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Des camemberts au clinamen

LE MARCHÉ IX

J’arrive des eaux minérales. Seuls devant le rayon des fromages, ils défilent lentement, tête baissée, elle quatre pas derrière lui, comme s’ils avaient des condoléances à présenter aux camemberts. À eux deux, ils ferment l’espace : assurément, ils viennent annoncer de grands malheurs. Il se tourne lentement vers elle. Elle feint de ne pas le remarquer. D’un signe de tête agacé, il l’oblige à le regarder. Les mots de la vérité sont dans sa bouche, tout prêts à être crachés ; il tient sa revanche et son triomphe. En mettant toute sa force sur le si initial, il lui hurle : « Si, il y en a, des gruyères ! » C’est une guerrière. Elle encaisse l’offense, l’éponge d’un sourire. Puis, sur un ton de mépris à le désintégrer, lui lance : « Non, celui-là est à 45% ! » Il apprécie cette résistance. Il ne l’en écrasera que mieux : « Tous les gruyères sont à 45% ! »
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J’ai posé un instant mon panier. Quelqu’un bute dedans et grommelle. Oui, ces trois répliques annoncent de grands malheurs, ou les confirment. La haine, la violence, les crimes les plus abominables en appellent toujours à quelque chose. À la vengeance. À la révolte. À la justice. Au pardon. Le néant qui vient de surgir au rayon des fromages, on dirait un point final. L’enfouissement dans les choses, dans l’ordre des choses, de quelque manière que vous tentiez de l’expliquer, vous n’avez rien à lui opposer. Là-dessus, la culture patine et la politique dérape ; la rédemption elle-même semble impuissante. Il flotte un air de meurtre. Le patron d’une grosse société de conseil m’avait jadis confié les ennuis que lui valait l’organisation d’un important transport de matériel dans le Sahara. La plupart du temps, l’affaire tournait rond ; avec le ramadan, les ennuis commençaient. Trop fatigués, les chauffeurs avaient des accidents. Quinze jours avant, l’un d’eux avait renversé son camion : bon pour la casse, avec tout le chargement. Le chauffeur ? Mort, naturellement. La très responsable crapule avait alors précisé ce qui lui servait de pensée : « Enfin, le type, je m’en fous… C’est le camion ! »
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Dans une émission sur la dépression, une jeune femme témoigne : « Je vis dans un monde à part ; pour en sortir, il faudrait que ma vie me plaise, et elle ne me plaît pas. » Elle dit aussi : « Je suis bien dans ma bulle, là on ne m’atteint pas, là on ne me fait pas de mal. » Elle n’est pas malade. Elle a raison. Même dans l’angoisse, même dans les pleurs, même dans les conneries, c’est elle qui tient le bon bout.
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Le voile… Quel désastre, quel bavardage, quelle accumulation de sottises ! Ainsi, il faut refuser les signes religieux à l’école parce qu’elle est un lieu sacré, un sanctuaire ! Je sais bien que René Girard n’a pas beaucoup de lecteurs au Palais-Bourbon, mais enfin… Qu’est-ce que le sacré sinon la manifestation primitive du religieux ? Voulez-vous dire que l’école est plus archaïque que toutes les religions ? Non, n’est-ce pas ? Alors, quoi ? Rien. Vous ne dites rien. Ce sont des mots pour attraper les électeurs. La laïcité que vous défendez n’a rien à voir avec celle des hussards noirs de la République. C’était un réservoir de bons principes : le réservoir s’est rouillé, il fuit. Ce que vous appelez laïcité n’est plus que la courroie de transmission de la consommation.
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ATTENTION : URGENCE. Montrer au peuple comment on est en train d’américaniser la société française. Insister sur le fait que ce ne sont pas seulement ses intérêts qu’on menace, mais ce qu’il croit, ce qu’il aime, l’étoffe dont sont tissés ses rêves, ses désirs, ses élans. Dans chaque domaine – vie sociale, économie, entreprise, enseignement, culture, édition, justice, police, libertés publiques, propagande, médias, etc. – recenser les mesures prises ou projetées et en éclairer la signification. Rédiger le tout en un texte simple et clair. Le diffuser par tous les moyens à disposition sans référence aucune aux partis, clubs, associations et autres nécropoles.
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Question. Peut-on se dire progressiste, ou humaniste, ou pacifiste, et participer, en tant que professionnel, au simulacre général ? Une personne animée de ces nobles idéaux peut-elle par exemple, si elle travaille à l’ANPE, demander aux chômeurs de rédiger leur projet ? Ma réponse : non.
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Vous travaillez dans une entreprise. Le patron sollicite votre créativité ? C’est naturel. Le syndicat protège vos droits et vos intérêts ? C’est parfait. Mais vous êtes-vous d’abord demandé ce que fabrique cette entreprise ? Si c’est utile ou nuisible ? Si elle sert le bien commun ou, au contraire, aggrave la violence, l’injustice, la folie ? Vous pouvez répondre que la question vous dépasse. Ou qu’il vous faut gagner votre vie. Ou autre chose. Je ne vois pas d’où me viendrait le droit de vous le reprocher. Mais je ne vois pas non plus comment vous pourriez continuer à vous raconter que vous êtes un homme libre et un citoyen. Les chants révolutionnaires sont beaux avant les repas ; après, ils sont obscènes.
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Place Daumesnil, le panneau d’informations municipales nous en avertit : « L’opération Paris respire est annulée. » Pas grave ! On respirera plus tard !
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Au pays de Jean-Marie Vianney, l’air est meilleur ! L’extrême pauvreté du logis où le fameux curé d’Ars a vécu cache un trop-plein de sens ; les objets les plus humbles y débordent de présence. Pas un de ces meubles grossiers qui ne soit une invitation au départ, à la danse, à la vie. Rien à voir avec la pauvreté vaniteuse, aussi racoleuse que la richesse, aussi bête. Voyez comme je suis pauvre et voyez comme je suis riche, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Ce que j’ai pensé à Ars, je le garde pour moi. Mais quel roman on tirerait de ces magasins d’objets de piété qui champignonnent autour des lieux de pèlerinage ! Jadis, ils étaient tenus par de vieilles dames en noir un peu moustachues dont le sourire aimablement grinçant pouvait, d’un instant à l’autre, basculer dans la férocité. Fini, ça ! Place aux jeunes ! Piercings, jupes tout ce qu’il y a de mini, maquillages hard ! Les statues doivent en penser des trucs ! J’ai trouvé ça épatant. Surtout ne pas prendre la pose, surtout ne pas prendre le genre. Curé d’Ars et minijupes. Ni les bigots du ciel ni ceux de la terre ne peuvent être d’accord avec moi là-dessus : les uns s’indignent, les autres ricanent. Au nom de l’invisible, les uns feignent d’ignorer le visible ; au nom du visible, les autres veulent éluder l’invisible. Tout se joue pourtant dans cette tension.
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Cet aubergiste bourguignon est sociologue à ses heures. Ses observations lui permettent d’affirmer qu’au restaurant le comportement des femmes a changé. Elles règlent plus souvent l’addition. Elles ne refusent pas les digestifs. Il leur arrive même de goûter le vin. Sur ce dernier point, une précision s’impose. Elles n’en sont pas encore à réclamer ce privilège. C’est leur compagnon qui les en prie. Bref, conclut-il, bientôt elles seront vraiment comme nous !
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Grand débat sur la laïcité à l’Assemblée nationale. Il est 21h30, la séance reprend. Il y a deux heures, ils étaient une centaine ; maintenant, quinze. Un prophète lance aux fauteuils vides : « La République n’a pas à plier devant les coups de boutoir de quelque fondamentalisme que ce soit. » Un autre, bouleversé par l’enjeu, conjure ses collègues de ne pas se voiler la chasse.
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À propos de chasse. Amusant parfois de retourner les proverbes : « Qui va à la place perd sa chasse. »
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Qu’ils étaient donc fiers les étudiants de l’école de commerce de Nantes quand leur directeur fut appelé à d’autres fonctions ! Que c’était beau de les voir l’admirer ! Qu’elle était réconfortante cette fraternité intellectuelle autour du maître ! Mais quand il a eu les ennuis qu’on sait, et que l’école a été visée, le ton a changé. Un petit trouillard est venu geindre devant les caméras : « Pourquoi on s’en prend à nous ? Il est préfet maintenant, on n’a plus rien à voir avec lui ! » Morale de l’histoire ? Un pommier donne des pommes et un poirier des poires. Même quand on y invite les penseurs officiels de la démocratie et de la communication, il ne souffle pas plus d’esprit dans une école de commerce que dans une chambrée de conscrits. Des jeunes gens de bonne famille y lâchent pas mal d’argent pour pouvoir en gagner beaucoup plus, un point c’est tout. Le reste, valeurs, éthique, culture, c’est du maquillage. La guerre, les croche-pieds et, pour se reposer, les complicités de nantis, voilà l’ordinaire. Le petit trouillard ? Un client mécontent.
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Mon ami Michel Thompson, entre deux tableaux, médite sur le De natura rerum de Lucrèce. Et surtout sur son étrange clinamen. Les atomes tombent, solitaires et parallèles, images du destin, de la mort inéluctable, de la nécessité aveugle ; soudain – pourquoi ? – la trajectoire de l’un d’eux prend une minuscule inclinaison : sa course rencontre celle d’un autre atome et, de proche en proche, le monde se crée. Le peintre dit que c’est notre chance, ce clinamen, et que ses effets ne cessent de nous sauver. Il annule le destin, nous rend à nous-mêmes, nous fait la vie possible. Sans clinamen, tout est Loft story et école de commerce. Ce petit décalage qui transforme notre existence mérite à lui seul toute notre attention ; le reste est une gamelle en route vers la décharge. Michel Thompson se demande s’il n’y a pas, dans le clinamen, la trace des dieux, de Dieu. Le recueillement, la prière, serait-ce quand notre attention se porte sur cette infime nouveauté ?
