LE MARCHÉ VII
Cette dame s’appelle la Paix. Je l’ai rencontrée à Sienne, au Palazzo Pubblico, sur une grande composition d’Ambrogio Lorenzetti intitulée Les Effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, deux allégories qui se font face dans une salle des anciens appartements des Podestats. Sa façon de s’affaler légèrement sur son siège m’a fait sourire. La Paix est une femme lucide, sympathique et peu commode. À sa gauche, sont assises ses sept compagnes, les Vertus, qui siègent avec elle côté Bon Gouvernement ; elles sont belles et attachantes, mais avec un petit air solennel, un aspect reine d’Angleterre recevant une association de retraités. La Paix les observe avec une attention extrême, une sympathie désolée. Pourquoi ces sept-là se prennent-elles pour des peintures ? C’est si simple d’être libre ! Il suffit de faire comme elle : ne jamais se laisser enfermer dans son image. On raconte que, dînant au restaurant avec Picasso, Léon-Paul Fargue fut pris d’un malaise qui le fit s’affaisser sur la banquette. Quand il se releva, il eut droit à ce diagnostic de peintre : « Ta gueule n’est plus dans le cadre. » Eh bien ! la Paix n’est pas dans le cadre, n’y a jamais été, n’y sera jamais. L’ordre, pour elle, c’est le désordre venu du cœur : pas de pitié pour les idées arrangées, pour les sentiments tout faits. Voyez l’abandon tranquille de son corps. Et la nonchalance de sa main, qui se communique au rameau d’olivier. Voyez aussi l’intensité, la puissance de son regard, à quoi tout le visage semble ordonné. Devinez ses pensées en ordre de bataille, aussi logiquement tressées que la chevelure impeccable et complexe. La Paix ne triche ni avec les autres ni avec elle-même. Elle n’est pas du côté de ce bonjour anonyme, mécanique, satisfait, qu’il faut désormais présenter comme un justificatif, et dont l’oubli fait jaillir des flots de noir ressentiment. Pas un atome de la Paix qui ne soit solidaire, pas un qui ne soit libre. Jamais immobile, on ne la saisit qu’en la filant dans le mouvement constant qui la conduit d’elle aux autres et des autres à elle. Les Vertus, ses aînées, indiquaient les directions à suivre ou à ne pas suivre ; c’étaient des gardiennes de musée : les heures sont bien longues quand on ne sait quoi faire de soi. La Paix, elle, n’indique rien, ne propose rien ; elle n’a pas de temps pour ça. Je la vois contradictoire : active et indifférente. Sensuelle, aussi, mais réservée. Voyez qu’elle ne se soucie guère de dissimuler son corps ; mais elle ne fait pas non plus semblant de l’offrir. C’est le sien, elle n’en a pas honte. J’ai même l’impression qu’elle le trouve assez satisfaisant. Mais elle n’est pas assez cruche pour penser que, puisque ce corps-là est le sien, cela veut dire qu’il lui appartient ! La Paix n’est ni dans l’interdit, ni dans la permission. Elle vit plus profond que ça. Sa simplicité la fait, le plus souvent, discrète et silencieuse. Mais, de temps en temps, elle se paye un magnifique éclat de rire, un pied de nez à tout. Où donc ai-je pris cela ? J’ai rêvé qu’un jour elle avait accompagné son ami aux bains, et qu’elle y avait été admirablement allusive.
