres encore entre nous si vous trouvez un individu ou une société qui n’ait pas je ne dis pas un problème je ne dis pas deux problèmes je ne dis pas trois problèmes je dis tous les problèmes et je ne dis pas des problèmes accessoires je ne dis pas des problèmes subalternes je dis des problèmes vitaux cruciaux je vous paye des cerises celles de l’Yonne les meilleures et cueillies de ma main mais la question importante n’est pas là du tout du tout du tout
comprenez que je ne me soucie pas d’ennuyer la dame écolo ni personne d’autre je fais une mission de reconnaissance je reconnais un terrain un langage bien plus ancien qu’elle et que vous et même que moi et même qu’Hérode ça finit par me fatiguer d’être pris du matin au soir pour un débile par tous les cléricalismes ambiants de devoir planquer mon existence sous la table pour avoir le droit de vivre tranquille c’est toujours la même affaire tu es libre mon gars qu’ils disent tu peux partir à l’aventure mais laisse-nous ton adresse au cas où ça vous pourrit la vie les faux départs obligés et c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je pourrais accepter moi aussi de faire semblant que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je pourrais donner un accord à quatre-vingt-dix-neuf pour cent en faisant semblant qu’il est à cent pour cent c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je me sens capable de négocier avec la Peur comme tout le monde c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent parce que je suis fatigué de chercher tout seul une libération qui m’emprisonne ou une prison qui me libère je jette un œil sur les mensonges qu’on glisse sous ma porte sous ma conscience sous ma volonté mais la centième Deo gratias ça fait un bug et je n’en suis plus du tout capable rapport à Montrouge peut-être rapport aussi à des tas de gens rapport à je ne sais quoi et cette fois-là cette centième fois-là je crois comme un con que j’en veux au monde entier et la machine à culpabiliser se met à turbiner alors que pour une fois pour une seule fois pour cette seule fois sur cent ce n’est pas vrai
ainsi le pétrole est venu au secours de Lamartine peut-être que la barque d’Elvire a vogué au super sur le lac du Bourget les riches qui veulent rester riches et les pauvres qui veulent le devenir ça peut se comprendre mais ça n’a jamais fait grandir personne d’un poil l’étonnant c’est un pauvre qui n’a pas envie de devenir riche l’étonnant c’est un riche qui a envie de devenir moins riche un type comme François Sornay prouve que personne n’en voudrait aux riches d’être riches s’ils savaient envoyer braire tout ça le moment venu si ce moment-là était le seul vraiment important de leur vie le seul qu’ils aient longtemps mitonné dans leur cœur et je dis que des riches comme ça ne peuvent pas faire de mal à cela près que je n’en vois aucun de ce tonneau parce que les riches d’aujourd’hui rétrécissent au gavage et que loin de les faire surnager à la surface du tolérable les Fondations du Schnoque qu’ils fabriquent les précipitent au fond même si en s’y abîmant ils glougloutent vaguement de la culture
parce que si la plupart des gens cherchent sans trop d’espoir une prison qui les libère ou une libération qui les emprisonne si cette situation les met généralement assez mal à l’aise mais pas franchement très mal à l’aise s’ils vivent dans l’inconfort mais pas dans le désastre les riches et les pauvres qui n’ont d’idée que de rester ou de devenir riches prélèvent sur leur liberté une telle retenue à la source qu’ils n’ont plus à choisir qu’entre une prison qui les emprisonne et une libération qui les volatilise l’argent est un frein moteur comme on dit un frein au moteur pas nécessairement une monstruosité mais nullement un bienfait une chance une bénédiction plutôt une grippe une défaite ordinaire pas toujours une défaite dramatique définitive mais une défaite quand même c’est le nerf de la guerre ok mais ce n’est pas le nerf de la paix l’argent c’est le linge sale qu’il faut laver en société d’accord mais pas de quoi être tellement fier la seule chose qu’il permette vraiment c’est de performer son chiuso et son bloccato je ne dis pas qu’il soit démoniaque ni intrinsèquement pervers mais enfin il est inférieur et la place des choses inférieures est en bas et pas en haut même si tout le monde s’excite à nous prouver le contraire chacun peut vérifier ce que je dis en se rendant à sa banque même si tout y patauge dans l’élégance et le sexy et la déontologie et l’éthique et le respect enfin une élégance de seconde zone quand même une élégance de prêt-à-porter un sexy un peu désamorcé il y a toujours un moment à la banque où le respect l’élégance le sexy l’éthique tout ça finit dans l’énorme grossièreté de l’intérêt et alors c’est exactement comme une défécation la dernière fois que j’ai vu le directeur de mon agence il devait être si anxieux de la préparer sa défécation qu’en me parlant il mâchouillait je ne sais quoi comme une vache même que je lui en ai fait illico la remarque sur le ton pète-sec que j’adore prendre quelque chose entre Louis de Funès et Dominique de Villepin c’est alors que ma chargée de clientèle qui assistait à l’entretien avec respect éthique et sexy et qui mâchouillait aussi quelque chose sans doute pour plaire au patron peut-être même que c’était quelque chose qu’il avait préalablement mastiqué à cause des économies d’échelle s’est soudain étranglée avec ce quelque chose qui ne voulait plus ni descendre ni remonter et nous étions le patron et moi à lui tapoter le dos c’était l’été elle avait le dos nu c’était pas désagréable et quand elle a fini par cracher le morceau j’ai bien vu qu’ils se sont fait leur petite révolution pointilliste à leur manière peut-être ont-ils vaguement constaté que leur activité était plus défécatoire et vomitive qu’autre chose dans ce cas ça a dû les faire rire du bon rire de celui qui remet le pot de chambre à sa place quand il le trouve sur la table du salon peut-être que ça a favorisé leur relation voilà voilà moi j’étais content et je n’avais plus qu’à me barrer
la retenue à la source je vous dis c’est ça qui n’est vraiment pas catholique même si la plupart du temps ce ne l’est que trop catholique ce n’est pas un livre pas une encyclopédie pas une collection c’est une bibliothèque que je devrais écrire sur la retenue à la source catholique et en italien encore pour que ça tienne moins de place mais là des souvenirs terrifiants me remontent dans le gosier des êtres humains qui se déshoméïnaient sous mes yeux et même comme on me l’a dit un jour il faut que je sois sacrément accro pour n’avoir pas quitté entièrement la boutique mais peut-être bien que je l’ai quittée Dieu seul le sait moi souvent je me dis quand même que je crois enfin que je crois que je crois ou que je crois que je crois que je crois et tous ces croa croa je ne sais plus si c’est moi qui les entends ou moi qui les croasse mais ils me ramènent au curé de Montrouge de mon enfance le chanoine Louis de Boissieu même qu’il signait à l’ancienne avec des s qui ressemblaient à des f comme s’il était le chanoine de Boiffieu c’était un gentil monsieur très doux avec un pince-nez mais Montrouge malgré tout c’était pas tellement son genre et il nous avait raconté une aventure une fois qu’il était passé près d’un groupe d’ouvriers qui avaient fait précisément croa croa dans sa direction et alors ce qu’il leur avait répondu le chanoine de Boiffieu m’avait préoccupé pendant quelque temps il leur avait répondu que les corbeaux n’étaient jamais très loin de la charogne même que cette parole d’amour fraternel leur avait claqué le bec mais tout ça restait gentiment nigaud le pire est venu bien plus tard le pire c’était les futurs cadres technocathocratiques et ça même si tout le Crazy Horse venait me tapoter le dos j’aurais du mal à le dégurgiter allez savoir pourquoi je m’étais foutu dans ce cirque les gens qui se déshoméïnent c’est pas possible le problème c’est que moi aussi je me déshoméïne et que je ne peux pas honnêtement expliquer que c’est la faute au chanoine de Boiffieu ni aux freluquets précocement rouillés que je viens d’avoir la tristesse d’évoquer devant vous
si bien que la question de la retenue à la source il faut lui donner toute sa dimension bien sûr qu’à plus de deux comme disait Brassens on est une bande de cons et la retenue à la source on voit tout de suite à quoi elle ressemble quand on a été couillonné par la propagande catho ou pire encore par celle qui s’en est inspirée sans rien y comprendre là alors c’est gros comme une maison du peuple et on croit longtemps que dénoncer ça comme on dit ça va vous dégager la tête comme le Sirop des Vosges Cazé d’autrefois vous dégageait les bronches mais bernique et même si vous arrivez à recracher la maison du peuple la retenue à la source change de cavalier un point c’est tout et se met à la colle avec la première idée qui vous passe par la tête la richesse on a beau dire ce n’est pas seulement celle du fric tous les coffres-forts ne sont pas dans les banques la richesse on a beau dire ce n’est pas seulement les riches ce n’est pas seulement les pauvres qui veulent devenir riches il ne suffit pas de s’insurger contre la richesse et l’injustice pour ne pas être un riche pour ne pas être un mauvais riche même les pauvres qui s’insurgent contre les injustices peuvent être des riches eux aussi ils peuvent porter en eux la souffrance des riches la souffrance de la retenue à la source dont souffrent les riches regardez bien les gens qui se battent pour la justice regardez comme un agacement une colère rentrée soulève leur poitrine celle des femmes on voit encore mieux je ne parle pas ici des farceurs des imposteurs des fumistes je ne parle pas des appointés de la revendication des brasseurs de communication je parle des honorables des modestes chercheurs de justice même ceux-là on dirait que c’est à eux qu’ils ont d’abord besoin de s’en prendre que c’est d’abord d’eux-mêmes qu’ils souffrent on dirait qu’ils sont les premières victimes de ce qu’ils veulent guérir chez les autres comme si les protestations pour la justice je ne parle pas des protestations truquées bidonnées je parle des protestations droites courageuses tapaient bizarrement à côté de la plaque injustement à côté de la plaque comme si toute bonne idée tout bon sentiment tout bon n’importe quoi chassait d’eux-mêmes ceux qui le ressentent comme si toute amitié pour l’autre devait commencer par un reproche à soi-même toute protestation de justice par la désignation d’un coupable comme s’il fallait tout payer d’avance et plus cher que ça ne vaut encore une fois je parle ici des honnêtes chercheurs de justice de ceux qui sont droits et respectables je ne parle pas des grands épris de justice professionnels ceux-là il ne faut jamais arriver en retard quand on vient les écouter les deux premières minutes sont les plus importantes celles où ils règlent leurs comptes où ils vous expliquent quel genre de gaziers les grandes bontés qui vont suivre ont d’abord besoin d’assassiner ceux-là on se demande toujours si c’est pour sauver des gens qu’ils ont besoin d’en assassiner d’autres ou si ce ne serait pas plutôt pour pouvoir en assassiner une tripotée qu’ils sont obligés d’en sauver une poignée
si vous avez eu la patience d’arriver jusqu’ici vous aurez repéré que ce Marché rampe comme un serpent pas un boa même pas une couleuvre à peine un orvet si toutefois les défenseurs de l’identité de l’orvet ne me font pas un procès pour faire de leur protégé le serpent qu’il n’est pas je voudrais tellement ne pas entrer dans le jeu que je déplore et jouer à mon tour au grand épris de justice je voudrais tellement éviter la retenue à la source qui va nécessairement avec ce cinéma-là on n’y échappe jamais je le sais bien mais pour essayer quand même d’y échapper je me fais tout petit je me réfugie dans mon sous-sol dans mon parking j’ai envie d’explorer des contrées où l’on ferme sa gueule je vous fais des clins d’œil comme les gens en font aux filles dans les bars pas pour vous demander on monte ? plutôt pour vous demander on descend ? tout ça pour trouver le point où l’on n’a plus personne à sauver c’est-à-dire plus personne à tuer le point où on l’on ne fait plus le Jacques à caresser d’une main et à étrangler de l’autre le point sans communication aucune le point de la simplicité nue qui est le seul point possible de la communication le seul point qui ne soit pas un point d’indifférence je sais bien qu’il n’a pas de surface dans le temps ce point-là qu’il va falloir remettre son maillot et revenir sur le terrain avec son numéro dans le dos et peut-être même la marque d’un épicier tout ça je le sais bien mais laissez-moi croire quand même qu’on en sera un tout petit peu seulement un tout petit peu rafraîchi ça je le crois vraiment je le crois vraiment
et je sais bien quand je dis ça quel genre de nostalgie je prends le risque de nourrir je sais bien qu’on va penser que je célèbre l’instant comme disent des régiments de prétentiards à peine installés dans leur berceau ils ne pensent à rien d’autre qu’à regarder mijoter leur futur confort mais de temps en temps ils prennent la pose ils jouent au gratuit ces épiciers ah ! l’instant l’instant un rayon de soleil un visage la fumée d’une sèche une gorgée de bière ils s’extasient l’instant seigneur Jésus c’est l’Himalaya l’instant le désert de Gobi la petite gorgée de bière truqueurs petites natures cœurs de plastique crânes de piafs la gorgée de bière ploucs distingués c’est juste là pour faire désirer les torrents de bière les océans de bière les infinis de bière c’est parce que vous vous en branlez de la bière qu’une gorgée vous suffit c’est parce que vous êtes aussi radins avec l’instant qu’avec votre pèze ce que vous kiffez ce n’est pas la bière c’est de faire les clowns dans le monde dans le demi-monde dans le quart de monde dans le quart-monde que vous êtes si vous la goûtiez vraiment votre bière même hyperlégère même débièrisée elle vous rendrait frappadingues mais vous ne savez rien goûter d’autre que vous-mêmes vous êtes le seul pieu où vous pouvez pioncer toute vie vous terrifie les plaisirs vous les piquez sans en avoir l’air comme des amuse-gueule vous n’êtes pas plus sérieux avec eux qu’avec les choses sérieuses vous passez votre temps à décorer votre chiuso et votre bloccato c’est pour ça que vous jouez les nostalgiques pour ça que vous prenez ces mines d’esthètes qui débectent en douce ceux qui ont encore en eux quelque chose de vivant vous faites semblant de regretter de n’être jamais allés là où vous n’avez jamais voulu aller là où vous ne voulez toujours pas aller et en plus vous exigez qu’on admire votre trouille et qu’elle passe en prime time à la télé
l’instant c’est le passage le plus difficile de la course en montagne le plus beau et le plus mauvais le pied qui glisse sur la roche humide juste quand on croit avoir tout le paysage pour soi juste quand on se sent exister le plus personne bien sûr ne peut donner à personne des leçons d’instant mais attention l’instant c’est piégeant vous croyez que c’est seulement beau mais c’est « le premier degré du terrible » l’instant n’est pas là pour vous enrichir pour meubler l’album de photos la galerie de souvenirs la collection de rêves l’instant c’est le grand déménageur il n’est pas là pour ajouter mais pour retrancher pas tout de suite d’accord au début c’est une porte qui s’ouvre c’est le monde qui se transforme en direct en live mais très vite l’instant vous met le pied à l’étrier de l’absolu tout le monde le sait ça même les pros de l’instant les truqueurs de l’instant c’est pourquoi ces petites natures veulent une petite gorgée de bière avec leur petite amie pour un petit moment dans le petit bistrot c’est vrai que devant l’instant on est presque toujours un touriste au bord des chutes du Niagara une photo et on se tire ce n’est pas qu’on ne se sente pas capable de descendre des tonneaux de bière ce n’est pas qu’un amoureux soit très content de rester éternellement devant les portes ce n’est pas à cause de la quantité qu’on se méfie des tonneaux de bière personne ne pense sérieusement que la qualité vaut mieux que la quantité en tout cas pas mon grand-père italien dont l’admirable devise était molto ma buono la méfiance devant les tonneaux de bière la fausse sagesse qu’on prête à la petite gorgée de bière c’est parce qu’on sait qu’au bout du beaucoup il y a le rien et qu’un peu au contraire on croit toujours que c’est quelque chose un peu on croit toujours que ce n’est pas rien un peu on s’imagine toujours que ça protège de rien tandis que beaucoup et beaucoup de beaucoup on s’attend à ce que d’un jour à l’autre ça devienne rien tout le monde comprend que l’idée de l’instant l’idée superbe de l’instant ce n’est pas d’enrichir mais d’appauvrir pas de vêtir mais de dénuder pas d’enseigner mais de faire des gens les ignorants qu’ils n’osent pas être tout le monde comprend bien l’idée de l’instant même si la plupart du temps forcément on cale mais même si quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent on se console on se raconte en douce qu’on a bien raison de caler il y a toujours quelqu’un pour fracasser cette évidence sans crier gare et démasquer la peur qui lui file le train celui-là ne sait rien de ce qu’il anéantit ni de ce qu’il fait naître s’il le savait peut-être ne serait-il pas content de lui peut-être irait-il dare-dare sonner chez un psy la vie n’est pas faite de gens paumés et de gens dans le coup la vie n’est pas faite de sauveurs et de sauvés la vie n’est pas faite de souteneurs et de soutenus la vie n’est pas faite de belles consciences et de consciences d’occasion la seule solidarité la seule ressemblance entre les humains c’est que le vent les emporte où il veut comme il veut que leur chiuso et leur bloccato leur liberté et leur ouverture sont des histoires qu’ils se racontent pour paraître costauds en sciences humaines l’instant c’est un grand coup de vent et rien n’est vrai que le vent qui ne fait aucune différence entre les gens ouverts et les gens bloccati entre les grands repris de justice et les grands épris de justice et il importe peu que nous ne sachions presque rien du monde de nous des autres de la vie il importe peu que le vent jette par la fenêtre le baluchon de nos idées de nos sentiments de nos valeurs et tandis que nous cavalons pour les ramasser nous décourage définitivement en nous assommant avec le sac où il a enfermé nos vertus tout cela importe peu pourvu que nous sachions qu’il est le vent et que le seul mot d’amour possible la seule demande possible le seul programme possible qui renaît à chaque fois de la mort de la mort c’est DU VENT !