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Rien ne peut vaincre les passions. Sauf la passion.
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Dans un guide touristique : « C’est là qu’on exécutait les condamnés. » Ce on me saute à la gorge, m’étrangle, me guillotine. On est toujours du côté de la vengeance, du crime autorisé, de la bêtise officielle. À elle seule, l’expression on va dire condamne l’époque.
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J’appelle crêtinisme la prétention de passer sa vie sur les crêtes : orgueil, immaturité, volonté de puissance, exhibitionnisme moral. S’installer dans les bas-fonds relève évidemment d’un crêtinisme inversé, symétrique. Je ne suis ni d’ici, ni de là, ni du haut ni du bas, ni même de quelque entre-deux. Alors, de nulle part ? De partout ? Encore bien prétentieux ! Je suis de je ne sais où. Je n’ai pas de place réservée à mon nom sur la terre ou, si j’en ai une, je ne sais pas laquelle. Et pourtant, je ne me sens étranger à rien. Ce sentiment poignant d’une présence mouvante qui, chez moi, domine tout, je le dois beaucoup à la banlieue que j’ai connue, bien moins bavarde que celle d’aujourd’hui, et qui n’intéressait pas les sociologues. Léon-Paul Fargue l’a superbement orchestré dans Haute solitude. Cette sensibilité donne aussi sa force à la grande chanson populaire. Voyez ces deux vers dans Le Chaland qui passe (1941) :
Ne pensons à rien. Le courant
Fait toujours de nous des errants
Et, dans le même Chaland, ces deux autres, pour moi inépuisables, où ce courant, destructeur de représentations, emporte dans sa puissante fraîcheur les antinomies sommaires des crêtes et des bas-fonds, des ambitions bourgeoises et des revanches prolétariennes, des visées idéales et des illusions réalistes, des égosillements moraux et des poses hédonistes :
Au fil de l’eau point de serments
Ce n’est que sur terre qu’on ment
Ah ! Un article là-dessus, un livre, une œuvre !
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Un médecin français explique qu’« il y a encore de l’humain » dans les pays du tiers-monde et qu’on peut y jouir « d’un bonheur dans l’imaginaire qu’on ne retrouve pas ailleurs ». Plus d’humain, chez nous, Docteur, c’est votre diagnostic ? Eh bien, reprenez vos études ! Vous n’êtes pas un homme, vous ? J’admire la générosité qui vous fait apporter votre aide aux démunis mais, si elle est l’envers d’une démission, je la récuse de toutes mes forces. Sans doute est-il plus intéressant pour un Occidental pas trop abruti d’aller vivre dans un pays pauvre. Mais en quoi le confort de la sensibilité est-il le critère de l’humain ? Raisonnant ainsi, vous êtes dans le droit fil de la société de consommation. Lisez donc avec plus de précision la radio de votre âme, Docteur ! Vous voulez dire, n’est-ce pas, qu’ici, il est devenu vraiment difficile de rester un homme ? Vrai. Que nous serons bientôt tous des clones jouant les ludions dans des bouteilles de Coca-Cola ? Vrai. Qu’il n’est de projet apparemment raisonnable qui ne soit immédiatement léché par les flammes du non-sens ? Vrai. Que le mal est à la fois en nous et en dehors de nous ? Vrai. Que, de proche en proche, celui qui résiste tant soit peu est contraint à se retirer d’à peu près toutes les formes de vie sociale ? Vrai. Que, s’il lui reste un peu de bon sens, il se voit avec épouvante devenir un grognon, un rabat-joie, un Alceste ? Vrai. Qu’en un mot, sur votre âme comme sur la mienne, il y a des taches suspectes ici, et là, et encore là, et encore là ? Vrai. Et alors ? Le tiers monde, c’est pour faire prendre l’air à nos cancers ?
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Le patron de la petite grosse boîte de produits pharmaceutiques qui veut bouffer une grosse grosse boîte du même secteur défend son bout de gras à la radio. La grande affaire de sa vie. Le grand pied industriel. C’est pour le bien de tous qu’il veut tout, ce bon apôtre, pour la santé publique, les travailleurs, la patrie, l’humanité ! Un ton de militaire encuraillé dans les années 40. Comme on disait autrefois : « T’es posthume, mon pote ! »
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La pensée d’un tel est trop rose, celle d’une telle trop noire. Ainsi dit-on à son coiffeur, ou à l’ouvrier qui repeint la cuisine : « Un peu plus clair, s’il vous plaît. » En week-end, M. et Mme Jourdain veulent penser agréablement, al dente, ou chambré, ou sexy, ou cool. Ils ont raison. S’ils se mettaient à s’intéresser au vrai, il ne resterait pas pierre sur pierre de leur existence, ni de leur rrrelâââtion.
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La question qui travaille non pas les adolescents, d’autant plus domestiqués qu’ils se croient plus affranchis et d’autant plus conformes qu’ils se croient plus originaux, mais beaucoup d’adultes jeunes, est aussi vieille que le monde et aussi nouvelle qu’un lever de soleil. C’était celle de Sénèque : comment faire pour que la vie soit vraiment vivante, vraiment vivable ? Notre chance, c’est que de plus en plus de gens se la posent. Puissent-ils ne pas oublier que, pour ce qui compte vraiment, tout est dans la loyauté, dans l’intrépidité, dans la détermination avec lesquelles on ouvre le dossier.
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« Est-on obligé de mentir par solidarité ? » demande François Bayrou. Réponse dans vos prochains discours, Monsieur le Ministre.
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Ministre pour ministre, je ne voudrais pas qu’on jette un type un mois en prison au motif qu’il m’a gratifié de quelques noms d’oiseaux. « Mais vous n’êtes qu’un citoyen ordinaire ! » C’est-à-dire un être humain, non ? Insulter une fonction, est-ce plus grave ? Cette idée reçue est barbare.
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Les pensées auxquelles je tiens le plus, les intuitions que j’ai vraiment à cœur de transmettre, il m’est très difficile de les exprimer de façon paisible. Elles sont nées de conflits violents avec d’autres ou avec moi-même et portent les traces de ces combats. On peut donc y trouver du ressentiment. C’est une mauvaise lecture. Mais qu’y puis-je ?
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Mon ami Jacques, admirable formateur, a eu une carrière des plus mouvementées. Quelques années avant sa retraite, il s’est aperçu qu’il ne toucherait à peu près rien. L’angoisse l’a saisi. Il s’est mis à travailler comme quinze pour racheter des points. Il y est parvenu. Mais à peine avait-il franchi la ligne de félicité qu’épuisé par tant d’efforts, il est mort. De peur, en quelque sorte. C’était un esprit libre et nuancé. Il parlait avec détachement de l’amour et de la sexualité. Son expérience, c’était que ces deux réalités ne pouvaient être ni entièrement confondues ni entièrement séparées.
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C’est sûr, c’est certain ! La prochaine grande puissance, c’est la Chine. Ah bon ? Et alors ? Vous préparez la brosse à reluire ?
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Trouver les autres non pas dans ce qu’ils racontent mais dans l’intuition qu’on en a, dans l’imperceptible dépôt que leur présence laisse dans la conscience. Les saisir à leur point de jonction avec soi-même, là où ils sont signe, trace, invitation, suggestion. Chacun des autres comme une couleur qui se révèle en moi et qui me révèle à elle. Et donc, pour parler d’eux, pour parler de nous, parler de soi. Rien de neuf, bien sûr : saint Augustin, Montaigne, Rousseau, Jouhandeau, Cioran, tant d’autres ! Rien de neuf, mais une dimension nouvelle s’offre à l’attitude que certains psys appellent narcissisme oblatif. Jusque-là, elle était réservée à quelques aventuriers de l’esprit. Désormais, devant la perversion radicale des structures d’autorité et le marchandising universel, elle peut s’imposer comme fondement anthropologique. Et là, mon cœur jubile : tout redevient possible. Des voyous stipendiés peuvent bien manipuler vos mots, vos idées, vos sentiments, vos passions. Ils ne peuvent rien contre le grain de votre peau, contre la soudaine lassitude de votre regard, contre cette bouche dont le mouvement contredit ce qu’elle explique, contre ce geste que vous ne contrôlez pas, contre le bruit de ce silence, contre cette main qui se pose sur un bras. Je milite pour une société d’individualistes, dites-vous ? D’esthètes ? Mais non ! Cette peau, ce regard, ce geste, ce silence, cette main disent bien autre chose que vous-même ! L’œil exercé y voit à peu près tout, le monde comme il est, le monde comme on le désirerait. La métaphysique va revenir par les voies les plus simples, et peut-être l’intelligence, et peut-être l’amour ! Alors, vite, tout changer. Confier la mémoire à l’oubli, ce gardien profond. Repartir non pas d’un impossible zéro, mais de la friche que la stupidité et la vulgarité des temps nous ont fait retrouver, ou nous ont révélée. Donner corps à ce qui n’existe pas.