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On ne peut pas toujours se promener à Sienne pour y parler de Jacques Berque. Retour à Paris. Le petit immeuble est en travaux. Entre les copropriétaires, complicité de conquistadores. Conciliabules. Démonstrations d’amabilité. Union sacrée de mères et de filles qui devraient plutôt se crêper le chignon. Je ne veux pas me moquer d’eux. Puis je le veux. Puis je ne le veux plus. Tout ce petit monde s’excite petitement, et le sait. Parfois, ça déborde. Un voisin d’un étage supérieur, généralement fort paisible, en est tout émoustillé. L’autre soir, je l’ai entendu monter l’escalier en chantant à tue-tête : « Le travail, qu’est-ce que c’est chiant ! Le travail, qu’est-ce qu’on s’fait chier ! » Monsieur le Syndic me fait l’honneur d’une visite. Il sait que nous ne sommes que locataires : la visite ressemble à une inspection. Il traîne derrière lui quelques personnages qui puent l’importance vulgaire. Monsieur le Syndic a eu tort ; s’il me voulait conciliant, il eût fallu me traiter avec plus d’égards. D’ailleurs, avec les gens d’argent, il faut toujours se montrer le plus pointilleux possible, et jamais plus aimable que nécessaire. Je prendrais bien quelque plaisir à l’embêter un peu, mais j’embêterais aussi les ouvriers, des Maghrébins qui finissent leur « carême ». Aussi je leur laisse le passage libre par l’appartement pour leur épargner les plaisirs d’une moyenâgeuse plate-forme d’échafaudage à hisser en tirant sur une corde. On parle d’Alger, de Boufarik, de Blida. C’est un bon moment, la terre tourne dans le bon sens. Le lendemain, je croise Monsieur le Syndic. Il me remercie avec une émotion commerciale ; ses remerciements s’écrasent contre les boîtes à lettres. De réponse, il n’en aura pas. Mais que ce soit bien clair. Choisissant ces ouvriers maghrébins contre Monsieur le Syndic, je ne choisis pas la gauche contre la droite, la revendication contre l’ordre, le Maghreb contre la France, l’islam contre le christianisme, M. Ben Laden contre M. Bush ; je ne choisis même pas la justice contre l’injustice, ni les pauvres contre les riches : je choisis une société qui pleure ses malheurs et ses erreurs, mais qui veut encore vivre, contre cette sorte d’épicerie funéraire qu’est devenu l’Occident, où l’intelligence sert de verrou à la médiocrité, où la culture est le maquillage de la bassesse.
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De Paris à Sienne, on passe par Roissy. J’ai suggéré que cet aéroport soit utilisé seulement pour les arrivées, mais on m’a fait savoir que cette proposition avait assez peu de chances d’être retenue. Soit. Il me faudra donc encore chercher, parmi les commerces triomphants, le mince couloir réservé aux voyageurs en partance ; et méditer sur le monde moderne dans ce vaste hall qui en est une des plus belles illustrations. En haut, siège des principes, un enchevêtrement de tiges et de poutrelles inutilement compliqué, probablement destiné à rappeler la toute-puissance de la rationalité technique ; en bas, une sorte de dispatching pour passagers où d’inaudibles appels s’entrecroisent et où l’on guette comme un pigeon perdu les réactions des autres candidats à l’envol. Trois compagnies, une italienne, une française et une irlandaise se partageaient équitablement, ce jour-là, la responsabilité d’une heure et demie de retard pour une heure et demie de vol. Le vent glacé qui s’engouffre entre les marches de l’escalier de fer, le container roulant baptisé autobus qui vous cahote si longtemps que vous en oubliez que vous allez prendre l’avion, allons, je ne suis généralement pas trop râleur pour ce genre de détails et je sens bien que ma colère, bien plus qu’à l’inconfort, est due à l’atmosphère générale du lieu, à ce désert mécanique sous surveillance. J’ai pu enfin m’installer dans mon fauteuil, même si, ce jour-là, il était cassé et m’obligeait à contempler en contre-plongée le spectacle du petit appareil qui nous accueillait. Deux rangs devant, le paradis de la classe affaires ; on y a droit à du champagne, et à brailler plus fort. Un sale type ne s’en privait pas, harcelant, au-delà de l’imaginable, une hôtesse excédée dont la mâchoire tremblait frénétiquement pour stopper ses larmes quand elle vint faire devant nous l’annonce et les gestes rituels. Un peu plus tard, je lui ai demandé du vin et conseillé d’en boire, elle aussi, une gorgée ; elle m’a répondu d’une voix blanche que j’avais raison, qu’il fallait bien se remettre d’une aventure aussi palpitante. Histoire sans grande importance, on le voit, mais qui finit de la plus mauvaise manière. Quand nous défilâmes devant elle pour sortir, j’espérais que l’intonation de son « au revoir » serait un tout petit peu affectée par cet instant minuscule de complicité. Il n’en fut rien. J’étais redevenu un étranger, si j’avais jamais cessé de l’être, c’est-à-dire un client. Tout était digéré, le retard, le sale type, et moi avec. Ce monde est terrible. Il annule tout. Qu’il y ait le moins possible entre lui et moi.