ainsi ce matin quand une petite dame bien mise est sortie du super avec un sandwich tout frais et l’a gentiment donné à un boiteux il la guettait sans doute puisqu’il courait d’une porte à l’autre en activant sec sa béquille il faisait très froid je ne les ai pas regardés longtemps mais je les ai saisis comme le froid m’a saisi si on ne comprend pas tout de suite qu’un instant comme celui-là n’est pas une gorgée de bière pour demi-portion pas la peine d’envisager de se payer une formation qualifiante j’ai bien vu quand elle est sortie avec son sandwich que ce n’était pas une image d’Épinal mais j’ai vu aussi et du même regard que tout ce que je pourrais raconter pour expliquer savamment que ce n’était pas une image d’Épinal pour la dénoncer même en me déguisant en grand épris de justice serait une autre image d’Épinal pire que la première et je voyais bien de quelle satisfaction vicieuse la petite dame pouvait se contenter et aussi de quelle détestation secrète le boiteux pouvait la charger et il ne restait plus que le froid et ce sandwich qui passait de la main de l’une à la main de l’autre et j’avais beau tout imaginer tantôt que ce type était un grand repris de justice qu’en prison il avait suivi une formation qualifiante pour apprendre à trotter avec une béquille que la dame elle était une grande éprise de justice qu’elle avait des causes des œuvres des colloques des valeurs tantôt que c’était une pécheresse sur le retour qui essayait de se racheter des points pour le paradis avec des sandwichs et lui un résistant à je ne sais quoi à qui on avait cassé la jambe dans une séance de torture sans totalement exclure que ce pouvait être aussi une petite dame à qui ça faisait plaisir de donner un sandwich à un malheureux content qu’une petite dame lui donne un sandwich je tournais ça de toutes les façons possibles rien n’entrait vraiment dans aucune case voyez-vous je ne savais pas de quoi ils étaient les acteurs comme dit M. Touraine et je savais qu’eux non plus n’en savaient rien parce que rien encore une fois n’entrait dans aucune case le sens de tout ça il n’y avait que M. Touraine pour le connaître mais il ne peut pas courir d’une ignorance à l’autre avec une béquille M. Touraine au fond la seule évidence qui me saisissait presque aussi durement que le froid c’est que les histoires d’acteurs d’acteurs politiques sociaux économiques culturels ça ne sert qu’à attraper des unités de valeur pour faire adjoint au chef marketing dans le super qui vend des sandwichs à moins qu’après tout la question ne fasse que rebondir et que l’adjoint au chef marketing ne joue dans le même film que la petite dame le mendiant trotteur et votre serviteur qui parle de tout ça inutilement j’envisage tout vous voyez enfin tout ce que je suis capable d’envisager et même que tout soit une illusion après tout mais il restait le froid et des images trompeuses et ces images trompeuses je les sentais pourtant
vraies
vraiment vraies
et plus j’étais certain de ne pas assez les comprendre de mal les comprendre de ne pas vouloir les comprendre plus je les voyais vraies terriblement vraies rien de ce qui les aurait attaquées en les commentant en les soutenant d’un commentaire de souteneur rien de ce qui aurait menacé leur vérité de biais traîtreusement par le côté à la manière du dégât des eaux sur le mur de la salle funéraire n’aurait pu la mettre en danger nous sommes entourés d’une insupportable légion de vérités c’est notre bonheur mais de vérités insaisissables nous ne voulons pas que ce soit aussi notre bonheur quand un instant elles nous sont saisissables nous crions bêtement au miracle au lieu de nous préparer à nous taire nous tentons de ranger les vérités insaisissables dans nos souvenirs dans nos nobles souvenirs pour nous faire croire qu’autrefois jadis naguère nous avons saisi l’insaisissable les choses vraies sont des oiseaux dans le vent des oiseaux dans le vent puissants comme des locomotives vous les reconnaissez à ce qu’elles entraînent vous les reconnaissez à leur ef-fi-ca-ci-té je le mets exprès ici ce mot-là vous ne trouvez pas il détonne salement non il n’a pas la gueule qu’il faut ici non et pourtant avant que les managers ne l’aient fait prisonnier c’était un mot magnifique un mot de courroie de mouvement de musique de plénitude ces sales mecs-là dès qu’ils touchent à un mot ils le déglinguent ils le sabotent ils le cochonnent OK d’accord soyons donc concrets nous aussi et réalistes vous ne savez pas ce qu’on peut être concret quand on sait que les cerfs-volants se dandinent c’est fou ce qu’on voit bien le concret quand les cerfs-volants se dandinent l’arnaque politique l’arnaque culturelle l’arnaque sociale l’arnaque humanitaire l’arnaque communicationnelle on peut voir concrètement tous les sous-ensembles concrets de l’arnaque managériale puisqu’il faut être concret merde soyons concrets c’est ça qu’on devrait enseigner à l’Université tandis que les cerfs-volants disparaissent tout là-haut c’est la chaire de psychosociopathologie de l’arnaque managériale évolutive qu’on devrait ouvrir à l’Université la PAME première qualité du titulaire s’intéresser aux cerfs-volants comme ça quand la suite de sa carrière le tracassera il saura lever vers eux un doigt bien vertical c’est simple la révolution il suffit de ne pas poursuivre les mêmes buts que ceux qui ne veulent pas la faire donc de ne pas attendre les mêmes bonheurs les gens qui veulent faire la révolution en voulant les mêmes avantages et plus que ceux qui ne la font pas je ne me mettrai jamais dans la tête que ce ne sont pas des rigolos des rigolos dialectiques peut-être mais des rigolos quand même surtout quand ils prennent l’air tragique et solennel pour expliquer qu’ils ont bien le droit de revendiquer pour eux-mêmes et d’améliorer leur qualité de vie comme si réclamer du foin pour son râtelier c’était prendre une option sur le Panthéon
bien sûr bien sûr les managers sont comme les autres bien sûr ils ont eux aussi un poids sur l’estomac un poids qui n’a rien à voir avec la peur de la mort les fins de mois la grippe les histoires de cul avec rien de ce qu’il est facile d’avouer et même que ce poids-là qui pèse sur l’estomac de tout le monde on le voit encore mieux peser sur l’estomac des managers tellement ils sont obligés de faire des grimaces pour faire oublier tout ce qui reste coincé dans leur gosier un manager c’est quelqu’un que la vie conduit de la peur à la retraite il faut voir dans quel état il y arrive mamma mia alors il remet ça dans les assoces avec l’air détendu et quand même soucieux qu’on lui a appris à prendre pour avoir l’air d’un chef mais à ce moment-là son vrai souci ce n’est pas l’assoce c’est que sa femme ne le jette pas trop vite enfin pas avant qu’il ne soit tout gâteux c’est terrible un manager à la retraite un manager sans le bureau où il s’activait comme un lapin craintif c’est aussi paumé qu’un escargot sur la banquise le monde tout à coup est trop grand pour lui trop grand inexplicablement injustement trop grand
les cerfs-volants en haut le poids en bas la libération et la prison on n’en sort vraiment pas entre les deux vous croyez vraiment qu’il y a quelque chose j’en doute moi peut-être des instituts de statistiques bizarre quand même qu’on ne parle jamais ni des choses qui sont en haut ni du poids que les gens ont sur la patate qu’est-ce qu’il y a d’autre de sérieux à votre avis les politologues peut-être ou les esthéticiennes notez ça permet de faire des colloques sur esthétique et politologie vraiment dommage qu’on ne parle pas du poids ça pourrait nous réunir nous faire nous comprendre sans nous confondre ce qu’il bloque en nous le poids ce qu’il empêche en nous quand nous faisons semblant de l’oublier c’est juste ce qui fait de nous des humains il pèse il pèse il pèse et nous sommes assez ballots pour le laisser peser et nous le laissons tout étouffer en nous tout filtrer tout contrôler et nous considérons que c’est notre devoir d’agir aussi bêtement parce que le poids est devenu notre règle notre mesure notre bouchon doseur le poids qui nous tue est devenu notre principe directeur et plutôt que de parler de ce poids nous nous envoyons des mails sur le capitalisme le marxisme à mon avis mieux vaudrait encore un film porno parce que ça laisse le gars tout seul avec son poids et l’illusion qu’il va s’en débarrasser et la certitude qu’il ne s’en débarrassera pas permettez que je profite de ce laïus petit boa de ce laïus couleuvre de ce laïus orvet pour dire ça dans un coin de phrase où ça ne se remarquera pas mais les films porno c’est pas le pire pas le pire je suis au courant merci que ce n’est pas le top non plus mais je ne peux pas m’empêcher de penser que là au moins personne ne peut oublier que le poids est le poids alors que tout le reste tout le reste qui est devenu management c’est-à-dire chiure quart de mondaine tout le reste qui est devenu territoire occupé du management colonie du management est une anesthésie illicite du poids une opération d’escamotage du poids une criminelle tentative d’ablation du poids il pèse tellement sur l’estomac des gens ce poids qu’ils se laissent faire qu’ils marchent dans la combine et plus on fait semblant de le leur enlever plus il pèse plus il s’installe plus il s’incruste ils sont bien trop polis les gens pour signaler aux gugusses qui les couillonnent qu’il n’a jamais été aussi lourd alors au lieu de leur régler leur compte ils leur règlent leurs honoraires des honoraires salés comme des larmes tellement salés qu’ils en veulent pour leur argent les gens et pour leurs larmes donc ils font comme s’ils étaient tout légers tout libres ils font comme s’ils étaient des cerfs-volants mais le poids en eux est de plus en plus lourd de plus en plus autoritaire de plus en plus vicieux et les soi-disant cerfs-volants se mettent à ramper sur le béton à traîner dans la poussière et comme les vrais cerfs-volants ont disparu dans les nuages ils se disent que c’en est fini des choses du haut des choses d’en haut ils reviennent tristement à leur poids ils s’abandonnent à leur poids ils laissent le pouvoir les commandes à leur poids et alors le poids est tout libre de trafiquer en eux des choses lourdes d’y installer sa gonzesse préférée sa putain de merde de volonté de puissance aux mille visages avec ses airs de salope distinguée qui vient d’avoir ses diplômes et qui vit des choses fortes tous les week-ends et la garce met dans le ciboulot de tout le monde d’être plus fort que tout le monde en quelque chose et tout le monde veut être premier de la classe en quelque chose et tout le monde veut être le meilleur sauveur en quelque chose tout le monde veut faire en sorte d’être le meilleur sauveur en quelque chose c’est pour ça que tout le monde se bagarre pour son stand sur le marché de l’humanitaire c’est pour oublier le poids pour faire en sorte d’oublier le poids et finalement c’est pour ça que tout le monde se fait le flic de son voisin et de son lointain c’est pour ça que tout le monde va se soulager dans les toilettes publiques de l’humano-sécuritaire c’est pour oublier le poids pour oublier qu’il faut oublier encore oublier toujours oublier c’est pour ça que chacun se précipite sur tous les autres c’est pour ça que chacun vérifie si ce que racontent les autres est conforme finalement ce n’est pas tellement pour faire les flics que les gens vérifient c’est pour s’assurer que les autres ne vont pas encore leur mettre sous le nez quelque chose à oublier est-ce que ça ne vous scie pas à la base vous les indignations qu’on se paie aujourd’hui ça ne supporte vraiment plus rien nom de Dieu un citoyen du XXIe siècle faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de demander un café et encore il faut tout de suite dire je vous demande entre guillemets un café Madame entre guillemets des fois que vous imagineriez que je vous considère comme ma entre guillemets dame parce que je vous respecte trop entre guillemets pour penser que vous pourriez être ma propriété entre guillemets c’est terrible quand les gens veulent oublier le poids qu’ils ont sur la patate quand ils veulent faire en sorte de l’oublier c’est eux qui deviennent des patates des patates douces si douces entre guillemets qu’elles ne supportent plus rien les pauvresses et qu’elles deviennent méchantes les vaches sans guillemets la vacherie moderne notez elle a des excuses quand on n’a plus l’idée de s’intéresser aux cerfs-volants quand on n’a pas le droit de parler du poids qu’on a sur la patate qu’est-ce qu’il reste sinon la vacherie une vacherie à principes bien sûr une vacherie tout ce qu’il y a de démocratiquement argumentée fraternellement argumentée une vacherie hyperbien maquillée la vacherie des gens qui n’ont plus l’accès direct à rien qui ne cherchent plus l’accès direct à rien la vacherie des gens maqués par des loustics à principes et qui appliquent leurs principes comme ils peuvent en apprenant par cœur les mots qui vont avec c’est qu’ils veulent tous être de bons élèves les gens ils n’ont pas honte à leur âge de vouloir être des bons élèves des merdeux de bons élèves ils prennent les mots qu’on leur dit pour exprimer les pensées qu’on leur dit ils ne vont pas pisser ils font en sorte d’aller pisser ils ne se retiennent pas d’aller pisser ils font en sorte de se retenir d’aller pisser tout ça c’est la vacherie à laquelle on aboutit quand on n’a plus rien à voir avec la réalité quand on n’a plus à voir qu’avec les principes ils sont si loin de la réalité les gens à chaque fois qu’on leur parle d’elle c’est pour les en écarter un peu plus ils en sont bien plus éloignés que les cerfs-volants qu’ils ont oubliés dans le ciel parce que les cerfs-volants si haut qu’ils crèchent ils crèchent quand même quelque part mais eux ils ne sont plus nulle part ils ne sont plus installés nulle part ils sont inscrits partout et installés nulle part ce n’est pas qu’ils voyagent ne croyez pas ils ne voyagent pas du tout ils font du surplace sur le tapis roulant des principes ils regardent défiler des principes on les a dressés à laisser les choses sérieuses au vestiaire et à regarder défiler des principes si vous leur demandez ce qu’ils font ils vous répondent qu’ils font en sorte ils font sans faire ils font mais pas tout de suite ils font si c’est possible entre ce qu’ils font et eux ils glissent une énorme feuille de papier à cigarette ils disent qu’ils font en sorte pour se laisser le temps de fabriquer cette feuille de papier à cigarette qui les protège de ce qu’ils font et qui protège d’eux ce qu’ils font pour se laisser le temps de ne pas avoir l’air de faire vraiment ce qu’ils font exactement ce qu’ils font pour laisser entre eux et ce qu’ils font une petite place pour les principes pour laisser aux autres la possibilité de vérifier qu’ils respectent bien les principes ils pensent que c’est ça la vérité démocratique une déréalisation par les principes enfin ils font en sorte de le penser de penser que vivre c’est s’installer sur le nez le masque des principes se protéger de la réalité de la pollution de la réalité par le masque des principes pas la peine de leur expliquer que c’est beaucoup plus dangereux pour la sécurité publique que toutes les burqas de tous les émirats ils le savent mais comme cette idée-là est contraire aux principes ils font en sorte de ne pas le savoir en attendant c’est que du bonheur comme on dit à la radio vraiment que du bonheur