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À la carte qu’il a la gentille habitude de m’envoyer chaque année, cet ancien stagiaire joint, cette fois, un curieux document : un message collectif adressé à tous ses amis et amies. Il s’agit d’un bilan de ses activités et de ses projets, à la manière de ceux qu’établissent les entreprises. Il explique que sa correspondance de fin d’année représente un véritable travail (« plus de cent lettres, cartes et e-mails »), et qu’il choisit donc d’écrire une lettre de vœux commune sur laquelle il regroupe « l’ensemble des informations » qu’il souhaite apporter à ses ami(e)s. Suivent des précisions sur son activité. Il a changé de poste et de région et s’en montre satisfait ; il « se sent bien » dans sa nouvelle situation. Vient alors le cœur du message, sa philosophie comme disent les managers. Cet homme, qui paraît être à lui-même sa propre entreprise, s’exprime ainsi : « L’enrichissement des acquis et l’évolution personnelle qui en découle se traduisent par la recherche, puis l’atteinte, d’un équilibre souhaité pérenne entre toutes les composantes de ma vie : le travail auquel je consacre toujours beaucoup de temps et d’énergie ; la santé que je préserve : c’est un capital vital ; la famille au sein de laquelle je me ressource et dont je profite de tous les instants comme s’ils étaient les derniers ; la vie amicale – dont l’existence même représente une richesse, une aide et un appui permanent – que j’entretiens par une correspondance soutenue et de nombreuses rencontres ; une vie sentimentale équilibrée et harmonieuse. » Puis on passe aux projets, qui se rapportent tous aux loisirs (ski, voyages divers, etc.) avec le regret que « le programme d’activités de 2004 demeure pour l’instant plus flou que celui de 2003 à la même époque. » Et le message se termine ainsi : « Quel que soit l’ordre des événements, je souhaite que l’existence nous fournisse les occasions de partager encore en 2004 des moments vrais et mémorables qui impriment favorablement le souvenir d’une vie. »
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Je vois bien quelle pluie acide de commentaires ingénieux ce texte peut déchaîner. Il me semble plutôt qu’il marque une sorte de limite symbolique, qu’il constitue une charnière. Difficile d’aller plus loin dans le mimétisme social. Mais quelle force, consciente ou non d’elle-même, dans cette façon de s’exposer ! C’est vrai qu’il objectivise sa subjectivité mais, par le même mouvement, il subjectivise l’objectivité du management. De l’homéopathie. Une défense élastique. En s’avouant incapable de tenir un autre langage que celui de l’entreprise, il fait d’une pierre trois coups. D’abord, il impose l’évidence que les esprits à la mode n’ont pas le courage d’affronter : l’humanisme bourgeois n’a strictement plus rien à opposer à la modernité technique. Ensuite, éclairant pleins feux la méthode managériale, il montre que, contrairement à ce qu’elle prétend, elle est bien plus qu’une méthode : une idéologie de la réification. Enfin, la position d’équilibre plus qu’instable dans laquelle il se tient ne peut être sentie que comme provisoire et non reproductible : on ne voit pas les gens passer leur temps à échanger de tels messages. Il va donc falloir que quelque chose change : telle est la leçon de cette apparente docilité et de l’extrême ténacité qu’elle dissimule. Aucun retour n’est possible et le présent est intenable. Les références historiques ne nous sont donc plus d’aucun secours. Il nous faut changer de niveau d’analyse ou nous pétrifier. Vivre le présent, c’est relier l’avenir à l’avant-passé, à l’inaugural. Nul besoin de science ni d’informations. Encore moins de révélations mystiques plus ou moins fumeuses. L’audace de la présence. Le goût de partir d’ailleurs.
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Je n’ai jamais pu me sentir à l’aise dans un rôle : c’est pourquoi, très longtemps, j’ai sur-joué tous mes rôles, espérant trouver une issue dans l’excès. L’extrémisme catholique a été pour moi un exutoire assez foireux, et que je sentais tel : je n’avais pas le moyen de le dépasser. Je ris de bon cœur de la vertueuse indignation qui fut la mienne le jour où Jean Fourastié m’avoua qu’il était un « chrétien modéré ». Il y en a donc d’autres ? Mais trêve de commentaires. La vérité, c’est qu’il suffit que je m’installe dans un rôle, ou qu’on tente de m’y installer, pour que je m’y sente devenir encore plus bête et méchant que d’habitude. Alors, une seule idée : fuir. L’âge ne change rien à cela, bien au contraire : il permet de raccourcir les formalités de levée d’écrou. Je n’aimais pas les femmes qui racontaient que ça allait nous faire un bon souvenir. Nous ne sommes pas sur terre pour nous fabriquer du passé. Combien d’enfances ont été pourries par les mythes dont on les a encombrés ! Que de braves gens, ni meilleurs ni plus mauvais que d’autres, juste un peu plus vaniteux peut-être, se sont laissé transformer, faute de plus forte aventure et pour ne pas rester en tête-à-tête avec leur névrose, en dessus de cheminée prétentieux ! Très peu pour moi. Aucune envie de décorer la mémoire de personne. Je me fous autant de ma statue que de mon statut. Je suis du côté des départs, même discutables, même tordus, même avortés ; du côté des « départs de feu ». Ce qui m’a fait échapper, en gros, aux rôles ? La sexualité comme elle venait. Et comme elle venait d’un peu partout, elle n’a jamais cessé de m’étonner. Mais une chose m’a épaté plus encore que la sexualité : qu’on puisse vivre vingt ans avec quelqu’un sans se raconter la légende dorée de la relation, sans se transformer en ce qu’on n’est pas, sans perdre un instant le sentiment de commencer. Comme si, en un seul être, il y avait toute une bande d’amis, hétéroclite et joyeuse.
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Une chose lue je ne sais où et qu’au fond de moi j’ai toujours sentie : quand je fais quelque chose de mal, je sais que c’est moi qui le fais ; quand je fais quelque chose de bien, je sais que ce n’est pas moi. Ce que je fais de mal est trop petit pour moi, ce que je fais de bien trop grand. Le problème, c’est que, dans mon cas, le logiciel chargé de distinguer le bien du mal avait chopé un virus.

(21 février 2004)

Le saumon des hannetons

LE MARCHÉ VIII

Longtemps, j’ai déjeuné avec des hannetons. Je surnommais ainsi les dirigeants des entreprises. Non que leur silhouette, soumise à l’ascèse de la minceur, évoquât l’épaisse carapace, la puissante carrosserie de ces coléoptères. Quant aux pièces buccales broyeuses, elles leur auraient été inutiles pour venir à bout du saumon que, trois fois sur quatre, ils me conseillaient. L’image me venait du temps de mes grands-parents. Pas un petit campagnard d’alors qui n’ait pris un vilain plaisir à baigner cet insecte dans l’encrier encastré dans sa table d’écolier, puis à le lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à une de ses pattes. Et le hanneton d’explorer les limites de sa liberté, affolé et bourdonnant ; de se poser sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Des hannetons, oui, les nobles seigneurs des affaires sont ces hannetons-là. Il faut dire que ma réputation sulfureuse de formateur contestataire, qu’on disait tantôt trotskiste, tantôt maoïste, tantôt émule de Savonarole et, en tout cas, soixante-huitard, les obligeait à célébrer avec admiration l’immense liberté de pensée qu’ils me prêtaient, liberté si audacieuse qu’elle pouvait aller, horresco referens, jusqu’à la transgression, mot terrible dans leur bouche, capable de nuire à la digestion du saumon. Tant que j’étais dans la place, ils faisaient mine de ne s’étonner de rien et me passaient tout, attendant le premier prétexte pour me virer, ce qui ne prenait jamais beaucoup de temps. Soucieux de me plaire et aussi, probablement, de réanimer en eux le goût adolescent de l’impossible, ces gens-là se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, la liberté est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne la plante pas là. En tout cas, je n’ai pas la moindre envie de chanter ses louanges ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, n’étaient pas avares de lyrisme. J’en ai vu des dizaines au bord des larmes. Ivres de liberté, affamés de relations vraies. Flatulents d’humanisme. Ils parlaient de leur premier patron comme de l’éveilleur de leur âme. Leur vie dans l’entreprise était un itinéraire initiatique. La philosophie y suintait de partout. Ils veillaient au devenir de leur jeune secrétaire avec le désintéressement de la tendresse paternelle. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur? Je l’avoue : il leur arrivait d’être touchants. Mais, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, de tous leurs élans désespérés, je ne voyais que le fil qui les attachait à l’entreprise, à leur morale plate, à leur peur. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever d’un coup de fourchette la poche aux confidences. Je me penchais vers eux, ils se penchaient vers moi. Nos têtes étaient un Rialto au-dessus des salmonidés. C’est alors qu’invariablement, après d’immenses protestations de tendresse à l’égard de leur légitime, voire de leur régulière, les hannetons, d’une façon aussi prévisible que le résultat d’un penalty de Zidane devant un gardien manchot, me laissaient deviner les affres de leur sexualité. C’était là le Rubicon qu’ils ne passaient jamais : le fil n’allait pas au-delà. À partir de ce point commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère. Ils se redressaient sur leur siège, sortaient un calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires pourraient en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de la note, évidemment, Monsieur Sur, dans les limites que peut tolérer l’entreprise !
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Cette femme résume en quelques phrases sa vie professionnelle. Pendant dix longues années, elle a « fait le petit robot » dans une usine. Rien à en dire. Ensuite, elle a placé des postes de télévision dans les hôpitaux. L’intérêt de la chose était médiocre mais l’amitié des malades lui était une source constante de bonheur et de réflexion. Quand la société qui l’employait a disparu, elle avait cinquante-six ans. Elle s’est alors souvenue que ses grands-parents avaient longtemps tenu un dancing à Ménilmontant et qu’à dix ans elle y poussait la chansonnette. Comme elle avait gardé sa belle voix, elle a décidé de se faire chanteuse. Elle promène maintenant son numéro dans les maisons de retraite, dans les fêtes, partout où on l’appelle ; un cabaret connu lui a même ouvert ses portes. Cet itinéraire d’affirmation et de dégagement me plaît beaucoup. Chanter sa chanson, c’est ce qu’on peut faire de mieux pour soi et de moins mal pour les autres.
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La contradiction entre les devoirs, ou Corneille au super. Un pauvre bonhomme tout triste, tout vieux, tout gris, tout penché fait sonner le détecteur : une boîte de sardines, peut-être. Pas de vigiles à l’horizon, il pourrait filer. Mais les caissières l’ont entendu, elles l’en empêchent. Je les connais toutes les trois : une Africaine, une Algérienne, une Portugaise. J’ai envie de leur suggérer de lui foutre la paix. Non. Ne pas les priver de ce petit drame. À elles de trouver. Dans leur tête, tout s’emmêle : conscience professionnelle, goût de leur petit pouvoir, léger sadisme, mais aussi embarras, mécontentement de soi, honte. Une des trois finit par appeler la Sécurité tout en maugréant que ce n’est pas son métier de faire la police. Revendication plus servilité, voilà une intégration que les sociologues aux ordres trouveront très réussie. Bon Noël, Monoprix ! Moi, je me sauve. Comme un voleur.