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En 68, Jacques Berque est tenté d’abandonner les études arabes pour se lancer dans ce qu’il appelle un aggiornamento de la société occidentale. L’affaire ne semble intéresser personne : il renonce. Quelques décennies plus tard, il revient sur ce projet. Notre monde, dit-il, est, pour l’instant, inanalysable. Cerner ce qui change est peut-être à la portée des poètes ou des artistes, pas à celle des penseurs. Il faudrait inventer des concepts inimaginables ; à supposer même qu’on le puisse, personne ne les recevrait. À la fin de sa vie, le même Jacques Berque se promit de déposer chez un notaire, en sorte qu’il ne soit divulgué que cinquante ans après sa mort, un message dans lequel il donnerait son sentiment sur les relations entre le christianisme et l’islam. Cette façon de prendre date me semble d’une extrême loyauté. Seuls, les artistes, les poètes… Et peut-être, en ce que nous avons d’ingénu, pour peu que nous ne le refusions pas, chacun d’entre nous. Le génie est pour quelques-uns, l’ingénuité pour tous. S’y confier, envers et contre tout : c’est cela, réfléchir.
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En somme, ces filles voilées, c’est à qui les libérera le plus et le mieux. Les uns veulent les protéger des pressions archaïques, les autres du conformisme totalitaire. Mon sentiment est qu’il n’y a pas de solution. Ces excitations généreuses, mais superficielles, reposent en effet sur un postulat commun : notre société est fondamentalement absurde. S’il en était autrement, sa puissance d’entraînement suffirait pour combattre et l’archaïsme et le conformisme : le fond de ce débat, et de bien d’autres, est là. Expliquer cela aux gens, même paisiblement, même amicalement, c’est tenter de leur faire entendre ce qu’ils ne peuvent pas entendre. Non que les prestiges de la civilisation occidentale leur tiennent tellement à cœur : ils les ignorent, et s’en moquent. Mais ils sentent qu’un tel diagnostic, qu’au fond d’eux ils savent exact, menace leur manière de vivre, leur manière d’être, contredit les « repères » dont on a épaissi leur biberon : la peur panique de la liberté, la méfiance d’autrui, le refus des grandes idées, ces belles vertus que des bonimenteurs de toutes sortes, habiles à n’éveiller leur révolte que dans les limites de leur lâcheté, leur vendent, une fois rafraîchies, comme des produits made in Democracy.
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Pour des raisons techniques, nous sommes contraints de faire disparaître la planète sur laquelle vous avez l’habitude de respirer. Nous vous prions d’accepter nos excuses pour la gêne occasionnée. Nous vous remercions de votre compréhension.
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Cette jeune femme africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque instantanément des situations vécues dans la formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait et qui avaient, comme on dit, « tout pour être heureux », trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la guerre économique et de la servitude volontaire. Un ami, prêtre et psychanalyste, m’approuve mais m’exhorte à ne pas limiter au monde social mon analyse de la violence. Le « tout est possible » du libéralisme monstrueux, m’explique-t-il, est aussi celui des fantasmes sexuels de l’époque : on ne peut logiquement combattre l’un sans combattre les autres. D’une certaine manière, il n’a pas tort, même s’il est plus difficile de réformer ses fantasmes que de crier contre le Medef. Bonne foi oblige. Quelles que soient les difficultés, voire les impossibilités, on ne peut opposer une bonne violence à une mauvaise violence, une bonne illusion à une mauvaise illusion, etc. Pourtant, quelque chose en moi résiste. À mon sens, des relations droites entre les gens ont plus de chances de rendre les fantasmes moins envahissants que n’en a la réforme de ces fantasmes d’entraîner des progrès collectifs. Je me méfie, en matière sexuelle, des dénonciations et des indignations trop véhémentes. Glissez, mortels, n’appuyez pas ! Le monde est plus vaste que nous ne le croyons et, comme le disait encore mon cher Jacques Berque, « c’est le vaste qui commande ». Attention aux tentatives trop insistantes de purification de la sexualité, surtout quand il s’agit de celle des autres : elles renvoient généralement au privilège vicieux d’un pouvoir « spirituel » qui s’alimente du trouble auquel il prétend remédier. Jean Sulivan a tout dit là-dessus, et en quatre mots : « La morale, ce n’est pas avant, c’est après. » Ni course d’obstacles psychologique, ni carnet de notes à remplir, la vie morale est un regard secret, impitoyable mais amical, que l’on jette sur soi ; elle pose la question de notre place parmi les autres, elle examine ce que cette place exige de nous. D’où l’importance première de la vie commune. D’où le rejet, d’un revers de main et sans autre inventaire, de la saleté servile à quoi l’on prétend nous contraindre et qui nous oblige à « mourir à l’intérieur ».