je ne la déteste pas cette époque je ne me fous pas d’elle comme ceux qui lui passent tout je me bagarre avec elle parce que je ne renonce pas à l’aimer je ne sais pas si c’est pareil pour les zébus mais pour les humains l’époque où ils vivent est bien plus qu’un décor bien plus qu’un arrière-plan bien autre chose qu’un présentoir de nouveautés c’est une part de leur mystère un écho d’eux-mêmes c’est leur photo retournée aucun zébu ni même aucun humain ne peut vivre sans essayer d’aimer son époque sinon sa vie en est écornée rapetissée rabougrie mais ce n’est pas n’importe quoi aimer son époque ça s’aime comme un dompteur aime ses fauves une époque il ne veut pas leur malheur il n’est pas leur ennemi mais il ne les laissera pas le bouffer les tigres ne lui sauteront pas dessus pendant qu’une bonne âme appointée lui expliquera comme ils étaient heureux dans la jungle à bouffer entre guillemets tout ce qui bougeait avec humanité naturellement ou en tout cas avec tigrité elle n’est pas plus mauvaise qu’une tigresse l’époque mais elle a les mêmes griffes la même mâchoire les mêmes muscles pas question de la laisser faire ce n’est pas commode d’aimer son époque pas plus que de s’aimer soi-même d’aimer ses propres griffes ses propres mâchoires au fond tout ça c’est presque pareil s’aimer aimer son époque aimer les autres c’est descendre dans les fondations c’est ne pas se fier aux mots c’est chercher des liens secrets intraduisibles c’est choisir l’incommunicable choisir de communiquer par l’incommunicable choisir de s’absenter pour se présenter choisir une sorte de violence infinie de violence amoureuse contre la violence finie haineuse jalouse une époque ça ne s’aime pas n’importe comment ça ne s’aime pas connement ça ne s’aime pas lâchement aimer une époque c’est plonger dans son inconnu se choisir inconnu pour plonger dans son inconnu on ne suit pas une époque comme une pute on ne se laisse pas expliquer une époque par des zigotos par l’objectivité zigotesque des zigotos quand on se bat contre elle ce n’est pas surtout pour lui enlever ici ou là une ride d’injustice ou une verrue d’inégalité une époque c’est toujours trop jeune ou trop vieux pour la chirurgie esthétique on se bat contre elle pour qu’elle puisse finir par vous aimer pour qu’on puisse finir par l’aimer on se bat contre elle pour qu’elle crache le morceau et pour qu’elle vous le fasse cracher j’ai l’air de gueuler contre l’époque mais finalement je l’aime vous savez elle me fait rigoler avec le paganisme de troisième division dont elle est si fière et les cadres B qui la commentent du matin au soir souvent je me dis qu’elle aussi doit bien rigoler ça me plairait d’être son complice elle est assez abordable finalement il suffit de ne pas lui parler comme un ancien élève d’une école de commerce mieux vaut zyeuter un petit peu dans son corsage zyeuter entre guillemets évidemment une époque vous savez ça a toujours raison mais il ne faut pas lire ses hiéroglyphes à l’envers il faut être aussi vicieux qu’elle avoir pour elle une amitié un peu vicieuse gentiment vicieuse que voulez-vous qu’on comprenne à l’époque quand on a fait une école de commerce on est naïf comme tout on est un puceau de l’intelligence un puceau tout content un train en partance bien installé sur ses rails mais qui ne sait pas qu’ils ne vont nulle part comment voulez-vous qu’un gars comme ça s’aperçoive jamais qu’elle est arrivée au mensonge absolu l’époque que ce n’est plus la peine de se creuser la caboche à démêler le faux du vrai tout est bon dans le cochon tout est faux dans l’époque la terre entière est devenue le Musée Grévin le faux n’a jamais été à ce point faux tout est tellement faux qu’on est peut-être plus près du vrai qu’on ne le croit remarquez-vous comme la gaîté de l’époque est proche de sa tristesse on dirait un cadavre qui chante à ses propres obsèques qui regarde dans la nécro du journal s’il est encore vivant c’est tellement évident que quelque chose est fini que quelque chose est au bout que quelque chose est rincé pas la peine de vous en prendre à celui-ci ou à celle-là pas la peine de monter sur vos grands chevaux à peine arrivé au pouvoir on devient instantanément un cadre B aujourd’hui un cadre B qui gouverne avec trois grammes cinq de management dans le sang personne ne sait faire autrement personne ne peut faire autrement pas la peine de jouer les chasse-mouches
tout ça l’époque le sait et ça ne la décourage pas elle se dit qu’un jour peut-être les gens vont comprendre que ses mailles à l’envers sont bien plus intéressantes que ses mailles à l’endroit que son silence en dit plus long que son zim boum boum peut-être qu’elle attend qu’on la retourne l’époque peut-être même qu’on la culbute doucement amoureusement aucune époque n’est nulle aucune époque n’est vaine aucune époque n’est vide chacune a son code sa clef aucune ne s’ouvre avec la clef d’une autre aucune n’obéit à la logique d’une autre notre époque c’est une commerçante pressée de vider ses réserves parce qu’elle veut reconquérir son arrière-boutique elle entasse tout dans la boutique elle met tout bien en vue pour que les gens achètent alors au fur et à mesure que la boutique se vide ils pensent que l’affaire de la pauvre dame est en train de capoter mais la commerçante voit ça autrement elle reconquiert son arrière-boutique pour y faire elle ne sait pas trop quoi mais c’est beau ce grand espace de vide rien ne ressemble plus au vide du néant que le vide de l’être entre les deux il y a juste un assentiment il y a juste le temps d’un clin d’œil allez savoir pourquoi elle réagit comme ça l’époque peut-être parce que c’est une femme qui a beaucoup vécu qui a beaucoup aimé pas dur de lire dans les rides d’une femme comme ça qu’elle sait qu’elle n’a pas assez vécu pas assez aimé alors elle entre dans l’arrière-boutique de son âme amoureuse pour que le vide du néant s’y métamorphose
et l’époque malgré tout sourit
le mal qu’ils se donnent pour comprendre ça ses amoureux le mal qu’ils se donnent pour s’agripper à ses jupes ils la comprennent tout de travers l’époque ils croient qu’elle est encore à séduire ils veulent encore lui acheter des fringues et des bijoux et des bêtises ils veulent même lui inventer des idées ils ne sentent pas qu’ils la gonflent grave qu’elle est arrivée au bout qu’elle n’a plus aucun goût à se décorer se parfumer notez c’est terrible d’être amoureux d’une absence de réaliser qu’on est amoureux d’une absence un vrai cauchemar vous ne croyez pas un cauchemar que n’aura jamais connu aucune autre génération plus moyen de rêver plus moyen de l’embellir l’époque fini le temps des projets heureux même le temps du malheur méchant est fini quand on pouvait encore penser ou se forcer à penser que le temps des projets reviendrait le temps des amours solides des amours bâties construites le temps des pensées édifiantes panique à bord tout ça est foutu alors ils regardent derrière eux les soupirants abandonnés ils se cherchent d’autres appuis d’autres marques d’autres projets ils rêvent au futur antérieur et vlan c’est comme si leur époque déshabillait toutes les autres comme si ces femmes différentes n’étaient plus qu’une seule femme vêtue de ce rien qu’ils continuent à croire effrayant et je comprends bien qu’ils le croient et je comprends bien qu’ils s’accrochent les uns à leur imbécile que du bonheur les autres à ce progrès qui leur dégouline le long des cuisses comme une diarrhée et je comprends bien que d’autres encore se ficellent à leur pauvre petite pureté égrotante en gueulant comme des malades sur tout ce qui bouge et je comprends bien que chacun à sa façon s’échine à le tenir debout le maudit cadavre et que d’autres encore veuillent l’enterrer en plein champ entre les laitues OGM et les salsifis anti-OGM en expliquant aux zébus qu’on est tous pareils eux et nous et tout le monde tout le monde tout le monde je comprends bien qu’ils continuent à se raconter leurs sornettes puisqu’ils n’ont pas du tout du tout compris que même quand elle essaie de faire liste commune avec le règne animal le règne végétal le règne minéral le règne universitaire l’énorme frustration qu’on essaie désespérément de maintenir en vie est
crevée
pas d’autre solution donc que de se frustrer de frustration
morte cette mauvaise façon d’être content morte cette mauvaise façon d’être mécontent morte cette mauvaise façon de s’installer mort l’art déco des consciences morte cette ligature du désir merde à la pierre qu’on roule à l’entrée de soi merde à tous les sam’suffit merde à la dictature des petits désirs qui s’entre-surveillent s’entre-contrôlent s’entre-jalousent voyez comme tout ça finit en putasserie ouvrez bien vos mirettes chacun se fait le manager de soi-même vous voyez le coach de soi-même vous voyez tout le monde se barre en soi-même tout le monde sait que c’est râpé tout le monde va renifler un coup le même macchabée avant d’aller faire sa déclaration à la presse comme après une élection cantonale ils ont tous les foies vous voyez
tant pis j’avoue tout
pas moi
rien à cirer de savoir si c’est parce que je suis le plus malin ou le plus con ou le plus moyen rien à cirer je vous dis moi je n’ai pas les foies même que ça me démange de jubiler publiquement malgré les taches de graisse à toutes les pages de mon cahier de morale une jubilation à faire chier tout ce qui compte le mot est on ne peut plus juste tout ce qui compte qui mesure qui note qui annote qui évalue qui prévoit qui commente qui fait le malin je suis presque sûr que je ne n’aurai pas vécu pour rien vous comprenez surtout ne me plaignez pas d’être presque tout seul pas de souci je ne vais pas tirer ma révérence par anticipation gardez vos consolations nécrophiles pour les congrès de zébus humanistes
et puis une personne tout ce qu’il y a de savant nous a tout expliqué l’autre matin vous pensez bien qu’elle avait les diplômes pour ça l’éternité c’est fini qu’elle a dit notre éternité aujourd’hui c’est dans l’instant qu’elle crèche elle vient nous apprendre ça sans mollir la dame et sûre d’elle je vous dis pas ah bon qu’il fait le journaliste il sent qu’il a déniché là un sacré scoop heureusement dans ces moments-là je pense à mon toubib mollo sur la colère il me dit donc je tourne ça à la rigolade mais quand même vous pouvez péter n’importe quoi sur l’éternité par contre si vous vous gourez sur l’historique des relations entre le vingt-troisième courant socialo et la quatorzième mouvance verte alors là gaffe ils sont tous à se rouler par terre de désolation tandis que si vous dites que l’éternité c’est la gorgée de bière pas grave pas de sanctions prévues un détail sans doute ok d’accord j’aurais tort de me fâcher la théologie en a vu d’autres qu’elle se démerde toute seule c’est pas se fâcher qu’il faut c’est sentir comme ils ont tous peur le sentir jusqu’à ce que ça vous donne des frissons sentir comme ils se savent cernés par le vide comme ils s’accrochent à n’importe quoi on se marre bien tous les deux l’époque quand on parle de trucs comme ça viens à la fenêtre qu’elle me dit on va regarder passer les gens on y va on leur balance des noyaux de cerise on rigole des efforts qu’ils font pour avoir l’air sérieux éthiques et tout ce qu’il faut mais on le sait nous deux comment ils sont on a des lunettes spéciales vous comprenez si vous voyez comme elle regarde les gens l’époque avec quel sourire avec quelle tristesse
au fond du fond si l’éternité tient ou non dans une gorgée de bière je ne peux pas tirer ça au clair si c’était le cas ça ferait une histoire sympa à raconter aux copains le genre d’histoire qu’on est censé rapporter d’un ashram pour le prix du billet il faut bien qu’il se passe quelque chose de fort n’est-ce pas de vraiment fort sinon le client est blousé il suffirait de vérifier qu’on parle de bière dans un ashram vous me direz il y a toujours la bière sans alcool la Tourtel de Jacques Berque à la fin de sa vie on allait la chercher chez Monoprix l’instant délice il dit Monoprix l’instant bien-être c’est pas chouette non une big distrib qui fait de la philo et une femme savante qui fait de la big distrib ce n’est pas encore plus chouette non formidable ce joint venture réciproque surtout prononcé avec l’accent amerloque du mec qui a l’esprit aussi large qu’une pantoufle écrasée enfin bon sur la question de l’éternité et de la gorgée de bière je pourrais me montrer conciliant la vie est pleine de questions insolubles n’est-ce pas le malheur enfin je dis le malheur pour moi c’est plutôt le bonheur le bonheur même si je vous assure que je n’ai pas de fil direct avec la vérité le malheur c’est que j’ai une idée sur le fond de la question et que je crois bien que c’est la bonne pas une idée de philosophe pas une idée de spécialiste une idée de rien du tout une idée qui se pointe quand on écoute les voix des gens sans trop s’intéresser à ce qu’elles récitent une idée qui vous vient quand on est installé à sa fenêtre et qu’on les regarde vaguement passer en se foutant d’eux sans se foutre d’eux
parce qu’après tout la dame peut la trouver où elle veut l’éternité c’est son problème mais je me demande bien ce qui lui permet d’affirmer comme une évidence qu’elle s’est barrée dans l’instant dans la gorgée de bière dans la mousse de la gorgée de bière dans la légère buée fragile sur le verre de la gorgée de bière arrangez ça comme vous voulez c’est du bidon tout ça pas de la littérature elle doit l’avoir la dame le fil direct avec l’éternité elle doit être vraiment au courant de ce qui se passe au fond du verre au fond des gens pour savoir qu’à notre époque elle est dans l’instant l’éternité moi j’en sais bien moins long qu’elle quand on me demande où elle est je rase les murs je mets la tête dans mon pupitre pour ne pas être interrogé je fais signe aux copains de ne pas oublier de me souffler notez je ne suis pas si nul que ça je peux raconter quelque chose sur l’éternité comme tout le monde par exemple que c’est la mer allée avec le soleil la vie avec la lumière l’immanence avec la transcendance ça m’a plu toute ma vie des trucs comme ça donc je ne suis pas entièrement zéro en éternité vous voyez j’ai quand même des choses à dire je me défends quoi oui c’est ça je me défends parce qu’enfin quand on m’explique que l’éternité est dans la mousse de la bière ou dans la buée sur le verre de bière je me sens attaqué pas attaqué dans mes idées ça n’a rien d’important les idées attaqué plus profond ou plus haut comme si on vissait un toit au-dessus de ma tête alors je sors la tête de mon pupitre je veux vraiment écouter je veux vraiment savoir ce qui permet à la dame de dire ça sur ce ton de certitude sur cet impayable ton de compétence médiatique comme si elle nous révélait qu’on se tue davantage de nos jours en bagnole qu’en diligence comme si elle nous expliquait combien de temps un troupeau de trois cents ruminants doit péter avant que la planète n’explose et si nous courons un plus grand danger quand ces frères en écologie pètent de conserve ou de concert plutôt que successivement ou par groupes d’affinités musicales et si les pets mâles sont plus ou moins performants que les femelles le fond de mon idée quand j’entends la dame expliquer sur ce ton-là avec l’autorité hypocrite qui s’attache à ce ton-là avec la jovialité indifférente ou cruelle qui s’attache à ce ton-là avec l’humanité si apparente que revêt l’inhumanité de ce ton-là que l’éternité maintenant c’est dans l’instant qu’elle a sa piaule et pas ailleurs le fond de ce que j’appelle comme je peux mon idée c’est que je suis sûr que c’est
faux