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Il fait frais ce matin, le soleil d’hiver est doux, la ville lavée d’elle-même. C’est le même bonheur pour rien qui m’enveloppait sur le balcon de mon enfance. Je me sens presque bon. Je suis au monde. Ai-je jamais vibré à autre chose qu’à cette glorieuse simplicité ? La nature. Quelqu’un. Un instant souverain. Pourquoi diable ai-je tant disserté ? Pourquoi ai-je pris feu pour tant d’idées contradictoires, pour tant de montages tordus ? Pourquoi ? Mais parce qu’il ne nous suffit pas d’être heureux : il nous faut dire que nous le sommes. Et nous cherchons les mots sans les trouver, et nous nous exaltons pour les premiers qui se présentent et les défendons avec d’autant plus d’énergie que nous les savons inadéquats. Mais le bonheur n’est l’invention de personne.
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Ce jour-là, une fois de plus, on fêtait Victor Hugo. Les amis étaient là. Sur le livre d’or, ils y allaient de leur compliment. Un homme à la belle allure se penche et se redresse aussitôt. Sur le livre d’or, un seul mot : Lamartine. « Il comprendra », glisse-t-il à Madame Victor Hugo.
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Placer son âme comme on place sa voix.
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J’appelle démocratie un régime dans lequel chacun peut donner aux autres et à la cité ce qu’il a de meilleur, de plus libre, de plus vrai. Le règne de l’argent et de la volonté de puissance fait de la démocratie un dangereux à-peu-près. Sous la tyrannie, on peut espérer abattre le tyran ; dans la démocratie truquée, chaque citoyen devient à soi-même sa raison de désespérer. J’entends bien ce qu’on ne cesse de me dire : qu’il n’y a pas de régime parfait, que le mieux est l’ennemi du bien, qu’il faut compter avec la faiblesse humaine et la complexité des choses, etc. Soit. Mais celui qui me prodigue de si sages conseils, si je ne le vois pas tout occupé à élargir sa vie et celle de son prochain, si sa prétendue modération lui est un alibi pour justifier à son profit la servilité et l’insignifiance, je le déteste plus encore, ce faussaire, que je ne déteste le cynique le plus éhonté.
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Une politique de proximité ? Merci beaucoup. Gardez vos distances, je vous prie.
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Je ne puis éprouver une vraie sympathie pour les gens que je ne sens pas taraudés par la sourde passion d’échapper à la décourageante pesanteur qui nous accable. Sans cette mise à distance du monde, qui ne s’exprime pas forcément par des mots, les plus belles vertus, le courage, la générosité elle-même, s’entachent d’une résignation qui les annule. En revanche, rien ne peut me rendre plus d’énergie que de sentir en quelqu’un la volonté de ne pas se laisser dévorer par ce mensonge diffus, ces séductions captieuses, ce langage mielleux, toute cette débâcle peinturlurée en victoire. La fierté de vivre, le goût des autres, la rage de ne pas sombrer, voilà les mouvements élémentaires qui fondent cette résistance ; elle s’exprime par une colère dépourvue de haine et par un parti pris d’expression dénué d’orgueil.
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Vous dépensez trop d’énergie à m’expliquer que rien n’est si grave, qu’il suffit d’un peu de bonne volonté, de travailler honnêtement, de se comporter correctement. Votre désir de faire la part du feu est touchant, au moins tant qu’il est sincère. Mais le feu, je le vois qui vous cerne et qui vous brûle, et votre raisonnable discours l’alimente.
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La modernité, cet hippopotame du non-sens, est-il même nécessaire de la combattre ? Le mieux ne serait-il pas de la dédaigner ? Est-ce possible ? Un petit pas de côté, et on la voit galoper comme une idiote derrière ses performances, crachant ses slogans de tous ses médias, rameutant les névroses qui traînent, fraternelle à toute suffisance. Discuter avec elle, l’analyser ? Encore ? De grâce ! Elles encombrent jusqu’à mes cabinets, les piles de bouquins critiques ! Fini, ça ! Qu’elle aille se faire commenter ailleurs ! Je reste sur le quai de moi-même, les yeux clos à cause de la poussière qu’elle soulève, et qui retombera. Que cette énorme chose est peu de chose ! Elle tient presque toute la place, non pas toute la place.
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L’autonomie est pour vous le fin du fin ? Tous les goûts sont dans la nature. C’est votre choix, comme dit Marianne ! Mais vous voudriez que je me batte pour cette lubie, que je parte en guerre pour vous aider à vous enfermer dans vos frontières ?
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Allez, les élections arrivent, il va être bientôt l’heure de sauver encore une fois la République ! Debout, les morts ! Direction le simulacre, marche ! À droite, marche ! À gauche, marche !
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Il faudrait prêter un peu plus d’attention à certains propos de Jean-Marie Le Pen qui ne risquent pas de le mener devant un tribunal mais qui en font, au contraire, le chantre d’apparentes vérités premières infiniment rassurantes. Je pense par exemple à ses variations sur le thème : « J’aime mieux mes enfants que mes neveux, mes neveux que mes voisins, mes voisins que les étrangers, etc. » Cette hiérarchisation de l’amitié, quel électeur pourrait honnêtement la contester ? Elle est à la base de notre morale, de la représentation que nous nous faisons de la famille, de la vie sociale, des relations internationales. Pourquoi l’extrême droite se saisit-elle donc d’une idée aussi consensuelle ? Pas seulement, à mon sens, parce qu’elle conforte ses positions sur l’émigration ou ses penchants nationalistes. Comme l’homme du ressentiment, dont parlait Max Scheler, l’extrême droite se reconnaît à son extrême acuité de perception. Ne parlons pas de lucidité : dans lucidité, il y a lux, lumière, et elle vit au pays des ombres ; parlons plutôt d’une complicité instinctive avec la négation. L’homme du ressentiment porte en soi un archaïsme finement élaboré. Ses défenses sont constamment en alerte. Il est fréquent qu’il perçoive la réalité plus vite que l’homme de la lucidité. Ce que pressentent aujourd’hui les partisans les plus perspicaces de Jean-Marie Le Pen, c’est que les bouleversements dus à la modernité ont mis en évidence le caractère régressif de cette hiérarchisation de l’amitié. Cette idée ne va pas – ou ne va plus – de soi ; il y a gros à parier qu’elle va être soumise à une révision déchirante et que cela sera insupportable, non seulement aux partisans du Front national, mais encore à l’ensemble de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite, de droite, du centre, ou de la gauche, extrême ou modérée. La hiérarchisation de l’amitié, cette absurdité mesquine, est le fruit adultérin des amours perverses du christianisme et de la bourgeoisie. Comment, du proche au moins proche et du moins proche au lointain, l’amitié pourrait-elle se dégrader ? Qu’est-ce que l’entropie en amitié ou en amour, sinon une fumisterie fondamentaliste, ou encore commerciale ? L’amour n’est-il pas nécessairement diffusif de soi ? La hiérarchisation de l’amitié, c’est le contraire de l’amitié, sa négation. Le monde où l’on préfère le prochain, c’est le monde de la propriété bourgeoise, de l’individu roi, de sa fatuité imbécile, de sa volonté infantile d’être au centre. Ce climat est aussi anti-évangélique que possible ; plutôt que de fatiguer leur clientèle avec des histoires de préservatifs, les théologiens et penseurs officiels du christianisme, si leurs silences étaient moins politiques, mettraient l’accent sur cette monumentale imposture : aimer son prochain, c’est le contraire de préférer son prochain. On comprend très bien, par contre, pourquoi le Front national insiste sur un thème infiniment porteur pour sa propagande ; d’autant que ses adversaires sont bien incapables de s’opposer à lui sur ce point et que le bagage des lycéens est encore un peu léger pour leur permettre de savoir pourquoi, au juste, il leur faut périodiquement traîner leurs baskets sur le macadam.
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Ne faisons surtout pas semblant de comprendre. Contentons-nous de flairer une transformation qui n’a actuellement de traduction possible dans aucun langage politique, ni probablement philosophique, que personne ne peut revendiquer, mais qui n’est nullement hors de portée de la raison. L’idée que nous avons, vous et moi, de notre présence au monde est entièrement à revoir. Nous n’y sommes pour rien. Ça aurait pu ne pas nous arriver. Nous vivons à ce moment de l’Histoire : ça nous arrive. Transformation si radicale qu’il est aussi stupide de vouloir s’y opposer que de prétendre la favoriser. Qui changera à peu près tout, nos relations, notre idée de la famille, du travail, de la sexualité, de l’amour, à peu près tout sauf, sans doute, cette extrême pointe de nous-mêmes qui nous rend si attentifs à la moindre apparition furtive du vrai et qui nous fait voir dans les assauts furieux de la violence, en nous et hors de nous, les ultimes convulsions de ce qui n’a jamais vraiment vécu.