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J’arrive par hasard place Daumesnil à l’instant où l’avenue avale, comme un égout, la fin d’une manifestation des intermittents. Les soldats de la voirie municipale brandissent leurs balais avec une rage suspecte. Ils arrachent les banderoles que les contestataires ont fixées entre les arbres et auxquelles ils ont accroché de nobles propos de Brecht qu’on dirait sortis un peu trop tôt du frigo. Au moment où j’essaie de lire, un guerrier du propre tire si violemment sur la banderole qu’il manque m’étrangler. Je lui adresse quelques paroles ailées auxquelles il répond par « droit au travail, même plus droit au travail… » J’aime bien ces intermittents mais, ce soir, ce n’est pas d’abord à eux que je pense. La contestation est à bout de souffle. L’ordre aussi. La nuit est déjà là. Mon ami le papetier-libraire est sorti de sa boutique. Nous nous faisons un petit signe. Derrière lui, les femmes nues des magazines. Tout ça est triste à pleurer. Surtout, ne m’empêchez pas de dire qu’il fait noir : c’est parfois la seule manière qu’on ait d’annoncer le matin.
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M. Trichet aime Baudelaire.
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Un homme politique pour qui j’ai de la considération m’invite dans son think tank : le petit texte qu’il m’envoie explique que, contrairement aux États-Unis, notre pays ne dispose pas de ces indispensables structures, et que c’est là une faiblesse majeure. Puisqu’il le dit… Mais fournir de la pensée à du pouvoir ne me tente pas. J’y vois le comble de la technocratie ; qu’on me propose ça me laisse perplexe. Vieilleries, hurlerais-je, si mon interlocuteur n’était plus jeune que moi ! J’ai vu une ou deux fois des machins de ce genre. Quelques célébrités échangent un narcissisme aimable. Le premier qui tire une idée de son sac rend service aux autres, qui approuvent, ou nuancent, ou oublient tout et tout de suite, et parlent d’autre chose. On attend des vedettes présentes un ou deux morceaux de bravoure, ne serait-ce qu’en considération de la bouteille offerte, qui aidera à élaborer quelques projets d’une foudroyante originalité, par exemple la création d’une commission de travail. Le cinéma fini, place aux choses sérieuses. Des petits groupes se forment, des carnets sortent des poches, des doigts sont pointés sur des vestes : le business du pouvoir continue. Mais, quand même, Le Think tank, quel joli nom pour une boîte de nuit !
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Olivier Besancenot fait savoir qu’il n’est pas pressé, qu’à son âge, on a le temps. Détestable argument. Qu’en sait-il, au fait, ce jeune homme, s’il a le temps ? Je demande à mon ami le papetier-libraire, qui n’est pas un champion de l’ordre établi : « Quand vous étiez jeune, vous, vous jetiez votre âge à la tête de vos adversaires ? » Je sens que je le choque. « Évidemment non ! dit-il, surtout pas ! Je faisais même tout pour le faire oublier ! » En un mot, il ne se servait pas de l’arme biologique pour défendre les libertés. D’où il apparaît, Besancenot ou pas, que la totalité, la totale totalité, la totalité totalement totale de la classe politique fonctionne, à l’ombre d’une mort dont elle a une trouille bleue, sur l’écœurante vision d’une humanité collée comme une sangsue à la possession du temps et des choses, ivre d’en jouir toujours plus et toujours mieux, haineuse de constater que, plus elle s’y acharne, moins elle y parvient. Le reste, discutailleries, télécomédies, roucoulements ou grondements de larynx, c’est affaire de marketing ou de casting : chacun sa clientèle, chacun son rôle.