OK mon GPS manque un peu de précision pour m’indiquer la route de l’éternité OK je n’ai pas de réponse décisive à fournir pas d’arguments fulgurants mais l’intime conviction si ça peut condamner ou innocenter quelqu’un ça peut bien marcher pour une idée non une certitude comme ça c’est ahurissant vous ne trouvez pas et le plus ahurissant c’est que ça n’ahurisse plus personne qu’est-ce qu’elle en sait la dame de l’éternité elle est comme moi elle en sait des mots voilà tout on dirait même qu’elle veut se cacher quelque chose et nous le cacher par la même occasion qu’elle veut liquider quelque chose qu’elle a besoin de liquider quelque chose le poids à mon avis le poids qu’elle a sur la patate le poids qu’elle a sur sa science le poids du rôle qu’elle joue qu’elle se joue on dirait une gosse qui se dépêche de fourrer ses secrets dans un tiroir quand elle entend les pas de sa mère une gosse qui cache une lettre d’amour dans son dos je me demande si elle aime vraiment l’instant cette dame-là si elle aime vraiment la bière je me demande si l’instant l’intéresse je me demande même si elle en a déjà vécu des instants enfin c’est comme un éclair non un instant ça illumine de partout en avant en arrière en haut en bas celui qui aime l’instant il se préoccupe pas de le traduire pour les sourds et malentendants il en reste sonné vous ne croyez pas quelque chose lui est révélé même s’il n’en sait pas plus long celui qui vit un instant il ne va pas donner une interview pour dire ce que c’est qu’un instant et ce que ce n’est pas où il loge et où il ne loge pas s’il est propriétaire ou locataire comme si pendant une nuit d’amour on se faisait de la bile pour le style des fauteuils un instant ça vous jette je ne sais où mais ça vous jette quelque part même si vous ne savez rien de ce quelque part un instant ça vous fait tout idiot mais tout rafraîchi et tout réchauffé un instant ça ne vous fait pas la tête pédagogique
je suis certain que sur le verre de bière sur le pichet le bock le demi de bière de la dame il y a écrit chiuso et bloccato la marque de bière préférée de la dame c’est Chiuso e Bloccato là-dessus je ne peux pas être d’accord avec elle je ne sais pas si elle a raison ou tort sur la question de l’éternité peut-être que nous verrons ça un jour peut-être que nous ne verrons rien du tout mais la Chiuso e Bloccato c’est une bière détestable une bière dégueulasse la seule mauvaise bière du marché une sale bibine pour managers et pour zébus humanistes ni la filiale française ni la filiale allemande ne font d’ailleurs mieux c’est une bière qu’il ne faut pas donner aux enfants elle leur coince le cœur et leur siphonne la tête et ce n’est pas parce qu’on foutra la binette du pape ou celle de Karl Marx sur la bouteille qu’elle deviendra meilleure Chiuso e Bloccato c’est la bière des demi-portions des demi-cervelles la bière des couillonnés volontaires je ne parle pas ici en partisan d’un machin ou d’un truc je parle en ami de la bière en ami de toutes les bières et même des bières sans alcool je parle en ami des bulles qui remontent et qui pétillent et qui ne redescendent jamais les bulles je parle en ami de la soif je parle en ami de vous et d’abord en ami de moi-même que personne de vous n’est-ce pas n’a inventé et que personne même au moins personne de connu n’a jamais fait
je me demande si elle ne s’appellerait pas Augustine la dame son petit frère un peu plus jeune serait le gamin Augustin qui voulait verser la mer dans le trou qu’il avait creusé dans le sable avec la jolie pelle en plastique qu’on lui avait achetée au super elle la dame c’est l’éternité qu’elle veut faire tenir dans l’instant c’est pourquoi elle me ramène à mon enfance directo au catéchisme de l’abbé Rollin au patro de Montrouge quand il nous parlait du petit Augustin et l’ange venait le scier à la base en lui apprenant qu’il aurait parfaitement réussi son transvasement avant d’avoir pigé quoi que ce soit au mystère de Dieu sur ce si vous imaginez que je veux l’augustiniser cette bonne dame de la radio vous vous mettez le doigt dans l’œil jusqu’au coude je me fous de la propagande vous savez je ne parle pas en partisan de Dieu en partisan du clan de Dieu je l’emmerde le clan de Dieu comme tous les clans je me méfie de ses fans comme je me méfie de tous les fans et même un peu plus j’ai mes raisons pour ça ne me croyez pas idéaliste ne me croyez pas spirituel je suis à ras de terre comme pas possible je ne vais pas vous convier au passionnant débat du saint et de la libre penseuse de la modernité si vous saviez comme je me fous de ce genre de face-à-face à la con sponsorisé par une marque de moutarde je veux seulement vous faire remarquer que la dame ne verse pas l’éternité dans l’instant de la même manière que le petit bonhomme Augustin verse la mer dans le trou qu’il a creusé et que non seulement ce n’est pas de la même manière mais que c’est d’une manière absolument opposée et même d’une manière qu’il faut bien dire inférieure sans guillemets je veux seulement vous faire remarquer que la manière dont la dame verse l’éternité dans l’instant est à la manière dont Augustin verse la mer dans son trou ce que la bière Chiuso e Bloccato est à une honnête bière à une juste bière dont les bulles ne redescendent jamais je veux seulement vous faire remarquer qu’entre la vérité du geste de la dame la vérité humaine du geste de la dame la vérité simplissime et quotidienne du geste de la dame quand bien même elle n’aurait que des vertus et la vérité du geste d’Augustin quand bien même il serait le dernier des derniers il n’y aurait toujours pas photo parce que ce gamin qui veut verser toute la mer dans son trou il y va ferme et fort ce n’est pas seulement de l’eau qu’il veut y verser c’est tout son cœur toute la vérité de son cœur toute la vérité de son erreur toute la vérité de son illusion toute la vérité de son ignorance toute la vérité de son désir et même toute la vérité de sa volonté de puissance il ne triche pas avec sa source le petit Augustin il n’en envoie pas des échantillons au laboratoire il ne cherche pas à savoir quel genre d’eau elle produit si elle va bientôt s’assécher si elle n’est pas trop mauvaise pour le diabète des zébus il ne pose pas de questions à la source le petit Augustin il ne lui impose aucune retenue mais elle la dame
elle monte la garde contre l’inconnu
elle fait de l’instant sa casemate
parce qu’elle a peur
donc elle se protège
donc elle triche
donc elle s’oblige
donc elle a besoin que les autres la protègent
donc elle cherche à parler comme tout le monde
donc elle se censure
elle ne se lâche pas la dame
elle ne défend pas sa peau
elle défend un point de vue
ce n’est rien un point de vue ce qui est c’est voir ce qui est c’est ce qu’on voit
elle applique le principe d’inhibition la dame
et finalement elle se fout de l’instant
et je dis qu’Augustin aime l’instant et que la dame n’aime pas l’instant
et qu’Augustin se laisse capturer par l’instant tandis que la dame veut capturer l’instant
hou ! la tricheuseeee ! hou ! la tricheuseeee !
et je dis qu’Augustin sait qu’il est chiuso et qu’il est bloccato et c’est pour ça que l’instant le libère que tout instant le libère celui qui lui donne du regret et même celui qui lui donne du remords
et je dis que la dame ne veut pas savoir qu’elle est chiusa et bloccata et c’est pourquoi elle est obligée de se kiouser et de se bloccater toute seule
et c’est pourquoi elle kiouse et bloccate le monde
et s’embête à parler dans les médias
et je dis que le monde d’Augustin est respirable et le resterait même s’il était pollué et le resterait même si Augustin croyait que Dieu n’existe pas
et je dis que le monde de la dame est irrespirable et le resterait même sans le moindre atome de pollution et le resterait même si la dame croyait que Dieu existe
et je ne sais à peu près rien d’autre
moi aussi
décidément
« je suis et je resterai du côté du mystère et de l’injustifiable »

(4 avril 2010)

Main !

LE MARCHÉ XLIV

Toujours saluer le talent. Ce ballon – oublions un instant ce qui l’a stoppé, contrôlé, redirigé – qu’un mouvement délicat dépose sur le cou-de-pied droit où il profite, accueilli et comme absorbé par cette forme courbe, de l’effet tournoyant qu’elle lui imprime pour s’engager tranquillement et ironiquement sur une lente et presque molle trajectoire qui le conduit là où la tête du coéquipier va pouvoir le frapper le plus commodément, tout cela conçu et réalisé en une fraction de seconde parmi les hurlements des adversaires, si ce n’est pas là du grand art, je n’y connais rien. Et je suis bien loin de n’y connaître rien puisque vous lisez ici la prose de l’ancien demi centre des minimes du GSPM, le célébrissime Groupe sportif des patronages de Montrouge. Carrément. C’est donc en ex-futur-fan, mais également en collègue de Thierry Henry que j’ai l’honneur de m’exprimer ici, certain que les différences qu’on relèverait lourdement entre nous lui sembleraient, comme à moi, bien dérisoires. Qu’importe si lui et moi ne jouons pas tout à fait dans la même division, si les patins de la salle à manger me tenaient lieu de protège-tibias, si toute ma stratégie consistait à renvoyer le ballon le plus loin possible dès qu’il passait à portée de mon pied droit, si victoires et défaites nous valaient les trois mêmes tranches de pain d’épices et un verre de la même boisson à la réglisse que nous appelions le coco ? Détails, tout cela. N’est-ce pas, Thierry ?
Ξ
C’était bien, le foot, c’était vachement bien. Même les bleus que nous laissaient pour la semaine les croche-pattes et autres mauvais coups, c’était bien. J’ai été savaté et j’ai savaté. J’ai tatané et j’ai été tatané. Quand il nous arrivait de marquer un but pas trop net à l’insu de l’arbitre, généralement un retraité qui trottinait pendant quelques minutes, puis jugeait meilleur pour son cœur de surveiller l’action d’un peu loin, l’idée ne nous venait pas d’aller nous confesser à lui. Aux cris de nos adversaires, nous répondions par des cris plus véhéments encore. Je les ai encore dans l’oreille, ces braillements, nous gueulions comme des ânes, nous faisions un cinéma d’enfer, nous menacions les joueurs adverses, viens t’battre si t’as pas les foies, nous prenions des voix qui n’étaient pas les nôtres, et tout ça ne voulait dire qu’une chose : que nous voulions l’avoir marqué, notre but, mais que nous nous doutions que nous avions mal agi. Quant à l’autre retraité, qui, en plus sympathique, nous servait de Domenech, et à qui l’abbé offrait l’apéro après le match tantôt pour le féliciter, tantôt pour le consoler, je ne mets pas ma main au feu qu’il n’aurait pas regardé ailleurs si celle d’un de ses « p’tits gars » avait un peu arrangé le destin. Sur l’éthique, donc, aucune leçon à donner à personne. Balle au centre.
Ξ
Dans les vestiaires, nous faisions comme si de rien n’était. Faire main au foot, après tout, n’est ni un délit ni le huitième péché capital. Le lendemain, chacun se débrouillait avec son imagination, sa capacité d’oubli, sa conscience. Cette petite tricherie était un piment dans le ragoût de la vie, elle nous enseignait l’ambiguïté, chacun de nous la cuisinait à sa façon sans que personne ne demande à personne d’exhiber sa fierté ni d’étaler sa honte. L’affaire tombait dans le for intérieur, là où personne ne va, là où tout se construit. Elle nourrissait le rêve. Il y a deux écoles, à Pékin, pour la cuisson du canard : à four ouvert ou à four fermé. À Montrouge, nous grandissions à four ouvert, sans que personne ne songe à visser un couvercle sur nos rêves. En cela, nous avions plus de chance que Thierry Henry. Ou que le petit Antoine, fils d’un de mes amis, qui, ce soir-là, s’est installé devant la télévision, tel Napoléon devant Moscou, en déclarant que ça allait être géant et trop excitant. Qui a suivi le match dans un silence recueilli. Qui a soudain hurlé : « Y a main ! ». Qui est retourné à son silence. Qui, quelques minutes après, s’est promené dans l’appartement en scandant cinq ou six fois : « On-a-ga-gné, on-a-ga-gné ! » Puis s’est interrompu. Est allé fouiller dans le réfrigérateur. Et, sans autres commentaires, est parti se coucher.
Ξ
Un match décisif, ses enjeux financiers, ses dividendes politiques, voilà le couvercle vissé et le four fermé. Il y a eu tricherie, il faudra le nier, en tout cas le faire oublier. Plus de débat intérieur, plus d’hésitation, plus rien à penser, à méditer, à sentir. Plus rien à prolonger, plus rien à soupeser, plus rien à questionner. Ici Radio Communication, les brutes parlent aux brutes. Tout le monde à la manœuvre, vite, et d’abord les joueurs : on ne les paye pas seulement pour leur talent, mais aussi, mais surtout, pour leur docilité. La partie finie, le plus dur leur reste à faire : le petit pont de la pub, le dribble managérial. Capitaine sur le terrain, Thierry Henry n’est plus, après le match, qu’un cadre d’exécution. Alors que la télévision a déjà établi la vérité et que cet aveu est strictement sans effet, on lui souffle d’avouer franchement qu’il y a eu main. Puis d’opiner, quelque temps après, qu’il serait assez convenable de rejouer le match : pas de problème, la fédération internationale en a déjà écarté l’éventualité. Séparation radicale des intentions réelles et des intentions proclamées : rien de nouveau. Une vilaine photo montre le joueur, après le match, s’entretenant avec son entraîneur, une main sur la bouche pour protéger les secrets d’importance qui leur valent à tous deux ces mines funèbres, ce faux sérieux, ces airs de garnements conspirateurs. Le secret, le silence, le mensonge. Antoine, mon garçon, ces gens-là ne te veulent pas de bien.
Ξ
Les élections à venir, Copenhague, les grèves, la crise : tout cela pèse son poids de sérieux, mais infiniment moins, à mes yeux, que le débat sur le cynisme dans la vie publique que la main de Thierry Henry vient, involontairement cette fois, d’ouvrir. Le diable, on le sait, nous attend dans les détails, mais il n’est peut-être pas le seul. Une société aussi blindée que la nôtre ne se révèle qu’au défaut de sa cuirasse, elle n’avoue sa vérité que lorsque ses défenses sont déjouées par un incident apparemment mineur, et cette vérité lui arrive sur des pattes de colombe, pas sur des godillots de consultant. Ce soir-là Antoine a filé au lit plus vite qu’il ne l’aurait dû, plombé par une inquiétude vague à laquelle il ne comprenait rien. L’actualité aura beau monter d’un ton sa pétarade de vélomoteur trafiqué, ce qui se sera fiché dans son esprit et planté dans son cœur lui parlera infiniment mieux de notre présent et de son avenir que les racontars chiffrés des spécialistes. Allons, dites-vous, ce n’est pas l’affaire Dreyfus ! Non. Ni l’affaire Thierry Henry, d’ailleurs. C’est l’affaire Antoine, et c’est l’affaire vous. Une toute petite blessure, sans doute, et qui ne tue qu’à feu lent, en toute convivialité hypocrite. Car si la triche n’existe pas, la loyauté n’existe pas. Si le mensonge n’existe pas, la vérité n’existe pas, vous voilà collé à vous-même par vous-même, par votre bonheur comme par votre malheur, par vos orgasmes comme par vos rages de dents, par vos investissements comme par vos crédits. Etonnez-vous, après ça, que la jeunesse vous fasse un bras d’honneur ! Elle n’a pas le temps d’écouter vos jérémiades, trop occupée, sous son air libéré grave, à se tirer de l’inavouable pétrin où vous l’avez jetée. Et vous, pendant ce temps, à quoi occupez-vous vos loisirs ? Vous bavardez sur l’identité nationale avec M. Besson ? Vous observez, avec Mme Aubry, que les prochaines élections se joueront sur les valeurs ? Vous augmentez votre potentiel, peut-être ?
Ξ
Les règles sont les règles. Il faut bien les appliquer, même quand elles déraillent. La question n’est pas celle du résultat du match. C’est celle du gouffre qui s’est ouvert, ou qui s’est révélé, entre une sensibilité populaire que beaucoup de commentateurs ont d’ailleurs parfaitement saisie et reflétée, et les réactions des milieux politiques et sportifs. Résultat heureux, résultat volé, légalement volé, mais résultat. Soit. Il aurait suffi de le dire et de raser les murs. En se promettant de faire mieux la prochaine fois et, si l’on y tenait, en remerciant sainte Rita, patronne des causes désespérées. Ni salauds ni héros, les gens ont pensé : tant mieux, mais pas beau. De droite ou de gauche, la presse a largement fait écho à ce point de vue, notamment en province. Parmi les politiques, au contraire, à quelques exceptions près, féminines surtout, les commentaires ont été lamentables.