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La logique folle du management, bréviaire de la pensée politique moderne, consiste à séparer radicalement le fait et l’intention, baptisée objectif. On réduit la durée des prestations de chômage : l’objectif n’est pas de sanctionner, mais de favoriser l’insertion. On dérembourse certains médicaments, on ferme des lits dans les hôpitaux : l’objectif, c’est que les gens se soignent mieux. Je me rappelle une visite que j’avais faite à Gabriel Marcel, en 1961, à mon retour d’Algérie. Nous parlions de la torture, de l’action psychologique, des sophismes qu’elles déchaînaient : « Voyez-vous, me disait-il, il me semble de plus en plus que la question des fins tient tout entière dans celle des moyens. »
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Sept cents adolescents se suicident chaque année en France. Je perçois quelque embarras dans la voix des spécialistes qui commentent ce chiffre. Les victimes ne viennent pas toutes, tant s’en faut, de milieux défavorisés ni de familles déchirées. Beaucoup de ces enfants qui, comme disait Aragon, « se sont séparés d’eux-mêmes » avaient des parents apparemment unis ; eux-mêmes étaient tenus pour paisibles, intelligents, sensibles. Ces informations me laissent amer. À une certaine époque de ma vie, j’ai observé les gosses de riches. Ils m’ont rarement été sympathiques mais j’ai souvent pensé que ces privilégiés, ces champions de la vie facile, ces héritiers de la réussite comptaient parmi les premières victimes du monde moderne. Oui, avant les gamins de banlieue, dont je serais bien mal placé pour sous-estimer les difficultés, mais qui disposent au moins, même si c’est par la violence, d’une certaine possibilité de rebond intérieur, voire de résilience, comme dit un psychiatre. Il me semble deviner quel environnement est le plus dangereux pour un enfant. Certainement pas celui des tribus cyniques où la politesse est une manœuvre, où la morgue et la vanité transmettent l’injustice comme un droit et l’inégalité comme un devoir : les jeunes mécaniques à succès qui s’y font les quenottes seront plus dangereuses pour les autres que pour elles-mêmes ; le désordre établi sera l’arc-boutant de leur suffisance ; vaccinées dès le berceau contre toute lucidité, elles ont devant elles des carrières rectilignes de tanks myopes. L’enfer le plus brûlant n’est pas là, mais dans ces milieux terrifiants où la même contrainte sociale, parce qu’on y a encore des principes, se double d’une pruderie frileuse, d’une permanente inquiétude morale, d’un constant forcing psychologique. Ainsi de cette société bien-pensante dont l’esprit bourgeois, sans que De Gaulle ne s’en avisât, avait avalé l’eau bénite du christianisme bien avant que le buvard de la Russie n’ait bu l’encre du communisme. C’est une grande épreuve que d’essayer d’être jeune dans un tel milieu. L’obligation pesante de réussir s’y colore d’un masochisme distingué. On s’y prépare à conduire le peuple sur des voies que la délicatesse oblige à juger indignes de soi. Ces pauvres petits sont condamnés à n’être jamais là où ils sont ; marionnettes pâlichonnes des contradictions de leurs parents, ils ne peuvent avancer d’un pas sans reculer de deux. Alors, parfois, le gouffre. Je me suis trouvé, il y a bien longtemps, devant un jeune homme fragile et sensible qui se débattait dans cette impasse. Je m’y suis bien mal pris, hélas ! J’ai tenté de le raisonner, d’en appeler à sa patience, à sa générosité, de lui rendre confiance en l’avenir. Balivernes ! S’il était encore sur cette terre à solliciter mes conseils, saurais-je être plus convaincant ? Parviendrais-je à lui montrer que ce qui le tourmente si fort n’est qu’un aspect, parmi des millions d’autres, d’un drame qui, d’une manière ou d’une autre, hantera constamment son existence ? Que respecter signifie regarder une deuxième fois ? Que respecter ses parents, ce n’est pas les nimber de je ne sais quelle auréole paralysante, mais les revoir à la lumière de ce qu’on a compris de soi, d’eux, du monde, de la vie ? Qu’il ne doit pas avoir peur de leurs peurs ? Que sa révolte est non seulement compréhensible, mais encore légitime et nécessaire ? Que, si seul qu’il se sente, il se bat non seulement pour lui, mais encore pour eux et pour bien d’autres ? Que, bien sûr, je lui souhaite que tout finisse par une réconciliation, mais qu’en attendant, son job, c’est la bagarre, parce que « c’est le vaste qui commande » ?
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Il paraît que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils y travaillent correctement, comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Continuez. Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le sida de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile, je sais. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, image, résultats. Seule solution : la plongée sous-marine. En soi-même. Précaution : ne pas pratiquer l’exercice seul, mais avec des gens en qui l’on a confiance.
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Une amie reprend au vol, avec une gentille ironie, l’intention que j’avais manifestée, il y a quelques mois, d’évoquer ici des questions se rapportant à ma sexualité. Elle me demande si mon idée est de faire concurrence à Catherine Millet. Trop d’honneur ! Je n’ai pas abandonné mon projet mais, en y réfléchissant, il ne me paraîtrait pas satisfaisant s’il ne me donnait l’occasion de parler aussi de mon rapport compliqué au christianisme. Deux interrogations qui ne se confondent pas mais qui, pour moi, ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Qui auront en tout cas pesé très lourd dans ma vie. Les choses n’auraient un peu de sens que si, tirant sur un de ces deux fils, j’attrapais aussi l’autre. Rien ne m’a jamais semblé plus gentiment naïf que la scrupuleuse, la méticuleuse « honnêteté » avec laquelle Simone de Beauvoir décrit la vieillesse de Sartre, son incontinence, le fauteuil souillé, etc. On déraille quand on veut parler du corps, à plus forte raison du désir, en court-circuitant l’intériorité. La réciproque est vraie. J’ai été durablement mis en danger par le climat de spiritualité tordue qui régnait dans les milieux catholiques que j’ai fréquentés dans ma jeunesse. Dopés par une propagande d’enfer, des garçons et des filles de vingt ans, soudain entichés de théologie, jouaient aux profonds mystiques ; qu’un geste réveille quelque simplicité, que dis-je un geste ? un regard, un silence : sous le vernis spirituel craquelé, pointait la rouille des sentiments appris et des conventions éculées. Mais je ne réveillerai pas un passé qui n’importe plus guère aux jeunes générations. Tout cela fut pénible, ambigu, extrêmement lourd. Il ne serait pas inutile, par contre, de montrer qu’une vie peut se bâtir plus sûrement, en fin de compte, sur ses souffrances, sur ses doutes, voire sur ses aberrations, que sur ses prétendues constructions. Vrai pour moi ; vrai aussi, tout autrement, pour d’autres, pour de plus jeunes. Bien difficile à réaliser, ce projet. Il ne souffre ni hypocrisie ni complaisance. Ni faiblesse ni injustice. Ni autosatisfaction ni autodénigrement. Et inutile de tirer sur les ambulances. En somme, presque tout plaide contre cette entreprise ; à cela près que ne parler ni de sexe ni de religion, c’est un peu se condamner à flûter. Je devrais donc ne pas trop tarder. Ici, dans ce Marché, peut-être, par petites touches, par petites bribes de vrai péniblement arrachées. Remettre l’écriture à demain, expliquait Deleuze, c’est vouloir combler la béance.
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Vœux. Depuis mon adolescence, je répète avec satisfaction une formule apprise au patronage. Mme de Sévigné souhaite ainsi la bonne année à sa fille, Mme de Grignan : « Mon amie. Voici l’année nouvelle. Je vous la souhaite heureuse et si la continuation de mon amitié entre pour une part dans la composition de votre bonheur, vous pouvez y compter sûrement. »
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Comme bien d’autres avant moi, j’ai souvent usé de citations ; je suis heureux de constater en lisant le site Périphéries que cette tradition se perpétue. Cette façon de faire déplaisait beaucoup, après 68, à certains excités qui se prétendaient spontanéistes, spontex comme on disait alors. Ils y voyaient une manière odieusement réactionnaire de dissimuler sa pensée et ses sentiments. Il est vrai que la plupart d’entre eux n’avaient pas grand-chose à cacher et que leur idéologie taillée à la serpe s’accordait à merveille avec les manières de charretiers qu’ils affectaient. Rien ne dégoûte plus un enfant du peuple que les snobs qui veulent faire peuple. Quand elles ne servent pas de culture aux mondains, les citations sont comme des étoiles multiples qu’on choisit de ficher dans son ciel. Passant de l’une à l’autre dans les espaces interstellaires de l’émotion, on apprend peu à peu qui l’on est. Ce sont des prises pour l’esprit, des diapasons pour l’âme. On les tient, on les lâche, on en change. Elles rappellent que la pensée n’est jamais affaire solitaire et qu’il y a une révision dans toute vision, mais elles enseignent aussi que se référer est le plus sûr moyen de s’inventer. De même que les enfants les plus libres ne sont pas ceux à qui des parents précautionneux ont mesuré leurs marques d’affection, de même les esprits les plus ouverts sont-ils souvent ceux que de fortes relations d’amitié intellectuelle ont constamment jetés au-delà d’eux-mêmes. C’est en citant, en somme, qu’on apprend à penser par soi-même, comme le disait… Mais non ! Comme personne ne le disait, précisément !
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Faut-il être chinois pour voir et pour oser dire du monde où nous vivons ce qu’en verrait et en dirait un enfant ? Sommes-nous trop vieux, trop paralysés, trop mithridatisés pour réagir ? Après nous être délectés d’une incommunicabilité inventée de toutes pièces, finirons-nous, à la manière d’Alain Resnais, par exhumer des opérettes de la Belle Époque ? C’est ça notre réponse? « Il y a aussi de la prrrofondeur dans la légèreté ! », s’indignent les comédiennes. Crincrin ! Allez plutôt voir L’Enfant au violon de Chen Kaige, et recevez-le comme je l’ai reçu, comme une grâce inespérée et imméritée, comme un formidable encouragement, comme une superbe confirmation de ce qui nous occupe dans ce site. Je ne dis rien de plus. Je vous laisse l’intact de la découverte, je vous laisse devant votre réaction à vous. Un mot seulement : la dernière scène, le double concert, c’est ça, Résurgences.