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J’exagère, dites-vous, je suis injuste. Le monde est rempli de gens sincères et dévoués, désireux de défendre la cause à laquelle ils croient. Je n’en disconviens nullement. Je connais ceux dont vous parlez. Ils existent bel et bien. Ils sont nombreux. Ils sont respectables, parfois admirables. Quittez ce site si vous croyez que je les ignore ou que je les méprise : sur ma foi, il n’en est rien. Mais je sais aussi que ces syndicalistes courageux, ces croyants sincères et droits, ces militants pour la justice, ces hommes ou ces femmes, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils pensent, qui ont honte de participer à la curée qu’on leur propose et qui, de tout leur cœur, rêvent d’horizons plus vastes, savent qu’ils pactisent en secret avec une terrible illusion quand ils feignent de croire qu’ils peuvent encore mettre leur confiance dans les vertus du débat et de l’argumentation ou dans l’appel aux bons sentiments. Pensant et agissant ainsi, ils protègent un pieux mensonge qui les rassure et dont l’efficacité sur la marche du monde, nulle dans le meilleur des cas, est souvent exactement inverse à ce qu’ils souhaiteraient obtenir. Pourquoi ? Parce qu’il y a longtemps que la quasi-totalité de ceux qui célèbrent la modernité, ou en profitent, ont mis leur raison et ce qui leur reste de sensibilité à la remorque d’une passion irrationnelle : chez eux, la résignation à la pire servitude va de pair avec un rêve de puissance délirant ; la virtuosité technique et sophistique autorise et justifie la plus effrayante immaturité et son inévitable cortège de violences. Le monde dont rêvent les honnêtes militants nostalgiques n’existe plus, même s’ils ont le plus grand mal à en convenir, même si le ressusciter leur importe beaucoup plus que de regarder la réalité. Ils savent aussi bien que moi qu’agiter de bonnes raisons et brandir de bons sentiments est devenu une farce. Le je est un autre, ils l’entendent comme un bramement rituel de congrès, non pas comme une exigence salutaire, bouleversante, déstabilisante, désarticulante. Ils n’osent pas encore refuser et les menaces, et les séductions, et les précautions, et les assurances qui les détruisent à la mesure exacte de ce qu’ils leur accordent, de ce qu’ils leur concèdent, de ce qu’ils feignent de trouver en elles de sérieux et d’intéressant.
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« J’existe dans cet état de transport », dit le saint Jacques de Claudel dans Le Soulier de satin. Saint Jacques, c’est l’autre nom donné à la constellation d’Orion, qu’on peut contempler dans les deux hémisphères… Mais j’arrête ! Toujours les mêmes références, n’est-ce pas ? Oui, oui, toujours… Peut-être parce qu’il y avait peu de livres chez moi… Parce que l’éclectisme me fait horreur… Parce que je me balance de l’actualité… Parce que je suis un peu paresseux… Parce que seuls comptent les bouquins qui m’ont appris ce qui était à faire grandir et ce qui était à jeter au fumier… Parce qu’on n’entre pas si facilement dans mon cerveau avec le statut de référence… Parce qu’au fond, la culture cultivée, de tout mon cœur, je l’emmerde. Ce n’est pas que je tire mon revolver. Ah ! non ! Vraiment pas ! Marchandisée comme elle est, le revolver, maintenant, c’est elle qui le tient.
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Appelez-le comme vous voulez, ce saint Jacques du Soulier de satin, deuxième journée, scène VI ! L’essentiel est d’écouter ce qu’il dit : « Ceux que l’abîme sépare n’ont qu’à me regarder pour se trouver ensemble ». Appelez-le comme ça vous chante, ce passeur universel, ou ironisez donc avec aigreur sur son absence ! N’importe, c’est pareil ! La vie n’est pas une construction individuelle. Une société n’est pas une addition d’individus. Le monde n’est pas une juxtaposition de sociétés. Le bonheur n’est pas une addition de réussites. Le malheur n’est pas une addition d’échecs. Il y a plus dans la marche qu’une suite de pas, dans l’amour qu’une suite de gestes, dans la pensée qu’une suite d’idées. Et plus dans une vie qu’une suite d’événements. En moi et hors de moi, entre chacun de nous et chacun des autres, existe cette forte et mystérieuse logique du passage, ce grand fleuve qui s’alimente de tout et que je veux bien que vous appeliez Relation si vous ne prenez pas, pour prononcer ce mot, l’air idiot de l’expert en nature humaine, s’il rameute en vous l’étrange et l’inavalable, le diamant et le caillou, s’il vous laisse silencieux et hébété, mais pourtant non accablé, si un peu d’eau sale dans une flache de banlieue, loin de vous pousser à la rumination morose de l’absurde et du contingent, vous reconduit à l’immensité, à l’Amazonie de la pensée, au Sahara du sentiment, au premier jour de tout. Nous existons dans un état de transport. Une vie individuelle n’a de sens que rapportée à l’intraduisible mouvement, qui, malgré tout, en dépit de tout, tel un pilote habile, ironique, farceur, la conduit. Et ce mouvement de moi à moi, quand je l’éprouve, je le vois tissé de A à Z de la présence des autres, une présence qui déborde, et de très loin, la conscience que j’en ai. Et la vie d’une société, la vie du monde, n’est rien d’autre que cette cascade de débordements incontrôlables qui fait jubiler les cœurs de ceux qui se savent pauvres (très bien !) et grincer les dents de ceux qui se croient riches (parfait !) Vivre, c’est contempler cet excès primordial, se faire docile au mouvement qui y conduit. Vivre ensemble, c’est découvrir dans le scintillement charnel des rencontres le signe chaud du mouvement et de l’inachevé ; c’est se familiariser avec le mystère inapprivoisable de la réalité.