Ξ
Voilà à quoi l’on aboutit quand la vie politique, où doit vibrer ce que la conscience collective a de plus tonique, en ignore les meilleures intuitions. Quand elle parie sur les aspects grossiers de la sensibilité populaire en en sous-estimant le bon sens et la sagesse, quand elle oublie de quel œil narquois le peuple considère le cynisme des milieux d’argent et la grotesque frénésie de pouvoir de ses représentants. La gagne : dans l’affaire de la main, les politiques, tous les politiques ou presque, ont misé sur ce canasson-là. Ils le méconnaissent assez, ce peuple, pour confondre ses gueulements dans les stades avec les cris de son cœur. Une qualification pour la Coupe lui fera tout oublier : les gros malins ont compté là-dessus pour empocher des voix ou ne pas en perdre. Nier le sentiment populaire, truquer le sentiment populaire, humilier le sentiment populaire, voilà les trois degrés de ce pauvre cursus. Sur chacun d’eux, on trouve des politiques juchés.
Ξ
Échelon I, élémentaire, ignorer le sentiment populaire. Le pouvoir, pour cela, avait une bonne pioche : il lui suffisait de bétonner. Pas la faute de Ponce Pilate si sa vertu le paralyse. « Le gouvernement ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement de la Fédération internationale », déclare le Premier ministre. C’est le copié collé du propos du Président de la République aux journalistes : « Ne me demandez pas de me substituer à l’arbitre, aux instances du football français, aux instances du football international. » Enfin presque, puisque Nicolas Sarkozy, dont le subconscient titille facilement la conscience, leur avouait aussi que cette situation « l’arrangeait », laissant ainsi entendre qu’il mesurait la portée de l’incident. Semi lucidité, eût peut-être dit Pascal, qui n’aimait guère les semi habiles. L’opposition, elle, était contrainte d’en faire plus. Besancenot, l’air toujours dégoûté, et Mélenchon, prophète en CDI, bottent en touche avec de gros croquenots : qu’est-ce qu’un match de foot, camarades, au regard d’une grève ou, plus comiquement, de l’élection du président de l’Europe ? Voyez comme les grosses vieilles baraques ont encore de quoi noyer le bébé de la vérité dans leurs baignoires idéologiques : l’arrière décoction de sous-marxisme qui suinte tristement du site du PCF nous apprend que le fond de l’affaire, c’est l’insuffisance du budget du sport ; ça, vraiment, il fallait le trouver ! Les cathédrales, d’ailleurs, ne le cèdent en rien à la Révolution. La spiritualité de La Croix oscille lugubrement, pour ne pas décourager le lecteur, entre le jésuitisme caricatural et le moralisme gagneur : « Ces questions n’auraient pas la même portée si les Bleus avaient bien joué mercredi soir, si ce but litigieux, au moins, avait bénéficié à l’équipe la plus méritante. »
Ξ
Échelon II, truquer le sentiment populaire. Après l’élusion, la leçon de morale, ou de philosophie, ou d’humanité, ou de foutaise. « Je me dis que, dans un monde idéal, il faudrait rejouer le match, mais le monde n’est pas idéal », déclare François Bayrou. Daniel Cohn-Bendit, lui, voit dans la main de Thierry Henry « le summum de la chance ». « Le foot, c’est comme ça ! », ajoute-t-il dans le style méchamment rigolard qu’il affectionne. Ces deux catcheurs ont raison de se réconcilier : ils tiennent le même langage. Ou plutôt, de la même manière, ils tiennent le langage prisonnier. Pas un gamin de quatorze ans, aujourd’hui comme hier, qui ne sache que le monde n’est pas idéal. Mais quand il entend proclamer cette évidence avec une telle satisfaction, avec cette jubilation si peu, si mal dissimulée, c’est comme si la clé, dans la serrure, tournait du mauvais côté : elle n’ouvre rien. Non, le monde n’est pas idéal. Oui, le foot, très souvent, c’est comme ça, et le reste n’est pas mieux. Mais cela doit se dire, Messieurs, sur un certain ton. Quand le peuple fait le même constat, il y met de l’humour, lui, ou de la vachardise, ou du dépit, ou de la tristesse, toutes choses qui décollent le constat de lui-même, toutes choses qui empêchent la croûte du cynisme de se former, qui interdisent à la glace de la démission de prendre. Et puis, si le dernier mot de tout est de considérer que le monde n’est pas idéal, en quoi ce que vous voulez tellement nous vendre le serait-il davantage ? Faudrait-il que nous fissions les sceptiques sur tout, hormis sur vos programmes ? Le foot serait comme ça, et la pollution ne serait pas comme ça ? L’écologie se propose de transformer la planète, de lessiver la terre, de curer la mer : envoyer quelques gros pardessus au détachage est au-dessus de ses forces ? Qui ne peut pas le moins peut le plus ? Et le centrisme, alors, c’est le catalogue de l’impossible ? Le confluent des eaux usées ?
Ξ
Échelon III, humilier le sentiment populaire. Le peuple est maso, il ne comprend rien à la gagne. En clair, il est con. C’est M. Valls qui le dit : « Si la France n’avait pas été qualifiée, le pays aurait eu la gueule de bois. Nous sommes un drôle de pays où, même quand on est qualifiés, on débat et on est tristes. » Ce que M. Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, proclame encore plus fort : « Il y a en France une tendance à la repentance et à l’autoflagellation qui a remplacé la fierté nationale : on la retrouve dans le football. »
Ξ
Je ne doute pas que M. Thiriez ne soit, comme le montre sa notice Wikipédia, un homme instruit, diplômé, cultivé, artiste, mélomane et, de surcroît, influent. Le ballon rond n’absorbe pas toutes ses compétences ; il dispose d’une expérience administrative, politique, culturelle. Comment donc a-t-il pu se fendre d’un tel propos ? En médiocre aide-comptable des choses de l’esprit, je me demande ce que sont devenus les trésors intellectuels et esthétiques où M. Thiriez a eu la bonne fortune de pouvoir puiser. Ont-ils décoré le jardin privé de sa sensibilité ? A-t-il parfois tiré ces pierreries intellectuelles du coffre de son esprit pour que leurs feux éblouissent ses amis ? Tout cela est bien touchant, sans doute, mais un aide-comptable ne se laisse pas toucher si facilement. L’investissement en valait-il la chandelle, ou l’éteignoir ? Tant de science pour une pensée de bistrot ? À moins – on n’ose pas y penser – que la bonne volonté de M. Thiriez n’ait réinvesti dans cette sublime sentence la totale totalité de ce que lui ont enseigné ses immenses études et que, pour rendre l’héritage présentable, il n’ait même dû plonger dans son imagination. Je penche, je l’avoue, pour cette hypothèse, non seulement parce que j’ai quelquefois rencontré d’autres M. Thiriez, mais parce qu’il m’est arrivé d’intervenir dans les écoles chargées de leur remplir l’esprit, ou de le leur vidanger. En sorte que c’est à elles, plutôt qu’à lui, que s’est adressée jusqu’ici mon ironie.
Ξ
Je me tourne maintenant vers M. Thiriez lui-même, dont Wikipédia m’apprend encore qu’il a quatre enfants. Je lui propose de se rappeler leurs petites années, quand il lui arrivait, comme à tous les pères, de jouer avec eux. À cache-tampon, par exemple, où ils devaient fermer les yeux pendant que Papa cachait un objet familier – pas forcément une carte bleue, je veux dire une carte Magnificence, une carte Extravagant Prestige, une carte Grandiose. Je supplie M. Thiriez de se rappeler l’instant où les doigts de la petite main qui cachait leur gentille binette s’écartaient naïvement. Je parie que M. Thiriez, comme un autre, grondait gentiment. « On ne triche pas, disait M. Thiriez, on ne triche pas ! » En riant, bien sûr, et la grosse voix qu’il prenait était elle-même une manière de rire. En riant, oui. Mais pas comme une gourde qui pouffe sans savoir pourquoi. En riant d’un vrai rire parce que ses enfants, comme dit la Bible, étaient « sa joie en lui hors de lui ». En riant comme un papa qui voulait, tout en jouant avec eux, leur apprendre quelque chose, ne serait-ce que le goût de réfléchir en silence, la patience d’attendre un peu, le bonheur de tenir parole. « On ne triche pas, répétait M. Thiriez en riant, on ne triche pas ! »
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Pourquoi, l’autre jour, n’avez-vous pas dit « on ne triche pas », M. Thiriez ? Vous aimez vos enfants, sans doute ne détestez-vous pas ceux des autres. Vous voulez les vôtres attentifs, sérieux, capables de bonnes relations avec autrui ? Mais les autres ? Vous pensez que n’importe quoi leur suffira, la triche, les « on-a-gagné » que les foules cocues gueulent aux abords des stades tandis que des nababs tout ce qu’il y a de cool, installés au premier étage des bistrots chics, leur crachent leur mépris comme un noyau d’olive ? Mais, M. Thiriez, ces gosses-là, leur papa aussi a joué avec eux quand ils étaient mouflets ! Ces gosses-là aussi, leur papa leur a appris qu’il ne fallait pas tricher ! Vous prenez le risque de les voir balancer tous ces souvenirs au tri sélectif ? Et vous-même, M. Thiriez, quand vous jouiez avec vos bambins, vous n’allez pas me dire que tout ce que vous leur racontiez sur l’honnêteté, vous leur accordiez déjà le droit de se le mettre, plus tard, là où ils le voudraient ? Je suis certain que non. Je suis certain que vous croyiez ce que vous leur disiez. Je ne veux pas vous donner de cauchemars rétrospectifs, mais imaginez – si cela n’avait pas été le cas – qu’un de ces petits chéris, comme dans un Fellini, ait soudain saisi ce qui se cachait derrière vos mots, imaginez qu’il vous ait adressé le plus angélique des sourires et que, dans ce sourire, vous ayez lu, épouvanté : « Tes conseils, vieux chnoque, j’m’en branle, l’essentiel c’est que j’me la farcisse, ta putain d’carte Grandiose ! »
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Affaire de morale ? Non. Affaire de justice ? Non. Affaire de justesse. Voilà une bonne trentaine d’années que la classe politique française n’a plus l’oreille juste. Je me rappelle ma réaction, il y a vingt-trois ans, quand j’ai lu le Gagner de Bernard Tapie. De l’auteur, je ne savais rien. J’étais en plein enthousiasme de formateur, ce bouquin m’avait bouleversé plus que je ne pouvais le dire. Rien de ce que j’y trouvais n’était dans les gens que je rencontrais, rien de ce qui était en eux n’était dans ce livre. C’était comme une voie sans issue, un drain mal branché, une hérésie par disproportion. J’en parlais aux dirigeants, ils me répondaient avec le sourire, vaste comme la connerie, de l’optimisme industriel : ricanement veule et narquois des moins capés, grimace vaguement protectrice des grosses pointures. Ils avaient déjà tous le cul sur le verglas de la gagne, les plus petits devant pour servir de pare-chocs aux plus gros, tous, droitistes et gauchards, cathos et francs-maçons, libres penseurs et penseurs obligés, et les syndicalistes les regardaient passer avec un plâtre d’ironie sur la gueule pour masquer leur satisfaction d’échapper un instant à l’ennui. Je sentais qu’elle venait, la grosse saloperie, et que presque personne – en tout cas, aucune espèce de force constituée, je dis bien aucune – ne s’y opposerait.
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Avouer qu’il n’y a pas lieu d’être fier d’une victoire acquise sur une tricherie, en quoi est-ce s’autoflageller ? Ce genre d’aveu libérerait plutôt la conscience, non ? Antoine est content, il aura d’autres matchs à regarder. Parfait. Mais je ne veux pas qu’il oublie que gagner sur une tricherie, c’est tarte. Que, dans ces conditions, sauter comme un cabri le long de la touche parce qu’on va toucher une grosse pincée, c’est minable. Je conseille à Antoine de mettre un grain de réserve dans son plaisir : ce seul grain l’empêchera de devenir l’abruti qu’on veut faire de lui, il lui rappellera que la source de son jugement n’est pas à chercher ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Sans ce grain-là, Antoine, ils pourront te raconter tout ce qu’ils voudront, te vendre leur gagne pourrie ou je ne sais quoi d’autre, tu ne seras jamais ni un homme libre ni un vrai citoyen. L’acte citoyen dont ils te bassinent, tu le reconnaîtras à ceci : c’est toi qui l’imagineras, c’est toi qui en décideras, pas les mecs et les nanas déguisés qui te demandent à la télé, la tête maquillée pour, de filer des sous à ci ou à ça, d’agir comme ci ou comme ça. Un acte libre ne se calque jamais. Jamais, Antoine, jamais. Sur rien. Surtout pas sur les grands principes qui font vendre. Il s’invente, comme les mots gentils que tu dis à ta copine. Un acte de citoyen qui n’est pas un acte libre est un acte d’esclave. Pour l’obéissance, il y a la loi, c’est tout. Ce n’est pas une starlette, la loi, elle ne doit pas changer de fringues toutes les trois minutes. Quand on parle de la rigueur de la loi, cela ne veut pas dire qu’elle doit être plus sévère que nécessaire, mais qu’elle doit, précisément, être rigoureuse : un peu comme les maths, si tu veux. Elle n’est pas là pour montrer ses fesses, la loi, mais pour que chacun, au fond de soi, la reconnaisse et acquiesce à ce qu’elle demande. N’hésite pas à interroger tes parents. Ils ont deviné ton embarras, l’autre soir, donc ce sont de bons parents. Il ne te suffit pas d’avoir appris par Internet que les enfants ne naissent pas dans les choux et quelques autres petites choses accessoires. Demande-leur donc si, à leur avis, la loi est rigoureuse quand elle fourre ses pattes là où on devrait avoir honte de les trouver, quand des spécialistes sont chargés de déterminer si un mariage est blanc, noir, gris pâle, gris perle ou gris souris, quand la définition d’un délit de violence psychologique censé ramener la paix dans les ménages, et qui y foutra forcément une merde bien plus épaisse encore, est confiée au premier bon élève qui se pointera, quand une sociologue que j’imagine moins souvent que moi à la plonge décrète que la répartition des tâches ménagères est un problème politique – propos qui, dans une Université pas encore trop azimutée, devrait faire fuir, coudes au corps, les étudiants de cette discipline vers d’autres aventures -, quand le pavé de l’ours des bonnes intentions aveugles, satisfaites, mais non moins perverses, cherche à s’abattre sur les vies privées, quand tout, tout de tout, au seul bénéfice d’une névrose de culpabilité qui court plus vite que la grippe du dindon, est à ce point fliqué par les niaiseux de la technique et quadrillé par les débiles de la sécurité qu’on se demande parfois si l’on est bien en train de fermer Guantanamo ou si l’on n’est pas plutôt occupé à en élargir le périmètre aux dimensions du monde anciennement civilisé.