(12 janvier 2004)

Tiens-toi droit

LE MARCHÉ VII

Cette dame s’appelle la Paix. Je l’ai rencontrée à Sienne, au Palazzo Pubblico, sur une grande composition d’Ambrogio Lorenzetti intitulée Les Effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, deux allégories qui se font face dans une salle des anciens appartements des Podestats. Sa façon de s’affaler légèrement sur son siège m’a fait sourire. La Paix est une femme lucide, sympathique et peu commode. À sa gauche, sont assises ses sept compagnes, les Vertus, qui siègent avec elle côté Bon Gouvernement ; elles sont belles et attachantes, mais avec un petit air solennel, un aspect reine d’Angleterre recevant une association de retraités. La Paix les observe avec une attention extrême, une sympathie désolée. Pourquoi ces sept-là se prennent-elles pour des peintures ? C’est si simple d’être libre ! Il suffit de faire comme elle : ne jamais se laisser enfermer dans son image. On raconte que, dînant au restaurant avec Picasso, Léon-Paul Fargue fut pris d’un malaise qui le fit s’affaisser sur la banquette. Quand il se releva, il eut droit à ce diagnostic de peintre :  « Ta gueule n’est plus dans le cadre. » Eh bien ! la Paix n’est pas dans le cadre, n’y a jamais été, n’y sera jamais. L’ordre, pour elle, c’est le désordre venu du cœur : pas de pitié pour les idées arrangées, pour les sentiments tout faits. Voyez l’abandon tranquille de son corps. Et la nonchalance de sa main, qui se communique au rameau d’olivier. Voyez aussi l’intensité, la puissance de son regard, à quoi tout le visage semble ordonné. Devinez ses pensées en ordre de bataille, aussi logiquement tressées que la chevelure impeccable et complexe. La Paix ne triche ni avec les autres ni avec elle-même. Elle n’est pas du côté de ce bonjour anonyme, mécanique, satisfait, qu’il faut désormais présenter comme un justificatif, et dont l’oubli fait jaillir des flots de noir ressentiment. Pas un atome de la Paix qui ne soit solidaire, pas un qui ne soit libre. Jamais immobile, on ne la saisit qu’en la filant dans le mouvement constant qui la conduit d’elle aux autres et des autres à elle. Les Vertus, ses aînées, indiquaient les directions à suivre ou à ne pas suivre ; c’étaient des gardiennes de musée : les heures sont bien longues quand on ne sait quoi faire de soi. La Paix, elle, n’indique rien, ne propose rien ; elle n’a pas de temps pour ça. Je la vois contradictoire : active et indifférente. Sensuelle, aussi, mais réservée. Voyez qu’elle ne se soucie guère de dissimuler son corps ; mais elle ne fait pas non plus semblant de l’offrir. C’est le sien, elle n’en a pas honte. J’ai même l’impression qu’elle le trouve assez satisfaisant. Mais elle n’est pas assez cruche pour penser que, puisque ce corps-là est le sien, cela veut dire qu’il lui appartient ! La Paix n’est ni dans l’interdit, ni dans la permission. Elle vit plus profond que ça. Sa simplicité la fait, le plus souvent, discrète et silencieuse. Mais, de temps en temps, elle se paye un magnifique éclat de rire, un pied de nez à tout. Où donc ai-je pris cela ? J’ai rêvé qu’un jour elle avait accompagné son ami aux bains, et qu’elle y avait été admirablement allusive.
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On ne peut pas toujours se promener à Sienne pour y parler de Jacques Berque. Retour à Paris. Le petit immeuble est en travaux. Entre les copropriétaires, complicité de conquistadores. Conciliabules. Démonstrations d’amabilité. Union sacrée de mères et de filles qui devraient plutôt se crêper le chignon. Je ne veux pas me moquer d’eux. Puis je le veux. Puis je ne le veux plus. Tout ce petit monde s’excite petitement, et le sait. Parfois, ça déborde. Un voisin d’un étage supérieur, généralement fort paisible, en est tout émoustillé. L’autre soir, je l’ai entendu monter l’escalier en chantant à tue-tête : « Le travail, qu’est-ce que c’est chiant ! Le travail, qu’est-ce qu’on s’fait chier ! » Monsieur le Syndic me fait l’honneur d’une visite. Il sait que nous ne sommes que locataires : la visite ressemble à une inspection. Il traîne derrière lui quelques personnages qui puent l’importance vulgaire. Monsieur le Syndic a eu tort ; s’il me voulait conciliant, il eût fallu me traiter avec plus d’égards. D’ailleurs, avec les gens d’argent, il faut toujours se montrer le plus pointilleux possible, et jamais plus aimable que nécessaire. Je prendrais bien quelque plaisir à l’embêter un peu, mais j’embêterais aussi les ouvriers, des Maghrébins qui finissent leur « carême ». Aussi je leur laisse le passage libre par l’appartement pour leur épargner les plaisirs d’une moyenâgeuse plate-forme d’échafaudage à hisser en tirant sur une corde. On parle d’Alger, de Boufarik, de Blida. C’est un bon moment, la terre tourne dans le bon sens. Le lendemain, je croise Monsieur le Syndic. Il me remercie avec une émotion commerciale ; ses remerciements s’écrasent contre les boîtes à lettres. De réponse, il n’en aura pas. Mais que ce soit bien clair. Choisissant ces ouvriers maghrébins contre Monsieur le Syndic, je ne choisis pas la gauche contre la droite, la revendication contre l’ordre, le Maghreb contre la France, l’islam contre le christianisme, M. Ben Laden contre M. Bush ; je ne choisis même pas la justice contre l’injustice, ni les pauvres contre les riches : je choisis une société qui pleure ses malheurs et ses erreurs, mais qui veut encore vivre, contre cette sorte d’épicerie funéraire qu’est devenu l’Occident, où l’intelligence sert de verrou à la médiocrité, où la culture est le maquillage de la bassesse.
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De Paris à Sienne, on passe par Roissy. J’ai suggéré que cet aéroport soit utilisé seulement pour les arrivées, mais on m’a fait savoir que cette proposition avait assez peu de chances d’être retenue. Soit. Il me faudra donc encore chercher, parmi les commerces triomphants, le mince couloir réservé aux voyageurs en partance ; et méditer sur le monde moderne dans ce vaste hall qui en est une des plus belles illustrations. En haut, siège des principes, un enchevêtrement de tiges et de poutrelles inutilement compliqué, probablement destiné à rappeler la toute-puissance de la rationalité technique ; en bas, une sorte de dispatching pour passagers où d’inaudibles appels s’entrecroisent et où l’on guette comme un pigeon perdu les réactions des autres candidats à l’envol. Trois compagnies, une italienne, une française et une irlandaise se partageaient équitablement, ce jour-là, la responsabilité d’une heure et demie de retard pour une heure et demie de vol. Le vent glacé qui s’engouffre entre les marches de l’escalier de fer, le container roulant baptisé autobus qui vous cahote si longtemps que vous en oubliez que vous allez prendre l’avion, allons, je ne suis généralement pas trop râleur pour ce genre de détails et je sens bien que ma colère, bien plus qu’à l’inconfort, est due à l’atmosphère générale du lieu, à ce désert mécanique sous surveillance. J’ai pu enfin m’installer dans mon fauteuil, même si, ce jour-là, il était cassé et m’obligeait à contempler en contre-plongée le spectacle du petit appareil qui nous accueillait. Deux rangs devant, le paradis de la classe affaires ; on y a droit à du champagne, et à brailler plus fort. Un sale type ne s’en privait pas, harcelant, au-delà de l’imaginable, une hôtesse excédée dont la mâchoire tremblait frénétiquement pour stopper ses larmes quand elle vint faire devant nous l’annonce et les gestes rituels. Un peu plus tard, je lui ai demandé du vin et conseillé d’en boire, elle aussi, une gorgée ; elle m’a répondu d’une voix blanche que j’avais raison, qu’il fallait bien se remettre d’une aventure aussi palpitante. Histoire sans grande importance, on le voit, mais qui finit de la plus mauvaise manière. Quand nous défilâmes devant elle pour sortir, j’espérais que l’intonation de son « au revoir » serait un tout petit peu affectée par cet instant minuscule de complicité. Il n’en fut rien. J’étais redevenu un étranger, si j’avais jamais cessé de l’être, c’est-à-dire un client. Tout était digéré, le retard, le sale type, et moi avec. Ce monde est terrible. Il annule tout. Qu’il y ait le moins possible entre lui et moi.
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En 68, Jacques Berque est tenté d’abandonner les études arabes pour se lancer dans ce qu’il appelle un aggiornamento de la société occidentale. L’affaire ne semble intéresser personne : il renonce. Quelques décennies plus tard, il revient sur ce projet. Notre monde, dit-il, est, pour l’instant, inanalysable. Cerner ce qui change est peut-être à la portée des poètes ou des artistes, pas à celle des penseurs. Il faudrait inventer des concepts inimaginables ; à supposer même qu’on le puisse, personne ne les recevrait. À la fin de sa vie, le même Jacques Berque se promit de déposer chez un notaire, en sorte qu’il ne soit divulgué que cinquante ans après sa mort, un message dans lequel il donnerait son sentiment sur les relations entre le christianisme et l’islam. Cette façon de prendre date me semble d’une extrême loyauté. Seuls, les artistes, les poètes… Et peut-être, en ce que nous avons d’ingénu, pour peu que nous ne le refusions pas, chacun d’entre nous. Le génie est pour quelques-uns, l’ingénuité pour tous. S’y confier, envers et contre tout : c’est cela, réfléchir.
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En somme, ces filles voilées, c’est à qui les libérera le plus et le mieux. Les uns veulent les protéger des pressions archaïques, les autres du conformisme totalitaire. Mon sentiment est qu’il n’y a pas de solution. Ces excitations généreuses, mais superficielles, reposent en effet sur un postulat commun : notre société est fondamentalement absurde. S’il en était autrement, sa puissance d’entraînement suffirait pour combattre et l’archaïsme et le conformisme : le fond de ce débat, et de bien d’autres, est là. Expliquer cela aux gens, même paisiblement, même amicalement, c’est tenter de leur faire entendre ce qu’ils ne peuvent pas entendre. Non que les prestiges de la civilisation occidentale leur tiennent tellement à cœur : ils les ignorent, et s’en moquent. Mais ils sentent qu’un tel diagnostic, qu’au fond d’eux ils savent exact, menace leur manière de vivre, leur manière d’être, contredit les « repères » dont on a épaissi leur biberon : la peur panique de la liberté, la méfiance d’autrui, le refus des grandes idées, ces belles vertus que des bonimenteurs de toutes sortes, habiles à n’éveiller leur révolte que dans les limites de leur lâcheté, leur vendent, une fois rafraîchies, comme des produits made in Democracy.