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Ma différence, ta différence, sa différence… Un peu de sang-froid, voulez-vous ? Les différences renvoient à la diversification, c’est-à-dire à un jeu du divers qui, sous peine d’être une parole verbale, renvoie lui-même à une unité. Les différences sont la floraison de l’Un. Je veux bien qu’on ne l’admette pas mais, dans ce cas, les relations entre les êtres sont, au mieux, coexistence de surdités ou congratulations de forteresses, au pire, volonté de posséder, même si la possession s’appelle respect, tolérance, amour. On voit aujourd’hui le résultat : le parangon de la société occidentale est un petit bonhomme nerveux, bourré de saloperies inutiles, servile pour les choses qui comptent, susceptible pour celles qui ne comptent pas, uniquement occupé à faire avancer le petit cheval de son ego plus vite que celui des autres. Si le lien premier entre les êtres, c’est le bavardage de la communication, le mieux est de s’habituer à dire n’importe quoi à n’importe qui ; de cette loterie, de cet appel du pied au hasard, sortira peut-être quelque divertissante curiosité ; la communication entre autonomies satisfaites, en revanche, n’accouche de rien, strictement de rien qui ne soit pléonasme ou clonage. La différence qu’il y a entre toi et moi, il faut que nous l’abordions de face, sans en craindre l’aspect un peu douloureux. Loin de valoriser cette douleur, cherchons-y avidement le travail de l’Un en train de se diversifier, c’est-à-dire de s’accomplir. « On fait toujours l’amour à trois, disait un surréaliste ; il y a toi, moi et l’amour. » Cet Orion, figure de l’unité, qui « existe dans cet état de transport », c’est en lui que nos différences prennent sens et se métamorphosent. Il est le Rapport des rapports. Il ne soigne pas la blessure de la différence, mais lui donne sens en la rapprochant d’une blessure plus profonde, celle même de l’Un affronté au temps, et qui en triomphe en s’y diversifiant. Aussi tout constat de différence, s’il est droitement mené, s’il ne cède pas au romantisme stérile de la solitude, exige-t-il la recherche commune d’une ressemblance plus profonde que la différence en question, capable de l’assumer sans la nier. Et si cette recherche, comme il est probable, débouche sur une seconde différence, plus profonde encore que la première, cela doit seulement s’entendre comme un appel à la recherche d’une nouvelle ressemblance, elle-même plus profonde que celle qui avait répondu à la première différence. Dans le mouvement, sinon perpétuel, du moins, à nos yeux, illimité, de cette unification/diversification qui se fait non seulement avec nous, mais en nous, je vois le sens même de l’existence individuelle et collective. Ainsi la différence est-elle une manière d’aller vers l’unité, et seulement cela. Aucune société, d’ailleurs, même pas la nôtre, ne peut se passer de quelque saint Jacques-Orion. Si elle le rejette, elle s’en fabrique, au plus vite, une caricature. En Occident, le Rapport des rapports, aujourd’hui, c’est l’argent en tant que puissance. Comme, en dépit des efforts réunis du dollar et de l’euro, il ne parviendra jamais à la moindre valeur ontologique parce que sans existence et sans vie, il engorge les relations et flétrit la diversification de l’Un : l’homme moderne, enfermé en soi-même, ne sait plus que défendre ses droits, ce qui est sa manière de crier sa détresse. Si on le voit agiter des « valeurs » entre les barreaux de sa fenêtre, comme autant de petits drapeaux dérisoires, c’est pour que le geôlier n’oublie pas sa soupe.