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Je souhaite qu’Antoine reste poli, au moins le plus souvent possible. Mais si un gugusse lui explique qu’il est masochiste quand il écoute sa tête et son cœur, je l’autorise à lui balancer tous les noms d’oiseaux de son répertoire ; s’il est trop restreint, je lui prêterai le mien, il aura de quoi faire. Et, en prime, dans une contre-attaque fulgurante le long de la touche, il apprendra au gugusse que le masochiste, c’est lui. Qu’être masochiste, c’est dire « c’est comme ça ». Qu’être masochiste, c’est s’enchaîner soi-même à sa dépendance. Qu’être masochiste, c’est tisser soi-même sa défaite en entassant ce que les gugusses appellent des raisons objectives, c’est-à-dire, presque toujours, des capitulations. Qu’être masochiste, c’est s’obliger à saluer les intérêts qui piétinent aux abords des grands matchs comme sur les moquettes des conseils d’administration. Ou encore les intérêts de ceux qui ont intérêt à s’opposer à ces intérêts-là. C’est ça, Antoine : le masochisme, c’est de défendre des intérêts, d’aspirer à autre chose qu’à un verre de coco. Le masochisme, c’est se répéter chaque matin que les électeurs, les lecteurs et les clients ne vous pardonneront jamais d’être un homme libre. Le masochisme, c’est ramer dans les prétendues raisons supérieures au nom des passions inférieures dont elles sont les maquerelles. Être masochiste, c’est avoir trop peur de vivre pour s’avouer qu’aucune relation humaine, sur quelque registre qu’elle se déploie, ordre ou désordre, vice ou vertu, dans l’ermitage ou dans la foule, ne met finalement jamais rien d’autre en présence qu’un Je et un Tu, un Tu qui ne ressemble en rien à cet Autre moisi que n’importe quel épicier installe désormais dans sa vitrine au lieu de l’enfermer, comme il conviendrait, dans son bocal le plus hermétique, un Tu terriblement divers, il est vrai, et qui ne demande peut-être qu’à s’unifier, et qui ne demande peut-être qu’à m’unifier, un Tu qui casse les joujoux de toutes les généralités, toutes, absolument toutes, un Tu qui me laisse infiniment insatisfait – étrange insatisfaction, insatisfaction – le dirai-je ? – pleine de grâce.
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Mais je m’égare, je déraille, je batifole ! Le fin sourire qui se dessine sur vos lèvres me ramène fermement et patiemment à la réalité. Je parle pour rien, je parle dans le vide. Je m’énerve tout seul. Pour la raison, unique et suffisante, que tout ce que racontent MM. Thiriez, Valls, et autres, Antoine s’en tamponne comme de son premier tee-shirt. Ce sont mes nerfs que ces gens-là mettent à l’épreuve, pas ceux d’Antoine. Ma mémoire, pas la sienne : d’ailleurs, il n’en a pas. Lui, Antoine, il s’en tape ; tout cela, c’est du bruit, un bruit auquel il est aussi habitué qu’un lapin qui broute sur le bord d’une autoroute, et dont il se protège d’ailleurs fort bien en emmagasinant dans son casque, ou dans je ne sais quoi encore avec un nom anglais, un arsenal de bruits anti-bruit. Et que me considérer dans l’état où je me suis mis sans attraper une seule syllabe de ce que je raconte fait de moi, à ses yeux amusés, un vieux bonhomme de dessin animé guère moins drôle qu’une publicité.
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Voilà ce que c’est que délirer… J’oubliais l’essentiel. Qu’on lui propose la gagne comme principe d’existence et règle de vie, Antoine n’en sait rien. Que, non content de régner sur l’économie, la politique et les médias, ce langage-là ait réussi, comme il se serait fait une pucelle ou, mieux, une religieuse, à baiser l’une des activités les plus gratuites de l’humanité, le sport, cela ne fait pas du tout dresser les oreilles du lapin Antoine, tout occupé à brouter son bruit anti-bruit. Que finalement, baisé, il le soit encore plus et mieux, lui, que ne le serait tout un couvent, l’idée ne lui en vient pas. Que tout le projet de la gugusserie universellement managériale soit de le promener de déception en déception et de dégoût en dégoût, qu’elle n’ait rien d’autre dans la calebasse, cette pauvre GUM, que de faire de lui, comme de quelques milliards d’autres, cette brute calibrée dont le désir, rogné, limé, comprimé, désépaissi comme une crinière trop généreuse, n’ait plus pour s’exprimer que des exigences sèchement aboyées de petit cabot grotesquement hargneux et pathétiquement inoffensif, comment s’en douterait-il, le gentil Antoine qui halète au rythme de la batterie coincée dans son oreille ?
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Comme si ce que racontait Francis Jeanson – vous allez rire -, ça concernait Antoine ! Les choses objectivables qui ne peuvent combler personne, jamais, nulle part, le sens qui niche toujours dans la déficience de l’être… Non mais, des fois, est-ce que je vais arrêter de l’emmerder avec tout ça, ce gosse, est-ce que je vais le laisser se trémousser en paix ? Est-ce que je vais le laisser avancer ? Est-ce que je ne serais pas en train de le harceler, par hasard, est-ce que les étendards sacrés de la consommation humanitaire n’iraient pas bientôt se lever contre moi ? Et les droits de l’Antoine, alors ? Qui es-tu, toi, pour contester les droits de l’Antoine ? Tu ne veux pas être libre comme nous, salaud ?
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Antoine n’est pas sourd, pourtant. Même matraquée, son oreille saisit parfaitement le langage qu’on lui tient. Il n’est pas vrai qu’il ne lui parle pas, ce langage. Il n’est pas vrai qu’il ne lui dise rien. Il lui dit : « Rien ». Et non seulement il lui dit Rien, mais il le badigeonne de Rien, il le pénètre de Rien, il le travestit en Rien. Et c’est pourquoi Antoine comprend sans comprendre. On lui a shunté tout écho, on l’a décollé de lui-même, sa sono intérieure n’a plus de baffles. À ce Rien, si on le laisse faire, il va consentir comme à une évidence. Il va se l’appliquer en pommade anti-angoisse, il va en faire son ordinaire, sa parure, ses choux gras mécaniques. Puis, comme un chien au pied de son maître, il se recroquevillera sur sa solitude de tank dynamique.
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Il n’est pas sourd, il est anesthésié. Un tank ne voit rien de ce qu’il ignore, rien de ce qu’il écrase. Il continue à avancer, le tank Antoine, il avance sur place, il avance en boucle. Râpé, le temps des culpabilités sales comme des pellicules sur la veste du dimanche ! Antoine coïncide avec le rythme, avec les chenilles du tank, avec ce qu’il croit être son désir, Antoine devient de jour en jour plus con. Tant que les batteries de la batterie ne seront pas tout à fait nases, ça ira, il pourra frimer encore un peu, même si ça le gêne aux entournures du cœur. Mais le mouvement est irréversible. Celui qui n’a plus de pellicules à épousseter, celui qui ne veut plus les regarder, ses pellicules, ou qui ne le peut plus, celui-là se sent devenir une gigantesque pellicule, une insupportable pellicule sur la veste du monde. Faute d’être coupable de, il devient coupable tout court, coupable tout lourd, coupable tout tank, coupable d’être un tank, de s’être laissé devenir un tank. Et plus il est un tank, plus il est coupable. Et plus il est coupable, plus il est un tank. Verse-toi encore un peu de boum boum dans l’oreille, Antoine, ça te fera oublier que tu n’as rien à oublier.
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Je ne me serais pas embarrassé de l’affaire Antoine s’il n’y avait eu dans la voix de son père cet imperceptible flottement que j’aurai passé ma vie à guetter, et peut-être à chasser. C’est la toile d’araignée où l’insecte que je suis se précipite tête baissée, antennes repliées, dans l’extinction heureuse des lumières intermédiaires, et que votre idiote bonté, je vous en supplie, ne vienne pas l’en délivrer ! Laissez-moi là, laissez m’y, s’il vous plaît, entre naissance et mort, amour et solitude, joie et tristesse, remballez votre réel, M’sieurs Dames, bouffez sans moi vos valeurs, et ne venez pas compter mes pour et mes contre, mes ceci et mes cela, mes Capulet et mes Montaigu ! Que dis-je l’insecte ? Je suis l’éléphant qui se balance sur la toile d’araignée, qui trouve ça très intéressant, qui y appelle un autre éléphant, d’autres éléphants, tous les éléphants, sans oublier les paritaires éléphantes avec leurs éléphanteaux qui n’ont rien dans la trompe ! Car il n’est de poids ni de lourdeur, ni de gravité – ce poids qui n’ose pas dire son nom – qu’une main arachnéenne et tendre ne vienne alléger, bercer, subtiliser !
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Vas-y, Antoine, mon pote, dribble-les tous, file au but tout seul sur tes pattes d’araignée, t’auras deux verres de coco ! Et hop ! Un grand pont sur les champions de la gagne en leur faisant Meuh ! au passage ! Et hop ! La balle entre les jambes de ceux qui font semblant de savoir de quel camp ils sont ! Et hop ! Change de but, Antoine, feinte l’arbitre, les spectateurs, les journalistes, au hasard Balthazar, feinte-toi tout seul, mon gars, laisse-toi feinter par ce que tu découvres, apprends l’ignorance, petit, c’est la seule discipline intéressante, n’aie pas peur de ta solitude, le silence t’épellera ta liberté lettre à lettre, pas besoin d’écouter ce qu’ils racontent, pas besoin d’inventer des bêtises, tu recopieras ce qui est en toi, tu verras comme c’est neuf… D’accord, ce que je te dis là, ce n’est pas l’idéal. Je préférerais te désigner un chemin plus facile. Pour l’instant, n’y compte pas, il n’y en a pas.

(janvier 2010)

Francis Jeanson

LE MARCHÉ XLIII

J’ai rencontré Francis Jeanson au début des années 70, alors qu’il travaillait au chantier tout neuf de l’action culturelle. Chargé de la préfiguration de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône, il réfléchissait aussi, avec le ministère, à la formation des animateurs de ces Maisons, tâche pour laquelle il cherchait un adjoint. J’avais présenté ma candidature ; à l’issue d’une séance assez solennelle au Ministère de la Culture, elle fut agréée. Francis m’inspira tout de suite curiosité et sympathie et j’intervins avec enthousiasme dans le premier stage national. Il durait un an. Les stagiaires bénéficiaient d’une foule de rencontres avec toutes sortes de personnalités éminentes, écrivains, artistes, auteurs dramatiques et comédiens, sociologues, pédagogues, etc. Dans des séminaires réguliers, Francis donnait sens et unité à l’ensemble. J’essayais, quant à moi, de transposer à l’univers culturel ce que mon activité de formateur m’avait déjà enseigné. « Fais ce que tu veux », m’avait dit Francis. À la fin du stage, une réunion fut organisée pour procéder au bilan de l’année. Leurs discours ayant mis l’horaire en danger, les officiels prièrent les stagiaires d’être brefs, ce qu’ils acceptèrent de bonne grâce. L’un d’entre eux parlerait au nom du groupe et son propos tiendrait tout entier en une équation sur laquelle ses collègues s’étaient accordés. Sur quoi le délégué se leva, s’en alla chercher un tableau, et écrivit : Stage national = Jean (son+Sur).
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Vanité. Mais, après quarante ans, la gloriole aurait pu garder cet épisode aussi frais dans ma mémoire sans qu’il soit resté dans mon cœur. J’étais honoré d’être ainsi associé à Francis, mais il s’agissait surtout d’autre chose. Cette équation n’était ni une flatterie, ni un règlement de comptes. Les stagiaires n’avaient jamais montré la moindre animosité envers les interlocuteurs qui leur avaient été proposés, et dont ils évoquaient souvent les apports. Ils nous avaient seulement lancé une sorte d’appel, leur équation était un manifeste en raccourci, l’expression d’une urgence que Francis Jeanson et moi avions peut-être pu mieux entendre que d’autres.
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Quelle urgence ? L’urgence de l’urgence, précisément. L’urgence de ranger les choses importantes dans les beaux dossiers de toutes les couleurs qu’elles méritent, et de s’intéresser aux choses urgentes, et de se donner, de s’adonner aux choses urgentes. Les futurs animateurs avaient compris que c’était là la pente naturelle de Francis, et la mienne. Même si les aventures que j’avais eu à affronter étaient à celles de l’animateur du Réseau ce que la pétanque est à l’ascension de l’Himalaya, les stagiaires, au-delà de toute identification politique ou idéologique, nous avaient sentis du même côté. Nous l’étions. Francis l’avait immédiatement compris ; de cela, je lui avais été reconnaissant. Il m’avait parlé comme à moi-même, non pas comme à une contrée voisine, à un clocher concurrent, à un allié d’un jour susceptible de devenir un adversaire de toujours.
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L’urgence. Je voudrais être certain de bien faire entendre ce que je mets sous ce mot. Je ne parle pas de l’urgence des journalistes, ni de celle des experts, ni de celle des humanitaires. Je parle de l’urgence d’accéder à soi-même, et de la nécessité, pour y parvenir, de faire la route avec les autres. Tout le monde a ce désir, mais peu de gens le regardent en face, peu de gens osent avouer et s’avouer que c’est là le meilleur combustible possible pour l’espérance, son principal moteur et sa source la plus vive, au point que son absence frappe tout le reste de stérilité. Ce mélange de proximité et de distance avec autrui, cette fraternité de voyageurs, cette fragile certitude qu’on ne se soucie ni de consolider ni d’analyser, dont on ne cherche ni de quoi elle est faite, ni de quoi elle manque, ni de quoi elle boite, ni de quoi elle souffre, dont on accepte les limites sans refuser les joies et les plaisirs qu’elle offre, qui, en lui donnant sens, tout à la fois alourdit et allège la solitude, l’affirme et la dépasse en la transfigurant, quelle existence ne la désire pas ? Mais peut-on encore comprendre cela, peut-on encore croire cela ? Sans doute. Quelque part, comme on disait à l’époque. Je m’y efforce comme un autre, je n’y parviens pas toujours. En tout cas, c’est bien de foi qu’il s’agit. De la foi du croyant ou, comme dit Francis, de la foi de l’incroyant.
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Accéder à soi-même, aider les autres à y parvenir aussi et, en les y encourageant, s’y encourager soi-même : Jeanson n’a jamais rien fait d’autre dans sa vie. C’était cela, le Réseau : sortir de la honte intolérable de la Guerre d’Algérie, sortir d’une défaite de plus en plus évidente, et que l’illusion de chaque succès militaire aggravait. Ne pas accepter de vivre dans cette lumière sale. Prendre les moyens qu’il faut, accepter qu’ils soient trouvés discutables et que, parfois, ils le soient. Agir dans le sens de la plus grande urgence, non pas en vengeur, non pas en théoricien. Christiane s’agaçait de ce qu’on identifie toujours leur couple aux années du Réseau. Le reste était pourtant de la même inspiration. L’action culturelle, telle que la voyait Francis, c’était tâcher de rendre les gens à eux-mêmes par le même mouvement qui le poussait constamment à se rendre à lui-même. Non pas la bienveillance, la philanthropie, le dévouement, l’altruisme. L’affirmation d’une communauté de destin, d’une identité de situation attestée par la présence dans chaque conscience, au-delà de tout ce qui sépare, d’un désir de sens. Tout cela ne m’aurait pas parlé à ce point si je n’avais déjà eu l’occasion de comprendre que cette perspective était la seule capable de donner sens à mon travail de formateur.