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Pour des raisons techniques, nous sommes contraints de faire disparaître la planète sur laquelle vous avez l’habitude de respirer. Nous vous prions d’accepter nos excuses pour la gêne occasionnée. Nous vous remercions de votre compréhension.
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Cette jeune femme africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque instantanément des situations vécues dans la formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait et qui avaient, comme on dit, « tout pour être heureux », trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la guerre économique et de la servitude volontaire. Un ami, prêtre et psychanalyste, m’approuve mais m’exhorte à ne pas limiter au monde social mon analyse de la violence. Le « tout est possible » du libéralisme monstrueux, m’explique-t-il, est aussi celui des fantasmes sexuels de l’époque : on ne peut logiquement combattre l’un sans combattre les autres. D’une certaine manière, il n’a pas tort, même s’il est plus difficile de réformer ses fantasmes que de crier contre le Medef. Bonne foi oblige. Quelles que soient les difficultés, voire les impossibilités, on ne peut opposer une bonne violence à une mauvaise violence, une bonne illusion à une mauvaise illusion, etc. Pourtant, quelque chose en moi résiste. À mon sens, des relations droites entre les gens ont plus de chances de rendre les fantasmes moins envahissants que n’en a la réforme de ces fantasmes d’entraîner des progrès collectifs. Je me méfie, en matière sexuelle, des dénonciations et des indignations trop véhémentes. Glissez, mortels, n’appuyez pas ! Le monde est plus vaste que nous ne le croyons et, comme le disait encore mon cher Jacques Berque, « c’est le vaste qui commande ». Attention aux tentatives trop insistantes de purification de la sexualité, surtout quand il s’agit de celle des autres : elles renvoient généralement au privilège vicieux d’un pouvoir « spirituel » qui s’alimente du trouble auquel il prétend remédier. Jean Sulivan a tout dit là-dessus, et en quatre mots : « La morale, ce n’est pas avant, c’est après. » Ni course d’obstacles psychologique, ni carnet de notes à remplir, la vie morale est un regard secret, impitoyable mais amical, que l’on jette sur soi ; elle pose la question de notre place parmi les autres, elle examine ce que cette place exige de nous. D’où l’importance première de la vie commune. D’où le rejet, d’un revers de main et sans autre inventaire, de la saleté servile à quoi l’on prétend nous contraindre et qui nous oblige à « mourir à l’intérieur ».
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J’arrive par hasard place Daumesnil à l’instant où l’avenue avale, comme un égout, la fin d’une manifestation des intermittents. Les soldats de la voirie municipale brandissent leurs balais avec une rage suspecte. Ils arrachent les banderoles que les contestataires ont fixées entre les arbres et auxquelles ils ont accroché de nobles propos de Brecht qu’on dirait sortis un peu trop tôt du frigo. Au moment où j’essaie de lire, un guerrier du propre tire si violemment sur la banderole qu’il manque m’étrangler. Je lui adresse quelques paroles ailées auxquelles il répond par « droit au travail, même plus droit au travail… » J’aime bien ces intermittents mais, ce soir, ce n’est pas d’abord à eux que je pense. La contestation est à bout de souffle. L’ordre aussi. La nuit est déjà là. Mon ami le papetier-libraire est sorti de sa boutique. Nous nous faisons un petit signe. Derrière lui, les femmes nues des magazines. Tout ça est triste à pleurer. Surtout, ne m’empêchez pas de dire qu’il fait noir : c’est parfois la seule manière qu’on ait d’annoncer le matin.
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M. Trichet aime Baudelaire.
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Un homme politique pour qui j’ai de la considération m’invite dans son think tank : le petit texte qu’il m’envoie explique que, contrairement aux États-Unis, notre pays ne dispose pas de ces indispensables structures, et que c’est là une faiblesse majeure. Puisqu’il le dit… Mais fournir de la pensée à du pouvoir ne me tente pas. J’y vois le comble de la technocratie ; qu’on me propose ça me laisse perplexe. Vieilleries, hurlerais-je, si mon interlocuteur n’était plus jeune que moi ! J’ai vu une ou deux fois des machins de ce genre. Quelques célébrités échangent un narcissisme aimable. Le premier qui tire une idée de son sac rend service aux autres, qui approuvent, ou nuancent, ou oublient tout et tout de suite, et parlent d’autre chose. On attend des vedettes présentes un ou deux morceaux de bravoure, ne serait-ce qu’en considération de la bouteille offerte, qui aidera à élaborer quelques projets d’une foudroyante originalité, par exemple la création d’une commission de travail. Le cinéma fini, place aux choses sérieuses. Des petits groupes se forment, des carnets sortent des poches, des doigts sont pointés sur des vestes : le business du pouvoir continue. Mais, quand même, Le Think tank, quel joli nom pour une boîte de nuit !
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Olivier Besancenot fait savoir qu’il n’est pas pressé, qu’à son âge, on a le temps. Détestable argument. Qu’en sait-il, au fait, ce jeune homme, s’il a le temps ? Je demande à mon ami le papetier-libraire, qui n’est pas un champion de l’ordre établi : « Quand vous étiez jeune, vous, vous jetiez votre âge à la tête de vos adversaires ? » Je sens que je le choque. « Évidemment non ! dit-il, surtout pas ! Je faisais même tout pour le faire oublier ! » En un mot, il ne se servait pas de l’arme biologique pour défendre les libertés. D’où il apparaît, Besancenot ou pas, que la totalité, la totale totalité, la totalité totalement totale de la classe politique fonctionne, à l’ombre d’une mort dont elle a une trouille bleue, sur l’écœurante vision d’une humanité collée comme une sangsue à la possession du temps et des choses, ivre d’en jouir toujours plus et toujours mieux, haineuse de constater que, plus elle s’y acharne, moins elle y parvient. Le reste, discutailleries, télécomédies, roucoulements ou grondements de larynx, c’est affaire de marketing ou de casting : chacun sa clientèle, chacun son rôle.
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J’exagère, dites-vous, je suis injuste. Le monde est rempli de gens sincères et dévoués, désireux de défendre la cause à laquelle ils croient. Je n’en disconviens nullement. Je connais ceux dont vous parlez. Ils existent bel et bien. Ils sont nombreux. Ils sont respectables, parfois admirables. Quittez ce site si vous croyez que je les ignore ou que je les méprise : sur ma foi, il n’en est rien. Mais je sais aussi que ces syndicalistes courageux, ces croyants sincères et droits, ces militants pour la justice, ces hommes ou ces femmes, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils pensent, qui ont honte de participer à la curée qu’on leur propose et qui, de tout leur cœur, rêvent d’horizons plus vastes, savent qu’ils pactisent en secret avec une terrible illusion quand ils feignent de croire qu’ils peuvent encore mettre leur confiance dans les vertus du débat et de l’argumentation ou dans l’appel aux bons sentiments. Pensant et agissant ainsi, ils protègent un pieux mensonge qui les rassure et dont l’efficacité sur la marche du monde, nulle dans le meilleur des cas, est souvent exactement inverse à ce qu’ils souhaiteraient obtenir. Pourquoi ? Parce qu’il y a longtemps que la quasi-totalité de ceux qui célèbrent la modernité, ou en profitent, ont mis leur raison et ce qui leur reste de sensibilité à la remorque d’une passion irrationnelle : chez eux, la résignation à la pire servitude va de pair avec un rêve de puissance délirant ; la virtuosité technique et sophistique autorise et justifie la plus effrayante immaturité et son inévitable cortège de violences. Le monde dont rêvent les honnêtes militants nostalgiques n’existe plus, même s’ils ont le plus grand mal à en convenir, même si le ressusciter leur importe beaucoup plus que de regarder la réalité. Ils savent aussi bien que moi qu’agiter de bonnes raisons et brandir de bons sentiments est devenu une farce. Le je est un autre, ils l’entendent comme un bramement rituel de congrès, non pas comme une exigence salutaire, bouleversante, déstabilisante, désarticulante. Ils n’osent pas encore refuser et les menaces, et les séductions, et les précautions, et les assurances qui les détruisent à la mesure exacte de ce qu’ils leur accordent, de ce qu’ils leur concèdent, de ce qu’ils feignent de trouver en elles de sérieux et d’intéressant.
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« J’existe dans cet état de transport », dit le saint Jacques de Claudel dans Le Soulier de satin. Saint Jacques, c’est l’autre nom donné à la constellation d’Orion, qu’on peut contempler dans les deux hémisphères… Mais j’arrête ! Toujours les mêmes références, n’est-ce pas ? Oui, oui, toujours… Peut-être parce qu’il y avait peu de livres chez moi… Parce que l’éclectisme me fait horreur… Parce que je me balance de l’actualité… Parce que je suis un peu paresseux… Parce que seuls comptent les bouquins qui m’ont appris ce qui était à faire grandir et ce qui était à jeter au fumier… Parce qu’on n’entre pas si facilement dans mon cerveau avec le statut de référence… Parce qu’au fond, la culture cultivée, de tout mon cœur, je l’emmerde. Ce n’est pas que je tire mon revolver. Ah ! non ! Vraiment pas ! Marchandisée comme elle est, le revolver, maintenant, c’est elle qui le tient.