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C’est vrai que les artistes comprennent plus vite. Voyez ces musiciens du Grand Quintette de Michel Thompson : comme la plupart des personnages récents de ce peintre, ils ont perdu leur tête, à quoi supplée une sorte de téléviseur. Tout est dit : ce n’est pas par leur moi que nos contemporains sont intéressants, c’est par ce qui les saisit ensemble, par ce qui les dépasse ; de cela, ni leurs opinions ni leur psychologie ne peuvent rendre compte. La composition de Lorenzetti part du regard latéral que la Paix jette sur ses compagnes alignées à côté d’elles. Les musiciens de Thompson semblent pris, eux, dans une sorte de brise qui vient de la gauche du tableau. Ils tiennent debout par le mouvement qui les fait s’incliner légèrement les uns sur les autres. C’est ce déséquilibre qui leur donne l’existence. Leur individualité n’est pas à chercher dans leur crâne, bourré d’inepties marchandes, ni peut-être même dans leur cœur, mais dans le souffle transversal – le vent, la musique, l’inspiration – qui les anime ensemble. Pour moi, qui parle de cette toile comme je peux, en sauvage, en ignare, c’est ce souffle que j’y vois d’abord. Et je le vois aussi, dans la première salle de l’exposition, changer en printemps les feux d’automne qui s’échangent d’une toile à l’autre. Et aussi jeter le mystère dans un groupe qui pourrait se trouver aussi bien dans un autobus, dans un théâtre, dans une église. Toujours, partout, ce souffle qui arrive le premier, qui précède le sujet de la toile, qui le présente, qui le libère en le situant. On ne va pas ici de la présence au sens, ou à la relation. C’est le contraire : la relation crée la présence, et la rend d’autant plus forte, d’autant plus gracieuse qu’elle n’escamote pas sa vérité, qui est d’être passagère. Avec les groupes, avec les paysages, les sujets les plus fréquents de Michel Thompson sont les objets du quotidien : une cafetière, un broc, une nappe, une bouteille… Pierre Basset a raison d’écrire qu’il « fait partie des artistes qui ne demandent pas à la nature ses phénomènes les plus brillants, ne désespérant pas de rendre la grande et belle poésie de son allure ordinaire, l’âme humaine étant aussi profondément remuée dans le calme que dans le mouvement, et par le silence autant que par la tempête. » Toutefois, si Thompson peint de préférence des objets ou des situations ordinaires, ce n’est pas, me semble-t-il, parce qu’il aurait une attirance particulière pour l’humble, encore moins pour le misérable : c’est parce que, dans l’humble, le jeu de la relation et de la présence se manifeste mieux. Je le dis comme je le sens : dans les toiles de ce peintre, qu’une tendresse jamais complaisante rend limpides, je vois moins des assiettes ou des personnages qu’une perspective sur la Relation, un coup d’œil sur saint Jacques-Orion. Le peintre veut saisir « l’esprit des formes », dit Pierre Basset, citant Élie Faure. Sans doute, mais aussi, tout simplement, l’esprit de la réalité, surprise ici dans son intériorité, échappant, par sa simplicité, à l’image qu’on peut en prendre. Pas plus de bavardage sur la peinture, d’ailleurs, chez Thompson que d’intellectualité dans ses toiles. Surtout, si vous rencontrez le peintre, ne lui posez aucune question. Il vous répondrait par ce propos de Bonnard, une des trois citations recopiées sur des petits cartons punaisés dans son atelier : « Je n’ai rien à dire, je ne sais pas comment on peint, je ne sais pas ce que c’est qu’une peinture, ni comment on la commence, ni comment on la finit. Je ne sais rien. » Mais on lit aussi, sur un autre carton, ces lignes d’Henri Miller, extraites d’une lettre à Anaïs Nin : « La vérité ne cesse de parler en vous. Alors vous devenez terriblement tranquille et sereine. Vous n’essayez plus d’en faire plus que vous ne pouvez. Vous n’en faites pas non plus moins que vous ne pouvez. » Quant au troisième carton, celui que je préfère, il est du genre laconique : « Tiens-toi droit. » (Michel Thompson expose à la Galerie Daniel Besseiche, 33, rue Guénégaud, 75006 Paris, jusqu’au 17 janvier 2004 : superbe)
(décembre 2003)