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Un été, je l’avais entraîné pendant quelques jours dans un beau village de Provence dont le maire avait accepté l’idée d’une sorte de mise en expression de ses administrés. J’étais ébahi du naturel et du soin avec lequel il s’entretenait avec nos interlocuteurs, haussant sans effort l’image des humbles, nuançant avec un humour gentil la satisfaction des importants. Il ne cessait de découvrir, il semblait renaître avec chacun ; mieux encore, il est vrai, avec chacune. Francis aimait passionnément les femmes. Il parlait d’elles avec une immense liberté toujours empreinte de la plus affectueuse amitié. Je lui enviais cette simplicité. Je l’entends encore, une fin d’après-midi où nous nous promenions dans le village, heureux de la beauté du site, heureux d’une jeune femme rayonnante que nous venions de croiser, me dire : « Tout est devenu plus large. » Et j’ai toujours dans l’oreille la grosse quinte de toux qui saisit le responsable du Crédit Agricole à qui j’avais un peu perfidement conseillé de lui demander une conférence quand, à l’issue d’une salve de questions, Francis déclara sur ce ton de douceur rieuse qu’il maniait comme une arme pacifique : « Nous allons maintenant nous quitter, mais je vais partir sur un regret. Vous ne m’avez pas interrogé sur ma vie sexuelle. »
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Francis Jeanson était la mesure même. Mais, dans la mesure, il était démesuré. Il ne concevait pas l’idée d’absolu. La condition humaine, pour lui, était absolument relative, c’est-à-dire absolument en relation. « Il est clair, écrit-il, que nous n’agissons pas dans l’absolu : mais c’est précisément dans le relatif qu’il nous faut nous maintenir, envers et contre tout, une sorte d’exigence absolue. Entre le redoutable confort des solutions radicales et la fuite dans l’insignifiance relativiste, il nous reste à tenter de naviguer… »
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« La perception, disait Deleuze, pas la morale ! » « C’est scandaleux, ajoutait Jeanson, de parler de Morale dans l’univers où nous sommes. » À l’origine de ses engagements, aucune surdétermination politique. Le Réseau était né de l’indignation mêlée d’effroi où l’avaient jeté, durant un séjour en Algérie, les propos de nos compatriotes. Cette réaction m’était facile à comprendre. Dans un texte qui figure sur ce site, Retour en Algérie, j’ai raconté ce que fut ma première promenade de soldat à Alger, le gamin algérien déchiqueté par la bombe qu’il transporte, la fureur délirante du curé de Saint-Augustin, l’évidence hurlante que tout cela devait cesser : et j’étais un catholique de droite, et j’étais venu volontairement en Algérie pour y défendre la civilisation occidentale ! Pourtant, si sévère que fût son jugement sur le comportement de certains d’entre eux, Francis Jeanson n’était nullement en guerre contre les Français d’Algérie. Il voyait de quoi ils étaient responsables, mais n’oubliait jamais en quoi ils étaient aussi des victimes. J’aimais cet homme de gauche qui ne jouait pas à l’homme de gauche, que je n’ai jamais vu s’étrangler d’indignation, s’étouffer de compassion, se shooter à la dénonciation, se gratter la conscience, qui ne faisait pas semblant de découvrir la misère du monde et d’être comme auréolé de cette extraordinaire trouvaille. Francis était un homme droit, le malheur des autres ne lui était pas un alibi foireux pour ne pas oser le bonheur. « On ne travaille jamais pour les autres si ce n’est pas avec eux », disait-il. Et ce travail est un bonheur, on y rencontre des amis, des joies, des plaisirs. Son regard désencombré ne cherchait pas dans l’état du monde la justification d’une névrose, mais les germes de l’humanité plus consciente, plus libre, plus audacieuse dont il avait lui-même besoin pour être heureux. Il était en proximité immédiate avec ceux qui lui demandaient d’éclairer un peu leurs problèmes. Une de nos amies parlait à son propos d’une attitude de vérin : non pas exaucer, mais exhausser. Aider la subjectivité des autres à surgir, à fuser, à s’échapper n’était pas pour lui une préconisation de colloque ; il était ainsi avec ses proches comme avec les inconnus. Sa manière de vivre l’amitié, c’était d’être aux affûts de la liberté des autres. Il savait qu’elle naissait d’un envol inattendu, d’une imprévisible effraction, d’un mouvement d’abandon soudain monté jusqu’à la conscience grâce à un instant de vraie confiance. Cet homme cultivé ne bouquinait pas la liberté. Il ne proposait à ses interlocuteurs ni vaines analyses, ni solutions toutes faites, ni promesses d’avenir : il se faisait seulement l’allié inconditionnel de ce qu’il cherchait et trouvait en eux d’authentiquement personnel. Quand le hasard le fit s’intéresser à la formation des personnels des hôpitaux psychiatriques, son apport fut extrêmement utile aux spécialistes et à ceux que l’on appelle parfois trop vite des malades 1.
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Je me rappelle une soirée d’été chez le maire provençal qui nous recevait. Nous étions en pleine libération des mœurs. La nudité était à la mode, comme en d’autres temps le smoking, beaucoup y cédaient. Mes esprits animaux n’étaient nullement désolés du spectacle qui leur était offert, mais je ne pouvais m’empêcher de marquer mon agacement quand des parents se flattaient de se montrer nus devant leurs enfants. J’aurais tout oublié de ces débats de bobos désœuvrés si Francis, en qui nos interlocuteurs avaient cru trouver un adepte, sinon un apôtre, de leur héroïque révolte contre la pudibonderie, n’avait, à leur grande déception, fait écho à mes réticences non pas pour les excuser, ni même pour les expliquer, mais pour les fonder. À ce signe minuscule, j’avais senti à quel point il s’intéressait aux autres. Confronter des opinions lui importait infiniment moins que saisir le point d’authenticité d’une expérience ou mettre le doigt sur l’enjeu personnel d’une contradiction. Plutôt qu’aux autres, d’ailleurs, il s’intéressait à l’autre, à son interlocuteur du moment, à celui-ci, à celle-là dans sa complexité réelle, ici, aujourd’hui, dans cette situation précise. Nier cette complexité pour « faire triompher une vision partielle », là était pour lui la démesure, la démesure pernicieuse, source de mauvaise foi et de violence, le contraire de la bonne démesure qui est comme le halo de la mesure, son orchestration par la générosité du cœur.
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Le thème de la respiration serait une bonne entrée pour considérer la vie et l’œuvre de Francis Jeanson. Il faudrait prendre le mot dans son sens premier. Vers la trentaine, il avait dû faire un séjour au sanatorium ; dans ses dernières années, il fut astreint à des soins quotidiens très pénibles. Toute sa vie, il a cherché l’air. La montagne lui était interdite. Sa maison de Claouey, sur le Bassin d’Arcachon, l’en consolait. Fit-il de la mer un sommet ? L’absolu dans le relatif, serait-ce la verticalité secrète de l’horizontal ? En tout cas, dans ce monde étouffant, il cherchait à respirer, et il aidait à respirer. Comme ce jour où nous nous promenions dans le village provençal. Il prenait l’air à pleins poumons, et j’en étais renouvelé.
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N’importe qui, sur Internet, injurie n’importe qui. « Traître ! » tapotent sur leur clavier, à propos de Jeanson, de bons petits pères un peu hépatiques qui vont même parfois, suprême patriotisme, jusqu’à se féliciter de sa mort. Francis en aurait souri, je gage qu’il aurait trouvé ces réactions finalement assez compréhensibles, et peut-être relativement judicieuses : la notion de Traître dont, dès 1955, il signalait l’importance dans la pensée de Sartre, et sur laquelle la Guerre d’Algérie lui donna l’occasion de réfléchir d’une façon on ne peut plus directe, tient une place importante dans son œuvre. Le Traître en question n’est pas le voyou, le vendu qui ne mérite pas la majuscule. Parlant du personnage qu’incarnait Pierre Brasseur dans Kean, une pièce de Jean-Paul Sartre, Jeanson le définit comme « celui qui a été jeté à la solitude parce que la Société lui donnait tort et qu’il ne parvenait pas en lui-même à se reconnaître fautif. » De nos jours, ce traître-là est largement passé de la scène à la salle et de la salle à la rue, via les entreprises, les médias, l’universel bourrage de crânes. Se sentir seul dans un univers social si massivement, si brutalement, si perversement autoritaire qu’on se donne à peine le droit d’en contester le bien-fondé et que les plus menacés hésitent à s’en protéger autrement qu’en se supprimant purement et simplement, c’est entrer dans cette problématique, c’est commencer à être ce traître très spécial, traître objectif dira Jeanson, traître au second degré, traître multiplié par traître au sens où moins par moins fait plus. « Vous serez seul, écrit Sartre, si vous connaissez que vous n’êtes plus, aux yeux de tous, qu’un objet coupable, tandis que votre conscience, en dépit d’elle-même, ne cesse de s’approuver ; vous serez seul si la société vous annule et que vous ne pouvez pas vous anéantir. » Ton de théâtre, bien sûr. Mais, pour de plus en plus de gens, cette solitude, au moins provisoire, devient un passage obligé : savent-ils assez que, s’ils ont le courage de l’accueillir droitement, la vie est au bout ?
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Être ce traître, ça vient comme une allergie, c’est une allergie. Choisissant d’abord l’homéopathie, on commence, aux premiers signes de contestation qu’on repère en soi, par adhérer plus que de raison à ce que l’on a la hantise d’abhorrer. Comme le boxeur en difficulté, on colle au corps de l’adversaire pour l’empêcher de frapper. Les premiers doutes ? Des signes de fatigue, rien de plus. Les traces de dégoût que l’on repère comme de vilaines taches ? Elles passeront si l’on redouble de docilité, si l’on s’applique à ne pas voir, si l’on pense à autre chose. Mais elles ne passent pas, il faut forcer la dose. En avant pour la compensation, pour la célébration lyrique, féroce, intraitable, de ce que l’on devrait refuser, de ce qu’on va finir par haïr à force de ne pas le refuser. Solitude sous contrôle. Climat de fascisme, de stalinisme : management. Fascination par les autres, devenus soudain si cohérents, si présentables, si réglos, si fiables, si rationnellement rationnels, si humblement sympathiques : ils ne souffrent pas à ce point, les autres ! Et la crise, la crise qui vient, qui vient nécessairement pour empêcher le pire : qu’elle ne vienne jamais.
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Ne rien voir ? Ne pas penser ce qu’on pense, ne pas sentir ce qu’on sent ? Difficile de tenir longtemps la position. Un jour, la contradiction devient insupportable, il faut une façon plus subtile de nier l’évidence. On appelle généralement cela lucidité, mais c’est le contraire : l’antichambre de la noirceur. Décrire, décrire encore, décrire jusqu’à l’ivresse pour bien s’enfoncer dans le bain de mousse, dans le marais de mousse du pessimisme, noir désir, sombre jouissance. Ah ! L’inépuisable dégustation du pessimisme ! La lente progression des tanks du pessimisme. Quelle énergie propre, le pessimisme, il produit ce qu’il consomme ! Et se tient toujours si près de la réalité ! Dans sa lucidité sans lumière, on déguste en esthète la lenteur de l’asphyxie. Quoi de plus naturel que le malheur ? Le principe de réalité – misérable principe, crasseuse réalité – ne suffit-il pas à le justifier ? Les choses sont comme ça, personne n’y échappe, tu as raison, tout ça est dégueulasse, mon manager me siffle, il faut quand même que j’y aille. On se consolera avec les entractes plus ou moins laborieusement orgasmiques concédés par le principe de plaisir, petit cousin du susnommé. Et si tout cela ne suffit pas à colorier l’image qu’on a de soi, on ouvrira le tiroir aux grands mots, et on se collera sur le front la première étiquette qu’on en tirera : Progrès, Humanisme, Ordre, Révolution, Croissance, Religion, Sécurité, Écologie, Anarchie, très bon tout ça, excellent, j’achète ! Faute de contenu, il faut bien se donner une contenance !
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Je ne me vois pas expliquer à des salariés de France Telecom que leur entreprise n’est pour rien dans leur malheur. Mais prendraient-ils pour un traître – en mauvaise part, cette fois – celui qui leur suggérerait que, pour réelles que soient leurs souffrances, ils auraient tort de voir l’enfer dans ce qui est seulement, si l’on peut dire, une manifestation de l’enfer, une émergence particulièrement gratinée de l’enfer ? L’idée qu’à l’extérieur de la boîte on est libre, ceux qui souffrent vraiment au travail savent que ce n’est pas vrai. Peuvent-ils admettre que ce que leur inflige l’entreprise, cette dépendance carcérale, cet enfermement maniaque, dépasse, et de beaucoup, la capacité de nuisance des quelques personnages qui recyclent leur agressivité d’adolescents frustrés dans le confort bébête des étages supérieurs ? Peuvent-ils admettre qu’ils sont là devant une expérience fondamentale, qu’ils sont vraiment affrontés à l’absurdité du monde, qu’ils sont au point de bascule de la vie et de la mort ? Peuvent-ils croire qu’ils sont des pionniers, des aventuriers, des découvreurs ? Ils le sont, pourtant, et au premier chef, et les si bien nommés partenaires sociaux ne le sont pas, eux, leurs experts de poche non plus. Peuvent-ils se dire que, pour épuisant qu’il soit, ce combat vaut la peine d’être engagé, qu’il n’est nullement perdu d’avance, qu’il peut devenir légende ?
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À la fin, pourquoi les esclaves de la colonisation managériale ne marronnent-ils pas plus souvent ? Ce que pouvaient faire des gens ignorants, dépourvus de tout, et sur lesquels on allait lâcher les chiens quand ils s’enfonceraient nus, en pleine nuit, dans une nature hostile, les salariés citoyens consommateurs sont incapables de s’en inspirer, même d’infiniment loin, même avec toutes les transpositions qu’on voudra ? Gardent-ils seulement quelque nostalgie de ce genre de révolte ? En sont-ils, parfois, vaguement émoustillés ? Peu familier des beaux quartiers, je ne suis pas porté à sous-estimer le poids des nécessités matérielles. Mais enfin… Quand l’existence n’est plus que le combat permanent de l’insomnie et du somnifère, de l’angoisse et de l’anxiolytique, quand une fenêtre ouverte devient issue de secours, est-ce bien raisonnable de s’entêter, est-ce bien raisonnable de ne pas marronner ? À ce niveau de désastre, l’enjeu est-il encore équitable ? Ira-t-on raconter qu’on agit pour l’avenir des enfants ? Cela prête à rire. Sauf si, les destinant à la carrière psychiatrique, on voulait leur donner un peu d’avance dans leurs études en leur fournissant très tôt une expérience pratique. Tout cela ne va pas, on dira ce qu’on veut… Il doit y avoir d’autres explications à cette ahurissante passivité. C’est entendu, ni la consommation ni la communication ne favorisent l’imagination et l’audace. Mais, vraiment, il aurait suffi de quelques décennies de médias et de supermarchés pour dévitaliser comme une dent l’homme du XXe siècle finissant ? Je ne l’ai jamais vu très glorieux, ce gazier-là, mais de là à sombrer aussi vite !
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Alors, une hypothèse. Ici est définitivement comme ailleurs. Pour marronner, il faut de l’inaccessible : ça, c’est râpé. On s’échange maintenant les lions et les guépards comme les couches-culottes et la Joconde. Robinson Crusoé commande sa pizza sur son portable. Tous les jeux ne sont sûrement pas faits, mais toutes les cartes sont distribuées. Ici étant comme ailleurs, les problèmes s’y posent comme ailleurs. Ce salarié qui s’obstine à rester dans sa boîte pourrie a peut-être au fond de lui l’idée étrange et perspicace qu’il est inutile – et même déplacé – de troquer ce sort détestable contre une situation un peu moins difficile : pressentiment animal de la catastrophe. Ailleurs, il y a peut-être quelques aisances de plus, quelques vexations de moins. Mais ailleurs, quelque chose lui dit que c’est un endroit qui n’a pas encore eu le temps de ressembler à sa boîte pourrie, qui, d’une manière ou d’une autre, deviendra sa boîte pourrie.
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Déménager pour aller où quand on patauge au fin fond de l’engloutissement ? On ne peut pas fuir le destin comme un people fuit l’impôt. On en meurt ou on en triomphe, ça s’appelle le tragique. Les élites en sont définitivement châtrées, et heureuses de l’être. Tout pétochard qu’il soit, le peuple, que j’ai toutes les raisons du monde, innées et acquises, de ne pas idéaliser, et qui est la principale victime de la tragédie, s’en trouve pourtant aujourd’hui le seul gardien. On n’aime guère s’avouer ces choses, mais elles sont là, elles tambourinent, elles sont la basse continue de l’existence, elles en sont le sérieux. Le reste, la politique, le débarbouillage de la planète, la musicalité des pets des importants, c’est pour rigoler : affronter le tragique, même quand on a peur de son chef de bureau, ça, c’est sérieux ; ça, ce n’est pas rien. Mon hypothèse infiniment optimiste est celle-ci : les gens vraiment pris dans l’horreur économique – pas ceux qui en dissertent, pas ceux qui en larmoient – vont d’instinct là où ça brûle le plus. Parce que « là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Parce que, face au méchant petit crabe, on peut préférer les risques et les inconvénients du bistouri à une médecine moins radicale. Parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas grand-chose à gagner au progrès de leur confort psychique. Parce que nettoyer la planète pour mourir dans un lit nickel, c’est idiot. Parce qu’ils ont l’obscur besoin, comme disait Péguy, de se mettre « au centre de misère », « et de souffrir plus juste et de souffrir plus creux. » Masochisme ! Masochisme ! cacardent les oies instruites. Pas de surmenage inutile : on n’explique pas aux oies, surtout instruites, ce qu’est un pari existentiel, ou métaphysique, ou tout ce qu’on voudra. Un pari de vivant sur la vie, on ne l’explique pas aux oies communicationnelles. Les gens de France Telecom et de toutes les boîtes qui lui ressemblent, eux, s’ils ne savent pas vraiment ce que c’est, le devinent. Ils sont à bout, mais ils sentent aussi qu’ils sont au bout, devant le vide, devant le saut, devant la mort. Qui sait, devant la vie ? Et si la vie n’était pas loin ? Même s’ils n’appellent pas ça pari métaphysique ou pari existentiel. Même s’ils pensent plutôt Quitte ou double ! ou Superbanco ! Qui donc a dit que les médias ne servaient à rien ?