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Appelez-le comme vous voulez, ce saint Jacques du Soulier de satin, deuxième journée, scène VI ! L’essentiel est d’écouter ce qu’il dit : « Ceux que l’abîme sépare n’ont qu’à me regarder pour se trouver ensemble ». Appelez-le comme ça vous chante, ce passeur universel, ou ironisez donc avec aigreur sur son absence ! N’importe, c’est pareil ! La vie n’est pas une construction individuelle. Une société n’est pas une addition d’individus. Le monde n’est pas une juxtaposition de sociétés. Le bonheur n’est pas une addition de réussites. Le malheur n’est pas une addition d’échecs. Il y a plus dans la marche qu’une suite de pas, dans l’amour qu’une suite de gestes, dans la pensée qu’une suite d’idées. Et plus dans une vie qu’une suite d’événements. En moi et hors de moi, entre chacun de nous et chacun des autres, existe cette forte et mystérieuse logique du passage, ce grand fleuve qui s’alimente de tout et que je veux bien que vous appeliez Relation si vous ne prenez pas, pour prononcer ce mot, l’air idiot de l’expert en nature humaine, s’il rameute en vous l’étrange et l’inavalable, le diamant et le caillou, s’il vous laisse silencieux et hébété, mais pourtant non accablé, si un peu d’eau sale dans une flache de banlieue, loin de vous pousser à la rumination morose de l’absurde et du contingent, vous reconduit à l’immensité, à l’Amazonie de la pensée, au Sahara du sentiment, au premier jour de tout. Nous existons dans un état de transport. Une vie individuelle n’a de sens que rapportée à l’intraduisible mouvement, qui, malgré tout, en dépit de tout, tel un pilote habile, ironique, farceur, la conduit. Et ce mouvement de moi à moi, quand je l’éprouve, je le vois tissé de A à Z de la présence des autres, une présence qui déborde, et de très loin, la conscience que j’en ai. Et la vie d’une société, la vie du monde, n’est rien d’autre que cette cascade de débordements incontrôlables qui fait jubiler les cœurs de ceux qui se savent pauvres (très bien !) et grincer les dents de ceux qui se croient riches (parfait !) Vivre, c’est contempler cet excès primordial, se faire docile au mouvement qui y conduit. Vivre ensemble, c’est découvrir dans le scintillement charnel des rencontres le signe chaud du mouvement et de l’inachevé ; c’est se familiariser avec le mystère inapprivoisable de la réalité.
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Ma différence, ta différence, sa différence… Un peu de sang-froid, voulez-vous ? Les différences renvoient à la diversification, c’est-à-dire à un jeu du divers qui, sous peine d’être une parole verbale, renvoie lui-même à une unité. Les différences sont la floraison de l’Un. Je veux bien qu’on ne l’admette pas mais, dans ce cas, les relations entre les êtres sont, au mieux, coexistence de surdités ou congratulations de forteresses, au pire, volonté de posséder, même si la possession s’appelle respect, tolérance, amour. On voit aujourd’hui le résultat : le parangon de la société occidentale est un petit bonhomme nerveux, bourré de saloperies inutiles, servile pour les choses qui comptent, susceptible pour celles qui ne comptent pas, uniquement occupé à faire avancer le petit cheval de son ego plus vite que celui des autres. Si le lien premier entre les êtres, c’est le bavardage de la communication, le mieux est de s’habituer à dire n’importe quoi à n’importe qui ; de cette loterie, de cet appel du pied au hasard, sortira peut-être quelque divertissante curiosité ; la communication entre autonomies satisfaites, en revanche, n’accouche de rien, strictement de rien qui ne soit pléonasme ou clonage. La différence qu’il y a entre toi et moi, il faut que nous l’abordions de face, sans en craindre l’aspect un peu douloureux. Loin de valoriser cette douleur, cherchons-y avidement le travail de l’Un en train de se diversifier, c’est-à-dire de s’accomplir. « On fait toujours l’amour à trois, disait un surréaliste ; il y a toi, moi et l’amour. » Cet Orion, figure de l’unité, qui « existe dans cet état de transport », c’est en lui que nos différences prennent sens et se métamorphosent. Il est le Rapport des rapports. Il ne soigne pas la blessure de la différence, mais lui donne sens en la rapprochant d’une blessure plus profonde, celle même de l’Un affronté au temps, et qui en triomphe en s’y diversifiant. Aussi tout constat de différence, s’il est droitement mené, s’il ne cède pas au romantisme stérile de la solitude, exige-t-il la recherche commune d’une ressemblance plus profonde que la différence en question, capable de l’assumer sans la nier. Et si cette recherche, comme il est probable, débouche sur une seconde différence, plus profonde encore que la première, cela doit seulement s’entendre comme un appel à la recherche d’une nouvelle ressemblance, elle-même plus profonde que celle qui avait répondu à la première différence. Dans le mouvement, sinon perpétuel, du moins, à nos yeux, illimité, de cette unification/diversification qui se fait non seulement avec nous, mais en nous, je vois le sens même de l’existence individuelle et collective. Ainsi la différence est-elle une manière d’aller vers l’unité, et seulement cela. Aucune société, d’ailleurs, même pas la nôtre, ne peut se passer de quelque saint Jacques-Orion. Si elle le rejette, elle s’en fabrique, au plus vite, une caricature. En Occident, le Rapport des rapports, aujourd’hui, c’est l’argent en tant que puissance. Comme, en dépit des efforts réunis du dollar et de l’euro, il ne parviendra jamais à la moindre valeur ontologique parce que sans existence et sans vie, il engorge les relations et flétrit la diversification de l’Un : l’homme moderne, enfermé en soi-même, ne sait plus que défendre ses droits, ce qui est sa manière de crier sa détresse. Si on le voit agiter des « valeurs » entre les barreaux de sa fenêtre, comme autant de petits drapeaux dérisoires, c’est pour que le geôlier n’oublie pas sa soupe.
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C’est vrai que les artistes comprennent plus vite. Voyez ces musiciens du Grand Quintette de Michel Thompson : comme la plupart des personnages récents de ce peintre, ils ont perdu leur tête, à quoi supplée une sorte de téléviseur. Tout est dit : ce n’est pas par leur moi que nos contemporains sont intéressants, c’est par ce qui les saisit ensemble, par ce qui les dépasse ; de cela, ni leurs opinions ni leur psychologie ne peuvent rendre compte. La composition de Lorenzetti part du regard latéral que la Paix jette sur ses compagnes alignées à côté d’elles. Les musiciens de Thompson semblent pris, eux, dans une sorte de brise qui vient de la gauche du tableau. Ils tiennent debout par le mouvement qui les fait s’incliner légèrement les uns sur les autres. C’est ce déséquilibre qui leur donne l’existence. Leur individualité n’est pas à chercher dans leur crâne, bourré d’inepties marchandes, ni peut-être même dans leur cœur, mais dans le souffle transversal – le vent, la musique, l’inspiration – qui les anime ensemble. Pour moi, qui parle de cette toile comme je peux, en sauvage, en ignare, c’est ce souffle que j’y vois d’abord. Et je le vois aussi, dans la première salle de l’exposition, changer en printemps les feux d’automne qui s’échangent d’une toile à l’autre. Et aussi jeter le mystère dans un groupe qui pourrait se trouver aussi bien dans un autobus, dans un théâtre, dans une église. Toujours, partout, ce souffle qui arrive le premier, qui précède le sujet de la toile, qui le présente, qui le libère en le situant. On ne va pas ici de la présence au sens, ou à la relation. C’est le contraire : la relation crée la présence, et la rend d’autant plus forte, d’autant plus gracieuse qu’elle n’escamote pas sa vérité, qui est d’être passagère. Avec les groupes, avec les paysages, les sujets les plus fréquents de Michel Thompson sont les objets du quotidien : une cafetière, un broc, une nappe, une bouteille… Pierre Basset a raison d’écrire qu’il « fait partie des artistes qui ne demandent pas à la nature ses phénomènes les plus brillants, ne désespérant pas de rendre la grande et belle poésie de son allure ordinaire, l’âme humaine étant aussi profondément remuée dans le calme que dans le mouvement, et par le silence autant que par la tempête. » Toutefois, si Thompson peint de préférence des objets ou des situations ordinaires, ce n’est pas, me semble-t-il, parce qu’il aurait une attirance particulière pour l’humble, encore moins pour le misérable : c’est parce que, dans l’humble, le jeu de la relation et de la présence se manifeste mieux. Je le dis comme je le sens : dans les toiles de ce peintre, qu’une tendresse jamais complaisante rend limpides, je vois moins des assiettes ou des personnages qu’une perspective sur la Relation, un coup d’œil sur saint Jacques-Orion. Le peintre veut saisir « l’esprit des formes », dit Pierre Basset, citant Élie Faure. Sans doute, mais aussi, tout simplement, l’esprit de la réalité, surprise ici dans son intériorité, échappant, par sa simplicité, à l’image qu’on peut en prendre. Pas plus de bavardage sur la peinture, d’ailleurs, chez Thompson que d’intellectualité dans ses toiles. Surtout, si vous rencontrez le peintre, ne lui posez aucune question. Il vous répondrait par ce propos de Bonnard, une des trois citations recopiées sur des petits cartons punaisés dans son atelier : « Je n’ai rien à dire, je ne sais pas comment on peint, je ne sais pas ce que c’est qu’une peinture, ni comment on la commence, ni comment on la finit. Je ne sais rien. » Mais on lit aussi, sur un autre carton, ces lignes d’Henri Miller, extraites d’une lettre à Anaïs Nin : « La vérité ne cesse de parler en vous. Alors vous devenez terriblement tranquille et sereine. Vous n’essayez plus d’en faire plus que vous ne pouvez. Vous n’en faites pas non plus moins que vous ne pouvez. » Quant au troisième carton, celui que je préfère, il est du genre laconique : « Tiens-toi droit. » (Michel Thompson expose à la Galerie Daniel Besseiche, 33, rue Guénégaud, 75006 Paris, jusqu’au 17 janvier 2004 : superbe)

(décembre 2003)