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Dans son livre sur Sartre de 1955, Francis Jeanson considère notre dépendance. Car c’est ainsi : nous dépendons des autres, nous dépendons du monde. Mais il précise, et dénonce la confusion que nous faisons entre deux formes de dépendance, « l’une relevant de notre condition, et qui est […] radicale, l’autre procédant de notre liberté même (sous les espèces de la ″mauvaise foi″) et à laquelle il doit par conséquent nous être possible de remédier. » Voilà une clé qu’il faut bien accrocher à son trousseau.
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De quoi me parle-t-on si ce point de liberté n’existe pas ? Comment ma liberté pourrait-elle procéder d’un déplacement de ma servitude, d’une protestation de ma servitude contre elle-même ? Comment intimerais-je l’ordre à ma servitude, fût-ce au nom des valeurs et de tout ce qu’on voudra, de n’être pas la servitude ? Comment et pourquoi deviendrait-elle jamais ma liberté ? Comment et pourquoi cesserais-je jamais d’être englué dans la consommation si j’en étais irrémédiablement l’otage ? Comment et pourquoi pourrais-je me dépêtrer de la communication si je n’étais d’emblée autre chose qu’une sotte machine communicante ?
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Je le sais : je ne suis ni cet otage ni cette machine. Mais avant que cette certitude ne m’apaise et ne mette sur mes lèvres le seul sourire qui ne soit pas une grimace arrangée, elle m’angoisse, elle me terrifie. Je n’ai qu’un désir, lui échapper. C’est pourquoi, de toutes mes forces, je collabore avec ce qui me nie. Pour m’y fondre, m’y engloutir. À moins que, pour me persuader de la force supérieure de l’ennemi et me rassurer sur la légitimité de mon impuissance, je ne passe mon temps à le dénoncer, le dénoncer, le dénoncer ! Ainsi, je me cerne moi-même, je m’enferme, je deviens mon meilleur geôlier. Les murailles que je devrais renverser, je les renforce. Je cisèle les serrures que je devrais briser. Les masques que je devrais arracher, je les décore. « Mauvaise foi », dit tranquillement Jeanson.
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Le monde me semble si plein, si évident, si réel, et ma liberté si incertaine, si problématique, si évanescente ! Comment n’irais-je pas tout droit à l’objectivable, au concret, à l’immédiatement partageable, à l’instantanément saisissable ? C’est-à-dire à ce qui peut être conquis, séduit, ravi ? C’est-à-dire, en fin de compte, à la dépendance ? C’est-à-dire à ce désespoir dont je veux faire ma demeure ? Et pourtant… « Je n’imagine pas, écrit Jeanson, que quoi que ce soit de ce que je peux objectiver, de ce que je peux atteindre, puisse me combler. Je pense que le sens est toujours dans la déficience de l’être : dans une certaine absence au cœur de ce qui est. Le sens, c’est ″le ver dans le fruit″ : c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. »
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Ver, vilain ver, ver d’angoisse et de doute dans le beau fruit concret d’un monde pieusement organisé pour la satisfaction de chacun et de tous. Lenteur du ver, lourde reptation du ver parmi l’agilité informatisée des plaisirs, obscène procession du ver dans le sérieux huilé du progrès !
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Ce n’est pas avec les managers ni avec les syndicalistes que les gens des entreprises dialoguent, mais avec ce ver incontestable, avec cette dissonance, avec cette chose en eux qui n’a ni forme ni nom, et que le bavardage officiel, écrin d’insignifiance, rend encore plus inquiétante, encore plus nécessaire. Traîtres, traîtres objectifs, traîtres par traîtres, ils sont tous des traîtres, les gens des entreprises, ils ne croient pas plus à la justice sociale qu’aux bienfaits de la croissance. Des mots qui appellent la trahison, tout ça, et qui la trouvent ! Ainsi le passant devant la vitrine illuminée, qui ne voit plus ce qu’il voit, qui rentre dans son souvenir, sa douleur, son ennui : son cœur ne sait rien de ce que ses yeux regardent. Ainsi les gens des entreprises devant ce monde qu’ils fabriquent du bout de leur rage : ils sont en deçà, ils sont au-delà, ils ne sont jamais avec lui.
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Que le monde moderne joue son destin dans leur dialogue secret avec leur liberté, que ce vide en eux soit désormais la seule porte du sens, que l’avenir s’écrive au dos de leur angoisse, les anonymes l’ignorent et s’en foutent. Ils ne posent pas pour la galerie, pour l’Histoire, pour l’objectif. Autre chose les sollicite. Ces transformations en eux, silencieuses, presque imperceptibles, patientes comme un effritement, et qui, la plupart du temps, semblent préluder à de grands malheurs, leur font parfois pressentir des espérances plus effrayantes encore. La solitude change de signe. Le vide qui se creuse devient fondement et fondations. « Le sens, insiste Jeanson, s’inscrit dans un vide, dans un manque. Il n’y aurait pas de sens si on était plein : plein de soi. » Le sens les révèle à eux-mêmes en leur montrant qu’il y a de la place en eux, qu’ils sont autres qu’eux-mêmes. Il les fait « autres à eux-mêmes », il injecte entre eux et eux un soupçon créateur. Ils n’osent pas encore se le dire trop fort, mais c’est cela qui les intéresse le plus ! Ils sont les terrassiers d’eux-mêmes, ils font de la terrasse, comme on dit dans le métier. La terre, la pelle. Il y a du fossoyeur, là-dedans, un peu de fossoyeur… Il y a tant de choses à enterrer.
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Pas facile, ce boulot, plus coton que de se faire consultant ! Dans un monde qui voit tout, qui sait tout, qui veut tout, qui fait tout, oser s’attacher à l’impalpable, à l’ambigu, à l’indéfinissable, à l’injustifiable ? Rester avec une tristesse sans cause et sans nom, avec l’obsession de sentir et de ressentir ? S’infliger la solitude ? Préférer le piétinement ? Et pourtant, au creux de la conscience, quelque chose se mijote, au regard de quoi rien n’est rien. On n’est pas seulement un autre à soi-même : l’autre proprement dit, cet autre comme miroir, cet autre comme alibi, cet autre comme habitude, cet autre comme garniture, cet autre comme partenaire, devient vraiment un autre, gouffre de mystère. Alors quelque chose s’ébauche, on se surprend à cueillir sur soi des bribes de réalité, on se découvre de l’existence comme un cheveu sur une veste. Dans ses entretiens avec sa femme, Jeanson traduit avec une impitoyable simplicité ce qu’il a établi ailleurs d’une façon plus conceptuelle : « Se remettre en route en fonction de soi-même, selon soi-même, selon les rapports qu’on parvient à établir dans le concret avec les gens qui sont là autour de soi. »
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Tout le monde hérite, bien sûr, quand ce ne serait que de la pauvreté, de la sottise ou du malheur. Mais que vaut un héritage que je n’ai pas reconsidéré, épousseté, trié ? Vraiment, ceux qui me l’ont légué étaient plus capables que moi de savoir ce qui est bon et mauvais ? En leur faisant le vilain cadeau de le croire, je suis sûr de les honorer, de les respecter ? Ne serait-ce pas plutôt les embaumer et me débarrasser, du même coup, de leur liberté et de la mienne, d’eux et de moi ? Que vaut une piété identitaire qui dispense de la liberté ? Je ne sais qui est l’écrivain algérien que cite  Francis Jeanson. Il se désigne comme Enfant de Hauts-Plateaux : « Nous abusons de nos racines, la quête de l’identité devient une forme de barbarie. Je pense, donc tu n’existes pas. Nous avons quitté le présent pour hanter nos âges d’or. Nous avons inventé des dieux qui n’acceptent qu’une seule offrande : le cadavre de l’autre. Nous mourrons d’être trop en nous-mêmes, n’ayant pour horizon que les frontières du clan, de la tribu, de la race, de la langue et de Dieu. »
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J’ai longuement cherché un mot qui définisse la façon d’être de Francis. Je n’ai trouvé que celui-ci : il avait la liberté libre. Aucun effort, aucune tension, aucune exhibition de belle conscience. Jamais englué dans la proximité, jamais solidifié dans la distance. Fidèle et rebelle : rebelle parce que fidèle. Les petits pères hépatiques qui l’injurient n’ont aucune idée de cela. C’est en tant que Français, les Algériens l’avaient bien compris, qu’il s’est exprimé et qu’il a agi durant la Guerre d’Algérie. La France ne pouvait être du côté de la folie dominatrice, du côté de l’ignoble et de l’inutile, de la torture et du mépris. Francis redonnait aux mots leur sens exact. Il refusait que grandeur de la patrie signifie ratonnade, qu’unité nationale veuille dire double collège, que pacification soit synonyme de gégène et de baignoire. Il confrontait les mots aux choses et quand les mots ne correspondaient pas aux choses, il les rectifiait : l’action suivait. Il retrouvait là, à sa manière, une tradition lointaine, plus de deux fois millénaire : la ″rectification des noms″, devoir premier de tout homme, et d’abord de l’empereur, est au cœur de l’éthique confucéenne. Qui donc, de nos jours, rectifiera ″progrès″, ″humanisme″, ″socialisme″, ″développement″, ″croissance″, ″liberté″ ? À l’évidence, la communication emprunte le chemin inverse : loin d’élever la chose à la hauteur du mot, elle ravale le mot à la bassesse de la chose. En cela, elle est incurable, intrinsèquement perverse.
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C’est généralement avec des athées, des agnostiques, des mécréants de toutes sortes que je me sens partager quelque chose de ma formation chrétienne. Le mot de Gandhi rode parfois autour de moi : « J’aime le christianisme, mais je n’aime pas les chrétiens ». Quand Francis m’expliquait que rien de ce que nous pouvons objectiver n’est susceptible de nous combler, cela me jetait d’abord dans une immense perplexité. Était-il ce que je ne croyais pas qu’il était ? Étais-je ce qu’il ne croyait pas que j’étais ? Puis je l’écoutais parler et, dans un grand fracas de baignoire qui se vide, ces questions oiseuses filaient à l’égout. Il restait qu’en effet rien de ce qui est objectivable n’a jamais comblé personne, et Dieu reconnaîtra les siens ! Il restait « que la quête de sens s’instaure en nous par le manque », que « ce n’est pas un trou qu’on peut boucher », mais « une absence qui sera toujours là », que « quand nous poursuivons une espèce de plénitude, nous sentons en même temps – c’est pourquoi ça ne nous rend pas heureux – que nous nous dupons. »
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La tranquillité de Francis Jeanson me réconciliait avec cette notion de quotidien qui exalte le plus souvent le borné, l’épais, le revanchard. J’admirais la souplesse de son intelligence, le calme et le sourire avec lesquels il abordait les questions les plus difficiles. Jamais de nonchalance, mais toujours ce nonchaloir qui est comme une marque de la grâce. On ne le voyait jamais installé : ni dans le travail, ni dans le loisir. Dans la diversité des occupations et des moments, il était un homme parmi ses semblables, constamment épris du bonheur de vivre, réfractaire aux dramatisations rhétoriques, à la fois tonique et reposant.
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Il aimait le plaisir, mais il ne vivait pas selon le plaisir. Sa seule présence renvoyait au Musée de la Sottise les lourdes objectivations de la jouissance, de l’argent, du pouvoir, mais aussi des dogmes, des morales fermées, des exaltations idéologiques. Quand l’amitié l’a exigé, la quotidienneté ironique et inspirée dans laquelle il se déployait s’est ouverte naturellement, en toute simplicité, à l’incroyable audace du Réseau, aux dangers et aux souffrances de la clandestinité. Quand elle racontait cette période, Christiane félicitait en riant leurs enfants de s’être montrés raisonnables en ne tombant pas malades durant les longues années où ils ne bénéficiaient d’aucune protection sociale. Rien n’était jamais chez eux gesticulant ni pathétique. « Le projet de la réussite de notre aventure humaine, écrit Francis, je veux préciser qu’il importe peu à mes yeux que l’objectif en soit ou n’en soit pas atteint. On est dans la vérité dès lors que l’on s’efforce de progresser ensemble vers plus de vérité. Autrement dit, c’est dans le présent qu’il m’intéresse que les hommes se préoccupent de donner sens ensemble. Et s’ils se préoccupent de donner sens ensemble, alors ils sont déjà dans le sens. »
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Ce qui valait pour l’existence individuelle valait aussi, à ses yeux, pour la vie politique. La pire des objectivations, c’est l’avenir quand il devient un poids, un surplomb, une vérité précuite et décourageante qui condamne le présent à l’inexistence, qui en fait du pratico-inerte. « L’entreprise révolutionnaire, écrit-il encore, n’atteindra peut-être jamais son but, mais la seule chance qu’elle ait de tendre réellement vers lui réside dans ces hommes trop impatients pour se contenter du rythme de l’Histoire, trop exigeants pour admettre qu’il n’y ait rien d’autre à faire dans le monde – par hasard le leur – que d’y préparer, dans la résignation à leur propre échec, le triomphe de quelque lointaine humanité. Si la reconnaissance réciproque des consciences est le véritable but, c’est tout de suite qu’elle doit être tentée, c’est dans le cours même de la lutte pour édifier les structures qui lui seront le plus favorables, et si grande soit la résistance que lui opposent les structures actuelles. Sans cette impatience, la lutte se dégrade en vaine rhétorique, et chaque génération se sacrifie pour rien – ayant cessé d’éprouver en elle-même l’appel de cette liberté qu’elle prétend élaborer pour les générations suivantes. » On comprend que tout cela ait durablement traumatisé la Gauche, et que la réserve qu’elle n’a cessé d’observer à l’égard de Francis Jeanson n’était pas faite que d’admiration. La « reconnaissance réciproque des consciences », voyez donc… Allez mettre ça dans un programme !
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D’autant que, dès Notre guerre (1960), il enfonçait le clou avec une certaine vigueur : « Les fascistes se trompent, et ils se trompent gravement, aussi les combattons-nous sans réserve. On dira qu’il s’agit là d’un combat facile à concevoir, aisément justifiable : en principe, tout le monde est d’accord, les neuf dixièmes de nos concitoyens sont antifascistes. Si toutefois l’on y regarde de près, on ne tarde pas à découvrir que l’antifascisme est une redoutable abstraction. Au même titre, par exemple, que l’antiracisme ou l’anticolonialisme.» Difficile d’expliquer que Jeanson n’était pas à la pointe du combat. Mieux valait donc le saluer de loin et en revenir aux valeurs sûres du militantisme pépère. Et à la culpabilité mémère, sa fidèle compagne, verso de la servitude, génitrice des lâchetés intimes. Et à la mauvaise foi, leur enfant unique.
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Encore un mot sur Francis Jeanson, sans tirer sur le lumineux souvenir que j’ai de lui le rideau d’aucune solennité. Dans son dialogue avec Christiane, il parle de la folie, où il voit une forme de suicide, « le choix de perdre la raison, de perdre le sens ». Mais pourquoi le suicide ? Mais pourquoi la folie ? « Parce que l’exigence de sens, qui nous relie les uns aux autres, est devenue intolérable, à force d’avoir été déçue. » Cette exigence de sens, il s’était donné les moyens d’en tirer pour lui-même toutes les conséquences. Cela le faisait infiniment vivant, et élégant, et aimable.

 (15 octobre 2009)

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Notes:

  1. Voir là-dessus le chapitre 19 d’Entre-Deux, Conversations privées 1974-1999, où Francis Jeanson dialogue avec sa femme, Christiane Philip. (Éditions Le Bord de l’eau, 2006)